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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 21 juin 1833

(Moniteur belge n°174, du 23 juin 1833)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Dellafaille fait l’appel nominal à midi et demi.

Il donne ensuite lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

Les pièces adressées à la chambre sont renvoyées à la commission des pétitions.

Projet d'adresse en réponse au discours du trône

Discussion générale

MM. les ministres de la guerre, de la justice, des affaires étrangères, de l’intérieur et des finances sont à leur banc.

M. Dumortier. - Je demande la parole pour une motion d’ordre. Dans la dernière séance j’ai prouvé que des explications sur la note du 10 juin étaient indispensables ; tout le débat roule en effet sur cette note, et je prie M. le ministre des affaires étrangères de nous dire pourquoi il a consenti aux mesures contenues dans la note ; si le ministre ne s’explique pas, nous ne terminerons aucune discussion.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Goblet) se lève et s’exprime en ces termes. - Messieurs, un honorable député du Luxembourg qui a parlé dans la séance d’hier, s’est attaché à faire ressortir les avantages qui résultent pour la Belgique de la convention du 21 mai. Vous avez accueilli son discours avec l’approbation due à son éloquence et à son talent, et je ne doute pas qu’il n’ait fait passer ses convictions dans vos esprits.

Tout en payant à l’habile orateur le tribut d’éloges qu’il a si bien mérité, je ne puis m’empêcher de regretter qu’il se soit laissé aller à découvrir jusqu’aux dernières conséquences heureuses que la convention peut avoir pour la Belgique. Si dans certaines circonstances il est dangereux de dire toute la vérité, c’est surtout quand cette vérité peut éveiller contre nous l’attention de nos adversaires. Le silence est alors un devoir, de quelque manière qu’il puisse être interprété ; placé entre l’inconvénient passager de donner gain de cause à ceux qui dénient à la convention préliminaire tout effet avantageux par rapport à la Belgique ; placé, dis-je, entre cet inconvénient passager qui ne peut être nuisible qu’au ministère, et la possibilité de fournir des armes aux ennemis de notre pays, il me paraissait qu’il n’y avait point à hésiter ; il était convenable de se renfermer dans une sage réserve et de laisser au temps le soin de résoudre cette question pour ceux qui en doutent encore.

Mon intention a donc été de me borner simplement à prouver que le ministère, en adhérant à la convention du 21 mai, ne s’est pas mis en contradiction avec ses précédentes déclarations. Il m’a paru, messieurs, que cette prétendue contradiction était le reproche le plus saillant qui ait été fait dans le cours de la discussion.

A l’époque, messieurs, où est apparue l’idée d’une convention préliminaire, telle que nous en concevions les clauses, cette idée n’a pas eu de peine à se populariser. Nous n’avons pas alors dissimulé que probablement on la verrait se réaliser, et nous avons exprimé formellement notre résolution d’y adhérer sous des conditions précises que j’ai exposées. Je ne saurais donc comprendre que l’on puisse aujourd’hui nous faire, pour ainsi dire, un crime de notre adhésion à un arrangement tel que celui qui nous fut présenté.

Est-ce la levée des mesures coercitives, qu’il y a peu de temps encore on considérait dans cette enceinte comme si peu efficaces, qui sert de fondement aux reproches que l’on adresse au ministère ?

Je ne puis le concevoir, messieurs : comment peut-on supposer que ce même ministère, qui déclarait que sa pensée était tout entière dans la note du 14 février adressée à la Hollande par la France et l’Angleterre ; comment, dis-je, peut-on supposer qu’il fût assez inconséquent pour s’opposer à la levée de l’embargo avant l’adhésion pure et simple de la Hollande aux 24 articles, lorsqu’en même temps il déclarait qu’il était prêt à consentir à une convention préliminaire, qui stipulerait la levée des mesures coercitives en retour de certaines conditions puisées dans les droits que confère à la Belgique le traité du 15 novembre ?

Le ministère n’a pu prendre envers la représentation nationale l’engagement de s’opposer à la levée des mesures coercitives avant l’acceptation pure et simple des 24 articles par la Hollande. L’intérêt bien entendu du pays devait lui servir de règle dans cette occurrence : un tel engagement n’eût tendu à rien moins qu’à lui faire refuser d’accepter une situation provisoire matériellement plus avantageuse que celle faite à la Belgique par le traité qu’elle a proclamé son droit ; et pourquoi ce refus ? Pour augmenter sans nécessité des embarras dont, nous aussi, nous avions notre part.

Il devait suffire au ministère que la convention préliminaire stipulât en faveur de la Belgique la jouissance des avantages que lui-même avait indiqués, et qu’elle ne consacrât aucune atteinte au traité du 15 novembre ; à ces conditions, il était de son devoir d’y adhérer, et il l’a fait.

C’est dans l’étude des pièces relatives aux dernières négociations qu’il faut chercher la preuve qu’en agissant ainsi le ministère ne s’est pas mis en contradiction avec lui-même.

Il ne faut pas argumenter contre lui du contenu d’une phrase, prise isolément, sans la rattacher aux considérations qui la précèdent et qui la suivent.

On a fait encore une autre objection contre la levée des mesures coercitives. On a paru considérer cette stipulation comme contraire aux engagements contractés par les puissances exécutrices envers la Belgique.

Ce reproche n’est pas fondé.

On oublie sans cesse, comme on vous l’a dit hier, que les puissances exécutrices ne se sont pas engagées à se soumettre aux moyens qu’il nous plairait de leur prescrire pour arriver à l’exécution du traité du 15 novembre. Elles se sont réservées, à cet égard, toute latitude ; et cette réserve est sage, elle était prescrite par la situation de l’Europe, par la position respective des parties intéressées, par la nature même des choses.

Aussi longtemps que la Hollande se refusait à tout ce qui pouvait conduire à un arrangement complet et final, les mesures coercitives ont été et ont dû être maintenues ; mais elles n’eussent plus eu de motifs fondés aux yeux de l’Europe, aux yeux même des nations anglaise et française, si elles avaient continué à être appliquées, lorsque la Hollande venait de signer un acte qui accorde à la Belgique presque toutes les stipulations avantageuses du traite du 15 novembre ; lorsqu’elle s’engageait formellement à entrer sans délai en pourparlers, à l’effet de fixer, par un traité définitif, les relations entre « les Etats du roi des Pays-Bas, grand-duc de Luxembourg, et la Belgique » ; lorsqu’enfin elle consentait à rester, jusqu’à la paix, seule chargée du fardeau de la dette commune, et privée des parties de territoire dont le traite du 15 novembre lui assure la possession.

Examinez, messieurs, toutes les pièces relatives aux négociations et particulièrement la note du 14 avril et les projets de convention y annexés, et vous verrez que ces divers documents font mention de la levée des mesures coercitives, et la présentent comme la conséquence nécessaire de l’adhésion de la Hollande à certaines stipulations en faveur de la Belgique.

Un objet que quelques orateurs paraissent aussi avoir totalement perdu de vue, c’est que tous les projets de convention qui ont été discutés, renferment la clause expresse de s’occuper sans délai du traité définitif qui doit fixer les relations entre la Belgique et la Hollande.

Si l’on avait fait attention que le traité définitif auquel cette clause se rapporte, ne pouvait être que le traité du 15 novembre, l’on se serait aussi convaincu qu’il n’y a nulle contradiction entre ce que nous avons dit précédemment, et ce que nous avons fait en adhérant, en ce qui nous concerne, à la convention du 21 mai. En effet, messieurs, vous auriez vu qu’en concluant cette convention la France et la Grande-Bretagne n’ont pas perdu de vue le but qu’elles se sont proposé, c’est-à-dire l’exécution du traité du 15 novembre ; car, je le répète, c’est bien évidemment de ce traité qu’il est question dans l’article 5 de la convention. La pensée de ces deux puissances exécutrices, à cet égard, s’est révélée dans tout le cours des dernières négociations avec la Hollande.

Cependant, en considérant isolément la convention du 21 mai et la note du 1er juin, et en argumentant du silence qui y est gardé sur le traité du 15 novembre, on a cru pouvoir conclure qu’il n’était plus question de ce traité, mais bien d’un nouveau dont les bases étaient à discuter encore.

La convention du 21 mai, dit-on, a détruit le traité du 15 novembre !

Mais d’abord, messieurs, je ferai observer que la convention préliminaire que la Grande-Bretagne et la France ont conclue avec la Hollande ne saurait avoir pour effet de détruire le traité du 15 novembre, que les cinq puissances réunies ont conclu avec la Belgique.

D’un autre côté, peut-on séparer la convention préliminaire et la note par laquelle elle nous a été notifiée, des notes qui l’ont précédée et dans lesquelles les bases en ont été discutées ? Non sans doute et vous sentirez parfaitement que les plénipotentiaires des deux puissances exécutrices ont pu considérer comme inutile de faire ressortir dans leur note du 1er juin la pensée qui les a dominés en concluant la convention dont il s’agit.

Cette pensée est clairement exposée dans la note adressée le 14 février au plénipotentiaire hollandais. C’est principalement dans cette note que les dispositions de la convention éventuelle ont été débattues. Eh bien la base de cette discussion y est-elle autre chose que le traité du 15 novembre, que les engagements pris par la France et la Grande-Bretagne envers la Belgique, enfin que les stipulations garanties par les cinq puissances ? Je n’hésite pas à la proclamer ce n’était pas autre chose.

Mon assertion est rendue plus évidente encore par ce que l’on trouve dans les notes du 2 et du 22 avril, Permettez-moi, messieurs, de vous en lire quelques passages ; vous verrez que l’on n’a jamais perdu de vue le traité du 15 novembre.

(Page 26.) « Par le 4ème article, les Belges seraient obligés d’évacuer des places qui se trouvent en dedans des limites de la Belgique, telles qu’elles ont été fixées par le traité de novembre 1831, tandis que les troupes néerlandaises seraient autorisées à continuer d’occuper d’autres places également comprises dans ces mêmes limites ; de telle sorte que l’évacuation territoriale n’aurait lieu que d’un côté, et elle serait faite par la partie des deux à laquelle doivent définitivement appartenir les territoires qui seraient évacués. »

(Et page 35 du rapport du 14 juin.) « Quant à la demande reproduite par le gouvernement néerlandais, et qui tendrait à faire évacuer, par les troupes belges certains postes situées dans le territoire belge, les soussignés doivent seulement déclarer qu’il serait impossible à leurs gouvernements respectifs de faire une telle demande au gouvernement belge. La France et la Grande-Bretagne, devant exécuter les engagements qu’elles ont contractés avec le gouvernement belge, ont entrepris de mettre ce gouvernement en possession de tout le territoire qui lui est assuré par le traité du 15 novembre et, si ces puissances sont disposées à acquiescer à un arrangement temporaire, par lequel les troupes néerlandaises continueraient à occuper Lillo et Liefkenshoek, tandis que d’un autre côté une portion considérable du territoire néerlandais resterait entre les mains des Belges comme un dépôt équivalent, elles ne pourraient cependant jamais demander aux Belges de se retirer des places dont la possession leur est garantie par les cinq puissances. »

De ce qui précède, il résulte bien évidemment que le silence gardé dans la convention du 21 mai et dans la note du 1er juin, sur le traité du 15 novembre, a eu des motifs étrangers à l’idée de considérer ce traité comme nul et non avenu.

Mais du côté du gouvernement belge il n’y avait pas de raisons pour observer le même silence. C’est pourquoi les instructions données à notre ministre à Londres lui prescrivaient de s’en référer au traité du 15 novembre, en déclarant que la convention préliminaire était considérée par son gouvernement comme un acheminement à l’exécution intégrale de ce traité.

La note du 10 juin remise par notre plénipotentiaire à Londres, a été acceptée purement et simplement par la France et la Grande-Bretagne : elle n’a été l’objet d’aucune réserve de nature à neutraliser les effets de l’interprétation que nous avions cru devoir donner à la convention. Cette interprétation reste donc telle que nous l’avons établie dans la note du 1er juin ; et elle est de nature à satisfaire ceux qui se montrent le plus jaloux des droits qui nous sont acquis.

Un autre reproche a été fait à la convention du 21 mai.

Cet acte, dit-on, ne fait que continuer le statu quo que le ministre déclarait intolérable en octobre dernier.

Messieurs, ce rapprochement ne me paraît pas exact : le statu quo dans lequel nous avons trouvé la Belgique, diffère essentiellement de celui où elle est placée par la convention préliminaire.

En octobre dernier, la citadelle d’Anvers était occupée par l’ennemi ; la Meuse était fermée, toutes les calamités de la guerre étaient imminentes.

Aujourd’hui, la citadelle d’Anvers est évacuée, la navigation de la Meuse nous est ouverte ; le roi de Hollande, dans un acte solennellement signé et ratifié a pris l’engagement de s’abstenir, jusqu’à la conclusion de la paix définitive, de toute hostilité envers le territoire occupé par les troupes belges.

En octobre dernier, notre possession des districts du Limbourg et du Luxembourg, que le traité du 15 novembre a assignés à la Hollande, n’avait, aux yeux des autorités militaires de Maestricht et de Luxembourg, aucun caractère de légalité.

Aujourd’hui, elle a ce caractère ; et les objections qui, tous les jours, étaient élevées de ce chef, viennent à tomber.

C’est donc bien à tort, messieurs, que l’on est venu comparer la situation actuelle à celle dans laquelle, comme je le disais tout à l’heure, nous avons trouvé la Belgique.

La popularité que la convention du 21 mai a si promptement acquise est là pour prouver que le pays est loin de s’effrayer de la prolongation de l’état de choses établi par cette convention.

Messieurs, on a paru élever quelques doutes sur l’exécution franche de cet acte ; ces doutes n’ont jusqu’à présent pour fondement que ce qui se pratique encore sur l’Escaut à l’égard du pilotage. Les assertions de l’honorable député d’Anvers sont vraies ; mais on ne saurait encore en tirer aucune induction fâcheuse. Il s’est, en effet, écoulé trop peu de temps depuis la ratification de la convention préliminaire pour qu’elle ait pu recevoir toute son exécution. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas resté dans une imprudente sécurité à cet égard ; et du moment où ce qui se passait sur l’Escaut m’a été connu, je me suis empressé de faire les plus vives représentations. Mais vous sentez parfaitement, messieurs, que ces représentations ne pouvant pas suivre une voie directe pour arriver là où elles s’adressent, quelque retard doit être nécessairement apporté dans le redressement du fait auquel elles sont relatives.

Néanmoins, d’après les rapports qui me sont parvenus, il paraît évident que le refus de laisser passer nos pilotes n’a jusqu’ici d’autre cause que l’absence d’instructions de la part du gouvernement hollandais, mais qu’il n’existe pas non plus de nouvelles d’instructions interdisant ce passage.

Du reste cet objet rentre dans la catégorie de ceux auxquels il est fait allusion dans la note de M. Van de Weyer en date du 10 juin, dans les termes suivants (page 17 du rapport du 14 juin.)

« La convention du 21 mai pourrait, pour la mise en pratique de certaines stipulations, nécessiter des dispositions réglementaires qui, en facilitant les relations réciproques, seraient également avantageuses aux deux parties directement intéressées, en même temps qu’elles rentreraient dans les vues de la France et de la Grande-Bretagne. A cet égard, le soussigné est chargé d’émettre le vœu que les stipulations auxquelles il est ici fait allusion soient promptement régularisées. »

Messieurs, le désir manifesté dans le passage précédent n’a pu encore se réaliser faute de temps, et il serait imprudent de tirer dès aujourd’hui des conséquences positives de la non-exécution de quelques détails de la convention du 21 mai.

Il me resterait, messieurs, à répondre à une interpellation qui m’a été adressée par un honorable député des Flandres relativement aux arrérages de la dette. Cet objet devant faire partie des négociations qui vont s’ouvrir, je manquerais à mon devoir en m’expliquant dès à présent à cet égard. L’intérêt de ces négociations me commande une réserve absolue.

Je prie donc l’honorable membre de ne pas trouver mauvais que je ne réponde pas à sa demande ; j’en agirai de même à l’égard de toutes celles qui auraient également rapport aux négociations futures. Vous ne manquerez pas, messieurs, d’approuver cette résolution ; vous savez combien l’on peut mettre en péril une négociation pendante, quand on est assez imprudent pour dévoiler ses vues et ses intentions. Combien plus impardonnable, combien plus dangereuse ne serait pas cette imprudence si elle était commise relativement à l’objet de négociations qui ne sont pas encore entamées ?

Vous ne verrez donc, messieurs, dans ma réserve, qu’une résolution conforme à ce que les vrais intérêts du pays exigent du ministère qui a mission de les défendre.

Les déclarations faites au sujet du traité du 15 novembre vous sont d’ailleurs de sûrs garants qu’il s’acquittera de cette mission sans jamais perdre de vue les droits qui sont acquis au pays.

M. Fallon. - Messieurs, appelé par vos suffrages à faire partie de la commission d’adresse, je sens le besoin de vous faire connaître les principes qui m’ont dirigé dans l’exécution de mon mandat et de prendre part ainsi à la discussion du projet que vous avez sous les yeux.

Cette discussion, dans les points principaux, l’évacuation de la citadelle d’Anvers, la dissolution de la chambre, la convention du 21 mai, me semblent pouvoir se résumer dans les termes suivants :

Pour celui qui ne considère les événements qui se sont succédé depuis l’ouverture de la session de 1833 que dans des intérêts secondaires ; qui n’envisage dans le statu quo actuel que quelques avantages matériels sans tenir compte de ce qu’il aura nécessairement d’onéreux et de nuisible ; qui ne voit pas combien est devenue plus périlleuse la transition future du précaire au définitif ; pour celui qui n’a vu dans la dissolution de la chambre qu’un acte fort ordinaire d’administration, que l’exercice très inoffensif d’un droit constitutionnel, le laisser-aller du projet d’adresse convient parfaitement.

Mais pour celui qui place au premier rang des intérêts de son pays l’indépendance et la dignité nationale ; pour celui qui croit que l’industrie ne peut reprendre toute son activité et son développement dans un état précaire ; pour celui qui est convaincu qu’il ne peut y avoir de prospérité réelle pour la Belgique que lorsque son avenir sera définitivement assuré ; pour celui qui croit que l’abus du droit de dissolution est une calamité qui déconsidère et humilie le pouvoir, les événements dont nous nous occupons ne présenteront que les déplorables fruits d’un fatal système d’attente, et celui-là manquerait à sa conscience et trahirait les devoirs de son mandat, s’il admettait, en réponse au discours du trône, une adresse qui n’exprimerait pas toute sa pensée.

Lorsqu’arriva le jour où il fallut subir le joug de la nécessité, en autorisant le gouvernement à acquiescer au traité des 24 articles, ce n’était pas dans des intérêts purement matériels que la Belgique consternée cherchait quelque compensation au douloureux sacrifice qui allait être consommé ; c’est son indépendance, c’est la reconnaissance du Roi qu’elle s’était choisi qui absorbèrent toute son attention, qui fixèrent toute sa sollicitude.

Vous vous rappelez, messieurs, que la représentation nationale ne se détermina à accepter les avantages matériels du traité que sous la foi de l’engagement que le ministère avait pris, dans la discussion, de ne donner son acquiescement qu’après avoir acquis la certitude que notre Roi serait immédiatement reconnu, non pas des puissances signataires du traité, puisqu’à leur égard cette reconnaissance était la conséquence du traité même, mais bien de la part de la Hollande, qui n’y était pas intervenue.

Vous vous rappelez également sous quelles conditions ce traite fut acquiescé.

Garantie solennelle de la part des puissances que le traité serait final et irrévocable ; engagement formel de nous en procurer l’exécution et de nous faire obtenir avant tout l’adhésion de la Hollande.

Notre droit politique étant ainsi définitivement formulé, la marche de notre gouvernement devait être rapide.

Le but était clairement tracé ; il ne fallait pas s’en laisser distraire.

Cependant, le temps s’écoulait sans résultat, et le ministère restait dans l’inaction, alors que la tendance de la diplomatie à reculer le but, au fur et à mesure que nous voulions en approcher, était devenue évidente.

Le fatal système d’attente semblait déjà vouloir s’insinuer dans notre cabinet par l’influence étrangère. La chambre s’en aperçut, et c’est alors que, par l’adresse qu’elle vota à l’unanimité, dans la séance du 14 mai de l’année dernière, elle réclama avec fermeté et énergie la prompte exécution du traité.

Alors, messieurs, pour chercher à justifier une trop faible déférence aux insinuations étrangères, on n’avait pas pensé encore au moyen de taxer d’exagération le sentiment patriotique.

Le gouvernement sut gré de l’impulsion qu’il recevait de la chambre. La réponse du Roi fut digne de la nation. En voici les termes :

« Le plus sûr moyen d’arriver promptement à une solution des difficultés qui subsistent encore, c’est de convaincre l’Europe que la Belgique est restée jalouse de son antique réputation, et qu’en alliant la prudence à la fermeté, elle saurait au besoin, avec le secours de la providence, soutenir ses droits par la force des armes. »

Il demanda des hommes et de l’argent ; la chambre alla au-devant de ses désirs, et la Belgique ne tarda pas à se trouver dans une attitude imposante.

Cette manifestation d’énergie fit effet à Londres et à Paris ; les combinaisons de temporisations furent ébranlées, et la convention du 22 octobre amena l’expédition d’Anvers.

Vous savez, messieurs, quel était le piège que renfermait cette convention ; vous savez comment, en y acquiesçant sans réserves ni protestations, notre ministère s’y était laissé prendre.

C’était encore là l’un des effets pernicieux de ce système d’attente et de soumission servile à l’influence étrangère.

Eh bien, sans ce que l’on qualifie aujourd’hui d’exagération et que nous appelons nous de l’énergie et du patriotisme, sans la chambre exagérée, nous avions les avantages matériels de la possession de la citadelle d’Anvers, et nous étions dépossédés de toutes nos garanties territoriales, en violation manifeste du traité, puisque l’adhésion préalable de la Hollande, puisque la reconnaissance de notre indépendance et de notre Roi devait être préalables à toute exécution de notre part.

Grâce donc à la chambre exagérée, si ce premier événement, dont parle le discours du trône, n’a pas été préjudiciable. Ce n’est pas à notre ministère que nous en devons l’obligation, c’est à l’énergie et au patriotisme de cette chambre que l’on a frappée de dissolution.

En échappant à ce piège perfide que couvrait la convention du 22 octobre, la chambre ne s’était pas du reste fait illusion sur les résultats de cette expédition. Cette expédition n’était pas encore entreprise que déjà nous proclamions qu’elle serait tout à fait stérile pour la solution de la question politique.

Toujours de l’exagération, disait-on ; la prise de la citadelle d’Anvers est un pas immense vers cette solution. Voyez, ajoutait-on, si les puissances alliées témoignent la moindre envie d’abandonner les moyens coercitifs ? Admirez combien les cabinets de Paris et de Londres tiennent à honneur de remplir fidèlement leurs engagements envers nous ; le blocus sera resserré, il faudra bien que Guillaume se soumette.

Cependant la citadelle est évacuée, l’armée française se retire avant d’avoir accompli toute sa mission, le blocus se ralentit peu à peu ; trois mois s’écoulent, notre gouvernement est rentré de nouveau dans son système d’inaction. Mais de nouveau aussi la chambre s’inquiète et s’alarme ; le budget de la guerre lui est présenté, elle croit qu’il faut saisir cette occasion pour retremper l’énergie du gouvernement, pour appuyer ses efforts et ses instances ; elle croit servir la cause du pays en ne votant provisoirement que six douzièmes de ce budget, et c’est par un coup d’Etat que l’on répond à ce nouvel élan de patriotisme.

Ce coup d’Etat, messieurs, ne restera pas étouffé dans le silence du discours du trône.

Il se lie trop intimement, par ses causes et ses motifs, à la question politique du pays, pour rester en dehors de la discussion de cette question.

La chambre qui en a été atteinte veut d’ailleurs être jugée.

Vous connaissez l’accusation ; veuillez, messieurs, écouter la défense, elle sera courte.

Dans la discussion générale qui a précédé l’examen du budget de la guerre, on s’était plaint généralement de l’état stationnaire où paraissaient se trouver replacées les affaires extérieures.

On craignait que les fruits que l’on avait promis avec tant d’assurance de l’évacuation forcée de la citadelle d’Anvers ne se fissent trop longtemps attendre.

Le blocus paraissait dégénérer en un vain simulacre, un relâchement dans l’exécution des moyens coercitifs paraissait évident.

On craignait que notre ministère, trop confiant dans les promesses fallacieuses de la diplomatie, ne nous laissait retomber de nouveau dans l’ornière des négociations.

On craignait enfin qu’après avoir voté l’énorme chiffre du budget de la guerre pour une nouvelle période d’un an, ce sacrifice ruineux pour le pays ne fût encore stérile.

Ces appréhensions étaient sans doute bien légitimes, alors que le ministère s’opiniâtrait à garder le silence sur l’état de nos relations extérieures et ne nous parlait que de son fatal système d’attente, tandis que les journaux signalaient des faits bien propres à justifier la défiance et les alarmes.

A ces appréhensions, le ministère objecta que si la chambre n’avait pas foi dans le système qu’il croyait devoir suivre, elle ne devait pas se borner à le blâmer, mais devait indiquer celui qu’elle croyait préférable aux intérêts du pays.

D’abord, pour que l’objection fût fondée, il ne fallait pas s’obstiner à laisser la chambre frapper en vain aux portes de la vérité, dont on tenait les clés. Il fallait franchement lui mettre sous les yeux l’état de nos relations extérieures.

Plusieurs orateurs avaient été d’ailleurs au devant de l’objection, et leur système consistait à ce qu’il fût notifie aux cabinets français et anglais que si, endéans un terme donné ils n’avaient pas usé des moyens propres à nous procurer l’exécution complète du traité, nous joindrions nos efforts aux leurs, et nous concourrions à cette exécution.

Tel était le moyen auquel s’associait le plus grand nombre. Le droit d’en user était écrit dans le traité.

Par son acceptation, la Belgique était devenue partie principale au traité ; les cabinets français et anglais n’étaient plus que cautions de son exécution, et l’on sait que la caution ne peut pas contester à la partie principale son concours à l’exécution.

On opposait les devoirs de la neutralité, mais on ne faisait pas attention que l’argument était repoussé par l’exception du contrat non accompli. On oubliait que le devoir de la neutralité ne devait commencer pour nous que du jour où il serait satisfait envers nous aux conditions de cette neutralité.

On objectait enfin que cette discussion générale ne pouvait pas se résumer en une proposition formelle sur le système qui devait obtenir la préférence, le ministère restait placé dans une situation embarrassante.

Mais outre que telle était forcément la condition dans laquelle il se plaçait lui-même par son silence, cette condition n’avait d’ailleurs rien d’embarrassant pour celui qui voulait comprendre la chambre.

En effet, si, ce qui d’ailleurs ne lui appartenait pas, elle ne formulait pas la mesure spéciale qu’il convenait de préférer, il était un vœu qui avait retenti de toutes parts dans cette enceinte, c’est qu’il fût pris des mesures plus énergiques dans les moyens coercitifs pour arriver à la solution de la question politique et pour que l’année ne fût pas plus longtemps une inutile ostentation, en même temps qu’elle était une charge mortelle pour le pays.

Le ministère restait donc parfaitement à l’aise sur le choix du moyen et si, comme il le disait, son intention était d’user de fermeté et d’énergie, la proposition du vote du budget, telle qu’elle avait été motivée par la section centrale, ne pouvait que lui servir d’appui et renforcer son action.

Eh bien ! cette assistance que la chambre lui offre, il la repousse. Son amour-propre se révolte en présence de ce qu’il appelle un acte de défiance, alors que l’on proteste de toute part que cet acte n’a rien d’hostile pour lui.

Il se retire en boudant. Il hésite longtemps sur le parti qu’il prendra, et enfin, sans égard qu’il va jeter l’alarme dans le pays, qu’il va irriter les esprits, soulever les passions et consolider les divisions intestines, l’arrêté de dissolution est fulminé.

Ne cherchez pas, messieurs, dans cet arrêté quels sont réellement les motifs qui ont fait reporter contre la chambre cette énergie qu’elle excitait dans une tout autre direction.

Vous n’y trouveriez rien dont votre raison puisse s’accommoder. Quant à moi, il me répugne trop de les attribuer à un amour-propre blessé, et je les cherche plutôt dans l’événement qui a suivi l’acte de dissolution.

Alors, la convention du 21 mai n’était-elle pas déjà à l’œuvre ? N’avait-on pas à craindre qu’avec une chambre aussi peu docile aux exigences de la diplomatie, il ne serait pas possible de survivre à cette convention, si cette chambre restait debout ? Quelles que soient, du reste, les causes secrètes de cette combinaison, je crois qu’il est indigne de nous de vous parler des moyens dégoûtants qui furent employés pour la servir, et de cette odieuse calomnie qui poursuivit avec tant d’acharnement tout ce qui paraissait opposé au système d’attente et de temporisation.

Tels sont les faits, messieurs : la chambre dissoute avait-elle démérité de la patrie ? sa dissolution a-t-elle été abusive et téméraire ?

Votre jugement ne me paraît pas douteux et vous ne laisserez pas, sans doute, échapper l’occasion de l’apprendre à la nation.

Il vous reste une autre tâche à remplir, un autre événement à juger ; c’est la convention du 10 mai, ou plutôt l’acte d’acceptation du 10 juin. J’aborde l’examen de cette convention, non pas avec la timide circonspection du discours du trône, en m’arrêtant à des considérations secondaires, à quelques avantages matériels que nous avions droit d’obtenir sans cette convention, et qui seront d’ailleurs amplement compensés par les charges indispensables du statu quo ; mais en mettant en regard deux avantages, la violation flagrante de nos plus précieuses garanties, l’abnégation de droits incontestablement acquis à la Belgique, et qui seuls pouvaient rapprocher le moment d’assurer son avenir et sa stabilité.

Isolée de l’acte de notre ambassadeur du 10 de ce mois, voici comment je considère cette convention, ce digne fruit du système d’attente, et qui justifie si complètement le langage de la chambre exagérée, lorsqu’elle exprimait sa défiance sur l’emploi de moyens coercitifs dont on vantait tant l’efficacité.

Notre cabinet n’y était pas intervenu, du moins d’une manière ostensible, et dès lors elle ne pouvait nuire à nos droits, ils étaient intacts.

Elle mettait à néant l’emploi des moyens coercitifs, mais elle ne privait pas tout au moins la Belgique de l’exercice du droit d’en réclamer d’autres.

Elle imposait à la Hollande l’obligation de ne pas recommencer les hostilités avec la Belgique avant que ses relations avec ce pays ne soient réglées par un traité définitif, mais elle ne privait pas la Belgique du droit acquis de réclamer et d’entreprendre elle-même l’exécution du traité du 15 novembre.

Elle était fort commode quoique fort humiliante pour les cabinets français et anglais qui se dégageaient ainsi, d’autorité et pour un temps indéfini, de l’obligation solennellement contractée de nous procurer forcément l’exécution pieuse et entière du traité.

Elle était fort honorable et en même temps fort avantageuse pour la Hollande qui dégageait son commerce des entraves du blocus ; qui récupérait ses meilleurs soldats et qui obtenait ce qu’elle avait toujours désiré de conserver avec le plus d’obstination, c’est-à-dire le moyen de reculer indéfiniment son adhésion au traité, la reconnaissance de notre indépendance et de notre Roi, en se réservant entre-temps toutes les chances des événements politiques pour récupérer une souveraineté dont elle sait n’être dépossédée que de fait et non de droit. La souveraineté, là, ne recule pas en présence de la privation de quelques avantages matériels.

Sous tous ces rapports, nous avions à nous plaindre amèrement que, par cette convention, les cabinets français et anglais s’étaient humiliés devant notre ennemi et avaient foulé aux pieds la foi promise ; mais la Belgique n’était pas encore complice de cette humiliation, ses droits restaient entiers et nous n’avions pas renoncé à les exercer.

Jusque-là, la seule accusation que nous pouvions diriger contre notre ministère, c’était d’avoir méprisé les sages conseils de la chambre précédente, d’avoir repoussé l’impulsion des sentiments énergiques qui, mis à propos à exécution, eussent évité le remplacement des moyens coercitifs par une convention qui remet en question l’avenir de la Belgique.

Jusque-là toutefois, il pouvait décliner toute responsabilité ; nos droits n’étaient pas encore compromis par son intervention, et tant que la convention ne lui était pas officiellement notifiée, il pouvait continuer à se complaire dans son système d’attente, sauf à protester lorsque le moment de devoir parler arriverait.

Mais que dis-je, une semblable protestation ne pouvait s’associer au système d’attente.

Le 1er juin la convention est notifiée à notre ambassadeur.

De tous les protocoles, cet acte de notification est peut-être le document le plus fallacieux et le plus perfide.

Comme de raison, on y porte fort haut les avantages provisoires que la Belgique va recueillir de cette convention, et on a bon soin de garder le silence sur son véritable objet, qui est de dégager les cabinets français et anglais de l’obligation de nous procurer désormais l’exécution du traité par des moyens coercitifs.

Cette obligation est dérisoirement remplacée par celle de s’occuper sans délai du traité définitif, et l’on sait ce que vaut, en style diplomatique, une semblable obligation que chacune des parties peut éluder à son gré, alors qu’on a soin de n’y attacher aucune sanction, ni aucun terme.

Ce n’est pas tout : ainsi masqué, voici le piège :

En échange d’une si obséquieuse observation des traités, écoutez dans cette note du 1er juin le langage de la France et de la Grande-Bretagne :

« Elles sont convaincues que le Roi des Belges s’empressera de s’obliger de son côté à ne pas recommencer les hostilités contre le territoire hollandais, aussi longtemps que les relations entre la Hollande et la Belgique ne seront pas réglées par un traité définitif. »

Elles sont convaincues, disent-elles, que telles sont les dispositions du Roi des Belges ; mais elles doutent que telles soient celles de la nation, et, ce qui le prouve, c’est qu’elles n’exigent pas moins sur ce point une déclaration formelle et satisfaisante de la part de notre gouvernement.

Vous appréciez aisément, messieurs, toute la portée de la soumission qui devait être la conséquence de cette déclaration formelle et satisfaisante.

Ces deux puissances s’étaient engagées solennellement à nous procurer, avant toute négociation ultérieure, la reconnaissance de notre indépendance et de notre Roi, et l’exécution, non pas d’un nouveau traité définitif, mais d’un traité déjà déclaré définitif et irrévocable.

Comme les devoirs créent essentiellement des droits, nous avions acquis celui de contraindre la France et l’Angleterre à remplir les engagements.

Cette contrainte ne pouvait être directe. On sait bien que ce n’est pas contre ces puissances que nous pouvions penser à tourner nos armes, mais elle pouvait être indirecte, en en usant contre la Hollande, et l’état imposant de notre armée permettait de craindre que, lassés d’attendre, nous ne finissions enfin par en faire usage.

Il fallait donc nous garrotter de manière à ce que nous ne pussions plus invoquer le traité du 15 novembre pour exiger les garanties d’exécution solennellement promises, et surtout à ce que nous ne pussions plus penser à provoquer par nous-mêmes cette exécution.

La soumission, demandée par cette note du 1er juin renfermait évidemment une dérogation au traité du 15 novembre, une abnégation formelle des garanties, sur lesquelles reposaient toutes nos espérances, une renonciation complète à l’exercice de droits et d’avantages, sans lesquels on n’eût point arraché notre consentement à ce traité.

Eh bien ! messieurs, rien de tout cela ne touche notre cabinet ; il accepte et il abandonne ainsi l’avenir du pays à la discrétion de la diplomatie.

On aperçoit dans la note d’acceptation tout l’embarras de notre ambassadeur dans l’exécution de la commission.

Usant de ce style diplomatique, que vous remarquez dans le projet d’adresse qui est en discussion, il entortille son acceptation dans des réserves ; mais vous savez que l’on ne réserve jamais utilement des droits, alors qu’en fait on les abdique.

Voila messieurs, où le fatal système d’attente nous a conduits.

Notre droit politique est maintenant interverti ; ce qui était final et irrévocable est transformé en précaire, et ce précaire doit durer aussi longtemps que nos relations avec la Hollande ne seront réglées par un nouveau traité définitif ; c’est-à-dire que l’avenir de la Belgique vis-à-vis de la Hollande est remis en question.

Avec le traité du 15 novembre, je savais comment cette question devait être résolue. Je ne le sais plus aujourd’hui que sa solution est abandonnée à la médiation et à l’intervention des trois cours du Nord, et j’accepte volontiers la qualification d’exagéré, lorsque, dans un tel état de choses, je prévois une nouvelle humiliation et de nouveaux malheurs pour mon pays.

Jusqu’ici, messieurs, je n’ai considéré la convention du 21 que dans ses rapports avec notre droit politique et cela me suffit bien pour la repousser.

Si je la considérais dans ses effets secondaires, dans ses avantages matériels, je ne l’adopterais pas encore, parce que ces prétendus avantages ne me feraient pas illusion.

Alors que la Hollande a pu se placer aussi à son aise pour attendre ce qu’elle médite, alors qu’elle a offert elle-même de nous laisser ces avantages pour conserver intacte la question de souveraineté, non seulement sur l’Escaut, mais sur la Belgique entière, un désarmement, même partiel, serait une nouvelle imprudence, si nous voulons sortir de l’état précaire où nous sommes replacés.

Sur ce point, je partage entièrement l’opinion manifestée par le ministre des relations extérieures, dans la dernière discussion du budget de la guerre.

Voici comment il s’exprimait dans son rapport du 23 mars dernier :

« Nos intérêts les plus chers exigent.... le maintien de notre état militaire, et puis, ne l’oublions jamais, c’est le désarmement qu’il importe aux puissances d’obtenir. Or, désarmer avant d’avoir acquis de notre adversaire au moins les garanties de notre indépendance, ce serait peut-être se soumettre à du statu quo indéfini ; les puissances n’auraient plus alors le moindre intérêt à obtenir de la Hollande les stipulations qu’elles nous ont garanties.

« Toutes ces considérations convaincront, je l’espère, ceux qui pouvaient encore en douter, de l’indispensable nécessité de conserver notre imposante attitude militaire. »

Or, messieurs, si la prudence exige de n’opérer qu’une faible réduction sur la dépense de notre armée, les avantages matériels du statu quo seront trop chèrement payés, outre qu’entre-temps l’état intérieur du pays restera livré à des espérances et à des inquiétudes qui le déchirent et troublent sa tranquillité.

Sous ces considérations, je voterai contre le projet d’adresse s’il n’est pas amendé, et j’appuierai de mon suffrage tout amendement qui aura pour objet de signaler l’abus de l’acte de dissolution et désaveu de l’acte d’acceptation de la convention du 21 mai.

M. de Muelenaere. - L’orateur qui vient de parler vous a dit qu’il se prononcerait contre le projet d’adresse par deux motifs principaux : le premier parce que l’acte de dissolution de la chambre des représentants n’est pas blâmé dans l’adresse ; le second parce qu’il considère la convention du 21 mai comme désastreuse pour le pays. Vous voudrez bien me permettre de répondre en quelques mots à ces deux motifs allégués par l’orateur.

D’abord, messieurs, il me semble que l’orateur ne s’est pas bien rendu compte de ce que c’est qu’une dissolution dans un gouvernement représentatif, ni en principe ni en réalité. Il ne voit aucun motif de dissolution parce que la chambre ne s’est pas rendue indigne de son mandat, parce que la chambre n’a pas abusé de son pouvoir ; quant à moi, messieurs, je pense que la constitution a très sagement fait en ne supposant de prime abord l’infaillibilité de personne ; je crois qu’elle a très sagement agi en cherchant à balancer les différents pouvoirs de l’Etat, de manière qu’ils puissent se servir de contrepoids les uns et les autres.

Je n’ai pas besoin de dire quelles armes la constitution fournit à une majorité parlementaire contre un ministère antinational ; je n’ai pas besoin de vous dire non plus combien il est facile aux chambres, quelquefois même à la minorité d’une chambre, dans un gouvernement naissant, de renverser un cabinet, quelque pures, quelque loyales, quelque patriotiques que soient ses intentions. Je ne vois au pouvoir royal qu’un seul moyen de s’assurer de l’état de l’opinion publique, et ce moyen, selon moi, c’est la dissolution.

Messieurs, c’est un malheureux préjugé, et c’est un préjugé que je crois devoir combattre de toutes mes forces ; c’est un malheureux préjugé de considérer la prérogative royale de mauvais œil, de la considérer en quelque sorte comme l’ennemi de la liberté : non seulement nous devons respecter ces prérogatives, mais nous devons les rendre fortes et puissantes, parce que ce sont elles seules qui peuvent maintenir la paix publique au-dedans et notre considération au-dehors.

C’est un autre préjugé, messieurs, que d’envisager la dissolution d’une chambre comme un acte hostile envers cette chambre ; la dissolution, selon moi, n’est autre chose qu’un appel, de la part du Roi, à la nation.

Des difficultés s’élèvent entre une chambre et le ministère ; la question est grave, elle est douteuse ; le Roi lui-même hésite sur le parti qu’il doit prendre : il veut être éclairé, et il sait que le meilleur moyen c’est d’écouter la voix publique : que fait-il dans cette position ? Il dissout la chambre et fait un appel à la nation et de la chambre et du ministère.

La nation juge ; la nation examine la conduite de ses propres mandataires et la conduite des ministres ; elle prononce en dernier ressort. Je dis en dernier ressort parce qu’il faut qu’il y ait un terme à ce conflit.

Si la chambre nouvelle présente une majorité hostile aux ministres, légalement c’est le ministère qui a tort, et il doit se retirer ; mais la dissolution n’a été ni un crime du pouvoir, ni un abus de la prérogative par le ministère ; la dissolution n’a été que l’exercice d’un pouvoir légal.

Prétendre que le gouvernement ne saurait dissoudre une chambre sans que le ministère ne soit exposé à un acte d’accusation, c’est vouloir placer le gouvernement dans la chambre elle-même ; c’est vouloir rendre le gouvernement docile à toutes ses volontés, c’est tomber dans l’anarchie et dans la pire de toutes, dans l’anarchie des assemblées délibérantes.

En Angleterre, où les principes constitutionnels ont pénétré très avant dans les mœurs, la dissolution est considérée comme un droit dont la couronne peut user quand elle le juge convenable ; et jamais, cette dissolution ne provoque aucune plainte : au contraire, elle est accueillie avec faveur et elle a lieu fréquemment.

Et pourquoi ? C’est parce qu’en Angleterre on prend la dissolution, pour ce qu’elle est, pour un désir de la part du chef de l’Etat de consulter son peuple sur les grands intérêts du pays et comme une occasion favorable offerte à la nation d’exprimer son opinion sur la marche du gouvernement et sur les affaires publiques et de faire arriver au trône les vœux réels du pays sur l’intervention de ses mandataires.

Voilà ce que la dissolution est réellement. Et par qui, messieurs, cette dissolution a-t-elle été écrite dans notre constitution ? N’est-ce pas par le congrès ? N’est-ce pas par les mandataires immédiats du peuple ? Et n’a-ce pas été en l’absence de tout pouvoir royal ?

Si le congrès avait pu voir autre chose dans la dissolution que cette prérogative, nécessaire à la couronne, que cet appel que, dans certaines circonstances, la couronne doit faire nécessairement de la chambre à la nation, il ne l’aurait certainement pas écrite dans la constitution qu’il a tracée lui-même.

Il me semble d’ailleurs, messieurs, que notre dignité même nous fait un devoir d’abandonner une question qui peut être considérée comme nous étant entièrement personnelle.

Au surplus, et il me sera permis de faire cette observation après trois jours de débat sur une discussion générale, au surplus, dis-je, sachons nous rendre dignes de la haute mission que nous avons reçue ; sachons écouter la voix publique, l’opinion du pays ; cette opinion, je crois pouvoir l’affirmer, est lasse, cette opinion est dégoûtée, je ne dirai pas de cette discussion personnelle, mais elle est dégoûtée de ces théories, de ces discussions politiques sans but et sans résultats.

L’opinion veut que nous nous occupions sans retard de choses réelles, de choses utiles aux intérêts matériels du pays : aidons, stimulons le gouvernement quand il veut ouvrir à notre industrie de nouveaux débouchés, faisons des lois protectrices du travail et de l’agriculture, et nous n’aurons pas à nous inquiéter le moins du monde d’une dissolution, car nous satisferons nos commettants.

Une autre question a été agitée ; c’est la question politique, c’est l’adoption du traité du 21 mai.

Je regrette que, dans cette discussion, l’orateur auquel je réponds n’ait pas rencontré les arguments qu’a fait valoir hier l’honorable M. Nothomb. Toute cette matière a été traitée avec un talent si remarquable par cet orateur, que je craindrais d’abuser de vos moments, que je craindrais surtout d’affaiblir l’impression que cette savante dissertation a dû produire sur vos esprits, si je voulais donner, quant à présent, des développements à cet objet. J’attendrai que les arguments de M. Nothomb aient été combattus ; alors je tâcherai de démontrer à mon tour que la convention du 21 mai n’est pas désastreuse pour le pays, et que dans les circonstances actuelles c’est ce qui pouvait lui arriver de plus avantageux.

M. Ernst. - Dans les pays où l’administration des affaires est dans les mains d’hommes habiles et entourés de la confiance publique, où les relations extérieures poursuivies avec énergie et dignité produisent des résultats conformes à l’honneur et à l’intérêt national, où le mécanisme des grands pouvoirs de l’Etat suit un mouvement sûr et régulier, où les droits de liberté, de sûreté, de propriété trouvent toujours une protection prompte et efficace ; dans ce pays heureux l’adresse au Roi est pour les députés du peuple une belle occasion d’élever jusqu’au trône des paroles de félicitations et de reconnaissance, qui vont ensuite retentir dans tous les cœurs.

Mais hélas telle n’est pas encore la destinée de la Belgique ; et un pénible devoir est réservé à ses représentants.

La convention du 21 mal prépare un avenir funeste à notre patrie ; nous ne devons pas craindre de le dire.

La dissolution de la chambre est une mesure impolitique que nous devons condamner hautement.

Le ministère n’a pas employé les moyens qui étaient à sa disposition pour prévenir et arrêter les désordres qui ont eu lieu à Bruxelles, à Gand et surtout à Anvers. Il faut, par une désapprobation éclatante, jeter loin de nous toute responsabilité.

C’est dans cet esprit que l’adresse doit être faite, si nous voulons une adresse-vérité.

Envisageons d’abord la politique extérieure.

Avant la convention du 21 mai dernier, nous avions l’espérance et les moyens de faire exécuter promptement par la Hollande le traité du 15 novembre 1831.

Une armée nombreuse, bien exercée, conduite par des officiers braves et expérimentés, impatiente de laver un récent affront, aurait bientôt forcé la Hollande à reconnaître la Belgique et son Roi.

Nous n’avons pas fait la guerre, parce que la France et l’Angleterre s’étaient engagées à nous mettre en possession des droits irrévocablement réglés par le traité du 15 novembre.

La sympathie des principes politiques, un commencement d’exécution, la prise d’Anvers, la conservation des prisonniers hollandais, n’étaient pas les seuls gages de cette promesse.

Une mesure qui devait nécessairement vaincre la résistance de roi Guillaume, c’est l’embargo et le blocus des ports de la Hollande. Si cette mesure avait été exécutée d’une manière complète, il y a longtemps que la Hollande aurait cédé.

Mais cette mesure même, telle qu’elle était prise, aurait toujours fini par amener ce résultat.

Aussi la Hollande a-t-elle tout fait pour se débarrasser de ces vaisseaux qui paralysaient dans son sein les sources de vie.

L’opiniâtre énergie du roi Guillaume a triomphé de la patience de la France et de l’Angleterre : le commerce hollandais est libre, les prisonniers sont rendus.

Et la Belgique ne peut plus compter sur ces mesures coercitives si souvent et si vainement promises par la France et l’Angleterre ; et pour comble de malheur, il ne lui est pas permis d’employer ses forces pour se faire rendre justice.

Ce n’est plus à la France et à l’Angleterre que sera réservé de soutenir nos droits ; nous aurons à nous soumettre aux décisions des cinq puissances, dont trois sont contre nous.

Au reste, il y a longtemps qu’il est facile de voir que la France et l’Angleterre se fatiguent d’avoir la Belgique sur les bras, et qu’elles cherchent à reculer. Que la Belgique n’appartienne pas à la Hollande, voilà tout ce qu’elles veulent, mais que la Belgique soit plus ou moins heureuse, elles ne s’en inquiètent pas.

La Hollande a résisté et a dû se faire respecter, la Belgique a toujours été docile et on l’abandonne.

Il est temps encore de sentir notre position et de prévenir les dernières humiliations.

Prenons garde de nous faire illusion sur les fatales conséquences de la convention du 21 mai, en ne songeant qu’à des avantages momentanés.

L’Escaut et la Meuse seront ouverts à la navigation ?

Mais la Hollande ne veut pas nous reconnaître, elle conserve les forts qui menacent notre commerce ; ce n’est que par la force qu’elle nous laissera passer, et dès que le moment lui paraîtra défavorable, elle nous arrêtera.

Et alors les cinq puissances comment recevront-elles nos plaintes ?

Nous ferons un appel au pays. dira-t-on. Eh ! que ne le faisons-nous, lorsque nos prétendus protecteurs nous trompent, lorsqu’ils violent leurs promesses, et au lieu d’une fin prochaine qu’ils s’étaient engagés à nous procurer, nous laissent dans un provisoire indéfini ?

Et cette belle armée qu’on vous défend de conduire à la victoire, il ne sera pas permis non plus de la licencier s’il plait aux Hollandais de ne pas désarmer.

L’Escaut et la Meuse sont libres ?

Mais l’honorable M. Legrelle vous a déjà signalé, messieurs, des entraves apportées à la navigation de l’Escaut, et qui ne sont que le prélude d’autres obstacles.

Quant à la navigation de la Meuse, ses principaux avantages seront perdus aussi longtemps que nous ne serons pas en paix avec la Hollande ; nos bateaux pourront bien aller jusqu’à Venloo et même jusqu’à Moock, à l’extrême frontière ; mais ils n’iront pas au-delà, l’entrée de nos produits étant prohibée en Hollande par suite de l’arrêté du roi Guillaume qui défend toute communication entre les provinces hollandaises et belges.

Nous resterons provisoirement en possession des portions du Limbourg et du Luxembourg qui doivent appartenir à la Hollande, il est vrai ; mais on sait combien les habitants de ces territoires sont à plaindre, et après les avoir abandonnés, il ne faut pas se réjouir de les tenir plus longtemps dans une position précaire qui est la pire de toutes les positions.

Nous ne paierons pas la dette. Mais nous ne la devrons pas moins : en serons-nous plus riches quand il faudra continuer de grands frais de guerre et solder ensuite l’arriéré avec le courant ?

Nous ne paierons pas la dette ? La Hollande compte sur ses amis du Nord, pour nous faire une plus forte part.

La Hollande ne nous attaquera pas ?... Mais cela n’est pas sûr... et c’est une grâce que nous n’avons pas demandée, mieux vaudrait en finir avec nos ennemis que de rester comme nous sommes.

Le traité du 21 mai est fait sans nous et contre nous.

Ce serait le dernier degré d’avilissement d’être obligé d’accepter comme un bienfait un acte que bientôt tout le monde déplorera.

L’honorable M. Nothomb a épuisé toutes les ressources d’un talent que j’ai admiré, pour présenter la politique extérieure sous un jour favorable.

Je tâcherai de résumer les principales raisons qu’il a fait valoir, et d’y répondre le plus brièvement possible. Si telle n’avait pas déjà été ma résolution, les observations de M. de Muelenaere me l’auraient fait prendre.

Si le traité du 15 novembre 1833 n’existait plus, l’opposition devrait s’en réjouir ; si un de ses membres pouvait se vanter d’un semblable résultat, il crierait à la victoire !

« Vous remontez à septembre, s’est-il écrié, et vous vous plaignez ! »

Eh quoi ! messieurs, effacer les 24 articles sans y substituer d’autres dispositions définitives, sans avoir aucune garantie qu’on ne nous imposera pas d’autres conditions plus onéreuses ; effacer les 24 articles en se livrant à la discrétion des cinq puissances. Non, non, personne ne disputera une pareille œuvre à ses auteurs !

Vous appelez cela revenir à septembre, signer et se taire, se soumettre à tout ce qui arrivera, s’engager à ne pas prendre les armes, renvoyer notre armée.

L’idée n’est pas heureuse !

L’honorable orateur auquel j’ai l’honneur de répondre, nous dit qu’il avait prévu que nous aurions un jour cette convention du 21 mai.

Il est fâcheux qu’il n’ait pas publié d’avance ses prévisions, on aurait pu éclairer le gouvernement sur le danger auquel il allait exposer le pays.

Voici comment il nous a donné la clé de la convention : « Voulez-vous, a-t-il dit à la Hollande, laisser aux Belges les avantages du traité du 15 novembre, et nous respecterons les répugnances de votre roi qui ne veut pas reconnaître la Belgique et son souverain ? »

La chose a été acceptée : Guillaume ne nous reconnaît pas, qu’importe ?

« Charles X ne reconnaît pas non plus Louis-Philippe, et, ce qui plus est, Charles X peut disposer de ses biens situés en France ! »

Comparer la position de Charles X à celle de Guillaume, attacher de l’importance à ce que les biens de la maison de Nassau restent sous le séquestre, en vérité la chose me paraît trop peu sérieuse pour y répondre.

Ce n’est pas avec la Hollande, c’est avec le roi Guillaume lui-même que la convention a été faite, et lorsqu’on voit l’importance qu’il attache à conserver les forts qui dominent l’Escaut et à ne rien demander de la Belgique, on voit bien quels sont les desseins de l’ancien roi des Pays-Bas, et que le refus de reconnaissance n’est pas chose de pure forme.

« L’exécution du traité du 15 novembre ne pouvait avoir lieu sous l’empire des mesures coercitives. Cette exécution est commencée, elle n’est qu’interrompue. »

Comment ! on ne pouvait continuer les mesures coercitives jusqu’à ce que les forts de l’Escaut eussent été remis à la Belgique.

« L’exécution n’est qu’interrompue. »

La vérité est que nous n’avons aucune garantie de l’exécution des 24 articles : les mesures coercitives sur lesquelles on fondait cet espoir n’existent plus.

La reconnaissance est un fait moral à l’égard duquel toute contrainte est impossible !

Mais il n’était pas impossible de réduire la Hollande à accepter à exécuter le traité du 15 novembre : qu’il y eût bonne ou mauvaise volonté de la part de son roi, c’est ce dont nous ne nous serions pas inquiétés, dès que les faits auraient été pour nous.

Si l’exécution du traité du 15 novembre n’est pas entière, avons-nous à nous plaindre ? La France et l’Angleterre ont-elles manqué à la garantie promise par ce traité ? Nous appartient-il de fixer le terme et les moyens de cette exécution ?

Eh quoi ! ces puissances seraient libres d’exécuter le traité à l’époque et de la manière qu’il leur plairait de fixer !

Ce n’est pas ainsi que la Belgique a entendu leurs promesses, et elle se croirait trompée par une interprétation aussi directement contraire au texte, à l’esprit du traité, et aux actes diplomatiques qui l’ont suivi.

Des deux choses l’une, a dit le même orateur, ou nous aurons un traité définitif auquel nous concourrons ou nous resterons dans le statu quo.

Dans le premier cas nous n’aurions qu’à nous féliciter, et dans le deuxième nous jouirions d’une position dans laquelle tous les avantages sont de notre côté.

Mais on conçoit à peine qu’un représentant du peuple belge puisse se résigner aussi facilement aux conséquences d’un provisoire indéfini.

On ne compte donc pour rien les agitations intérieures qui suivent un état précaire.

On ne sait donc pas combien il fait souffrir le commerce et l’industrie.

Le pays ne se consolidera, il ne sera libéré des frais qui l’épuisent qu’après une reconnaissance de la Hollande.

M. Nothomb a du reste senti qu’il y a un milieu dans le dilemme qu’il a proposé, c’est le cas d’un arrangement désastreux qui suivrait le traité du 21 mai. Eh bien ! voilà ce que nous redoutons. A cet égard, l’honorable orateur a cru pouvoir vaincre ses répugnances pour les prophéties, en prédisant que le nouveau traité sera plus favorable encore que celui des 24 articles.

En 1833, a-t-il dit, notre position sous tous les rapports est plus avantageuse qu’en 1831. Alors nous étions dans l’humiliation et l’anarchie ; aujourd’hui l’ordre règne et nous avons des forces imposantes.

La France a vaincu les partis qui l’agitaient, la France est forte, puissante, et il en est de même de la Grande-Bretagne.

Le Nord, au contraire, est divisé par des dissensions intestines.

On ne doit pas trop compter sur l’Angleterre, dont la position intérieure est pleine d’embarras.

La France, il est vrai, a détruit dans son sein l’esprit de faction ; j’ai toujours payé un juste tribut d’admiration à ses hommes d’Etat, qui ont su vaincre l’anarchie, tirer leur pays d’une situation critique, et l’élever au rang qu’il doit tenir en Europe.

Quand il s’agira de soutenir des intérêts nationaux, je croirai volontiers à la force de la France, à la capacité de ses ministres.

C’est à la France que nous devons le général qui remplit si bien le poste le plus difficile et le plus important de notre ministère.

Mais ce serait se tromper que de croire que la France fera pour une question belge ce qu’elle ferait pour une cause qui l’intéresserait directement.

En 1831 le gouvernement français craignait que l’esprit de liberté, de propagande et des cris guerre n’eussent une influence funeste en France ; aujourd’hui ces craintes n’existent plus.

Il serait d’ailleurs absurde de croire que la Hollande, libre et aidée des puissances du Nord, fît ce qu’elle n’a pas fait lorsqu’elle était seule en face de la France et de l’Angleterre, enchaînée par les mesures coercitives.

Enfin, l’honorable M. Nothomb a ajouté que de nouvelles négociations n’étaient pas contraires au traité du 15 novembre.

Oui, si les bases de ce traité étaient admises, si la Belgique et son Roi étaient reconnus, si les forts qui menacent la navigation de l’Escaut étaient évacués.

Aussi longtemps que cela n’est pas, négocier c’est se perdre.

Dans la politique intérieure deux événements graves doivent être signalés à la sagesse du Roi.

Les ministres ont trahi la confiance de S. M. et celle du pays par l’acte de dissolution de la chambre des représentants.

De puissants motifs d’ordre public peuvent seuls autoriser une mesure qui ébranle le pays. D’immenses résultats pourraient seuls l’excuser.

Or, elle a été sans but et sans effet, et elle atteste pour le moins l’incapacité des conseillers de la couronne.

Je conviens avec l’honorable M. de Muelenaere que la dissolution de la chambre est une prérogative royale, qu’il ne faut porter aucune atteinte aux prérogatives royales, que c’est un appel à l’opinion qui peut être bon chez nous comme en Angleterre, et que par lui-même il n’est pas hostile.

Mais si les ministres abusent d’une prérogative aussi importante, s’ils y recourent sans nécessité et sans utilité, alors il importe que le Roi soit averti que ses ministres se mettent en opposition avec le vœu national.

Or, je ne crains pas de faire un appel à l’opinion publique.

Elle n’a pas varié un instant à cet égard, elle s’est prononcée avec force entre le ministère avant, pendant et après les élections.

Si je ne craignais de paraître toucher aux personnes, quand ma pensée ne s’attache qu’aux choses, je parlerais de la manière dont les ministres députés ont subi le jugement de leurs compatriotes dans l’urne électorale.

Une des malheureuses conséquences de la dissolution de la chambre a été de laisser le ministère sans force pour lutter contre les factions.

Bruxelles, Gand et Anvers ont été le théâtre d’attentats dont on ne voit pas d’exemples dans les pays civilisés.

Des cris d’indignation ont éclaté de toutes parts, à l’étranger comme en Belgique.

Le ministère n’a pas eu la volonté ou l’énergie de prévenir ou d’arrêter d’horribles excès.

Le silence du gouvernement dans les moments les plus critiques, une lettre trop célèbre du général Magnan contenant des principes subversifs de l’ordre public, ont répandu l’alarme dans tout le pays, qui a vainement attendu une juste réparation.

M. le ministre de la justice a compris combien il serait important de disculper le gouvernement de toute faute dans des faits qui tiennent aux fondements de l’ordre social.

Il a fait de grands efforts pour atteindre ce but ; mais, je le dis avec franchise et conviction, ces efforts ont été infructueux.

Oui, il est difficile de réédifier le pouvoir après une révolution. C’est une tâche glorieuse que de braver l’impopularité pour faire le bien de la patrie.

Il y a de l’honneur à soutenir un ministère qui, au milieu des orages et des passions populaires, tient les rênes de l’Etat de main ferme et fait respecter la justice pour tous.

Oui, et je serais le premier à défendre des ministres qui suivraient une semblable route.

On n’ignore pas non plus les événements qui ont en lieu en France, en Angleterre, en Amérique.

Les théories invoquées ne sont pas contestées, et les faits sont sans application.

L’action de l’autorité en Belgique est organisée ; elle est libre, puissante, et il n’y a pas le moindre doute que si, dès les premiers jours, le gouvernement avait exposé dans le journal officiel les principes d’ordre et de salut, et repoussé les suppositions odieuses qu’on élevait contre lui, s’il avait fait donner des ordres précis aux officiers, et fait publier ces ordres, s’il avait déployé les forces dont il pouvait disposer, il n’y a point de doute que la paix publique n’aurait pas été troublée, ou aurait été immédiatement rétablie.

Le ministère a commis des fautes graves ; qu’il en porte la responsabilité, pour que le trône et la représentation nationale soient plus respectés au-dedans et au-dehors.

Je ne m’associerai à un projet d’adresse que lorsqu’il fera connaître au Roi l’opinion du pays sur le traité du 21 mai, l’arrêté de dissolution, et les attentats dont j’ai parlé.

M. le ministre de la guerre (M. Evain) demande la parole. - Messieurs, dit-il, c’est à tort que quelques orateurs ont supposé qu’il s’agissait de licencier on du moins de désorganiser l’armée ; les divisions doivent rester organisées comme elles l’étaient ; les troupes demeureront campées jusqu’à nouvel ordre ; si des congés ont été distribués, ils ne l’ont été que dans les corps qui ne faisaient pas partie de l’armée active. Tous les hommes ont reçu l’ordre de se tenir prêts à la première réquisition, et les mesures sont prises pour qu’ils aient rejoint leurs corps huit jours après l’ordre qu’ils en auront reçu. Quant aux troupes actives, des congés temporaires leur seront accordés, si la suite des négociations permet cette mesure.

Messieurs, je vais donner les explications que l’on demande sur les mesures prises par le ministère au sujet des désordres qui ont eu lieu à Anvers.

M. le général Buzen, commandant supérieur de la place d’Anvers, rendit compte le vingt-deux mai des désordres qui avaient eu lieu dans cette ville la nuit précédente, et annonça que tout était calme le vingt-deux au matin.

Il lui fut prescrit de prendre toutes les mesures nécessaires pour maintenir la tranquillité.

Ses rapports des 23 et 24 donnèrent toute assurance du maintien de l’ordre, qu’il n’hésita pas à prendre sous sa responsabilité personnelle.

C’est le même jour que le ministre de la guerre reçut de la régence d’Anvers communication des rapports des commissaires de police Haghen et De Duve, qui lui firent connaître des particularités sur les événements de la nuit du 21.

Ces pièces furent communiquées sur-le-champ au ministre de la justice, qui ordonna une enquête sur les faits reprochés au commandant de la place et au major Deleau : cette enquête se poursuit et n’est pas encore terminée ; le major Deseau s’est inscrit en faux contre une partie des faits exposés dans le rapport du commissaire de police De Duve, qu’il prétend être de plus calomnieux : cette double affaire est encore en instance et ce sera aux tribunaux à prononcer.

Le ministère fut informé qu’il se préparait des mouvements semblables sur d’autres points, et s’empressa de donner l’ordre de prendre toutes les mesures nécessaires pour les prévenir, et les comprimer au besoin.

En apprenant que, le 28 et le 29 mai, il y avait encore quelques attaques personnelles à Anvers, le ministre de la guerre s’empressa de donner les ordres les plus formels pour faire cesser toute insulte contre le costume, et un ordre du jour du 30 menace des peines les plus sévères les militaires qui se le permettraient.

Un seul militaire était inculpé, et a été traduit au conseil de guerre. Quant ce qui s’est passé à Gand, voici les explications que je puis donner : Le général Malherbe, commandant militaire de la province de la Flandre orientale, me rendit compte le 15 mai au soir qu’il venait d’éclater quelques rixes particulières, et qu’il s’était formé quelques attroupements, en me donnant l’assurance que ces démonstrations n’avaient rien d’inquiétant pour la tranquillité publique ; n’ayant reçu aucune plainte, ni réquisition de l’autorité civile, il se bornait à exercer une surveillance telle qu’il ne pût arriver aucun excès grave.

Le général Magnan, commandant les troupes de la 6ème division de l’année, stationnées dans les deux Flandres, avait suivi le Roi dans l’inspection que Sa Majesté en avait passée à Bruges, Ostende, Nieuport, Ypres, etc., et ne fut de retour à Gand que le 15 au soir.

Ce général y trouva une lettre de l’éditeur responsable du Messager de Gand, en date du 13 ; et cédant au premier mouvement de ses sentiments personnels, il lui fit la réponse que ce journaliste s’empressa de publier : mais cette lettre était toute personnelle et répondait à des insinuations que M. le général Magnan devait repousser.

Mais, écoutant la voix des devoirs qui lui étaient imposés, il donnait en même temps les ordres nécessaires pour faire cesser les troubles, et c’est ce qui résulte clairement de la lettre qu’il écrivit le même jour à la société de la Concorde, qui s’était également adressée à lui.

« J’ai donné les ordres pour que les scènes qui se sont passées dans votre local ne se renouvellent plus ; je méconnaîtrais les intentions du gouvernement, si je tolérais plus longtemps une conduite qui, quels que soient les sentiments honorables qui la dictent, porterait atteinte à la tranquillité publique. Ce n’est pas votre lettre, messieurs, qui a provoqué les mesures que j’ai prises, c’est le sentiment de mon devoir. »

Le général Magnan déploya la plus grande énergie pour faire cesser le désordre et rétablir la plus parfaite tranquillité, ce qui eut lieu dès le lendemain.

M. Quirini. - Le traité du 21 mai n’est plus un projet, il existe ; le gouvernement y a adhéré et dès lors il nous lie ; nous sommes forcés d’en subir les conséquences, ces conséquences me paraissent fatales à la Belgique. Si donc, comme l’a dit l’honorable M. Angillis, la réponse au discours du trône n’est pas une simple formalité, une simple cérémonie d’étiquette ; si elle doit au contraire exprimer l’opinion de la chambre et de la nation, alors il est nécessaire de faire connaître franchement sa pensée et motiver son vote.

La convention préliminaire du 21 mai ne porte aucune atteinte au traité définitif du 15 novembre ; les dispositions de ce traité demeurent invariables. Dieu veuille que le temps ne vienne pas encore une fois démentir cette assurance ; Dieu veuille que le gouvernement n’ait pas à regretter d’avoir agi avec trop de confiance. La convention du 21 mai, dit-on, vous assure des avantages anticipés ; elle vous assure une partie des avantages garantis par le traité du 15 novembre. Mais, messieurs, pour apprécier comme il convient le traité du 21 mai, faut-il s’arrêter à quelques avantages matériels ? à quelques concessions précaires ? ou bien faut-il l’envisager dans ses rapports avec notre existence politique et le traité du 15 novembre lui-même ?

Voyons donc les avantages de la dernière convention. Elle nous donne l’assurance de la cessation des hostilités. Elle nous garantit le libre passage de l’Escaut, et Dieu sait comment cette stipulation sera exécutée par la Hollande ; elle nous assure le droit de navigation sur la Meuse : ce sont là sans doute des avantages matériels incontestables, mais ce ne sont pas là toutefois les avantages les plus importants que la Belgique avait droit de réclamer. Ce qu’elle devait vouloir, ce qu’il lui importe d’obtenir avant tout, c’est la cessation de tout provisoire, c’est la reconnaissance de son indépendance, de sa nationalité, de sa royauté. Pour être favorable, bien plus, pour n’être pas contraire aux intérêts bien entendus de la Belgique, le traité préliminaire devait être tel, selon M. le ministre des affaires étrangères lui-même, qu’il ne pût fournir, dans aucun cas, au roi Guillaume, le moyen de persister dans son système de temporisation ; qu’il ne portât aucune atteinte au traité du 15 novembre. Examinons si la convention du 21 mai remplit ces conditions, répond à cette attente.

En nous imposant le traité du 15 novembre, la conférence se proclamait irrévocable ; elle disait qu’il formerait à l’avenir notre droit public, qu’aucune atteinte ne lui serait portée. Qu’est-il arrivé cependant ? Le roi Guillaume n’y a pas adhéré, et après un commencement d’exécution, tous les moyens sont venus se briser contre la volonté ferme et inflexible du roi de Hollande. Si elle eût été exécutée avec sévérité, avec rigueur, la mesure de l’embargo était bien propre pour arriver à l’exécution du traité du 15 novembre ; il était impossible que le roi Guillaume ne cherchât pas à se soustraire par une adhésion à une mesure qui embarrassait son commerce et devait mécontenter ses sujets.

Les puissances avaient pris l’engagement d’amener, soit par la force, soit par la persuasion, le roi Guillaume à l’exécution du traité, et c’est dans un pareil état de choses que la convention du 21 mai a été signée, que les puissances renoncent à tout moyen de coercition, que l’embargo est levé, que les prisonniers hollandais sont rendus, qu’une partie de l’armée est licenciée, qu’il n’est plus permis désormais d’apporter le moindre obstacle à ce que Maestricht communique avec le Brabant septentrional. Quant à vous, on vous fait contracter l’engagement de vous abstenir de toute hostilité. Il est vrai que les deux puissances exécutrices promettent de s’occuper incessamment de conclure un traité définitif.

Mais je le demande encore, le traité du 15 novembre existe-t-il encore ? S’il existe encore, le rôle de la diplomatie est bien souple, il consiste à amener le roi Guillaume à y adhérer.

Avons-nous plus de chances pour une acceptation de sa part, aujourd’hui qu’il est libre de recourir à son système de temporisation ? Ce que veut Guillaume c’est la continuation de notre état précaire, de ce provisoire que naguère on disait nous être si défavorable. Ce qu’il ne veut pas, c’est la reconnaissance de notre royauté, de notre nationalité, de notre indépendance. C’est à vous maintenant d’examiner si la convention du 21 mai est de nature à le contraindre à une adhésion, d’examiner si cette convention ne menace pas le traité soi-disant définitif.

Je pense que ce qu’il importe le plus à l’honneur d’un pays, c’est la certitude de son existence, et de connaître les conditions de cette existence. Or, selon moi, la convention du 21 mai compromet notre existence.

On a voulu comparer la Belgique à la France ; mais, messieurs, la France est reconnue, son pavillon respecté ; en est-il de même de la Belgique et de son pavillon ? Ce que nous a dit M. Nothomb, dans la séance d’hier, est bien propre à nous décourager entièrement. L’adhésion est un fait moral, a-t-il dit, il serait impossible d’y contraindre par des mesures coercitives ; un consentement extorqué par la force ne serait pas valable. Mais alors nous sommes condamnés à rester toujours dans le statu quo, car il est certain qu’il ne sera jamais possible d’amener Guillaume à adhérer volontairement au traité. Si les puissances ne doivent obtenir qu’un consentement vicié, non obligatoire, dès lors toutes les mesures coercitives sont illusoires. Par toutes ces considérations, il m’est impossible de regarder comme un avantage la convention du 21 mai, et je vote contre l’adresse telle qu’elle est proposée.

M. le président. - Il n’y a plus d’orateur inscrit pour la discussion générale ; si personne ne demande la parole, la discussion est fermée.

(Moniteur belge n°175, du 24 juin 1833) M. Dubus. - Moi aussi, messieurs, j’ai fait partie de la commission chargée de rédiger l’adresse ; mon opinion a été que le projet était insuffisant pour exprimer les sentiments de la chambre, sentiments dont la manifestation a été provoquée par la communication du traité du 21 mai, et par le discours de la couronne ; je crois devoir motiver en peu de mots l’opinion que j’ai émise dans le sein de la commission, bien qu’il me semble que la discussion soit épuisée ; et que de plus je n’aie pas l’habitude de traiter les affaires extérieures. En effet, c’est la première fois qu’il m’arrivera d’en parler devant la chambre.

Lorsqu’on vous a donné communication de la convention du 21 mai, on vous a présenté ses avantages sous les apparences les plus séduisantes. Mais par malheur, de tous ces avantages on a supposé les uns et de beaucoup exagéré les autres.

Pour les apprécier comme il convient, il faut examiner la situation où nous étions avant qu’elle n’intervienne, et la situation qu’elle a créée ; les avantages dont nous jouissions alors et ceux dont nous jouissons aujourd’hui ; les droits que nous avions et ceux que nous aurons, et ceux dont nous resterons privés. Cet examen, je l’ai fait, et j’ai été tout à fait désenchanté. J’ai pensé que le mandat qui nous est donné par la nation n’était pas d’abdiquer une partie de ses droits, et j’ai cru devoir protester contre ce qui me semblait l’abandon des droits qui nous ont été confies par nos commettants.

On a dit que la convention du 21 mai nous assurait la jouissance du territoire qui nous a été cédé par le traité du 15 novembre ; qu’elle nous procurait l’avantage de ne pas payer la dette jusqu’à la conclusion du traité définitif ; qu’elle nous assurait la jouissance de l’Escaut, la navigation de la Meuse ; qu’elle rendrait un désarmement partiel possible.

Vous remarquerez qu’à l’exception de la navigation de la Meuse sur laquelle je m’expliquerai tout à l’heure, qu’a l’exception encore du désarmement partiel, la convention du 21 ne change rien à ce qui était ; nous jouissions, avant qu’elle n’existât, de la portion de territoire qui nous a été cédée ; on ne pouvait pas avant cette époque nous contraindre à payer notre part de la dette ; nous jouissions avant l’embargo de l’Escaut sans entraves, avec moins d’entraves qu’aujourd’hui ; enfin nous étions, avant le traité du 21 mai, en possession d’Anvers, et il n’était pas question de le reprendre.

Ainsi les seuls avantages que nous ayons retirés, ce sont la navigation de la Meuse et un désarmement partiel ; quant à la navigation de la Meuse, elle présente des avantages notables pour Liége et le Limbourg. Si l’on était certain que l’exécution de la convention de Mayence ne grève pas cette navigation de droits trop élevés, ce serait un avantage réel, si nous jouissions en même temps d’autres eaux, car la navigation de la Meuse n’est pas commode dans tous les temps ; d’après tout ce qui vous a été signalé, c’est peu de chose que la navigation de la Meuse.

Quant au désarmement, il y aurait une haute imprudence à l’exécuter avant qu’il nous soit démontré que nous pouvons être en sécurité parfaite.

Voyons maintenant le revers de la médaille ; voyons ce que nous perdons par la convention du 21 mai : d’abord elle fait cesser les mesures coercitives, et par là les promesses formelles qui nous ont été faites il y a 2 mois et demi nous échappent. Le gouvernement nous avait dit : Tant que le roi Guillaume ne consentira pas à admettre les décisions de la conférence du 15 novembre, les mesures coercitives seront continuées même avec plus de rigueur que jamais. Voilà les promesses qui nous étaient faites officiellement le 23 mars dernier ; aujourd’hui cependant les mesures ont cessé, on renonce à contraindre la Hollande à adhérer au traité définitif, la solution des affaires est ajournée indéfiniment.

Bien plus, rien ne nous assure que nous n’aurons pas à payer, au moment de la solution définitive, tous les arrérages de la dette. Tout indique au contraire que nous serons obligés de les payer. Ai-je besoin de vous rappeler ces documents par lesquels le gouvernement insistait pour être libéré de tous ces arrérages ? A ces instances on n’a pas même répondu par une demi-promesse, et si le traité n’est pas abandonné, on nous l’opposera pour nous faire tout payer. Ces arrérages feront une masse passive écrasante, lorsque déjà les revenus de l’Etat seront absorbés par les nécessités d’un état militaire double de ce qu’il serait en pleine paix.

Cet état militaire ruineux est en effet un autre désavantage du statu quo, il nous coûtera au moins 20 millions de plus que si nous étions en pleine paix ; or la partie de la dette que nous aurions à payer, est portée à 17 ou 18 millions par année. Ainsi donc, la dette de 18 millions que nous ne payons pas, est plus que remplacée par une surcharge de 20 millions, et lorsque viendra la solution finale, nous aurons encore tous les arrérages à payer.

Voilà ce qui nous attend.

Mais le traité lui-même est mis en question dans la convention du 21 mai : jusqu’ici la conférence l’avait regardé comme notre droit, les deux puissances nous en garantissaient l’exécution ; aujourd’hui l’on n’en parle plus, et il est laissé une libre carrière à toutes les conjectures et à toutes les imaginations pour deviner ce que l’on mettra à sa place.

Je n’ai pas voté pour l’acceptation des 24 articles, mais il semble qu’au point où nous étions parvenus, il y aurait plus qu’une faute à les abandonner, et je ne pense pas qu’aucun de nos hommes d’Etat osât nous en faire la proposition.

Cependant le silence gardé à cet égard par la France et l’Angleterre, dans la note du 1er juin, est de nature à donner de sérieuses et légitimes inquiétudes. Il résulte en outre de cette note que la conférence va s’assembler de nouveau pour s’occuper de nos affaires, et négocier à nouveaux frais. Ainsi donc la série des protocoles n’était pas épuisée, elle va recommencer de nouveau, et qui de nous peut savoir où elle nous conduira ?

Par la convention du 21 mai, déjà l’on nous propose de nous lier les mains, ou plutôt de tendre les mains pour qu’on nous les garrotte.

On a donc eu raison de dire qu’elle rendait notre situation pire qu’avant le traité des 24 articles, car avant nous étions armés, et résolus à faire usage de nos armes si nous n’obtenions pas justice. Aujourd’hui au contraire on nous propose de nous désarmer, on nous engage à renoncer à toute hostilité, et en retour on ne nous donne aucune garantie pour l’exécution du traité du 15 novembre.

Maintenant, je le demande, s’il intervient un nouveau traité défavorable à la Belgique, qui lui enlève une partie des avantagés assurés par le traité du 15 novembre, sans compensation ou sans compensation suffisante, pensez-vous qu’il faille y souscrire à l’avance ? Si vous renoncez aux hostilités, ce sera y souscrire à l’avance.

Si au contraire, comme un orateur qui ne prophétise pas d’ordinaire nous l’a prophétisé, si ce traité par impossible se trouvait favorable à la Belgique, vous ne doutez pas sans doute que Guillaume ne refuse d’y adhérer. Car enfin, jusqu’ici vous ne demandiez que les 24 articles dans leur intégrité, et il s’y est refusé obstinément.

Les ministres nous assuraient naguère que l’embargo avait réduit la Hollande aux abois ; maintenant que l’embargo est levé, croyez-vous qu’il adhère davantage aux vingt-quatre articles ? cela me paraît impossible. Eh bien, dans le cas de refus, quels seront vos moyens d’agir sur lui ? Vous avez renoncé à tout moyen, consenti à l’inaction absolue, quelles que soient les circonstances futures, quelle que soit la position où vous vous trouverez. Voilà selon moi les conséquences qui résultent de la convention préliminaire du 21 mai, si elle reçoit l’adhésion de la représentation nationale. Je dis si elle reçoit l’adhésion de la représentation nationale, parce que je considère le traité comme sans valeur jusqu’à ce que cette adhésion ait été obtenue : il me semble que le but du discours du trône, œuvre du ministère, que le but de la communication et du projet d’adresse est d’obtenir une sorte d’adhésion qui donne quelque valeur à ce traité qui grève l’Etat.

Vous vous rappelez l’article de la constitution qui dit que les traités de commerce et tous ceux qui grèvent l’Etat, doivent obtenir l’approbation des chambres ; la constitution ne prescrit pas la forme dans laquelle cette approbation doit être donnée, et l’on a pensé que l’adresse pourrait remplacer une loi formelle sur ce point.

Pour moi, je trouve que nous devons protester dans l’adresse contre cet abandon de droits de la nation et que je vous ai signalé ; protester que nous regardons les engagements de la France et de l’Angleterre comme existant toujours envers nous ; que nous insistons pour l’accomplissement de ces engagements ; que nous n’entendons pas en libérer la France et l’Angleterre ; enfin si le traité du 15 novembre n’est pas exécuté, nous devons protester que nous gardons le droit d’user de tous les moyens dont se sert un peuple pour se faire rendre justice.

On nous a dit que les puissances ne s’étaient prescrit aucun mode spécial d’exécution ; cela est possible, mais enfin elles doivent en choisir un et nous procurer une adhésion immédiate du roi Guillaume. Je sais bien qu’elles ne se sont imposé aucun délai, mais il me semble que l’exécution immédiate était de rigueur, et dans tous les cas, après 18 mois d’attente on ne peut pas trouver étrange qu’un peuple se plaigne de la non-exécution des traités.

Je ne suis pas du tout rassuré par la note du 1er juin, je la trouve incomplète ; on veut que nous consentions à nous laisser garrotter. C’est un traité dans lequel on fait nos affaires et qui nous est notifié. Le gouvernement y donne son adhésion, envoie des ordres à tous les commandants militaires pour qu’il reçoive son exécution ; c’est là une acceptation pure et simple, sans aucune réserve.

Pourquoi, messieurs, ne ferions-nous pas une manifestation aussi éclatante qu’au 14 mai dernier, alors que nous avons invoqué nos droits à l’unanimité ? Je ne puis donc donner mon assentiment à la rédaction proposée par la majorité de la commission. J’y préférerai les amendements formulés dans le sens énoncé par plusieurs orateurs qui m’ont précédé.

Je n’en dirai pas davantage sur la question extérieure, mais je crois devoir vous présenter quelques observations sur d’autres questions qui ont été soulevées à propos de la discussion de l’adresse.

On a signalé les excès qui se sont commis dans les principales villes du royaume ; certes, messieurs, je me garderai bien d’accuser légèrement le ministère de les avoir provoqués. Mais il me semble qu’il ne s’est pas justifié ou du moins qu’il ne s’est pas suffisamment justifié du reproche de négligence. Un fait a été signalé, auquel il n’a pas été fait de réponse ; nous ne savons pas quelle conduite le gouvernement a tenue lorsqu’ont été publiées dans les journaux ces lettres, l’une d’un officier général et l’autre d’officiers de l’armée, lettres qui, la dernière surtout, sont menaçantes pour les libertés publiques. Et chose étrange, l’une de ces lettres a été publiée par un journal semi-officiel.

En me servant de cette expression, mon dessein n’est pas de réveiller une discussion irritante ; mais on sait que partout, indépendamment d’un organe officiellement avoué par le gouvernement, qui parle rarement, et dans notre pays presque jamais, il y a d’autres organes qui reçoivent des demi-confidences des ministres et où leur pensée se révèle souvent. Eh bien, c’est précisément le journal semi-officiel de notre ministère, journal qui annonce le premier les arrêtés royaux et même les arrêtés de destitution, qui nous révèle souvent la pensée du gouvernement ; c’est ce journal qui publiait sans commentaire une lettre par laquelle des officiers, tout en affectant un respect dérisoire pour la liberté de la presse, déclaraient qu’avec leur épée ils en corrigeraient les abus. J’aurais désiré que MM. les ministres nous eussent donné des explications sur ce fait signalé par un honorable membre, et qu’ils nous eussent dit quelles mesures ont été prises par le gouvernement à l’égard d’officiers qui attaquaient aussi audacieusement les libertés garanties par notre constitution.

On a parlé encore dans la discussion actuelle de manœuvres électorales qui auraient été employées par le ministère ou dans son intérêt ; au nombre de ces manœuvres on a fait mention de places de notaire conférées, et à cet égard, j’ai des explications à demander sur une disposition semblable que j’ai lue avec beaucoup de surprise dans les journaux : j’y ai remarqué qu’une place de notaire s’est trouvée transmise entre deux personnes absolument étrangères l’une à l’autre par un seul arrêté, ce qui donne lieu de présumer qu’un traité préalable avait été fait entre les deux personnes et que le ministère y a donné sa sanction. Cependant rien n’est plus contraire à la loi, et pour le démontrer il me suffira de lire un arrêté du 16 mars 1831. (Ici l’orateur donne lecture de cet arrêté.)

En terminant, je crois ne pouvoir me dispenser de m’élever contre la doctrine exposée à la tribune nationale hier, par M. le ministre de l'intérieur, à propos des plaintes articulées contre certaines destitutions.

La chambre, je l’avouerai, doit, en général, éviter d’entrer dans les questions de destitution, tant qu’elles demeurent des questions individuelles ; le gouvernement perdrait toute force, tous moyens d’opérer le bien, si, pour chaque révocation qu’il croit devoir faire de fonctionnaires administratifs, il était traduit à la barre de cette chambre, qui se constituerait en une sorte de tribunal où les individus qui se croiraient lésés verraient leurs griefs exposés, leurs droits défendus.

Les ministres sont chargés, sous leur responsabilité, de faire exécuter les lois, d’administrer. Ils ont, en conséquence, le choix de leurs agents d’exécution, des fonctionnaires de l’administration générale. Il leur importe de ne confier ces fonctions qu’à des personnes en la capacité, en la probité desquelles ils puissent puiser leur confiance. Il faut qu’ils puissent pour le bien du service, remplacer un administrateur peu capable par un plus capable ; un homme qui ne justifie pas ou qui trahit leur confiance, par quelqu’un dont la fidélité leur donne plus de garantie de l’accomplissement des ordres, conformes aux lois, qui leur seraient transmis. Jusque-là les ministres agissent d’après la connaissance qu’ils se sont procurée de la capacité de ceux qu’ils emploient, d’après la conscience qu’ils ont de la confiance qu’ils peuvent leur accorder : et les chambres n’ont pas à en connaître.

Si la question sort (si je puis m’exprimer ainsi) de l’individualité et se généralise ; si le nombre et la nature des destitutions accusent un système, ou bien si le ministre vient à la tribune proclamer qu’il destitue par système : si, par exemple, des hommes familiers avec l’étude des lois, administrateurs expérimentés, qui ont donné des gages de leur attachement à nos nouvelles institutions, ont été remplacés par d’autres hommes, dont l’éducation administrative est peut-être encore toute à faire, et que le ministre annonce spontanément à la représentation nationale que loin qu’il les ait révoqués pour incapacité, ou pour infraction aux devoirs spécialement attachés à leurs fonctions, il a beaucoup d’estime pour leurs talents et leur caractère, mais qu’il a destitué l’un pour son opposition parlementaire, et l’autre parce qu’il n’a pas répudié d’avance le mandat de député que voulaient lui déférer ses concitoyens ; s’il est devenu constant ainsi, par la déclaration même du ministre, que ce n’est pas pour que le pays soit mieux administré qu’il les a destitués, mais pour les faire servir d’exemple aux autres fonctionnaires révocables, qui seraient en même temps députés, pour les dégoûter de faire de l’opposition et même pour les astreindre à n’accepter le mandat de député que sous le bon plaisir du gouvernement ; de sorte que les ministres feraient usage du droit de révoquer les fonctionnaires, non dans l’intérêt général du pays, mais dans leur intérêt individuel à eux ministres et pour se perpétuer au pouvoir en dépit du vœu libre du peuple ; alors, messieurs, c’est le système tout entier, résultant du discours du ministre, qui est à juger : il intéresse la dignité, l’honneur même de la chambre, puisqu’il attaque l’indépendance du député, la conscience politique du citoyen. Non seulement elle peut, mais elle doit se prononcer, sous peine de s’en rendre complice.

Or tel est le système que M. le ministre de l’intérieur n’a pas craint de développer devant vous, dans votre séance d’hier soir.

Il s’est attribué le droit de considérer les votes, donnés par un député dans tel ou tel sens, comme un crime qu’il punit de la peine de la destitution. Je me sers exprès du mot peine, parce que, dans le sens dans lequel le ministre l’applique, c’en est une, dont il menace tous les fonctionnaires révocables, membres de cette chambre, pour les détourner de voter dans un autre sens que le sien.

Et c’est véritablement une peine par ses effets : beaucoup de fonctions administratives exigent une aptitude qui ne s’acquiert que par de longues études et un travail assidu ; plusieurs fonctionnaires ont abandonné d’autres carrières, qui leur promettaient un sort heureux, pour entrer dans celle-là, croyant y trouver aussi un sort assuré, en conservant l’indépendance de caractère de l’honnête homme et du citoyen sans laquelle on ne peut espérer aucune considération. Et tout à coup, à cause de cet honorable caractère d’indépendance même, à cause de la probité politique d’un fonctionnaire, vous, ministre, vous auriez le droit de le destituer brutalement, de le priver peut-être de ses moyens d’existence, de lui donner le regret d’avoir compromis son sort en entrant dans une carrière que, sur la foi même des théories de nos hommes politiques, il devait croire accessible à tout citoyen à la fois capable et consciencieux ! N’est-ce pas là une peine, et des plus graves ?

Mais, dit-on, le gouvernement doit pouvoir s’entourer d’hommes qui partagent ses vues politiques, et consentent à le seconder. Je conçois en effet, messieurs, qu’il ait besoin de certains coopérateurs, dont les opinions politiques lui soient connues : tel est, pour en donner un exemple, un secrétaire-général des affaires étrangères ; j’avoue qu’il est indispensable que ses vues politiques soient en harmonie avec celles du ministre qui travaille avec lui, et qui lui livre même les secrets de l’Etat.

Mais, je vous prie, des commissaires de district doivent-ils avoir des vues politiques, et quelles vues politiques doivent-ils avoir ? Ils doivent être des hommes capables et probes, et voilà tout. Leurs vues politiques sont tout à fait étrangères à leurs fonctions ; et ce sont d’autres fonctions seules qui leur donnent l’occasion de les développer. C’est comme députés, si le peuple leur en confère le mandat, c’est dans cette enceinte qu’ils ont à exposer leurs vues politiques ; et leur conscience de député n’est pas dans le domaine du ministre. Ils sont, sous ce rapport, et doivent être dans une complète indépendance.

Cependant on veut les placer dans une dépendance absolue ; on a comparé sérieusement le ministre, dans ses rapports avec les députés fonctionnaires, à un général d’armée dans ses rapports avec ses soldats. Comment voulez-vous, a-t-on dit, qu’il gagne une bataille si ses soldats tournent contre lui leurs armes ? Ainsi les fonctionnaires révocables, que renferme cette chambre, forment une armée, dont M. le ministre de l’intérieur est le général, et il faut qu’il puisse leur commander leur vote, pour s’assurer le gain de la bataille. (Rire général.) Voila l’un des plus forts arguments que vous avez entendus dans la séance d’hier.

Toutefois, on veut bien user d’indulgence ; on consent à avoir celle d’excuser des votes isolés, des dissidences passagères (expression qui se rencontrait naguère dans un journal semi-officiel qui traitait le même sujet) ; mais on condamne, sans rémission, une opposition permanente ou sur les questions que l’on appelle fondamentales. Mais qui a donné le droit au ministre de prescrire ces règles à la conscience du député ?

Cette doctrine, messieurs, vous devez la flétrir, Elle doit l’être dans l’intérêt des fonctionnaires publics eux-mêmes, qu’elle tend à déshonorer. Le ministre fait cette loi à tout fonctionnaire : « Tu penseras comme moi ! Si tu ne le peux, tu me sacrifieras ta conscience et tu voteras comme moi ! » Elle tend à en faire des hommes sans opinion ou sans conscience. »

Mais, dit-on, le fonctionnaire peut donner sa démission, s’il ne partage pas les vues du gouvernement. Eh quoi ! la question n’est-elle pas toujours la même ? Vous lui dites : Destituez-vous vous-même, pour empêcher que je vous destitue. Ne le placez-vous pas toujours, par là, entre sa conscience et son intérêt ?

Evidemment votre prétention est dans tous les cas, d’acheter son vote au prix de la continuation de ses fonctions. Abdiquez vos fonctions ou votre conscience ! voilà ce que vous lui dites. Par quels moyens prouverez-vous que vous avez le droit de le lui dire ?

Proclamer une semblable doctrine, messieurs, c’est fermer les portes de cette salle à tous les fonctionnaires révocables car elle tend à les rendre suspects au peuple, qui dès lors ne les nommera pas. Et cependant, c’est ce qu’on n’a pas voulu ; on a reconnu, au contraire, l’utilité de la présence, dans le sein de la représentation nationale de fonctionnaires qui, par l’expérience qu’ils ont acquise dans l’exercice de leurs fonctions, sont à même d’éclairer souvent ses délibérations.

Non seulement c’est leur fermer à l’avenir l’accès de cette chambre, mais c’est encore leur enlever la considération due à la manière dont ils ont rempli leurs fonctions et qui doit être la récompense qu’ils ambitionnent le plus, c’est les signaler comme des serviles !

Mais si vous avilissez ainsi ces fonctions, ou si vous les rendez aussi précaires, qui les acceptera à l’avenir ? Est-ce le moyen de les faire rechercher par des hommes à la fois probes et instruits et dignes de la considération qu’il est à désirer que ces fonctionnaires inspirent ?

On fait une dernière objection. Il n’arrivera pas souvent, dit-on, que l’on destituera par système ; parce qu’il est rare qu’un changement de cabinet amène un changement total de système. Je réponds qu’il amène toujours une modification notable de système, et qu’il faudra par conséquent destituer tous les députés-fonctionnaires qui n’approuveront pas cette modification.

Et puis un changement total de système arrivera quelquefois ; il est dans la nature même de nos institutions que cela soit ainsi. Mais voulez-vous donc qu’il devienne une véritable révolution, que les nouveaux ministres débutent par une destitution générale de tous les fonctionnaires qui s’étaient ralliés au système des ministres qui se retirent ?

Reconnaissons-le, messieurs ; c’est très sagement que le congrès a posé une règle aussi générale dans l’article 44 de la constitution, a défendu non seulement toute poursuite (expression qui, toute seule, eût pu donner lieu à une interprétation restreinte), mais toute recherche d’un député à raison de ses votes. Le frapper de la peine de la destitution, parce que, dans la session qui vient de se clore, il a voté constamment avec l’opposition, c’est bien le rechercher à raison de ses votes.

Non seulement le ministre prétend avoir le droit de punir ainsi le député fonctionnaire qui ne vote pas avec lui, mais aussi le fonctionnaire qui accepte, sans l’aveu du ministre, les fonctions de député. Il lui dit : « Tu ne seras député que par moi, par ma permission. »

Mais, pour tout citoyen qui se sent capable de le remplir, c’est un devoir civique d’accepter de semblables fonctions. Il a donc puni mon honorable ami, pour avoir fait son devoir.

Il s’était, a-t-on dit, mis en lutte avec un ministre. Les lettres dont il vous a été donné lecture hier vous ont fourni, messieurs, la preuve du contraire. Le ministre demandait de la franchise, il a laissé pendant plus de huit jours sans réponse la lettre pleine de franchise qui lui a été adressée. Puis il a frappé, sans même annoncer à ce fonctionnaire que l’explication donnée ne le satisfaisait pas, et qu’il devait, sous peine de destitution, renoncer à sa candidature.

D’ailleurs le peuple est libre dans ses choix. Destituer par un semblable motif, c’est porter atteinte à cette liberté.

Il est heureux pour un autre député nommé par le même district, et qui occupe des fonctions judiciaires dans la capitale du royaume, que ses fonctions ne soient point révocables ; car si était nécessairement aussi frappé de destitution et avec bien plus de raison encore ; car il remplace, lui, un ministre qui siégeait et siège encore sur ces bancs, tandis que le commissaire de district destitué remplace un haut fonctionnaire que ses fonctions obligent à résider en pays étranger et que nous avons intérêt à y conserver ; de sorte que le résultat qui contrarie si fort le ministre, est de nous donner un député, et un bon député de plus.

Si la doctrine ministérielle triomphe, nous verrons à de prochaines élections, le ministre qui aime, paraît-il, à réduire autant que possible le nombre des membres actifs de cette assemblée, écrire à des commissaires de district qu’il saura être portés comme candidats par le peuple : « Le désir du gouvernement est que notre ambassadeur à Londres, à Berlin, à Vienne, etc., soit nommé membre de la chambre des représentants ; vous aurez donc à renoncer à votre candidature, sous peine de destitution. » Ce langage en effet serait très conforme à la doctrine contenue en l’étrange discours que vous avez entendu hier.

Je crois, messieurs, l’avoir suffisamment réfutée par les considérations que je viens d’exposer. Et puisqu’elle a été émise, je pense que la chambre ne peut la passer sous silence. J’ai dit.

(Moniteur belge n°174, du 23 juin 1833) M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je viens, comme je le dois, prendre ma part de responsabilité....

- Une voix. - Vous ne vous justifierez pas.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Si je ne me justifie pas, je me laverai au moins d’un reproche de lâcheté qu’on aurait le droit de faire peser sur moi, si je n’avouais pas hautement la part que j’ai prise à une mesure qu’on semble attribuer à M. le ministre de l'intérieur. Je viens, disais-je, prendre ma part de responsabilité avec le conseil des ministres, unanime sur ce point, dans les faits qu’on a représentés à tort comme étant l’œuvre unique de M. le ministre de l'intérieur. Je fais plus, je prends ma part de solidarité dans la doctrine qu’il a émise hier dans cette enceinte. Le résultat m’inquiète peu, c’est un devoir que je remplis. Au pouvoir et hors du pouvoir on doit faire son devoir : fais ce que dois, advienne que pourra !

Messieurs, nous sommes neufs dans le gouvernement représentatif, et au lieu d’avoir la prétention de vouloir donner sur cette matière des leçons aux autres, nous devrions plutôt en prendre souvent de ceux qui nous ont devancés dans la carrière.

On a fait allusion au gouvernement déchu que nul peut-être n’a combattu plus vigoureusement que moi. Mais on a passé sous silence l’exemple de tous les peuples où les notions constitutionnelles se sont popularisées. On a passé sous silence l’exemple de l’Angleterre qui se connaît aussi en liberté politique et en dignité individuelle ; on a passé sous silence l’exemple des Etats-Unis où la doctrine que nous venons soutenir est encore poussée plus loin dans ses conséquences que dans la Grande-Bretagne ; on a passé sous silence l’exemple de la France régénérée que quelques-uns appellent aujourd’hui la France contre-révolutionnaire ; quant à moi, j’aime mieux ce système que celui dont les hommes de juin ont essayé à doter leur nation, et peut-être l’Europe avec elle.

On nous dit : Le gouvernement déchu a abusé du droit de révocation, et vous l’avez blâmé vous-mêmes dans un journal qui a servi de point de départ à votre carrière politique. Messieurs, je m’honore d’avoir été journaliste, car c’était une noble profession alors ; alors il y avait du courage à attaquer le pouvoir, à braver ses commissions qu’il appelait des tribunaux, à affronter l’arrêté-loi de 1815 ; alors que la personne n’était pas garantie par l’institution du jury contre l’arbitraire, il y avait quelque courage à écrire, et ce courage nous étions, mes amis et moi, sur le point de l’expier durement si la révolution n’était survenue.

Mais quand je reporte mes souvenirs sur la presse qui a combattu l’administration du roi Guillaume et mes regards sur celle qui combat aujourd’hui le gouvernement né de la révolution, je ne puis me soustraire à de pénibles réflexions. Si l’on jugeait la profession d’écrivain politique par ce qu’elle est devenue aujourd’hui à quelques exceptions près, je rougirais d’avoir été journaliste et écrivain politique.

Cette opinion que je viens émettre, messieurs, n’est pas nouvelle chez moi. Le personnel du journal le Politique a subi par suite de la révolution, comme beaucoup d’autres choses plus importantes, une dissolution qui a eu pour résultat de placer quelques-uns de ses membres dans l’opinion que nous défendons aujourd’hui et d’autres dans les rangs de l’opposition. J’aurais moins eu à émettre sur cette matière une opinion arrêtée et mûrie que des simples doutes.

J’ai plutôt déposé le germe de celle que je défends aujourd’hui dans un écrit que j’ai publié avant la révolution et qui est mon fait, et mon fait seul. Qui de nous d’ailleurs n’a pas dû depuis trois ans modifier quelques-unes de ses opinions ? Qui de nous n’a pas vu qu’en portant les garanties populaires jusqu’à l’exagération, on ruinait le pouvoir, on semait des germes d’anarchie qu’il faut se hâter d’étouffer ?

Remarquez, messieurs, quelle différence énorme, et de nature à influer sur l’opinion, séparait la tendance du gouvernement hollandais et de la restauration de France de l’esprit des révolutions et de juillet et de septembre.

L’esprit du gouvernement hollandais, sa tendance, son but, c’était la ruine de la nationalité belge, des libertés publiques ; c’était un long parjure médité de bonne heure, accompli tantôt avec astuce, et tantôt avec violence quand on a cru qu’il n’était plus besoin d’astuce.

Aujourd’hui quel peut être le but du gouvernement que vous avez fondé ? Il ne peut en avoir qu’un seul, c’est de maintenir l’ordre. Il n’a pas même besoin d’intervenir pour le maintien des libertés publiques. Les libertés publiques ont dans la constitution de telles garanties qu’un gouvernement serait plus stupide encore que criminel, s’il nourrissait l’intention d’y porter un jour atteinte. La mission du pouvoir en Belgique c’est, je le répète, d’y maintenir l’ordre, sans lequel il n’y a pas de liberté durable, sans lequel il n’y a pas de société politique, sans lequel, messieurs, vous en viendriez un jour peut-être à regretter jusqu’au régime même que nous avons renversé.

Qu’il me soit permis de le dire, ce qui facilite le succès des coups d’Etat dans un gouvernement, c’est l’exagération même de la liberté. Ce qui a fait le 18 brumaire c’est l’état de déconsidération où sont tombés les hommes et les théories anarchiques, c’est l’avilissement du pouvoir ; car jamais une nation ne saurait consentir à ce que le pouvoir soit longtemps avili. Les excès de la liberté, l’histoire nous l’apprend, les excès de la liberté ont seuls tué la liberté là où elle était inscrite dans des lois aussi garantissantes que les nôtres.

J’en donnerai pour exemple une des plus précieuses garanties des peuples libres, la presse, la presse que nous avons longtemps regardée comme la sauvegarde des droits de la Belgique. Croyez-vous, messieurs, que depuis que la liberté de la presse est de fait illimitée, qu’elle s’attaque aux noms propres, qu’elle pénètre dans l’intérieur de la vie privée, qu’elle ne respecte ni le rang ni le sexe, croyez-vous que la presse ait beaucoup grandi dans l’opinion publique ? Les excès de la presse ont fait à cette garantie populaire plus de mal dans l’opinion, que tous les attentats populaires n’auraient pu lui en faire apporter.

J’ai signalé une énorme différence entre le but que s’était prescrit le gouvernement du roi Guillaume et le seul but que peut se proposer d’atteindre le gouvernement du Roi Léopold. Quand le but est odieux, il réagit sur la pensée publique, sur les moyens mêmes qui servent à le réaliser. Est-ce à dire, messieurs, que si le but est avouable, s’il est conforme à la saine raison, aux devoirs du gouvernement, aux principes de la constitution, certains moyens de gouvernement, parce qu’on en a abusé scandaleusement, moyens qui sont les mêmes dans tous les temps, doivent être répudiés ? Les mêmes armes servent au brigand et au défenseur du territoire national : est-ce à dire pour cela qu’il faille ôter les armes des mains de tout le monde ?

Messieurs, je vous signalerai une seconde différence entre le régime auquel nous avons mis fin et le régime nouveau ; c’est que le gouvernement du roi Guillaume n’a jamais admis le premier principe du système représentatif, je veux parler de la responsabilité ministérielle ; alors, je le conçois, on a pu avec raison trouver inique, absurde qu’on réclamât les conséquences et qu’on niât scandaleusement le principe. En effet, avait-on besoin de révocation, avait-on le droit d’y recourir quand on prétendait que le pouvoir était irresponsable ?

S’il m’était permis dans une question aussi grave de vous dire un mot de mes actes personnels, alors même que vous repousseriez le système que je défends, vous seriez obligés de reconnaître qu’il tient chez moi à la conviction la plus intime. Lors de l’organisation judiciaire, des emplois brillants me furent offerts, et certes ma position sociale ne me met pas en état de les dédaigner. Pourtant je les ai refusés. J’ai préféré me borner à des fonctions plus modestes et beaucoup moins lucratives, qui assurément ne pouvaient guère s’allier à des projets d’ambition ministérielle.

Pourquoi l’ai-je fait, messieurs ? Afin de pouvoir m’imposer à moi-même l’application de mes propres principes. Si j’étais devenu fonctionnaire amovible, j’aurais dû ou me retirer de cette chambre le jour où j’y aurais été en opposition de système avec le ministre, mon supérieur, ou j’aurais dû lui offrir ma démission. Je livre cet épisode de ma conduite politique à l’impartialité de mes honorables collègues, quelle que soit leur opinion.

Je viens de signaler encore une différence fondamentale entre le régime du gouvernement des Pays-Bas et le régime du nouveau gouvernement de la Belgique ; d’un côté absence complète de la responsabilité ministérielle ; et de l’autre consécration de cette responsabilité dans toute son étendue. J’ai à en signaler une troisième ; c’est que l’ancien pouvoir dont la loi fondamentale avait doté le roi Guillaume comportait des prérogatives exorbitantes.

Il avait d’abord une première chambre, presque tout entière à sa dévotion. Il disposait d’une clientèle assez considérable par un nombreux conseil d’Etat. Il s’appuyait dans la chambre élective d’une majorité hollandaise compacte. La presse était sous la menace permanente de la monstrueuse législation de l’arrêté de 1815, appliquée par des tribunaux amovibles. Le régime des conflits était là pour ravir au pouvoir judiciaire le peu de garantie politique qu’il offrait au pays. Point de jury pour les délits de la presse. L’enseignement confisqué au profit du pouvoir. Une inextricable complication dans le système électoral. La nomination des bourgmestres, échevins, secrétaires communaux. La faculté de corrompre par des gratifications, le million de l’industrie, source féconde de clients parmi la classe manufacturière. Ajoutez qu’aux chambres était imposé le vote in globo ; pas de vote par article, pas de faculté d’amender les lois, pas de présence obligée des ministres aux chambres ; et pour couronner l’œuvre, l’irresponsabilité ministérielle

Qu’avait-il besoin le gouvernement, dans un pareil régime, de recourir à des révocations ? C’était du luxe, des vengeances mesquines, sans but et sans objet. C’est aussi bien plus comme question de fait que comme question de droit qu’elles furent jugées.

Aujourd’hui, que voyons-nous dans notre constitution ou dans nos lois ? deux chambres électives, exemple unique dans une monarchie constitutionnelle et dont nous ne retrouvons d’analogie qu’aux Etats-Unis d’Amérique : le pouvoir exécutif formellement limité, les principales promotions judiciaires enlevées au gouvernement, la présence obligée du ministère sur la réquisition de l’une ou l’autre des deux chambres, des explications détaillées sur les pétitions qu’on lui renvoie, au moyen desquelles vous faites comparaître l’administration presque tout entière à votre barre, la liberté presqu’illimitée de la presse, le jury, les élections directes, l’indépendance absolue des municipalités, l’inamovibilité des juges, une cour de cassation dotée d’un vaste pouvoir, un cercle très circonscrit pour le choix des ministres, par la modicité de leurs traitements, par la nécessité pour la plupart des magistrats de refuser le portefeuille qu’ils ne peuvent accepter que gratuitement, par les dégoûts qui l’accompagnent ; le droit incontesté de refuser les subsides pour motifs politiques ; enfin la responsabilité ministérielle, et à cette occasion le droit d’enquête et le droit d’accusation.

Ajoutez à cela l’affaiblissement moral du pouvoir énervé bien plus encore par l’esprit qui domine après une révolution que par les nouvelles institutions qui l’ont dépouillé de ses anciennes prérogatives.

C’est toujours ainsi après une grande commotion politique soulevée par les envahissements du pouvoir. La réaction trop vive conduit à des exagérations d’un autre genre. On croit n’avoir jamais assez affaibli le gouvernement dans l’intérêt des libertés publiques ; comme on stipule en son absence, il subit les conséquences d’un adage vulgaire et bien connu. Le pouvoir a longtemps apparu comme un ennemi, c’est moins à le circonscrire qu’à le garrotter qu’on vise.

L’opinion générale, plusieurs fois exprimée à cette tribune et même par des députés de l’opposition, c’est qu’en Belgique le pouvoir royal est trop faible. Je ne professe pas encore cette opinion. J’espère que grâce au bon sens, à la moralité du peuple belge, le pouvoir royal pourra remplir convenablement sa mission telle que la lui a tracée la constitution nouvelle ; mais c’est à une condition expresse, celle de la pleine liberté de l’action gouvernementale dans sa sphère constitutionnelle. J’aimerais mieux un pouvoir plus restreint et dont on ne contestât pas l’action, qu’un pouvoir plus étendu, mais censuré, entravé à chaque instant.

Qu’est-ce, messieurs, qu’une prérogative dont on vient, à l’occasion de chaque acte légal qui en émane, contester l’application constitutionnelle ? Qu’est-ce que le pouvoir royal qui a droit de mettre un officier à la retraite, si à ce sujet la chambre est assaillie de pétitions et le pouvoir royal menacé de censure et d’injonction ? Qu’est-ce que le droit de dissolution, si l’exercice de ce droit est qualifié, par le pouvoir même auquel il s’applique, de coup d’Etat ? Le pouvoir n’a-t-il donc cette prérogative qu’à la condition de n’en pas faire usage ? Qu’est-ce que le droit de révocation des agents du gouvernement, s’il doit rester une lettre morte ou s’exercer sous le bon plaisir du pouvoir législatif ? Voilà pourtant l’étrange système qu’on cherche à établir dans cette enceinte. Eh bien messieurs, j’en appelle à vos convictions, est-ce là ce qu’a voulu la constitution ? Qu’aucun pouvoir n’aspire à la dictature ; que chacun se renferme dans sa sphère, jaloux de ses droits, mais respectant les droits d’autrui : indépendance pour chacun d’eux. L’alliance de l’ordre et de la liberté, ce noble but des cœurs généreux, des esprits élevés, est à ce prix. Elle est dans l’équilibre des pouvoirs, non dans la suprématie de l’un, dans l’avilissement et le vasselage de l’autre.

Comment accueillerait-on dans cette enceinte la prétention qu’afficherait le pouvoir exécutif de venir censurer des actes qui découlent de la prérogative des chambres ? Comment jugeriez-vous un message royal qui viendrait censurer vos actes ? Le veto, voilà ce qui est laissé à la couronne ; elle n’a pas le droit de venir vous demander compte de vos actes.

La constitution investit la chambre des représentants du droit de nommer les membres de la cour des comptes, prérogative qui lui donne sous ce rapport quelque analogie avec le pouvoir exécutif.

De quel œil verriez-vous la censure que se permettrait la couronne sur les choix de la chambre, sur ses confirmations, sur ses révocations ?

Le sénat a reçu aussi de la constitution une prérogative qui se rapproche de celle que je viens d’indiquer, je veux parler du droit de présenter des candidats pour la cour de cassation. Accueillerait-on avec plus de faveur la censure que le pouvoir voudrait exercer sur les choix du sénat ?

Que venons-nous réclamer ? Une équitable réciprocité : le libre exercice de la modeste prérogative conférée au pouvoir royal à côté du plus profond respect pour les prérogatives des autres pouvoirs.

J’arrive aux révocations.

Je pourrais me taire. Peut-être le devrais-je ; car justifier un droit incontestable, c’est presque le remettre en question. C’est donc sous toutes réserves que je parle, et moins pour légitimer les faits que pour repousser de fausses théories.

Je le dis hautement, avec mon collègue le ministre de l’intérieur, un fonctionnaire public, homme délicat, s’il sent sa conscience en opposition constante avec celle du ministère, se retire. J’ajouterai qu’ensuite, s’il le veut, il écrit dans les journaux contre ce ministère ; que s’il le peut, il se fait nommer sénateur ou représentant, vient combattre ce ministère, le renverse, et, s’il est capable et dévoué, il s’assied à sa place, sinon il concourt à y porter ses amis politiques.

Voilà comme j’entends le gouvernement représentatif avec un ministère responsable. C’est ainsi que l’entend notre honorable doyen d’âge. L’acte auquel le ministre de l’intérieur a fait hier allusion, commande à l’égard de M. Pirson l’estime même de ses adversaires politiques.

Nous avons encore sur la nature des fonctions administratives les plus étranges notions. Qu’est-ce donc qu’une place dans l’administration ? Un moyen du gouvernement, rien de plus.

Pourquoi, parmi les emplois, les uns sont-ils inamovibles, les autres révocables ? Est-ce, dans le premier cas, pour la commodité des juges ; dans le second, pour le tourment des agents ministériels ? Nullement. Tout cela est ainsi parce que l’intérêt public le veut. Les magistrats sont inamovibles, parce qu’ils n’obéissent à personne et n’engagent la responsabilité de personne. Les fonctionnaires administratifs sont révocables, parce qu’ils obéissent à quelqu’un et engagent la responsabilité de quelqu’un.

Il y a une étrange erreur à croire que le public salarie des emplois pour les inféoder à quelques hommes, pour en faire leur patrimoine.

Nous voulons bien admettre, dira-t-on, la convenance d’une révocation fondée sur une opposition patente ou déclarée au système du cabinet, mais il y a exception pour le fonctionnaire député. Aussi longtemps que celui-ci ne commet pas un acte formel de résistance dans le cercle de ses devoirs administratifs, vous ne pouvez, dit-on, avoir égard à ses opinions comme député : en cette qualité il est inviolable.

Il y a ici, comme l’a observé mon collègue le ministre de l’intérieur, une confusion d’idées qu’il importe de dissiper.

Qu’un député comme tel soit inviolable, c’est ce que personne ne conteste, c’est ce qu’établit formellement l’article 44 de la constitution.

Mais de ce que le député est inviolable, s’ensuit-il que le fonctionnaire le soit aussi, par cela seul qu’il est député ?

On a donné à l’article 44 de la constitution une interprétation que j’ai le droit de qualifier d’étrange. Que signifie cet article ? Il assure une inviolabilité légale à la personne de chaque membre des chambres du chef de sa conduite parlementaire, c’est-à-dire que ses actes ne peuvent pas devenir la matière d’une poursuite judiciaire. C’est ainsi qu’on l’entend dans tous les gouvernements représentatifs, où pareille disposition est inscrite dans les lois constitutionnelles.

Il ne peut s’agir ici de notre honorable collègue l’ex-commissaire du district du Tournay, puisqu’il siège pour la première fois dans cette enceinte. Ce n’est donc qu’à l’honorable député d’Alost que pourrait s’appliquer l’article 44, s’il était susceptible de l’extension vraiment singulière qu’on lui donne.

J’ajouterai que si le sens de l’article 44 pouvait s’entendre ainsi, outre que de droit il paralyserait l’action administrative, le droit de révocation formulé aussi dans la constitution, il placerait le gouvernement dans la plus fausse des positions à l’égard des fonctionnaires députés.

Supposons qu’un de ces fonctionnaires envoyé à la chambre se montre négligent, incapable comme fonctionnaire, le mandat de député va de fait lui conférer l’inamovibilité. Chaque fois, en effet, qu’une révocation aura lieu pour motif purement administratif, le député fonctionnaire, peu porté, comme on le sent, à partager l’opinion du gouvernement sur son compte, ne manquera pas de crier qu’on le frappe pour ses votes. L’opposition et tous ses amis politiques auront alors un beau grief contre le ministère. Car, enfin, celui-ci n’est pas tenu de donner les motifs d’une révocation administrative ; peut-être même s’en abstiendra-t-il, pour ne pas humilier, déconsidérer l’homme qu’il renvoie. Ainsi, le mandat de député, conféré par des électeurs complaisants ou peu éclairés, donnerait l’inamovibilité à l’incapacité, à la nullité administrative.

On dit que les fonctions de commissaire de district ne sont pas des fonctions politiques. Je le nie. Mais admettons-le pour un instant ; qu’en résultera-t-il ? Rien, du moment où le fonctionnaire aspirerait à un rôle politique, revêtirait de lui-même un caractère politique ; si, par exemple, il se transformait en courtiers d’élections ; si, par exemple, l’honorable M. Doignon allait, au moyen de son influence, de ses relations administratives, conquérir des suffrages pour lui et pour ses amis politiques, et cela en vue d’écarter deux ministres de l’urne électorale. Or, si mes renseignements sont fidèles, l’honorable M. Doignon ne s’est point tenu neutre dans la bataille électorale. Loin de là, il s’est montré hostile à la candidature d’un membre du cabinet, au risque de le dissoudre ; il a cherché à faire tomber M. Lehon à Paris, M. Goblet à Bruxelles. (Dénégations de M. Doignon.)

M. Doignon le nie, mais M. Dumortier en est convenu ; seulement, a-t-il ajouté, c’est individuellement et non comme fonctionnaire qu’il a agi. J’avoue que je ne comprends pas la finesse de cette distinction, et j’ai le droit de croire que les bourgmestres ou les autres citoyens, auxquels l’honorable M. Doignon a pu s’adresser, ne l’ont pas plus comprise que moi. Il est assez difficile d’imaginer que l’honorable députe de Tournay se soit exprimé ainsi : Vous ferez sagement de retirer vos suffrages à MM. Lehon et Goblet, et de me les donner à moi et à mes amis politiques. Mais souvenez-vous bien que ce n’est pas le commissaire du district qui vous parle, mais bien M. Doignon, simple individu. (Hilarité.) Je croirais manquer à la dignité de la chambre si j’entreprenais la réfutation sérieuse de cette bizarre doctrine.

Comme je me sens incommodé par suite des fatigues des derniers jours, je demande à la chambre la permission de m’arrêter ici et de continuer demain mes observations. (Oui ! oui ! A demain.)

M. Doignon. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. Pirson. - Je la demande aussi pour un fais personnel.

M. le président. - La parole est à M. Doignon.

M. Doignon. - J’ai entendu avec une extrême surprise M. le ministre de la justice ajouter, relativement à ma révocation, un nouveau grief à celui que le ministre de l’intérieur avait allégué hier. Dans la dernière séance il est résulté de ma correspondance avec le ministre de l’intérieur que ma révocation n’avait pas d’autre motif que ma candidature ; que c’était parce que mes concitoyens m’avaient appelé à la représentation nationale que le ministre avait jugé à propos de me destituer ; aujourd’hui le ministre de la justice vient de m’accuser d’avoir été courrier d’élections...

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je parle d’après mes renseignements ; s’ils sont fidèles, il en est ainsi.

M. de Brouckere. - Le ministre l’a dit ! il l’a dit !

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Et sans doute je l’ai dit, j’ai parlé d’après les rapports qui m’ont été faits.

M. Doignon. - Messieurs, je viens attester sur l’honneur que dans cette circonstance, que lors des élections je me suis conduit avec la plus grande délicatesse, la plus grande réserve ; que je n’ai fait aucune démarche, aucune visite ; et je défie le ministère de vérifier un seul fait contraire à cette déclaration.

Messieurs, il est facile d’inventer des faits pour justifier une destitution ; mais nous défions les ministres de rien produire à l’appui de leurs assertions. (Bruit, mouvements divers.)

M. le président. - La parole est à M. Pirson pour un fait personnel.

M. Pirson. - A demain la suite des explications.

- Plusieurs voix. - A demain ! à demain la suite de la discussion !

- Tous les membres quittent leurs places.

M. le président lève la séance et renvoie la discussion à demain.