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Chambre des représentants de Belgique

Séance du mercredi 7 mars 1832

                                              

Sommaire

1) Pièces adressées à la chambre

2) Projet de loi portant le budget de l’Etat pour l’exercice 1832. (Discussion politique générale. (Niveau général des impôts et situation budgétaire) (Coghen, Dumortier), de Brouckere, (homogénéité gouvernementale) (de Theux, H. de Brouckere), Rogier, (reddition des comptes de l’Etat, société générale, état de siège de Gand, état des négociations diplomatiques) Angillis, (niveau général des impôts) A. Rodenbach, (niveau général des impôts, cohésion gouvernementale) F. de Mérode, (cohésion gouvernementale, état des négociations diplomatiques) Gendebien, Jaminé, (état des négociations diplomatiques) (Nothomb, A. Rodenbach), (cohésion gouvernementale) Raikem)

                                        

(Moniteur belge n°69, du 9 mars 1832)

(Présidence de M. de Gerlache.)

La séance est ouverte à midi et demie.

Après l’appel nominal, le procès-verbal est lu et adopté.

 

PROJET DE LOI RELATIF A LA TAXE SUR LES BARRIERES

 

L’ordre du jour appelle le vote sur la loi des barrières.

Il est donné lecture des trois amendements introduits dans le projet. Ils sont successivement mis aux voix et adoptés.

On procède à l’appel nominal. Le projet est adopté à l’unanimité de 63 voix.

MM. Dewitte et Ch. Rogier se sont abstenus, parce qu’ils n’avaient pas assisté à la discussion.

On procède ensuite au renouvellement des sections.

 

PROJET DE LOI PORTANT LE BUDGET DE L’ETAT POUR L’EXERCICE 1832

 

Discussion générale

 

L’ordre du jour est ensuite la discussion générale sur le budget.

M. le ministre des finances (M. Coghen) prononce un long discours dans lequel il d’attache à prouver que les déficits annoncés par le rapporteur de la section centrale n’existant pas, et que la situation financière de la Belgique, loin d’être dans un état critique, était au contraire dans un état très rassurant. Il soutient ensuite que le personnel des administrations est ce qu’il doit être, que toutes les réductions désirables y ont été faites, et que les appointements des fonctionnaires ne sont pas trop élevés.

La chambre ordonne l’impression de ce discours ; nous le ferons connaître. (Note du webmaster : ce discours n’a pas été retrouvé dans les sources à notre disposition).

M. Dumortier. - Si quelque chose pouvait prouver que votre section centrale a mis le doigt sur la plaie, c’est assurément le discours que vous venez d’entendre. Vous avez tous pu voir qu’il respire bien moins la raison que la colère. Mais ce qui aura dû surtout vous étonner, c’est la manière dont le rapporteur a été personnellement désigné d’un bout à l’autre de ce long discours. Si ces attaques sont toujours répudiées par les formes parlementaires, elles le sont encore bien plus lorsqu’elles sont proférées par un ministre, tandis que ce sont les ministres surtout qui devraient donner aux chambres l’exemple de l’urbanité et des convenances parlementaires. Mais c’était peu encore, on ne s’est pas arrêté là, on a été jusqu’à prétendre que j’avais dénaturé le vœu de la section centrale. Dénaturé le vœu de la section centrale ! Le ministre des finances ignore-t-il donc que, si la rédaction est l’ouvrage du rapporteur, les faits que renferme le rapport sont incontestablement l’ouvrage de la section centrale tout entière ? Ignore-t-il que ce rapport n’est autre chose que le vœu exprimé unanimement par toutes les sections ? Vraiment, lorsque je compare d’un côté le caractère de l’honorable membre, et d’un autre l’étrange discours que vous venez d’entendre ; lorsque je vois sa tendre affection pour les gros emplois et son acrimonie pour le rapporteur, je ne puis concevoir le nœud d’un pareil contraste ; et, si je ne connaissais l’honorable membre, je serais tenté de croire que ce long mémoire est bien plutôt l’ouvrage d’un homme dont votre section centrale a proposé de réduire les appointements, que de celui dont elle les maintient dans son intégrité.

De toutes parts. - Bien ! c’est bien !

M. Dumortier. - Messieurs, on vous a parlé d’allégation sans base, de données contraires à la vérité ; on a été jusqu’à dire que nous n’avions pas lu le budget. Lorsque je répondrai au discours de M. le ministre, je ferai voir par des chiffres les erreurs qu’il a professées. Quant à nous, nous avons voulu dire la vérité tout entière. En adoptant cette marche, nous avons prêté des armes à ceux qui veulent réduire les appointements et à ceux qui veulent l’augmentation des impôts. Je sais qu’il nous eût été plus agréable de n’avoir pas à vous entretenir de déficit ; mais nous avons voulu dire la vérité tout entière, et c’eût été forfaire à notre devoir que de vous en dissimuler une partie.

Maintenant cependant on vient vous dire que nous avons abusé le peuple, que nous nous sommes rendus coupables de lèse-nation. Coupables de lèse-nation ! L’orateur qui m’a précédé a-t-il bien pesé la force d’une expression semblable ? Appartient-il à qui que ce sont de nous imputer un crime ? Si nous nous fussions rendus coupables d’un tel forfait, il ne nous resterait plus que de sortir de cette enceinte, et de remettre en des mains plus dignes le mandat que nous tenons de nos concitoyens.

Je pourrais dès maintenant, répondant à plusieurs des calculs présentés par M. le ministre, vous démontrer la fausseté de ses allégations ; mais, dans l’impossibilité d’avoir saisi tous ses calculs, je dois remettre à une autre séance ma réponse sur cet objet ; alors, messieurs, vous pourrez juger lesquels de nous deux à le plus abusé de la chambre, lequel s’est rendu le plus coupable, ou de celui qui  vous a éclairés sur l’état de nos finances ou de celui dont le funeste système nous conduit directement aux bord d’un précipice.

M. H. de Brouckere. - (Note du webmaster : ce discours n’a pas été retrouvé dans les sources à notre disposition).

M. Dumortier. - Je demande la parole pour un fait personnel. (On rit.) Messieurs, vos sections, en examinant le budget, et votre section centrale, en régularisant leur travail, ont senti qu’il n’était guère possible de demander des réductions sans éveiller la susceptibilité de beaucoup de personnes. L’honorable préopinant a vivement critiqué le rapport que j’ai eu l’honneur de faire à la chambre. Il me semble que ses critiques sont souverainement injustes ; et, du reste, il ne les a nullement justifiées. Mon rapport manque de logique, a-t-il dit ; mais en quoi ? Les chiffres ne sont-ils pas exacts ? Vous ne l’avez pas même allégué. Il me semble cependant que les chiffres sont ce qu’il y a de plus logique, et tant que vous ne m’opposerez pas des chiffres pour renverser les miens, je vous dirai que vous critiques ne sont que des allégations.

M. Destouvelles., interrompant l’orateur. - M. Dumortier s’est fait inscrire pour parler à son tour ; il me semble qu’il devrait se réserver pour répondre en masse à toutes les objections. (Appuyé ! appuyé !)

Après un moment d’hésitation, M. Dumortier se rend à cette observation.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, un des honorables préopinants a exprimé le regret que trois de mes honorables collègues n’eussent pas, grâce aux places qu’ils occupent, un intérêt personnel à rester à la tête de l’administration ; que de là devait résulter pour eux moins de zèle à bien remplir leurs fonctions. Je repousse ce reproche de toutes mes forces : et depuis quand l’intérêt personnel serait-il le mobile d’un ministre ? Malheur au ministre que l’intérêt personnel seul guiderait ! Malheur au pays qui serait gouverné par de tels ministres ! Non, messieurs, jamais aucun de mes collègues n’a été guidé par un tel sentiment ; leur probité, leurs antécédents sont trop connus pour que de tels reproches puissent les atteindre.

On vous a dit, messieurs, qu’il n’y avait pas d’union dans le ministère. Sur quoi un pareil reproche est-il fondé ? Par quel fait le prouve-t-on ? Pour moi, je le déclare, je ne connais aucun cas où il y ait eu entre les ministres le moindre dissentiment. La pensée du ministère n’est pas une ? D’où prétend-on induire un tel reproche ? Quand nous avons présenté un projet de loi, avons-nous hésité à nous en déclarer solidaires ? Dira-t-on qu’il n’y a pas d’unité, parce que tous les ministres n’ont pas toujours assisté à la discussion des lois présentées ? Certes, ce serait trop exiger, dans les circonstances où nous nous trouvons, que de vouloir qu’ils fussent tous présents quand il ne s’agit que de question d’un intérêt secondaire. On a parlé de la faiblesse de l’administration. J’aurais voulu qu’on citât des faits pour la prouver. Jusque là je ne verrai, dans le langage de l’honorable membre, que des assertions vagues et dénuées de preuve. En quoi, cependant, consisterait la faiblesse du gouvernement ? Les lois sont-elles restées inexécutées ? Voilà ce qu’il faudrait prouver, pour que le reproche fût fondé. On a parlé de la résistance de certains fonctionnaires, résistant dont, dit-on, ils ont même tiré vanité. J’ignore de quels fonctionnaires on a voulu parler. Pour moi, je le déclare, dans mon département il ne s’est pas manifesté l’ombre d’une résistance de la part des fonctionnaires qui en dépendent ; mais je dirai qu’ils éprouvent eux-mêmes des difficultés qui doivent plutôt être attribuées aux circonstances et à la position actuelle du pays qu’à tout autre chose.

Un honorable orateur a dit hier que la chambre avait été laissée à l’abandon par le ministère, qui ne lui aurait pas présenté assez de projets de loi à discuter. Cette assertion mérité bien d’être relevée. Je pourrais dire, si je voulais justifier les ministres qui m’ont précédé dans l’administration, que la convocation des chambres ayant eu lieu bientôt après leur entrée au ministère, et au moment des désastres du mois d’août, ils n’avaient pu avoir le temps de préparer des projets de loi ; mais je ne veux pas alléguer une telle excuse, mes collègues n’en ont pas besoin. Ne vous ont-ils pas, en effet, présenté, dès les premiers jours, les budgets de 1831, les lois nécessaires à la réorganisation de l’armée, celle sur les officiers à renvoyer et dont il fallait fixer le sort, celles qui devaient mettre le trésor à même de faire face aux besoins de l’Etat ? L’importante loi sur l’organisation judiciaire ne vous a-t-elle pas aussi été présentée dès les premiers jours ? Faut-il attribuer au ministère le retard qu’elle a éprouvée ? Non, messieurs, le retard vient de la chambre ; postérieurement nous avons présenté des lois sur l’organisation provinciale, sur les douanes, sur le sel, sur les pensions militaires, et toutes ces lois sont restées sans discussion. Dès lors, quel reproche pouvez-vous faire au gouvernement ? Aucun. S’il vous eût présenté dix autres lois, les auriez-vous discutées davantage ? Non, sans doute.

Messieurs, on a depuis longtemps signalé le défaut de travaux législatifs. Mais que l’on fasse attention aux circonstances où nous nous sommes trouvés, aux mesures provisoires qu’il a fallu régler par des lois ; que l’on fasse attention aux discussions étrangères à la législation qui ont été soulevées dans la chambre, et on aura le secret du peu de travail fait jusqu’ici. Il a été ralenti aussi, il faut le dire, par la complication du nouveau règlement, dont j’ai dans le temps signalé les inconvénients.

On a parlé de lois défectueuses et incomplètes, notamment de la loi sur les barrières ; mais, messieurs, cette loi, nous l’avions présentée complète, et c’est vous-mêmes qui avez voulu en retarder la discussion. On m’a reproché aussi de n’avoir pas pris part à la discussion de la proposition de M. de Robaulx. Il n’y a pas eu de ma part manque de franchise ; j’ai dit, dès le premier moment de la présentation de cette proposition, qu’une commission ayant été nommée pour rédiger un projet de loi sur la matière, je ne pourrais prendre part à la discussion de celui de M. de Robaulx. Quand on sait que la commission nommée par le gouvernement a à peine terminé son travail, quand on songe, d’ailleurs, combien il est difficile de faire sur cette matière une loi satisfaisante, on s’expliquera facilement pourquoi je me suis abstenu de prendre part à la discussion d’un projet qui n’avait pas même la forme d’une loi.

En effet, messieurs, remarquons-le, l’ordre le plus parfait n’a pas cessé de régner ; les lois sur le service militaire, quelle que soit leur rigueur, ont été partout exécutées ; la rentrée des impôts se fait avec la plus grande facilité ; n’est-ce pas là une preuve que le pays sent ses propres besoins et qu’il ne manque pas de ressources pour y satisfaire ? Si, malgré les efforts des ennemis de l’ordre actuel, nous avons obtenu de tels résultats, ne faut-il pas en conclure que le peuple belge a foi en son avenir et qu’il tient à son indépendance ?

Je ne dirai rien, messieurs, du commissaire de milice dont on s’est plaint hier ; c’est la première fois que j’entendais articuler ces faits, et j’ai besoin de prendre des informations à cet égard. Je termine là mes observations, et je pense avoir suffisamment répondu aux divers reproches qui nous ont été adressés.

M. H. de Brouckere. - Je demande la parole pour un fait personnel. C’est mal à propos que M. le ministre de l'intérieur a pris la défense de deux ministres que je ne songeais nullement à attaquer. J’ai parlé d’une manière générale des ministres qui cumulaient deux fonctions, mais je n’ai pas fait d’application personnelle de mon raisonnement à aucun des ministres actuels ; la meilleure preuve que je puisse en donner, c’est que j’ai parlé de ministres premier président, avocat-général, inspecteur général, et je ne sache pas qu’il y ait des fonctionnaires de ce rang dans le ministère.

M. Rogier, dont le tour de parole est venu, déclare qu’il n’avait demandé la parole que pour répondre au passage du discours de M. de Robaulx où il avait été question de lui ; mais, que l’honorable membre étant absent, il attendrait sa présence pour parler.

M. Angillis. - Messieurs, la plus belle phrase de la loi fondamentale des gouvernements constitutionnels et représentatifs est la discussion publique et solennelle des grands intérêts de l’Etat, des intérêts les plus chers au peuple. C’est une idée grande et politique d’admettre l’univers entier à ses délibérations, et d’exposer à la face du soleil la marche de l’administration, et d’inviter cette multitude innombrable de citoyens qui sont unis par quelque lien à la fortune publique, à juger par eux-mêmes de l’état de nos ressources et de nos besoins, de la loyauté de la nation et de sa bonne foi dans l’exécution de ses engagements. Si les gouvernements absolus pensent avoir besoin de couvrir toutes les opérations des voiles du mystère, si le secret paraît essentiel à leur conservation ou à leur prospérité, il n’en est pas de même chez nous. Le crédit public, toujours fondé sur une confiance éclairée, exige la publicité de notre situation financière. C’est dans cette publicité que chaque contribuable peut voir comment et de quelle manière les sacrifices qu’on lui demande sont employés, et qu’il trouve l’explication de cette vérité peu sentie, que les contributions publiques, lorsqu’elles sont sagement réparties, ne sont que la mise que la raison et l’intérêt personnel obligent tout actionnaire d’une société publique de mettre en masse commune, s’il veut que l’association soit en état de produire les avantages qu’il entend en tirer, c’est-à-dire procurer à chaque habitant un partage utile dans les bons effets de tous les services publics.

Mais, messieurs, pour qu’un budget soit complet, pour qu’il soit le tableau fidèle de nos charges et ressources, pour qu’il soit enfin le véritable bilan de l’Etat, il fait qu’il soit appuyé d’un compte en règle du trésor. Le résultat de l’exercice écoulé doit faire, soit en avoir, soit en devoir, le premier article de recette ou dépense de l’année suivante.

Je sais très bien qu’il n’est guère possible de présenter simultanément le budget et le compte de l’année qui doit finir ; mais, pour ne pas laisser trop longtemps la comptabilité en souffrance, on doit adopter pour règle de porter toujours le résultat de l’exercice fini au budget de la deuxième année suivante : de cette manière, on aura une année entière, après la fin de l’exercice, pour assurer et arrêter définitivement les comptes. Je considère l’exécution de cette mesure, comme la base de toute bonne comptabilité.

J’ai, conjointement avec plusieurs de mes collègues aux états-généraux, vainement réclamé pour avoir l’apurement des comptes dans la deuxième année ; mais un gouvernement qui dissipa en pleine paix toutes les ressources de la nation, qui créa presque chaque année de son existence une masse énorme de nouvelles dettes, dont l’histoire d’aucune nation n’offre un semblable exemple, avait le plus grand intérêt à embrouiller, autant que possible, son véritable état financier.

En France aussi, l’apurement des comptes reste souvent longtemps en souffrance. Mais en Angleterre, dans ce pays où on est en possession d’un long cours d’expériences en matière de finances, les comptes du trésor sont arrêtés à la fin de chaque exercice ; les sommes qui peuvent rester dues de l’année précédente sont portées dans le chapitre des recettes. Le compte est terminé par un chapitre de reprises, qui comprend toutes les sommes échues et non perçues, ainsi, et, à la suite, que celles restant à payer par le trésor, et suivies de la balance entre les sommes à recouvrer et celles dues.

Pour mettre la chambre à même de porter un jugement éclairé sur la situation de notre jeune et dévorant trésor, on aurait dû joindre au budget d’abord, le compte de l’exercice de la partie de 1830 qui appartient à notre époque, et, puisque le budget n’est discuté que dans le troisième mois de l’année, et comme on a eu le temps d’arrêter l’exercice de 1831, on aurait aussi dû joindre le compte de cet exercice. Par l'exécution de cette mesure d’ordre, de cette mesure prescrite par toutes les règles de la comptabilité, le peuple aurait pu voir comment a été employé l’argent qui a été accordé jusqu’à ce jour, et qui s’est évaporé comme la fumée ; il aurait obtenu la preuve que, si l’administration sait demander avec constance, elle ne recule pas devant l’idée d’appeler l’investigation publique sur le maniement des fonds que la nation lui a confiés. Je ne vois donc aucun motif plausible, aucun raison valable pour justifier cette négligence de remplir un devoir qui incombe à tout agent comptable.

Les crédits provisoires qui ont été accordées aux ministres n’étaient fondés que sur une seule raison, mais sur la plus impérieuse de toutes, la nécessité. Aussi, la chambre est soumise à cette nécessité : mais elle ne peut pas reconnaître une nécessité quelconque, pour tolérer qu’on vous présente des budgets sans les comptes du trésor, tout comme si l’obligation n’existait pas.

De telles négligences, messieurs, sont intolérables dans tout gouvernement représentatif. Le peuple qui paie ne se contente pas de ces discours d’appareil qui précèdent ordinairement la présentation du budget : ces budgets sont à ses yeux comme le feu de la Saint-Jean, allumé le jour de l’année où l’on a le moins besoin de se chauffer ; il aime quelque chose de plus essentiel, savoir : la preuve que l’argent qu’il a payé a été employé légalement, et cette preuve ce sont les comptes du trésor. On ne doit pas perdre de vue, messieurs, que le crédit acquiert une grande stabilité lorsque les dépositaires de la fortune publique sont l’objet d’une constante surveillance des mandataires de la nation ; et, quand le peuple a la certitude que les comptes sont régulièrement rendus, que l’ordre le plus parfait règne dans les finances, et que tous les besoins et les moyens sont exactement contrôlés et balancés, alors, et seulement alors, le gouvernement obtient cette confiance qui fait sa force, et qui est la base de toutes ses opérations financières.

J’abandonne ces réflexions au jugement de la chambre : je les ai faites pour ne pas laisser créer un antécédent qui deviendrait dangereux, si on le laissait se former sans protestation ; je les ai faites pour que le peuple sache que, si la représentation nationale accorde avec empressement au gouvernement ce qui lui appartient constitutionnellement, elle sait aussi lui rappeler ses obligations lorsqu’il semble les oublier.

La partie la plus essentielle du budget est, sans contredit, le système financier, qui est la source où les ministres vont puiser pour solder les dépenses qu’on leur alloue ; mais, messieurs, jusqu’à présent nous n’avons encore aucun système financier, aucune règle fixe. Il est de principe qu’un Etat ne règle ses dépenses qu’après avoir réglé ses revenus ; nous avons pris le principe au rebours ; nous avons fait comme ces francs dilapidateurs, ces fils de famille qui, parvenus à la majorité, se font remettre le patrimoine qui leur est dévoué, mangent dans un seul semestre tous les revenus d’une année, et puis s’adressent aux usuriers pour prêter à gros intérêts.

Un nouveau système financier est devenu indispensable ; mais je prie nos hommes d’Etat de se souvenir que la plus importante maxime de l’administration des finances doit être de travailler avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins qu’à augmenter les revenus ; et on parvient à ce résultat heureux, en recherchant la cause éloignée du nouveau besoin. En établissant l’assiette des impôts, on doit bien se persuader qu’il n’y a plus, en économie politique, de système exclusif. Dans un Etat bien gouverné, tout se tient et tout se rallie, et, par une conséquence nécessaire, toutes les entreprises utiles et tous les efforts de l’industrie ont droit à une protection égale. Ainsi, il est de la justice de la nation de protéger, d’encourager le commerce, les fabriques et l’agriculture ; et cet encouragement devient plus pressant encore, quand ces trois grandes branches de la prospérité nationale se prêtent un mutuel appui.

Sans doute, messieurs, notre situation financière n’est ni brillante, ni rassurante ; mais rien n’est encore perdu chez nous. Notre union, mais une union compacte et sans vide, une ferme volonté d’opérer le bien, et de bonnes lois, peuvent assurer à la Belgique bonheur et prospérité.

Je n’attache pas une grande importance à tout ce qu’on nous dit souvent sur la misère présente et future : une certaine stagnation règne dans plusieurs branches de notre industrie et de notre commerce, mais cet état de choses est inséparable de toute révolution ; l’Etat ressemble assez longtemps à un pendule agité, qui s’écarte de l’un et de l’autre côté avant de reprendre le balancement perpendiculaire et réglé qui lui convient. Et, quant à notre commerce, il reprendra bien vite. Le commerce n’appartient plus exclusivement à aucun pays ; il ne s’attache qu’à celui qui lui procure le meilleur emploi de ses capitaux, qui lui offre le plus de sûreté, dont la législation a le plus de respect pour les propriétés, veille avec le plus de soin à la sûreté des personnes et au maintien de la liberté individuelle. Que vos lois soient bonnes, que votre gouvernement respecte ses engagements, et surtout qu’on ne souffre pas que la constitution soit violée par le pouvoir militaire, et le capitaliste étranger comme le capitaliste national seront attachés à votre gouvernement et à vos lois.

Le premier orateur qui a parlé dans la séance d’hier, a soulevé une question qui mérite toute l’attention de l’assemblée ; je veux parler du refus que fait la banque de Bruxelles de verser au trésor les cinq cent mille florins par an qu’elle doit payer au roi de Hollande. Je pense que l’assemblée me permettra d’entrer dans quelques détails pour mieux éclaircir cette question.

Il vous est connu, messieurs, que le gouvernement hollandais, après avoir épuisé toutes les ressources ordinaires de la nation, après avoir ébranlé la stabilité de l’Etat en léguant sur les générations futures d’énormes dettes contractées par les financiers présents, il recourut à toutes les mesures, et le fameux syndicat vit le jour. Mais il lui fallait une succursale, un agent propre à ménager les opérations de la mystérieuse caisse ; on créa donc une banque à Bruxelles sous la pompeuse dénomination de Société générale néerlandaise pour l’encouragement de l’industrie nationale. Il fallait doter la fille aînée du syndicat : que fit-on ? On trouva dans l’article 31 de la loi fondamentale un bon expédient ; cet article porte : « Si le roi Guillaume-Frédéric d’Orange-Nassau, actuellement régnant, en fait la proposition, il peut lui être assigné, par une loi, des domaines en toute propriété, à concurrence de 500,000 fl. de produit, lesquels seront déduits des revenus déterminés à l’article précédent. » On présenta en 1822 aux états-généraux un état des biens à céder au roi pour le remboursement d’une partie de sa liste civile, état dressé par les agents du pouvoir sans aucune expertise de la part de l’autre partie qui est la nation. De graves objections furent faites contre la forme de cette demande. On réclama vainement une expertise en règle, une information de commodo et incommodo, : au jour de l’adoption, 50 membres étaient présents ; 39 votèrent pour et 21 contre. Plusieurs députés étaient d’avis que les domaines n’étaient pas cédés à la personne du roi, mais bien à la couronne, et que par conséquent ils étaient inaliénables. Le roi transféra ces domaines évalués à 20 millions à la nouvelle banque, et on le dota encore d’une somme de 30 millions en numéraire, le tout contre un paiement annuel de 500,000 florins pour la liste civile. La banque se chargea, en outre, de payer au syndicat d’amortissement, à partir de l’année 1825, une somme de 50,000 florins, et à l’augmenter annuellement de pareille somme jusqu’à concurrence de 500,000 florins, de manière qu’en 1831 la somme à payer à la caisse du syndicat s’élève à 350 mille florins, et elle s’élèvera en 1832 à 400,000 florins.

M. le ministre vous a dit que la banque a fait des avances considérables au syndicat et que, pour ces motifs, elle refuse de payer à notre trésor ce qu’elle doit annuellement ; tout ceci, messieurs, mérite un plus ample informé, et sans vouloir entrer dans plus de détails pour le présent, je pense avoir assez dit pour rappeler l’attention de l’assemblée sur une institution que la nation a droit de connaître.

Je partage aussi l’opinion du même orateur sur les actes arbitraires de l’autorité militaire dans la ville de Gand : ami de la véritable liberté, j’ai toujours été l’ennemi le plus déterminé de la violence et de l’injustice. Si vous souffrez, messieurs, qu’on viole impunément la constitution à peine décrétée, le peuple dira que cette constitution n’est qu’une loi de mensonge et le masque de la tyrannie. L’administration hollandaise dans la Belgique a été blâme avec justice ; mais, il me peine de le dire, tous les jours on fait ce qu’on trouvait alors si mauvais. Il est impossible que l’on veuille s’appuyer sur l’exemple du passé pour justifier la marche actuelle, car ce qui ne valait rien alors ne peu non plus convenir à présent ; si les opinions changent d’après la position où les hommes se trouvent, les principes doivent rester immuables.

La diplomatie a été, dans le cours de cette discussion, louée et blâmée ; je me rangerai à cette dernière opinion, et je pense que la diplomatie nous joue. Cependant il faut être juste envers notre gouvernement : il a trouvé nos affaires embourbées dans la diplomatie, il a dû suivre la voie des négociations, et, une fois entré dans cette voie, on ne la quitte pas quand on le désire ; il faudrait pour cela créer un nouveau système dont les bases reposeraient sur le sable, et nous placeraient sur les bords d’un précipice. Mais tout commencement doit avoir une fin, et nous ne pouvons plus rester longtemps dans l’état où les protocoles nous ont placés ; il faut finir de l’une ou de l’autre manière, et, si je suis bien informé, la conférence va elle-même nous donner les moyens de parler et de parler bien haut. Mais j’espère que le gouvernement sentira enfin que, si la chambre l’a autorisé à traiter sur les 24 articles, elle a fait, en se soumettant à la plus inexorable nécessité, le dernier sacrifice au maintien de la paix générale ; que les 24 articles, déjà très onéreux pour la Belgique, ne peuvent plus être modifiés à son désavantage sans déshonneur pour la nation ; que les Belges nés, comme a dit un général romain, pour l’honneur et la liberté, préféreront les palmes du martyre s’ils ne peuvent cueillir celles de la liberté. Que le gouvernement réclame donc l’exécution pure et simple du dernier traité, qu’il parle le langage qui convient à un peuple qui veut être libre et qui sait raisonner sa liberté ; ce langage aura de l’écho dans la Belgique ; il retentira du nord au midi, de l’est à l’ouest, et la nation entière se lèvera pour soutenir son gouvernement.

M. A. Rodenbach. - Si j’ai demandé la parole immédiatement après la lecture du discours du ministre des finances, c’était uniquement pour répondre à quelques erreurs de chiffres : les ministres y sont sujets comme les autres hommes. Il est possible que l’honorable rapporteur, M. Dumortier, ait exagéré plus ou moins la situation fâcheuse de nos finances ; mais il n’en est pas moins vrai que le ministre l’a attaqué avec aigreur, avec violence, je dirai même avec injustice ; de son côté, M. Coghen, dans son prolixe rapport, a également commis des erreurs.

En France, nous a-t-il dit, la moyenne de l’impôt est de 34 francs ; n’en déplaise au ministre, je lui prouverai qu’en 1830 on ne payait que 28 francs 12 centimes. Remarquez bien, messieurs, qu’en France on comprend dans cette moyenne alléguée par M. Coghen les dépenses départementales et communales, les frais énormes de régie de tabac, de sel et les tantièmes des octrois. Malgré les vices inouïs d’une révoltante prodigalité et d’odieux monopoles, je soutiens que la moyenne réelle ne va pas au-delà de 22 francs. La moyenne qu’a citée dans la séance de hier M. Goblet, d’après la Revue Britannique, est également erronée. La lettre récente de l’Américain Fenimore Cooper au général Lafayette prouve d’une manière incontestable que la moyenne des Etats-Unis d’Amérique n’est que de 11 francs 47 centimes, charges publiques et provinciales y comprises. Le budget américain ne s’élève qu’à 131,531,478 francs : il faut y ajouter le budget des Etats et le budget provincial pour trouver 47,402,050 francs ; ce qui, divisé par 12,856,497, chiffre de la population, donne 11 fr. 47 c. par tête.

M. F. de Mérode. - Messieurs, dans les discussions que fait naître l’examen des dépenses publiques et des moyens d’y pourvoir, au lieu d’encourager les contribuables à supporter courageusement et sans regret les charges indispensables à l’indépendance et à la sécurité de l’Etat, trop souvent on se répand en plaintes amères et excessives, selon moi, sur le fardeau imposé au peuple, sur les diverses taxes qui frappent la propriété, l’industrie et certains objets de consommation. A entendre les doléances qui se résolvent aussi parfois en accusation contre les hommes qui ont tenu dans leurs mains, encore inexpérimentées par cause bien connue de tous, le timon des affaires, il semblerait que la nation belge succombe sous des impôts inutiles et immodérés ; et cependant, messieurs, quel  gouvernement, au milieu d’événements aussi graves que ceux dont nous sommes les témoins, fut jamais moins exigeant, plus éloigné de toutes les mesures vexatoires de la fiscalité que le gouvernement né de notre révolution ? Aussi, que de suppression, de réformes, de retenues exercées sur les employés des diverses administrations, dont les circonstances généralement augmentent les travaux ! Que l’on se reporte au régime hollandais ; que l’on compare ses dépenses en temps de paix avec celles que les risques d’une guerre jusqu’ici toujours menaçante nous ont imposés, et l’on conviendra facilement que les intérêts de ceux qui paient n’ont point été oubliés depuis les journées d’affranchissement.

Sans doute, messieurs, lorsque le gouvernement provisoire avait pris, dès son origine, une part complète et trop grade peut-être dans la suppression d’impôts désirés par le pays ; lorsqu’il avait aboli l’abattage, la mouture conservée en certaines localités comme contribution urbaine, les leges, la moitié du droit de patentes, il était difficile que d’autres passent après lui se donner la jouissance de restreindre encore les prélèvements à effectuer en faveur du trésor de l’Etat. Disons-le, messieurs parce que c’est la vérité et que le peuple belge ne craint pas de l’entendre, disons-le hardiment, peu de nations paient aujourd’hui moins de contributions que la nôtre. Le Français n’obtient le sel qu’à un prix très supérieur à celui qu’il coûte en Belgique. Le tabac, libre objet d’une si grande consommation populaire dans nos provinces, rapporte au gouvernement de la France 40 millions, et pas un denier que je sache à nos finances ; et certes, messieurs, l’impôt du tabac pèse exclusivement sur les masses, et ce n’est pas une mince privation pour une foule d’ouvriers que celle de la pipe ou de la poudre que remplit la boîte des priseurs. Des hommes, auxquels je ne conteste pas un ardent patriotisme, se plaignent sans cesse de ce que la révolution n’a pas fait de la Belgique une terre de promission. Selon eux, on avait assuré au peuple un bien-être matériel dont il n’avait pas encore joui jusqu’à cette époque. Je ne sais, messieurs, qui parmi nous s’est flatté et a flatté les autres de l’espoir de vivre immédiatement surtout dans un Eldorado.

Ceux qui annonçaient une guerre générale comme inévitable, par suite du mouvement insurrectionnel opéré en France, chez nous et ailleurs, ne pouvaient compter sur une grande somme de prospérité pour un pays exposé à servir de champ de bataille aux armées de l’Europe. Qu’on en juge, messieurs, par la courte campagne du mois d’août, par la simple occupation d’une armée amie de 50,000 hommes dont la discrétion et la discipline ont été au-dessus de tout éloge, et l’on aura la mesure de la félicité que la guerre nous réservait et nous réserve peut-être, si nos espérances de paix étaient malheureusement déçues.

Messieurs, avant les mouvements populaires de septembre, la nation belge, malgré l’esprit de persécution tracassière et la méchante partialité du gouvernement hollandais n’avait, sous le rapport matériel, aucun motif déterminant d’insurrection, et l’odieux impôt mouture, qui avait trop longtemps fatigué nos villes et nos campagnes, était supprimé comme revenu de l’Etat. Ce n’était donc pas purement pour obtenir plus de bien-être matériel que le peuple s’était soulevé. D’ailleurs, un fait certain, c’est que la nation ne voulait point alors le renversement de l’ordre établi. L’obstination incomparable du roi Guillaume et le fanatisme anti-belge de la députation hollandaise aux états-généraux ont seuls amené le déchirement du royaume des Pays-Bas.

C’est pour n’être point domptés, écrasés, foulés aux pieds, conformément aux invocations cruelles des Sytzama, des Curtius, des Sypkens ; c’est par suite de l’attaque de Bruxelles, du bombardement d’Anvers, que toute réconciliation entre les Belges et les Nassau a été rendue impossible. Ne faisons pas l’injure au peuple de publier qu’il n’a combattu que pour des intérêts matériels ; les hommes du peuple ont comme nous l’amour-propre national. Et pourquoi le fils du laboureur ou de l’artisan français expose-t-il sa vie sur les champs de bataille contre le Prussien ou l’Autrichien ? Obtient-il dans sa patrie plus de bien-être matériel que ce dernier dans la sienne ? Non, mais il aime la France, il veut rester Français ; il n’est point soumis à la cause germanique, il veut, je le répète, rester Français. Eh bien ! les Belges n’aiment point la Hollande. La bastonnade batave ne va point aux épaules du Liégeois ou du Flamand. Il veut être Belge et non par Hollandais, dût-il payer (ce qui n’est point assurément) autant d’impôts sous le sceptre de Léopold que sous la férule de Guillaume.

En résumé, messieurs, la nation, dans sa résistance à l’oppression hollandaise, n’a cherché autre chose qu’un dégrèvement des charges publiques. Les pères de famille ne voulaient plus subir l’insolent monopole de l’éducation accaparée par le gouvernement : ils en sont délivrés. Les membres du clergé désiraient exercer librement leur ministère, et former les élèves du sacerdoce sans être soumis à tous les caprices d’un pouvoir étranger à l’église catholique : leurs vœux sont remplis. Les militaires belges souffraient impatiemment les préférences exorbitantes accordées, à leur préjudice, à des compatriotes dont ils étaient plutôt les ilotes que les camarades : les avocats, forcés de défendre leurs causes dans un idiome inconnu du monde littéraire, que la moitié de leurs clients ne comprennent point, parlent en pleine liberté la liberté la langue de la civilisation. Condamnés à plaider en dernier ressort au-delà du Moerdyk, c’est à Bruxelles aujourd’hui, au centre de nos provinces, qu’ils termineront les affaires qui leur seront confiées. Tous ces bienfaits, et beaucoup d’autres que je passe sous silence, sont-ils donc illusoires ? Et faudra-t-il que nous soyons ici l’écho des journalistes à gages, qui déprécient les résultats immenses du changement qui s’est opéré parmi nous ? Loin donc, messieurs, d’exagérer aux contribuables le fardeau qu’ils supportent, je leur dirai : « Vous êtes moins chargés que tous les peuples qui vous environnent ; vous avez la liberté qu’ils n’ont point. » Leur commerce, leur industrie, éprouvent une crise pénible. Nous aussi, nous souffrons des incertitudes de l’avenir ; mais la Belgique, je le répète encore, ne dispose point des destinées du monde.

J’ajouterai qu’il ne faut point grever cet avenir des charges ordinaires du présent, et que, loin de diminuer les ressources qui alimentent le trésor de l’Etat, il faudrait plutôt y ajouter. Aussi, par ce motif, je pensais qu’au lieu d’accorder aux deux Flandres un dégrèvement de cinq pour cent, il eût été préférable d’augmenter ailleurs de cinq pour cent la contribution foncière, en justice légalement rigoureuse, jusqu’à l’achèvement du cadastre. Rien ne devait être changé dans la répartition de l’impôt foncier ; mais, puisqu’il était généralement reconnu que les Flandres sont comparativement surtaxées, le recours à une légère augmentation dans la quote-part des autres provinces eût valu au trésor, d’une manière presque insensible pour les contribuables, quatre ou cinq cent mille florins.

Messieurs, comme nous l’a dit précédemment notre honorable collègue M. Barthélemy, ne trompons pas nos citoyens ; ne leur persuadons pas faussement qu’ils doivent s’attendre à des diminutions d’impôts. La Belgique indépendante paiera moins que réunie à la France, à la Hollande, mais elle ne peut se dispenser de payer.

Je finirai par de très courtes observations sur des reproches qui ont été adressés au ministère tout entier par un orateur, M. H. de Brouckere. Les ministres ont fait de grandes fautes, vous a-t-il dit ; ils n’ont pas compris leur position ; ils ont manqué d’union et d’unité, de fermeté et d’énergie. L’action de ce ministère a-t-il ajouté, ne se fait sentir presque nulle part. La majorité en conséquence ne se prononce pas.

Messieurs, je ne dirai qu’un mot sur ces allégations : d’abord je ne me suis aperçu d’aucune absence d’union parmi les membres du gouvernement. Je voudrais qu’on m’expliquât en quoi consiste ce défaut d’unité qu’on lui oppose, car ces reproches vagues sont pour moi des hiéroglyphes. Je ne comprends pas mieux l'espèce de domination qu’on voudrait qu’il exerçât sur une majorité. Quant à moi, messieurs, je me félicite chaque jour de faire partie d’une chambre qui vote avec la plus grande indépendance des ministres : lorsqu’elle trouve leurs propositions utiles, elle les adopte ; lorsqu’elle croit y apercevoir des défauts, elle les rejette ou les modifie. Je ne nie pas qu’en certaines circonstances un talent oratoire très supérieur, une aisance d’improvisation très rare, ne soit infiniment utile aux chefs des administrations ; qu’elle ne puisse leur donner une influence plus puissance dans cette enceinte. Mais, messieurs, est-il facile de répliquer victorieusement et sans préparation à la foulée d’objections contradictoires méditées, à loisir par tous ceux qui attaquent un projet de loi ? Possédons-nous ces hommes remarquables qui disposent à volonté de leur auditoire, et le dirigent, pour ainsi dire, à leur gré ?

La France, depuis la révolution de juillet, a été conduite par des ministres composés d’hommes célèbres dans les fastes de l’opposition sous Louis XVIII et Charles X. Ce n’était pas des nullités politiques que les Broglie, les Guizot, les Laffitte, les Mérilhou, et tant d’autres qui ont tenu les rênes de l’Etat ; et cependant, messieurs, un seul parmi ces anciens champions des doctrines libérales, qu’ils défendaient contre les prétentions du royalisme absolutiste, a su résister au terrible bélier de l’opposition. Ce ministre est M. le président du conseil actuel de Louis-Philippe ; et encore, messieurs, était-il prêt à succomber sans l’invasion subite et déloyale de l’armée hollandaise dans les provinces belges.

(Supplément au Moniteur, non daté et non numéroté) M. Gendebien. - Messieurs, la discussion générale sur l’ensemble des budgets est, telle que je la conçois, plutôt un examen de la marche du gouvernement, et une proclamation de la part de la chambre, que la discussion des budgets eux-mêmes ; j’ai déjà à plusieurs reprise, émis mon opinion sur la marche du ministère et proclamé les principes que j’aurais désiré de voir adopter. Je me bornerai à dire aujourd’hui qu’il n’y a pas de gouvernement là où il n’y a pas de ministère ; or il est impossible de voir un ministère dans une réunion d’hommes étonnés de se trouver ensemble. (On rit.) Divergents d’opinion, sur presque toutes les questions dont la solution nette peut seule amener un système gouvernemental ; individuellement sans énergie et sans résolution, il est impossible qu’ils impriment au char de l’Etat un mouvement régulier, une marche ferme et prononcée vers un but sur lequel il est même impossible qu’ils s’accordent.

Le ministère pèche par les individualités, et par l’ensemble ; il n’y a donc point de gouvernement possible en Belgique, puisqu’il ne peut avoir une pensée qui lui soit propre. Soumis à la tutelle de l’étranger, froissé entre les intérêts opposés de la France et de l’Angleterre, il est condamné à scruter la pensée des puissances, plutôt que de creuser la sienne, lorsqu’il ose en avoir une. La nécessité dans laquelle il s’est placé, de plaire à toutes, le force de marché au hasard et sans plan et d’abandonner et reprendre, sans cesse, tel ou tel système, selon que le télégraphe ou le paquebot viennent approuver ou désapprouver les petites velléités de volonté propre, de libre arbitre nationale.

On appellera cela si l’on veut le système pacifique, moi j’appelle les choses par leur nom. C’est de la faiblesse, c’est la mort, conséquence nécessaire de la castration politique qui vous a été imposée par les 18 articles, et de l’abrégation que nous avons faite de notre indépendance en les acceptant.

Ne croyez pas que je veuille accuser le ministère actuel de se suicider de cette mort politique ; non, elle n’est que la conséquence de l’adoption des protocoles, que le congrès avait eu le courage de repousser d’abord, mais qu’une diplomatie tortueuse et une administration pusillanime autant que présomptueuse lui firent adopter plus tard.

Sans être solidaire d’une première faute, le ministère n’est pas moins coupable de faiblesse, lorsqu’il se traîne péniblement dans une ornière qu’un peu de courage aurait pu lui faire quitter. Mais que peut-on espérer d’un individu (c’est l’expression dont M. de Muelenaere s’est servi dans la dernière séance, en s’adressant à la chambre), que peut-on espérer d’un individu qui nous disait le 7 juillet 1831, lors de la discussion des dix-huit articles : « Je ne consentirai jamais à céder à nos ennemis le plus petit clocher où aurait flotté le drapeau brabançon, » et qui eût la faiblesse d’accepter et de nous proposer, comme ministre, les vingt-quatre articles ?

M. de Serre prononça aussi ce mot fatal à la chambre de France, il fut traduit par le mot bientôt ; c’est dans ce sens que le ministre en a fait l’application en acceptant les 24 articles. M. de Serre est mort de chagrin, M. de Muelenaere n’en mourra pas (hilarité) ; il n’est pas le seul au ministère qui ait fait douter de sa foi politique par la plus choquante des contradictions. Il en est d’autres encore qui, après avoir repoussé avec force les 18 articles, ont accepté les 24 cent fois plus ignominieux et dans la forme et dans leurs dispositions.

En vain cherche-t-on à s’excuser sur les antécédents ; car l’adoption des 18 articles, loin d’imposer l’obligation d’accepter les 24, était, par les sacrifices qu’ils nous ont imposés, une garantie contre la violente imposition des 24 articles. Le manque de foi des puissances dans l’exécution des 18 articles était un avertissement dont un ministère habile eût su profiter.

Mais c’est à une époque antérieure que le ministre des affaires étrangères prétend que la diplomatie belge a pris des engagements qui ont eu pour conséquence les 24 articles. C’est le 24 novembre 1830, dit-il, que nous sommes entrés dans le système pacifique. Pacifique soit, déshonorant, non, cent mille fois non.

L’époque vraiment désastreuse pour notre pays est celle où l’on a eu la faiblesse de confier les destinées de la Belgique à lord Ponsonby, qui, pendant quatre mois, trama la restauration des Nassau. L’époque désastreuse et à la fois honteuse pour la Belgique est celle où l’on accepta la lettre de lord Ponsonby, qui fut le signal de toutes les turpitudes diplomatiques dont nous sommes aujourd’hui les victimes.

Est-il bien vrai, messieurs, que la suspension d’armes du 21 novembre soit la base des négociations, commencées d’abord avec une apparente franchise de la part des puissances, et avec une énergie et une bonne foi dignes d’un gouvernement populaire ?

Je ne le pense pas, messieurs. Le 4 novembre, les cinq puissances ont proposé une suspension d’hostilités, pour arrêter l’effusion du sang et sans rien préjuger sur aucune question.

Le 10 novembre, le gouvernement provisoire, déclarant considérer la démarche des cinq puissances comme résultat « des sentiments de sympathie, bien naturels, pour les souffrances de la Belgique ; et considérant leur mission comme toute philanthropique, et voulant, d’ailleurs, concilier l’indépendance du peuple belge avec le respect pour les droits de l’humanité, » a consenti que les troupes se retirassent respectivement, en deçà de la ligne qui séparait, avant le traité de Paris de 1814, les Provinces-Unies de celles qui ont été jointes à son territoire, par les traités de Paris et de Vienne, en 1814 et 1815. Mais il a eu soin de déclarer qu’il « entendait par cette ligne, les limites qui, conformément à l’article 2 de la loi fondamentale des Pays-Bas, séparaient les provinces septentrionales des provinces méridionales du pays, y compris toute la rive gauche de l’Escaut. »

Jusque-là il me semble qu’il n’y a nul engagement de la part du gouvernement envers les puissances ; il y a au contraire une stipulation bien expresse, bien franche et bien nette des limites de la Belgique dans lesquelles le gouvernement provisoire comprend expressément la rive gauche de l’Escaut. Ces bases d’une simple suspension d’armées procuraient à la Belgique Maestricht, Venloo, Anvers, la rive gauche de l’Escaut, en un mot, des limites qui ne lui laissaient rien à désirer pour la prospérité et l’honneur du peuple belge.

Que l’on compare le langage des puissances avec celui qu’elles ont tenu depuis ; que l’on compare les bases de la négociation avec celles des traités qui ont été acceptés depuis, et l’on jugera si le gouvernement provisoire, sans finances, sans crédit, n’ayant pour appuyer ses prétentions que deux ou trois mille volontaires, licenciés, méprisés et tant calomniés depuis, a fait mieux ou plus mal que ceux qui, à la tête d’une force imposante, d’une administration régulière et disposant de toutes les ressources de la nation, ont accepté les 24 articles.

Voyons si la convention du 21 novembre a compromis, plus que l’acte du 10 novembre, les destinées et la dignité du peuple belge. Le 17 novembre, nouveau protocole réglant les conditions de l’armistice. Je n’ai pas à m’expliquer sur cette pièce, puisque je l’ai repoussée ; mais pressé par MM. Cartwright et Bresson d’accepter ce protocole, sous le prétexte d’arrêter de suite l’effusion du sang, le gouvernement provisoire s’y refusa s’abord, mais consentit à signer une convention transitoire, sans rien préjuger sur l’acceptation ou le refus du protocole du 17 novembre, et uniquement pour arrêter momentanément l’effusion du sang.

Voici le motif de la résolution qui prouve ce que je viens de dire :

« Considérant le désir manifesté en leur nom (les cinq puissances), par MM. Cartwright et Bresson, de suspendre dès à présent toutes les hostilités entre les troupes belges et hollandaises, sans rien préjuger sur les dispositions du protocole du 17 novembre 1830, qui pourraient être sujettes à discussion. »

Il est évident d’après ce qui précède que la convention du 21 novembre n’a rien de commun avec le protocole du 17 novembre, qui n’a été accepté que le 15 décembre suivant. Il ne s’agissait au 21 novembre que d’arrêter l’effusion du sang, tandis qu’on discuterait les conditions de l’armistice proposé le 17 du même mois ; rien n’a dont été préjugé sur les négociations diplomatiques, et le gouvernement provisoire a pris même le soin d’exprimer sa volonté de ne rien compromettre, sans « rien préjuger, a-t-il dit, sur les dispositions du protocole du 17 novembre 1830. »

Si l’on parcourt l’acte du 21 novembre on n’y trouvera que des dispositions purement provisoires et relatives seulement à l’effusion du sang qu’on voulait arrêter pendant la discussion de l’armistice proposé.

Cet acte du 21 novembre n’a donc rien compromis, n’a même rien préjugé. Aussi je n’ai pas hésité à le signer, mais aussi c’est la dernière signature que j’ai accordée à la diplomatie ; j’ai repoussé tous les autres protocoles.

En considérant les actes du 10 et 21 novembre selon leur véritable nature, c’est-à-dire comme une simple suspension d’armes, et il est impossible de leur donner un autre caractère, il ne sera pas difficile de les justifier complètement.

Après la défaite de l’armée hollandaise à Bruxelles, le gouvernement provisoire s’occupa de l’organisation ou plutôt de la réunion de nos braves volontaires. Le 16 du mois d’octobre, au moment de repousser les Hollandais jusqu’au-delà des frontières, il m’envoya à Paris, chargé de plusieurs missions, et entre autres de demander au gouvernement français s’il persistait dans les principes qu’il avait proclamés, de non-intervention de l’étranger dans nos affaires intérieures. Je reçus une réponse favorable. J’étais chargé en même temps de demander une explication sur l’étendue et l’application des principes de non-intervention. Je demandai si après avoir chassé les Hollandais, nous serions considérés comme violant, à l’égard du roi de Hollande, les principes de non-intervention. Je fis la même question au sujet des provinces rhénanes à l’égard du roi de Prusse. Le ministre français me répondît que le gouvernement n’avait pas à s’expliquer à cet égard, que c’était chose inutile, puisque notre agression contre l’ancienne Hollande serait considérée par la Prusse comme un acte d’hostilité envers son alliée, qui ne manquerait pas d’invoquer le casus fœderis, et que dès lors l’intervention de la Prusse se trouvant justifiée, par notre agression, la France pourrait difficilement s’appuyer, pour nous défendre, des principes de non-intervention. La réponse fut la même au sujet des provinces rhénanes.

Je revins dans la nuit du 21 au 22 octobre, et sans qu’il fût pris une résolution sur le point où s’arrêteraient les hostilités ; elles recommencèrent immédiatement.

Après plusieurs combats glorieux, Anvers fut pris. Le bombardement fut une cause d’exaspération qui légitimait et favorisait l’invasion des provinces de l’ancienne Hollande. Nos volontaires reçurent une première organisation et furent dirigés sur la frontière. Dès le 3 novembre, le gouvernement provisoire mit en délibération la grave question, s’il envahirait la Hollande. Quelques courageux patriotes du Brabant septentrional nous invitaient à les délivrer du joug de Guillaume, et nous n’aurions pas hésité à répondre à leur appel, s’ils avaient voulu commencer l’insurrection. Nous leur disions : « Commencez, faisons un premier acte d’affranchissement, et, malgré les explications données à Paris, malgré les chances bien périlleuses attachées à cette expédition, nous n’hésiterons pas à voler à votre secours ; mais nous ne voulons pas commencer chez vous une révolution que nous ne sommes pas sûrs de pouvoir achever, et nous ne voulons pas nous exposer plus tard au reproche de vous avoir abandonnés après vous avoir compromis. » Les habitants du Brabant septentrional n’eurent pas assez d’énergie pour sonner le tocsin et tirer quelques coups de fusil, acte que nous considérions comme suffisants pour justifier notre invasion et le reproche que nous voulions éviter en cas de retraite par la force ou par les traités.

Vous sentez dès lors, messieurs, qu’il eût été tout au moins bien imprudent à nous d’envahir le Brabant septentrional, sans être certains d’y trouver une levée de boucliers générale, et une insurrection complète. Tout le monde sait ce que c’est qu’une armée de volontaires ; tous se battaient bien, mais personne n’était tenu à rester sous les drapeaux plus longtemps que cela ne lui convenait ; chacun arrivait ou s’en retournait selon son bon plaisir. Une partie était retenue dans les Flandres ; une autre formait la garnison d’Anvers ; un grand nombre formait le blocus de Maestricht ; nous ne pouvions disposer au plus que de 2,000 à 2,400 volontaires pour l’expédition dans le Brabant septentrional, avec quelques canons, manquant d’artilleurs et de chevaux, et sans cavalerie. L’escadron de gendarmerie que nous avions réuni dès le commencement d’octobre fut dissous le 22 pour rétablir l’ordre et arrêter les pillages des grains qui avaient été organisés par une main invisible, et dont les ordres partaient d’Anvers. Ne croyez pas, messieurs, que le gouvernement provisoire renonça sans examen à l’expédition dans le Brabant septentrional ; il en délibéra les 5 et 6 novembre, donna l’ordre au général Niellon de venir assister à la délibération du 7, qui eut lieu le soir, malgré l’arrivée et les propositions de MM. Cartwright et Bresson, le même jour dans la matinée.

Le gouvernement provisoire proposa au général Niellon son plan d’attaque. Celui-ci répondit, ce sont ses propres expressions : « Si le gouvernement provisoire ordonne l’expédition, le général Mellinet et moi nous exécuterons ses ordres, nous entrerons tête baissée dans le Brabant et tous nos volontaires feront de même ; mais je ne puis prendre sur ma tête la responsabilité du succès de l’entreprise, que pour autant qu’on nous donne deux batteries ou au moins une batterie et demie d’artillerie bien montée et approvisionné ; 15 à 18,000 hommes d’infanterie régulière, et 500 cavaliers. Du reste, je suis prêt à marcher, mais je ne prends pas sur moi la responsabilité. »

Or, messieurs, à cette époque, nous n’avions ni artillerie, ni infanterie, ni cavalerie, et je n’hésite pas à le dire, c’eût été de notre part une funeste imprudence, une cruelle et barbare ineptie, d’attaquer dans les plaines du Brabant septentrional, l’armée hollandaise, forte alors, d’après nos renseignements de 22,000 hommes d’infanterie régulière, de 38 à 42 pièces de campagne, d’une batterie de position, de 3,600 hommes de cavalerie, et de plusieurs petits corps de volontaires qui commençaient à rejoindre l’armée ennemie.

L’armée hollandaise était démoralisée, cela est vrai, mais une seule charge de cavalerie, après une canonnade d’un instant, pouvait démoraliser nos volontaires, et dissoudre notre petite armée. Si, malgré toutes les chances défavorables, la victoire restait à nos braves volontaires, l’armée hollandaise se retirait dans une de ses places fortes, et tout notre armée suffisait à peine pour investir la moitié d’une de ces places. Il suffisait d’ailleurs à nos ennemis d’éviter le combat et de prendre garnison pour nous forcer bientôt à la retraite, car qu’on n’oublie pas que c’était au mois de novembre, et que la saison n’était pas favorable à des sièges dans un pays aussi humide.

Aussi, messieurs, à la fin du troisième jour des délibérations, a-t-il été décidé à l’unanimité, qu’on s’arrêterait provisoirement à la frontière ; et qu’on accepterait les préliminaires d’une suspension d’armes qui devait nous garantir la possession de Maestricht, Venloo, Anvers et toute la rive gauche de l’Escaut. Tous les chefs d’administration civiles et militaires ont assisté à cette dernière délibération, et ont tous été du même avis.

Quant à l’acte du 21 novembre, j’ai déjà établi qu’il n’a rien de commun avec l’armistice, que mes collègues ont signé le 15 décembre, et auquel j’ai refusé ma signature ; c’était une simple mesure provisoire consacrant un fait et non un droit, il ne préjugeait rien sur les clauses de l’armistice, ne constituait aucune obligation envers les cinq puissances, et permettait au gouvernement provisoire de reprendre les hostilités, lorsqu’il le trouverait bon. Je crois l’avoir suffisamment justifié dans ses dispositions.

Quant à son opportunité, il me sera plus facile encore de le justifier : il suffira de se rappeler qu’à cette époque le duc de Saxe-Weimar a fait une promenade militaire dans le Limbourg, et qu’il est entré sans coup-férir à Maestricht, le 21 novembre, dans la matinée du jour que la suspension d’armes a été signée à Bruxelles. Nous étions instruits depuis trois jours de la marche du général ennemi et de notre impuissance à arrêter ses progrès. Plusieurs rapports antérieurs nous avaient assuré, que nous pouvions compter sur une force de quatre mille hommes de troupes régulières, organisées dans les provinces de Liége et du Limbourg ; mais lorsqu’il s’est agi d’arrêter la marche du général ennemi, nous avons acquis la bien triste certitude que cette organisation était loin de nous procurer les ressources nécessaires pour arrêter la marche de l’ennemi, qui cependant eût payé cher sa témérité, s’il avait donné le temps au général Mellinet d’arriver avec ses braves volontaires, qui depuis ont été l’objet de tant d’injustices et de calomnies de la part du ministre de la guerre.

J’ai cru devoir expliquer des faits qu’on cherche souvent à obscurcir, que le ministre des affaires étrangères, et qu’un honorable député du Limbourg ont qualifiés de faute capitale. Il est vrai que dans son discours il avait parlé de l’armistice, mais dans le compte rendu des séances, il y a substitué ou d’autres pour lui, les mots « suspension d’armes. » J’ai cru devoir rétablir la distinction que l’histoire ne manquera pas de faire entre la suspension d’armées et l’armistice, j’ai cru devoir rétablir les faits dans leur véritable jour, afin de justifier la part que j’y ai prise. J’espère que l’honorable député du Limbourg, ainsi que la nation, accepteront cette justification et la considèreront comme complète ; je serai d’ailleurs toujours prêt à répondre à toutes les objections.

Mais qu’importe pour la nation la source des embarras de notre situation déplorable ! Il n’est pas impossible d’en sortir : que nos ministres se souviennent que le roi règne par la volonté du peuple, qu’il ne règne que par la volonté du peuple et non par le bon plaisir des puissances. Qu’ils se souviennent de ce qu’a fait le peuple sans organisation, sans chefs ; et dès lors ils cesseront de douter de ce qu’il pourra faire, depuis qu’une organisation forte et régulière a doublé ses forces. Pour triompher, il suffit d’être juste envers tous. Récompensez les premiers combattants qui ont conquis votre patrie et ils donneront encore l’exemple à ceux qui sont appelés à la défendre et à venger l’honneur national compromis mais non flétri par une attaque déloyale et une victoire sans vaincus.

Il me reste, messieurs, à demander à un honorable député du Limbourg l’explication de cette phrase : « Et les Gendebien, et les Mérode, et tous, qu’avaient-ils besoin d’être gouvernement provisoire ? » Je suis persuadé que les intentions sont bonnes, et que la pensées n’a rien d’hostile pour le gouvernement provisoire, mais elle pourrait être mal comprise. Je pense pouvoir la traduire ainsi : qu’allaient-ils faire dans cette galère ? Oui, sans doute, messieurs, nous avons été forcés d’y faire ce que d’autres qui avaient commencé la révolution n’ont pas eu le courage d’achever. Nous avons cherché à sauver l’honneur national contre les attaques de ses ennemis à l’extérieur et à l’intérieur, nous avons sauvé le pays de l’anarchie dans laquelle des imprudents l’avaient précipité pour l’abandonner ensuite.

M. Jaminé. - Je demande la parole pour un fait personnel. L’explication de ma phrase est très facile. J’ai voulu dire que MM. Gendebien et de Mérode étaient entrés au gouvernement provisoire, non point par intérêt personnel, mais par dévouement et pour sauver le pays de l’anarchie. Telle a été ma pensée.

M. Nothomb. - Messieurs, en France, avant la révolution de juillet, et dans l’ancien royaume des Pays-Bas, les membres des deux chambres étaient réduits à se servir de la présentation du budget comme d’un prétexte pour soulever des question de politique générale, et pour obtenir des éclaircissements sur la marche du gouvernement. Cette nécessité n’existe plus. Il est permis à chacun de nous de provoquer ces éclaircissements, d’agiter ces questions, en interpellant les ministres ; et il me semblait que nous avions assez largement usé de ce droit. Je ne m’attendais donc guère à voir se renouveler des débats que je croyais épuisés ou du moins ajournés pour quelque temps. Si, maintenant que la lice est rouverte, j’essaie de répondre à quelques orateurs, c’est que leurs discours me paraissent avoir besoin d’une réfutation, surtout hors de cette enceinte ; que leurs discours exagèrent, selon moi, ce que notre état peut avoir de critique ; qu’ils sont propres à accréditer des opinions erronées, à faire mépriser l’ordre actuel, à désenchanter l’imagination publique, et à seconder ainsi, contre les intentions de leurs honorables auteurs, les desseins de nos ennemis. Ces orateurs nous ont successivement exposé la situation intérieure et la situation extérieure du pays ; ils ont dépeint l’une et l’autre sous des couleurs bien sombres ; ils vous ont montré, dans le passé, la honte, dans l’avenir, l’impossibilité de solution ; ils vous ont montré le gouvernement faible et incertain au-dedans, faible et incertain au-dehors. C’est une chose bien grave, messieurs, que de proclamer ainsi le déshonneur et l’impuissance du pays.

Est-il vrai que, comme nation, nous ayons perdu ce que personne n’oserait reprocher impunément à aucun de nous d’avoir perdu comme homme ?

Est-il vrai qu’au déshonneur vienne se joindre une misère irréparable ?

Est-il vrai que notre révolution soit éteinte ou reniée dans son principe ?

Est-il vrai que notre patrie soit devenue le jouet des cabinets, et notre constitution, le jouet de nos ministres ?

Voilà des questions, messieurs, sur lesquelles il importe que le public ne prenne pas le change ; le détromper, l’éclairer, c’est faire acte de bon citoyen, car on finirait bientôt par haïr un ordre de choses qu’on croirait ruineux et déshonorant. S’il y avait lieu de répondre affirmativement à ces questions, nous serions tombés bien bas, n’ayant pas même, dans la misère, pour consolidation l’honneur, ou dans l’infamie, pour dédommagement, la jouissance ou l’expectative du bien-être matériel. Si ces imputations étaient fondées, les hommes auxquels elles s’adressent seraient de bien grands coupables, et tous, à quelques exceptions près, nous serions de bien grands dupes. J’en appelle avec confiance aux souvenirs, aux sentiments individuels, aux antécédents de chacun de vous. Non, messieurs, la Belgique n’est pas déshonorée ; il n’y a pas de peuple qui n’ait connu le malheur et même l’humiliation. On ne juge pas un peuple d’après un jour de mauvaise fortune ; ce n’est pas une défaite qui décide de l’honneur d’une nation, mais l’attitude qu’elle prend à mesure qu’elle sent ses forces renaître. Notre révolution est encore debout ; elle vit et se perpétuera, je l’espère, dans tous ses grands résultats. Nous ne sommes pas à la veille de renier ou de perdre le nom belge. La marche qui a été suivie par le gouvernement du Roi, par la majorité de cette chambre et du sénat, par la majorité du congrès, par les deux ministères du régent, par le gouvernement provisoire, a été le résultat d’événements généraux, sainement appréciés. Cette marche ne pouvait être autre ; elle n’a pas été une conception abstraite de l’esprit, mais le résultat de faits ; elle seule a pu réaliser le double objet de notre révolution ; l’indépendance, et avec elle une royauté nationale.

J’ai à dessein énuméré tous les pouvoirs qui ont existé ou qui existent dans le pays ; c’est qu’à travers les vicissitudes qui se sont succédé, à travers les diversités d’opinion de ceux qui se sont succédé au pouvoir, dans ces temps difficiles, au fond une même marche a été suivie. Cette marche est tracée impérieusement par des nécessités politique profondément senties, au point qu’aucun des hommes qui ont eu la direction des affaires n’a pu s’y soustraire entièrement et toujours.

Ici je suis amené à répondre directement à l’honorable M. Gendebien, et à rappeler quelques faits qu’il est nécessaire de replacer dans leur véritable jour. Ces faits ne sont pas très anciens ; mais, depuis que notre existence entière est en problème, tout s’est tellement précipité que, lassés d’une surabondance d’émotions et de souvenirs, nous sommes devenus un peu insensibles et oublieux.

Je m’arrête un moment ; dans les discussions mêmes les plus vives, j’ai conservé cette réserve, cette mesure sans lesquelles nos débats dégénéreraient en luttes scandaleuses. Je resterai fidèle à mes antécédents. Je sens cependant que je dirai des choses qui peuvent déplaire à quelques personnes, mais c’est sans arrière-pensée, je rectifierai d’ailleurs tout fait dont l’erreur me serait démontrée : au fond je ne ferai que de l’histoire.

Ce fut le 7 novembre 1830 que les deux premiers commissaires de la conférence de Londres (MM. Cartwright et Bresson) arrivèrent à Bruxelles ; les barricades n’avaient pas encore disparu, et ne les empêchèrent pas de se rendre dans le local où siégeait le gouvernement provisoire ; ils apportaient, messieurs, cet ace qui devait en engendrer tant d’autres, le premier anneau de cette chaîne qui devait s’étendre autour de la Belgique et l’envelopper.

La conférence, par ce premier acte, proposait un armistice en assignant à la Hollande les limites qu’elle avait avant la réunion (c’est-à-dire avant le traité de Paris du 30 mai 1814), et en s’attribuant à elle-même le droit de faciliter la solution de toutes les questions politiques. Elle annonçait dans le préambule de l’acte qu’elle s’était réunie sur l’invitation de notre ancien maître, et pour délibérer de concert avec ses plénipotentiaires.

(L’orateur donne lecture de ce protocole en date du 4 novembre et signé : Esterhazy, Talleyrand, Aberdeen, Bulow et Matuscewiez.)

Le protocole consacrait donc le principe de l’intervention en faveur des cinq puissances, et le principe du post liminii de 1790 au profit de la Hollande.

Que fit, que devait faire le gouvernement provisoire ?

Bien qu’issu de l’insurrection et dans les premiers transports révolutionnaires, le gouvernement provisoire comprit la position de la Belgique et de l’Europe. Il connaissait particulièrement les intentions et les embarras du cabinet français, qui avait alors pour chef, non par le doctrinaire, l’homme du juste milieu, M. C. Perier, mais l’homme de l’extrême-gauche, M. Laffitte. Propager le mouvement dans les anciennes provinces hollandaises, prendre Maestricht, menacer, attaquer à ce point la Hollande dans son existence de peuple, c’était s’exposer à voir la Hollande secourue par ses alliés sur son ancien territoire ; c’était placer la France dans l’alternative, ou de nous désavouer, ou de nous secourir en se précipitant avec nous dans une lutte générale. Tel était le langage de M. Laffitte et de ses collègues, qui de plus refusaient de s’expliquer catégoriquement à Paris sur la question du Luxembourg. Le gouvernement provisoire sentit qu’il était nécessaire de prévenir une conflagration universelle qui, probablement, aurait fait de la Belgique le champ de bataille de l’Europe, et qui aurait ajourné indéfiniment notre indépendance. Il adhéra au protocole n°1. S’il y a crime, messieurs, les coupables ne sont pas ceux qui ont signé le protocole n°54, mais les signataires du protocole n°1 ; ce ne sont pas ceux qui ont subi les conséquences, mais ceux qui ont posé le principe. Et voulez-vous savoir dans quels termes est conçue cette adhésion ?

(L’orateur lit cette pièce en date du 10 novembre 1830, signée de Potter, comte F. de Mérode, Ch. Rogier, A. Gendebien, J. Vanderlinden et F. de Coppin, et dans laquelle on remarque les passages suivants : « Les membres du gouvernement provisoire se plaisent à croire que des sentiments de sympathie bien naturels pour les souffrances de la Belgique ont déterminé la mission toute philanthropique dont les plénipotentiaires des cinq grandes puissances se trouvent chargés. Plein de cet espoir, le gouvernement provisoire, voulant d’ailleurs concilier l’indépendance du peuple belge avec le respect pour les droits de l’humanité, remercie les cinq puissances de l’initiative qu’elles ont prise pour arrêter l’effusion du sang, par une entière cessation des hostilités qui existent entre la Belgique et la Hollande. »)

Je ne relèverai pas ce qu’il y a d’étrange dans cette rédaction ; je ne dirai pas qu’il y avait de la bonhomie à supposer aux cours de la Grande-Bretagne, de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche, de la sympathie pour la révolution belge ; si j’étais adversaire du système pacifique, je dirais, me prévalant des termes du ce premier acte : Le gouvernement a, le 10 novembre, fait imprudemment entrer les Belges en relation avec les puissances il s’est follement imaginé que les rois accordaient un bill d’indemnité aux peuples qui se révoltent. Je ne m’arrête pas à ces détails, je vois le fond des choses.

Voulez-vous savoir comment cet acte a été accueilli par l’assemblée nationale et le public ?

Le congrès national se réunit le 10 novembre. Dans le discours d’ouverture, prononcé au nom du gouvernement provisoire, M. de Potter « s’estima heureux de pouvoir faire part à l’assemblée des communications des puissances ; » le 13 novembre, le protocole n°1 et la réponse furent déposés sur le bureau du congrès ; aucune voix ne s’éleva ni dans l’assemblée, ni dans le public, pour critiquer la conduite du gouvernement provisoire ; que dis-je ? messieurs, le 16 novembre, l’honorable M. Van de Weyer, dont les services ont été depuis si souvent méconnus, et qui avait été au-devant de la diplomatie, comme envoyé du gouvernement provisoire, rendit compte de sa première mission à Londres : l’assemblée lui vota de solennels remerciements, sur la proposition de l’honorable M. Alexandre Rodenbach. (Hilarité.)

Les deux commissaires de la conférence firent leur rapport, et, vers la mi-novembre 1830, ils étaient de retour à Bruxelles, munis d’un deuxième protocole renfermant la proposition d’une suspension d’armes et d’un armistice.

Le 21 novembre, le gouvernement provisoire accepta la suspension d’armées ; l’acte porte la date du 21 novembre, 4 heures, et les signatures de MM. F. de Mérode, S. Van de Weyer, A. Gendebien, Ch. Rogier, J. Vanderlinden, F. de Coppin et Jolly.

L’armistice ne fut accepté que le 15 décembre 1830 ; mais cette acceptation, vous ne l’ignorez, est restée malheureusement sans effet, l’armistice n’ayant jamais été exécuté et devant être considéré comme un hors-d’œuvre diplomatique.

L’honorable M. Gendebien vient de nous déclarer qu’il n’avait pas adhéré à l’armistice ; c’est un témoignage que je me plais à lui rendre : il a résiste à toutes les instances. L’acceptation de l’armistice est signé par de MM. S. Van de Weyer, Ch. Rogier,, Jolly, de Coppin, Vanderlinden, F. de Mérode. Mais l’honorable préopinant semble oublier que l’armistice est resté sans effet, que c’est un acte politiquement nul, que la Belgique est restée placée jusqu’en août dernier sous l’empire de la suspension d’armes du 21 novembre.

Je me suis arrêté à ces actes ; j’ai dû en parler en détail, parce que, selon moi, il faut avoir l’intelligence de ces premiers faits pour comprendre la marche de notre révolution.

La suspension d’armes, de même que l’armistice, nous liait envers les puissances, avec cette différence essentielle que la suspension d’armes assignait à chaque partie les positions que les troupes occupaient respectivement au 21 novembre, et que l’armistice prescrivait l’évacuation des places, en reportant la Hollande aux limites antérieures à la réunion. L’évacuation d’Anvers était une des conséquences de l’armistice.

Je puis, messieurs, louer sans réserve ces actes du gouvernement provisoire des 10 et 21 novembre ; je n’y ai eu de part ni directe, ni indirecte, le comité diplomatique, dont j’ai été membre, n’ayant été institué que le 22 novembre. Les 18 articles ont été discutés lognuement et publiquement, et la responsabilité de l’acceptation devait retomber sur de grandes assemblées, c’est-à-dire sur personne. Le protocole n°1 a été discuté dans le cabinet ; ici il y avait responsabilité réelle, à charge de quelques personnes ; j’apprécie tout ce quil a fallu de fermeté d’âme, d’élévation d’idées pour débuter par poser un pareil acte qui a arrêté la Belgique et l’Europe sur le penchant de l’abîme. C’est dans ces considérations de l’ordre le plus élevé, d’un ordre européen, qu’il faut cherhcer les raisons qui ont déterminé le gouvernement provisoire, plutôt que dans la situation de nos ressources militaires. Nous avions, il est vrai, pour toute armée 6,000 volontaires mal équipés, mais animés de cet enthousiasme qui fait de prodiges. Ce qui nous rendait forts, c’était la faiblesse de la Hollande.

Les places du Brabant septentrional qui forment le boulevard de ce pays n’étaient pas en état de défense, l’armée était dissoute, les populations abattues ou mal disposées. Pichegru n’avait pas eu de plus grandes facilités pour faire la conquête de la Hollande, en 1795, et Louis XIV n’avait pas répandu de plus grande consternation ; l’Europe, d’ailleurs, était ébranlée comme par les secousses d’un vaste tremblement de terre : le 29 novembre éclata cette révolution de Pologne qui n’était pas destinée à célébrer son anniversaire, mais qui créait de si grands embarras à l’autocrate du Nord. Je ne sais quelle fièvre travaillait tous les peuples, depuis la Vistule jusqu’aux Pyrennées. Le gouvernement provisoire pouvait s’opposer à la demande de la conférence, traîner à la remorque la France, se mettre à la tête d’une propagande, jeter un dissolvant sur la vieille société monarchique ; comme Canning, et à plus juste titre, il pouvait répondre à la conférence : « J’ai pour moi tous les mécontents de l’Europe. » (Sensation.)

Le gouvernement provisoire n’en fit rien, et il agit sagement : s’il avait rejeté le protocole n°1, que serait-il advenu ? On aurait cherché à imposer par des menaces ; si nous avions persisté à aller en avant, à porter l’insurrection et les hostilités au cœur de la Hollande, la guerre générale devenait inévitable. Ainsi, je le répète, le gouvernement provisoire a agi sagement.

L’armistice devait amener un autre résultat immense pour la libération du sol, et dont nous sentons aujourd’hui toute l’importance, l’évacuation d’Anvers.

Le premier ministère du régent réclama vainement l’exécution de l’armistice en mars 1831. Cette réclamation a été vaine, parce que déjà notre position par rapport à la Hollande n’était pas la même qu’en novembre 1830 ; aujourd’hui nous comprenons parfaitement qu’il fallait profiter du moment où la Hollande était faible, et le prestige révolutionnaire tout puissant, non pour nous ruer sur la Hollande et insurger tous les peuples, nous pour faire nos conditions en négociant. C’est malheureusement ce que personne ne comprit alors. Nous nous imaginâmes que la Hollande ne se relèverait jamais, et que le prestige révolutionnaire irait en grandissant. Ce fût là, messieurs, la faute capitale : je la signale comme la faute de tout le monde. En février, en mars, nous pouvions terminer notre révolution, non pas sans concession aucune, mais avec de légères concessions ; nous pouvions résoudre définitivement et d’une manière avantageuse et prompte les deux questions vitales de notre organisation politique : la question des limites et des dettes, et la question du choix et de la reconnaissance du souverain.

Le deuxième ministère du régent comprit la question dynastique ; il vit que cette question était subordonnée à toutes les autres. Le prince ne fut ni imposé ni même désigné par la conférence : il fut élu librement par nous, et il réunissait, par sa position, toutes les qualités qui le rendaient propre à être avoué par la politique européenne. Mais il existait entre le prince et la Belgique un obstacle qui paraissait insurmontable : cet obstacle, il fallait le faire disparaître. Il fallait pour cela détruire le premier ouvrage de la conférence, faire révoquer la décision qui excluait le Luxembourg de la Belgique, faire reconnaître nos droits sur Maestricht ; nous assurer, pour l’échange facultatif des enclaves, des ressources suffisantes pour obtenir un partage équitable des dettes. Ce difficile problème fut résolu par les 18 articles. Ce fut le pont jugé sur l’abîme.

Récemment la conférence a, dans un acte solennel, reconnu le principe qui sert de fondement aux 18 articles, et sur lequel mes honorables amis et moi avions établi nos calculs et nos prévisions. Dans son mémoire justificatif du 4 janvier 1832, la conférence s’exprime en ces termes :

« Comme le sens littéral fait état, on pouvait soutenir que le premier article n’assigne à la Hollande que strictement ce qu’elle possédait en 1790, et que, selon l’article 2, la Belgique devait obtenir dans le royaume uni des Pays-Bas tout ce que la Hollande n’y possédait point en 1790. Cette interprétation eût donné à la Belgique les enclaves allemandes, les dix cantons détachés de la France en 1815, que la Hollande ne possédait pas non plus en 1790, et ceux des droits que la Hollande n’exerçait pas en la ville de Maestricht, en la même année. »

Si nos prévisions ne sont pas réalisées, la faute n’en est pas à l’acte considéré en lui-même, mais à des événements postérieurs indépendants de cet acte. Nos désastres du mois d’août ne sont pas l’œuvre de la diplomatie, mais de notre situation révolutionnaire. L’inexpérience des uns, l’indiscipline de tous, les a amenées ; ces causes sont connues, et il ne faut pas d’enquête pour les révéler : cette inexpérience, cette indiscipline, se trouvent partout à la suite des révolutions. Permettez-moi de rappeler la proposition que je fis au congrès, le 9 avril 1831, d’autoriser le gouvernement à admettre dans l’armée des officiers étrangers ; cette proposition fut vivement combattue comme attentatoire à l’honneur national, et restreinte dans des termes qui la rendaient inutile : qu’ainsi restreinte, le gouvernement n’osa pas encore l’exécuter. Qu’est-il arrivé ? En septembre dernier cette chambre, à la presque unanimité, donna au gouvernement une autorisation vainement demandée au mois d’avril ; la mesure qui aurait pu prévenir nos désastres ne fut prise qu’à une époque où elle ne devait que les réparer. La conduite de l’opposition, en avril 1831, a été une faute très grave. Il faut qu’on le sache, car à chaque sa responsabilité. C’est pour la deuxième fois, messieurs, que Louvain a été témoin de la défaite d’une armée révolutionnaire ; lisez les mémoires de Dumouriez, qui, vainqueur une première fois à Jemappes, vit son armée se fondre à Neerwinde et à la montagne de fer  ; lisez les détails sur la manière d’être de cette foule armée qu’il commandait, ou plutôt au milieu de laquelle il se trouvait, et il vous paraîtra lire le récit des événements du mois d’août.

Je ne parlerai pas des 24 articles que vous avez longuement examinés avant de prendre une résolution ; ces articles ne sont pas des conséquences des 18 articles, mais un commentaire des protocoles du 21 et du 27 janvier, commentaire fait sous la première influence d’une défaite.

Je dirai maintenant quel est le grand résultat auquel nous sommes arrivés.

Au point où en sont parvenues les choses en Belgique et dans le reste de l’Europe, une guerre générale est devenue presque impossible, et cette impossibilité est un des résultats généraux des négociations, et du rapprochement opéré entre les puissances. Tel événement, qui eût embrasé l’Europe il y a un an, ne produit aujourd’hui que des effets passagers et locaux ; j’ai repoussé la guerre contre la Hollande, parce que cette reprise des hostilités devenait le signal d’une guerre universelle. Notre position me paraît aujourd’hui totalement changée ; et ici je ne suis nullement en contradiction avec moi-même. Les chances d’une guerre générale, qui devaient amener notre retour soit à la Hollande, soit à la France ont disparu ; notre indépendance est devenue un principe européen ; les contestations qui subsistent encore ne portent plus sur le principe de notre existence, mais sur des questions secondaires. La Belgique constituée est dans la même situation qu’un Etat ancien qui aurait des différends avec un autre Etat. L’avenir nous réserve trois genres de solution : l’adhésion pure et simple du roi Guillaume, l’adhésion par suite ou sous la réserve de modifications consenties à l’amiable et moyennant compensation, l’adhésion à la suite d’une guerre. Dans aucune de ces hypothèses, le principe de notre indépendance et le repos de l’Europe ne seraient nécessairement compromis.

Je sens, messieurs, que j’ai déjà trop longtemps occupé votre attention. Je me proposais encore de vous entretenir de notre situation intérieure ; le discours que vous avez entendu au commencement de votre séance d’hier, est neuf pour nous ; il atteste que nous faisons de grands progrès dans la voie constitutionnelle, que de jour en jour les droits et les devoirs du pouvoir, les droits et les devoirs des chambres sont mieux appréciés. Députés ou ministres, jetés dans la carrière publique par une révolution inattendue, nous faisons tous plus ou moins notre apprentissage politique, nous avons tous quelquefois vécu au jour la journée, en nous avons réciproquement besoin d’indulgence, et d’un peu d’oubli.

M. A. Rodenbach. - Je demande la parole pour un fait personnel. Il est vrai qu’au mois de novembre, je proposai qu’on votât des remerciements à M. Van de Weyer, parce qu’alors je crus, avec mes honorables collègues du congrès, qu’il venait nous apporter l’indépendance de la Belgique. Cet mot fut bien doux à mon oreille ; mais je ne tardai pas à m’apercevoir que ce fut un leurre, puisque quelque temps après, je persifflai les protocoles, en demandant ironiquement qu’on fît des cartouches. Je ne me lassai pas d’engager le gouvernement à organiser promptement une armée ; mais l’impéritie de quelques misérables fut la cause de ce que nous n’eûmes point de soldats exercés, lorsqu’il s’agit de combattre au mois d’août. Voilà, messieurs, l’origine de tous nos désastres, et voilà pourquoi l’on nous soumet aujourd’hui un budget de dépenses, qui s’élève sur pied de guerre à plus de quatre-vingt-six millions de florins.

(Moniteur belge n°69, du 9 mars 1832) M. le ministre de la justice (M. Raikem). - Messieurs, je ne fera que de courtes observations en réponse au discours, d’un honorable préopinant, qui a adressé des reproches au ministère en général et à quelques-uns des ministres en particulier. Selon l’honorable orateur, le ministère n’aurai ni but, ni fermeté, ni système arrêté, et les fonctionnaires lui refuseraient obéissance. On ne connaît pas le but du ministère ! Notre but, messieurs, est de tâcher de consolider la Belgique, d’assurer pour jamais son indépendance. Le système du ministère est le salut de la patrie, et, quand il s’agit du salut de la patrie, peut-on nous faire l’injure de douter de nos efforts et de notre zèle ? Non, si son salut dépend de nous, il est certain ; mais ne peut-il pas exister des circonstances qui nous dominent jusqu’à un certain point et que nous ne pouvons dominer ? Il faut, dit-on, de la fermeté et de l’énergie. Oui, sans doute ; mais il faut que ces qualités soient réglées par une sage prudence ; c’est là le vrai moyen, le seul peut-être pour conjurer l’orage, et nous l’avons toujours employé. On a parlé de sa désobéissance de quelques fonctionnaires ; mais aucun fait n’a été allégué. Si l’on a voulu parler de l’obéissance des fonctionnaires dans la hiérarchie des pouvoirs, elle existe. Nous ne voulons pas d’une obéissance servie, mais d’une obéissance réglée par les lois. C’est la seule bonne, la seule durable, et principalement dans le département qu’on m’a fait l’honneur de me confier.

Si des reproches généraux je passe aux reproches particuliers, je dois considérer comme tel ce qu’on a dit par rapport à la loi du jury : à cet égard, j’ai dit ma pensée, en répondant hier à l’honorable M. Jaminé. Dans mon opinion, il faut que la loi du jury soit refaite tout entière, et je pense que ce travail ne pourra être fait qu’après l’adoption de la loi sur l’organisation judiciaire. Quant à la loi concernant les modifications au code pénal, elle a déjà reçu l’assentiment des deux chambres, et j’ai déjà répondu à l’honorable membre, lors de la discussion du projet de loi, que si je n’avais pas présenté un projet plus étendu, c’était dans la crainte de ne pas vous présenter des dispositions assez sages et assez mûries ; et, avec la circonspection qu’il faut apporter en pareille matière ; j’avoue que je me défie beaucoup de moi-même.

Pour ce qui touche à l’organisation judiciaire, on ne peut pas m’accuser d’avoir été en retard pour la présenter. Enfin, messieurs, on a parlé de cumul d’emplois ; et ici, je dois le dire, on m’a prêté des sentiments qui ont toujours été loin de moi. Je puis dire que, dans toute ma carrière, je n’ai jamais été guidé par l’ambition, et j’ajouterai que, si je n’avais consulté que mes intérêts et mon inclination, je n’aurais jamais accepté les emplois qu’on m’a offerts.

De toutes parts. - C’est vrai ! c’est très vrai !

- La suite de la discussion est renvoyée à demain.

La séance est levée à 4 heures.

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