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« DE L’ADRESSE DES OUVRIERS DE LONDRES AUX OUVRIERS BELGES » (Moniteur belge du 23 novembre 1836)

 

(Article paru au Moniteur belge n°328, du 23 novembre 1836)

Le Constitutionnel d’Angleterre a publié, en anglais et en français, une adresse de la société des ouvriers de Londres aux ouvriers belges. Nous ne voulons point attribuer à ce fait plus d’importance qu’il n’en mérite. Cependant il donne matière à réflexion, et par le fond et par la forme.

Cette adresse a pour motif, ou pour prétexte, la punition légale subie par un nommé Jacob Katz et quelques autres ouvriers belges pour fait de coalisation. S’il fallait en croire l’association ouvrière de Londres, la société ne pourrait, sans une énorme. injustice, appliquer une répression quelconque aux actes par lesquels les travailleurs cherchent à forcer l’augmentation de leurs salaires. C’est là trancher, non pas résoudre une des plus difficiles questions de l’ordre social.

On sait assez que personne plus que nous ne porte intérêt aux hommes qui vivent du travail de leurs mains. Améliorer leur sort matériel et moral doit être le but de tout gouvernement pénétré d’un juste respect de l’humanité. Mais les ouvriers reculeront leurs affaires, loin de les avancer, si, au lieu d’établir entre eux, d’un pays à l’autre, des rapports d’amitié et de fraternité et un échange de conseils pacifiques, ils s’excitent au mépris et à la destruction de ce qui existe. Ces menaces autoriseront les gouvernements à s’entendre pour résister en commun, et les réformes s’éloigneront par la crainte des bouleversements.

La prétention des ouvriers à former dans les nations un corps distinct sous le titre de producteurs de la richesse n’aurait pas des résultats moins fâcheux par rapport à toute constitution unitaire et véritablement démocratique. Si les ouvriers s’associent, prennent une bannière, se meuvent comme un seul homme à la voix d’un comité directeur, pourquoi les propriétaires fonciers, les manufacturiers, les commerçants, les domestiques mêmes n’en feraient-ils pas autant ? Alors nous aurions le rétablissement des ordres sous le nom de classes. Ce serait une véritable rétrogradation vers le moyen âge. Le progrès moderne consiste à faire marcher les peuples d’ensemble, par une impulsion unique vers un grand intérêt commun qui compte tous les intérêts particuliers.

La France doit sa puissance et son incomparable liberté sociale à l’effet d’un pouvoir central qui a brisé l’esprit provincial, détruit les corporations, rendu toute résistance impossible, et fait de vingt nations diverses un seul peuple. Les ouvriers de Londres ne comprennent pas l’avantage de cette merveilleuse unité, et cela se conçoit, quand on voit que l’Angleterre n’a su s’assimiler ni l’Irlande, ni l’Ecosse, et qu’aujourd’hui la Grande-Bretagne se compose encore de trois nations, comme il y a trois mille ans. Mais c’est pour nous un motif de plus de nous méfier de tout ce qui conduit directement ou indirectement aux corporations. Où il y a corporations, il ne peut y avoir égalité.

Quant à la forme, l’adresse de l’association des ouvriers de Londres n’obtiendra pas davantage nôtre approbation. Les idées qui servent de base à cette adresse, sont mêlées de trop de haine contre les maîtres pour porter de bons fruits. Sans doute, il est vrai que l’amélioration du sort des ouvriers dépend de la diffusion des lumières; mais l’association de Londres n’est pas en droit de compter, autant qu’elle le fait, sur les connaissances politiques acquises par ses membres. Aucun homme raisonnable ne les croira quand ils affirment que, dans tout pays où les lois sont faites par des hommes à l’élection desquels ils n’ont point participé, les ouvriers sont esclaves, et les faiseurs des lois propriétaires d’esclaves.

Les ouvriers de Londres se trompent plus dangereusement encore, quand ils se qualifient exclusivement de producteurs de la richesse, et prétendent que leur position sociale leur donne droit à tirer les premiers profits d’une entreprise. Certes, il faut des bras dans tes travaux de ce monde, mais ces bras restent à jamais subordonnés à l’intelligence qui les dirige. C’est l’ingénieur, c’est le capitaliste, qui sont par la nature des choses, et non par une fausse convention sociale, les chefs nés de la production, et méritent les premiers d’en tirer profit. La situation des ouvriers n’est si haute ni si infime qu’on veut bien le dire.

Les ouvriers sont les associés du maître : leur mise de fonds c’est leur temps; l’intérêt leur en est payé par anticipation sur les bénéfices présumés ; si les bénéfices ne se réalisent point, les ouvriers ne sont pas tenus à la restitution des salaires ; le maître seul est ruiné, souvent même déshonoré.

Avec de si cruelles chances contre lui, n’est-il pas juste qu’il en ait quelques-unes de son côté? Nous ne voyons guère, dans cette combinaison, que la qualification de maître qui puisse choquer; et, pour la remplacer par une appellation plus convenable, il n’est pas besoin de faire une adresse contre les tyrans et les aristocrates. En s’y prenant de cette manière plus subversive que réformatrice, les ouvriers anglais n’amélioreront pas leur sort, et moins encore celui de leurs amis du continent.

Il nous semble d’ailleurs, utile de prémunir les ouvriers de France et de Belgique contre l’assimilation qu’on leur conseille de faire de leur position avec celle de leurs confrères de la Grande-Bretagne. En Angleterre, il y a seulement 100 familles attachées à l’agriculture pour 150 familles occupées à d’autres travaux. Les ouvriers anglais forment donc la majorité de la nation: cette majorité est nécessairement agglomérée dans de grandes villes, et les droits qu’elle réclame, les plaintes qu’elle fait entendre ont, à défaut de justice, une importance politique à laquelle les classes ouvrières ne peuvent prétendre chez nous ni chez nos voisins du-Nord La constitution de la propriété territoriale est telle en France, que, pour cent familles agricoles, il n’en existe que trente-trois qui vivent de l’industrie ; la même proportion se rencontre à peu près en Belgique d’où il résulte qu’ici les ouvriers ne sont qu’une minorité assez faible, tandis que de l’autre côté du détroit ils composent une forte majorité. Cette différence modifie profondément la question politique; et les ouvriers anglais devraient être un peu moins fiers de ce qu’ils appellent leurs droits, en songeant qu’ils sont réduits à subir une immense charité publique appelée la taxe des pauvres. Nos ouvriers ne vaudraient certainement pas obtenir au prix d’une telle humiliation la faculté de se coaliser pour faire augmenter leurs salaires, et de s’associer pour rédiger des adresses à leurs confrères d’outre Manche.

Comme on l’a déjà vu, le suffrage universel est la conclusion logique à laquelle marche l’association des ouvriers de Londres. Mais rien ne fait mieux sentir la vanité de ce suffrage que ce qui se passe en Angleterre. La Grande-Bretagne a aujourd’hui près d’un million d’électeurs, elle en a toujours eu proportionnellement beaucoup plus que la France: en est-elle plus avancée? Qui d’elle ou de nous a réformé le plus d’abus aristocratiques ? Qui d’elle ou de nous a les élections les plus dignes ? Non pas que nous prétendions que notre représentation soit tout ce qu’elle puisse être. Le temps viendra bientôt sans doute d’élargir notre base électorale; mais alors les ouvriers n’oublieront pas que les classes moyennes qui ont gouverné la France depuis cinquante ans, ont donné à peu près la moitié du sol aux classes inférieures et plus d’égalité pratique qu’il ne s’en rencontre dans aucune partie de l’Europe,

L’intérêt bien entendu des ouvriers français leur commande (qu’on nous pardonne la trivialité de l’expression en faveur de sa justesse) de ne pas faire bande à part au milieu des masses nationales. Loin de là, ils feraient mieux de rejeter l’esprit de compagnonnage, d’où naissent des rivalités et des rixes sans dignité, comme sans profit pour la classe ouvrière.

(Journal du commerce.)