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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 20 juin 1833

(Moniteur belge n°173, du 22 juin 1833)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

- A midi et demi on fait l’appel nominal.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.


M. W. de Mérode demande un congé ; le congé est accordé.


M. Lardinois écrit pour demander un congé, une personne de sa famille étant dangereusement malade ; le congé est également accordé.

Projet de loi accordants des crédits provisoires pour les ministères autres que le ministère de la guerre

Rapport de la section centrale

M. d’Huart, rapporteur de la section centrale chargée de l’examen du projet de loi relatif aux crédits provisoires à accorder aux divers départements de l’administration a la parole et monte à la tribune. Il propose l’adoption du projet de loi avec quelques modifications.

- Ce projet de loi sera discuté immédiatement après l’adoption de l’adresse.

Projets de loi portant des crédits spéciaux au budget du ministère de l'intérieur

Dépôt

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) prend la parole pour présenter deux projets de loi relatifs à des crédits spéciaux aux services de son département.

- Ces projets sont renvoyés devant une commission.

Projet de loi accordant un crédit provisoire au budget du ministère de la guerre

Dépot

M. le ministre de la guerre (M. Evain) présente un projet de loi pour obtenir un crédit de 8 millions applicable au service de son département pendant les neuf premiers mois de l’année.

- Le projet est renvoyé devant une commission que le bureau est chargé de nommer.

Projet d'adresse en réponse au discours du trône

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. le ministre de l’intérieur.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Au moment où je me suis arrêté hier, quand je portais la parole devant la chambre, j’ai remarqué que la partie de mon discours à laquelle j’arrivais, répondait aux accusations que se proposait de faire M. Dumortier. Cet honorable membre a annoncé une indisposition ; aujourd’hui il a sans doute retrouvé tous ses moyens. Il a prévenu l’assemblée qu’il attaquerait le ministère, qu’il l’accuserait ; j’attends maintenant l’accusation avant de reprendre la parole, avant de répondre.

M. Gendebien. - Toute la question consiste en faits : a-t-on destitué, n’a-t-on pas destitué des fonctionnaires publics ? On a adressé des reproches au ministère du chef de ces destitutions au moment des élections, pendant les élections ; destitutions qui auraient eu lieu pour votes dans cette assemblée, bien que d’après la constitution aucun député ne puisse être recherché pour ses votes. A moins de mettre le ministère en accusation, on ne peut pas articuler plus clairement les faits. Le ministère doit répondre.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Je ne sais comment l’honorable membre, qui a les habitudes du barreau, pourrait introduire ici un usage qui forcerait un accusé à se défendre avant qu’il ait entendu pour quels motifs on l’accuse. On a dit hier qu’il y avait eu des destitutions ; nous ne le nions pas ; nous en prenons la responsabilité ; mais on n’a pas développé les motifs pour lesquels on nous reprochait ces destitutions ; cependant, si la chambre insiste pour m’entendre avant d’entendre l’accusateur, je parlerai.

M. Dumortier. - Lorsque le ministre de l’intérieur reconnaît que dans la séance précédente on a reproché à un hommes à portefeuilles des destitutions, c’est une chose singulière qu’il ne cherche pas à s’en justifier.

J’ai annoncé hier que je m’élèverai contre le système suivi par le ministère ; ce n’est pas contre le fait que je puis m’élever. Le fait est, comme on dit en diplomatie, un fait consommé. Je ne serai donc que contre les motifs qui ont déterminé le ministre de la justice et le ministre de l’intérieur à faire ces destitutions ; or, j’ai lu les arrêtés de destitution de M. Eugène Desmet, de M…, de M… de Liége, et de divers juges de paix, et je n’ai pas lu dans ces arrêtés les motifs de la conduite des ministres : il faut donc que le ministère nous éclaire sur ce point, sans quoi je renoncerai à la parole. Il ne peut d’ailleurs pas se faire que le ministère discontinue à parler quand il a commencé.

- Des voix. - Laissez le faire ! Il ne parlera pas !

M. de Brouckere. - Il ne faut pas forcer un membre de cette assemblée, ni un ministre, à parler ; si l’on a des reproches à faire aux chefs de l’administration, qu’on les fasse. Hier j’ai articulé clairement les griefs dont, selon moi, l’administration s’est rendue coupable : c’est, ainsi, je crois, qu’il faut agir ; mais je ne concevrai jamais qu’on puisse forcer un ministre à parler, pas plus que les membres de cette assemblée.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Du moment que la chambre ne conteste pas aux ministres le droit de se taire, ou de parler selon qu’ils le jugent convenable, je ne résisterai pas aux instances que l’on fait pour m’entendre, et je prendrai volontiers la parole afin de ne pas prolonger des discussions inutiles.

En commençant je répondrai, messieurs, au discours de M. de Brouckere, discours dans lequel il a articulé des accusations nettes et précises, selon lui, mais pas autant que le ministère l’aurait désiré pour sa complète justification.

Je ne sais si je dois m’arrêter longtemps sur la première partie de ce discours où il a été fait allusion à un faux semblant qu’aurait employé le ministère pour se retirer des affaires et pour y rentrer immédiatement après. Il est possible qu’une pareille tactique paraisse facile à des hommes qui n’ont pas encore savouré les douceurs du pouvoir ministériel : quant à nous, nous déclarons que c’est très sérieusement et avec la plus grande bonne foi que nous avons remis à S. M. nos portefeuilles ; que c’est aussi très sérieusement que S. M. a reçu notre démission et a chargé un des membres de la représentation nationale de former un nouveau cabinet. Si ce chef d’un nouveau cabinet n’est pas parvenu à composer un autre ministère, ce n’est pas notre faute s’il ne s’est pas adressé à tous les amateurs ; s’il n’a pas eu recours à toutes les ambitions, nous le répétons, ce n’est pas notre faute.

Au nombre des accusations auxquelles on s’est livré à l’occasion des élections, on a parlé de menaces, de promesses, de calomnies. J’ai déjà invité l’honorable représentant auquel je réponds à accompagner de pareilles assertions de faits ; j’attendrai qu’il les appuie de cette manière ; et en attendant je ferai observer que l’honorable orateur s’est toujours retranché dans une formule très commode et très discrète à l’aide de laquelle on peut accuser tout le monde sans désigner personne, dans cette formule très large : on ; on a calomnié ; on a menacé ; on a promis. Je voudrais que l’honorable orateur, qui ne manque pas de franchise, il nous l’a dit, et nous l’en croyons, voulût bien substituer à cette particule vague des désignations qui fissent connaître les auteurs de ces manœuvres que nous dénions.

Si le ministère avait un reproche à se faire dans cette circonstance, ce serait peut-être de s’être renfermé dans un système de neutralité qui pouvait lui être personnellement funeste. Ceux qui ont remarqué l’ordre, la décence, la régularité avec lesquels les opérations électorales ont été effectuées dans toutes les localités, une seule exceptée, ceux-là, au lieu d’adresser des reproches, adresseraient plutôt au ministère de témoignages de satisfaction, si de tels témoignages ne sortaient pas des usages de l’époque.

Après des reproches vagues vient le thème obligé de toutes les oppositions passées, présentes et futures probablement : arrive-t-il quelque émeute, quelque trouble, quelque désordre, voire même quelque querelle de cabaret ; va-t-on rechercher les véritables auteurs de ces scènes ? Non, messieurs, il est beaucoup plus commode de les attribuer au ministre, et le ministère, au moment des élections, a besoin d’effrayer les esprits, et, voyez la tactique ! il sème dans le pays le brigandage, le massacre, le pillage ! Excellent moyen, en effet, de s’attirer la bienveillance des électeurs Qu’y gagne-t-il encore ? L’honneur insigne de gouverner un pays de brigands, de pillards, de massacreurs ; car c’est en ce style hyperbolique qu’on a dépeint les scènes déplorables d’Anvers, mais qui n’ont pas eu, Dieu merci, un tel degré de gravité.

Messieurs, je vais vous faire voir comment le ministère a agi pendant ces scènes, et de quelle manière ses agents et lui ont été complices des excès.

Ce fut le 22 mai à midi que j’appris la scène de la veille ; je me hâtai d’envoyer sur les lieux un homme de confiance. Il était porteur de la lettre suivante aux autorités communales :

« Bruxelles, 22 mai.

« M. le bourgmestre d’Anvers,

« Le gouvernement apprend avec peine que dans la soirée d’hier l’ordre a été troublé dans votre ville, le peuple s’étant porté à des voies de fait envers des membres de la société dite de La Loyauté.

« J’ai la confiance, monsieur le bourgmestre, que l’administration municipale ne négligera rien pour calmer l’effervescence populaire, qu’elle usera de tous les moyens en son pouvoir pour prévenir le retour des excès, rétablir l’ordre et assurer à tous ses administrés sans distinction d’opinions politiques, la protection qui leur est due. Il me serait agréable, monsieur le bourgmestre, de recevoir le plus tôt possible un rapport détaillé sur le désordre d’hier, et d’être ultérieurement tenu au courant des mesures dont les circonstances pourraient dicter l’emploi.

« Agréez, etc.

« Le ministre de l’intérieur,

« Ch. Rogier. »

Première preuve de complicité.

Il résulte des rapports des diverses autorités :

Qu’un commissaire de police, le sieur De Duve, a reçu des coups de bâton, des coups de pied, des coups de pierres ;

Que M. l’échevin Janssens a reçu plusieurs coups de pied et de poing, et fut sur le point d’être assommé ;

Que M. le substitut du procureur du Roi éprouva les plus durs traitements, et dut chercher son salut dans la fuite.

Enfin il n’est pas jusqu’aux gendarmes qui coururent les plus grands risques d’être lapidés. Cette circonstance résulte des rapports du commandant de place, du capitaine de Ridder, du commissaire de police de Haghe.

Deuxième preuve de la complicité du pouvoir et de la coopération de ses agents aux excès.

Un officier et des soldats ont été inculpés directement, les uns comme ayant pris part aux désordres, l’autre comme n’ayant pas agi dans la vue de les réprimer ; une enquête a été sur-le-champ ordonnée contre l’officier et les soldats, elle se poursuit en ce moment avec activité.

Troisième preuve de la coopération du pouvoir aux désordres.

Enfin, messieurs, le pouvoir est si avide d’émeutes, si partisan de désordres, il a une telle conviction dans leur utilité pour le pays et pour lui-même qu’il a poussé ses précautions jusqu’à adresser la circulaire suivante aux gouverneurs des provinces, toujours sans doute dans la vue de susciter les brigandages et les massacres et de fournir à l’estimable organe de l’opinion publique en Allemagne, cité hier, une nouvelle occasion d’insulter en français un pays où il reçu l’hospitalité.

« Bruxelles, le 23 mai 1833

« Monsieur le gouverneur,

« Les désordres qui ont eu lieu à Anvers dans la soirée du 21 de ce mois, à l’occasion de l’installation de la société de La Loyauté, commandent à l’autorité de redoubler de vigilance et de fermeté pour comprimer l’effervescence des masses, et prévenir le retour de semblables excès. Le gouvernement n’ignore pas la cause de l’irritation populaire, mais il a le devoir et la volonté de protéger contre les effets de cette irritation ceux-là même qui la provoquent par de coupables imprudences ; armé du secours des lois, il y trouvera assez de force pour combattre des ennemis trop faibles pour être craints. Il ne faut pas que l’apparence même de la persécution relève du discrédit profond où elle est tombée une cause perdue. Il ne faut pas que la révolution belge, si généreuse dans ses jours de victoire, compromette par de déplorables excès son caractère de modération, aujourd’hui que son triomphe est pour toujours assuré.

« Je vous invite, Monsieur le gouverneur, à user de toute votre influence pour éviter que les excès que je vous signale ne viennent à s’étendre dans votre province. Vous aurez, au besoin, à vous concerter avec l’autorité locale, ainsi qu’avec les autorités judiciaire et militaire, pour prendre et ordonner les mesures que prescrirait la gravité des événements. La sûreté des personnes et des propriétés ne doit pas être vainement garantie par la constitution. Tous actes attentatoires à ces garanties sont hautement condamnables aux yeux du gouvernement, qui doit mettre autant de prudence à les prévenir que de fermeté à les réprimer. Je m’en repose avec confiance sur votre patriotisme, M. le gouverneur, pour l’accomplissement de cette double tâche, si, par des circonstances que je ne puis prévoir, les scènes qui ont éclaté à Anvers devaient avoir du retentissement en quelqu’une des localités soumises à votre administration.

« Je vous prie de vouloir bien joindre à votre réponse à la présente un rapport précis sur la situation des esprits dans votre province.

« Le ministre de l’intérieur,

« Ch. Rogier. »

Mais, dit-on, ces instructions étaient tardives. Quoi donc ! aurait-on voulu qu’elles précédassent l’événement ?

On exige beaucoup des ministres ; mais c’est aller un peu loin que de vouloir, bon gré mal gré, les douer d’une prescience toute particulière, qui consisterait à prévoir que tel jour, à telle heure, il y aura une scène de désordre dans tel lieu, un rassemblement tumultueux en tel autre ; qu’il plaira, par exemple, à de jeunes imprudents de revêtir, dans telle circonstance, des couleurs que la nation a proscrites.

Je passe maintenant à un autre grief.

On se trompe si l’on croit que le ministère, en révoquant de leurs fonctions des commissaires de district, n’ait voulu que goûter le plaisir d’une mesquine vengeance. Toute mesure de rigueur, quelque légale, quelque juste qu’elle soit dans son application, suscite des inimitiés, soulève des passions, et ce n’est pas en faveur de celui qui se résout à la prendre, que s’éveillent d’ordinaire les sympathies. Le gouvernement dans cette occurrence n’a donc pu user de sa prérogative sans répugnance. Je dirai même, car je n’ai rien à cacher, qu’il lui a été pénible de devoir frapper deux fonctionnaires qui avaient donné à la cause nationale des gages de dévouement : aussi, loin de vouloir porter atteinte à leur caractère personnel, je suis le premier à y rendre justice ; mais, en se séparant d’eux le gouvernement a exercé un droit ; il a fait plus, il a rempli un devoir, il a obéi à une nécessité de sa position.

Sur la question de fait je ne dirai que peu de mots. Des deux fonctionnaires destitués, l’un s’était montré dans sa conduite parlementaire l’adversaire constant et actif des principes qui ont guidé le gouvernement sous chacun des ministères qui se sont succédé en Belgique ; l’autre, sans se laisser arrêter ni par les avertissements de l’autorité supérieure, ni par la crainte de compromettre le maintien du cabinet, avait dans le combat électoral pris parti contre le ministère, et fait cause commune avec ses adversaires déclarés.

J’aborde la question de principe. Elle touché à l’essence du gouvernement et mérité d’être discutée avec calme et impartialité.

On reconnaît généralement au gouvernement le droit de s’entourer d’hommes qui partagent ses vues politiques et consentent à le seconder. Lui refusera-t-on celui de ne pas user des ressorts qui, selon lui, paralysent ou entravent son action ? mais ces deux droits découlent l’un de l’autre ; ils sont d’ailleurs inhérents à la responsabilité ministérielle qui ne peut signifier quelque chose qu’à la condition, pour le ministère, d’être complètement libre dans sa sphère d’action, déjà si restreinte et si entourée d’entraves.

Prétendra-t-on que le ministère ne peut se séparer des fonctionnaires, du moment où ils font partie de la représentation nationale ? Mais ce serait vouloir que l’inviolabilité du député entraînât l’inamovibilité du fonctionnaire, et dénaturât ainsi le caractère d’une fonction que, ni selon la constitution, ni selon l’intérêt des administrations, on ne peut prétendre être inféodée au titulaire. Est-ce à dire que, dans notre pensée, les députés fonctionnaires ne puissent suivre les inspirations de leur conscience, qu’ils doivent aliéner dans leurs convictions au profit du ministère ? Autre erreur. Le gouvernement ne prétend point porter atteinte au principe de la liberté du vote. Seulement cette liberté ne peut pas être destructive de l’indépendance du gouvernement et des conditions de son existence.

Autre chose est d’ailleurs d’exprimer des opinions consciencieuses, de voter librement dans un sens tantôt contraire, tantôt favorable au ministère, autre chose est d’émettre dans toutes les questions fondamentales une opinion violemment hostile, un vote invariablement et radicalement contraire au pouvoir. Que l’inviolabilité parlementaire légitime, même de la part d’un fonctionnaire qui reçoit l’impulsion du ministère, une opposition de détail ou de circonstance, on le conçoit ; mais qu’elle serve d’égide à une opposition invétérée au fond et violente dans les formes, c’est ce que l’on ne peut admettre.

Je le demande à tous les hommes impartiaux, quelle considération obtiendrait au-dehors et au-dedans une administration qui, dans les luttes parlementaires, voire même dans les luttes électorales, trouverait dans ses propres agents ses plus acharnés adversaires, sans avoir la force ou le courage de leur enlever, en les rendant à la vie privée, la part d’influence qu’ils tiennent de leur position administrative et qu’ils tournent contre l’administration même ?

Non, messieurs, nous n’avons pas reçu le pouvoir pour le laisser jusque-là s’affaiblir et se déconsidérer entre nos mains. Et à quelque degré de dépression que certaines opinions voudraient voir descendre la force de l’autorité ministérielle, jamais, tant que nous l’exercerons, elle ne se résignera au rôle honteux de se voir livrée publiquement et sans défense aux provocations et aux dédains de ses propres agents.

D’une telle autorité, un homme d’honneur ou de bon sens n’en voudrait pour lui-même. Disons que tout véritable patriote n’en voudrait pas pour le pays ; pour le pays qui se ressent toujours, quoi qu’on dise, des atteintes violentes portées à la considération de ceux qui le gouvernent, et qui ne peut avoir de force et de véritable liberté qu’autant que ces éléments d’action ne manquent pas au pouvoir qui le dirige.

Celui qui n’accorde pas sa confiance au gouvernement ne doit pas trouver mauvais que le gouvernement lui retire la sienne. Comment voulez-vous qu’un ministre réponde de ses actes, si vous le liez jusque dans le choix de ceux à qui il doit en remettre l’exécution ? N’est-il pas absurde d’exiger de lui la prompte et bonne exécution des lois lorsque les agents dont il réclame le concours sont publiquement connus pour lui être hostiles ? Autant vaudrait exiger du pilote qu’il arrive au port quand le vent qui doit le seconder lui est contraire ; d’un chef d’armée, qu’il gagne la bataille, quand ses propres soldats tournent contre lui leurs armes.

Mais, dit-on, un fonctionnaire consciencieux verra-t-il donc son avenir compromis, son existence remise en question à chaque revirement ministériel ? Je dirai, pour répondre à cette objection d’abord qu’un changement de cabinet n’entraîne pas nécessairement un changement total de système de gouvernement : depuis l’avènement du Roi, plusieurs ministères se sont succédé, et cependant les mutations dans l’ordre administratif n’ont pas été nombreuses. Ensuite tous les fonctionnaires ne sont pas assujettis aux mêmes obligations à l’égard du gouvernement ; il y a une distinction essentielle à établir. Il en est qui, recevant l’impulsion du ministère, sont particulièrement tenus de le seconder, et de suivre sa pensée politique. Il en est d’autres, placés en dehors de l’action politique du gouvernement, dont il ne doit exiger que zèle et capacité.

Je répéterai d’ailleurs, quant aux fonctionnaires députés appartenant à la première catégorie, que le cas d’hostilité ouverte, permanente, peut seul, en règle générale, autoriser une destitution. Il serait absurde et vraiment inique de leur demander compte de votes isolés, de dissidences passagères, de vouloir que l’infaillibilité ministérielle soit pour eux un dogme de foi politique.

Or, les mesures que je viens défendre ont-elles cette tendance ? Si les électeurs l’avaient cru, ne se seraient-ils pas gardés de confier leur mandat à des fonctionnaires amovibles ? Le contraire est arrivé, messieurs. Il se rencontre dans cette chambre un plus grand nombre de fonctionnaires de l’ordre administratif que n’en comptait la chambre ancienne.

Je suppose que le système actuel cesse d’être dans les vœux du pays, que le système de l’opposition venant à prévaloir amène nos adversaires au pouvoir. Dans cette hypothèse, j’en appelle à leur bonne foi, consentiraient-ils à marcher avec tous les agents sans exception de l’administration actuelle, même avec ceux qui, voulant jouer un rôle politique, viendraient journellement à la tribune déverser le blâme sur la marche du nouveau cabinet ; qui déclareraient par exemple, comme nous l’avons quelquefois entendu dire, qu’un tel gouvernement a pour but l’anéantissement du pays, qu’il ignore les affaires du pays, que ses paroles ne peuvent ou ne doivent inspirer aucune confiance, que le ministère est satisfait des désastres de la nation, qu’il tient la nation dans la fange du déshonneur ?

Je le dis avec une profonde conviction, tout cabinet qui se soumettrait à de pareils engagements se manquerait à lui-même ; il recélerait dans son sein le germe de sa dissolution ; il manquerait au pays auquel il est tenu de donner une administration forte, régulière, et non pas une administration énervée et anarchique.

Messieurs, à mesure que nous vieillirons dans la vie constitutionnelle où nous ne faisons que d’entrer, chacun comprendra mieux cette vérité si simple qu’il faut unité de vues et d’intentions entre les conseillers de la couronne et leurs subordonnés immédiats.

Toute dissidence patente et radicale entre eux les oblige à se séparer, parce qu’elle ne peut durer sans compromettre là liberté d’action et la force morale du pouvoir. Si le fonctionnaire dissident ne se résigne pas spontanément à une séparation devenue nécessaire, peut-on faire un crime à l’administration de prendre l’initiative ?

Je ne citerai pas les exemples des pays qui nous ont devancés dans la carrière constitutionnelle. On sait jusqu’à quel point est poussé aux Etats-Unis d’Amérique et en Angleterre le principe de la solidarité entre l’administration et ses agents. Ces principes admis par les divers ministères français ont prévalu aujourd’hui jusque devant les chambres. Si la destitution récente d’un honorable membre de l’université qui, sur une question constitutionnelle, s’était trouve en désaccord avec le chef du ministère auquel il ressortit, a été attaquée par l’opposition, ç’a été surtout en raison de la nature de la fonction qu’il occupait, et à laquelle on déniait un caractère administratif. L’opposition elle-même semble avoir reconnu les véritables principes du gouvernement représentatif sur ce point. « Remarquez, disait M. Odillon-Barrot, fonctionnaire destitué lui-même, faisant allusion à la destitution de M. Dubois, et se taisant sur celle de M. Baude ; « remarquez qu’il ne s’agit pas d’un préfet ou d’un sous-préfet, ou de ces agents immédiats, qui doivent en quelque sorte obéir comme instruments, mais qu’il s’agit d’un fonctionnaire appartenant à un corps que notre législation a placé en dehors de l’administration. »

Chez nous, messieurs, les mesures qu’on nous reproche ne sont pas les premières auxquelles ait eu recours l’administration. Je pourrais vous rappeler la destitution très méritée, très opportune à mon avis d’un commissaire de district auteur d’une lettre publiée contre son gré, à ce qu’il disait, non pas contre les ministres, mais contre un gouverneur de province. Quelqu’un s’avisa-t-il alors d’accuser M. de Theux d’avoir violée en la personne de M. Camille de Smet la liberté de la presse ?

Mais que le désaccord éclate à la tribune ou par la presse, l’effet n’en est-il pas le même ? L’administration ne viole pas plus la liberté de la tribune qu’elle ne viole la liberté de la presse ou la liberté des élections en se séparant d’un fonctionnaire qui, par l’une ou l’autre de ces voies, lui déclare la guerre. Il doit savoir que c’est à ses risques et périls qu’il combat et ne pas trouver mauvais que ceux qu’il attaque se défendent.

Je ne terminerai pas, messieurs, sans faire observer que la doctrine professée par le ministère a été parfaitement comprise et très énergiquement résumée par un honorable membre de cette assemblée, qu’on ne taxera pas de condescendance excessive pour le ministère. N’est-ce pas M. Pirson qui disait naguère à ses commettants :

« Il me répugnait d’être obligé, pour remplir mon mandat de député, de combattre un gouvernement qui, selon moi, trompait l’espoir du pays, et de rester en même temps l’agent de ce gouvernement. Je donnai donc ma démission. »

M. Gendebien. - Messieurs, je ne répondrai pas à tout ce que vient de dire le ministre de l’intérieur, au sujet des destitutions ; je me bornerai simplement à faire remarquer que dans son arrêté il n’y énonce pas les motifs de la mesure qu’il prend : je parle de la destitution de notre honorable collègue, M. E. Desmet. Il vient de vous dire ses motifs, ce sont les votes de M. E. Desmet à la chambre, c’est sa conduite parlementaire qui ont motivé sa destitution. Eh bien je le déclare hautement, le ministre de l’intérieur a violé la constitution. En voici l’article 44, dont le texte est clair autant que l’esprit : « Aucun membre de l’une ou de l’autre chambre ne peut être poursuivi ou recherché à l’occasion des opinions et votes émis par lui dans l’exercice de ses fonctions. » Cependant c’est uniquement à raison des opinions émises par M. E. Desmet qu’il a été destitué. Du reste, le ministère a reconnu la loyauté de ce député, et comme homme privé et comme homme public. Quoi qu’il en soit, je désire que le ministre de l’intérieur concilie sa conduite avec l’article 44 de la constitution.

Quant à la destitution de M. le commissaire du district de Tournay, elle n’est pas dans la même catégorie ; elle n’en est pas moins brutale ; elle prouve aussi que les ministres n’ont pas dit la vérité lorsqu’ils ont dit être restés neutres dans le combat électoral. Je sais pertinemment que M. Doignon n’a point coopéré en qualité de commissaire de district aux élections de Tournay ; mais il est d’autres personnes qui s’en sont occupées ; je m’en suis occupé, moi, ainsi que les amis de M. Doignon.Je n’hésite pas à le dire hautement, et j’allais dire aussi que j’avais agi contre les ennemis politiques de cet honorable citoyen, contre les ennemis de mon pays qui sont aussi les miens ; mais je ne me constitue l’ennemi de personne.

On a parlé de la France, on y a puisé des exemples ; mais en France la contre-révolution est toute faite ; il n’y manque plus que des bastilles : elles seront bientôt construites. Quant à nous, notre contre-révolution n’est pas encore consommée ; seulement nous marchons dans la même voie que la France depuis deux ans ; nous imitons, je dirai même, nous singeons la France.

Ces hommes qui imitent la France si servilement dans ses manœuvres contre-révolutionnaires, accusaient les membres du congrès de gallomanie parce qu’ils y voyaient des amis, des soutiens, alors que la France n’avait encore fait aucun pas rétrograde : qu’on lise les journaux de l’époque et l’on verra que ceux qui attaquent aujourd’hui la royauté du 7 août la défendaient alors que nous y avions foi, et que ceux qui l’attaquent aujourd’hui étaient les amis de plusieurs de nos ministres avant qu’ils eussent tourné le dos à la révolution. Mais laissons là les destitutions. Ni l’une ni l’autre ne sont justifiables, et celle de M. Desmet est inconstitutionnelle, elle viole l’article 44 de la constitution, et je porte au ministère le défi formel de se justifier de cette violation de la constitution.

Passons à des objets plus sérieux, je veux dire plus directement à l’ordre du jour.

Je ne puis admettre le projet de réponse au discours du Roi. Si dans ce projet et dans le discours on a voulu lutter de pâleur et d’insignifiance, on a réussi. Je crois que la réponse est tout au moins aussi pâle que le discours du trône ; mais ce n’est pas ainsi que nous devons traiter les affaires publiques ; nous devons y apporter moins de légèreté que nos gouvernants qui semblent ne se soucier que des moyens de se maintenir au pouvoir le plus longtemps possible.

Est-il vrai qu’il se soit passé des faits importants depuis la dernière session ? La prise d’Anvers est sans doute un fait important, mais c’est déjà de l’histoire ancienne.

Quant au traité du 21 mai, voyons si c’est une chose dont nous ayons lieu de nous féliciter, et voyons si le traité du 15 novembre subsiste encore.

Je pense, messieurs qu’il suffit de lire le traité du 21 mai pour nous convaincre que nous sommes rejetés dans le dédale de la diplomatie, et au point où nous en étions au mois de novembre 1830, moins cette noble confiance dans les prodiges du patriotisme qu’on a tué.

Dans le traité du 21 mai, je vois des conditions favorables à la Hollande : il lève le blocus qui pouvait ruiner la Hollande ; il renvoie à Guillaume la garnison de la citadelle d’Anvers ; pour nous, il n’y a rien du tout, si ce n’est un armistice indéfini qui nous condamne à l’inaction.

Comment peut-on se réjouir de ce traité ? On sait, et tous nos diplomates en conviennent, que le roi Guillaume ne veut pas en finir. M. Goblet le disait au mois de mars dernier : « On chercherait en vain à faire croire que, dans les négociations qui ont eu lieu, il (le roi de Hollande) ait jamais apporté un sincère désir de conclure un arrangement définitif.

« Dans cet état de choses, il est indispensable que dans le cas où une transaction préliminaire serait conclue, il est, dis-je, indispensable que cette transaction ne donne pas au gouvernement néerlandais les moyens de continuer son système de temporisation. »

Voulez-vous en avoir une nouvelle preuve, lisez la brochure écrite, imprimée à Londres par les soins de notre ambassadeur. Il démontre clairement que le roi Guillaume n’a jamais été sincère. Cette brochure est de M. Van de Weyer, aussi que celle de M. de Lamare, traduction libre de M. Van de Weyer.

Lisez les pages 51 et 52, et vous verrez qu’il y démontre, d’une manière péremptoire, que le roi Guillaume n’a pas envie d’en finir. Qu’espérez-vous donc du roi Guillaume, alors que vous levez les obstacles mis à son commerce ? Vous lui donnez la faculté d’attendre que les affaires d’Orient soient terminées, que la Russie puisse lui prêter son appui, et que les puissances soient en mesure de mettre à la raison et les révolutionnaires belges et ceux de France.

Dans le traité du 21 mai, je ne vois plus d’actes coercitifs. Il les fait disparaître tous. Cependant, messieurs, veuillez vous le rappeler, au mois de mars dernier, selon le ministère, le blocus était un moyen infaillible, était l’unique moyen pour réduire le roi Guillaume. Voici comment s’exprimait M. Goblet à cette époque : « Au point où en sont venues les choses, nous devons vouloir la continuation des mesures coercitives, car nous voulons l’exécution du traité du 15 novembre. »

Ainsi, en abandonnant les mesures coercitives, vous renoncez donc au traité du 15 novembre ; je le veux bien, car j’ai toujours repoussé ce traité ; mais dans ce cas, dites-le franchement et restez en mesure de le repousser plus tard.

Voici ce que disait M. Lebeau à la même époque :

« Le système continue, les mesures coercitives adoptées contre la Hollande n’ont pas cessé ; elles doivent se poursuivre avec une nouvelle rigueur ; la consolidation du gouvernement de Louis- Philippe, l’honneur des cabinets britannique et français, l’honneur même des chefs de ces deux grandes nations y est intéressé. »

Malgré cette prophétie, malgré cette assurance, et ce n’est pas la première fois que M. Lebeau nous a donné des assurances qui ne se sont pas réalisées ; eh bien, dis-je, malgré cette assurance, le blocus a cessé et nous verrons ce qui adviendra de l’honneur des nations dont on parle, et de leurs chefs ; nous verrons s’ils sont bien sensibles aux prophéties de M. Lebeau.

M. Nothomb à son tour a parlé du blocus. Voyons comme il s’exprimait à la même séance du 26 mars 1833.

Répondant aux députés qui se plaignaient de la fermeture de l’Escaut, il leur disait : « Les mesures coercitives réagissent donc sur nous-mêmes ; est-ce à dire qu’il faille en demander la cessation ? Je me garderai bien de donner ce conseil, et personne parmi nous n’oserait prendre la responsabilité de cette proposition. Si l’on vous demandait : Voulez-vous le rétablissement sur l’Escaut du statu quo de 1830, 1831 et 1832, par suite de la levée pure et simple des mesures coercitives, ou bien la prolongation indéfinie de ces mesures avec quelques entraves jusqu’à ce qu’on vous offre des conditions acceptables, vous n’hésiteriez pas à vous déclarer en faveur du dernier parti. Le roi de Hollande au contraire, si vous lui offriez ce choix, se déclarerait en faveur du premier.

« On était tellement étonné de l’audace de cette entreprise, que, la regardant comme inconsidérée, on a prédit que, la citadelle d’Anvers une fois rendue, les puissances exécutrices se hâteraient de sortir d’une situation violente en abandonnant l’exécution. Ce n’est pas là de ma part une supposition. Je pourrais citer tel discours prononcé il y a cinq mois où cette phrase se trouve textuellement. Hé bien ! ces mesures coercitives ont été maintenues. »

Elles ont été maintenues ! Oui, aussi longtemps qu’elles ne gênaient pas le roi Guillaume ; mais on s’est empressé de les lever aussitôt que le commerce hollandais et anglais s’en est plaint. Ainsi, encore une fois, ce sont les affaires du roi Guillaume que les ministres ont faites, et non celles de la Belgique. C’est de la même manière qu’ils ont agi quand on a cédé le Limbourg en échange du Luxembourg, et qu’on agira quand on abandonnera la co-souveraineté de l’Escaut et peut-être le Luxembourg entier.

Le blocus en mars 1833, il y a deux mois, était une chose merveilleuse, était le spécifique qui devait faire fléchir le roi Guillaume et le contraindre à conclure un traité définitif ; c’est le moyen de diminuer, disait-on, notre budget de cinquante pour cent ; le blocus était une réponse à tout, c’était un sujet de triomphe. Eh bien ! aujourd’hui que le traité du 21 mai lève le blocus, on chante victoire pour la levée de ce miraculeux blocus, comme on chantait victoire au mois de mars pour l’existence des mesures coercitives. Arrangera qui pourra ces contradictions ; pour moi j’y vois déception en mars 1833 ou en mai ; ou plutôt, et je le dis hautement, on nous trompe en juin comme on nous a trompés en mars, comme on nous a toujours trompés.

Vous vous rappelez encore qu’au mois de mars nos armées étaient nécessaires ; que c’étaient elles qui avaient amené les actes coercitifs ; qu’elles devaient subsister pour les faire continuer ; qu’elles devaient être augmentées plutôt que diminuées ; et l’on faisait ces réflexions à l’occasion d’une réponse qu’on faisait à un dilemme que posait le ministère :

« Ou nous devons nous condamner à agir seuls, ou nous devons laisser agir la France et l’Angleterre ; s’il faut que nous laissions agir la France, nous pouvons dès lors nous débarrasser des charges accablantes qu’occasionne notre armée, » disait-on, et le ministère d’insister sur la nécessité d’une armée au grand complet. Aujourd’hui il n’existe plus de blocus ; on va recommencer les négociations, et l’on va en même temps licencier la moitié de l’armée. Qu’on juge de la logique de nos ministres. Voici comment M. Goblet s’exprimait en mars à ce sujet :

« Si vous avez suivi attentivement le cours des événements, vous avez dû vous convaincre que les incertitudes sur notre existence nationale se sont dissipées à mesure que notre état militaire devenait plus fort. L’on devait s’y attendre. La politique de tous les gouvernements était celle de la paix ; la conservation de cette paix dépendait de l’absence de toute collision entre la Hollande et la Belgique, et elle en dépendait d’autant plus que nous étions plus à même de soutenir une longue lutte. Il s’ensuivait naturellement que plus nos armements étaient considérables, plus nous devions espérer que nos réclamations seraient favorablement accueillies. »

Et c’est au moment où nous n’avons plus les moyens coercitifs que l’on propose de désarmer ! C’est lorsqu’il s’agit de recommencer les négociations ; c’est au moment de nous représenter devant ce même aréopage sur lequel nos armements ont fait un si prodigieux effet, que nous allons les anéantir, « pour ne nous reposer que sur la justice de notre cause, » bien que M. Goblet ait proclamé au mois de mars, « que ce serait montrer un impardonnable mépris pour les leçons de l’histoire ! »

Il est beaucoup d’autres passages que je pourrais citer, et que j’omettrai pour ne pas abuser de votre patience.

Cependant je ne puis me dispenser de rappeler ce que disait M. Lebeau :

« Le système du ministère, quoi qu’en puisse dira le préopinant, est extrêmement simple ; il a été expliqué dès le début de la formation du cabinet, et se trouve formulé par la note du 5 octobre : cette note porte sommation à la France et à l’Angleterre d’exécuter les engagements pris envers la Belgique par le traité du 15 novembre, de les exécuter dans un temps donné ; elle déclare à la face de l’Europe même, puisque c’était une pièce officielle, qu’à défaut d’exécuter les engagements dans le délai fixé par nous, la Belgique exercerait le droit de se faire justice à elle-même.

« Messieurs, voilà quelle est la position que le ministère a prise devant la chambre, devant le pays, devant l’Europe ; et je le demanderai à l’honorable préopinant, croit-il que si, le 3 novembre, les garanties invoquées étaient restées stériles, le ministère ne se serait pas regardé comme délié de tout engagement envers les puissances ? Et s’il avait fait un appel aux armes, croit-il que c’eût été de la pure jactance ?

« Si au 3 novembre les mesures coercitives n’eussent pas été commencées, et si, à leur défaut, nous n’eussions pas agi nous-mêmes, le ministère eût été à bon droit la risée de l’Europe. Eh bien, ce système, il faut le reconnaître, ne pouvait être posé s’il ne s’appuyait sur une armée respectable prête à substituer son action à l’action qu’eussent déniée les puissances garantes.

« La Belgique rentrerait dans la plénitude de ses facultés si la France et l’Angleterre abandonnaient le système qu’elles ont adopté ; elles sembleraient ainsi remettre la solution de nos différends à un duel entre la Belgique et la Hollande ; ce duel la Belgique ne le refusera jamais, et au besoin saurait le provoquer. »

Voilà le langage superbe que, selon son habitude, tenait M. Lebeau ; et, aujourd’hui que les actes coercitifs sont abandonnés, aujourd’hui que nous sommes lancés dans un nouveau tourbillon diplomatique, aujourd’hui qu’il n’y a plus de blocus, et que les ministres sont mis en demeure de réaliser leurs jongleries sous peine d’être la risée de l’Europe, ils se proposent de licencier une partie de l’armée, et on assure qu’on peut la licencier avec sécurité !

M. Nothomb n’a pas été moins positif dans la séance du 26 mars dernier :

« Le gouvernement a promis d’amener l’exécution du traité, et pour en arriver là, il lui fallait des armements extraordinaires. Il fallait qu’il pût dire aux puissances garantes : Le traité sera exécuté ou par vous ou par moi ; choisissez. Dans ce dilemme était notre force. Si ce dilemme avait manqué à notre diplomatie, notre diplomatie n’eût rien obtenu.

« Sans nos armements extraordinaires, cette note verbale du 23 octobre n’eût été qu’une puérile menace. J’aime à le dire ici, et je désire que mes paroles retentissent au-dehors, notre armée nous est utile, et cette utilité fait sa gloire ; son existence a amené les mesures coercitives, son existence les fait maintenir. Le jour où nos diplomates à Londres ou à Paris ne pourraient plus faire d’appel à notre armée, le jour où il n’y aurait plus d’armée en état de prendre l’offensive, les deux puissances exécutrices sortiraient peut-être de la situation violente où elles se sont placées. C’est grâce à notre année que nous poserons de nouveau le dilemme Vous exécuterez ou nous exécuterons ! »

Il me semble, messieurs, qu’il est impossible de faire aujourd’hui une application plus juste des paroles que le ministère et M. Nothomb ont prononcées au mois de mars, pour justifier l’existence de l’armée.

Le blocus devait amener nos affaires à point ; notre armée avait décidé le blocus et devait le faire maintenir ; aujourd’hui nous n’avons plus de blocus et nous allons n’avoir plus d’armée ; et nos ministres reconnaissent que Guillaume ne veut pas en finir et n’en finira qu’y étant contraint par la force. Quelles conséquences tirer de là ? C’est qu’on veut nous remettre dans le provisoire, parce qu’on ne peut ou ne veut pas terminer nos affaires. Il y a deux ans et demi on disait déjà, le provisoire nous tue ; MM. Lebeau et Devaux le répétaient sans cesse, et aujourd’hui que nous avons tous les éléments nécessaires pour en sortir, nous nous y replongeons plus profondément que jamais. A moins de convenir que vous nous trompiez au mois de mars, il faut bien convenir que vous nous trompez aujourd’hui ; mais il vaut mieux dire les choses nettement comme elles sont ; vous nous trompiez alors et vous nous trompez encore aujourd’hui.

Et en effet, messieurs, depuis le mois d’avril 1831, avons-nous éprouvé autre chose que des déceptions ? Je ne vous parlerai plus des promesses et des prédictions de M. Lebeau, pas une ne s’est réalisée ; c’est au point qu’elles sont devenues proverbes. Mais il serait vraiment curieux de voir comment on nous a trompés. Aujourd’hui, messieurs, on ne prend même plus la peine de dissimuler qu’on nous a trompés, on s’en vante à peu près dans l’œuvre intitulé Essai historique et politique sur la révolution belge, par M. Nothomb. Je passerai plusieurs honteux épisodes de la carrière diplomatique ; mais veuillez vous rappeler que lorsque nous disions que les 18 articles n’étaient autre chose que le protocole du 20 janvier, on nous accusait d’être des exagérés, des réunionistes, des orangistes, des républicains. Eh bien ! aujourd’hui nos diplomates prennent eux-mêmes la peine de démontrer que nous avions raison ; ils vont même plus loin, ils prouvent que les 24 articles vont au-delà des protocoles.

Lisez l’ouvrage de M. Van de Weyer, imprimé à Londres sous le nom de Goubault de Raspoul, vous y verrez la confirmation de toutes mes allégations précédentes. Je pourrais vous en citer 20 pages ; permettez-moi de vous lire seulement le résumé, page 78.

« Je crois donc avoir établi :

« Que les bases de l’annexe A se trouvent effectivement dans les 24 articles ;

« Que l’annexe A laissait à la conférence le soin d’effectuer les échanges de territoire entre les deux pays ;

« Qu’elle a simplifié l’adhésion de la Belgique à cet acte par la forme donnée aux 18 articles (propositions de préliminaires de paix) ;

« Qu’en vertu de cette adhésion aux 18 articles, dont les bases fondamentales sont conformes à l’annexe A, la conférence a pu et dû reconnaître que le roi Léopold répondait par sa position personnelle au principe d’existence de la Belgique même ; et, en acceptant, comme il l’avait fait, les arrangements fondamentaux renfermés dans le protocole du 20 janvier 1831, qu’il était à même d’en assurer aux Belges la paisible jouissance, et qu’il satisfaisait à la sûreté des autres Etats (protocole du 19 février 1831) ;

« Que l’annexe A d’un côté, et les 18 articles de l’autre, fournirent à la conférence les éléments de sa médiation. »

Je vous prie de bien remarquer que je ne lis que le résumé ; si tous les membres prenaient la peine de lire tout l’ouvrage, ils y trouveraient la démonstration complète que les 18 et les 24 articles vont au-delà des protocoles, que le roi Guillaume n’accepte ni l’un ni l’autre, et qu’il ne consent qu’à une seule séparation administrative ; ils verraient que le roi Guillaume n’est pas encore content aujourd’hui de tout ce qu’on lui donne au-delà du protocole du 20 janvier ; ils y verraient qu’en pis-aller nous aurons le traité des 24 articles avec les modifications consenties par la note de lord Palmerston ; ils verraient enfin que tout ce qu’il y avait d’essentiel dans notre traité, que la souveraineté de l’Escaut, par exemple a été sacrifiée d’un trait de plume.

Maintenant, voulez-vous jeter les yeux sur l’ouvrage de M. Nothomb.

M. Eloy de Burdinne. - Nous connaissons cet ouvrage.

M. Gendebien. - Je prie M. de Burdinne de vouloir bien garder le silence ; je craindrais que mes faibles facultés ne pussent pas résister aux judicieuses interruptions de l’honorable membre. (On rit.) Lisez donc le 11ème chapitre de l’ouvrage que j’ai signalé, vous verrez que lorsque MM. Nothomb et Devaux sont partis de Bruxelles, ils avaient pour instructions, non d’écarter les protocoles, mais de les accommoder de façon à ce que le congrès les avalassent sans trop de grimaces. (On rit.) Ils n’avaient pas autre mission que de nous dorer la pilule. (On rit encore.) Maintenant rappelez-vous ce que venaient vous dire MM. Lebeau, Nothomb et Devaux ; ils se déclaraient complètement étrangers aux 18 articles ; ils ne voulaient pas, tout en les déclarant éminemment avantageux, en prendre la responsabilité.

Dans le congrès il se trouva deux dupes, qui s’en chargèrent et s’en firent les parrains. Ce traité avait donc été conclu à Londres par MM. Nothomb et Devaux, conformément aux instructions de M. Lebeau.

Voici qui pourra vous aider encore à vous faire une idée de la bonne foi que l’on a mise dans cette affaire. Je lis à la page 37 de l’ouvrage de M. Nothomb :

« Tel était le plan de la nouvelle négociation ; on conçoit que la moindre indiscrétion pouvait être fatale. La négociation avait déjà fait de notables progrès, lorsque les commissaires se décidèrent à prendre l’avis des membres de la députation, restés jusque-là étrangers à leurs travaux ; cette communication toute confidentielle fut faite le 17 juin. Jamais secret n’a été plus religieusement gardé, et dans la longue et orageuse discussion des 18 articles, pas un mot n’est venu trahir les deux négociateurs. »

Vous l’entendez, la moindre indiscrétion serait fatale, c’est-à-dire en un mot que nous étions dupes, c’est que les 18 articles en un mot ne sont que les protocoles sous une autre formule et d’un autre style.

Ainsi lorsque nous parlions dans ce sens devant le congrès, nous parlions en connaissance de cause. Nous connaissions les protocoles 22, 23 et 24. Que nous répondait-on alors ? On niait. L’exactitude des articles que nous produisions obligea cependant d’entrer dans les détails du protocole. M. Lebeau vous a dit : Prenez la pièce, non les protocoles, mais la lettre de lord Ponsomby, qu’il qualifiait de seule véritable, officielle et authentique. Eh bien, précisément cette lettre disait qu’il n’était pas question d’abandonner le Limbourg pour le Luxembourg, qu’il s’agissait seulement d’une indemnité pécuniaire.

Cette lettre était qualifiée d’officielle, et elle a été désavouée par la conférence, précisément sur le point relatif au Limbourg et au Luxembourg. C’est par de pareilles jongleries qu’on a arraché le vote à jamais honteux des 18 articles.

Voyez d’après ces antécédents le degré de confiance que mérite le ministère, et appréciez de ce point de vue le traité du 21 mai. Maintenant que vous connaissez les faits, jugez les hommes d’après leurs mérites et non d’après leurs paroles.

J’arrive maintenant au fameux, à l’admirable traité du 21 mai. Voici son préambule :

« LL. MM. le roi des Français et le roi du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande, et le roi des Pays-Bas, grand duc de Luxembourg, désirant rétablir entre elles les relations telles quelles ont existé avant le mois de novembre 1832, ont résolu de conclure à cet effet une convention et ont nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir… »

Vous le voyez, il s’agit seulement de rétablir les relations telles qu’elles existaient entre la Hollande, la France et l’Angleterre, ni plus ni moins ; et dans ce but, on lève l’embargo, on restitue les troupes au roi Guillaume, et article 3 :

« Tant que les relations entre la Hollande et la Belgique ne seront pas réglées par un traité définitif, S. M. néerlandaise s’engage à ne point recommencer les hostilités avec la Belgique, et à laisser la navigation de l’Escaut entièrement libre. »

Cela est donc évident, il s’agit ici d’un traité définitif à faire avec la Hollande. Il n’est pas dit un mot des traités précédents. Cependant le traité du 15 novembre avait été déclaré définitif, irrévocable sur les observations de la part de la Belgique que des modifications étaient nécessaires, on lui déclara que le traité était définitif et irrévocable. Eh bien, non ; Guillaume le refusa alors, il ne l’admettra pas davantage aujourd’hui, et il s’agit d’un nouveau traité, ni plus ni moins que s’il n’en avait jamais existé.

Art. 5. « Les hautes parties contractantes s’engagent à s’occuper, sans délai, du traité définitif qui doit fixer les relations entre les Etats de S. M. le roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg, et la Belgique. Elles inviteront les cours d’Autriche, de Prusse et de Russie à y concourir. »

Ainsi, les hautes parties contractantes s’engagent à s’occuper, sans délai, d’un traité définitif. Mais il me semble que, si le traité du 15 novembre n’était pas entièrement mis de côté, on aurait dû dire que les hautes parties contractantes s’engageaient à s’occuper sans délai de compléter le traité du 15 novembre, ou plutôt de lever les obstacles qui s’opposent à l’exécution de ce traité. On parle au contraire d’un traité dans un sens indéfini.

Ainsi donc, le traité du 15 novembre n’existe plus, il y en a un nouveau à faire. Certes, il faudrait consentir à être encore tout aussi dupes que nous l’avons été jusqu’ici pour regarder la convention du 21 mai comme l’exécution du traité du 15 novembre. Je défie même le plus malin des ministres de nous prouver que le traité du 15 novembre existe encore. Voulez-vous une preuve que la convention du 21 mai ne nous est pas favorable ? Voyez ce qui se passe en Hollande : on y chante victoire, on s’y rappelle les judicieuses paroles de M. Nothomb ; on sait que le blocus devait ruiner la Hollande, et le blocus est levé. Que si l’on chante également victoire chez nous, alors je demanderai : Qui est-ce qu’on trompe ici ? Nous avions la liberté de l’Escaut, nous ne l’avons plus comme en 1831 et 1832 ; M. Legrelle vous l’a dit, la navigation n’est plus aussi libre qu’elle l’était ; nos pilotes sont repoussés ; Guillaume, en un mot, fait acte de souveraineté.

C’est assez de duperies comme cela, il faut enfin parler franchement. M. le ministre des affaires étrangères a cru nous éblouir grandement au mois de novembre quand il nous a dit que désormais on pouvait jouer cartes sur table. Eh bien, cessez donc de faire de la diplomatie ; dites-nous : Le roi Guillaume ne veut pas traiter, il ne traitera pas. La France et l’Angleterre, qui s’étaient engagées à faire exécuter les traités, ne l’osent plus, et, craignant la réalisation de la menace que nous avons faite de les exécuter nous-mêmes, elles exigent le licenciement d’une partie de notre armée. On veut nous rendre impuissants à troubler en aucune manière la douce quiétude des doctrinaires de France, d’Angleterre, de Belgique et de tous les pays où les doctrinaires, c’est-à-dire les intrigants gouvernent. Mais revenons à des idées plus dignes de nous ; revenons à cette adresse que la chambre a presqu’unanimement votée et envoyée au Roi, à l’époque du 14 mai 1832, adresse accueillie par S. M. avec des paroles telles, qu’il est impossible que les ministres dévient sans manquer à la foi promise par le Roi lui-même. (L’orateur lit plusieurs paragraphes de cette adresse).

Je le demande, après le traité du 21 mai, le traité du 15 novembre existe-t-il encore ? S’agit-il encore de son exécution, sauf les réserves faites par la Russie, l’Autriche et la Prusse ? Non, il s’agit de négocier à frais nouveaux un nouveau traité ! Soit, mais alors qu’on ait le courage de déchirer le traité du 15 novembre.

Cependant, lorsque la chambre a voté l’adresse dont j’ai parlé, elle la considérait comme un acte de résignation ; elle ne s’y résignait que comme par suite de sa résignation précédente aux 24 articles. Jugez donc du chemin que vous avez fait depuis un an. Si vous persistez dans la même route, je vous prédis que dans un an vous ne serez plus ici, ou que vous aurez bien de nouvelles duperies à essuyer, à moins que le hasard ou la Providence nous tire de ce chaos. Pour moi, depuis le 21 novembre 1830, j’ai cessé d’être dupe ; je n’ai adhéré à aucun acte de la diplomatie : libre à chacun de nous de prendre un parti dans un autre sens.

M. Nothomb. - Messieurs, je suis flatté de l’honneur que m’a fait l’orateur auquel je succède, en citant un ouvrage que j’ai publié et un de mes anciens discours ; je rectifierai tout à l’heure la citation, quant au discours, qui, ayant été prononcé dans cette enceinte, rentre dans la compétence de l’assemblée ; pour ce qui est de l’ouvrage, c’est là un acte extra-parlementaire, dont nous ne pouvons nous enquérir ici : je resterai fidèle aux principes que j’ai développés hier. Je répondrai ailleurs si je le juge à propos ; la chambre me saura gré de ne pas sortir de la question pour la fatiguer inutilement : je n’ai pas le privilège de pouvoir me permettre les excursions historiques habituelles à l’honorable préopinant.

Je dois saisir, messieurs, avec quelque empressement, l’occasion qui m’est offerte de vous entretenir des changements survenus dans nos relations extérieures ; on me rendra cette justice de reconnaître que je n’ai reculé devant aucune des questions difficiles, je puis ajouter douloureuses, que les circonstances ont successivement soulevées ; pour la première fois je puis bannir de mes discours des regrets qui n’appartiennent qu’au passé, et que l’avenir n’est peut-être pas destiné à renouveler.

Je crois m’être fait rarement illusion sur notre position : des dangers d’un genre nouveau se rattachent aux débats qui viennent de s’ouvrir ; les paroles qui partent de cette tribune ne sont point perdues ; je considère la convention du 21 mai comme un événement heureux pour le pays ; or, préconiser le provisoire qu’elle nous donne, n’est-ce pas exciter le gouvernement hollandais qui nous écoute à nous offrir le définitif qu’elle ajourne ? Ne sommes-nous pas exposés au même écueil qui s’offrait à nous quand nous avions à développer les avantages des dix-huit articles ? J’éprouve donc plus que jamais le besoin d’apporter dans l’expression de ma pensée toute la réserve possible et de déclarer que je parle ici en mon nom personnel. Si même vous trouvez que je m’arrête avec trop de complaisance aux avantages du statu quo territorial, veuillez tenir compte de mes affections et de mes intérêts privés, et vous rappeler que j’appartiens à une des deux provinces qui, condamnées par le traité du 15 novembre, obtiennent de la convention du 21 mai un sursis indéfini.

Je ne m’occuperai pas de la question intérieure, je la crois plus spécialement du ressort de ceux qui ont le malheur de siéger au banc ministériel. Je me bornerai à faite ma profession de foi sur un seul point ; et il me suffira de consulter mes propres antécédents. Voici comment je suis parvenu jusqu’à présent à concilier les devoirs de député et de fonctionnaire public. Lorsqu’après avoir négocié à Londres, conjointement avec mon honorable ami, M. Devaux, les 18 articles, je pris la défense de cet acte devant le congrès ; je déclarai publiquement, et mon discours en fait foi, que bien que je ne fusse pas ministre, je donnerais ma démission de fonctionnaire public en cas de rejet, le rejet me paraissant un changement total de système. Lorsque, l’année dernière, je crus devoir comme député m’élever contre l’acceptation des réserves, je me déclarai d’avance prêt à donner ma démission.

Quand donc le système politique du gouvernement ne sera plus le mien, je refuserai d’être son agent ; je ne parle pas des questions secondaires, en dehors du système général. Ainsi, quand il s’élèvera une incompatibilité absolue entre mes devoirs de député et ceux de fonctionnaire public, je la ferai cesser à l’exemple de M. Pirson, par une démission volontaire : cette honorable assemblée, le gouvernement et le public peuvent prendre acte de mes paroles.

J’aborde la question politique.

Les mesures coercitives employées par la France et la Grande- Bretagne contre la Hollande ont cessé par suite de l’arrangement provisoire du 21 mai.

Or, dit-on, ces mesures n’auraient dû cesser que par suite d’un arrangement définitif, c’est-à-dire par l’adhésion pleine et entière de la Hollande au traité du 15 novembre.

Là est la grande faute du gouvernement belge : de l’aveu du ministère, de l’aveu des puissances garantes, le but de la coaction était d’amener la solution définitive de la question belge par l’exécution forcée du traité dans toutes ses parties ; la coaction a cessé et le traité est resté sans exécution. Dans la lutte engagée en novembre dernier, entre la France et la Grande-Bretagne d’une part et la Hollande de l’autre, cette dernière a eu le dessus ; on demandait au roi Guillaume du définitif ; c’est du provisoire qu’il accorde, et l’on se contente de ce provisoire.

La France et la Grande-Bretagne, poursuit-on, s’avouent donc vaincues, en se désistent des mesures coercitives, sans avoir rempli la tâche quelles avaient acceptée à la face de l’Europe.

La Belgique a méconnu ses droits et ses intérêts en ne protestant point contre ce désistement, en permettant aux deux gouvernements de mettre un terme à une situation violente qui, en se prolongeant, devait infailliblement amener la soumission de la Hollande.

Le ministère belge aurait dû dire aux deux puissances : Nous entendons que les mesures coercitives se poursuivent jusqu’à l’exécution intégrale du traité considéré comme arrangement définitif.

Voilà, messieurs, dans toute leur force les objections principales que l’on élève contre l’état de choses créé par la convention du 21 mai.

Avant d’y répondre, prenons acte d’un aveu ; on avait révoqué en doute l’efficacité et même l’existence des mesures coercitives, et aujourd’hui que ces mesures ont cessé, on croit à leur toute-puissance. Le blocus maritime, disait-on, ne suffit point ; joignons-nous aux mêmes puissances, menaçons, attaquons par terre la Hollande. Et que nous dit-on aujourd’hui ? Le blocus maritime aurait suffi pour amener une soumission complète de la Hollande ; ce n’était qu’une question de temps ; que n’avons-nous attendu les effets de cette grande mesure qui cesse prématurément ! Ce changement de langage n’a pas de quoi nous surprendre ; on nous a habitués à ces contradictions, à ces inconséquences.

C’est une erreur, messieurs, de supposer que l’exécution du traité du 15 novembre dût commencer et s’achever sous l’empire des mesures coercitives ; par la convention du 22 octobre, conclue sur notre invitation, nous sommes entrés dans la période de l’exécution, et nous y restons ; les agents et les moyens ont seulement changé : les agents ont été d’abord deux des puissances garantes ; les moyens, la force ; ces agents, ces moyens ont amené l’évacuation d’Anvers et la convention du 21 mai ; l’exécution du traité va se poursuivre par d’autres agents et d’autres moyens ; les trois puissances jusqu’à présent inactives vont se joindre aux deux autres, les négociations doivent achever ce que la force a commencé.

Il est donc inexact de dire que l’exécution du traité est interrompue.

A l’aide de la force, deux des puissances garantes nous ont, en décembre 1832, mises en possession de la citadelle d’Anvers.

Les mêmes puissances, toujours à l’aide de la force, ont conclu en mai 1833 une convention qui nous met en possession de ceux des avantages matériels auxquels nous attachons le plus d’importance.

Cette exécution graduelle et forcée donc procure à la Belgique Anvers, la navigation de la Meuse et de l’Escaut, et un armistice indéfini, c’est-à-dire l’inviolabilité territoriale.

Les négociations ultérieures doivent compléter l’exécution, en procurant à la Belgique la reconnaissance formelle par la Hollande de son indépendance, à la Hollande les avantages résultant pour elle du traité du 15 novembre, avantages dont la jouissance est ajournée à son détriment.

Les mesures coercitives et les négociations concourent donc alternativement à l’exécution ; il eût été préférable, dira-t-on, de s’en tenir aux mesures coercitives, dont l’effet était certain et prochain, tandis que l’effet des négociations est lent et douteux. Mais le choix nous était-il laissé ? Avions-nous le droit de prescrire le mode et le terme de l’exécution ?

Je suis ici ramené à une vieille question, et je ne puis que reproduire les lumineuses observations que vous a présentées en novembre dernier mon honorable ami, M. de Muelenaere. Je persiste à croire avec lui que nous n’avons pas le droit de fixer le mode et le terme de l’exécution : par l’article 25 du traité, les puissances nous promettent leur garantie ; nous avons le droit d’exiger cette garantie, mais là s’arrête notre droit. Nous ne pouvons dire aux puissances : Vous exécuterez de telle manière et dans tel terme ; nous devons nous borner à leur dire : Vous exécuterez. Les puissances restent juges des moyens.

Eh bien ! les puissances exécutent ; elles exécutent, tantôt par l’emploi des mesures coercitives, tantôt par la voie des négociations ; elles ont amené, par les mesures coercitives, deux faits ; elles attendent le reste des négociations.

Le ministère belge eût donc été non fondé à dire à la France et à l’Angleterre : J’attends que les mesures coercitives soient maintenues jusqu’à l’exécution intégrale du traité. Les deux puissances auraient répondu : Nous vous avons donné Anvers ; nous vous procurerons en outre la plupart des avantages matériels du traité, sans vous en faire supporter les charges ; nous allons lever les mesures coercitives qui compromettent gravement notre commerce, et nous comptons pour le reste sur les négociations. A ce langage il n’y a rien à opposer en droit.

Si la faute reprochée au ministère existe, elle est ancienne, elle remonte au jour où il a eu connaissance de la note du 14 février, note qu’il a déclare faire sienne, et qui est comme le mémoire explicatif de la convention du 21 mai. Je me suis expliqué à cette occasion devant l’ancienne chambre ; l’honorable préopinant a cité mon discours, mais il n’a pas tout cité. Je disais alors :

« Si l’on vous demandait : Voulez-vous le rétablissement sur l’Escaut du statu quo de 1830, 1831 et 1832, par suite de la levée pure et simple des mesures coercitives, ou bien la prolongation indéfinie de ces mesures avec quelques entraves jusqu’à ce qu’on vous offre des conditions acceptables, vous n’hésiteriez pas à vous déclarer en faveur du dernier parti. Le roi de Hollande au contraire, si vous lui offriez ce choix, se déclarerait en faveur du premier.»

C’est là que l’honorable préopinant s’est arrêté ; vous voyez déjà que je repoussais une levée pure et simple de l’embargo, je demandais des conditions acceptables ; je vais compléter la citation :

« J’ai supposé que les mesures coercitives seront maintenues jusqu’à ce qu’on nous offre des conditions que nous puissions accepter. Ici on m’arrêtera en me disant que les conditions renfermées dans les projets présentés par la France et l’Angleterre ne seraient pas acceptables. On a soutenu qu’elles sont contraires au traité du 15 novembre considéré dans son principe et dans ses dispositions. Ce traité existe ou n’existe point. S’il existe, il faut l’imposer sans aucun changement à la Hollande, et il ne peut être question de convention provisoire. S’il n’existe point, il peut y avoir une convention provisoire ; mais alors que devient l’assertion ministérielle : Le traité du 15 novembre est notre droit public ?

« Je suis tenté de croire, messieurs, qu’on n’a pas étudié attentivement les projets que les journaux ont successivement publiés et qui se trouvent maintenant sur le bureau. Je dis que ces projets sont autant d’exécutions partielles du traité. En effet, quatre objets principaux tombent dans l’exécution : la reconnaissance de la neutralité, la liberté de l’Escaut et de la Meuse, ces deux objets sont à notre avantage ; l’abandon des territoires et le paiement de la dette, ces deux objets sont à notre désavantage. Je m’arrête au dernier projet de convention, celui du 3 février, annexe 3 de la note du 14 février, les projets précédents pouvant être considérés comme écartés par celui-ci. Eh bien ! le projet du 3 février stipule : Art. 1. La neutralité perpétuelle et par conséquent un armistice indéfini. Art. 2. La liberté de l’Escaut sur le pied de 1831 et 1832, par conséquent l’assimilation de ce fleuve à la pleine mer. Art. 3. L’ouverture de la Meuse. Il renvoie par l’article 4 les autres questions à un arrangement définitif, et quelles sont ces questions ? Ce sont les dispositions désavantageuses à la Belgique : « L’évacuation territoriale et le paiement de la dette. » Il y a quelque chose de bizarre dans ce système qui consiste à exécuter le traité en faveur de la Belgique, et à le suspendre au préjudice de la Hollande.

« Il y a cinq mois, je le confesse, dans la discussion politique la plus mémorable de cette session, j’ai presque taxé ce système d’utopie. (Je supprime les paroles que je rappelais alors.)

« Ce statu quo, messieurs, se trouve formulé dans l’annexe 3 que l’on a bien mal comprise. Il y a même une condition de plus que celles que j’avais posées à la reconnaissance formelle de la neutralité qui fait disparaître l’incertitude que je redoutais. Mais, dira-t-on, comment croire que les puissances entreprennent de faire exécuter le traité en ce qu’il a de favorable pour nous, et de le suspendre en ce qu’il a de défavorable ? Nos deux alliés ont justifié cette politique dans la note du 14 février. Le roi de Hollande a des répugnances de reconnaître formellement l’indépendance belge ; d’abdiquer en un mot. On lui a dit : Il vous répugne de reconnaître un peuple aujourd’hui reconnu par l’Europe entière ; nous respecterons vos répugnances. Permis à vous de remettre indéfiniment cette reconnaissance qui vous peine, mais nous allons remettre indéfiniment aussi l’exécution du traité dans ce qu’il a d’avantageux pour vous.

« Voilà, messieurs, comme on a habilement et justement rattaché la question de reconnaissance à la jouissance de tous les avantages qui résultent du traité pour la Hollande. »

La citation, messieurs, est un peu longue ; mais l’honorable préopinant m’y a autorisé, je ne me la serais pas permise sans cette espèce de provocation. Je n’ai pas l’habitude d’être prophète ; je ne sais pas par quelle prescience j’ai prédit ce qui se passe aujourd’hui. Le roi Guillaume ayant refusé de nous reconnaître, on en est venu à l’idée de scinder le traité. On a fait deux parts : on a mis d’un côté la reconnaissance de la Belgique et les avantages assurés à la Hollande. On a considéré ces avantages comme le prix de la reconnaissance. On a mis de l’autre côté les mesures coercitives et les avantages assurés à la Belgique. On a considéré ceux-ci comme la condition de la levée de ces mesures. On a dit à la Hollande : Nous lèverons l’embargo si vous mettez immédiatement la Belgique en possession des avantages matériels du traité. Nous respecterons les répugnances de votre roi, si vous consentez à vous priver de tous les avantages du traité. Singulier marché, auquel on ne croirait pas, s’il n’était écrit en toutes lettres dans la convention du 21 mai.

Le but principal de cette nouvelle combinaison politique a donc été d’ajourner l’exécution du traité du 15 novembre, en ce qu’il emporte abdication du roi Guillaume : les droits dynastiques de la maison d’Orange restent sauf quant à elle ; je dis quant à elle, car ils ne le sont plus pour les autres puissances qui ont reconnu le roi des Belges. Cette considération, messieurs, est importante : l’ajournement de la reconnaissance du roi Guillaume ne révoque pas la reconnaissance des autres puissances ; celle-ci nous reste acquise. Notre pavillon continue d’être admis partout, excepté dans les ports, dans les eaux de la Hollande ; là nous nous conformerons au droit des gens en prenant le pavillon neutre, et en cela il n’y a ni humiliation, ni déshonneur ; nous pouvons, par réciprocité y exiger que les navires hollandais hissent, lorsqu’ils entrent dans nos ports ou nos rivières le pavillon blanc.

La position du Roi des Belges à l’égard de la maison d’Orange serait sous plusieurs rapports, la même que celle de Louis-Philippe à l’égard des Bourbons. Les deux dynasties règnent au nom du principe de la souveraineté populaire, et sont reconnues par l’Europe ; mais la branche aînée des Bourbons n’a point abdiqué au profit de la branche cadette, Guillaume Ier n’a point abdiqué en faveur de Léopold ; sous ce point de vue, le Roi des Belges règne comme le roi des Français. Je sais qu’il y a des différences dans la situation des deux rois, victimes des révolutions de juillet et de septembre : Charles X est retombé dans la vie privée et l’exil : Guillaume est resté roi, quoique sa tête soit à moitié découronnée ; mais l’idée morale est la même.

Car, pourquoi Charles X et Guillaume Ier refusent-ils d’abdiquer au profit des successeurs qu’une révolution leur a donnés ? C’est qu’ils savent qu’aux yeux de leurs partisans, ce refus est protestation permanente du droit contre le fait ; la protestation de la branche aînée des Bourbons empêche le carlisme de mourir en France, la protestation de Guillaume empêche l’orangisme de mourir en Belgique. Le jour où ces deux dynasties abdiqueront, le principe en vertu duquel elles régnaient expirera.

Et ici l’histoire nous offre un singulier rapprochement : le premier consul Bonaparte, le pied sur la première marche du trône, sollicita une abdication formelle de celui qui se disait déjà Louis XVIII et du dernier stadhouder de Hollande. Le père du roi Guillaume souscrivit au traité d’Amiens, et abdiqua à prix d’argent. On sait la réponse de Louis XVIII. Le roi Guillaume a donc deux exemples devant lui : imitera-t-il Louis XVIII ou le stadhouder Guillaume V ? C’est là le secret de l’avenir.

Il y a dans la situation des dynasties de juillet et de septembre une différence qui me paraît toute à l’avantage de notre royauté. Il a fallu une loi pour interdire à la branche aînée des Bourbons le territoire français, et pour la priver de ses biens. Vous n’avez pas besoin de porter une loi de proscription, de confiscation, : le roi Guillaume s’est interdit tout acte d’hostilité contre la Belgique, il s’est interdit la guerre civile aussi bien que la guerre étrangère ; et un prince de cette maison, qui paraîtrait parmi nous pour exciter à main armée une contre-révolution, violerait l’engagement solennel pris par le chef de la dynastie. C’est là un engagement que n’ont point pris les princes de la branche amie des Bourbons.

Les biens de la maison d’Orange restent séquestrés : le levée du séquestre n’a été stipulée nulle part ; en ce point l’exécution du traité du 15 novembre est également ajournée ; et si notre ministre des finances a quelque fermeté, il étendra bientôt la mesure du séquestre à la banque de Bruxelles, pour la part qui appartient au roi Guillaume. Ainsi la maison de Nassau, en signant un armistice indéfini, en ne demandant point la levée du séquestre de ses biens, s’est placée par rapport à la Belgique dans un condition moins favorable que ne l’est celle de la branche aînée des Bourbons qui a subi la proscription, la confiscation, mais qui, poussant ses destinées jusqu’à leurs conséquences extrêmes, est restée libre de tout engagement envers ses anciens sujets. Bien que le roi Guillaume n’ait jamais abdiqué formellement, il est survenu de son aveu d’importants changements dans sa position.

Qu’il me soit permis, messieurs, de faire un retour sur le passé et de comparer ce que nous obtenons aujourd’hui avec ce que nous avons autrefois demandé.

Le principe de négociations nouvelles ne nous a pas paru incompatible avec l’existence du traité du 15 novembre. Après avoir pris acte de l’échange des ratifications, la conférence s’est, le 4 mai 1832, adressée aux deux parties pour les inviter à ouvrir une négociation à l’effet d’aplanir les difficultés qui pouvaient subsister. Quelle a été notre réponse ? Nous ne nous sommes pas refusés d’une manière absolue à l’ouverture d’une négociation directe ; nous y avons mis une condition : l’évacuation préalable. Nous avons tous été d’accord sur cette condition ; plus tard, l’opposition a soutenu qu’elle n’avait point entendu parler d’une évacuation réciproque ; eh bien ! dans ce sens-là même, il a été fait droit à notre demande. En décembre dernier, lorsqu’on nous mit en possession d’Anvers, on aurait pu immédiatement demander la réouverture des négociations, car notre condition préliminaire était accomplie. Nous avons plus que l’évacuation de la citadelle d’Anvers, nous avons la liberté de la Meuse et un armistice indéfini ; nous sommes donc allés bien au-delà de la garantie dont nous nous contentions en mai 1832.

On a reproché au gouvernement provisoire d’avoir adhéré à l’armistice du 15 décembre 1830 qui stipulait l’abandon de Venloo et du Luxembourg ; au ministère actuel d’avoir signé la note du 2 novembre 1832, qui, prise dans un sens absolu pouvait entraîner une évacuation territoriale sans garanties suffisantes. La convention du 21 mai efface tous ces actes, et en ne la regardant que comme un armistice, il est vrai de dire qu’elle réparerait toutes les fautes anciennes. Le gouvernement provisoire avait accepté un armistice avec évacuation, le gouvernement du roi obtient un armistice sans évacuation. En novembre dernier on craignait une évacuation sans garantie, maintenant on nous assure un statu quo territorial qui ne peut cesser qu’à la suite d’une reconnaissance expresse de notre état politique.

La convention du 21 mai entraîne pour nous l’obligation de ne point reprendre les hostilités contre la Hollande. Selon moi, ce n’est pas là une obligation nouvelle ; cette obligation date des premiers jours de la révolution, du lendemain en quelque sorte des journées de septembre. Cet engagement qui résulte aujourd’hui de l’armistice indéfini n’est d’ailleurs que la conséquence de la neutralité inhérente à notre état définitif. Mais avons-non quelque intérêt à faire la guerre à la Hollande ? Oui, si nous étions troublés dans la jouissance des avantages que nous assure la convention du 21 mai ; et cette restriction, la seule raisonnable, est énoncée dans la note du 10 juin, Hors de là, nous n’avons aucun intérêt à reprendre les hostilités contre la Hollande quand même elle se refuserait indéfiniment à un arrangement final, c’est-à-dire à nous reconnaître. Le refus, de reconnaissance politique n’est pas un cas de guerre. La reconnaissance politique est un fait moral que vous ne pouvez obtenir par la force ; obtenue par la force, la reconnaissance serait bientôt rétractée. Les jurisconsultes saisiront cette différence entre la prestation d’un fait moral et la prestation d’un fait matériel. Est-ce d’ailleurs à nous de forcer la Hollande à accepter deux moitiés de provinces et une rente annuelle de 8,400,000 florins ?

J’ai considéré la convention du 21 mai par rapport au traité du 15 novembre, et par rapport à la maison de Nassau ; elle me paraît réduire celle-ci à l’impuissance en stipulant un armistice indéfini ; elle me semble se concilier parfaitement avec le traité du 15 novembre, et rentrer dans l’exécution de cet acte.

Mais je vais plus loin ; je veux bien faire à l’opposition la plus grande concession ; je lui accorde tout : oui, le traité du 15 novembre est anéanti ; et c’est l’opposition qui s’en plaint ! N’a-t-elle pas constamment demandé l’anéantissement de ce traité ! Loin de blâmer le ministère, qu’elle lui rende grâces ? Et. voyez comme notre situation serait belle. Les effets nouveaux du traité subsistent : la reconnaissance générale des puissances n’est point révoquée ; le traité n’est anéanti que dans ses effets matériels. Nous sommes rejetés au mois de septembre ; mais tant mieux d’après vos doctrines : de quel subit amour vous êtes-vous épris pour le traité du 15 novembre ? Nous reprendrons toutes les questions comme si rien n’avait été décidé. Depuis quand le plaideur, qui a perdu son procès, se plaint-il de l’arrêt de cassation ? Si l’un des vôtres avait obtenu ce prétendu résultat, il vous dirait, ou vous nous diriez pour lui :

« Il existait un traité désastreux, imposé à la Belgique à une époque de malheur ; nous sommes parvenus à faire rétracter cet acte, et, en attendant qu’un autre traité intervienne, nous avons procuré au pays un provisoire très tolérable ; le jour de la réparation va se lever pour nous. » Ah !que n’avez-vous dit vrai ! que n’est-elle anéantie cette délimitation territoriale qui démembre deux de nos provinces ! que n’est-il permis de plaider de nouveau une cause hélas irrévocablement jugée ! Mais il est dans la destinée de l’opposition de se tromper pour le bien comme pour le mal. (Sensation.)

Le traité du 15 novembre subsiste donc malheureusement, mais l’exécution finale en est suspendue.

Mais, m’objectera-t-on, qu’est-ce donc que l’arrangement définitif annoncé par l’article 5 de la convention ?

Lorsque je dis que le traité du 15 novembre subsiste, c’est comme traité avec chacune des cinq cours ; il nous reste à convertir ce même traité en un arrangement direct avec une sixième puissance : la Hollande.

Examinons maintenant une double hypothèse.

Il y aura un arrangement définitif et direct avec la Hollande, ou il n’y en aura point.

Si un arrangement définitif est conclu, ce ne peut être que par concours de votre volonté et vous n’accorderez votre concours qu’autant que vous croirez le définitif qu’on vous offrira plus avantageux que le provisoire que vous tenez ; le statu quo ne peut cesser par le bon plaisir des puissances ou de la Hollande, comme le croit M. Angillis ; il ne cessera que parce que vous l’aurez voulu et dès lors de quoi vous plaignez-vous ?

S’il n’est pas conclu d’arrangement définitif, le statu quo de la convention du 21 mai se prolonge, s’éternise, prend insensiblement, dans l’esprit des populations, par l’effet lent, mais irrésistible de l’habitude, le caractère du définitif ; vous continuez à jouir d’avantages supérieur à ceux de l’arrangement final ; vous n’êtes point reconnus, il est vrai, par la Hollande, mais l’armistice indéfini formellement accepté met votre territoire à l’abri de toute invasion.

J’ai examiné deux hypothèses ; il n’existe pas de troisième.

Il en existe une, me dira-t-on : le statu quo cessera par un arrangement onéreux qu’on imposera. On nous forcera à renoncer au Luxembourg en entier, peut-être encore à la rive gauche de la Meuse, et à nous charger d’une part plus forte de la dette ; on fermera l’Escaut. Ce sont là, j’ose le dire, autant de suppositions impossibles : rappelez-vous dans quelles circonstances les 24 articles du 15 octobre 1831 nous ont été imposés : nous étions encore les vaincus de la veille ; humiliés au-dehors, nous présentions au-dedans le triste spectacle de l’incertitude, de la désorganisation, de l’anarchie. Les 24 articles, ce fut le maximum des exigences européennes. Vingt mois se sont écoulés : la première impression de la défaite s’est évanouie ; le gouvernement est fortifié à l’intérieur ; et aujourd’hui, en juin 1833, on oserait ce qu’on n’osa point en août 1831. Je le répète, cela est impossible ; on n’ira point au-delà des 24 articles ; je crois plutôt que dans l’interprétation on restera en-deçà.

Et quel est le ministre qui aurait assez de courage ou d’audace pour vous proposer d’ajouter de nouvelles rigueurs aux 24 articles ? Nous n’avons aucune confiance, me dira-t-on, dans les hommes qui depuis deux ans président à nos destinées. Mais citez-moi une seule concession réelle proposée ou acceptée par le gouvernement belge, depuis l’adhésion donnée aux 24 articles. Pas de nouvelles concessions, a été la devise de la diplomatie belge, et elle y a été fidèle ; toutes les chancelleries de l’Europe témoignent de sa fermeté. Vous me citerez des notes, des thèmes : mais ces notes sont-elles émanées de notre gouvernement ; ces thèmes y a-t-il adhéré officiellement ? et il a déclaré dans quel sens, d’accord avec les adresses des chambres, il considérait la survenance des réserves

Si, dans les circonstances difficiles que nous avons traversées, les hommes qui nous gouvernent ont su maintenir intact le traité du 15 novembre, faut-il s’attendre à y voir porter atteinte aujourd’hui que les circonstances sont devenues favorables, que tout s’est amélioré au-dedans et au-dehors : au-dedans, où le gouvernement s’est affermi, en entrant peu à peu dans les habitudes nationales ; au-dehors, où les embarras de nos ennemis ont augmenté, ceux de nos amis diminué ? Les puissances allemandes, plus ou moins hostiles à notre révolution, continuent à être aux prises avec leurs propres sujets, et usent leurs forces dans des luttes intérieures, sourdes, mais incessantes. La France et l’Angleterre, qui viennent de faire un premier et glorieux essai de leur suprématie, n’ont pas rompu leur alliance ; le ministère libéral de la Grande-Bretagne a survécu à tous les obstacles, et puisé une nouvelle force dans la levée de l’embargo ; la monarchie de Louis-Philippe s’est consolidée ; où sont les compétiteurs qu’elle craignait il y a un an ? La république ? Vaincue dans les journées de juin. Le carlisme ? Demandez à la frégate qui porte vers les côtes de Naples la mère du prétendant. Le bonapartisme ? La Providence a appelé à elle celui qui en était ici-bas l’unique représentant.

La même année a vu mourir l’émeute, tomber toutes les chances de guerre civile et de guerre étrangère. De quelque côté que nous portions les regards, les chances nous sont favorables. La situation de la Belgique et des deux grands peuples qui la protègent s’est améliorée ; et vous choisissez cette époque pour vous désespérer, pour nous prédire de nouveaux sacrifices. J’ai toujours pensé que le temps était pour nous, et notre cause a tout à gagner aux ajournements.

En résumé, messieurs, j’applaudis à la prolongation du statu quo aux conditions qu’on nous fait ; je souhaite, pour ma part, que ce statu quo s’éternise. S’il doit cesser, ce ne peut être que pour faire place à un état définitif qui, de notre consentement, complète l’exécution du traité du 15 novembre : jusque-là, nous maintiendrons le statu quo par notre tout-puissant veto.

Messieurs, les interpellations dont on m’a honoré, ont allongé mon discours ; il ne me reste plus qu’à vous demander pardon de cette étendue, et à vous remercier de la bienveillante indulgence avec laquelle vous m’avez écouté. (De toutes parts : Bravo, Bravo !)

M. Dumortier. - Messieurs, l’honorable préopinant qui, il y a 5 ou 6 mois, prononçait des discours pour vous prouver les avantages de la coercition, vient d’en prononcer un aujourd’hui et très étendu en faveur du statu quo indéfini. C’est là un grand progrès dans les mœurs constitutionnelles et nous devons nous féliciter d’avoir entendu à si peu de distance l’honorable orateur soutenir d’une manière également éloquente et le pour et le contre.

Quant à moi, je suis loin de partager le quiétisme de l’honorable membre, parce que je ne m’établis pas le représentant de la diplomatie, mais bien le représentant du pays. Je ne dois avoir en vue que mon devoir et mon mandat. Eh bien ! mon devoir et mon mandat m’ordonnent de défendre les droits de la nation et non pas la politique étrangère. C’est la position de la Belgique qu’il s’agit d’examiner, et non de voir si toutes les prévisions du préopinant auront lieu. Or, c’est dans les faits et les traités que nous trouverons quel est l’état réel du pays.

Et d’abord, messieurs, la première chose qui m’a frappé dans tous les documents qui nous ont été fournis jusqu’à ce jour, c’est l’immense contradiction qui existe entre le discours du trône du mois de novembre 1832 et le discours du trône que nous avons entendu il y a peu de jours.

Vous le savez tous, les discours du trône sont l’œuvre des ministres ; si donc je puis démontrer qu’il y a entre les deux discours du trône dont je viens de parler les plus graves contradictions, la responsabilité doit en retomber sur les ministres qui les ont faits et qui sont responsables.

Dans le discours d’ouverture de 1832, le Roi s’exprimait de la manière suivante : « Après de longs délais, moins nuisibles cependant qu’on ne devait le craindre aux intérêts du pays, le moment est arrivé où j’ai pu répondre aux vœux des chambres et de la nation en amenant les puissances garantes du traité du 15 novembre à en assurer l’exécution. »

Vous voyez qu’alors messieurs, les ministres se félicitaient de ce qu’ils étaient parvenus par de longs travaux et de grands efforts, à faire intervenir les puissances dans nos affaires et à les amener à l’exécution définitive du traité du 15 novembre. Aujourd’hui c’est d’un tout autre système qu’il s’agit, c’est du statu quo indéfini. Il n’est plus question en aucune manière d’exécution définitive, et j’ose le dire, le discours du trône de cette session est la critique la plus amère de celui de la session précédente.

A leur avènement, le premier engagement qu’avaient pris MM. les ministres, c’était l’exécution immédiate du traité du 15 novembre. C’était dans ce sens qu’était conçue la note du 23 novembre remise aux cinq cours ; c’était dans ce sens que l’honorable M. Lehon déclarait que le seul moyen d’existence du ministère était d’amener la conclusion prompte de nos affaires. Or, pour parvenir à ce résultat, il fallait user de coercition et c’est pour cela que M. Goblet est venu nous dire dans cette enceinte que, loin d’apporter quelque adoucissement aux moyens de coercition employés par la France et l’Angleterre, pour forcer la Hollande à adhérer au traité, les deux puissances exécutrices étaient fermement résolue de persister et d’augmenter leurs mesures, jusqu’à ce que la Hollande ait enfin adhéré au traité.

Vous voyez, donc, messieurs, qu’il y a deux systèmes différents dans la marche suivie par le ministère. Je n’ai pas l’intention de faire remarquer les nombreuses contradictions qui existent dans les discours prononcés en 1832 par MM. les ministres et ceux que nous avons entendus dans la circonstance présente. Mon honorable collègue M. Gendebien l’a déjà démontré jusqu’à l’évidence, et tout homme impartial devra reconnaître que nous avons été dupes alors, ou que nous le sommes aujourd’hui.

Ce qu’il importe avant tout d’examiner, c’est notre position, c’est notre avenir ; il ne s’agit point de nous perdre dans les événements passés.

Lorsque précédemment divers projets de traités avaient été présentés à l’adhésion du roi de Hollande par la France et l’Angleterre, afin d’arriver à un statu quo systématisé, selon l’expression d’un honorable membre, alors je trouvais dans ces projets une clause de la plus haute importance que je ne vois plus dans la convention du 21 mai. D’après cette clause le roi de Hollande devait reconnaître l’indépendance de la Belgique, ou tout au moins sa neutralité. Eh bien, il n’en est plus dit un mot aujourd’hui, et cependant c’était à cette clause qu’il fallait tenir puisqu’elle constituait la seule garantie que nous pussions attendre des circonstances actuelles.

Quels sont donc les avantages si grands que nous procure cette convention ? L’honorable préopinant nous fait remarquer que ces avantages sont tous mis du côté de la Belgique ; et que le roi Guillaume ne pourra jouir de ceux qu’elle lui confère qu’au prix de son adhésion. Au premier rang de ces mêmes avantages, le préopinant place la possession du Limbourg et du Luxembourg.

Certes personne plus que moi ne désire conserver nos frères qui ont concouru puissamment à notre révolution, qui nous ont aidés à chasser le tyran. Mais je vous prouverai que le Luxembourg entier nous échappe à jamais.

L’honorable membre prétend que les puissances étaient en droit de venir nous dire, après l’évacuation d’Anvers : Vous évacuerez le Limbourg et le Luxembourg ; vous vous y êtes tenus aux termes des adresses de vos chambres législatives. Messieurs, ce n’est qu’en dénaturant cette adresse de la manière la plus scandaleuse qu’on peut soutenir un pareil système. Il est vrai que, dans le projet d’adresse, la commission avait demandé d’abord l’évacuation préalable des territoires réciproques ; mais, lors de la discussion en séance, cette phrase ayant été trouvée opposée aux intérêts du pays a été remplacée par une disposition toute contraire. J’ai en main cette adresse, et si l’honorable M. Nothomb n’était pas sorti en ce moment, je lui en donnerais lecture pour lui prouver combien il dénature la volonté exprimée par la chambre pour arriver à nous rendre responsables de la perte du Limbourg et du Luxembourg.

Mais je reviens à ce que je disais, que c’était à tort qu’il prétendait que nous conservions le Limbourg et le Luxembourg : Lisez l’article additionnel et rapprochez-le de l’article 5 corrélation de la convention qui vous est soumise, et vous y trouverez ceci :

« Il est convenu que la stipulation relative à la cessation des hostilités, renfermée dans l’article 3 de la convention, comprend le grand-duché de Luxembourg et la partie du Limbourg, occupée provisoirement par les troupes belges. »

Ainsi le duché du Luxembourg en entier est mis sur le même pied que la partie du Limbourg ; l’un et l’autre ne sont occupés que provisoirement par nous ; n’est-ce pas là une attribution formelle de tout le Luxembourg au roi de Hollande ?

Vous voyez donc qu’aux termes mêmes de ce traité, la Belgique n’a plus de droits sur une partie du Luxembourg, mais qu’on nous enlève le tout d’un traite de plume.

Maintenant, rapprochez cet article explicatif de l’article 5 du traité du 15 novembre, et vous verrez que le roi des Pays-Bas y est nommé grand-duc du Luxembourg, afin sans doute que personne ne lui en conteste la possession pleine et entière.

J’arrive à un second point, la navigation de l’Escaut. Dans une précédente séance, à propos de la liberté de l’Escaut, M. le ministre des affaires étrangères nous disait : On ne peut assez se tranquilliser en voyant nos droits aussi efficacement défendus par les puissances. Mais comment, messieurs, ont-elles défendu nos droits ? Avons-nous perdu de vue cette note du 2 avril, où elles décident formellement que la seule question qui reste à résoudre, ce sont les droits de pilotage à intervenir sur l’Escaut ? Quant à la co-souveraineté de l’Escaut, il n’en est nullement fait question. Autrefois la Belgique partageait avec la Hollande la souveraineté du fleuve ; pas un pilote, pas une balise ne pouvait être changée que d’un commun accord et de notre consentement ; aujourd’hui cette co-souveraineté est entièrement abandonnée, et le commerce de la Belgique livré à la merci de nos rivaux. Ainsi, vous, députes d’Anvers, qui représentez la cité la plus commerçante et la plus intéressée à cet objet, réfléchissez-y bien, relisez cette note funeste et vous verrez que la souveraineté de l’Escaut est perdue ainsi que votre cité.

Déjà dans une séance précédente un honorable membre qui siège à ma droite vous a fait observer que le roi de Hollande faisait maintenant ce qu’il ne faisait pas avant la convention. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que ce membre s’est toujours montré plus favorable au ministère qu’à l’opposition, et nous pouvons invoquer ici son témoignage, car il n’a été mû que par l’intérêt de sa ville natale. C’est donc bien à tort que l’on nous parle de la liberté de l’Escaut.

Je passe à la question financière. C’est encore un point sur lequel s’est appuyé l’honorable préopinant. Il prétend que la Belgique est infiniment heureuse de la convention du 21 mai, parce que le paiement de la dette est ajourné. Je vous rappellerai d’abord, messieurs, que dans les précédentes séances, MM. les ministres nous avaient fait entrevoir un système tout différent. Alors il s’agissait de dégrever la Belgique, et aujourd’hui il ne s’agit plus que de retarder le paiement. De cette manière nous arriverons à notre ruine ; c’est là le sort qui nous attend. Car que nous importe de ne pas payer nos charges annuelles si dans 10, dans 15 ou dans 29 ans nous devons faire face à d’aussi énormes arriérés ?

Messieurs notre état financier mérite d’être étudié par nous avec la plus grande sollicitude, et j’appelle sur cet objet l’attention de chacun de vous.

Il résulte des budgets que dans l’année 1831, pour faire face aux divers armements dont nous avions besoin, nous avons été contracter des emprunts jusqu’à concurrence de 100 millions de francs, et qu’en 1832 il y a eu un déficit de 50 millions de francs. Or, il est certain qu’en continuant ce système la Belgique arriverait nécessairement à une ruine définitive. On dit, il est vrai, que nos dépenses vont être allégées de 15 millions ; mais il restera toujours 30 à 40 millions de déficit annuel, et pour le combler, il faudra recourir à des moyens qui nous mèneront à l’épuisement total du trésor.

Le seul avantage que nous aurions pu retirer du statu quo, c’eût été la diminution de dépenses qui serait résultée pour nous si un article exprès du traité avait stipulé le désarmement des deux parties belligérantes. Alors nous aurions eu la garantie de ne pas être attaqués par la Hollande. Mais, avec une convention telle que celle qui nous est soumise, pouvons-nous désarmer, quand le mois d’août nous a prouvé ce dont le roi Guillaume était capable ? Pouvons-nous sans imprudence nous fier à la parole de celui qui en 1831 est venu nous attaquer comme une horde de barbares, au mépris du droit des gens et de la guerre ?

D’honorables membres qui, comme moi, ont voté contre le traité du 15 novembre, ont toujours désiré que ce traité n’existât pas un jour. Nous avons appelé de tous nos veux un avenir meilleur qui maintînt la Belgique en possession du Limbourg et du Luxembourg. Mais, objecte M. Nothomb, cet avenir que vous attendiez se présente aujourd’hui, et c’est au ministère que vous le devez. En vérité je ne sais pas comment on peut se servir d’un pareil argument. Si le traité du 15 novembre n’existe plus, le ministère a fait tout ce qu’il a pu pour rester dans ce traité et, même, il a consenti à des concessions onéreuses dès l’instant où il a accepté des réserves.

Ce n’est donc pas au ministère que nous devons savoir gré de ce qui est arrivé aujourd’hui. Quant à nous, que demandions-nous ? Que, sans répudier entièrement le traité du 15 novembre, on attendît un meilleur avenir. Chercher à conserver tout ce qui était favorable à la Belgique, chercher à repousser tout ce qui lui était nuisible, tel était le système national que l’on devait appliquer à notre politique.

Déjà, messieurs, je vous ai fait voir dans une séance précédente que le ministère avait sans cesse négligé nos droits les plus chers, qu’il a toujours considéré la dette comme une dette sacrée, qu’il n’a jamais réclamé ni au sujet de cette dette ni au sujet des limites de notre territoire. Nous disions nous : Puisque la Hollande élève des prétentions, faites-en valoir de votre côté.

Il est certain que, dans le sens de la diplomatie, le traité du 15 novembre n’existe plus ; et nous pouvons chercher à nous dégrever des charges qu’il renferme. Lisez les notes remises à la Hollande et à la Belgique, et vous n’y trouverez pas un mot qui ait rapport à ce traité. Je conçois parfaitement que dans celle adressée au roi Guillaume on n’en ai pas fait mention ; mais le même motif n’existait certainement pas à l’égard de celle qui a été remise à notre ambassadeur. Et cependant pénétrez-vous du texte du traité, de la note signée Palmerston et Talleyrand, et vous verrez qu’il n’est plus question d’autre chose que d’un nouveau traité à intervenir. Or, je vous le demande, quelle confiance pouvons-nous avoir sur les conséquences de ce nouveau traité, dans un ministère qui a abdique nos droits les plus sacrés ; qui a déclaré ne pouvoir les défendre, qui a consenti à la perte de la souveraineté de l’Escaut et à une foule d’autres points importants !

De tout cela je conclus que c’est une grande faute de la part de ministère d’avoir fait dire au chef de l’Etat que le traité du 15 novembre est resté intact. Le ministère est bien coupable, à mon avis, d’avoir ainsi fait commettre une inexactitude à un souverain que nous respectons tous, et je regrette amèrement qu’il ait si peu compris ce qu’exigeait en cette circonstance la dignité nationale. Je ne puis donc adopter la phrase de l’adresse qui représente le traité du 15 novembre comme n’ayant reçu aucune atteinte.

Messieurs, je sais qu’il nous est impossible de nous opposer à ce que la France et l’Angleterre aient fait avec la Hollande une convention pour se tirer du pas embarrassant où elles s’étaient placées. Mais alors, puisque ces puissances renonçaient à l’emploi des mesures coercitives, puisqu’elles se plaçaient dans l’impossibilité d’obtenir par la force l’adhésion de la Hollande, comment se fait-il que notre ministère ait consenti par la note du 10 de ce mois à se mettre dans l’impossibilité d’employer par nous-mêmes tout moyen d’action ? J’ai beau chercher, j’ai beau retourner la question sous toutes ses faces, je ne puis trouver le motif pour lequel on a consenti à se priver de tout moyen d’hostilité contre la Hollande. Lorsque la chambre accepta le traité du 15 novembre, elle l’accepta sous la garantie des hautes puissantes, et la majorité des membres ont formulé leur opinion précisément sur cette clause de garantie. Eh bien ! la convention, c’est l’anéantissement de cette clause de garantie, c’est la violation la plus flagrante de l’article 25 du traité du 15 novembre, et c’est encore là une preuve qu’il n’est plus compté pour rien.

Dans un pareil état de choses quel était le devoir du gouvernement ? Devait-il rester dans le statu quo, devait-il renoncer à la faculté d’agir par lui-même ? Je le répète, j’ai beau chercher, je ne puis trouver les motifs de la note du 10 de ce mois. Je ne connais dans les annales de notre diplomatie qu’une seule note analogue, la note du 3 novembre, cette note fratricide dans laquelle on consentait à abandonner nos frères du Limbourg et du Luxembourg, sans garantie pour leurs personnes et leurs propriétés.

Messieurs, la question que je soulève en ce moment est à mes yeux le nœud de notre situation actuelle, c’est le point le plus important de toute la discussion. Sans cette note, je conçois que certains orateurs puissent se féliciter d’une position dont des hommes habiles amis de la patrie pourraient tirer un résultat, mais la chose change totalement lorsque la Belgique, privée de la garantie des puissances, se place encore dans l’impossibilité de faire ses affaires par soi-même. Une telle conduite est, je le répète, inexplicable à mes yeux. Je dirai plus, elle est criminelle puisqu’elle prive la patrie de la seule ressource qu’elle avait, celle de se faire justice par soi-même.

Nous avons le droit de savoir pour quel motif on a signé cette note, qui nous empêche d’agir, qui nous lie les mains. Un ministère n’est pas perpétuel. Il peut succéder à celui-ci un autre cabinet qui veuille user de mesures énergiques, et il ne le pourra plus. Je demande donc que le ministère ait à s’expliquer sur ce point.

Maintenant, faut-il que je vous parle de l’honneur national, qui a été compté pour rien par le ministère ? Vous rappellerai-je le rôle honteux qu’a été contrainte de jouer notre armée, lors de l’intervention française ? Vous savez tous l’humiliation que nous avons eue à subir, lors du relâchement de M. Thorn ; vous savez les voies de fait qui ont eu lieu contre nos officiers sous les murs de Maestricht, les attaques journalières des Hollandais contre nos douaniers ; vous savez tous, messieurs, que notre pavillon national a été obligé de s’abaisser devant les forts des Hollandais. Voilà ce que le ministère a fait de notre honneur national. La première chose qu’un peuple doit considérer, c’est l’honneur ; sans l’honneur il n’y a pas de nationalité.

On nous accuse de demander la guerre immédiate ; personne de nous ne mérite ce reproche ; sans doute, nous appelons de tous nos vœux l’occasion de secouer de nos drapeaux, la poussière des plaines de Louvain, mais tout le monde sent qu’il serait imprudent d’en fixer l’heure et le lieu. Ce que nous voulons seulement et ce que nous avons toujours désiré, c’est qu’on prenne une attitude digne et imposante.

Mais lorsque je vois mon pays abreuvé d’opprobre et d’humiliation ; lorsque je vois le nom belge, jadis si respecté, devenir un sujet de honte et de mépris à l’étranger ; lorsque, par l’incurie du ministère, je suis forcé de rougir d’appartenir à ce peuple de braves qui sut en quatre jours conquérir son indépendance et renverser le tyran, ne m’est-il pas permis, n’est-il pas permis à ceux de nous qui sentent encore leur cœur brûler pour la Belgique, de s’écrier, nouveau Mathias : « Mieux vaut mourir les armes à la main que d’assister à la honte et à l’humiliation de la patrie ! »

Messieurs, il me reste à vous parler de la politique intérieure. Si notre politique extérieure se présente sous un jour funeste, la politique intérieure ne nous offre pas de plus grands avantages.

Et d’abord quel motif avait-on de dissoudre une chambre qui dans toutes les circonstances s’était montrée si complaisante pour le ministère, une chambre qui n’avait refusé aucun subside, qui avait accordé toutes les ressources qu’on lui demandait soit en hommes soit en argent ? Sur quel motif le gouvernement pouvait-il s’appuyer pour venir donner à l’Europe l’exemple d’un grand scandale politique ? Le jour de la vérité est arrivé, et il faut que toute la Belgique la connaisse.

Vous vous en souvenez, messieurs lorsque le ministère déclara formellement qu’il ne consentirait plus à jouer une ignoble comédie, lorsqu’il fut pour la seconde fois repoussé par cette chambre, alors nous fûmes ajournés et l’on proclama dans les journaux du ministère qu’on faisait des efforts pour former un cabinet nouveau. Or, voulez-vous savoir en quoi consistaient ces efforts ?

Un honorable membre de cette assemblée fut chargé par le chef de l’Etat de sonder les dispositions de trois représentants. Mais sonder les dispositions de 2 ou 3 membres, ce n’est pas jouer cartes sur table ; et d’ailleurs savez-vous à quelle condition était subordonnée leur rentrée au ministère ? Si je suis bien informé, c’était à condition que le chef du ministère continuerait ses fonctions... (Dénégations.) Je souhaite que cela ne soit pas vrai, mais je l’ai entendu affirmer d’une manière formelle.

Il est toujours certain qu’un honorable membre de cette assemblée avait chargé de sonder les dispositions de trois représentants. Quelques jours après, il fut investi de pouvoirs plus étendus, mais cet honorable citoyen, fatigué de l’ignoble comédie qu’on lui faisait jouer, il déclara au pouvoir qu’il désirait voir un autre chargé de la composition du ministère.

Je dois ici, messieurs, appeler votre attention sur un fait des plus graves. Les journaux ministériels ne cessaient de proclamer chaque jour qu’une dissolution serait nécessaire, si les trois membres, auxquels j’ai fait allusion, refusaient d’entrer au cabinet, comme s’il ne se trouvait en Belgique que trois hommes capables d’être ministres. Mais si on faisait des démarches auprès de ces trois personnes, c’est parce quelles avaient déjà déclaré qu’elles n’accepteraient pas le portefeuille. Cela démontre bien que c’était une comédie que l’on jouait.

Mais ce n’est pas tout. Vous n’ignorez pas que parmi les personnes désignées comme celles à qui l’on offrait le ministère, était mon ami M. Dubus. Eh bien ! en même temps que les journaux du ministère assuraient qu’on faisait tous les efforts pour l’amener à accepter, je savais moi qu’on cherchait à empêcher par tous les moyens possibles à sa réélection comme député. Ce fait, messieurs, ne prouve-t-il pas, quel degré de confiance vous devez avoir dans le ministère ? Et cependant on nous dit : nous n’avons employé aucune manœuvre, nous avons seulement fait appel à la nation.

Eh bien je vais vous faire voir que des manœuvres ont eu lieu dans la ville que j’habite. Un député qui n’est pas maintenant dans cette enceinte est venu en croisade de la part du ministère pour faire exclure les membres de l’opposition. Un autre, qui joue un grand rôle dans les affaires, a écrit beaucoup de lettres aux citoyens les plus notables afin de nous faire écarter. Vous voyer donc que les dénégations sont vaines. Déjà M. de Brouckere a parlé de manœuvres dans le Limbourg.

Quant à moi, je connais des personnes auxquelles des employés ministériels sont allés jusqu’à faire des menaces relativement au paiement de leurs contributions, si elles ne votaient pas pour les candidats ministériels. Après cela venez dire que vous vouliez connaître la volonté nationale. Si en effet c’était là votre but, vous avez pu voir que la population de Tournay et de Huy s’est énergiquement prononcée contre nous en retirant le mandat à deux ministres nés dans ces villes, mais qu’elle croyait dorénavant indignes de sa confiance.

Je dois encore ajouter quelques mots relativement aux pillages et au système organisé contre la presse périodique. C’est une véritable honte pour le ministère actuel que d’avoir vus organiser sous lui un système aussi flétrissant. Je regrette beaucoup qu’il n’y eût pas alors de gouverneur à Anvers, car nous n’aurions pas vu salir une page de plus de notre histoire.

On a prétendu que tout ce qui s’est fait alors avait eu lieu à l’instigation du ministère, je n’ai pas de preuve directe de cette allégation, mais je dois avouer que dans mon opinion, je ne crois pas qu’il y soit étranger.

D’abord s’il n’était pour rien dans les scènes de scandales, eussions-nous vu les journaux ministériels approuver sa conduite ? En second lieu verrions-nous encore aujourd’hui à la tête de son escadron un officier, traduit pour ce fait devant un conseil de guerre ? Les lois de la discipline militaire sont positives et impérieuses. Alors qu’un officier est prévenu d’un crime ou d’un délit, il ne peut reprendre le commandement de sa compagnie. Eh bien ! le gouvernement n’a pas empêché celui dont je parle de reprendre le sien, il a dû l’y autoriser et cela prouve que le ministère n’est pas étranger aux excès signalés dans cette enceinte.

Le ministre de la justice vous a dit : C’est le peuple qui s’est porté à ces excès. Non, messieurs, ce n’est pas le peuple. Si je m’en rapporte aux procès-verbaux qui ont été dressés à Anvers c’étaient tous hommes qui figuraient sur les pages du budget, et c’est aussi ce que m’ont confirmé mes honorables collègues les députés d’Anvers.

Le ministère, pour essayer de se justifier, a fait remarquer qu’il n’y avait plus de loi sur la liberté de la presse. Eh bien, moi je dis que c’est là ce qui l’accuse, car c’était son devoir de prévoir qu’il deviendrait nécessaire d arrêter la licence des journaux orangistes, et il ne devait pas dissoudre la chambre avant d’avoir obtenu une loi dont il avait besoin.

Mais je rattache cette conduite à un motif tout différent. Vous savez que toujours notre gouvernement s’est trouvé à la remorque de celui de Louis-Philippe, et qu’en France un noble pair a publié dernièrement un document par lequel il invite le gouvernement à se mettre en mesure contre la liberté de la presse. Vous savez que c’est là aussi l’intention du gouvernement français, qui ne néglige aucune occasion pour intenter procès sur procès. Eh bien, dans mon opinion, le ministère n’a laissé commettre les iniquités et les abominations dont nous avons été les témoins qu’afin de nous dire : Votre loi sur la presse est incomplète : il nous faut une loi rigoureuse, nous l’exigeons : sans cela nous ne pouvons répondre de ce qui arrivera plus tard.

Maintenant on a objecté que les journaux orangistes étaient la cause de ces désordres. Je conviens que ces journaux se conduisaient d’une manière que nul de nous ne peut approuver. Mais est-ce à dire pour cela qu’il faille admettre le pillage et l’assassinat ? Non, c’était par la gloire et le triomphe de nos armes, par l’honneur et par la prospérité de la Belgique qu’il fallait faire taire nos ennemis.

Je ferai observer que les pillages à Anvers, les assassinats, les excès contre la presse n’ont eu lieu que peu de jours avant les élections, et vous allez voir combien le ministère en a profité. Il avait à cœur de ne plus voir dans cette enceinte un homme qui jetait des lumières sur notre politique étrangère, qui faisait voir les fautes nombreuses de l’administration, Eh bien, cet honorable député qui sur 1,600 électeurs avait obtenu à la première élection 1,580 suffrages, parvint à être écarté parce qu’à cause des désordres, des pillages, des assassinats il ne s’y trouvait point la moitié des électeurs qui s’étaient trouvés à la première.

J’arrive à un autre point, celui relatif aux destitutions faites par le ministre de l’intérieur et qu’il a cherché tout à l’heure à justifier. Lorsqu’en 1829 parut le fameux message du 11 décembre, vous vous souvenez encore de l’effet que produisit dans le pays cet acte infâme qui enchaînait la liberté des fonctionnaires publics. Eh bien ! la doctrine de M. le ministre de l’intérieur, je regrette de le dire quand il s’agit d’un homme qui a renversé Van Maanen et qui a concouru à la révolution, la doctrine de M. le ministre de l’intérieur est précisément celle de l’ancien ministre qu’il a renversé.

S’il n’avait usé de ses moyens de destitution que contre des hommes opposés à l’honneur national, alors il eût peut-être trouvé sa justification dans les termes du décret du congrès. Mais au contraire les orangistes, loin d’être destitués, obtiennent des faveurs, des avantages. Quels sont donc ceux qu’il frappe aujourd’hui ? ceux qu’il y a quelques jours il nommait des patriotes de pur sang, ceux dont la tête était menacée pour avoir pris part à la révolution.

Mon ami honorable M. Gendebien nous a démontré qu’on avait pu, sans violer l’article 44 de la constitution, destituer un de nos collègues. Quant à moi je suis convaincu que cet article est parfaitement applicable ici, et s’il restait quelque doute à cet égard, je rappellerais que chacun des articles de la constitution a eu pour objet de prévenir le retour de griefs qu’on avait contre le roi Guillaume. Or, un des plus grands griefs était celui relatif aux destitutions, et MM. Lebeau et Rogier se sont élevés à cet égard avec violence contre l’ancien gouvernement dans le journal le Politique qu’à cette époque ils rédigeaient à Liége. Voici un extrait de ce journal du mois de janvier 1830. Je vous prie, messieurs, de l’écouter avec attention et de remarquer combien il est en rapport avec le discours que vous venez d’entendre de M. le ministre de l’intérieur.

Extrait du Politique, janvier 1830.

« Jusqu’ici l’animadversion encourue par les actes du ministère s’était reportée presque uniquement sur le ministère lui-même ; la plupart de ses agents vivaient paisiblement au milieu de leurs concitoyens, sans que l’opinion publique leur imposât aucune solidarité des fautes de leurs supérieurs ; aujourd’hui que le pouvoir veut que ses agents soient les fidèles représentants et les soutiens aveugles de toutes ses fautes, de toutes ses intentions, la réprobation n’aura plus à chercher au loin ceux qu’elle veut atteindre ; les principes du ministère devant avoir maintenant leur personnification vivante dans chaque branche de l’administration, dans chaque localité, son impopularité y sera personnifiée aussi ; les ressentiments qu’on lui porte s’augmenteront de tous ceux qui s’attachent à la déconsidération de ses employés. Si parmi ceux-ci il en est que l’on plaint, ce ne sera que pour haïr d’avantage avec eux ceux qui leur ont imposé un sort aussi humiliant.

« Aujourd’hui d’ailleurs que, pour être fonctionnaire amovible, il faut consentir à braver ouvertement l’opinion de ses concitoyens, on peut pressentir quels hommes se décideront encore à entrer dans la carrière. En se dégradant ainsi dans chacun de ses instruments, on sent à quels agents le pouvoir sera réduit dans quelque temps. »

Messieurs, il m’a paru impossible de mieux réfuter les arguments que M. le ministre de l’intérieur a présentés, que par le texte que vous venez d’entendre, et qui, je vous le répète, expose les principes que professaient alors MM. Lebeau, Rogier, etc. etc.

Mais indépendamment des questions de fait, M. le ministre a traité des questions d’un haut intérêt politique ; il a prétendu, par exemple, que le gouvernement devait être entouré d’hommes qui représentent son système ; qu’il devait avoir des représentants dans chaque branche d’administrations. Mais je vous le demande, est-il possible d’admettre que les fonctionnaires publics seront désormais les serviles exécuteurs des volontés des ministres sous peine de destitution ? Lorsqu’un fonctionnaire a violé la loi, ou compromis la responsabilité ministérielle, destituez-le, c’est votre droit et votre devoir, mais lorsque vous ne pouvez articuler contre lui aucun fait, aucune violation de la loi, si vous le destituez, c’est un acte illégal, c’est un acte de colère ou de violence brutale que rien ne justifie Ah ! lorsque la Belgique a secoué le joug des Nassau, elle n’a pas entendu inféoder ses enfants aux ministres présents ou futurs ; elle n’a pas entendu que les fonctionnaires devaient être doctrinaires avec M. Lebeau, diplomates avec M. un tel, catholiques avec un autre ; non, elle ne l’a pas entendu ainsi, et cependant le système du ministère nous mènerait à cette absurde conséquence.

La nation a le droit de prétendre que ses représentants conservent leur indépendance envers et contre tous les ministres. Le mandat du député est au-dessus de tous les mandats du monde, et ceux qui l’ont reçu doivent à leurs commettants des gages solennels de leur franchise et de leur indépendance ; ce mandat n’existe plus, s’il appartient à MM. les ministres de destituer les députés qui votent dans un sens opposé au leur ; mais un pareil système fonderait pour les fonctionnaires un esclavage cent fois plus honteux que la servitude et la glèbe, l’esclavage de la pensée !

Quels reproches avez-vous donc articulé contre les deux membres que vous avez destitués ? (Je ne parlerai pas du représentant du district de Liége ; je laisse à ses collègues l’honneur de le défendre.) A l’un vous avez reproché de n’avoir pas voté avec les ministres ; à l’autre vous avez reproché d'avoir pris parti contre le ministère dans les élections. Quant au premier, je n’ajouterai rien aux considérations développées à son égard par mon honorable ami M. Gendebien ; je craindrais de les affaiblir. Quand au second, j’ai là une lettre qui lui a été adressée ; elle est tout entière de M. le ministre de l’intérieur, signée de sa main. Elle est infiniment curieuse, messieurs, et prouve que la destitution de M. Doignon n’a été qu’un acte de violence brutale et de basse vengeance. Voici cette lettre :

« Bruxelles, 8 mai 1833

« M. le commissaire,

« S’il faut en croire les journaux, les électeurs du district de Tournay se proposeraient de vous porter aux prochaines élections du district que vous administrez. Le gouvernement ne saurait voir que d’un œil favorable cette candidature. Toutefois, il conviendrait que je fusse informé si, en effet comme on l’annonce, elle ne se trouve pas en opposition avec celle de M. Lehon. Vous penserez sans doute comme moi, M. le commissaire, que dans le cas ou notre ministre belge à Paris se mettrait sur les rangs, il ne pourrait être que très fâcheux de vous voir entrer en lutte avec lui. J’attendrai de votre franchise une explication à cet égard, vous priant d’agréer, M. le commissaire, l’assurance de ma considération la plus distinguée.

« Le ministre de l’intérieur.

« Ch. Rogier. »

Messieurs, remarquez d’abord que M. le ministre demande à M. le commissaire de district des explications franches et précises ; puis qu’il insinue qu’il serait dangereux de voir un commissaire en lutte avec M. Lehon et enfin qu’il déclare que le gouvernement ne saurait voir que d’un œil favorable sa candidature.

A cette lettre, mon honorable voisin de gauche a répondu de la manière la plus claire et la plus franche.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Je lirai sa réponse, si vous le voulez.

M. Dumortier. - Je vous remercie, je la lirai moi-même. Elle signale un fait très curieux, qu’il faut que la chambre connaisse. Messieurs, la question qui s’agite en ce moment est tout entière une question de principe ; ce n’est plus la question de M. Doignon, c’est celle de tous les fonctionnaires publics. Quant au fonctionnaire destitué, je n'en dirai rien ; seulement je le félicite, le voilà libre de toute influence ministérielle ; il est remplace par M. César Levaillant... (on rit). Maintenant, messieurs, je vais vous lire la réponse du commissaire de district.

« 11 mai 1833.

« M. le ministre,

« Par votre lettre du 8 courant, vous me demandez si ma candidature pour la nouvelle chambre ne serait pas en opposition avec celle de M. Lehon, ambassadeur à Paris, attendu qu’alors, dites-vous il serait très fâcheux de me voir entrer en lutte avec lui. Vous me recommandez de répondre avec franchise. Je vous dirai donc, M. le ministre, que les absences continuelles de M. Lehon sont cause qu’il a peu de chances, et que j’ai même l’opinion qu’il ne sera pas réélu : dans l’état des choses, on ne peut donc, semble-t-il, penser à sa réélection dans ce district,

« Plusieurs autres candidats se présentent de part et d’autre. Ce sont MM. Savart, Trentesaux, Dumont, Dumortier. Plusieurs prétendent même que la nomination de M. Dumortier-Ruttau n’est pas certaine. Voilà, M. le ministre, les candidats en concurrence desquels, des électeurs veulent me porter. Ces candidats ont plus ou moins de chances : ils ont sur M. Lehon l’avantage d’être dans le pays, avantage immense pour le moment actuel, où tous les yeux sont portés vers la chambre des représentants, et où chaque district paraît attacher une grande importance à être représenté activement.

« Agréez, M. le ministre, l’hommage de mes sentiments les plus distingués.

« Doignon. »

M. le ministre avait demandé des explications franches, il a été obéi ; je ne crois pas qu’on puisse en donner de plus franches.

M. Devaux. - Si.

M. Dumortier. - Et pourquoi l’explication n’est-elle pas franche, selon M. Devaux ?

M. Devaux. - Parce qu’elle ne répond pas à la question.

M. le président invité M. Devaux à ne pas interrompre l’orateur.

M. Devaux. - Si l’orateur m’interpelle, je puis lui répondre.

M. Dumortier. - Si M. Devaux m’interdit, je puis l’interpeller.

Je reprends. La réponse était très franche, elle ne dissimulait pas qu’il se mettait sur les rangs ; rien n’est plus clair que la phrase, et la réponse au ministre est pleine de franchise et de netteté. Que fait le ministre ? Il dit que le gouvernement ne verra sa candidature que d’un œil favorable, et lorsque le commissaire de district s’est mis sur les rangs, il le destitue brutalement. Après un pareil fait, est-il un seul fonctionnaire qui puisse se flatter qu’on respectera son indépendance ? Est-il un seul de nous qui puisse ne pas craindre de ne plus retrouver ses amis, ses parents dans la situation où il les a laissés ce matin ? Si une telle doctrine vient à prévaloir il n’y a plus rien des tables ni de sacré ; un ministre pourra chasser un fonctionnaire, comme on chasse un valet ou un cheval de son écurie.

J’ai voulu appeler l’attention de la chambre sur cette affaire, pour empêcher que des abus aussi scandaleux, je dirai même aussi dégoûtants, se renouvellent jamais. En effet, messieurs, qu’importe au pays que ce soit M. Van Maanen ou Lebeau qui administre la justice, si les actes sont les mêmes. A ce compte, la révolution ne nous aurait produit qu’un changement de personnes, et ce n’est pas pour des personnes que le peuple a fait la révolution, c’est pour conquérir la liberté.

Voilà donc le premier moyen de gouvernement inventé par les ministres. Voici maintenant le second : par le premier vous avez vu qu’on destitue les fonctionnaires, par le second on les récompense. Je ne citerai pas de noms, mais si on le veut, je nommerai les personnes en particulier. Je sais une commune où un fonctionnaire a obtenu une pension des plus soignées pour avoir rendu service au ministre dans les élections : le fils a succédé aux fonctions de son père qui a conservé la faculté d’exercer des recettes étrangères à l’administration générale dont il était pensionné. Que devient donc cette assertion du ministre que l’on n’est intervenu en aucune manière dans les élections ? Dans une autre commune, un fonctionnaire orangiste, honni de la population à cause de ses discours contre l’ordre de choses actuel et que le gouvernement provisoire avait eu plusieurs fois l’intention de révoquer, a été récompensé par une augmentation de recette de sa servilité vis-à-vis du ministre dans les élections de son fils ; à peine majeur il a été promu à une recette communale, aux mépris des droits de vieux employés qui réclamaient en vain pour l’obtenir. D’un autre côté, on vous l’a déjà dit, on menaçait les électeurs de contraintes s’ils ne votaient pas dans un sens.

Corruption par la peur, par les promesses, par les récompenses, voilà votre système. Vous avez été, pour assurer votre triomphe, jusqu’à saisir le moment des élections pour accorder des places de notaire et d’avoué !

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Alors le tribunal était complice de notre système car je ne nomme qu’après lui.

M. Dumortier. - Ne m’interrompez pas.

M. Devaux. - Vous interrompez trop souvent vous-même pour avoir le droit de faire une telle recommandation.

M. Dumortier. - Il ne m’est jamais arrivé de vous interrompre et je vous prie de me laisser continuer. Vous avez nommé un notaire à Tournay pour favoriser autant que cela était en vous l’élection de M. Goblet.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Cela n’a pas mal réussi !

M. Dumortier. - Si cela n’a pas réussi, ce n’est pas votre faute, c’est que la population a flétri votre système en se prononçant contre vous de la manière la plus éclatante. Messieurs, je suis fâché que la discussion soit devenue aussi amère ; mais je devais expliquer les faits pour vous montrer le degré de confiance que mérite le ministère. Je vois qu’il est temps d’en finir.

Résumons maintenant les services que les ministres ont rendus au pays :

A l’extérieur les droits du pays indignement abandonnés ; la co-souveraineté de l’Escaut sacrifiée, le Luxembourg perdu à jamais, nos frères du Limbourg et du Luxembourg abandonnés à la fureur de la Hollande ou de la Prusse, la dignité nationale, dans la reddition de M. Thorn, indignement outragée ; les armées étrangères appelées sur notre territoire et nos braves réduits au rôle le plus humiliant, le pavillon national abaissé en face des Hollandais. A l’intérieur le trésor public menacé d’une ruine complète, les fonctionnaires qui par leur vote libre au sein de la représentation nationale ne s’étaient pas déclarés les admirateurs de vos fautes, destitués, les fonctionnaires qui refusent d’être les serviles exécuteurs des volontés ministérielles, destitués ; la presse périodique brutalement outragée ; des citoyens paisibles, arrêtés, meurtris, assommés ; la chambre des représentants scandaleusement renvoyée.

Ainsi déconsidération, honte, mépris à l’extérieur ; à l’intérieur, destitutions, brutalités, vengeances, corruption par la crainte, corruption par la violence, corruption par l’appât des récompenses, les citoyens armés les uns contre les autres, le régime du sabre et du pillage substitué au régime des lois, voilà l’histoire de votre ministère ; voilà les titres avec lesquels vous paraissez devant nous. N’attendez pas maintenant que la chambre des représentants vienne, par une lâche complaisance, sanctionner cette série d’iniquités. Jamais, non jamais, la représentation nationale en Belgique ne se montrera asses dégradée pour prêter son appui à un ministère qui n’a à présenter que des faits aussi humiliants pour l’honneur et la dignité de la patrie. Ah ! ne croyez pas que nous donnons notre appui à une conduite flétrissante et qui a déjà trop longtemps pesé sur le pays. (Applaudissements.)

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) se lève pour répondre à M. Dumortier.

- Il est quatre heures et demie, et plusieurs membres demandent le renvoi à demain.

M. Gendebien s’apprête à quitter la salle.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - La chambre a écouté deux heures M. Gendebien parlant sur les affaires du dehors, je ne comprendrais pas qu’on ne nous écoutât pas lorsque nous sommes sous le poids d’une grave accusation.

- Nombre de voix. - A demain ! à demain !

M. Gendebien. - Je ne sais pas pourquoi M. le ministre m’interpelle ; il me semble que je suis bien le maître de m’en aller.

- Plusieurs voix. - A demain ! à demain !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Nous ne pouvons rester sous le poids d’une semblable accusation.

M. Gendebien. - A demain !

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Il me semble que M. Gendebien, qui parle pendant deux heures pour critiquer la marche du ministère, pourrait bien entendre deux mots de défense.

M. Gendebien. - Je suis étonné de cette sortie de M. le ministre. Je crois que, si je veux sortir, je suis bien libre.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Je n’ai qu’une observation à faire. Je dois cependant rendre grâce à l’honorable préopinant d’avoir formulé d’une manière bien nette et bien précise ses griefs contre l’administration, parce qu’ainsi la chambre est à même d’apprécier et de décider. Parlant des infâmes manœuvres qui ont été déployées par le ministère dans les élections, il a défendu avec une chaleur toute naturelle un de ses amis, l’ex-commissaire du district de Tournay, actuellement représentant de la nation. Il a été mis en possession d’une lettre particulière que j’ai écrite, en effet, de ma propre main à M. Doignon : ayant appris que cet honorable fonctionnaire s’était mis ou laissé mettre sur les rangs pour la représentation nationale, dans une combinaison qui avait pour but le renversement de deux ministres mes collègues, je trouvai tout simple de lui demander une explication franche sur le point de savoir s’il lutterait contre M. Lehon. Voici la réponse si franche, selon M. Dumortier qui me fut faite : (Ici, M. le ministre donne lecture de la lettre de M. Doignon, voir le contenu ci-dessus).

Ainsi, messieurs, vous le voyez, sur la question que je lui faisais M. Doignon ne répond pas un mot, tandis qu’il donne des renseignements inexacts sur ce qu’on ne lui demandait pas, et notamment par rapport à M. Dumortier. J’avais dit que le gouvernement verrait avec plaisir la candidature de M. Doignon, et en effet je fais beaucoup de cas de l’honorable M. Dumortier ; mais si M. Doignon était venu en sa place dans cette enceinte, n’y apportant pas cette violente opposition qui embarrasse les discussions quand elle n’embarrasse pas le ministère, alors l’élection de M. Doignon nous eût été agréable.

Je pense qu’en voilà assez pour me justifier ; je suis fâché d’avoir eu à m’occuper d’un fait qui n’aurait pas dû sortir de ce que j’appellerai le ménage particulier de l’administration.

- La discussion est remise à demain à midi.

La séance est levée à 4 heures et demie.