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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 10 décembre 1831

(Moniteur belge n°180, du 12 décembre 1831)

(Présidence de M. de Gerlache.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

A midi et quart, M. Dellafaille fait l’appel nominal. La chambre ne se trouve pas en nombre ; mais bientôt quelques membres entrent dans la salle, et à midi et demi la séance est ouverte.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal. Il est adopté.

Pièces adressées à la chambre

M. Lebègue écrit de Gand pour annoncer qu’une indisposition l’oblige à faire une courte absence.


M. Dellafaille analyse quelques pétitions, entre lesquelles nous distinguons celle de la régence de Mons, qui réclame contre une interprétation vicieuse donné à la loi du 21 octobre dernier par les agents de l’administration des finances (cette loi est relative aux emprunts de 10 et 12 millions) : d’où résulte une fausse répartition.

M. Corbisier demande que lecture soit faite de cette pétition, pour que la commission s’en occupe d’urgence.

M. Dellafaille donne lecture de cette pétition dont, sur la demande de M. Corbisier, le rapport est fixé à la prochaine séance.

Motion d'ordre visant à déterminer le mode de représentation de la chambre au Te Deum

M. le président. - M. Poschet a déposé une proposition, qui a été renvoyé aux sections. Voici ce qui a été décidé.

M. H. de Brouckere. - Je demande à faire une motion d’ordre. Il ne s’agit pas ici d’une proposition proprement dite, mais d’une simple motion d’ordre, et qu’on ne devait pas renvoyer à l’examen des sections. On sent, en effet, que souvent de pareilles propositions pourraient être faites ; il pourrait arriver que la chambre dût décider du jour au lendemain ; je le demande, vaut-il la peine que les sections s’occupent de tels objets, et ne suffit-il pas de les soumettre à la chambre par une motion d’ordre ?

M. le président. - La motion d’ordre de M. H. de Brouckere me semble fort raisonnable ; il est à regretter qu’elle n’ait pas été faite hier.

M. Gendebien. - Il me semble cependant, messieurs, que notre règlement est positif ; on en a fait une application rigoureuse dans une circonstance autrement plus solennelle ; je demande l’exécution du règlement.

M. H. de Brouckere soutient que le règlement n’est fait que pour des propositions de loi ; au reste, ajoute-t-il, pour trancher toute difficulté, il me semble qu’il y aurait un moyen bien simple et qui conviendrait à tout le monde : ce serait d’écrire à M. le ministre de l'intérieur pour lui dire qu’il n’y aura de séance publique qu’après le Te Deum, afin que les députés qui le trouveront à propos puissent s’y rendre.

- Après une discussion assez longue et très animée sur la question de savoir si la chambre se rendra en corps ou par députation à la cérémonie, l’assemblée adopte la proposition de M. H. de Brouckere.

Rapport sur une pétition

L’ordre du jour appelle le rapport de la commission sur la pétition du major B. de Valenthiennes.

M. Helias d’Huddeghem, rapporteur, monte à la tribune. Il donne lecture à la chambre d’une lettre de M. le ministre de la guerre, d’une autre du major Valenthiennes, et de l’arrêté du règlement en date du 8 avril 1831, qui a institué les corps des tirailleurs. Il cite ensuite le mémoire imprimé du pétitionnaire, qui a été distribué à MM. les représentants, et setermine ainsi : La commission, après avoir examiné toutes ces pièces, a cru nécessaire de demander au ministre de la guerre s’il a été donné connaissance aux tirailleurs francs de l’arrêté de licenciement 15 jours d’avance : dans le cas de l’affirmative, elle vous propose l’ordre du jour.

M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Le licenciement s’est fait d’une manière très irrégulière ; mais 15 jours de solde ont été comptés à tous les licenciés.

M. d’Hoffschmidt. - Messieurs, j’appuie la proposition de la commission, tendante à passer à l’ordre du jour sur la nouvelle pétition de M. de Valenthiennes, parce que, ne voyant rien d’inconstitutionnel dans le licenciement qui a eu lieu des corps francs, je ne crois pas que l’article 124 de la constitution soit applicable aux officiers de corps qui sont créés par enrôlement pour un moment de danger, et que le pouvoir exécutif peut licencier quand il le juge à propos. Je n’examinerai donc pas l’opportunité de ce licenciement : tout ce que l’on peut dire à l’appui de cette mesure, c’est qu’elle a été évidemment provoquée par l’indiscipline de presque tous ces corps de tirailleurs francs ; et je citerai par exemple le bataillon qui a séjourné dans le canton d’Etalle, province de Luxembourg, où on a dû envoyer une partie de la garnison d’Arlon pour arrêter les exactions de cette troupe dévastatrice.

M. de Valenthiennes se plaint de ce que lui seul des dix majors de tirailleurs licenciés n’a pas été replacés dans la ligne ; c’est très malheureux pour lui, mais ce n’est pas à la chambre à examiner les titres qu’il doit avoir en outre de ceux qu’il invoque en vertu de l’article 124 de la constitution, qui, je le répète, ne me paraît pas lui être applicable en sa qualité d’officier d’un corps franc licencié. D’ailleurs, M. le ministre de la guerre a montré qu’il sait réparé les injustices que des erreurs lui auraient fait compromettre, en replaçant une partie des officiers signataires de la réclamation qui lui a été renvoyée par la chambre.

J’ajouterai que les pièces que M. de Valenthiennes nous a transmises sont rédigées dans des termes tellement acerbes, qu’elles ne m’ont pas prévenu en sa faveur.

La franchise n’est louable, selon moi, que lorsqu’elle n’est pas dictée par la passion. J’aurais demandé le renvoi de cette pétition au ministre de la guerre, si M. de Valenthiennes s’était bornée à la consacrer à réclamer ses appointements arriérés, après nous avoir démontré qu’ils les avaient réclamés inutilement auprès des autorités compétentes. J’attends, à cet égard, des explications de M. le ministre.

M. Gendebien. - Il m’a paru que, dans la séance d’hier, on avait décidé qu’il serait fait un seul rapport sur toutes les pétitions des tirailleurs, et qu’il serait pris une même résolution à leur égard.

M. le ministre de la guerre (M. Ch. de Brouckere). - Je ne m’oppose pas à ce que l’on discute toutes les pétitions des tirailleurs dans une même séance ; mais je m’oppose à ce que l’on confonde dans un seul rapport des pétitions qui doivent être rangées dans des catégories différentes. Je n’en connais que deux, mais elles ne sont nullement semblables. Il me semble qu’il est impossible de réunir des pétitions qui n’ont pas le même objet.

- Une longue discussion s’engage pour savoir si les conclusions de la commission seront débattus séance tenante ou à une séance postérieure ; enfin l’assemblée renvoie la discussion sur cet objet à vendredi prochain.

Projet de loi relatif aux droits sur les fers

L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi sur les fers.

Discussion générale

M. Seron. (Nous donnerons son discours.) (Note du webmaster : ce discours n’a pas été retrouvé dans les documents à notre disposition.)

Projet de loi prohibant le transit du sucre

Dépôt

M. le ministre des finances (M. Coghen) demande la parole pour la présentation de divers projets de loi. Il monte à la tribune et présente un projet de loi qui prohibe le transit du sucre.

Projet de loi portant le budget des voies et moyens de l'exercice 1832

Dépôt

Projet de loi autorisant le gouvernement à vendre les bois de l'Etat

Dépôt

Projet de loi autorisant la négociation d'un emprunt de 48 millions de florins à 5 p. c.

Dépôt

Il présente ensuite le budget des voies et moyens pour l’année 1832, et deux projets de loi dont le premier a pour objet d’autoriser le gouvernement à vendre les bois de l’Etat, et le second d’autoriser la négociation d’un emprunt de 48 millions de florins à 5 p. c.

- Tous ces projets seront imprimés et distribués. Nous les ferons connaître à nos lecteurs.

Projet de loi relatif aux droits sur les fers

Discussion générale

La chambre reprend la discussion sur le projet de loi sur les fers.

M. Jamme. - Messieurs, la question du maintien de l’impôt sur le fer étranger, à son entrée en Belgique, est d’un intérêt du premier ordre pour les provinces de Liége, de Namur, du Hainaut et de la partie belge du Luxembourg.

Dans la province de Liége seule, il y a sept hauts fourneaux, vingt forges qui peuvent marteler vingt millions de kilogrammes par an, cinq fonderies de première force, qui peuvent produire annuellement neuf millions de kilogrammes de verges de première qualité, et finalement huit laminoirs pouvant produire aussi annuellement un millions cinq cent mille kilogrammes de platine d’une qualité parfaite.

Avec de tels moyens de produire, et du minerai de toutes les qualités nécessaires aux divers genres de fabrication, la pensée de favoriser, par un fort impôt sur la matière première étrangère, une industrie aussi fortement constituée, semble naturelle : en effet, messieurs, cela serait bien entendu, si le fer n’était en Angleterre à un prix infiniment au-dessous du nôtre. En Angleterre, le minerai est riche, le charbon de terre abonde, la fabrication se fait au coke, le combustible et le minerai se trouvent toujours dans la même mine : ces avantages sont immenses ; ils nous opposent des entraves presque insurmontables. S’il n’y avait que peu de différence entre le prix du fer anglais et le nôtre, les mesures prohibitives seraient bien entendues ; les bas prix de notre main-d’œuvre suffirait pour niveler la différence ; mais cette différence est telle, qu’à défaut d’admettre le fer étranger pour alimenter certaine partie de notre industrie, telle que la clouterie, nous risquons de la voir passer chez nos voisins.

On tomberait, messieurs, dans une étrange erreur, si on pensait favoriser notre industrie en imposant fortement le fer étranger à l’entrée en Belgique. Cette mesure pourrait ne pas nuire à la consommation intérieure ; mais chacun sait la proportion qu’il y a entre la consommation intérieure et nos produits. L’échelle sur laquelle se sont formés nos nombreux établissements rend l’exportation indispensable : or, en protégeant le prix élevé de nos fers, en repoussant la concurrence étrangère, nos produits seront, à leur tour, repoussés de l’étranger pour leurs prix trop élevés : ce résultat est incontestable.

Le fer étranger à vil prix doit être considéré comme matière première servant à alimenter nos fabriques, et être imposé modérément… Je crois entendre, messieurs, que ma proposition vous paraît paradoxale ; je la crois cependant conforme aux vrais principes de l’économie politique, j’espère que la suite de mes arguments le démontrera.

Il est démontré que le fer étrange, importé ci-devant avec un impôt modéré, était réexporté après avoir acquis une valeur considérable, fruit de notre industrie.

Il est indubitable qu’en faisant fléchir le prix de la matière première, vous favoriserez sensiblement l’exportation des clous, des armes, de la ferronnerie et de la quincaillerie ; notre industrie pour ces articles est brillante, elle est supérieure à celle de nos voisins : à l’aide d’une main-d’œuvre à bon marché, nous donnons une grande valeur à la matière première. C’est produire beaucoup avec peu, c’est atteindre le dernier terme que se propose toute la science de l’économie politique.

Sur les articles qui abordent beaucoup de matières et dont les frais de fabrication sont peu importants, le prix de la matière influe considérablement sur le prix de l’article fabriqué. C’est là où nous éprouverons le plus tôt les effets de la concurrence ; les clous sont de ce nombre. Sur certaines qualités de clous, la matière constitue les deux tiers et jusque les trois quarts de la valeur de l’article. Vous concevrez, messieurs, toute la défaveur qui doit résulter, pour cette partie importante de notre industrie, du haut prix de nos fers, quand vous saurez que le fer tendre et le fer dit métis, qui entrent dans la fabrication des clous, coûtent en Belgique de 140 à 155 fl. les cent kilogrammes, et que les qualités de fer correspondant à celles-là, ne coûtent en Angleterre que de 70 à 85 florins le même poids.

Il est facile de prévoir que, si on ne parvient pas à niveler en partie cette différence énorme de prix, la fabrication des clous se réduira insensiblement aux besoins de la consommation intérieure. Une réduction de 25 p. c. sur le prix de la matière pourra seule la sauver, et vous obtiendrez déjà une réduction de 15 à 20 p. c . en admettant le fer anglais à payer le droit de l’ancien tarif.

Le droit actuel, que l’on veut maintenir, est de 50 p. c. de sa valeur ; en le réduisant à 30 p. c., le fer anglais sera encore de 20 p. c. meilleur marché que le nôtre.

Il est à remarquer que le droit de 50 p. c. que l’on veut maintenir nous expose à voir se transporter sur le sol étranger une industrie qui, dans la province de Liége, aliment 9,000 individus de tout âge. Déjà, un certain nombre d’ouvriers cloutiers ont été appelés en Hollande ; ils y ont porté la fabrication des clous de grande dimension à l’usage de la marine, et rien ne s’oppose qu’à la paix définitive, des fabricants de clous ne forment des établissements sur la partie de la province de Limbourg qui avoisine Liége et qui est cédée à la Hollande : là, à 3 lieues de la ville, ils recevront la matière première, de 40 à 50 p. c. à meilleur compte que nous. La Hollande se gardera bien de l’imposer ; la main-d’œuvre à bon marché s’y transportera avec les ouvriers ; ces malheureux ne feront que changer de chaumière ; la misère les y contraindra.

Voulez-vous, messieurs, la preuve incontestable des efforts que doit faire le fabricant de clous pour ne pas fermer ses ateliers ? Vous la trouverez dans la modicité du salaire de l’ouvrier. Les malheureux cloutiers, au milieu d’une population aisée, semblent compose une classe isolée, vouée à la misère ; ils travaillent quinze à dix-huit heures par jour, ainsi que leurs familles, et tous encore succombent sous le poids de la fatigue et des privations de toute nature ; ils semblent être chargés de combler par leurs privations tout le déficit qu’occasionnent les embarras de la concurrence dans la caisse du fabricant. La même cause amènera avec le temps le même sort à d’autres catégories de nos malheureux ouvriers : la concurrence illimitée est cette cause.

Le vice de l’impôt élevé sur le fer, qui menace si directement la clouterie, pèse, mais dans une proportion moins nuisible, sur tous les produits de notre industrie, dont le fer est la base : leur importance est immense à leur égard ; la défaveur que leur cause le prix élevé du fer s’affaiblit en raison du plus de valeur que leur donnent la main-d’œuvre et l’intelligence du fabricant : ces considérations sont fort rassurantes.

Pour obtenir le maintien du droit élevé ; on allègue la surabondance des produits, le défaut d’écoulement ; mais, messieurs, je conçois difficilement cet argument, car déjà depuis neuf mois le droit prohibitif existe, et cet argument est conforme à ce que je savais déjà, c’est que ce droit n’a apporté aucune amélioration dans le commerce des fers ; je sais même que depuis lors l’article est diminué de prix, ce qui est une conséquence inévitable du défaut d’expédition ; et vraiment il serait fort étonnant qu’une mesure qui protège le haut prix d’un produit, pût en favoriser la vente.

De nouvelles réductions de prix, messieurs, sont inévitables. Quelle que soit la perte pour les producteurs, la surabondance des produits la déterminera. Cette surabondance augmente d’une manière inquiétante ; elle est, dans les provinces de Namur et du Hainaut, portée au-delà de quatre fois les besoins présumables de la consommation intérieure. Cet état de choses ralentira, sans doute, l’empressement des producteurs ; il les obligera à aviser aux moyens de produire à meilleur marché, seul moyen de sauver cette partie importante de nos exploitations de l’état de langueur, de la situation factice où la placent le haut prix de ses produits et les mesures prohibitives employées pour le soutenir. Je parle de la situation factice des exploitations, car je considère comme artificielle toute industrie qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de prohibitions, prohibitions qui établissent un privilège en faveur de quelques-uns au détriment des autres, et constituent une véritable hérésie en économie politique.

Je conçois, au reste, que les causes du mal sont radicales : on ne peut qu’en ralentir les effets, et en subir quelque jour les conséquences.

J’appuierai l’amendement qui sera proposé tendant à obtenir le remboursement du droit lors de l’exportation des clous.

Je me réserve de voter sur l’ensemble de la loi, en conséquence des lumières que pourra produire la discussion.

Je dois, messieurs, ajouter quelques mots pour réfuter un argument que je viens d’entendre de la part de l’honorable préopinant, M. Seron, qui, pour appuyer son opinion en faveur du droit qui équivaut à une prohibition, a cité le système de prohibition suivi par la France et la Prusse.

Tout vicieux que soit ce système, à mon avis, messieurs, tout opposé qu’il soit aux vrais principes d’une sage économie politique, je conçois encore son application à l’égard d’Etats étendus, tels que la France et la Prusse, qui peuvent en quelque sorte se suffirent à eux-mêmes ; mais je le crois éminemment mal entendu et dangereux à suivre par un Etat circonscrit, comme le nôtre, dans d’étroites limites, essentiellement industrieux, produisant quatre fois plus que ses besoins réels, et dont l’existence dépend du maintien des relations amicales avec ses voisins, relations toutes fondées sur les convenances mutuelles. Un système contraire ne tarderait pas à être suivi de représailles, qui auraient pour résultat de nous bloquer en quelque sorte et de nous étouffer avec tous nos éléments de prospérité.

(Moniteur belge n°181, du 13 décembre 1831) M. Pirson. - Messieurs, toujours à propos de commerce et d’industrie, on est venu nous parler des économistes qui ont écrit en faveur de la liberté du commerce. Sans doute il serait à désirer que les gouvernements s’entendissent et pour un désarmement général et pour la liberté du commerce. Mais ce n’est point une nation du troisième ordre qui peut donner l’impulsion. Si l’Angleterre et la France, qui sont les pays où l’industrie a pris le plus grand accroissement, nous donnaient l’exemple, nous pourrions, nous devrions peut-être même céder à cette impulsion. Mais, dans ces deux pays qui nous pressent, on suit encore le système contraire. A la vérité, si l’Angleterre a prospéré par le système restrictif, elle ne peut se maintenir maintenant que par la liberté du commerce ; mais c’est au-dehors qu’elle voudrait introduire cette liberté. En effet, au moyen de ses machines, elle pourrait approvisionner l’Europe entière. Si l’Angleterre est si généreuse envers ses voisins, en fait de liberté commerciale, elle ne l’est point autant en fait de liberté politique. Ce n’est point le moment de faire l’énumération de toutes ses perfidies à cet égard : son influence extérieure décèle partout un système de bascule, qui entretient le trouble et le désordre chez les autres peuples. Elle combat surtout la liberté politique lorsqu’elle est prête à s’asseoir quelque part, parce qu’elle sait bien que les peuples libres font leurs affaires dans leur propre intérêt, et que, partout où règne le despotisme, le commerce est languissant et abandonné aux spéculations de tous les hommes corrompus.

C’est de l’Angleterre que sont parties les premières réclamations philanthropiques en faveur de la liberté des nègres. Les philanthropes français se sont emparés de ces idées, et ils ont perdu leurs colonies. L’esclavage est resté le même dans les possessions anglaises.

Les Anglais, maîtres de la mer pendant toutes les guerres de la révolution, ont fait seuls la traite. Quand leurs colonies ont été assez peuplées, ils ont demandé et fait toutes les démarches possibles pour obtenir l’abolition de la traite. Ne croyez pas, messieurs, que je me complaise dans l’idée du commerce le plus révoltant ; mais ne croyez point non plus que c’est par philanthropie seule que les Anglais ont insisté sur cette abolition : c’était afin que les colonies qui ne leur appartenaient pas ne pussent se repeupler. Quoi qu’il en soit, la traite est abolie, et elle le restera, j’espère.

Ces rapprochements, je ne les faits que pour justifier mes défiances sur les moyens indirects et souvent éloignés que l’Angleterre emploie pour augmenter sa prospérité aux dépens des autres nations. Elle a, en tous pays, des écrivains à sa solde, qui prônent la liberté du commerce.

Je le répète, je soutiendra pour mon pays le système restrictif, aussi longtemps que la France et l’Angleterre ne l’abandonneront pas.

C’est pour cela que je veux des droits de douane à l’entrée en Belgique sur les toiles, les soieries, les draps et les fers étrangers : droits plus ou moins élevés, et toujours proportionnés à une concurrence favorable à notre industrie.

Je crois que notre tarif de douane, tel qu’il est, s’il satisfait en partie nos maîtres de forges, ne protège pas assez notre commerce de toile ; car à Liége, Dinant, Namur, on vend plus de toile de Silésie et d’Allemagne que de celle des Flandres.

M. le ministre des finances nous a promis une prompte révision de notre tarif des douane. Jusque-là, je pense qu’il faut maintenir l’état des choses, et par conséquent adopter la proposition de M. Zoude. Nous le devons d’autant plus que la loi du 1er mars 1831 a été rendue sur la proposition du gouvernement, qui en a fait sentir l’urgence, tout en professant les principes les plus libéraux en fait de commerce.

M. le préopinant vous a parlé de la fabrique d’armes de Liége et de la quincaillerie ; mais que fait à ce genre de commerce une augmentation d’un cents ou d’un cents et demi par livre de fer ? Un fusil simple ou de munition coûte de 18 à 25 fr. et pèse de 6 à 8 livres. Ainsi, il y aura au plus 8 cents d’augmentation sur une valeur de 25 fr., et certes cette minime augmentation ne ralentira point le commerce des armes à Liége. Si nous parlons des armes de luxe, dont le prix est de 50 à 200 fr., on sent que la différence dont je viens de parler est absolument nulle.

M. Lardinois. - Messieurs, les travaux du congrès national et de la législature actuelle ont eu exclusivement pour but la solution des questions d’ordre moral ou d’existence politique. Rarement il s’est agi des intérêts matériels, ni de soulager les souffrances commerciales : le fardeau d’une constitution à faire, et l’issue d’une indépendance tantôt reconnue et tantôt contestée, absorbaient toutes les pensées, et faisaient ajourner des questions qu’on jugeait alors prématurées.

Désormais les chambres devront s’occuper de tout ce qui se rattache aux intérêts industriels et commerciaux. Le gouvernement doit soumettre bientôt un nouveau système d’impôts, et alors toutes les théories de l’économie politique pourront être soulevées et discutées.

Je suppose que les principes du gouvernement en ces matières sont encore à fixer ; mais je crains que notre manie de prendre l’initiative dans l’application des grands principes ne nous saisisse de nouveau en cette occurrence, et n’anéantisse notre commerce et notre industrie.

C’est cette crainte, messieurs, qui m’excite à vous présenter quelques considérations générales avant d’aborder l’objet en discussion. Veuillez me pardonner cette excursion, en faveur de l’idée qui m’anime.

Tout gouvernement qui ne marche pas dans la voie de l’intérêt général est un gouvernement précaire, destiné à périr à la première convulsion.

L’intérêt général se modifie et change avec les progrès et les besoins de la société.

Ainsi, telle que la politique commerciale est organisée dans les Etats européens, je dis que le projet de la liberté indéfinie du commerce n’est pas moins chimérique, ni moins ruineux, que le dessein de la monarchie universelle, et il est à souhaiter, pour les intérêts matériels et le bonheur des Belges, que cette vérité soit sentie par la législature, afin de ne pas nous laisser entraîner à des essais qui nous seraient funestes.

La théorie de la liberté illimitée du commerce a des attraits, est séduisante ; nous pourrons l’admettre lorsque nos voisins nous en auront donné l’exemple ; mais, jusque-là, laissons débattre cette question par les économistes et les publicistes, et nous, législateurs, consultons toujours soigneusement les faits avant de prendre une mesure financière quelconque. L’Angleterre et la Hollande sont intéressées à faire adopter le système de la liberté du commerce. La Hollande est un pays de consommation, et ne peut exister que par le commerce de transport ou de transit. Quant à l’Angleterre, personne n’ignore que la source de la prospérité de son commerce et de son industrie provient de l’interdiction des ports britanniques aux navires étrangers qui n’étaient point chargés des produits anglais, soit agricoles ou fabriqués. Cette prohibition a duré des siècles, et maintenant que son industrie a fait des progrès immenses, que ses articles ne redoutent aucune concurrence, il est naturel qu’elle cherche à les faire recevoir sur tous les marchés de l’Europe. Notre position est bien différente : la Belgique est aussi comme l’Angleterre un pays de production, mais nos moyens de produire sont bien inférieurs. Les établissements anglais sont montés sur une grande échelle, ils sont alimentés par d’immenses capitaux ; la perfection des machines et l’esprit d’association existent en Angleterre, et sa richesse minérale n’a rien d’égal nulle part.

Avec le territoire tel que la conférence de Londres a bien voulu nous le laisser, je crois que notre génération ne verra pas renaître le commerce maritime, parce qu’il ne peut prospérer sans la protection de forces navales capables de le faire respecter et de le désirer. Les ports d’Anvers et d’Ostende seront donc réduits à transporter les marchandises qu’il nous sera permis d’exporter, et à être les commissionnaires de l’étranger.

Quoi qu’il en soit, je suis convaincu que les avantages que procure à un pays le commerce maritime ne sont pas à comparer à ceux qui résultent de l’industrie agricole et manufacturière. Je ne développerai pas cette proposition, l’évidence en saute aux yeux ; et j’en tire la conséquence que, lorsque le commerce et l’industrie sont en contact, il faut, dans l’intérêt général, que le commerce cède.

Les fabriques, l’agriculture et les diverses exploitations des produits du sol emploient une immense quantité de bras ; c’est par ces branches industrielles que la masse des ouvriers obtient du travail et pourvoit à son existence. Qu’arriverait-il si le gouvernement ne leur accordait pas une protection salutaire ? Ce serait vouloir condamner une foule d’hommes à la mendicité, et s’exposer à tous les crimes que la misère et le désespoir enfantent. Songez donc à protéger et à faire fleurir l’agriculture et les manufactures, et commencez par assurer à leurs produits le marché intérieur.

D’après ce qui précède, on pourrait conclure que je suis partisan du système prohibitif ; je dois déclarer que je le repousse de toutes mes forces, comme détruisant les liens des nations et portant atteinte aux échanges et aux progrès de l’industrie. Je sais aussi qu’il est insensé de vouloir produire des denrées que le climat, la nature du sol ou la situation topographique d’un pays ne comportent pas.

C’est à des traités de commerce que nous devons tendre, traités qui devront être basés sur les intérêts généraux et réciproques des contractants.

Mais que le gouvernement ne se laisse pas insinuer qu’il doit protéger une ou plusieurs industries au détriment des autres ; car alors ce serait favoriser l’intérêt particulier et non l’intérêt général. Un traité de commerce doit embrasser toutes les industries et non pas stipuler d’abord pour les houilles, les toiles, les bestiaux, les fers et les marbres. Je ne prétends pas que les produits de la Belgique seront tous reçus en France ou en Allemagne sur le même pied ; mais, parce qu’une industrie est avancée, comme la fabrication des draps, par exemple, s’ensuit-il que vous deviez la laisser traiter en paria ? Non, sans doute, vous lui devez une égale protection. Profitons donc de tous vos moyens pour obtenir des autres peuples la révocation des gros droits ou des prohibitions dont les articles de vos industries sont frappés. Je ne parlerai pas maintenant de l’industrie cotonnière, qui mérite autre chose que les superbes dédains dont on a voulu l’accabler.

Messieurs, je vous ai exposé en raccourci quelques principes d’économie politique ; la sécheresse du sujet ne me permet pas d’occuper plus longtemps votre attention. J’aborde donc l’objet qui est à l’ordre du jour.

Vous le savez, le congrès national a touché à quelques lois de finances. Il voulait modifier et il a gâché, parce qu’on n’a pas entendu tous les intéressés et consulté les faits. Ainsi, les plaintes des distillateurs, des marchands de clous, de houille et des négociations entrepositaires d’eaux-de-vie, de grains, ne vous ont pas manqué. Chaque fois qu’on s’écartera de la vraie route, les plaintes se renouvelleront.

La proposition de l’honorable M. Zoude tend à maintenir les droits existants à l’importation des fers étrangers. Avant de se décider sur cette mesure, il serait intéressant de connaître les prix comparatifs de ce métal, afin de juger jusqu’à quel point nous devons élever les droits d’entrée. Le minerai est abondant dans notre pays. Avec de pareils éléments, nous devons arriver à produire des fers d’aussi bonne qualité et à aussi bon marché que les étrangers. Pour obtenir ce résultat, il faut qu’en protégeant l’industrie, vous stimuliez l’émulation et les progrès par la concurrence.

Dans cette question, nous devons aussi envisager l’intérêt de l’agriculture pour les instruments aratoires qu’elle emploie, et considérer également l’intérêt des fabriques qui travaillent le fer et en augmentent la valeur. Les droits de chacun doivent être reconnus et, si vous favorisez les maîtres de hauts fourneaux par des droits d’entrée, moi, fabricant ou marchand de clous, vous ne pouvez me déshériter tout à fait de votre protection ; car j’emploie aussi un grand nombre d’ouvriers, dont le salaire est minime. D’ailleurs, il faut aussi favoriser l’exportation et éviter les entraves, surtout lorsqu’il s’agit d’exporter nos propres produits.

Je voterai donc pour la loi qui vous est soumise, mais amendée en ce qui concerne l’exportation des clous et autres produits qui sont fabriqués avec le fer étranger.

M. d’Huart. - Après le développement que l’honorable M. Zoude a donné dernièrement à sa proposition, et ceux que vous avez entendus aujourd’hui de plusieurs préopinants, il ne reste presque plus rien à dire pour en faire comprendre toute l’importance et l’urgence qu’il y a de l’adopter. Je ne vous fatiguerai pas par la reproduction de plusieurs arguments que l’honorable M. Seron a déjà poussé jusque dans leur dernière convenance.

Il est avéré que la forgerie est languissante et que, sans le droit prohibitif consacré dans le décret du 1er mars 1831, elle serait totalement anéantie. Personne n’ignore que cette branche d’industrie donne du pain à une forte partie de la population, et de la valeur à divers produits territoriaux.

Le prix des bois est déjà considérablement réduit, parce que, les relations commerciales ayant été entravées par les événements politiques, la forgerie a été dans la nécessité de restreindre son activité ; ce prix deviendrait nul, si l’on n’obviait à la concurrence des fers étrangers.

On invoque une exception en faveur de la clouterie, autre branche intéressante de notre industrie. On demande que l’entrée sans droit des fers étrangers, destinés à la fabrication des clous, soit permise. On dit qu’à la vérité notre forgerie sera privée du débit d’environ 5,000,000 de livres, mais que cette quantité est insignifiante et ne peut faire effet sur la prospérité des nombreuses forges, tandis qu’elle portera la vie et l’aisance chez la clouterie. S’il était vrai que cette quantité de fer importée sans droit fût de nature à amener la prospérité de la clouterie, je l’admettrais volontiers ; mais il n’en serait pas ainsi. Il est constaté que la clouterie emploie plus de dix millions de kilo. de fer ; on voit donc que l’adoption de l’exception sollicitée réduirait fortement le débit de fer indigène, et lui porterait un coup de mort dans l’état de crise où elle est plongée, si l’on considère surtout les fraudes nombreuses qui résulteraient de l’adoption d’une telle mesure.

Il est une considération qu’il ne faut pas perdre de vue. Depuis le décret du 1er mars dernier, dont on demande le maintien, la clouterie n’a pas cessé ses travaux ; elle n’a pas le moindre encombrement de matière fabriquée, et les commandes ne lui ont pas manqué : ce qui le prouve, c’est qu’il n’est arrivé ici aucune réclamation de sa part. La forgerie, au contraire, malgré le droit protecteur dont on invoque le maintien, est restée languissante. On voit, ainsi, qu’en admettant la proposition de M. Zoude, on fera acte de justice, et rien autre chose. Je voterai donc pour son adoption, avec la modification proposée relativement aux vis, qui ont évidemment été classées à tort avec les clous dans la dernière révision du tarif des douanes.

La chambre entend encore M. Barthélemy, M. Mary et M. Gendebien pour l’adoption du projet.

(Moniteur n°181, du 13 décembre 1831) M. Mary. - Messieurs, les circonstances au milieu desquelles a été portée la loi du 1er mars dernier, loin d’être devenues plus favorables à la fabrication des fers, n’ont fait qu’accroître son état de souffrance. Nous avons à déplorer la situation actuelle d’une industrie qui, avant la révolution, donnait l’existence à près de cent mille ouvriers, tirait la matière première de notre sol, exploitait annuellement la coupe de 20,000 bonniers de bois, aujourd’hui sans rapport, employait une grande quantité de houilles dans des hauts-fourneaux établis au coke, avait enfin élevé dans notre pays des usines qui faisaient la juste admiration de l’étranger. Si nous ne pouvons donner à cette branche de la prospérité nationale une protection plus efficace, laissons-lui du moins, quelque insuffisante qu’elle soit, celle que lui assurait la loi portée par le congrès. Si nous le comparons avec le droit français, le droit actuel n’est est que le cinquième pour le fer en gueuses, et le tiers pour celui en barres ; et cependant notre production en fer équivaut au tiers de celle de la France, et mériterait bien qu’on cherchât à lui conserver l’avantage de notre marché intérieur. Croit-on avoir beaucoup favorisé les maîtres de forges par le droit dont le projet de loi en discussion se borne à demander le maintien pendant un an ? Mais l’on se tromperait ; car, antérieurement à l’introduction du droit actuel, le fer de Suède était coté à Anvers à 17 fl. les 100 livres, tandis qu’à la mi-mars, et aujourd’hui encore, il était tombé à fl. 14-25, ce qui fait une baisse de 8 1/2 p. c. J’approuverais le système absolu de liberté de commerce, si les autres Etats voulaient également l’admettre et que nous pussions nous placer dans la même position que ceux qui exploitent une même branche d’industrie. Est-ce bien là notre situation présente ? Indépendamment des fers indigènes, affluent sur nos places de commerce les fers suédois et anglais. Les premiers sont traités au bois, comme la majeure partie de ceux fabriqués dans ce pays ; les seconds le sont à la houille transformée en coke. Eh bien ! en Suède, la mine de fer est plus riche que chez nous ; elle peut encore s’exploiter pendant nombre de siècles à ciel ouvert, comme les carrières. En Suède, on ne connaît pas d’impôts indirects, ce qui rend la main-d’œuvre moins chère ; l’impôt foncier n’est que de cinq pour cent du revenu, tandis que chez nous, il est de 20 p.c., ce qui augmente le prix de nos bois. Le fret de Stockholm à Anvers n’est que d’un florin et demi par cent livres, équivalent de ce que coûte le transport par terre de Liége, de Namur, ou de Charleroy. Quant à l’Angleterre, elle se trouve dans une position spéciale. Sa houille est superposée de mine de fer, qui s’exploite en même temps ; les hauts fourneaux sont placés près des puits d’extraction, de sorte qu’il n’y a de frais de transport, ni pour la mine de fer, ni pour le combustible. Le fret de Liverpool à Anvers n’est, en outre, que d’un florin par cent livres. Je ne pense donc pas qu’on puisse, en ce moment, diminuer les droits établis sur les fers que l’in importe en Belgique.

(Moniteur belge n°180, du 12 décembre 1831) M. le ministre des finances (M. Coghen) déclare qu’il n’a aucun motif pour s’opposer à son adoption, et qu’il donnera tous ses soins à l’examen des questions importantes soulevées par divers orateurs, lorsqu’il s’agira de régler le tarif général des douanes.

- La discussion générale est close.

Discussion des articles

Articles 1 et 2

M. le président donne lecture de l’article premier, ainsi conçu : « La loi du 1er mars 1831 continuera à recevoir son exécution jusqu’au 31 décembre 1832. »

Cet article est adopté sans discussion ainsi que le deuxième, dont voici les termes :

« Par dérogation à l’article 6 du tarif annexé à cette loi, les vis seront assujetties à un droit d’entrée de 10 fl. 35 c. par 100 kilo. »

Article additionnel

M. Pirmez propose un article additionnel ainsi conçu :

« Le droit sur le fer en verge sera restitué à la sortie des clous, et compté à raison de 100 livres de fer pour 90 livres de clous. Cette restitution ne sera faite qu’aux personnes mêmes qui auront payé le droit. »

M. Pirmez a la parole pour développer sa proposition ; nous donnerons le discours remarquable qu’a prononcé cette orateur.

M. Pirmez - Messieurs, le projet favorise une haute industrie aux dépens de tous les consommateurs des objets qu’elle produit, c’est-à-dire de l’universalité des habitants du royaume ; il la favorise aussi aux dépens des autres industries qui en dérivent. Ma proposition a pour but d’amender la loi en ce dernier point ; les préjugés qu’elle consacre sont trop répandus pour qu’il ne soit pas téméraire de tenter de les renverser tous à la fois ; mais à cette époque, qui se pique d’être éminemment industrielle, si j’élève la voix pour une industrie, si je viens combattre un privilège que la menace, mes paroles seront peut-être accueillies avec moins de défaveur.

La clouterie, qui est une branche importante des produits de la Belgique, contribue beaucoup à la prospérité de deux contrées populeuses ; elle nourrit à elle seule, quinze mille ouvriers. Je demande, dans leur intérêt, que vous restreigniez aux clous employés à l’intérieur, à tous les autres objets manufacturés, quelle que soit leur destination, l’immense monopole des producteurs de fer.

Messieurs, les clouteries se sont naturellement établies dans les pays où le charbon de terre et le fer étaient le plus abondants et au meilleur marché. Sous ce rapport, comme sous celui de tous les avantages naturels, la Belgique n’ayant aucune rivalité à crainte, posséda pendant des siècles un commerce de clous qui n’avait point d’égal. C’est depuis quelques années seulement que l’introduction d’un nouveau mode de fabrication fit baisser prodigieusement les fers en Angleterre. Mais comme les industries ne se déplacent point tout d’un coup, nous ne craignons pas encore la concurrence anglaise que pour les clous dans lesquels la valeur de la main-d’œuvre surpasse la valeur de la matière.

Cependant, quelle que soit, dans certaines espèces de clous, la valeur de la main-d’œuvre, elle n’est jamais tellement importante qu’il ne faille avoir aucun égard à celle de la matière. Celle-ci influe toujours considérablement sur le prix des clous, quoique d’une manière moins sensible sur ceux dont le volume ou le poids est moindre. La loi qui vous est soumise, ayant pour objet la cherté du fer, doit avoir pour résultat l’augmentation du prix des clous. Elle frappe indirectement d’un impôt, au profit des producteurs de fer, tous les consommateurs indigènes.

Messieurs, je me garderai bien d’en faire un sujet de reproche à la loi ; il est encore tenu pour vrai par bien des hommes graves, éclairés, et qui ont beaucoup réfléchi sur ce sujet, que les objets de consommation sont imposables au profit de l’industrie ; et, dans l’état actuel de nos relations avec nos voisins et de nos habitudes fiscales, cette opinion doit encore prévaloir quelque temps, dans la pratique, sur les saines doctrines. Mais malheureusement le projet, en élevant le prix des clous que nous vendons à l’extérieur, fait tort non seulement aux consommateurs, mais encore aux producteurs. Il favorise la concurrence des étrangers, des Anglais, auxquels vous pensez nuire ; car la combinaison de leur main-d’œuvre, plus chère que la nôtre, avec le prix de leur fer qui est plus bas, leur donnant dans les grosses espèces de clous un avantage sur nos fabricants, lors même que vous les laisseriez libres, que sera-ce si vous mettez à ceux-ci des entraves ? Les Anglais ne les excluront-ils pas pour des espèces plus petites dont ils ne pouvaient jusqu’ici attendre le bon marché ?

Et ce n’est pas seulement la rivalité de l’Angleterre qui est à craindre : une concurrence plus redoutable encore s’élève en Allemagne, où le prix de la main-d’œuvre, qui toujours se règle sur le prix des subsistances, est infiniment plus bas qu’en Angleterre. Indépendamment des clouteries qui existent depuis longtemps dans divers Etats de cette partie de l’Europe, on en voir surgir de nouvelles sur plusieurs points du littoral, où jusqu’aujourd’hui cette industrie était restée inconnue ; on y emploie le charbon de terre et le fer anglais. Eh bien ! messieurs, le bienfait que vous accorderez aux producteurs de fer, vous l’accorderez en même temps à l’industrie allemande ; les bénédictions vous viendront d’en-deçà et d’au-delà des frontières.

Cette industrie est donc menacée de mort. Je conçois cependant qu’elle puisse se soutenir quelque temps encore ; mais au prix de quels sacrifices ? Ne faudra-t-il pas retrancher de la main-d’œuvre l’augmentation du bénéfice de ceux que la loi protège ? Oui, messieurs, je ne crains pas ici de m’écarter de la plus rigoureuse vérité, ce bénéfice est retranché du pain de l’ouvrier.

Comme les mots impropres donnent d’ordinaire une fausse idée des choses, il importe de rectifier ici une expression qui peut induire en erreur. C’est à tort qu’on appelle fabricant le marchand qui reçoit les clous de la main même de l’ouvrier, car celui-ci seul est fabricant. Il ne travaille ni dans l’atelier d’autrui, ni à la journée, ni à la tâche. Le charbon et le fer qu’il met en œuvre, les clous qu’il va porter au marchand, sont sa propriété. Comme il ne contracte d’engagements envers aucune maison de commerce, il livre ses clous à celle qui lui offre le plus haut prix.

Quand une maison reçoit une forte demande, elle doit élever son prix pour attirer les ouvriers et se procurer la quantité qu’elle doit fournir ; si plusieurs maisons reçoivent des demandes, elles élèvent leur prix à l’envi : c’est une sorte d’enchère sur la main-d’œuvre, dont l’ouvrier profite ; et on a déjà vu en quelques jours le prix de fabrication doublé. C’est donc l’ouvrier, c’est-à-dire le fabricant, que vos mesures atteignent, et sur qui pèse de tout son poids l’impôt du privilège ; car, si l’on ne vend pas, il est sans travail, et si, pour vendre, il faut le faire aux mêmes conditions que si le droit n’existait pas, son salaire, ou pour parler plus exactement son profit, ont être diminué en raison de l’élévation du prix du fer.

Mais quelle influence exerce le privilège sur le sort du cloutier ? Messieurs, je vais vous le dire : elle lui impose une corvée d’un jour de travail sur deux.

Avant l’augmentation du droit d’entrée sur le fer en verges, il était de 4 fl. 25 c. par cent kil. Alors nous en recevions de fortes quantités. Les producteurs indigènes furent forcés de demander le droit actuel qui est de 6 fl. 25. Il est donc évident que ce produit vaut en Angleterre 4 fl. 25 moins qu’en Belgique. Le charbon y coûte moins aussi, mais je le suppose au même prix que chez nous.

Les navires prennent ces matières pour servir de lest, et les transportent sur les côtes du Hanovre, sur les rives de l’Ems, du Weser et de l’Elbe, et sur d’autres points encore où nous vendons nos clous. Cette opération est si facile, que l’on peut bien affirmer que, d’Angleterre aux côtes du Hanovre, le transport de 100 kil. de fer, réuni à celui du charbon nécessaire pour le façonner en clous, ne coûte pas plus que celui de 100 kil. de fer d’Angleterre çà Charleroy. Comme il n’a pas encore été parlé de ce dernier transport, il reste que les 100 kil. de fer en verges coûtent, sur les points que j’ai indiqués, 4 fl. 25 moins qu’à Charleroy, et que le charbon nécessaire à sa fabrication y est au même prix.

Messieurs, ainsi que vous l’a déjà fait remarquer, le désavantage de notre fabrication croît en raison du poids des clous. Il nous fait donc prendre pour exemple une espèce moyenne, qui tient le milieu entre les grandes et les petites sortes, et ce sont précisément celles-là dont on fait le plus d’usage. Prenons le numéro de 10 livres, c’est-à-dire celui dont mille pièces pèsent 10 livres de Brabant. Pour en fabriquer 100 kil., il faut employer 112 kil. de fer en verges. Ainsi la quantité de fer nécessaire pour obtenir 100 kil. de clous de 10 livres coûte à Einden, Hambourg et autres ports, 4 fl. 75 mois qu’à Charleroy.

Eh bien ! messieurs, cette somme de 4 fl. 75 c. est justement celle qu’un coutier reçoit pour 100 kilog. de 10 livres, et c’est le produit de plus de quinze journées, employées à un travail sans relâche, depuis cinq heures du matin jusqu’à neuf heures du soir.

Vous le savez, messieurs, c’est aux lieux où la marchandise se fournit que les diverses concurrences en déterminent le prix. N’est-il pas évident qu’un cloutier établi sur un point des côtes, où le prix des subsistances n’est pas plus élevé qu’à Charleroy, le Hanovre, les villes anséatiques, par exemple, n’est-il pas évident, dis-je, que dans ces pays, où nous envoyons des clous, il jouirait, en travaillant un jour sur deux, de la même somme de bien-être qu’en Belgique, et qu’il se procurerait le double des choses nécessaires à l’existence, en employant son temps comme il le fait ici ?

N’est-il pas démontré que, pour exister, il doit travailler le double d’un artisan étranger, c’est-à-dire faire des efforts surhumains et imposer à lui et au sien les plus cruelles privations ; et que, si vous maintenez les droits d’entrée, et que le prix du fer anglais baisse encore un peu, il doit s’expatrier ou périr ?

Il est vrai qu’il supporte sa misère avec un courage, une patience et une résignation dont le Belge seul est capable. Mais la misère qui se résigne en est-elle moins affreuse ? En est-elle moins digne de compassion ? Et, s’il est une situation capable de faire naître ce sentiment dans vos cœurs, n’est-ce pas celle de l’homme honnête et laborieux réduit, pour nourrir sa famille, à ajouter le pain de l’aumône au pain acquis par le travail ?

Les députés de la Flandre doivent surtout me comprendre, messieurs ; car il existe chez eux une industrie qui, occupant la population entière de plusieurs districts, est en tout point semblable à celle dont j’ai plaidé la cause. Ils savent que c’est le tisserand, et non le marchand de toile, qui profite principalement des demandes qui se font à l’étranger. Si, dans un pays voisin, on parvenait à produire le lin à 40 p. c. au-dessous de la valeur de cette marchandise en Belgique, ils ne refuseraient point sans doute à la sortie la restitution du droit d’entrée de 40 p. c. que vous auriez établi pour favoriser l’agriculture. Car si ce droit n’était pas restitué, et que, dans ce cas même, une facilité prodigieuse de fabrication permît encore l’exportation des toiles, peut-on ne pas sentir que ce droit d’entrée non restitué est, dans la réalité, un impôt levé sur la main-d’œuvre du tisserand, pour être payé au cultivateur ? N’aggrave-t-on pas la situation de l’un dans la même mesure que l’on améliore celle de l’autre ?

On nous parle d’industrie qui tient au sol, de tribut payé à l’étranger ! Messieurs, s’il est une industrie inhérente au sol, c’est la clouterie : celle-là du moins n’a pas besoin de vos privilèges ; elle n’exige ni primes d’exportation, ni fonds d’encouragement, ni prohibition, ni droits sur les produits étrangers. La clouterie n’est point une industrie factice que l’on soutient par les sacrifices imposés aux autres industries ou aux consommateurs. Pour fleurir, elle ne demande point à être mise en serre chaude : laissez-lui la liberté, elle se relèvera et prospérera par ses propres ressources.

Et, à ce propos, je dirai un mot des commissions d’industrie que vous et le gouvernement instituez dans l’intérêt général. Je ne crois pas, messieurs, qu’elles soient propres à atteindre le but que vous vous proposez, car les divers intérêts n’y sont pas représentés. J’y vois bien de grands manufacturiers, de grands négociants ; mais j’y cherche vainement les représentants des marchands en détail et des artisans, classes nombreuses, puisqu’elles embrassent presque toute la population. Et remarquez bien que chaque membre de ces commissions se renfermera dans la sphère de sa propre industrie : le négociant demandera la faveur des primes d’exportation ; le manufacturier, le bénéfice d’un impôt sur les produits étrangers. Loin de moi cependant la pensée injuste d’accuser d’un étroit égoïsme les hommes honorables investis de ce mandat de confiance. Tous voudront sincèrement le bien général ; mais, à travers le prisme de leurs affections et de leurs habitudes privées, ils ne pourront voir le bien général que dans la prospérité d’une branche d’industrie. L’esprit de l’homme, messieurs, est naturellement systématique, et par conséquent exclusif ; et si cette vérité reçoit quelque part une application manifeste, c’et dans la matière qui nous occupe aujourd’hui.

Nous ne devons pas sans doute supprimer à la légère les droits établis depuis longtemps : une réforme trop brusque de tous les abus serait elle-même le plus criant des abus ; car certaines industries s’étant élevées à l’abri des lois prohibitives, la suppression de ces lois compromettrait un grand nombre d’existences. Mais c’est précisément pour cette raison-là, messieurs, c’est parce que la carrière des privilèges est presque toujours fermée au retour, qu’il faut prendre garde de s’y engager de plus en plus. Dans toute l’Europe, le corps social présente les symptômes d’une maladie grave, qui le menace d’une dissolution prochaine. Les causes en sont, selon moi, dans cet état contre nature, où les gouvernements, protecteurs aveugles, ont placé plusieurs contrées industrielles, et dans ces présents funestes qui, venant tôt ou tard à s’évanouir, laissent une multitude de bras sans travail. Que ferez-vous un jour des populations que des industries produites avec les dépouilles d’autres populations auront rassemblées sur quelques points du royaume ? Car elles resteront alors que les privilèges auront disparu. Et naissent-elles viables ces industries qui dépendent de la volonté muable du législateur et du moindre événement politique ?

Messieurs, ces faibles et peut-être impuissantes paroles seront présentées sous un jour odieux ; car, si l’on peut ici parcourir sans crainte dans tous les sens le champ des vagues théories, on n’y touche point impunément les intérêts matériels infiniment plus susceptibles. Je ne me suis pas dissimulé que l’on attribuerait à un calcul égoïste ces invocations à l’humanité dont ce discours abonde ; car déjà, à la législature précédente, où je fis une proposition identique, d’injurieuses imputations étaient venus frapper mon oreille. Aussi, j’hésitai longtemps avant de me résoudre à rompre le silence pour vous soumettre ces observations ; car quel est celui d’entre vous dont la langue ne se glacerait pas, si ses paroles devaient porter atteinte à sa réputation de mandataire fidèle et désintéressé ? Cependant, messieurs, il est une considération supérieure, celle du devoir : devant elle tout doit fléchir. Et aucune considération devait-elle me retenir, moi, député d’un district dont la clouterie est une des ressources les plus précieuses ; moi, que des relations journalières avec les malheureux ouvriers mettent à même de connaître leur situation désespérée ; moi, leur défenseur-né, pouvais-je, je vous le demande, me prosterner devant la malignité pour abjurer mon devoir ?

(Moniteur belge n°180, du 12 décembre 1831) M. le ministre des finances (M. Coghen). - Messieurs, vous venez d’entendre un discours très éloquent en faveur de l’industrie des cloutiers, et sur la nécessité d’aller au-devant de leur misère. Sans doute il fait faire pour eux, comme pour tous ceux qui souffrent, tout ce qu’il est possible de faire ; mais je ne m’en oppose pas moins à l’adoption de l’amendement, car il serait inexécutable et prêterait trop à la fraude. Comment serait-il possible, en effet, de constater l’emploi des fers étrangers ?

M. Barthélemy. - Je m’oppose à l’adoption de l’amendement, parce qu’il y a chose jugée. Déjà cet amendement fut présenté quand le congrès s’occupa de la loi sur les fers, et il fut rejeté. Il y a six ans, une semblable proposition fut faite, et elle fut rejetée aussi ; la chambre de commerce de Liége elle-même fut contraire à son adoption. (Aux voix ! aux voix !)

M. d’Huart combat aussi l’amendement.

- De toutes parts on demande à aller aux voix.

M. Poschet. - Je demande la parole ! (Non ! non ! Aux voix ! La clôture !)

Je demande la parole. L’orateur parle au milieu des cris : « Aux voix ! » contre l’amendement. Il soutient que, si on accorde ce privilège aux cloutiers, bientôt les couteliers et d’autres fabricants viendront à leur tour demander une exception en leur faveur. (La clôture ! la clôture !)

- La clôture est mise aux voix et adoptée.

M. Lardinois. - Je demande la parole. (Non ! non ! La clôture est prononcée ! Agitation prolongée.)

M. Lardinois parvient à parler nonobstant l’opposition de l’assemblée. Il fait remarquer l’importance de l’amendement de M. Pirmez, et le danger qu’il y aurait à le rejeter pour ainsi dire sans examen ; il demande que le vote soit reportée à un autre jour.

- Cette proposition donne lieu à un vif débat.

M. Rogier et M. Lebeau appuient la proposition de M. Lardinois.

- Plusieurs membres soutiennent que la clôture ayant été prononcée, il faut aller immédiatement aux voix.

- L’ajournement à lundi est enfin mis aux voix et prononcé.

La séance est levée à 4 heures un quart.