Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 21 mars 1834

(Moniteur belge n°81, du 22 mars 1834)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à dix heures et demi.

Le procès-verbal de la dernière séance est lu et adopté.

Pièces adressées à la chamnbre

Les pièces suivantes sont adressées à la chambre.

« Le sieur Vernier, ex-capitaine de cavalerie, réclame de nouveau l’intervention de la chambre pour obtenir le paiement sa pension. »


« Le conseil de régence de la ville de La Roche demande que son canton judiciaire soit placé dans les limites du canton de Mileix, en y réunissant les communes de Léguises et de Roumont. »


« L’administration communale de Novelle-les-Bois demande que cette commune devienne le chef-lieu d’un canton judiciaire. »


« La régence et les habitants notables des communes de Segelsein, Mariakerke et Elst, réclament le maintien du canton judiciaire de Nederbrakel, arrondissement d’Audenaerde. »


La première pièce est renvoyée à la commission des pétitions. Les trois autres sont renvoyées à commission chargée de l’examen de la loi concernant les circonscriptions judiciaires.

Projet de loi qui prescrit l’établissement d’un système de chemins de fer en Belgique

Discussion générale

M. d’Huart. - Je voulais renoncer à parler dans cette discussion, parce que je ne voulais pas la prolonger ; je suis persuadé d’ailleurs que je ne changerai la conviction de personne ; mais comme on a attaqué le patriotisme de ceux qui se déclarent les adversaires du projet ministériel, j’ai cru devoir rompre le silence et motiver mon vote.

Messieurs, la discussion générale a été si longue que votre attention doit nécessairement être fatiguée ; chacun de vous désire sans doute de passer à la discussion des articles : je n’ai pas la prétention de faire changer vos convictions, ni même de jeter de nouvelles lumières dans la discussion ; et pourtant je me crois obligé de prendre la parole. Différents orateurs ayant déclaré qu’à leurs yeux les ennemis du pays pouvaient seuls s’opposer au projet, il m’importe à moi, qui ne partage pas leur opinion, de justifier brièvement le vote que j’émettrai en cette circonstance.

Plusieurs honorables préopinants ont fait de grands efforts de logique et se sont laissés aller à de longues réflexions historiques, pour prouver l’utilité de la route de fer. Je pense qu’il n’était pas nécessaire de remonter jusqu’à trois ou quatre siècles pour être convaincu de cela ; nous sommes tous d’accord sur ce point, chacun reconnaît volontiers qu’une communication quelconque, soit en fer, soit en pavé, soit en empierrement, est toujours utile. Mais, de ce qu’elle est utile, faut-il en conclure qu’elle est indispensable, que l’intérêt général la réclame ? voilà la seule question.

Je vous m’avouerai, messieurs, dussé-je faire jeter les hauts cris par ceux de mes adversaires qui se donnent ici pour maîtres en économie sociale, la route en fer d’Anvers à la frontière de Prusse ne me paraît pas réclamée par l’intérêt général. De toutes ces belles choses répétées à satiété, de tous ces brillants tableaux fournis par des imaginations plus ou moins vives, il est résulté pour moi que le haut commerce d’Anvers trouverait de grands avantages à cette construction et que les houillères de Liège en seraient favorisées, ainsi que quelques localités placées à proximité du tracé ; mais en même temps je suis demeuré convaincu que l’agriculture en général y resterait étrangère, et que l’amélioration des houillères de Liége ne serait acquise qu’au prix de la ruine de celles du Hainaut.

Je n’insisterai pas sur ce dernier point qui a été démontré à l’évidence. Messieurs les commissaires du Roi en sont eux-mêmes convaincus ; le propos de l’un d’eux, rapporté dans une précédente séance par l’honorable M. de Puydt, en fait foi.

Pour ce qui concerne l’agriculture, cette source principale des richesses, cette branche qui intéresse en particulier tous les citoyens belges sans exception et que l’on perd souvent ici de vue, si ce n’est lorsqu’il s’agit de centimes additionnels sur les contributions ; pour l’agriculture, dis-je, je me permettrai de demander aux chauds partisans du chemin de fer ce qu’elle y gagnera. Ce n’est pas par des généralités que je désire qu’on me réponde, c’est par des détails : que l’on indique, par exemple, quels produits agricoles de la Belgique seront avantageusement transportés en Allemagne ou ailleurs par le chemin de fer.

Il semblerait qu’au moyen de cette voie nos produits vont lutter sur tous les marchés de la confédération germanique ; il semblerait en un mot que la facilité des transports va lever tous les obstacles : mais a-t-on oublié qu’il existe des douanes à la sortie de nos frontières et que le système prohibitif de nos voisins est l’unique cause qui comprime l’essor de notre industrie ? S’il y avait liberté illimitée de commerce, si nos produits étaient admis à l’étranger, vous auriez raison de nous proposer l’érection d’une communication longeant nos frontières ; mais à quoi vous servira-t-elle pour l’écoulement de ces produits, quelque parfaite qu’elle soit d’ailleurs, s’ils ne peuvent dépasser la frontière ?

M. le ministre de l’intérieur nous a fait connaître que les fruits, les légumes, les œufs, les volailles, le laitage de la Hesbaye, pourraient se débiter avantageusement à l’intérieur sur les marchés des grandes villes traversées par la route en fer ; personne ne contestera cet avantage, ainsi que d’autres encore que retireront les localités voisines de cette route, à l’exclusion de l’immense majorité des autres parties du pays ; en résultat, cela ne signifie rien en face de l’intérêt général.

Un orateur, grand partisan du chemin de fer, parlant de la nationalité belge, à laquelle, je le déclare, j’attache comme lui le plus haut prix, nous a dit que la Belgique unie à la France n’aurait jamais pu aspirer au bonheur d’avoir cette communication. Cela est bien vrai ; personne sans doute n’y eût songé ; ce bonheur si grand aux yeux de l’honorable membre n’eût pas été imaginé ; libres d’introduire leurs produits en France, les Belges n’eussent pas eu besoin d’autres débouchés ; leur prospérité matérielle eût été complète, et je demanderai à l’honorable membre si aujourd’hui encore, malgré la source des immenses richesses qu’il se promet pour son pays de l’établissement du chemin de fer, il ne consentirait pas volontiers à y renoncer pour obtenir en échange la libre entrée de nos produits en France. Sa réponse ne me paraît pas douteuse.

Après avoir cité le passage d’un des discours de l’honorable M. de Puydt, pour prouver combien l’alliance commerciale des peuples leur est utile, M. le ministre de la justice lui a reproché d’être tombé en contradiction avec lui-même, parce qu’il avait dit ailleurs que le transit serait nul. Il n’y a aucune contradiction à cela, mais il y a de la part du ministre confusion volontaire de deux choses distinctes : le commerce des produits indigènes sans entraves de douanes et le commerce de transit : le premier, qui nous serait très avantageux, selon M. de Puydt, mais qui nous est interdit puisque nous ne faisons pas partie de l’association commerciale allemande ; le second, qui serait conservé par la Hollande malgré le chemin de fer.

Mais dit le ministre, la route en fer sera un premier pas pour entrer dans cette association : ce serait fort bien de faire ce pas s’il ne coûtait rien ; mais l’on ne hasarde pas ainsi des millions pour des illusions toutes gratuites. Ce n’est pas par des espérances et par des prophéties que la législature doit se laisser entraîner ; une funeste expérience doit les lui rendre trop suspectes. C’est avec un traité à la main, avec un traité bien ratifié, sans réserve, que nous croirons à la bienveillance commerciale de la Prusse.

Quoique ceci ne semble pas se rattacher d’une manière bien directe à la question, j’ai voulu en dire un mot, afin d’avoir l’occasion de faire remarquer en passant que l’on perd quelquefois de vue le véritable côté de nos frontières vers lequel doivent principalement se fixer nos regards, aussi bien pour notre existence commerciale, industrielle et agricole, que pour notre existence comme nation.

Il me sera toujours pénible d’entendre, soit à propos de questions d’économie sociale, soit à propos de politique, répudier la France. C’est le pays du continent avec lequel il nous importe principalement de nous entendre et de nous faciliter nos relations ; c’est avec lui, et non avec les gouvernements absolus qui méditent et nourrissent l’idée de la restauration en Belgique, que nous devons régler tout notre avenir.

Je n’hésite donc pas à dire que, selon moi, certaines personnes qui se montrent en cette occasion si désireuses de tourner le dos à la France pour nous germaniser commercialement, auraient plus mérité de la patrie en négociant à Paris des améliorations au tarif de douanes français.

Il ne faut pas vous le dissimuler, messieurs, la France est le seul pays avec lequel il importe à notre agriculture d’avoir des relations ; car, supposé que nous fassions réellement partie de l’association commerciale allemande, nos cultivateurs n’y trouveraient pas le débouché le plus essentiel pour eux, celui de la vente du bétail, qui est plus beau et moins cher en Prusse qu’en Belgique ; jamais nos agriculteurs ne pourraient y vendre le leur en concurrence.

Vous n’ignorez pas que l’éducation des chevaux, par exemple, est si perfectionnée en Allemagne que presque tous les chevaux de notre cavalerie ont été achetés dans ce pays.

Un autre objet, qui forme une des industries les plus importantes de la Belgique, le fer, ne pourrait jamais concourir en Allemagne. Tout le monde sait que ce métal y est de meilleure qualité et à plus bas prix que chez nous.

C’est donc le commerce avec la France qui peut seul procurer l’aisance et la prospérité de l’agriculture.

Je reviens au chemin de fer et je dis que, dans ma conviction, il ne serait pas d’une utilité générale ; je dis de plus qu’il compromettrait des intérêts tout aussi puissants que ceux qu’il favoriserait. D’où je conclus qu’il ne doit pas être établi aux frais de l’Etat. Libre à ceux qui trouvent avantageux de grever le pays d’emprunts énormes pour faire des essais dans la matière problématique du commerce de transit, de croire qu’ils servent les vrais intérêts du pays ; mais libre aussi à nous de croire qu’il serait dangereux, qu’il serait injuste de faire contribuer, ou de prendre en garantie de ces essais, riants sans doute pour le grand négoce, l’agriculture qui n’y est pas en général intéressée et l’industrie d’une partie du royaume qui doit y trouver un préjudice incalculable.

Au surplus, il ne faut pas vous dissimuler, messieurs, que la dépense effrayante pour l’érection du chemin de fer vous prépare d’autres dépenses annuelles dont on ne dit mot, mais qu’il est facile de prévoir, d’après les arguments des défenseurs du projet ministériel.

Au lieu d’un million Merlin, qui a été flétri à si juste titre sous le gouvernement déchu, vous aurez un autre million semblable à voter en faveur des armateurs et des grands commerçants pour créer une marine. On cherchera par tous les moyens à réaliser les illusions qu’on s’était formées sur les résultats du chemin de fer, et les propriétaires fonciers seront là pour fournir au budget les sommes nécessaires au complément des essais commerciaux.

Je prie les membres de cette chambre, qui s’intéressent particulièrement au sort de l’agriculture, de ne pas perdre de vue cette considération.

A mon avis, il eût été beaucoup plus utile au pays de terminer à l’intérieur toutes les routes que les classes réclament vivement. Le gouvernement eût bien mieux fait son devoir, s’il était venu nous demander un emprunt dans le sens de la proposition dont vous a saisis un de nos honorables collègues.

Mais, puisque l’on veut absolument, avant tout, établir ce chemin de fer que je regarde comme très utile à des intérêts particuliers, je me déclarerai pour le système de concession, qui permettra à ces intérêts d’agir comme ils le voudront pour eux et pour eux-mêmes ; ce système est conforme à l’équité, en laissant pleine liberté à la concurrence ; il est conforme aussi à ce qui se pratique dans tous les pays, où l’on comprend les progrès de la civilisation.

Cette opinion, qui n’a pas varié chez moi depuis que la question a été votée, est devenue inébranlable depuis que j’ai entendu mon honorable ami de Puydt : ses arguments basés sur des faits, sur l’expérience d’un pays voisin, sont restés d’autant plus victorieux que la source où ils ont été puisés est la même que celle d’où les partisans du projet ministériel ont tiré leurs raisonnements, et que ces arguments eux-mêmes n’ont pas été affaiblis par la réplique.

On a dit à ceux qui partagent mon opinion ; Vous allez abandonner un domaine inaliénable, vous allez mettre le pays à la merci des concessionnaires ; comme s’il n’était pas tout naturel de dicter des conditions et de se réserver même le rachat de la concession.

Se mettant en contradiction flagrante avec les brillants résultats que l’on s’est efforcé de nous dépeindre, on affirme qu’il ne se présentera point de concessionnaire : mais que l’on essaie au moins avant de se prononcer.

Ce que nous a dit l’honorable M. Meeus prouve qu’il peut s’en trouver ; cela prouve de plus que le gouvernement a une idée fixe contre les concessions, et doit nous mettre en garde contre ses assertions sur ce point.

Un représentant appartenant à la même province que moi, qui a commencé à vous parler de l’impartialité de sa position dans la question du chemin de fer, et qui a fini par se déclarer pour la construction par le gouvernement, a cherché à faire croire qu’en admettant en principe le système de concession pour les travaux publics de la Belgique, ce serait causer à sa province le plus grand préjudice.

Il est facile de concevoir la portée que cet orateur a voulu donner à ses paroles, mais il est tout aussi facile de prouver en peu de mots qu’elles n’ont rien que de spécieux quant au fond.

S’il n’existait pas de routes pavées ou empierrées en Belgique, et par conséquent pas de droit de barrière ; s’il fallait dans cet état de choses construire des routes par concession, il n’y aurait aucun obstacle, parce que dans chaque localité où le besoin d’une route se ferait sentir, le tarif de la concession serait calculé sur les besoins, sur le montant de la dépense, de manière à suffire à l’intérêt des fonds, comme à l’entretien. Mais, dans l’état actuel du pays, un droit de barrière étant établi, droit fixé arbitrairement, sans base positive, trop faible pour couvrir l’intérêt de constructions neuves, ce droit se trouve être un impôt dont le montant ne peut être dépassé ; il faut donc, ou renoncer à faire des routes au moyen de ce péage qui est insuffisant, ou accorder des subsides aux compagnies pour couvrir la différence.

Le système de concession admis dans toute sa pureté pour le chemin de fer, ne pourrait donc influer en rien sur le mode de construction des routes ordinaires, puisque les choses ne sont pas les mêmes. De là tombe la conclusion que M. Nothomb en a tirée d’une manière subtile, que c’est servir les vrais intérêts du Luxembourg que de voter la construction du chemin de fer par le gouvernement.

Sous le prétexte d’aller au-devant d’une réponse qui pouvait lui être faite, le même préopinant a dit que les partisans des concessions lui objecteraient peut-être que la route qui traverse les Ardennes, construite par le gouvernement, est mal faite ; que le choix des matériaux est mauvais, et que sur plusieurs points la direction pourrait être meilleure. Non, messieurs, personne ne répondra cela à M. Nothomb ; les partisans des concessions n’ont pas besoin d’employer de fausses allégations pour soutenir leur opinion : or ce serait se servir de ce moyen, si l’on venait vous présenter l’objection prévue par cet honorable membre.

Le tracé de la route qui traverse les Ardennes fait l’admiration de tous les hommes de l’art, il honore les ingénieurs qui l’ont adopté. Cette communication a été construite comme elle devait l’être, eu égard au programme de la dépense, avec les matériaux du pays qui permettent d’ailleurs de la maintenir dans un état parfait de viabilité. Si son entretien n’est pas effectué convenablement, M. Nothomb doit savoir aussi bien que moi, puisqu’il est de la province, que ce n’est pas aux ingénieurs qu’il faut en adresser le reproche.

Je regrette de ne pas voir dans cette enceinte l’honorable M. Teichmann, chef de l’administration des ponts et chaussées ; il eût sans doute confirmé ce que je viens de dire.

Puisque j’ai la parole, je présenterai dès maintenant quelques-unes des observations que je m’étais proposé d’abord de vous soumettre lorsque nous en serions aux articles.

On a dit à ceux qui défendent les intérêts du Hainaut : Vos réclamations sont injustes ; le projet sur lequel vous délibérez ne porte-t-il pas qu’un embranchement du chemin de fer se dirigera à travers cette province ?

Oui sans doute, le projet contient cette disposition ; mais il en contient aussi une autre qui la neutralise et qui prouve assez qu’elle n’y a été introduite que pour éviter des objections insurmontables et afin d’arriver au but primitif et exclusif de construire la route seulement à Cologne, en faveur du transit. S’il m’était resté du doute sur la pensée du gouvernement à cet égard, il serait évanoui par les paroles qui ont échappé par inadvertance, sans doute, au ministre de l’intérieur, lorsqu’il vous a dit que le Hainaut avait la chance d'avoir un embranchement de cette route.

Que les députés des Flandres, aussi bien que ceux du Hainaut, prennent garde au correctif que l’article 2 du projet apporte à celui qui le précède !

Toutefois, admettant que le gouvernement soit tenu d’exécuter réellement toutes les communications énoncées à l’article premier, le taux des emprunts évalués dans le principe doit alors être doublé, et l’Etat tombe dans le gouffre effrayant des déficits dont la révolution tendait à le garantir, ou bien les centimes additionnels extraordinaires imposés sur les contributions devront être augmentés, au lieu d’être supprimés comme le peuple est en droit de l’attendre.

J’ai entendu dire par un honorable préopinant et répéter par le ministre de l’intérieur que la Belgique, qui avait bien su dépenser en trois ans plus de 220 millions pour tenir ses armées sur pied de guerre, saurait bien faire face aujourd’hui à quelques millions pour construire une route utile. Singulier raisonnement qui tend à démontrer que plus une nation a été obérée, plus ses sacrifices ont été pénibles, plus il convient d’augmenter ses charges ! Singulière analogie surtout que l’on cherche à établir entre des dépenses indispensables à l’existence nationale et des dépenses de simple administration !

Je sais bien que les partisans quand même de la route en fer prétendent que les emprunts destinés à l’établir n’obligeraient le pays qu’à un simple cautionnement nominal ; que les revenus de cette route serviraient non seulement à l’entretenir, mais encore à rembourser en peu de temps les frais de construction. Ils citent, pour étayer cette allégation, les calculs et les assertions énoncés dans les différons mémoires fournis à l’appui du projet.

On vous a fait connaître, messieurs, par des exemples récents puisés en France, combien les évaluations de travaux semblables sont incertaines : là, comme ici, des ingénieurs consciencieux et savants sont venus dire avec conviction à la législature que leurs estimations étaient minutieusement faites, que la dépense réelle ne les dépasserait pas ; et pourtant, après avoir accordé 129,400,000. fr. pour exécuter complètement des travaux bien déterminés, on est venu demander ensuite un supplément de 90,000,000, qui devra probablement être suivi d’un troisième crédit. Ceci doit vous donner de l’inquiétude sur l’ensemble du devis estimatif dont il s’agit.

Je n’entrerai pas pour le moment dans l’examen des évaluations à l’égard desquelles une contestation s’est déjà élevée ; j’attendrai la réplique que fera l’honorable M. de Puydt avant de me prononcer.

Il est une remarque importante concernant le calcul des revenus du chemin de fer, qui, je crois, n’a pas été présentée, et sur laquelle j’appelle toute l’attention de la chambre.

MM. les ingénieurs ont pris pour base de ce calcul les documents officiels qui établissent la totalité des transports de toute nature qui se font actuellement sur les routes et canaux existants dans la direction de la route en fer ; ils ont donc supposé que celle-ci accaparerait ces transports, et que par conséquent les communications existantes seraient complètement désertes. Mais comme elles fournissent en ce moment des revenus considérables à l’Etat, il faut bien en défalquer le montant, à moins de faire double emploi. Je ne sais à combien s’élèvent les revenus actuels dont je viens de parler, mais je suis persuadé qu’ils sont assez notables pour renverser entièrement les conséquences que les auteurs du projet ont tirées de la supputation des produits du chemin de fer. Je prie MM. les commissaires de répondre à cette observation

Plusieurs orateurs ont déjà fait remarquer que MM. les ingénieurs ont omis de mentionner le prix d’acquisition de la route de la Vesdre qui sera réellement supprimée par le chemin de fer. L’on a fort commodément répondu aux orateurs qui en ont fait la remarque en les renvoyant à la réplique que MM. Simons et de Ridder ont adressée à M. Vifquain qui leur avait reproché l’oubli de l’indemnité pout l’évincement de cette route. Qu’on me permette de lire cette réplique, et on verra combien elle est faible et inadmissible.

(L’orateur lit cette partie du mémoire de MM. les ingénieurs et en conclut qu’ils ont évidemment oublié cette dépense.)

Ainsi qu’on vous l’a dit dans une précédente séance, le projet de MM. les ingénieurs ne saurait être considéré que comme un travail préparatoire, très bien fait sans doute, mais qui ne peut servir qu’à montrer la possibilité d’une route en fer, et non à en arrêter invariablement le tracé et les pentes : j’en appelle, à cet égard, à la loyauté des auteurs du projet eux-mêmes ; qu’ils nous disent franchement s’ils croient que le tracé et les pentes indiqués actuellement sur leurs plans ne subiront pas le plus petit changement. Or, si le tracé et les pentes peuvent être modifiés, que deviennent les données qui ont servi de base aux calculs ? car, dans le pays montagneux de la province de Liége, un changement de direction, quelque léger qu’il soit, ne fût-ce que de quelques mètres, peut augmenter considérablement les terrassements, surtout lorsque l’on est astreint, quant aux pentes, comme c’est le cas pour un chemin de fer, à s’écarter le moins possible de la ligne horizontale.

Loin de moi l’idée de jeter du doute sur les vastes connaissances dont les auteurs du projet ont fait preuve dans tous les mémoires et documents qu’ils ont produits ; mais il ne faut jamais admettre l’impossible, et je dis qu’il leur a été impossible, pendant le temps qu’ils ont eu, quelle que soit l’assistance qu’ils aient trouvée dans des collaborateurs, d’explorer suffisamment le terrain, de procéder à toutes les opérations graphiques de détail nécessaires et d’établir ensuite, avec l’exactitude indispensable, les devis estimatifs d’une longueur de 35 lieues de route coupée par de nombreux cours d’eau, et en grande partie à travers un pays montagneux.

Sur quelle donnée a-t-on évalué la difficulté des énormes déblais que le tracé des pentes indiqué ? Où sont les expériences que l’on a faites à cet égard sur le terrain ? A-t-on sondé les galeries souterraines que l’on se propose d’ouvrir ? Rien ne l’indique, et tout porte à croire, au contraire que l’on s’est laissé diriger à cet égard par des suppositions.

Pour ce qui, me concerne, je reste convaincu que les évaluations sont loin de présenter les garanties désirables, les bases sur lesquelles elles reposent n’ayant rien de positif ni de certain.

Dans son mémoire, M. l’inspecteur Vifquain, qui a admis comme exacts certains éléments des calculs, et notamment les quantités de terrassements, prouve cependant d’une manière évidente qu’au lieu de 16,500,000 fr. qu’il faudrait dépenser d’après les ingénieurs, entre Anvers et la frontière au-delà de Verviers, la dépense s’élèvera au moins à 20 millions de fr. L’autorité de ce savant ingénieur qui, en même temps, est l’un des plus expérimentés de la Belgique doit être ici d’un grand poids.

Je bornerai là, pour le moment, mes observations ; je me réserve de prendre de nouveau la parole, lorsque nous en serons aux articles, pour prouver notamment que MM. les ingénieurs n’ont pas évalué assez haut l’entretien de la route pendant les premières années.

Tout le monde sait combien les grands remblais comme ceux qu’on se propose d’élever sont susceptibles de dégradations ; il s’opère des tassements et des éboulements continuels durant cinq ou six ans. Je pourrais en citer un exemple, que chacun de vous connaît : c’est celui de la route de Gembloux à Namur, où les remblais construits depuis plusieurs années ont eu, cet hiver, quoiqu’il n’y ait pas eu de fortes gelées, des éboulements tellement considérables que la communication est devenue dangereuse.

Pour une route ordinaire, ces dégradations sont sans doute très dispendieuses ; mais elles le seront bien davantage sur une route en fer, où il faut que la surface des rails demeure toujours dans un plan bien uni, et où par conséquent, il faudra constamment maintenir rigoureusement les remblais à leur hauteur primitive ; et cela sera d’autant plus difficile pour le chemin de fer, que sa base est beaucoup plus étroite que celle de nos routes ordinaires.

M. Donny. - Messieurs, j’avais l’intention de passer en revue toutes les observations qui ont été faites contre les opinions que j’ai émises au commencement de la discussion ; mais nos débats se sont tellement prolongés, que je crois bien faire en m’abstenant de revenir sur les points que j’ai traités : je me bornerai donc, pour aujourd’hui, à relever un fait entièrement inexact, qui a été énoncé dans un discours assez curieux d’un honorable député de Tournay, de l’honorable M. Dumortier. Voici le passage du discours relatif au fait dont je parle. L’orateur commence par vouloir établir que l’embranchement de Malines à Ostende ne donnera pas un produit suffisant pour faire face aux frais de la route en fer, et il prouve ainsi son assertion :

« D’Ostende à Bruges, le transport des marchandises s’opère en quelques heures, et se fait à raison de un cents et demi par tonneau : que coûtera le transport par la route en fer dans le même intervalle ? Pour la route en fer, vous serez obligés de payer quatre centimes par tonneau et par kilomètre, et comme il y a vingt à vingt-deux kilomètres, vous aurez quatre-vingts centimes à un franc à payer pour la même distance qui coûte actuellement un cents et demi.

« Sans doute, c’est quelque chose que la vitesse ; mais le prix de la vitesse a ses limites et on ne viendra pas dire que la vitesse produira une différence telle que ce qui coûtait un cents et demi pourra coûter un franc de transport. Quiconque aura la pratique des affaires commerciales… (l’orateur nous a dit qu’il avait cette pratique) vous assurera-t-il qu’il se rencontrera un commerçant assez malhabile pour donner un franc quand il pourra ne donner que un cents et demi ?... Ce fait seul démontre que la seconde partie du projet doit être écartée. »

Je dis, moi, que ce fait ne démontre rien du tout, par la raison toute simple que ce fait n’est pas réel, attendu qu’il n’est pas vrai qu’on transporte d’Ostende à Bruges un tonneau de marchandise pour un cents et demi. Je tiens en main le tarif des anciens bateliers d’Ostende ; le fret d’Ostende à Bruges s’y trouve coté à un florin et demi par tonneau. Comme ce tarif est assez vieux et que le temps aurait pu le modifier, j’ai demandé à un respectable négociant d’Ostende, qui m’a honoré d’une visite encore ce matin, de me donner une note sur les prix actuels du transport dont il s’agit, par le mode le plus économique. Voici celle qu’il m’a remise.

« Le fret d’Ostende à Bruges par bateau :

« Par petites parties de 3 à 400 kil., 20 cents par 100 kil.

« Par parties de 5 à 5 tonneaux, 1 fl. 23 cents par tonneau de 1,000 kil.

« Par partie de 50 à 100 tonneaux, 1 florin par tonneau de 1,000 kil. »

Vous voyez, messieurs, qu’il y a loin de ces prix-là au prix de un cents et demi par tonneau !

Je ne puis, messieurs, m’expliquer l’erreur dans laquelle est tombé l’honorable membre qu’en supposant, ou bien qu’il a été victime involontaire d’une mystification complète de la part de ceux qui lui ont fourni des renseignements, ou bien qu’emporté par la chaleur de l’improvisation, il a parlé de cents alors qu’il voulait parler de florins, de la même manière que tout récemment encore il a parlé de francs quand il voulait parler de thaler ; avec cette différence néanmoins, qu’il y a progrès aujourd’hui, attendu que l’erreur est centuple. (Hilarité.)

Quelques honorables orateurs vous ont dit que l’embranchement de Malines à Ostende ne produirait qu’un faible résultat ; d’autres ont parlé de même de la section de Gand à Ostende.

Je prends l’engagement de réfuter ces opinions et de prouver, lors de la discussion des articles, que l’embranchement de Malines à Ostende sera aussi productif que les autres sections de la route.

M. le président. - La parole est à M. Gendebien.

- Plusieurs membres. - Il est absent

M. le président. - La parole est à M. H. Vilain XIIII.

M. H. Vilain XIIII. - Avant d’entamer une seconde discussion sur la question difficile qui nous occupe, je désire, messieurs, vous rappeler les dernières paroles que j’ai prononcées dans cette enceinte ; elles dissiperont, j’espère, quelques doutes qui auraient pu s’élever dans vos esprits sur mes déterminations ultérieures ; elles repousseront surtout la part rétributive des reproches adressés à ses adversaires par M. le ministre de l’intérieur, qui nous a dit que les prôneurs de concessions étaient ceux-là qui ne voulaient pas de route en fer. Ces paroles les voici :

« Je désiré éviter au gouvernement des déficits et des embarras. Je veux que, pour éviter ces embarras, il essaie au préalable de la voie des concessions. Je veux enfin de la route en fer ; mais je ne la désire point par le mode de construction actuelle. »

Ainsi, dorénavant, il sera bien entendu que je souhaite voir s’exécuter une grande route en fer de l’Océan à l’Allemagne. Je dis même plus. Si, par l’essai des concessions, la Belgique ne peut obtenir cette route, je consentirai à son érection par l’Etat. On voit donc que si, depuis trois ans qu’il en a eu le pouvoir, le gouvernement avait fait l’essai des concessions (essai fructueux ou sans résultats), je marcherais maintenant d’accord avec lui dans ces grands débats d’économie commerciale, ou plutôt ces débats n’auraient point lieu.

Ce premier point éclairci, il me reste une seconde explication à donner à la chambre sur la position particulière qu’un honorable adversaire, dont je respecte le patriotisme et les bonnes intentions, a bien voulu m’assigner dans cette discussion. Désirant donner quelque force à sa réplique il a dit que les reproches que j’adressais au gouvernement sur son esprit de monopole pourraient être renvoyés à une autre adresse ; et immédiatement, en citant mes paroles, il a énuméré les avantages que voulait se créer la compagnie en demande de concession pour la route en fer d’Anvers à Bruxelles. Il a semblé croire qu’en regret de n’avoir pu obtenir cette concession, j’attaquais le projet de loi du ministère. Je veux bien lui apprendre, ainsi qu’à cette assemblée, que je n’étais nullement intéressé dans cette entreprise offerte au nom d’un de mes parents dans des circonstances difficiles, et, quoi qu’on en dise, avec des chances de succès très problématiques.

Je dirai même que si je devais consulter mon intérêt privé dans toute cette affaire, alors j’appuierais de tout mon pouvoir la route projetée par le gouvernement puisque son tracé dans les Flandres vient traverser et enrichir la commune que j’habite. Mais, je le répète une fois pour toutes, je ne forme point ici ma conviction d’influences locales intéressées. J’oublie ma position pour songer au bien-être général, à la fortune publique, et je souhaite que tout le monde en fasse autant.

Mais c’est assez vous occuper de ces faits personnels ; examinons plutôt le fond des choses, abstraction faire des individus, et c’est dans ce sens que j’essaierai de renverser quelques discours de mes adversaires, discours plutôt remarquables par le silence observé que par les réponses faites à mes remarques.

M. le commissaire du Roi a gardé le silence à l’égard de l’usure des railways signalée dans mon premier discours et limitée, d’après les documents mêmes de ces messieurs, à moins de 40 années. Je désirerais connaître les combinaisons financières imaginées par le gouvernement pour couvrir, au bout de ce laps de quarante années, la construction d’une route nouvelle ; car les auteurs ne veulent point l’amortissement du premier emprunt par le revenu des péages. Ils disent explicitement à la page 7 du second mémoire, que le taux des péages ne doit s’élever annuellement qu’à la somme nécessaire pour couvrir le capital d’établissement de cette route, et peut en conséquence être calculé au moindre taux d’intérêt possible ; qu’ainsi, afin de favoriser le commerce par la modicité des péages, il n’est pas nécessaire d’établir ceux-ci pour amortir les frais d’établissement, mais seulement pour les couvrir. « En un mot, dit le mémoire, une annuité acquise par l’augmentation des péages, et dont l’objet est de faire payer par la génération présente une chose dont la propriété passerait quitte et libre de toute charge aux générations futures, doit être regardé comme un sacrifice inutile, comme une absurdité en économie politique. »

Il est donc évident que ces messieurs rejettent tout amortissement. Mais leur erreur consiste à regarder une route en fer comme une propriété permanente et impérissable, tandis qu’à l’inverse des canaux et d’autres ouvrages d’utilité publique, elle est bien plus sujette à l’usure et aux réparations : il faut donc songer dès l’abord à rembourser son premier coût par les revenus. Il y aurait imprévoyance à ne pas le faire et à surcharger ainsi la postérité de frais et d’impôts indéfinis. On peut bien soutenir que tous frais d’ouvrages exécutés au profit des générations futures doivent peser sur elles, et non pas être amortis insensiblement, mais d’après ce système on ne devrait jamais éteindre aucune dette publique. Car toutes (soit pour la construction des canaux ou des forteresses, soit pour les frais de guerre) se contractent au profit des générations futures en même temps qu’elles s’utilisent pour la génération actuelle : sans la conservation de celle-ci, la postérité serait un non-sens.

Si on adoptait en principe de ne couvrir par les revenus des routes que l’intérêt et non l’amortissement des dettes, comment, en face de ces dettes accumulées chaque jour, pourrait-on parer aux accidents imprévus, aux catastrophes nationales ou physiques d’un royaume ? Ce serait ériger l’imprévoyance en système. Ce ne serait point là faire œuvre d’hommes d’Etat. Il faut donc que les promoteurs du projet viennent prouver que les revenus de ce nouvel ouvrage peuvent suffire à son entier acquittement. Sans cette preuve tout leur projet croule par sa base.

Il est vrai que le ministère repousse ce système de rentes perpétuelles. En se ralliant au projet de loi de la section centrale et à l’article 8 de ce projet, il adopte virtuellement le principe de l’amortissement par la route. Il va même plus loin, car il énonce vouloir donner les revenus de cette route en hypothèque aux bailleurs de fonds. Ainsi, d’une part opinion des ingénieurs qui, pour favoriser le commerce par le bas prix des tarifs, ne veulent point charger les revenus du tantième de l’amortissement ; opinion contraire du gouvernement ; refus enfin de celui-ci de donner dès l’abord le tableau des tarifs, voulant, dit-il, le baser sur le résultat des dépenses effectives.

On voit, messieurs, que dans son sein même ce projet ne manque point de contradicteurs. Tous ses auteurs seront, je crois, fort habiles à dépenser les 20 ou les 30 millions demandés ; mais le remboursement comme la levée de ces millions restent lettres closes pour eux comme pour nous. Je crois inutile de vous faire apercevoir que dans un bon système de concessions, surtout de concessions limitées, on n’aurait point à rencontrer ces embarras, ces difficultés de finances. Là, en moins de 40 années, on peut couvrir insensiblement les frais de premier établissement par le surplus des revenus sur l’entretien. Si ce surplus n’est point produit par la route, le concessionnaire, à la fin du terme de son entreprise, n’en est pas moins obligé de délivrer sa route à l’Etat, et alors il la délivre réellement quitte et libre.

Quant à la réalité des estimations de tous ces grands travaux, j’avoue qu’il me serait bien difficile d’en contester le chiffre. Il en serait de même quant à l’utilité de tel ou tel tracé par telle ou telle localité : le ministère nous apprend qu’à cet égard il a suivi le meilleur mode d’enquête, c’est-à-dire qu’il a consulté d’autorité à autorité. Mais ici il se trouve en opposition avec lui-même ; car, au bas de la page 17 du deuxième mémoire, je lis cette note :

« Que l’on compare aux enquêtes suivies dans les autres pays celles que le gouvernement anglais ouvre pour chaque projet en matière d’établissement de péage : dans ces enquêtes, dont les procès-verbaux sont publiés sous le titre de minutes of evidence, avant la décision à intervenir, les intéressés pour ou contre ne sont pas simplement avertis qu’un registre recevra (si bon leur semble) leurs remarques ou leurs oppositions. Un pouvoir discrétionnaire les oblige à comparaître comme témoins à la barre de la commission d’enquête. Les interrogatoires, les contre-examinations, les débats des parties éclairent la question plus efficacement que le dépouillement d’un registre des oppositions écrites presque toujours incomplètes. »

Les auteurs nous apprennent que, quoique ce mode d’enquête ne soit pas un palladium suffisant pour empêcher tous les abus, il doit cependant être suivi comme la marche la meilleure possible, et contribuant beaucoup à éclairer le gouvernement dans la décision qu’il doit porter (page 17). Puisque cette marche est reconnue la meilleure possible, pourquoi alors (autant que nos lois le permettent) ne l’avoir pas suivie ? On aurait, par ces enquêtes d’évidence, levé bien des doutes, mis à l’épreuve bien des supputations !

J’avoue, messieurs, que les réponses faites à ma démonstration sur la nécessité immédiate d’une double voie m’ont très peu satisfait. Là, comme dans bien d’autres points de cette grande question, on ne s’est pas bien rendu compte du but qu’on se proposait d’atteindre, on ne s’est pas fait une idée bien nette du double usage auquel on destinait cette nouvelle communication.

Il s’agit ici de créer un mode de véhicule à deux natures très différentes : une de matières transportables, à savoir le transport des voyageurs et celui des marchandises. Le premier exige avant tout la célérité (le bon marché n’étant qu’accessoire) ; le second, le bas prix du transport. Comment ne voit-on pas que si l’une de ces deux conditions est obtenue sur cette voie unique, elle doit nécessairement annihiler ou du moins entraver l’accomplissement de l’autre ? Si le bas prix du transport fait affluer la marchandise par cette voie unique, cette affluence empêchera le passage rapide de voyageurs et même ôtera toute sécurité à ce passage. Alors on préférera nécessairement les routes ordinaires. Si au contraire on désire exploiter le service des voyageurs, on ne pourra l’exécuter qu’en faisant céder le pas aux lents et lourds wagons des marchandises.

Les gares d’évitements sur cette unité de direction ne peuvent suppléer au service d’une double voie, et en les construisant, on rencontre l’inconvénient d’une dépense qui plus tard sera inutile lorsqu’on établira une double voie, vu qu’alors les fondations, tant de maçonneries que des traverses en bois établies dans les biais de gares d’évitements, seront perdues. La construction de cette double voie me paraît donc nécessaire. En y réfléchissant plus mûrement, on en reconnaîtra sans doute l’urgence, et mieux vaudrait, dès ce moment, en aligner la dépense. Dans cette prévision (à moins, je le répète, qu’on ne veuille par le bas prix des évaluations, obtenir de nous un premier vote, sauf à revenir plus tard nous presser de nouvelles sollicitations), c’est à nous à nous préserver de cette trompeuse amorce.

Je crois donc qu’en général, tant pour les besoins immédiats d’une double voie que pour ceux non indiqués au devis par l’absence d’une enquête minutieuse et le relevé pris un peu rapidement dans les Flandres, les estimations actuelles seront au-dessous des besoins réels.

Il me reste à répondre à quelques objections mises en avant par les antagonistes des concessions. Un des arguments le plus souvent répété dans cette enceinte et qu’on a cru le plus victorieux à employer contre les concessionnaires, sont les produits exorbitants prélevés sur l’Etat par les particuliers dans ce genre d’affaires ; profits, dit-on, qui ne s’opèrent qu’au détriment du commerce et de l’industrie et que l’Etat peut ravir aux sociétés en faisant lui-même la route. Mais si l’Etat exécute la route, ce ne pourrait être qu’au moyen d’un très grand emprunt ; et si, d’une part les concessionnaires peuvent à la longue prélever des bénéfices considérables sur le passage des voyageurs et des marchandises, c’est-à-dire sur le commerce et l’industrie qui en profitent, croit-on que les banquiers bailleurs de ce grand emprunt n’exigeront point aussi d’énormes avantages qui pèseront immédiatement et de toute leur lourdeur sur la généralité des contribuables qui tous n’en profitent pas ? A entendre nos adversaires, quand ils s’offrent de faire la route par l’Etat, on dirait qui cet Etat tient des ressources infinies disponibles pour les grands travaux, qu’il a des caisses toutes pleines et toutes ouvertes et qu’il peut dès ce moment y appliquer ses économies.

Mais l’erreur est grande, car l’Etat a peu d’argent ou n’en a point. Il faut qu’il en cherche et cette recherche ne laisse point que d’être aussi onéreuse que les profits des concessionnaires, car elle grève l’avenir ainsi que le présent. Les concessionnaires travaillent de leurs fonds et de leurs bras ; les gouvernements, avec les fonds et les bras d’autrui. Qui peut donc exécuter au meilleur marché, si ce n’est les premiers ? Qui doit finalement profiter de ce bon marché, si ce n’est les contribuables, vu que les routes de toute manière deviennent propriété de l’Etat, surtout si on évite d’accorder des concessions perpétuelles ?

On a cru, messieurs, apaiser bien des scrupules et obtenir ainsi votre assentiment, en vous annonçant que l’intention du gouvernement était de nommer une haute commission de surveillance des travaux, choisie dans les deux chambres, et dont le contrôle s’exercerait sur tous les détails, sur toutes les décisions de cette grande entreprise. Mais à cette occasion, je viens défendre le pouvoir contre le pouvoir lui-même. Déjà celui-ci s’est accoutumé trop souvent, et toujours à son détriment, à laisser la législature s’immiscer dans des actes purement administratifs.

Si l’on veut que l’Etat fonctionne dans un bon équilibre, il faut que chaque pouvoir se maintienne dans ses limites, et exécute sa part salutaire d’influence. Il faut conséquemment que le pouvoir exécutif, que le ministère agisse directement dans les travaux, en accomplisse les conditions et en partage seul la responsabilité. Plus de ces systèmes mixtes, où l’on se fie et où l’on ne se fie pas. Le gouvernement peut sans doute nommer une commission de surveillance ; il peut y comprendre des députés comme tous autres citoyens, mais seulement comme citoyens, et non comme mandataires de la nation.

On se rappelle que sous le gouvernement déchu, une commission avait également été choisie parmi des députés des deux chambres, pour surveiller les opérations du syndicat d’amortissement. Cette commission ne voyait qu’obscurité et dédale de chiffre dans ces opérations, et cependant elle faisait indirectement peser la responsabilité des actes sur la législature. Ne suivons point cette marche ambiguë d’administration, et surtout ne servons point de parapluie ministériel au pouvoir.

Je termine ces observations, déjà très longues, après la longue discussion qui, depuis dix jours, arrête votre attention, par cette réflexion bien simple et qui à mon étonnement n’est point venue frapper mes honorables adversaires.

Si le régime des concessions, me suis-je dit, est si onéreux pour le commerce et l’industrie d’un pays, pourquoi l’Angleterre, pourquoi les Etats-Unis, qui vivent par le commerce et l’industrie n’ont-ils point succombé sous ce système si accablant des péages et des monopoles ? Ces empires existent au contraire, et ils s’avancent chaque jour plus prospères, plus puissants dans la grande voie de la civilisation. Ils y avancent, car ils n’essaient point de quitter les traces que la liberté leur indique, de cette sage liberté qui se corrige toujours par elle-même lorsqu’on la laisse agir ; qui, à la mauvaise presse oppose immédiatement les bons livres et les bons journaux, qui au monopole d’une société concessionnaire, ne tarde pas à susciter par les besoins croissants de cette industrie, une société rivale, ainsi qu’on l’a vu en mille localités de ces deux pays, ainsi qu’on l’a vu sur la route même de Liverpool, que sans cesse on nous rappelle. Ne craignons donc point cette liberté, non plus que nous avons fait de toutes celles consacrées dans nos institutions nouvelles ; ne la craignons pas puisqu’elle vient répondre par des faits authentiques et bienfaisants toutes les allégations péniblement accumulées par ses adversaires.

M. le président. - La parole est à M. Dumortier sur le projet.

M. Dumortier. - Je céderai volontiers la parole et je la céderai d’autant plus volontiers qu’on n’a pas encore répondu à mes objections.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - On ne les a pas éludées, on a répondu à tout.

M. Dumortier. - On n’a répondu à rien et pour réfuter la réponse qu’on prétend avoir faite, je n’emploierai qu’un mot, on ne m’a pas compris. Je renonce à la parole en maintenant toutefois mon droit de parler, et en priant les partisans du projet ministériel de vouloir bien détruire ce que nous leur avons dit.

M. le président. - La parole est à M. Gendebien.

(Moniteur belge n°82, du 23 mars 1834) M. Gendebien. - Messieurs, depuis dix jours, mes honorables collègues et moi, qui n’avons pas adopté en aveugles les projets du gouvernement, nous sommes en butte à toutes sortes d’accusations ; nous sommes des hommes rétrogrades, des hommes illibéraux, que sais-je ? nous sommes des orangistes. Je vous l’avais dit dès les premiers jours de la discussion : pour peu qu’on procède de la même façon par laquelle on a commencé, on nous accusera d’orangisme ; et en effet, un député d’Anvers a clairement fait entendre que nous étions orangistes. Il nous a dit que nos arguments contre le chemin de fer étaient partis de Cologne pour arriver à Bruxelles ; effectivement, il est arrivé, je ne sais si c’est par la voie de Cologne, une demi-feuille d’un journal hollandais, et M. Legrelle m’a dit que l’on faisait allusion à cette demi-feuille imprimée dans une langue que je ne connais pas, dans la langue prétendue nationale autrefois. Je ne l’ai donc pas lue, persuadé d’ailleurs que je n’y trouverais que des calomnies contre la révolution et des injures pour moi. Je ne l’ai pas envoyée directement vous savez où, mais je l’ai mise au rebut, et je fais le même cas des accusations dirigées contre moi que de la feuille hollandaise.

On nous accuse de toutes les façons. Il me semble qu’un vaste éteignoir soit venu absorber, éteindre toutes nos facultés, parce que nous sommes les adversaires du plan ministériel ; mais que font les ministres et leurs défenseurs, pour appuyer leur projet ? Pour justifier leur plan, ils se jettent dans des généralités ; on les réfute par des spécialités incontestables, et ils répondent encore par des généralités qui ne répondent à rien.

Messieurs, chose étrange, on nous accuse d’égoïsme et d’être mus par l’esprit de localité. Quels sont les hommes qui nous accusent ainsi ? Vous allez en juger. Vous avez entendu deux orateurs, l’un d’Anvers, l’autre d’Ostende ; le premier vous a préconisé les avantages du chemin en fer d’Anvers à Verviers, et il s’est irrité à la moindre objection du second ; nous avons fait voir renaître une ancienne rivalité. Le second vous a dit qu’il ne voterait le chemin qu’autant que toutes les localités seraient appelées à en profiter ; et puis après cette déclaration, il a dit qu’il ne voterait qu’autant que le projet irait jusqu’à Ostende. Voilà ce que je ne me permettrai pas d’appeler de l’égoïsme : eh ! messieurs, à leur égard qu’arrive-t-il ? On leur donne une bonne route gratis, et une route qui réduira pour eux les transports au tiers de ce qu’ils coûtent aujourd’hui.

De plus on leur rachètera les actions de la route de la Vesdre au pair, tandis qu’elle est improductive, et que beaucoup de propriétaires ont acheté ces actions à 40 p. c. de leur valeur originaire. Et voilà les motifs de leur patriotisme. Ainsi vous avez entendu un d’entre eux dire ironiquement : Quel malheur !

Les députés de Liége, qui sont entrés en lice, sont rares. Plusieurs ont eu la prudence de ne pas nous accuser ; cependant il en est un qui nous a accusé d’égoïsme ; il a dit que nous voyions le projet à travers le prisme de l’égoïsme et de l’exagération ; mais pour lui il ne trouve qu’un défaut au projet, c’est qu’il ne traverse pas la ville de Liége, et il espère qu’on lui fera faire un petit détour pour y passer. Il ne combat pas nos objections, il dit simplement que nous voyons tout à travers le prime de l’égoïsme et de l’exagération. Quel est donc son prisme à lui ? Je ne prendrai pas la peine de le dire.

Si nous sommons nos adversaires de répondre à nos objections sur le chemin proposé, ils se jettent dans des généralités sur l’utilité des grandes communications, et ils n’abordent pas les spécialités que nous les signalons.

Ne nous accusez pas d’illibéralisme, messieurs ; je suis aussi libéral, je suis plus libéral que vous. J’ai toujours dit qu’il fallait mettre les routes à la portée de tout le monde. M. le ministre de l'intérieur a cité une opinion que j’ai émise en mars 1833. Il aurait pu citer cent exemples de cette nature.

J’ai toujours dit que c’était un anachronisme, un non-sens, que de construire des routes seulement dans quelques localités. J’ai toujours soutenu que dans un pays qui possédait des matières premières pondéreuses, comme la houille, le fer, le plomb, le marbre, il ne fallait lever aucun impôt ni sur les routes, ni sur les canaux. Supprimez tous les péages et vous ferez quelque chose d’utile pour le commerce et pour l’industrie en appelant toutes les industries, toutes les localités à profiter des mêmes avantages. Vous diminuerez les embarras de l’administration et vous serez justes envers tout le monde.

Cessez donc de nous accuser d’illibéralisme, alors que nous avons prouvé dans toutes les occasions que nous avions plus de libéralisme que vous tous, alors que dans chaque discussion sur les impôts des barrières j’ai montré l’injustice qu’il y avait à faire peser sur le Hainaut et sur le Brabant les droits qu’elles donnent au fisc ; car non seulement ces provinces fournissent à l’entretien de leurs routes, mais elles fournissent encore aux autres provinces des sommes énormes, plus de 600 p. c. de la somme nécessaire à leur entretien.

Avec ce bénéfice le Hainaut et le Brabant donnent les moyens de construire d’autres routes dans d’autres contrées. Les députés d’Anvers trouvent tout simple que les routes du Brabant et du Hainaut soient surchargées d’impôts. Ils prennent leur bonne part dans les bénéfices qu’elles procurent, et aujourd’hui ils voudraient qu’il n’y eût aucun droit sur ce transit ; de sorte qu’ils voudraient que les marchandises étrangères fussent mieux traitées que les autres. Voilà les énormes contradictions dans lesquelles on se jette.

Messieurs, je ne reviendrai pas sur toutes les exagérations qu’on a développées jusqu’à satiété sur les avantages du transit ; je ferai seulement remarquer que, quand on attaque le transit, quand on somme les amateurs du transit d’en justifier l’utilité, ils se jettent alors dans toutes les généralités, dans de longs développements sur les avantages du commerce pour un pays : qui donc a contesté les avantages du commerce ? et à quoi bon tous ces fastidieux développements ? Y a-t-il un livre qui, ayant traité d’économie sociale, ne débite les mêmes généralités qu’on nous a répétées jusqu’à satiété ?

Mais, en répétant ces généralités, vous ne répondez pas à nos objections et notamment a celles de M. l’abbé de Foere. Laissez-là vos généralités et entrez dans les spécialités de la question, dont on s’écarte sans cesse par impuissance de se maintenir sur ce terrain.

Toutefois, si d’un côté, par des généralités, on se jette dans les régions de la haute poésie, d’un autre côté, comme si on ne voulait rien omettre dans la nomenclature des avantages du chemin en fer, on descend jusqu’aux détails minutieux de volaille, gibier, de beurre, d’œufs, de laitage, de légumes, que le chemin en fer transportera.

Messieurs, réduisons les choses à leur plus simple expression : le chemin de fer pourra être utile à Ostende, à Anvers, à Verviers ; il pourra être utile à quelques localités qu’il parcourra. Mais ne vous faites pas illusion, les avantages seront bien peu de chose dès qu’on sera obligé de parcourir quelques lieues des routes ordinaires, pour arriver à la route en fer ; et si les avantages de la route en fer sont aussi grands que vous le dites, il faudra les établir dans tout le pays ; sans cela, il est impossible, quoique vous fassiez, que nos marchandises puissent entrer en concurrence avec les marchandises étrangères ; et quant aux transports, il y aura beaucoup de mécomptes dans leur quantité : les chargements et déchargements sur le chemin ne sont pas faciles, et les transports ne produiront pas autant qu’on se l’imagine.

Mais, messieurs, j’admets que tous vos calculs sur les avantages de la route soient exacts ; s’il est vrai, comme les auteurs du projet l’affirment, que les bénéfices peuvent aller à 17 1/2 p. c., mais que le gouvernement veut se contenter de 7 1/2 p. c. sur les marchandises qu’il transportera ; s’il en est ainsi, dis-je, au lieu de 35 millions, pourquoi ne dépensez-vous pas 100 millions ? En bons administrateurs, vous devriez le faire, car vous procureriez au trésor trois fois plus de bénéfice ; je me trompe, le bénéfice serait plus que triple ; car l’état-major et les frais généraux étant les mêmes, le bénéfice serait plus grand sur les sommes que vous dépenseriez en sus des 35 millions.

Vous le proposeriez immédiatement, si vous étiez convaincus de ce que vous avancez. Mais vous ne le faites pas parce que vous n’êtes pas sûrs du résultat. Au contraire, dans votre conscience vous savez que vous serez loin du compte quand vous livrerez la route au commerce, et que vous ne pourrez pas arriver à terme, sans être obligés de demander un supplément d’emprunt.

Messieurs, il y a quelque chose digne de remarque, c’est la contradiction qu’on trouve sans cesse, et sur tous les points, entre les souteneurs du projet. On a dit : Le chemin de fer ne peut être utile qu’autant qu’on sera certain du point de départ, que l’Escaut sera libre et que la Prusse continuera le chemin jusqu’à Cologne.

Quant à l’Escaut, dit le député d’Anvers, l’Escaut sera libre, le roi Guillaume respectera les traités. Le député d’Ostende arrive ensuite et vous dit : Prenez-y garde, votre chemin de fer n’aura aucune valeur s’il ne vient pas jusqu’à Ostende, car vous ne pouvez pas méconnaître que le roi Guillaume s’opposera autant qu’il le pourra à la liberté de l’Escaut ; il cherchera toujours à y mettre des entraves. Cependant, malgré cette contradiction, ces deux députés vont voter pour le projet, quoique par des motifs tout opposés. Lequel des deux a raison ? Tâchez de vous entendre, messieurs, afin que nous sachions à qui répondre.

Le fait est que le député d’Anvers garantit que le roi Guillaume respectera les traités. Et le député d’Ostende s’est évertué à vous démontrer longuement qu’il ne les respectera pas porte. N’importe, en attendant faites le chemin de fer, vous demandent l’un et l’autre. Pour nous quel parti prendre ? Mais nous savons que depuis des siècles (et l’honorable M. Nothomb doit le savoir, il a dû faire en qualité de diplomate des études spéciales sur ce point) ; eh bien, il vous a prouvé que depuis des siècles, la Hollande a constamment fait la guerre pour nous entraver la liberté de l’Escaut. Que devient alors votre chemin de fer, MM. les Anversois ?

Le ministre de l’intérieur, répondant aux interpellations de nos honorables collègues, a assuré que le chemin en fer ne changeait en rien le traité du 15 novembre ; que le gouvernement ne s’en départirait pas, que c’était la loi du pays, et qu’elle serait respectée.

D’une autre part, M. Nothomb, qui, comme je l’ai déjà dit, en sa qualité de secrétaire des affaires étrangères, doit s’y connaître, dit : Le chemin en fer est une chose indispensable parce que, si le traité assure la liberté de l’Escaut, la navigation des eaux intérieures, et un passage par Sittard, la Hollande y mettra toujours des entraves, que même nous serons toujours menacés d’une guerre. Il vous a dit même que le seul moyen d’éviter la guerre, c’était de faire le chemin de fer.

Eh bien, d’un autre côté, et immédiatement après, M. Nothomb a pris soin de prouver que ce chemin, loin d’éloigner la guerre, serait une cause perpétuelle de guerre. En effet, ne vous a-t-il pas dit qu’en 1627 on avait commencé un canal d’Anvers vers l’Allemagne ? N’a-t-il pas dit qu’en 1695 on avait conçu le projet de faire un canal d’Ostende à Anvers ? N’a-t-il pas dit : Ce sont des menaces de guerre de la Hollande qui ont interrompu la continuation de ce canal commencé et empêché l’exécution du canal projetée ? Les Hollandais sont mêmes venus détruire, vous a-t-il dit, les travaux commencés. L’honorable. M. Teichmann vous a dit qu’en 1814 les Hollandais avaient pris soin de détruire les travaux du canal du Nord, de manière à ôter toute espérance de le faire.

L’honorable M. Nothomb n’a-t-il pas dit qu’alors que nous avions pour souverains les empereurs d’Autriche, d’Allemagne, de Hongrie et de Bohême, la Hollande avait eu la force d’imprimer au droit public une direction telle, qu’elle avait conservé la haute main sur l’Escaut et le transit de l’Allemagne ? Et vous voudriez qu’aujourd’hui les mêmes causes ne produisissent plus les mêmes résultats ?

Quand vous êtes arrivés à un tel état d’affaiblissement et de déshonneur vis-à-vis de l’Europe, de faiblesse et de lâcheté vis-à-vis de la Hollande, que vous n’osez pas repousser cinquante hommes qui sortent chaque jour de Maestricht, parcourent nos campagnes, et viennent établir de fait un rayon militaire de deux lieues ; alors que vous n’avez pas le courage de faire respecter le statu quo ; que dans le Luxembourg vous n’avez pas osé laver l’outrage qui vous a été fait dans la personne d’un fonctionnaire public, vous voudriez que les mêmes causes signalées par vos propres amis ne produisissent plus les mêmes résultats qu’à l’époque où nous étions gouvernés par les empereurs d’Autriche, d’Allemagne, de Hongrie et de Bohème ?

Vous vous faites illusion comme vous l’avez fait lors de l’élection prématurée, lors du traité des 18 articles, lors des 24 articles : c’est une série de déceptions dont vous ne sortirez plus. Vous vous êtes mis dans l’impuissance d’en sortir au mois de mai 1831, vous aviez encore pour vous la force populaire et l’énergie révolutionnaire, vous aviez la sympathie des peuples et vous pouviez compter sur leurs concours, tandis qu’aujourd’hui, au lieu de sympathie, vous n’excitez plus que le mépris des peuples par votre lâcheté et par la manière dont vous avez dénaturé notre révolution.

C’est dans cette position que vous ne pouvez dénier que vous voulez conjurer des événements par vous-même signalés. C’est se tromper à plaisir et vouloir tromper la chambre. Quant à moi, je ne serai pas plus dupe que je ne l’ai été quand il a été question de tous les traites que j’ai rappelés et qui nous ont mis dans la position où nous sommes. Je puis donc dire que les mêmes causes amèneront les mêmes résultats. La Hollande fera la guerre ; que pourrez-vous lui opposer pour obtenir la liberté de l’Escaut ? Vous y comptez si peu que vous n’osez pas mettre sur le chantier un bâtiment en construction parce que vous craignez qu’on ne vienne le brûler jusqu’a Anvers. C’est vous-mêmes qui l’avez proclamé.

A cet égard, je dois relever ce qu’a dit l’honorable M. Nothomb.

Il a trouvé qu’il y avait une inconséquence à demander qu’une allocation fût portée au budget pour la construction d’une marine militaire destinée à protéger notre marine marchande, et à refuser des subsides pour construction de communications intérieures. La contradiction est dans les paroles de mon contradicteur, et rien dans les miennes. Le chemin de fer, avec de l’activité pourra être fait en 18 mois ou deux ans ; eh bien, quand vous aurez votre chemin, vous serez bien avancés, si vous n’avez pas une coquille de noix pour faire respecter les droits, sans cesse attaqués par la Hollande, de la libre navigation de l’Escaut.

Voila l’inconséquence, c’est de vouloir préparer à l’intérieur, au moyen de dépenses considérables, des communications pour le commerce extérieur, quand vous n’avez rien fait dans nos ports pour favoriser ce commerce extérieur, pour lui donner des garanties. Que deviendra, je vous le demande, le transit par l’Escaut, si vous n’avez pas le courage d’en faire respecter la libre navigation ? J’ai l’intime conviction que quelques stipulations secrètes, amplifiant la défense qui nous est faite de construire une marine militaire à Anvers, l’étendent jusqu’à interdire toute espèce de construction maritime.

Mettez-vous d’accord entre vous ; rétractez vos paroles sur les causes de guerre qui nous ont privés, pendant des siècles, de la navigation de l’Escaut : Ou admettez les conséquences, ou démontrez que les causes n’amèneront plus les mêmes résultats, et justifiez des moyens qui sont en votre pouvoir pour empêcher ces résultats de se reproduire.

De même que la Hollande, par la force des armes, a empêché nos ancêtres de faire le canal d’Anvers vers le Rhin, elle empêchera encore la construction du chemin de fer, de manière que ce projet, au lieu de conjurer la guerre, sera une nouvelle cause de guerre.

Mais, messieurs, voulez-vous le voir ? les Anversois qui discutent si chaudement en faveur du chemin en fer, ne s’aperçoivent pas qu’ils sont dupes, comme on voudrait que nous le fussions tous. En effet, rappelez-vous ce que vous a dit M. Nothomb, secrétaire général des affaires étrangères : il vous a démontré que la navigation de l’Escaut serait toujours une cause de guerre. Remarquez que le même orateur, les ministres et la plupart de nos contradicteurs répètent sans cesse que les puissances étrangères ne veulent pas de la guerre, et veulent l’éviter à tout prix ; or, puisque la navigation de l’Escaut est une cause de guerre, les puissances étrangères nous forceront à renoncer à la liberté de l’Escaut ; elles diront : Vous avez le port d’Ostende qui vous a suffi autrefois, et c’est pousser trop loin l’exigence que de vouloir conserver la libre navigation de l’Escaut, maintenant que vous avez un chemin de fer qui vous rapproche de la frontière de Prusse à tel point que Verviers est devenu un port de mer pour l’Allemagne.

Les puissances vous diront qu’il y a exagération à s’obstiner à demander la libre navigation de l’Escaut, quand on a fait couler le Rhin à votre frontière, et qu’on l’a pour ainsi dire transporté au port d’Ostende ; car vous l’avez dit, notre situation géographique sera changée par le chemin de fer. Nous transportons, avez-vous dit, Ostende à Verviers. Les puissances ajouteront que vous avez tort d’être plus exigeants que vos ancêtres, qui se sont contenté du port d’Ostende, et c’est votre propre langage qu’on vous tiendra. Que répondrez-vous à ces raisons, vous qui vous êtes montrés si complaisants quand ces puissances ont exigé et obtenu de vous les plus durs sacrifices, et jusqu’au déshonneur du pays ? Que leur répondrez-vous, dis-je, quand elles invoqueront vos propres paroles ? Ma logique et ma raison ne me fournissent pas de réponse ; j’en attends une.

Voilà pour le point de départ, voilà pour l’Escaut.

Quant à la continuation de la route par la Prusse, on a dit que nous pouvions compter sur la sympathie du roi de Prusse et que notre port de Verviers allait se trouver transporté à Cologne. La sympathie de la Prusse ! Vous rappelez-vous que quand il s’est agi du traité des 18 articles, nous disions : Vous n’aurez pas le Luxembourg ? ou vous ne l’aurez qu’au prix du Limbourg ? Mais comment répondait le ministère : Vous ne faites pas attention qu’à la confédération germanique se trouvent le roi d’Angleterre, l’empereur d’Autriche et le roi de Prusse ! Ces trois souverains signataires des préliminaires, les 18 articles, ne souffriront pas les exigences du roi Guillaume : d’ailleurs l’Allemagne ne donnera pas les mains à une pareille prétention. Puis M. Lebeau ajouta : Un journal allemand a dit fort plaisamment ; Si le roi tient tant au Luxembourg, achetons-le pour le donner à la Belgique plutôt que de faire la guerre pour le défendre au profit du roi Guillaume.

On parlait aussi alors de la touchante sympathie de l’Allemagne et du roi de Prusse ; vous savez ce que vous en avez recueilli : honte et infamie, pas autre chose ; et vous voudriez qu’alors que pour une simple question d’amour-propre pour le roi Guillaume comme vous l’appeliez vous-mêmes, cette sympathie s’est trouvée impuissante, vous voudriez, dis-je, qu’elle fût toute vivace, tout efficace quand il s’agit de tout le commerce hollandais, de la chose la plus importante pour la Hollande et qui, de votre aveu a été une cause de guerre perpétuelle ? Ayez au moins de la mémoire, si vous n’avez ni logique ni jugement.

Enfin nous sommes certains de la sympathie de la Prusse. Mais quel document l’atteste ? Pour nous, nous avons au moins des preuves négatives.

Le ministre de l’intérieur dit que la Belgique a perdu trois ans pour son industrie et son commerce : déjà la Hollande a demandé et obtenu de la Prusse, dit-il, une autorisation pour son chemin en fer. Mais, messieurs, si la sympathie de la Prusse est si grande qu’on le prétend, que n’avons-nous demandé et obtenu la même chose que la Hollande ? La Prusse a chez nous un ambassadeur et nous avons un envoyé belge à Berlin : pourquoi notre envoyé n’a-t-il pas obtenu ou tout au moins demandé la même autorisation ? Pourquoi il ne l’a pas demandée ? parce que vous ne pouvez pas plus compter sur la Prusse pour le chemin de fer que pour les autres questions diplomatiques.

Je ne parlerai pas des lettres reçues de Cologne ; elles doivent être mises à l’écart, et les lettres de Ponsomby qui tantôt étaient officielles et tantôt officieuses, doivent vous faire juger du mérite de ces lettres. La chambre doit être en garde contre de pareils documents. Je les regarde pour rien ; je dis même qu’il est indécent de produire, devant la représentation nationale, des lettres de simples négociants prussiens, quand le roi de Prusse a un envoyé accrédité près de notre gouvernement, et que nous avons un ambassadeur à Berlin.

Je n’admettrai ce qu’on dit de la Prusse que quand on nous aura donné des preuves de ce qu’on allègue. Plusieurs orateurs ont dit que nous n’avions rien à craindre de la sympathise du roi de Prusse pour la Hollande, parce que les concessionnaires de la partie de la route de Verviers à la Belgique sont intéressés à ce que notre route réussisse. Mais M. Nothomb nous a affirmé que le roi de Prusse réglait le taux du tarif. Encore une fois mettez-vous d’accord et sachons de quel côté est la vérité, si elle est quelque part.

Je ne prétends pas suivre la discussion dans toutes ses ramifications, je ne m’occuperais pas des avantages que présente le système des concessions sur le système de régie, mais il y a une chose qui m’a frappé relativement à ces concessions. On vous parle sans cesse des intérêts usuraires que percevaient les concessionnaires en Angleterre, mais on n’a pas établi que ces intérêts provenaient de la trop grande élévation des tarifs.

C’est ce qu’il fallait démontrer. A cet égard mon honorable collègue et ami M. de Puydt vous a démontré une chose fort étrange, c’est que le péage du canal de Pommeroeul est à infiniment peu de chose près au même taux que pour les canaux anglais. Il est même relativement à un intérêt beaucoup plus élevé ; car, comme vous le savez, tout est infiniment plus cher en Angleterre qu’en Belgique. Sans recourir à de savants calculs, la meilleure preuve que je puisse vous en donner c’est le nombre d’Anglais qui viennent manger leur pension à Bruxelles, parce qu’elle s’y trouve triplée de valeur.

Il y a une autre remarque qui paraît péremptoire c’est que si les abus étaient tels qu’on le prétend, et si c’était par suite de tarifs trop élevés que les actions des compagnies allassent de 100 au taux énorme de 2,200, l’abus serait tellement criant que le gouvernement anglais s’empresserait de l’arrêter en faisant lui-même des canaux : il ferait cesser ces abus, et ce serait pour lui un des premiers devoirs, un de ses devoirs les plus essentiels de les entreprendre, non pas pour exercer un monopole comme on veut le faire ici, mais pour empêcher le cours de ce monopole et arrêter le taux de l’usure. Si le gouvernement anglais laisse faire, s’il n’use pas du moyen qu’il n’a pas aliéné en accordant des concessions, c’est une preuve que les bénéfices n’ont rien d’exagéré et sont le légitime résultat ; non de la hauteur du tarif, mais de la prospérité que les chemins de fer ont procurée au pays.

On vous a dit que si le gouvernement voulait le monopole, c’était pour gagner moins, pour procurer la route au commerce à moindres frais que les concessionnaires. Que le gouvernement gagne moins, c’est possible, c’est probable, c’est certain même ; mais la route coûtera-t-elle moins ? je n’en crois rien. On sait que le gouvernement achète toujours au plus haut prix ; on sait qu’il ne marche qu’escorté d’états-majors, d’inspecteurs, de contrôleurs, de receveurs qui augmentent toujours les frais de 8 à 10 p. c.

Mais j’admets que le gouvernement ne veut pas de monopole et qu’il livrera la route au meilleur marché possible. Ce ne sera pas moins un monopole relativement aux localités qui ne sont pas appelées à profiter des avantages du chemin de fer, et pourquoi ? parce que si le gouvernement fait des sacrifices en puisant dans le trésor, vous ne pourrez pas trouver de concessionnaires qui se hasardent à entrer en concurrence avec le gouvernement pour faire des routes de Charleroy vers Anvers, de Mons vers Anvers ou de Marimont vers Anvers.

Pensez-vous trouver des concessionnaires pour faire ces routes ? Veuillez bien remarquer que le transport se fera à raison d’un peu plus du tiers de ce qu’il coûte pour les marchandises en général et, pour les charbons, à un peu plus d’un sixième que par la voie ordinaire. Vous ne pouvez pas penser que des concessionnaires viennent essayer une concurrence avec la certitude de se ruiner. C’est donc un monopole que vous établissez non pas à votre profit mais au détriment de toutes les industries établies. N’est-ce pas le même résultat, si, au lieu de vous enrichir en les ruinant, vous les ruinez sans vous enrichir ? le sont-elles moins que si elles l’étaient par le bénéfice que vous ou une autre entreprise pouviez faire ?

Les localités qui demandent des concessions, dit-on, ne veulent pas de chemin de fer parce qu’elles sont lésées ou se croient lésées. C’est là une réponse, je ne dirai pas offensante, mais qui n’est pas juste. Il y a des localités qui ne sont nullement intéressées à ce que le chemin de fer n’ait pas lieu, qui sont plutôt intéressées à ce qu’il soit exécuté, comme vous l’a dit M. Vilain XIIII, et qui cependant demandent qu’on l’exécute par voie de concession

Il n’est donc pas exact de dire que toutes les localités qui ne sont pas appelées à jouir du chemin de fer, demandent qu’il soit exécuté par voie de concession. Mais ces communes sont lésées. Pourquoi sont-elles lésées ? Parce que le gouvernement veut le faire lui-même et qu’en le faisant il dérange la balance commerciale, parce qu’ainsi que j’ai déjà eu l’honneur de le dire, il fait peser dans un des plateaux le trésor public de tout son poids et qu’il est impossible de lutter contre le trésor public. Voilà ce qui fait que ces localités diront toujours qu’elles aiment mieux que le chemin soit fait par concession, non afin qu’on ne les fasse pas, mais afin de pouvoir en faire un en concurrence pour conserver leur industrie.

Un orateur vous a dit : Je sais que le chemin sera moins bien fait et exécuté plus cher s’il est exécuté par le gouvernement que s’il l’eût été par concession ; mais comme j’aime mieux avoir un mauvais chemin que de ne pas en avoir du tout, je voterai pour le chemin quel que soit le mode d’exécution. Je ne suis pas de cet avis. Car il est souvent beaucoup plus difficile et beaucoup plus frayeux de refaire ce qui a été mal fait, que d’entreprendre une grande opération sur des bases bien calculées, bien mûries.

On vous a dit que les chambres de commerce, les compagnies charbonnières du Hainaut, approuvaient le projet comme favorable au transit en général. Cela ne prouve qu’une chose, c’est que le Hainaut, pas plus que ses représentants, ne méritent le reproche d’égoïsme d’esprit étroit de localité. Oui, ces compagnies veulent le chemin de fer mais puisque vous invoquez l’opinion des chambres de commerce et des sociétés charbonnières, respectez aussi leurs scrupules ou plutôt écoutez leurs paroles alors qu’elles sont aussi énergiques que justes et logiques.

Voici ce que disent toutes les sociétés charbonnières et commerciales du Hainaut. Elles représentent à elles seules trois fois la valeur des houillères de Liége :

« Jamais les charbonnages de Charleroy et de Mons ne pourraient rendre sur le marché d’Anvers leurs produits à des prix aussi bas que ceux auxquels y arriveraient les charbons de Liége. Il serait inique d’exiger qu’une province vînt concourir à une dépense qui, en définitive, aurait pour elle des résultats si désastreux. »

Je me borne à lire ce simple passage.

Si vous considérez comme de quelque poids dans la discussion l’avis de toutes les sociétés charbonnières, respectez leur opinion alors qu’elles vous disent : « Nous connaissons l’importance des nombreuses communications ; mais nous ne voulons pas d’une communication qui doit nous ruiner ; or, le chemin de fer nous ruinerait. Et je démontrerai tout à l’heure que la construction du chemin de fer ruinerait la province du Hainaut.

M. Lebeau a dit que si la province du Hainaut doit être ruinée, il préfère pour elle qu’elle soit ruinée par l’arbitrage du gouvernement plutôt que par une compagnie de concessionnaires. Ceci ressemble beaucoup la facétie qu’un maître d’hôtel adressait à la volaille d’une basse-cour ; il m’est permis de parler ici de basse-cour, alors qu’un ministre du Roi a comparé toute cette chambre à une volière. Ce maître d’hôtel, étant donc descendu dans sa basse-cour, dit à ses bénins habitants : « A quelle sauce voulez-vous être mangés ? - Mais, répondaient les volailles, nous ne voulons pas être mangées. - Ce n’est pas là la question, reprenait notre homme, vous devez être mangées ; il s’agit seulement de savoir à quelle sauce vous serez mises. » (On rit.)

Eh bien, messieurs, c’est identiquement ce que dit le ministre de la justice à la province du Hainaut. Si, dit-il, j’avais l’honneur d’être le représentant de cette province, j’aimerais mieux qu’elle fût ruinée par l’arbitrage du gouvernement que par celui d’une compagnie de concessionnaires.

Mais, dit M. le ministre de l’intérieur, le Hainaut ne sera ruiné que pour un dixième tout au plus. S’il est ruiné (sans doute pour la totalité), il aura des chances pour un embranchement vers la route en fer ; ce sera en quelque façon une obligation pour le gouvernement de construire cet embranchement, si le Hainaut est ruiné. Ainsi il faut avant tout, il faut que le Hainaut commence par se ruiner ; il faut tout au moins que le gouvernement commence par s'en apercevoir. Puis alors il aura des chances pour avoir un embranchement, puis alors ce sera en quelque façon une obligation pour le gouvernement de construire cet embranchement.

Oh ! c’est vraiment une grande consolation pour la province du Hainaut, surtout à en juger par ce qui se passe ici depuis dix jours et par ce qui se passe en Hainaut depuis trois ans.

Depuis trois ans, la province du Hainaut réclame contre un monopole, qui, je dois le dire, est infâme. On prétend avoir fait une grande faveur au commerce, en diminuant de 50 p. c. les péages de ce canal, et on a dit qu’il en résultait que la navigation de cette province se faisait aux dépens du budget de l’Etat. On a reproduit dix fois cette assertion, alors que j’y avais déjà répondu, alors que j’avais établi que le commerce de Mons, loin de jouir d’un privilège, paie 127 fr. 90 c. de plus quand il prend le canal d’Antoing, que lorsqu’il prend le canal de Condé et qu’il descend l’Escaut : comme il est souvent forcé de passer par Condé, on le contraint à payer les mêmes droits de navigation que s’il passait sur le canal de Pommerœul à Antoing ; c’est-à-dire qu’on fait payer au commerce du Hainaut un droit de navigation pour un canal dont il n’use pas.

Voilà 3 ans, messieurs, que le gouvernement exerce ce monopole. J’ai porté, il y a 5 ou 6 jours, au gouvernement le défi de nier ces faits et de les justifier ; je le lui renouvelle de la manière la plus formelle.

J’en reviens à l’accusation portée contre la province du Hainaut. « Depuis trop longtemps, a dit M. Devaux, le Hainaut est en possession de privilèges et du monopole ; il est temps que le Hainaut se résigne. » Je demanderai d’abord à quoi il doit se résigner. Est-ce à perdre les privilèges et le monopole ? Nous y sommes tous résignés ; car nous n’avons jamais joui ni d’un monopole, ni de privilèges ; mais ce à quoi nous ne nous résignons jamais, c’est que le monopole et les privilèges soient établies en faveur d’autres localités en ruinant la province du Hainaut.

Messieurs, on vous a dit que l’équilibre commercial est une chimère, et c’est une de ces propositions que j’abandonne à son auteur. L’honorable M. Devaux a ajouté que l’équilibre avait été rompu lorsque le gouvernement avait été forcé de faire l’acquisition du canal de Pommeroeul à Antoing pour en diminuer les péages. Rien de cela n’est exact.

Le gouvernement n’a pas été forcé d’acquérir ; et lorsque le roi Guillaume a fait l’acquisition du canal d’Antoing, c’était pour faire faire une bonne affaire au syndicat. L’entrepreneur à qui il a été adjuge a fait, à la vente, une très bonne affaire, mais en voici la raison. Une écluse a été ajoutée au cahier des charges.

Pour mon compte, j’ai la conviction que cette clause a été ajoutée au contrat après l’adjudication publique. Je veux admettre qu’il n’en a pas été ainsi et qu’elle a été ajoutée au montant de l’adjudication, comme le disent les sociétés charbonnières du Hainaut dont on a invoqué l’avis. Voici cette clause qui, si elle n’a pas été ajoutée après coup, a été ajoutée au moment de l’adjudication :

« Cependant sont censés avoir passé le nouveau canal en entier tous les bateaux qui, partant de l’ancien canal de Mons aux limites, auraient pris une autre route ou un détour pour éviter le premier. »

Cette clause a été ajoutée à la main au cahier des charges après l’article 24. Ce cahier des charges a été imprimé ; tout le monde peut se le procurer, et chacun pourra se convaincre de la vérité de mon assertion confirmée par les sociétés charbonnières du Hainaut.

C’est en vertu de cette clause qu’on a contraint le commerce de Mons à passer par le canal de Pommerœul à Antoing ou à payer les droits établis sur ce canal, alors qu’il passait par le canal de Condé et descendait l’Escaut. Voilà, messieurs, le mot de l’énigme ; voilà comment on a écarté la concurrence ; voilà comment le roi Guillaume se ménageait probablement une bonne affaire ; voilà enfin comment, malgré la diminution de 50 p. c. des péages, ce canal rapporte encore 8 1/2 ; c’est ainsi que les sociétés charbonnières paient 127-90 fr. par bateau de plus qu’elles ne doivent. Voilà ces privilèges, ce monopole dont jouit le Hainaut ! Est-ce pour diminuer le péage que le roi Guillaume a acheté le canal d’Antoing ? Non ; car le péage a été maintenu au même taux longtemps après l’acquisition. Ce n’est que le 8 janvier 1831 que le péage a été diminué de moitié seulement ; c’est ce qui me confirme dans mes soupçons au sujet de la clause ajoutée au cahier des charges.

Maintenant, savez-vous quelles dépenses les sociétés charbonnières sont obligées de faire aujourd’hui pour exploiter le canal d’Antoing aux conditions où elles le font aujourd’hui ? Comme le canal de Mons à Condé a été fait par le gouvernement, l’administration des ponts et chaussées n’a rien trouvé de plus merveilleux que de faire partir le canal du clocher de Mons pour le faire aboutir au clocher de Condé ; de telle sorte qu’après la construction de ce canal qui a coûté trois millions, les sociétés charbonnières sont obligées de dépenser trois autres millions pour pouvoir l’exploiter, de faire construire des routes à rainures en fer conduisant du canal aux fosses d’extraction qui en sont éloignées jusqu’à une lieue ou une lieue et demie. Voilà encore un exemple des faveurs qu’on fait au Hainaut. Après avoir payé la construction du canal et ses frais d’entretien, il est obligé, pour arriver à l’exploiter, de dépenser un capital égal aux premiers frais de construction. Puis on viendra dire : Il est temps que le Hainaut se résigne à se laisser ruiner par la province de Liége ; il est temps qu’il renonce au monopole dont il a joui si longtemps.

On a dit que le gouvernement avait aussi diminué excessivement les péages du canal de Charleroy à Bruxelles. Il les a diminués de 25 cents sur 170, il les a conséquemment réduits à 145. En définitive, il a diminué le tarif de 8 à 10 p. c. C’est là encore un monopole, un important privilège concédé à la province du Hainaut.

J’admire l’impudeur, car c’est le mot propre alors qu’on réduit les frais de transport de Liége à Anvers et Ostende non pas de 1/10, mais des 4/5, mais de 80 p. c., ou crie contre le monopole du Hainaut, on gémit des privilèges dont il jouit aux dépens du trésor.

Messieurs, voulez-vous savoir en définitive quelle sera la situation du Hainaut après la construction du chemin de fer de Liége à Anvers et de Liége à Ostende ? Prenez la peine, de voir les pages 80 et 82 du mémoire de MM. Simons et de Ridder.

Ils disent que le prix des charbons est sur un pied d’égalité à Mons, Charleroy, Marienbourg et Liége. Ils disent aussi à la page de la réplique que les houilles de Liége et de Charleroy ont de tout temps été en concurrence sur les marches d’Anvers. Je pourrais contester ces faits ; mais je les admets. Or, ils disent à la page 56 de leur réplique que la construction de la route en fer diminuera de 60 p. c., c’est-à-dire de plus de moitié, les frais de transport de Verviers à Anvers et de Liége à Anvers pour toutes les marchandises et que les droits pour les houilles ne sont que de moitié ; il y aura donc une diminution de plus de 70 p. c. sur le prix du transport des houilles. Comment voudriez-vous qu’alors les houilles du Hainaut soutinssent la concurrence avec celles de Liège sur les marchés d’Anvers, du Brabant et de toutes les Flandres ?

Qu’on me réponde ; c’est sur vos chiffres que je base mes calculs.

Ce qu’on répondra ? On dira, si on a la même franchise qu’on a eue en présence du ministre de l’intérieur ; on dira : Le Hainaut sera ruiné ; mais il nous importe peu, et nous aurons la route en fer. Si on n’ose le répéter, au moins on n’osera le démentir.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - On osera ; car je le démens.

M. Gendebien. - Ce n’en est pas moins positif ; je le tiens d’un homme d’honneur qui pourra l’attester.

M. le ministre des finances (M. Duvivier) - Cela ne signifie rien.

M. Gendebien. - M. le ministre des finances conteste le fait ; eh bien, je défie qui que ce soit de prouver le contraire.

M. le ministre des finances (M. Duvivier) - Je ne conteste pas le fait ; mais je dis qu’il ne signifie rien en ce que l’on n’a pas pu dire sérieusement que la ruine du Hainaut importait peu.

M. Gendebien. - Si vous ne traitez pas cela de choses sérieuses, c’est différent. Il me semble cependant que vous pourriez vous occuper de la question avec un peu plus de sollicitude ; car vous appartenez aussi au Hainaut, et je vous défie de répondre à la démonstration que j’ai donnée, que le Hainaut serait profondément blessé dans ses intérêts si le système du gouvernement triomphe.

Je dis qu’alors les houilles de Liége arriveront à Anvers à un prix inférieur à celles du Hainaut, de 3/4 ou des 4/5 : le commerce de cette province les a ruinés. Mais, dit-on, le commerce du Hainaut ne sera ruiné que pour un dixième. Qu’il perde un million, comme l’a dit un député de Verviers, qui en parle fort à son aise : qu’est-ce que cela signifie en comparaison des avantages qui en résulteront... pour Verviers sans doute ? Mais nous ne voulons pas être ruinés pour un dixième ; nous ne voyons pas qu’il soit nécessaire que nous perdions un million. Les houilles du Hainaut rapportent-elles donc de si grands bénéfices ?

Elles ne rapportent pas un pour cent à ceux qui les exploitent. Si on faisait le calcul de tous les capitaux qui y ont été placés en pure perte, l’histoire de toutes les sociétés qui s’y sont ruinées, on verrait qu’elles ne rapportent pas un pour cent. Et on veut encore nous enlever un million ! pour qui ? Est-ce pour des hommes plus industrieux que nous ? Est-ce pour des hommes qui ont jeté comme nous des capitaux au hasard ? Non, c’est pour seconder une industrie qui doit nous ruiner et à laquelle le trésor veut, avec notre aide, lui donner les moyens de le faire. Non, messieurs, cela n’est pas possible ; personne ne peut gagner à un pareil système, si ce n’est celui qui en est l’objet direct consommateur et la concurrence ne peuvent qu’y perdre. Le Hainaut ne souffrira pas plus les privilèges qu’il ne les réclamera à son profit.

Soyez tranquilles ; le Hainaut possède des hommes aussi industrieux qu’énergiques ; et tant qu’il n’aura en concurrence que l’industrie des autres, s’il ne l’emporte pas, au moins fera-t-il toujours concurrence.

On a dit qu’on voulait nous ruiner seulement pour un dixième. Je voudrais savoir de quel droit le gouvernement prétend arrêter ainsi nos fortunes et poser des bornes à notre industrie. Je doute fort qu’en Turquie on ait jamais entendu une proposition semblable. Je doute fort que l’empereur, dans toute sa puissance, ait jamais eu pareille pensée ; et vous, pygmées, vous voudriez nous interdire nos droits civils, nos facultés, notre industrie. Ah ! Détrompez-vous !

Jamais, pour moi j’en suis convaincu, et je le répète, jamais la province du Hainaut ne souffrira une telle injustice. Je ne crains pas d’être démenti par mes commettants.

Cependant le chemin de fer doit avoir un résultat miraculeux : Au-dehors il donnera une haute idée de notre révolution par les travaux entrepris par le gouvernement ; à l’intérieur il ralliera le parti orangiste, au-dehors il ne produira rien car le secrétaire-général des affaires étrangères vous dit, et on le saura par son discours ; vous n’avez fait le chemin de fer que pour éviter des difficultés, des menaces de guerre de la part du roi Guillaume. Il attestera donc votre impuissance, votre pusillanimité ; il prouvera que vous n’avez pas le courage de défendre le traité que vous vous êtes laissé imposer, il vous placera au-dessous de ceux qui se sont déshonorés en vous l’imposant. Vous n’osez pas défendre le traité que vous avez proclamé loi de l’Etat après avoir eu la lâcheté de l’accepter, Voilà ce que dira l’Europe !

A l’intérieur, il ralliera, dites-vous, le parti orangiste. Croyez-vous donc que le chemin de fer d’Anvers à Verviers rendra à l’industrie son essor et sa prospérité ? Oui, sur deux points. Mais pour la Belgique entière cela ne pourrait arriver que si vous dépensiez 100 millions ou 250 millions.

Admirable politique en vérité. Quoi ! vous voulez satisfaire les orangistes qui ont combattu notre révolution aux dépens de la province du Hainaut qui la première s’est jetée dans la révolution, qui a sacrifié à la Belgique la plus belle de ses industries, qui lui a sacrifié les affections personnelles pour la France et ses intérêts matériels.

Si jamais une province a eu intérêt à la réunion a la France, c’est sans doute le Hainaut tout entier. La preuve en est dans la peur que l’industrie française a de l’industrie du Hainaut. Le jour où le Hainaut serait réuni à la France : les houillères, les hauts-fourneaux, les forges augmenteraient de 300 p. c. ; ses capitaux tripleraient de valeur.

Les affections du Hainaut n’ont jamais changé ; elles ont toujours été pour la France, pour la gloire qui s’attache au nom français ; il a fallu, pour les affaiblir, un gouvernement juste-milieu qui est venu ternir cette gloire et rabaisser cette grande nation aux yeux de l’Europe.

Mais les intérêts matériels sont restés les mêmes. Le Hainaut les a sacrifiés à la Belgique. Je puis, je dois le dire : c’est à ma demande que le Hainaut a renoncé à arborer le drapeau français, soit avant, soit après les journées de septembre. En mars 1831, je fus encore invité à aller arborer le drapeau français dans le Hainaut. Je ne l’ai point fait ; mais assurément, si le Hainaut avait arboré le drapeau français, il aurait su le défendre : ce n’est pas le reste de la Belgique qui le lui aurait fait abattre.

Le Hainaut a sacrifié à la Belgique ses intérêts, ses affections. C’est pour le récompenser sans doute qu’on veut sacrifier ses intérêts à ceux des orangistes. Oui, vous êtes conséquents avec vous-mêmes. Depuis novembre 1831 vous vous vantez de marcher à une autre révolution. Vous préférez les hommes du lendemain aux hommes du jour et même de la veille. Persévérez ainsi, nous verrons ce qui adviendra.

Je le répète, le Hainaut ne souffrira pas qu’on le sacrifie soit aux orangistes, soit à la province de Liége. Au reste, je comprends qu’on ait voulu sacrifier le Hainaut aux orangistes ; car Il n’y a jamais eu d’orangistes dans le Hainaut ; ou s’il y a eu quelques hommes dont les opinions et les intérêts ont été froissés, ou ayant quelque affection pour le gouvernement du roi Guillaume, c’étaient des hommes loyaux qui ont été respectés dans le Hainaut ; car ce n’étaient point des hommes changeant de couleur pour des intérêts d’argent, des hommes se laissant corrompre ou cherchant à corrompre.

Messieurs, on vous a dit qu’il s’agissait de priver le Hainaut d’un dixième, ou seulement d’un million de ces produits. Mais au taux du tarif toutes les houilles de Liège peuvent s’embarquer pour Ostende et aller fournir toutes les Flandres qui sont le principal débouché du Hainaut, je défie le Hainaut d’arriver à Ostende quand on donne quatre cinquièmes de rabais de Liége à Ostende.

Les auteurs du projet disent d’un autre côté (page 85 de leur mémoire) : Les houilles de Liège seront transportées à raison de 5 fr. 20 c. le tonneau de Liége à Anvers,y compris 30 centimes pour le transbordement à Anvers : en ne comprenant pas le transbordement, le transport coûtera 4 fr. 90 c. ; eh bien, au taux actuel, depuis que le canal de Charleroy est fait, depuis qu’on a diminué le péage de 8 ou 10 pour cent les houilles du Hainaut coûtent, pour être transportées à Anvers, 8 fr. 50 c. ; c’est donc près de 50 pour cent de plus que le transport des houilles de Liége.

Ce prix de 8 fr. 50 c. ne s’obtient que parce que la navigation ne trouve pas toujours des cargaisons ; mais, dans les temps ordinaires, il ne sera pas de 8 fr. 50 c., il sera 9 fr. 50 c. ou de 10 fr. de Charleroy à Anvers ; ainsi, la différence au lieu d’être de 50 p. c., sera peut-être de 60 à 70 p. c.

D’après ces chiffres, il devient évident que le Hainaut ne fournira plus les Flandres. Mais ne dussiez-vous enlever au Hainaut que le dixième de ses revenus, de quel droit lui faites-vous supporter cette perte ? En administrateurs sages et prudents, vous deviez savoir que votre premier devoir est d’éviter de faire des mécontents.

Ceux qu’on favorise ne disent rien, de crainte de perdre leur faveur ; en général on est moins porté à se vanter du bien qu’on reçoit que du mal qu’on éprouve. Votre premier devoir était d’empêcher la plainte, et surtout la plainte légitime : elle est avouée par vous. Vous allez donc vous faire de tout le Hainaut des ennemis ? Prenez-y garde ; le Hainaut n’est pas disposé à faire de nouveaux sacrifices, il en a assez fait pendant toute la révolution.

Les négociants de Verviers ne se vanteront pas de leurs bénéfices : ils craindraient qu’on ne leur enlevât leurs bénéfices par un changement de tarif. Liège se gardera bien de vanter les avantages qu’elle recevra ; car si l’on connaissait ses bénéfices, elle craindrait une diminution du tarif. Vous aurez donc peu de louangeurs, excepté dans votre antichambre, mais ce n’est pas là que se forme l’esprit public, c’est l’opinion des masses qui forme l’esprit public ; c’est sur la place publique que l’opinion se forme, qu’un gouvernement est jugé aujourd’hui.

On a essayé de vous faire considérer comme fiche de consolation un tarif qui serait réglé par les chambres ; tout est dans le tarif, s’est-on écrié : j’ai déjà répondu à cela indirectement, mais je vais y répondre directement.

Vous allez réguler le tarif ? mais si je dois m’en rapporter aux chiffres du ministère et de tous ceux qui ont soutenu le projet ; quand je vois qu’ils s’obstinent à fermer les yeux à l’évidence, à ne pas voir une diminution des frais pour les uns de quatre cinquièmes, au détriment des autres ; quand je vois que le Hainaut réclame en vain depuis trois ans contre un monopole qu’on lui représente effrontément comme une faveur, quel espoir puis-je avoir dans la justice qu’on nous rendra tous les ans par un tarif ?

De plus rappelez-vous les débats interminables qui ont lieu quand il s’agit du partage de cinq ou six cent mille francs du produit des barrières : chacun arrache un lambeau de cette somme pour sa localité ; eh bien, messieurs, quand on s’occupera des tarifs à la première fois, on discutera six, sept séances ; puis on dira à la séance suivante : il faut abandonner le soin de les régler au gouvernement. Et le gouvernement agira comme agissent tous les gouvernements ; il fera la sourde oreille ; il sera sous des influences corruptrices, ou d’affections tout aussi dangereuses. L’égoïsme agira pour empêcher les plaintes d’arriver jusqu’à lui. Le ministre enfin les recevra ; il les enverra dans les cantons ou à un chef de division ; le chef de division, que je suppose un homme probe, mais comme il a plusieurs affaires, il renvoie la plainte à un commis.

Plusieurs mois se passent ; le moment de discuter, de diminuer le tarif arrive, et les documents ne sont pas prêts et l’on renvoie la question l’année suivante. Voilà ce qui se passe dans presque tous les gouvernements avec la meilleure volonté du monde. N’avez-vous pas vu tous les ministres chaque année, depuis trois ans, venir vous dire qu’on ne peut pas encore modifier les lois de finances qui lèsent tout le pays : depuis trois ans ils les proclament détestables, absurdes, iniques, et ils ne les changent pas. Pourquoi ne voulez-vous pas qu’ils disent de même pour des intérêts de provinces ?

Les lois relatives aux barrières, à la garde civique, le code militaire, beaucoup d’autres lois sont reconnues détestables, monstrueuses ; cependant on ne reforme rien, et tous les ans même chose ; et vous voudriez être plus diligents quand il s’agira d’une partie du pays, et vous croyez rassurer le Hainaut par vos assurances de chances de route en fer et d’équité dans le règlement du tarif ?

Quand on viendra réclamer, on dira : Le Hainaut ne perd qu’un million, il ne perd qu’un dixième, il faut que l’intérêt général aille avant lui. C’est d’un arbitraire inique, insupportable de la part du gouvernement que de vouloir prétendre s’immiscer dans l’industrie, dans le commerce.

Il ne doit avoir d’action que pour réprimer les abus que l’on signale dans l’exercice de la liberté de l’industrie comme de toutes les autres libertés civiles, religieuses ou politiques. Quant à la balance commerciale, il ne peut pas y toucher, s’il y touche, il frappe de mort, car il ne peut être aussi éclairé que l’intérêt particulier ; trop d’intrigants sont intéressés à le tromper, et trop souvent le ministre, malgré lui, est trompé par la corruption ou ses affections, et il consacre l’injustice. Que s’ensuit-il ? il fait des mécontents. Faites votre chemin de fer, faites-en dix, s’ils peuvent rapporter 7 1/2 p. c., car ce sera une bonne fortune pour le pays et pour le trésor ; mais ne le faites pas de manière à ruiner certaines localités au profit d’autres. Je vous le dis, il est plus que temps de rassurer le Hainaut sur sa position. Le Hainaut ne souffrira pas qu’on le ruine au profit de la province de Liége, tout disposé qu’il est néanmoins à applaudir à toutes les mesures d’intérêt et de prospérité générales.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - On dit que le Hainaut ne souffrira pas qu’on le ruine au profit de la province de Liége.

M. Gendebien. - Ni au profit d’aucune autre province.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Le ministère ne le souffrira pas non plus ; s’il était animé d’un tel esprit de localité, il s’efforcerait de le comprimer en lui-même.

J’ai demandé la parole, d’abord pour expliquer le propos d’un ingénieur qui, dit-on, aurait été tenu devant un homme d’honneur. Je vais raconter ce qui passe.

M. Corbisier se trouvait dans mon cabinet avec M. l’ingénieur de Ridder dans une conversation assez animée et assez gaie, M. Corbisier dit : Vous voulez donc ruiner le Hainaut ? Oui, répondit en riant M. de Ridder ; nous le ruinerons, pourvu que nous ayons notre chemin en fer.

M. Gendebien. - C’était une fort mauvaise plaisanterie.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Mauvaise plaisanterie, soit ; mais plaisanterie dont il ne faudrait pas faire une chose sérieuse, ni chercher à tirer un si grand parti.

On est revenu sur le canal de Pommerœul à Antoing, et on a trouvé l’occasion d’attaquer les mauvaises intentions dont le gouvernement serait (je vous demandé pourquoi) animé contre le Hainaut. Le gouvernement a dit que le droit sur le canal de Pommeroeul à Antoing avait été réduit de moitié depuis la révolution : on prétend que ce n’est pas assez ; qu’il faudrait laisser passer les charbons par Condé ; qu’il y a monopole infâme à faire payer fr. 1-27 de plus au charbon, en le forçant à passer par la Belgique.

Longtemps le transport du charbon du Hainaut s’est fait par Condé. Pour éviter le monopole qu’exerçait la France à cet égard, l’on a construit le canal de Pommeroeul ; et le concessionnaire mit pour condition que le charbon du Hainaut, passant par le canal de Condé, paierait le même droit que s’il passait par le canal de Pommeroeul.

En effet, aussitôt l’achèvement du canal de Pommeroeul, la ville de Condé réduisit considérablement les droits. C’est ce que ferait aussi la Hollande si elle voyait que les entraves qu’elle voudrait établir sur l’Escaut, seraient éludées par la construction d’un chemin en fer : elle n’insisterait plus pour établir ces entraves.

On prétend que c’est une iniquité, de la part du gouvernement, d’intervenir dans une industrie particulière. Mais si le gouvernement ne fût pas intervenu dans l’affaire du canal de Pommeroeul à Antoing, le concessionnaire aurait continué à recevoir pendant 21 ans le double de ce que l’Etat reçoit maintenant.

Nous avons déjà dit que le gouvernement, en se réservant la route en fer, entendait que les tarifs en seraient soumis à la législature, et qu’en réglant le tarif de Liége à Anvers on pourrait régler en même temps le droit sur les canaux du Hainaut.

J’insiste sur cette déclaration. Ce n’est pas sans peine que j’entends des plaintes si amères et si injustes. Je fais un appel au patriotisme de ceux qui se donnent pour patriotes par excellence ; je leur demanderai si une route qui sera dans l’intérêt général, quoiqu’elle ne passera pas par le Hainaut, doit être repoussée comme inique ; je demanderai si cette province ne consentirait pas à faire un léger sacrifice dans l’intérêt de tous : s’ils résistaient, ils montreraient, ce me semble, un esprit étroit et inique, ceux qui se disent plus libéraux que nous.

M. Gendebien. - Ce n’est pas à vous à en juger ; nous en appelons à nos commettants.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Nous en appelons aussi à nos commettants pour cela.

Le chemin en fer n’est encore qu’en discussion ; quand il sera construit, ce sera le moment de faire entendre ses doléances et d’obtenir justice. Il se passera encore des années peut-être avant que nous en soyons là, avant que nous sachions à quel prix le charbon de Liége se vendra sur le marché d’Anvers et de Bruxelles.

Quoi qu’il en soit, il est un intérêt qu’on ne doit pas non pas perdre de vue, c’est l’intérêt du consommateur. Si on parvenait à procurer aux classes pauvres le charbon à meilleur compte et à les prémunir plus aisément contre les rigueurs de l’hiver, il n’y aurait pas iniquité ; il y aurait justice envers cette classe de consommateurs qu’il ne faut pas oublier dans une discussion où il s’agit d’intérêts matériels.

J’espère que ces paroles seront entendues dans le Hainaut, et que les habitants de cette province ne s’associeront pas aux craintes exagérées que l’on a manifestées dans cette enceinte ; qu’ils entendront la voix de la justice et de la raison.

Il y a injustice dans les attaques qu’on adresse au gouvernement. On perd de vue que si le projet de la section centrale est adopté, un embranchement vers le Hainaut est décrété. Ce n’est qu’à cause de cet embranchement nouveau que la somme primitive a été portée à 35 millions, et c’est de l’énormité de ce chiffre qu’on raisonne constamment contre le projet : si l’embranchement vers le Hainaut était écarté, la dépense serait réduite à 28 millions. Si le gouvernement était aussi injuste qu’on le prétend vis-à-vis de la province du Hainaut, il s’opposerait à cet amendement ; son intérêt serait qu’il fût écarté : le projet, n’offrant plus qu’une dépense de 28 millions, donnerait lieu à moins de réclamations et de déclamations.

Comme c’est à l’article premier que la question doit se présenter, alors que nous nous réservons de la traiter plus longuement.

M. Gendebien. - Le ministre m’a interpellé de répondre sur beaucoup de choses en apparence, mais sur très peu en réalité. Il nous a dit, messieurs, que l’historique de la concession du canal de Pommerœul à Antoing était un des arguments les plus forts à faire contre les concessions, comme si nous prétendions perpétuer, je ne dirai pas le système bâtard de concession de Guillaume, mais le système absurde. Je n’ai pas attendu jusqu’aujourd’hui pour stigmatiser ce système, je l’ai attaqué dans les journaux ; j’ai eu l’occasion de le faire lors du procès de M. de Potter, alors que l’avocat général chargé de soutenir l’accusation avait vanté les bienfaits inappréciables que le gouvernement hollandais déversait à grands flots sur la Belgique. Je fis la même critique du canal d’Antoing ; là je le faisais comme avocat pouvant être interdit par les hommes devant qui je parlais, et avec la même franchise qu’aujourd’hui.

Si on se plaint de l’amertume de mes paroles à cet égard, ce n’est pas la première fois que j’exprime mon opinion sur ce point ; je l’ai toujours exprimée franchement, sans m’inquiéter de ce qui pouvait advenir. J’ai dit la vérité, et j’ai prédit ce qui est arrivé seulement ; je ne croyais pas que ma prédiction se fût réalisée si tôt, et surtout que les choses eussent tourné si mal pour mon pays.

Le gouvernement alors fixait un péage, et adjugeait la concession à qui demandait un moins grand nombre d’années de perception : c’était un mode de concession qui avait tous les inconvénients de la régie et aucun des avantages de la concession.

Voulez-vous savoir pourquoi, alors que le droit sur le canal d’Antoing était diminué de moitié, le revenu était encore de 8 p. c. ? Je l’ai déjà dit, c’est à cause d’une clause insérée après coup dans le contrat. On n’a pas répondu à cette explication, Faites-nous produire le cahier des charges qui contient plusieurs articles, je défie d’y trouver l’article cité, qui est transcrit dans le mémoire des sociétés charbonnières. Il a été transcrit dans le contrat de la main du ministre de l’intérieur, à la suite de l’article 24.

Vous sentez l’excessive différence qu’il y a à entreprendre un canal en concurrence avec les anciennes navigations, d’après le cahier des charges, et à le faire avec une stipulation spéciale insérée après coup, qui en fait un monopole. Vous sentirez qu’il y a une différence du tout au tout.

Sans cette clause, la concession pouvait être ruineuse, et avec cette clause et le monopole qui en résulterait, elle devait devenir un moyen de fortune assuré. Voilà ce qui explique le taux élevé du péage et la fortune que le concessionnaire aurait faite. C’est par un de ces abus qui se reproduiraient si on laissait au gouvernement le monopole des grandes communications.

Je crois avoir répondu d’une manière pertinente à l’objection du ministre et au parti qu’il a voulu en tirer contre le système des concessions.

On vous a dit que si le gouvernement n’avait pas racheté le canal, le concessionnaire aurait continué de percevoir un droit double. D’abord ce droit devait le rembourser en 18 ans, tandis que ce que perçoit le gouvernement sera perçu, je pense, à perpétuité. Voilà la différence ; de manière qu’à part le monopole, le concessionnaire devait se rembourser du tout en 18 ans, tandis que le gouvernement continuera toujours à percevoir. Maintenant, messieurs, est-ce pour diminuer le droit de navigation que le gouvernement a racheté le canal ? Non, car il a continué à percevoir le même taux, par l’entremise du syndicat, et on devait continuer à le percevoir, ce qui me donne de graves soupçons sur toute la manœuvre qui a présidé à cette concession.

On pourrait, d’après cela, être disposé à croire que le concessionnaire a été un homme de paille placé par le gouvernement pour faire une bonne affaire. Veuillez remarquer cette clause exorbitante, déterminante pour le temps de la perception, cette clause de monopole insérée après coup au profit de celui qui s’est rendu concessionnaire. C’est un abus résultant de l’immixtion du gouvernement et avec toute votre probité ; vous courrez les mêmes dangers, en vous immisçant dans l’industrie particulière. Vous n’avez donc aucun argument a tirer de cette circonstance. Elle prouve seulement qu’il y a danger pour tout ministre à s’immiscer dans l’industrie particulière.

Messieurs, au lieu de répondre aux observations que j’ai faites tendant à repousser les arguments tirés du tarif, on répond : le tarif sera réglé par les chambres. On pouvait, disait-on, faire disparaître les inconvénients que j’ai signalés résultant de ce procédé en diminuant les péages. Mais le canal appartient à une société particulière, comment parviendrez-vous à diminuer ces péages.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - En nous adressant à la chambre.

M. Gendebien. - Vous exproprierez donc pour cause d’utilité.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Nous ferons ce qui a déjà été fait.

M. Gendebien. - Mais à quelles conditions le ferez-vous ? S’il est vrai que le chemin de fer peut produire jusqu’à 17 1/2 p. c., au lieu de jeter des capitaux pour racheter les péages, mettez le chemin en concession, les concessionnaires ne manqueront pas, vous contenterez tout le monde et vous auriez un bénéfice pour le trésor.

Messieurs, on vous a dit que si toutes les provinces ont un intérêt immense à l’exécution de la route en fer, on ne peut pas écouter les doléances de la province du Hainaut, qu’on a le droit de qualifier d’esprit étroit de localité et d’égoïsme. Je commence par dénier les promesses, je nie que la route soit avantageuse à toutes les provinces, cela a été prouvé jusqu’à satiété. Elle sera utile pour les négociants d’Ostende, d’Anvers et de Verviers, mais pour les autres villes, elle sera très peu de choses aux exagérations près, qui ont été avancées avec hardiesse pour soutenir le contraire, mais sans être appuyées d’une seule raison solide.

Je dis, moi, que les provinces du Hainaut, de Namur et des Flandres, et presque toute la Belgique, ne doivent pas être sacrifiées à ces trois villes.

Je le répète, je n’ai nulle confiance dans les promesses du gouvernement. Il suffit d’entendre sa persistance à ne pas vouloir céder et l’insistance avec laquelle le ministre nous dit que si la route ruine le Hainaut, il a des chances pour obtenir un embranchement, il est dans l’obligation de se ruiner pour l’obtenir. Je demande ensuite quelle sécurité peut offrir la fixation du tarif. Au lieu de répondre à mes objections, on reproduit la proposition que j’ai combattue. Dites-moi franchement, croyez-vous que pour la fixation du tarif, il en ira autrement que pour la répartition du produit des routes : si à la première session on ne sera pas fatigué de la discussion, et si à la seconde, on ne confiera pas cette fixation au gouvernement ?

Dès lors, vous ministre, chargé de ce travail, calculez la responsabilité que vous assumez. Vous ne ferez que des mécontents, vous serez trompé, bon gré mal gré, quelle que soit votre intelligence. Il est de la nature du gouvernement d’être toujours trompé, alors même que l’intérêt particulier n’est pas aussi activement en jeu qu’il le sera alors. Pourquoi ne pas laisser à l’industrie le soin de maintenir cette concurrence ? Si vous vouliez agir autrement, c’est pour vous un devoir d’appeler toutes les localités à jouir des mêmes bénéfices. Vous serez toujours mauvais juge, et vous n’avez pas le droit de vous porter juge. Voilà les opérations que j’ai développées tout à l’heure et auxquelles on n’a répondu qu'en m’opposant les chambres, qui en définitive seront aussi toujours mauvais juges.

M. Meeus. - Messieurs, lorsque dans une séance précédente j’ai pris la parole, j’ai exprimé bien franchement mon opinion sur la discussion qui s’agite en ce moment. J’ai eu le malheur de n’être pas compris par le ministre de la justice et par plusieurs de mes honorables collègues, si, à mon tour, j’ai bien compris leurs paroles.

J’ai débuté en m’efforçant de prouver que le gouvernement était, en général, un très mauvais exécuteur en fait de travaux, qu’il était même, en fait d’intérêts matériels, purement matériels. J’ai cité pour exemple ce que les forêts, appartenant autrefois au gouvernement, produisaient depuis qu’elles ne lui appartenaient plus. J’ai cité ce qu’on m’avait assuré, que l’octroi de la ville de Bruxelles pourrait rapporter 400,000 fr. de plus s’il était donné à l’entreprise ; mais je n’ai pas dit, comme me l’a attribué M. le ministre de la justice que la régence de Bruxelles avait donné son octroi en entreprise. De cet exemple de la ville de Bruxelles, j’ai tiré cette conséquence, que ce qui était vrai de la ville de Bruxelles, le serait à plus forte raison pour le gouvernement.

Est-ce à dire pour cela que je veux le rétablissement des fermiers-généraux, est-ce à dire que je demande que le gouvernement mette en adjudication ses revenus sur les accises ? non certainement. Dans ma pensée, l’impôt sur les eaux-de-vie indigènes et les bières, les douanes rapporteraient au moins 25 p. c. de plus, si la gestion était faite par des particuliers, au lieu de l’être par le gouvernement ; mais malgré cela, je n’ai pas dit que la chose dût se faire ainsi, et par une raison fort simple : c’est qu’entre les intérêts pécuniaires, il y a des intérêts d’un ordre supérieur, c’est qu’on ne peut pas confier l’exécution des lois à des particuliers : il faut que des ministres responsables soient chargés de cette exécution, afin que les chambres puissent leur demander compte des vexations que peuvent exercer leurs agents. C’est une responsabilité qui ne peut pas se déférer.

Le ministre de l’intérieur, après que j’eus parlé, m’a demandé de lui citer les travaux exécutés par le gouvernement qui n’avaient pas été faits avec autant d’économie que s’ils eussent été exécutés par des particuliers. A mon tour, je demanderai au ministre de l’intérieur de me citer un seul travail exécuté par le gouvernement qui n’ait pas coûté davantage que s’il eût été fait par des particuliers. Remarquez bien que le ministre ne saura pas m’en citer un seul ; et par une raison bien simple, c’est que quand le gouvernement exécute, il estime lui-même et fait ses expertises à sa manière, comme pour le chemin de fer, il ne se fait pas contrôler. Si le ministre de l’intérieur peut me citer une entreprise que les particuliers ont voulu faire pour une somme de 10 millions et que le gouvernement ait exécutée pour la même somme, je l’avoue, cette exception fera grand honneur au gouvernement et atténuera mon opinion, que le gouvernement exécute toujours à un prix plus élevé que les particuliers.

Quittons les citations, laissons les exemples et n’invoquons que les lois de la saine raison. Il est certain que quand le gouvernement exécute lui-même, la lenteur indispensable dans toutes les administrations où il faut suivre la filière administrative donne lieu des inconvénients auxquels le particulier n’est pas astreint. Supposons qu’un conducteur de travaux s’aperçoive que les accidents du terrain ne permettent pas l’exécution du travail comme l’ingénieur l’a conçu dans son cabinet, l’entrepreneur, qui a son contrat, continue toujours pendant que le conducteur rend compte de ses observations à l’ingénieur, qui les transmet à l’ingénieur en chef, lequel les fait passer à l’inspecteur-général ou directeur, qui, à son tour, en réfère enfin au ministre. Il ne s’agit pas moins que de changer tout le travail conçu dans le cabinet ; tout cela exige des délais très longs, et on ne s’aperçoit du mal que quand le travail est en partie exécuté, et on est obligé de le refaire.

M. Teichman est venu nous dire : ce n’est pas en régie que le gouvernement veut exécuter le chemin en fer ; chaque travail particulier sera adjugé, les terrassements, les fournitures de fer, les constructions de ponts, tout cela sera mis en adjudication. Eh bien ! croyez-vous que le gouvernement obtienne des entrepreneurs au même prix que des particuliers ? La chose est encore impossible.

Quand un particulier entreprend un ouvrage, il va lui-même, ou envoie un agent qui a toute sa confiance, s’enquérir du prix de telle fourniture, de tels matériaux dont il a besoin, il obtient 10 ou 15 p. c. de rabais sur les marchandises que le gouvernement ne peut se procurer qu’à un taux bien supérieur. Le gouvernement ne peut pas obtenir ces avantages, parce qu’avant que l’entrepreneur reçoive il faut qu’un procès-verbal constate que les matériaux ont été livrés en bon état, il faut que la responsabilité du gouvernement soit mise à couvert, qu’il ait tous les apaisements possibles. Un particulier n’est pas astreint à toutes ces formalités. Ce n’est pas tout, supposons que le gouvernement puisse agir comme un particulier, pensez-vous qu’il trouve un entrepreneur au même prix ? Non, car jamais le gouvernement ne présentera la même confiance qu’un particulier.

L’entrepreneur met toujours en ligne de compte les retards de paiements qui, par des accidents imprévus, sont quelquefois portés à trois ans ou au moins à un an, par suite de cette longue filière administrative par laquelle il faut passer. Et quand il obtient plus tôt son paiement, il sait que ce n’est qu’à l’aide de sacrifices faits en sous-main. Ceci se rapporte non aux administrateurs supérieurs, mais aux employés inférieurs auxquels on est obligé de faire des cadeaux pour obtenir de suite le prix convenu. Voilà toutes choses que nous voyons tous les jours sous nos yeux ; voilà pourquoi il est vrai de dire que quand le gouvernement exécute lui-même, il exécute toujours à des conditions onéreuses, non pas seulement de 20 et 30 pour cent, mais de 50 pour cent.

Je laisse donc les exemples et je n’invoque que les bonnes raisons.

J’ai dit que le gouvernement avait eu l’idée fixe d’exécuter lui-même le chemin en fer. Il croit voir dans cette opération un accroissement de pouvoir. Je dois croire que c‘est là le motif qui l’engage si fortement à persister dans ce système tout à fait contraire aux véritables règles de l’économie sociale. En effet, à part le transit, j’ignore quel autre intérêt le gouvernement pourrait y avoir.

Si c’est pour le transit qu’il entreprend cette route, je prierai le ministre de l’intérieur de nous dire ce qu’il a fait pour le transit depuis la révolution. L’honorable M. Smits nous a dit que le transit se faisait tous les jours vers l’Allemagne bien que cela se fasse avec beaucoup de difficulté. Eh bien, êtes-vous venus proposer d’exempter le transit des frais énormes de droit de barrière, avez-vous enfin demandé quelque chose pour le transit ? jamais rien, vous ne vous en êtes jamais occupés. Il me semble que depuis longtemps vous auriez pu prendre quelques mesures que votre génie commercial pouvait vous suggérer en faveur de ce transit que vous voulez favoriser maintenant parce que…

M. Lardinois. - C’est mauvais.

M. Meeus. - S’il y a quelqu’un qui trouve que cela est mauvais, je le prie de me répondre.

M. Smits, je pense, me soutiendra, il doit en savoir quelque chose, il est à la tête du bureau du commerce. Des autorités comme celles-là, je les regarde comme la loi écrite.

Je passe à d’autres considérations. Quand j’ai eu l’honneur de vous dire que j’avais développé un plan de société, qui me paraissait concilier tous les intérêts, on m’a mal compris, car non seulement le ministre, mais même l’honorable M. Dumortier a traité la question comme si la banque avait voulu entreprendre le chemin en fer. Je n’ai rien dit qui pût faire ainsi apprécier la question.

J’ai dit que la banque, par mon entremise, avait proposé au gouvernement de l’aider à former une société sur laquelle il aurait eu la haute main et un droit de surveillance, société qui aurait obtenu la concession à l’aide des capitaux que la banque avait offerts. Cependant on cherche à faire croire que la banque voulait entreprendre le chemin de fer. On ne connaît donc pas les statuts de la banque ; sans cela on n’aurait pas tant de peur.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - On n’a nullement peur, on vous l’a déjà dit.

M. Meeus. - Les statuts de la banque portent positivement que la banque ne peut se charger d’aucune opération commerciale ; or, la construction d’une route en fer est sans doute une opération commerciale.

Je n’ai pas été peu surpris d’entendre l’honorable M. de Robaulx ajouter à ce qu’avait dit M. le ministre de la justice : « La banque est déjà l’égale du gouvernement. »

M. de Robaulx. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. Meeus. - Je parle le Moniteur à la main. M. le. ministre de la justice a répondu à l’observation de M. de Robaulx : « Oui, à peu près. » J’avoue que M. le ministre de la justice a dit ensuite qu’il n’avait pas peur, et cela m’a un peu rassuré. (On rit.)

Il faut une bonne fois s’expliquer sur le compte de la banque. On la craint, on ne la craint pas ; enfin, pour me servir d’une expression un peu vulgaire, on la met à toute sauce. (Hilarité.)

La banque par elle-même n’a aucun pouvoir ; elle est soumise aux lois comme un particulier ; elle n’a pas plus de pouvoir qu’un particulier ; elle en a un peu moins peut-être. Le Roi a le droit de suspendre les opérations de cette société lorsqu’il les juge contraires à l’intérêt du pays. Cela est écrit formellement dans les statuts. Que peut-on craindre après cela ? Vous pouvez, le jour où cela vous conviendra, suspendre les opérations de la banque, sauf, j’en conviens, un procès à intervenir et les dommages et intérêts auxquels vous pourriez être condamnés envers elles si les motifs de cette mesure étaient jugés insuffisants.

Cet article ne suffit-il pas pour défendre le gouvernement ? Si malgré cela nos hommes d’Etat ont encore peur de la banque, je vais l’expliquer.

Tout particulier comme la banque prend de la consistance par sa fortune et la manière dont il s’en sert. Par sa fortune, s’il en fait un bon usage ; par ses talents, s’il en fait un bon usage. La banque comme un particulier trouve sa force dans le grand nombre des intérêts qu’elle satisfait : assurément les personnes qui escomptent à la banque ne veulent pas que la banque rembourse. Les personnes qui déposent des fonds à la caisse d’épargne (et pour le dire en passant ces dépôts s’élèvent à 7 millions versés par misérables sommes) trouvent leur compte avec la banque, qui leur procure un intérêt qu’elles ne recevaient pas auparavant.

Le pouvoir de la banque est comme celui d’un particulier. Mais si le gouvernement voulait mésuser de son pouvoir, abuser de sa position envers elle pour arrêter ses opérations, la banque trouverait une masse de défenseurs parmi ceux qui reconnaissent que la banque est quelque chose d’utile.

Voulez-vous savoir, messieurs, quel est le meilleur thermomètre financier de la banque, quel est le moyen de savoir si elle est plus utile une année que les précédentes ? sachez si l’ensemble de ses opérations a plus d’étendue. Vous apprécierez ainsi l’utilité de la banque. Il en est de cela comme d’un chemin ; plus il est fréquent, plus il est constant qu’il est utile. De même le plus ou moins d’étendue des relations de la banque prouve son plus ou moins d’utilité.

Je me bornerai là mes observations en réponse aux discours de MM. les ministres de l’intérieur et de la justice et de plusieurs autres orateurs.

Depuis que j’ai eu l’honneur de parler à l’assemblée d’une société dont j’avais dans le temps proposé l’organisation, je dois, non point à un financier, mais à un avocat, à notre honorable collègue M. Jullien, une idée sur la matière qui m’a paru à la fois financière et patriotique. (On a dit qu’un avocat ne pouvait pas raisonner finances ; pour moi je trouve qu’ils raisonnent souvent mieux finances que les financiers eux-mêmes.) M. Jullien me disait (il me pardonnera de rapporter une conversation) que si on avait fait une société d’actionnaires en mettant les actions à un taux peu élevé, il n’était pas douteux qu’un grand nombre de personnes ne s’y intéressât. Je pense en effet qu’en mettant les actions, par exemple, à 500 francs, on en placerait un grand nombre.

J’ajouterai, pour tranquilliser M. Lebeau, qu’on pourrait proposer un amendement (je ne le proposerai pas, parce que M. le ministre s’en chargera sans doute), un amendement qui porterait que la banque ne pourra pas faire partie de cette société. Ce serait le moyen de satisfaire tout le monde. Ce serait en quelque sorte un système de juste-milieu par rapport au projet du ministère et au système des concessions.

M. de Robaulx. - Dans une précédente séance, M. le ministre de la justice, parlant de l’influence que la banque avait dans l’Etat, paraissait craindre qu’elle ne devint dangereuse, J’ai demandé : « La banque est déjà l’égale de l’Etat ? » M. le ministre a répondu : « A peu près, » et j’ai ajouté : « Tant pis. » Je vois M. le ministre faire un signe d’adhésion ; c’est ainsi en effet que les choses se sont passées.

Le Moniteur n’a pas absolument bien rapporté le fait. Il a présenté comme un fait positif ce qui n’était qu’une question. Je ne m’en prends pas à MM. les sténographes, car ce n’est après tout qu’une faute typographique, l’omission d’un point d’interrogation. Quant à moi, je n’ai pas peur de la banque ; mais je verrais toujours comme un malheur qu’une caste, qu’un corps quelconque devienne l’égal de l’Etat. Voilà l’explication de mon tant pis. Il n’y a là rien de personnel ni contre la banque, ni contre le gouvernement.

A propos d’un fait personnel, je ne me propose pas d’entrer dons le fonds de la question, quoique j’eusse d’abord l’intention de prendre la parole dans la discussion générale. Mais tant d’orateurs ont allongé outre mesure la discussion, que je renonce à parler. Je m’en réfère aux observations présentées par mes honorables amis MM.de Puydt, Gendebien et Seron ; de M. Seron surtout, dont le discours, à mon avis, en vaut bien plusieurs à la fois. Je souscris aux motifs par lesquels ils ont appuyé leur vote, me réservant de présenter dans la discussion les observations que je croirai utiles.

Ainsi j’admets le principe des concessions ; mais je ne puis pas consentir à ce que la route soit construite par l’Etat. Au reste, je l’ai déjà dit, le ministère n’a pas ma confiance : je ne lui ai jamais voté un sol ; je ne lui voterai pas 35 millions.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - L’honorable préopinant M. Meeus a dit que, dans une précédente séance, le gouvernement avait défié de citer des travaux exécutés par l’Etat avec moins d’économie que les travaux particuliers. Ce n’est pas exact. Je n’avais pas parlé d’économie ; j’avais invité à citer les travaux plus mal faits par l’Etat que par les particuliers. La question de l’économie n’avait pas été soulevée. Sous ce point de vue, au reste, il eût été facile d’établir que l’avantage pouvait être encore pour les travaux exécutés par l’Etat.

M. Meeus reproche au gouvernement de n’avoir rien fait pour le transit ; je le prie de vouloir bien se rappeler que le projet en discussion, destiné à favoriser le transit, n’est pas né d’hier, qu’il a été présenté en juin 1833, et qu’il avait été auparavant l’objet de longues méditations. On s’en est occupé dès mon entrée au cabinet.

N’ayant point le génie commercial, comme l’a fort bien dit M. Meeus, et comme je m’empresse d’en convenir…

M. Meeus. - Je n’ai pas dit cela ; je demande la parole.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - … j’ai pris la liberté d’appeler à mon aide M. Meeus, dont le génie commercial devait éclairer de ses vives lumières la question.

J’ajouterai qu’un projet de loi spécial relatif aux entrepôts et au transit vient d’être soumis aux chambres de commerce, qui ont rendu justice à nos bonnes intentions et ont reconnu qu’on en pouvait attendre de bons résultats. N’importe, nous n’avons rien fait pour le transit. Mais il me semble que lorsque la chambre et la banque possèdent des hommes doués du génie commercial, de si grands hommes à côté des petits hommes qui sont aux affaires, ces grands hommes auraient bien pu venir en aide aux petits, et présenter un projet de loi en faveur du transit. Je m’étonne et je m’afflige de leur inaction.

Je n’ai pas nié que la banque ne fût utile, et je n’ai pas dit que j’en avais peur. M. Meeus se figure des frayeurs qui ne sont dans l’esprit de personne. Mais j’ai dit que j’aurais peur pour le pays d’une société industrielle à l’avidité de laquelle le pays se trouverait livré sans miséricorde. L’honorable M. Meeus a confirmé cette frayeur, lorsqu’il nous a dit l’autre jour que l’industrie particulière ne s’inquiéterait pas de la ruine du Hainaut, qu’elle n’en prendrait aucun souci…

M. Meeus. - Je n’ai pas dit cela.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - De la part d’une autorité telle que M. Meeus, c’est aussi la loi écrite.

Ces paroles redoublent ma frayeur, et me font persister dans le système de l’exécution par l’Etat ; car pour le gouvernement il ne consentira jamais à la ruine d’une localité, que ce soit le Hainaut ou la province de Liége.

M. Meeus. - M. le ministre de l’intérieur a absolument dénaturé ce que j’ai dit. Je n’ai pas dit qu’il eût un petit génie commercial, j’ai dit qu’il cherchât dans son génie commercial. Je n’ai pas dit que M. les ministres fussent des petits hommes. Je ne le pense pas au contraire. Il m’importe qu’on ne change pas mes paroles. J’ai dit positivement que nos ministres voyaient les choses en petits hommes, en fait de connaissances d’économie sociale par rapport aux grands établissements ; je n’ai pas dit qu’ils fussent de petits hommes. Je pense au contraire que M. Lebeau est un grand diplomate, que M. Rogier est un grand ministre de l’intérieur. M. Duvivier aune humeur financière qui me fait grand plaisir à voir. Je pense que nos ministres ont du talent, y compris l’honorable M. de Mérode dont la naïveté l’honore beaucoup selon moi. Qu’on veuille donc bien rectifier l’idée fausse qu’on avait prise de ma pensée.

Je n’ai pas dit, comme l’a prétendu M. le ministre de l’intérieur, qu’une société particulière ne s’effraierait point de ruiner le Hainaut, et n’en prendrait pas souci. Mais j’ai dit que le gouvernement n’avait pas intérêt à lutter avec le commerce, qu’il valait mieux que la province de Liége fît tort à celle du Hainaut, par la concurrence, que les provinces fissent leurs efforts pour lutter les unes contre les autres, que si le gouvernement intervient dans ces luttes. Je l’ai dit et je le pense encore.

M. de Laminne. - Un orateur, député du Hainaut, a cru découvrir un esprit de localité dans une phrase où j’ai parlé d’un projet de faire passer la route dans la ville de Liége. Eh bien, je déclare qu’au contraire ma manière de voir est opposée à ce projet, et que je préfère celui indiqué dans les plans du gouvernement.

Je dirai un mot sur les effets du canal de Charleroy.

« Avant l’ouverture du canal vers Bruxelles, les charbons gailleteux (c’est-à-dire gros et menus, tels qu’ils sortent du puits), ne valant que 7 francs les 1,000 kil., venaient en concurrence avec ceux de Liége pour l’est de la France (Meuse supérieure).

« Ce nouveau débouché ayant fait monter le prix de 7 à 9 fr., la Meuse est restée aux houillères de Liége pour les charbons gailleteux. Le premier effet produit, les charbons de Charleroy sont déjà en baisse, et il est vraisemblable qu’ils s’arrêteront vers 8 fr., prix un peu supérieur à celui moyen des bonnes qualités de Liège, qui conservera ses avantages sur la Meuse.

« Mais, d’un autre côté, le canal de Charleroy à Bruxelles donne au Hainaut un avantage nouveau sur Liège, pour le transport des objets de fer fabriqués. En sorte que la forgerie de Liége, loin d’être soulagée comme les houillères, souffrira un peu de ce nouveau débouché offert au Hainaut.

« Cette considération vient encore à l’appui de la construction de la route en fer entre Verviers, Liége et Anvers. » (Communiqué.)

Messieurs, je sais qu’en effet il arrive jusques à Liége des fontes de Charleroy, et moi-même j’en ai retiré récemment pour une fabrique sous Huy.

M. Gendebien. - J’ai très bien compris que M. de Laminne a exprimé le regret que la route en fer ne passât point à travers la ville de Liége ; j’ai dit que c’est la seule critique qu’il avait faite au projet du gouvernement, et je maintiens mon dire.

L’honorable M. de Laminne s’est trompé lorsqu’il a dit que le prix des charbons de Charleroy avait haussé par l’ouverture du canal de Charleroy à Bruxelles, et que c’est à cause de cette augmentation des prix que Liége avait pu fournir ses houilles en France. Liége a commencé à fournir la France longtemps avant l’ouverture du canal de Charleroy, et si les prix ont diminué à Liége, ils ont baissé aussi à Charleroy, car ce qui en 1830 s’y vendait 50 et 48 fr. se vend maintenant 36 et même 35 francs, et je puis prendre l’engagement d’en fournir à M. de Laminne autant de milliers qu’il désirera à 36 francs la charretée ou 3,000 kil. pris à Charleroy. Il peut d’ailleurs s’assurer des prix chez tous les commissionnaires à Bruxelles.

(Moniteur belge n°81, du 22 mars 1834) M. de Puydt. - Messieurs, une assemblée législative ne peut juger en détail un devis estimatif, parce que l’exactitude des calculs d’un devis ne prouve rien, si l’exactitude des données n’est pas vérifiable.

Le seul élément de comparaison que l’on puisse avoir, c’est la dépense des travaux de même nature établis dans des circonstances analogues. C’est là le principe que j’ai invoqué ; c’est d’un ouvrage technique sur la matière, où les différents chemins de fer existants sont analysés que j’ai déduit le prix de 145,000 francs par kilomètre, d’après lequel j’ai basé la conviction où je suis que le chemin de fer coûtera 50 p. c. au-delà des estimations des auteurs du projet.

Quelques calculs de détails à l’appui de mon opinion ne sont donnés que comme exemples. Ce n’est pas là ce qu’il faut réfuter ; c’est la comparaison principale qu’il faut détruire. Or, ce qu’on n’a pas même tenté.

Les faits que je vais établir vont prouver, je crois, que cela serait au moins très difficile. Ces faits prouveront quelle valeur ont eue généralement les estimations des grands projets et surtout les assurances si positives de leur exactitude.

En repoussant des calculs dont je crois les données insuffisantes, je suis dans mon droit comme député : je n’ai rien à prouver, moi ; c’est à celui qui offre ces calculs à les appuyer convenablement.

En défendant la nation que je représente contre le danger de dépenses imprévues, je remplis un devoir ; nul n’a droit de suspecter mes intentions, je ne dois compte de ma conduite qu’à ma conscience et à mes commettants. La position d’un commissaire du Roi et la mienne sont ici très différentes. Je désire qu’on ne l’oublie plus.

J’ai fait valoir précédemment, en faveur du système de concession dans son application absolue, des considérations générales de principes ; il me reste actuellement à exposer les raisons particulières sur lesquelles je me fonde pour repousser le mode d’exécution au compte du gouvernement ; mode qui serait non seulement contraire au but que l’on se propose, mais dont l’adoption consacrerait de funestes précédents pour les travaux à venir.

Le gouvernement belge ne serait pas le premier qui aurait tenté de faire par lui-même de grands ouvrages d’utilité publique par voie d’emprunts, en négligeant l’emploi des compagnies exécutantes et en se basant sur des projets dont les études sont loin d’avoir été suffisamment mûries. La France nous a devancés dans cette carrière d’erreurs et de mécomptes, de dépenses improductives et de travaux ruineux. Mais la France faisait l’essai d’une théorie nouvelle dont la non-réussite est aujourd’hui pour elle un exemple salutaire, un peu chèrement payé à la vérité, mais qui doit l’avoir décidée à en venir désormais franchement au système de concession ; tandis que nous, loin d’avoir pour excuse une expérience à faire, nous commettrions l’impardonnable faute de négliger celle acquise aux dépens de nos voisins, et nous nous jetterions de gaîté de cœur dans une voie dont l’inévitable danger est démontré.

Messieurs, cet exemple de la France, auquel je fais allusion a déjà été cité ; cependant je crois non seulement devoir le rappeler encore, mais il est important de mettre sous vos yeux une série de détails extraits de rapports officiels, dont l’application au cas actuel peut, à mon avis, être donnée comme prophétie de l’avenir.

Remarquez bien, messieurs, que le mode proposé n’a été employé qu’une seule fois jusqu’à présent, et vous jugerez par les résultats qu’il a présentés si vous devez admettre l’expérience comme suffisamment favorable pour vous offrir une garantie de succès.

Chacun sait qu’en 1821 le gouvernement français, voulant achever les travaux, commencés depuis longues années, de onze canaux et trois canalisations de rivières, se décida, contre l’avis de plusieurs ingénieurs et membres des deux chambres, qui conseillaient le mode de concession, à exécuter ces travaux au moyen de ses propres agents et à l’aide de fonds empruntés à des capitalistes. C’est-à-dire que le gouvernement français fit alors ce que le gouvernement belge veut faire en ce moment.

Par les lois du 5 août 1821, 17 avril et 14 août 1822, le montant des emprunts autorisés fut porté à 129 millions, conformément aux devis présentés par l’administration des ponts et chaussées.

Les travaux devaient être terminés en 1827 et 1828.

La loi du 14 août 1822 prescrivait au ministre l’obligation de présenter chaque année le tableau de progrès de l’entreprise.

Je demanderai la permission de citer quelques passages de ces rapports ; nous pourrons y puiser d’utiles leçons.

Rapport fait en 1823 par M. Corbières, alors ministre de l’intérieur

« C’est au 14 août 1823, dit M. le ministre, que la dernière loi a été rendue.

« Sans doute on n’attendra pas un long développement pour un intervalle aussi court. On considérera que des entreprises aussi vastes n’ont pu s’organiser instantanément ; que pour réussir à leur donner la première impulsion, on a dû rencontrer des obstacles de plus d’un genre ; que les premiers pas ne devaient être faits qu’avec lenteur, avec circonspection, et qu’il fallait surtout se bien garder d’une précipitation inconsidérée qui engage dans des voies dangereuses, d’où bientôt il est impossible de sortir à moins de sacrifices considérables.

« Le premier soin de l’administration a été de faire choix d’ingénieurs habiles et expérimentés pour leur confier la direction et la surveillance des ouvrages, et de leur tracer les règles précises qui doivent les guider désormais.

« Les ingénieurs désignés étaient presque tous employés sur d’autres parties du royaume.

« Il n’est pas superflu de rappeler ici les opérations qui devaient nécessairement précéder le commencement des travaux. Aux époques où les lois ont été rendues, l’administration possédait des projets généraux et des estimations par masses de dépenses. Ces éléments étaient alors les seuls utiles, les seuls vraiment indispensables. Le gouvernement venait proposer aux chambres de sanctionner les emprunts qu’il avait contractés avec des capitalistes pour égaler le montant de ces emprunts avec celui que pouvait exiger l’achèvement complet des ouvrages, il avait cherché à estimer avec exactitude la somme de ces dépenses ; et pour remplir ce devoir, aucune précaution n’avait été négligée de sa part ; aussi, j’ai annoncé l’année dernière que nous avions la confiance que nos prévisions ne seraient pas dépassées.

« Le voyage que M. le directeur-général a fait sur la ligne des canaux de Bretagne, qu’il a parcourue tout entière accompagné des préfets et des ingénieurs des localités, a ajouté encore à sa conviction sous ce rapport ; partout il a recueilli l’assurance que les évaluations ne seraient pas dépassées.

« Ainsi ces vastes entreprises se poursuivront avec rapidité, et arriveront dans les délais fixés au terme de l’achèvement. »

Messieurs, ce premier rapport est extrêmement curieux : nous y voyons avec quelle confiance dans l’avenir le ministre de l’intérieur se félicitait du système qu’il avait adopté. Rien n’est dissimulé des obstacles qu’on pourrait rencontrer. Mais le gouvernement a mûrement pesé l’importance de l’opération ; il a prévu ces obstacles ; il a confié le travail aux plus habites ingénieurs appelés de différentes parties de la France. On a fait les dispositions préparatoires nécessaires pour pouvoir donner aux chambres l’assurance d’autant plus positive que les prévisions ne seraient pas dépassées que M. le directeur-général des ponts et chaussées était allé lui-même en acquérir la conviction sur les lieux.

Ne vous semble-t-il pas, messieurs, entendre encore le langage tenu depuis plusieurs jours par nos propres ministres ? n’est-ce pas avec la même conviction qu’ont parlé notre inspecteur-général des ponts et chaussées, et nos ingénieurs, auteurs du projet ?

Je lis dans le discours prononcé par l’honorable inspecteur général dans la séance du 19 mars :

« Enfin on n’a négligé aucun des moyens pour présenter un travail complet et consciencieux. »

« J’ai foi dans les auteurs du projet ; ma conviction est entière.

« Puissé-je, messieurs, porter dans vos esprits la conviction dont je suis pénétré ! »

L’événement démontrera quel démenti peuvent recevoir de semblables paroles. Continuons l’examen des rapports.

Rapport du même ministre en 1824 et 1825

« L’expérience que nous acquérons chaque jour nous démontre de plus en plus que nos prévisions ne seront pas trompées. Des adjudications nombreuses ont été publiées depuis le mois de mars dernier. La plupart ont fait naître des offres avantageuses et ont procuré des rabais considérables ; mais, sur quelques points, des coalitions se sont formées entre les entrepreneurs. M. le directeur-général des ponts et chaussées a fait commencer des travaux en régie sur des formes qu’il a prescrites et qui consistent principalement à passer pour les fournitures une série de marchés partiels et à mettre à la tâche toutes les mains-d’œuvre que la nature ou l’intérêt du travail n’exige pas d’exécuter à la journée. Ce mode a des inconvénients sans doute ; il réclame une surveillance plus attentive, plus continue ; il multiplie le rouage d’une machine déjà compliquée, il laisse à l’administration le soin d’une foule de détails, dont elle serait débarrassée par l’intervention des adjudicataires : mais on ne s’est décidé à l’adopter que dans des cas très rares.

« La valeur croissante de la propriété impose des sacrifices à l’Etat. Cette partie des dépenses excédera les prévisions ; mais les économies que l’on réalise sur les ouvrages serviront à couvrir, sinon la totalité, au moins une grande partie de la différence. »

Dans le rapport de 1826, nous lisons :

« Les résultats que peut offrir l’administration confirment de plus en plus les prévisions annoncées dans les rapports précédents (que les dépenses n’excéderont pas les estimations).

« Cependant., etc.

« Les constructions particulières et les spéculations de toute nature, qui se multiplient dans le royaume, ont exercé sur le prix des matériaux et sur les taux des salaires une influence marquée. La réunion d’un grand nombre d’ouvriers sur le même chantier devient chaque jour plus difficile et plus dispendieuse.

« L’obligation de se procurer dans un temps assez court une masse considérable d’approvisionnements est encore une source d’augmentation de dépenses, etc. »

Ici, messieurs, je réclame toute votre attention pour faire le rapprochement nécessaire entre des assertions qui me paraissent singulièrement contradictoires et qui signalent une conviction qui s’empare du ministre, mais contre laquelle il lutte encore.

On déclare que les évaluations sont et resteront suffisantes ; et cependant on entrevoit une hausse dans les prix. On éprouve des retards pour l’acquisition des terrains dont la valeur s’accroît démesurément ; mais il y aura compensation par les économies sur les travaux. Comme il y a défaut de concurrence aux adjudications, l’on est forcé de recourir au système toujours plus coûteux des régies, mais on prouve par là qu’on peut se passer de l’industrie particulière. Enfin on attribue à des coalitions d’entrepreneurs une résistance qui n’est, de leur part, que l’effet d’une plus intelligente appréciation des valeurs, ainsi que les faits l’ont prouvé dans les années suivantes. Et voici, en définitive en quels termes le ministre, après beaucoup de circonvolutions commence a aborder la question :

« … Toutes ces circonstances qui se sont manifestées successivement, n’ont pu entrer dans les calculs antérieurs aux lois d’emprunt ; les évaluations qui ont servi de base à ces lois en éprouvent quelques modifications, mais d’autres économies introduites dans toutes les parties des travaux, etc., tendent à rapprocher les dépenses effectives des premières évaluations, et si la compensation n’est pas entière, la différence ne sera jamais bien considérable. »

Nous verrons plus tard ce qu’a été cette différence.

Il est clair pour cette fois que le ministre prévoit la nécessité de dépenses supplémentaires, mais il n’a pas encore le courage de tout dire, et c’est dans l’année suivante que le voile se déchire enfin et que l’on s’explique en termes positifs.

« Si, pour quelques-unes de ces entreprises, dit le rapport fait au 20 avril 1827, le terme de l’achèvement des travaux est reculé, si les frais effectifs excèdent les estimations premières, il faut tenir compte de toutes les circonstances signalées ; il faut songer surtout que, dans des opérations aussi étendues et soumises à tant de chances diverses, la prévoyance la plus éclairée ne pouvait évaluer le temps et les dépenses avec la précision qu’il est facile d’apporter dans des questions abstraites, indépendantes de l’inconstance des saisons et d’une foule d’intérêts divers. »

Quelle leçon dans ces paroles !

Je n’ai pas besoin, je pense, de faire remarquer combien ce langage un peu plus modeste contraste avec l’assurance si tranchante des rapports précédents dont il est évidemment la critique.

Au ministère Corbière a succédé le ministère Martignac. Le terme de l’achèvement des travaux était alors dépassé sans qu’ils fussent terminés ; le montant des emprunts se trouvait entièrement épuisé, il fallait pour compléter ces entreprises, y pourvoir par des fonds du trésor en attendant des ressources nouvelles : le premier soin du gouvernement fut de faire procéder à une nouvelle estimation des dépenses, soit pour motiver une demande d’allocation au budget, soit pour contracter un emprunt supplémentaire.

« Au point où l’adjudication est parvenue à conduire ces grandes entreprises, dit M. de Martignac, elle peut apprécier les besoins avec une précision qu’il ne lui a pas été possible d’apporter dans ses premiers calculs. L’expérience du passé est devenue la leçon de l’avenir et c’est avec une connaissance plus parfaite des localités et d’après une plus exacte appréciation des difficultés et des ressources qu’elles peuvent offrir, qu’ont été calculées les nouvelles estimations. »

On voit que le nouveau ministre n’est ni moins tranchant, ni moins assuré du succès que ne l’était d’abord son prédécesseur, car il ne se réserve pas le plus petit moyen d’appliquer des excédants éventuels. « L’expérience du passé est la leçon de l’avenir, les besoins ont été calcules avec précision suivant les difficultés et les ressources locales. » Eh bien, messieurs, n’est-ce pas aussi ce que disent nos ministres ? N’affirme-t-on pas aussi que nos ingénieurs ont apprécié l’état des localités et leurs ressources ? Mais attendons la fin.

D’après les lois d’emprunts, les dépenses excédant leur montant devaient être faites aux frais du trésor ; comme ces dépenses supplémentaires paraissaient déjà en 1828 devoir s’élever très haut, la question d’y pourvoir parût trop grave au gouvernement pour la décider sans se faire éclairer. On nomma des commissions. Mais examen fait des circonstances, ces commissions conclurent à l’aliénation des canaux par une cession à des compagnies exécutantes qui se chargeraient de leur achèvement.

C’était en revenir au parti déjà proposé en 1821. Cependant en 1828, le gouvernement fut sourd aux conseils de l’expérience, comme en 1821 il avait été sourd à ceux de la prévoyance. Veut-on connaître les causes qui rendent si lente l’adoption des concessions en France, il faut lire ce que dit à ce sujet M. le comte Molé. rapporteur d’une commission, dans la séance de la chambre des Pairs, le 6 octobre 1828.

« Le gouvernement, dit-il, n’a rien fait à aucune époque pour encourager les compagnies exécutantes, au contraire, toutes nos pratiques administratives tendent à les éloigner. Ce que demande avant tout l’industrie, c’est qu’on la laisse maîtresse, indépendante et libre de son essor. Le gouvernement lui a toujours imposé ses plans, ses ingénieurs, ses conditions et l’environne d’entraves, dont elle s’effraie d’autant plus que les erreurs des devis, rédigés pour le compte de l’administration soit presque inséparables de tout ce qu’elle entreprend. »

L’aliénation des canaux que l’administration même avait rendue impossible en 1821, ainsi que le dit M. le comte Molé fut de nouveau résolue par le gouvernement ; mais en attendant que les compagnies se présentassent, on demanda et l’on obtint des chambres un crédit de 60,000,000, montant de l’estimation faite en dernier lieu.

L’entreprise se continuait d’après ces dispositions, lorsque la révolution de juillet vint ralentir le mouvement industriel et détourner l’attention publique de ces grands travaux ; le gouvernement n’ayant précédemment pris aucune mesure pour adjuger les travaux et pour faire cesser les obstacles qui s’opposaient à l’intervention des compagnies, le gouvernement de juillet se trouva bientôt avoir dépensé en entier le crédit de 60 millions sans que les travaux fussent achevés, quoique ce crédit dût suffire, d’après les assurances données par le ministère Martignac.

Les prévisions furent de nouveau dépassées, le gouvernement et ses agents se trouvèrent encore une fois en défaut ; une troisième estimation a été reconnue nécessaire ; et le ministre s’est vu dans l’obligation, en 1833, de recourir de nouveau aux chambres. A-t-il expliqué d’une manière tout à fait satisfaisante par quelle fatalité les évaluations faites en second lieu sous M. de Martignac, avaient pu être dépassées encore par les ingénieurs, malgré la connaissance plus parfaite des localités, des difficultés qu’elles présentent, des ressources qu’elles offrent, j’en doute. Mais les chambres, liées par ce qui était fait, par la nécessité de ne pas laisser perdre le fruit de sacrifices déjà consommés, ont bien voulu admettre cette troisième estimation réputée définitive comme les deux premières, et qui s’élève à 44 millions.

Cette somme a été votée.

Ainsi donc, messieurs, les canaux qui devaient être navigables en 1827 au plus tard, sont loin d’être terminés aujourd’hui.

La dépense de ces canaux qui ne devait s’élever qu’à 129 millions, indépendamment de 50 millions déjà dépenses auparavant, se trouve avoir absorbé en ce moment une somme de 270 millions en capital, sans tenir compte des intérêts qui portent cette somme à 385 millions au moins. Cependant rien ne garantit que le crédit demandé en 1833 soit suffisant, rien ne prouve que les ingénieurs auraient mieux évalué la troisième fois que la première ou la seconde. Car, dans la discussion de la chambre des députés, il ne s’est pas seulement élevé des doutes à cet égard ; mais des hommes d’expérience, ayant des connaissances spéciales ont positivement affirmé que non seulement les dernières appréciations n’offraient pas plus de certitude que les premières, mais qu’elles seraient au contraire dépassés avant la fin de 1833.

Mais dans cette dernière circonstance comme dans les précédentes, le gouvernement s’est retranché dans ses mêmes formules. Il a, comme toujours, parlé de sa conviction, et de même que nous l’avons entendu répété ici à plusieurs reprises, il s’est déclaré sûr du succès. Le rapport de la commission instituée pour examiner la demande des 44 millions, faite à la chambre des pairs par M. Duplex de Mezy, est entre les mains de tout le monde. Chacun peut juger par son contenu de l’opinion des hommes éclairés qui composaient cette commission ; opinion qui a été partagée par la majorité de l’assemblée.

On peut y voir, par les conseils que donne la commission, de quelle manière on envisage dans la chambre des pairs, et les doctrines condamnables du ministère des travaux publics, et les procédés qu’il convient d’y substituer.

Messieurs, j’ai été un peu long à vous citer un exemple unique, mais cet exemple est si concluant qu’il m’a semblé indispensable d’entrer dans tous ces détails. La question qui nous agite est renfermée tout entière dans celle des onze canaux de France.

Une récapitulation des faits, en quelques mots, le prouve à l’évidence.

L’administration française, en 1821, sent le besoin d’imprimer aux travaux publics une grande activité, parce que la marche progressive de l’industrie l’exige : mais au lieu d’obéir à un mouvement qui lui traçait sa conduite, et de laisser un libre essor aux associations, au lieu d’encourager l’esprit d’entreprises, elle lutte contre la conviction de l’utilité des compagnies ; elle cède à l’influence d’habitudes faites, d’institutions existantes, créées pour un autre ordre de choses ; elle s’engage dans une voie qui la conduit à des dépenses excessives, à des fautes sans nombre ; elle adopte un système nouveau d’exécution qui retarde de dix ans l’achèvement des ouvrages entrepris et qui en double la dépense.

La Belgique en 1834, se trouve placée dans une position semblable à celle de la France en 1821. Elle a le choix des moyens. Que doit-elle faire ? évidemment elle doit dire : que l’expérience du passé soit pour nous la leçon de l’avenir. Elle n’a donc qu’un parti à prendre, c’est d’éviter l’écueil contre lequel la France a échoué.

Le gouvernement français, en tentant un système d’exécution qui n’était en 1821 qu’un essai avait pour lui les avis et les conseils de quelques hommes de l’art ; il commettait une imprudence en négligeant l’emploi des compagnies exécutantes, puisque leur aptitude est suffisamment connue, mais au moins il avait une chance à courir. Sa conduite était néanmoins téméraire, mais n’était que cela, si l’on veut, après l’expérience faite, après l’essai ruineux qui semble avoir été tenté tout exprès pour servir d’exemple. Vouloir méconnaître cet exemple, vouloir suivre la même marche, ce serait pour la Belgique, non de la témérité, mais la plus inconcevable folie.

L’on viendra dire, et je m’y attends bien, que la position n’est pas la même ; je prévois donc les explications que l’on donnera pour soutenir cette assertion ; je m’empresse d’aller au-devant, et j’espère prouver que le cas est absolument identique.

En premier lieu, je vois le gouvernement belge emprunter à gros intérêts, pour se faire ensuite entrepreneur de routes, et, qui plus est, entrepreneur de roulage ; or, on prête à des gouvernements comme on prête à des enfants prodigues, qui donnent des garanties sur un héritage futur et incertain.

Assez d’exemples ont attesté l’incapacité des gouvernements, pour construire, entretenir, administrer les canaux et les routes ; il est inutile, ce me semble, de répéter ce que les écrivains de l’époque, les économistes et les hommes d’Etat les plus habiles reconnaissent. C’est une question jugée sur laquelle il est superflu de s’arrêter. Cependant le gouvernement belge à l’imitation du gouvernement français prétend adopter, malgré l’opinion presque générale qui le repousse, un système tant condamné, cela en dépit de l’expérience qui en démontre le danger.

En second lieu, les causes principales qui ont contribué à entraîner l’administration française dans la série d’erreurs résultant de projets incomplets existent dans le cas actuel.

Le projet de chemin de fer, pas plus que les projets des onze canaux de France, n’est suffisamment étudié pour que la dépense en puisse être rigoureusement arrêtée pour que la nature des ouvrages puisse être appréciée.

Les projets des canaux français dataient de plusieurs années, ils avaient été vérifiés plusieurs fois, les travaux d’ailleurs étaient commencés sur tous les points avant les lois d’emprunts : ces projets étaient donc plus ou moins éprouvés.

Le projet belge a été fait rapidement, l’étude des localités n’a pu être que superficielle. Le terrain n’a point été sondé. Bien loin que le projet soit éprouvé, il est depuis longtemps l’objet d’attaques raisonnées ; pourquoi serait-il plus parfait qu’un autre ? Est-ce parce que les nivellements en ont été faits en quelques semaines ? Mais les nivellements des projets français ont été faits, refaits et vérifiés pendant plusieurs années, et cependant les estimations qui en résultent ont été doublées presque partout par l’exécution.

On invoque l’expérience des ingénieurs qui ont rédigé le projet, leurs services. Mais ceux qui l’ont attaqué ont aussi de l’expérience et non moins de services. Les ingénieurs français qui avaient travaillé aux projets des onze canaux n’étaient-ils pas experts ? On avait choisi les plus distingués pour les charger de ces études.

On donne des assurances, on garantit par des paroles l’exactitude des calculs ; l’inspecteur-général des ponts et chaussées lui-même semble en répondre. Mais les ingénieurs français avaient donné ces mêmes assurances ; les ministres à la tribune avaient engagé leur parole et garanti aussi l’exactitude des devis ; le directeur-général des ponts et chaussées en avait acquis la certitude sur les lieux. Qu’en est-il résulté ? erreurs sur erreurs, déceptions sur déceptions.

Messieurs, une autre question bien grave se présente.

Le gouvernement, qui veut exécuter par lui-même, en a-t-il moralement les moyens ? Il invoque les exemples du passé et des gouvernements précédents. Mais a-t-il fait la différence des temps et des institutions ?

Sous le régime absolu l’exécution par le gouvernement était de droit, elle était facile ; sous un régime constitutionnel, il y a impuissance totale.

Pour que le gouvernement pût construire avec quelque succès il faudrait ramener chez nous les institutions de l’empire. L’administration alors avait une puissance d’exécution qui n’existe plus ; le pouvoir arbitraire dans sa marche savait trancher en un instant les difficultés aujourd’hui insurmontables. L’ingénieur même était investi d’assez d’autorité pour décider directement les contestations dont la moindre aujourd’hui arrête tout court les travaux, et sur lesquelles actuellement les tribunaux sont appelés à prononcer.

C’est sous un pareil régime qu’est née l’adjudication à forfait. Sous cette forme, une entreprise est une loterie, celui qui en court la chance gagne si le hasard le favorise et dans le cas contraire supporte la perte ou se ruine parce qu’il n’y a nul recours possible contre une administration juge et partie.

Pour l’administration un tel mode est le plus désirable, les fautes qu’elle peut commettre sont endossées par l’entrepreneur à forfait, fautes dans les plans, fautes dans les estimations, n’importe, tout lui appartient. La gloire seule qui résulte des travaux est le partage de l’ingénieur. Ce régime est l’âge d’or des ponts et chaussées ; aussi la plupart des hommes qui appartiennent à ce corps sont ceux qui ont le mieux conservé les traditions de l’empire.

La législation aujourd’hui n’est plus la même, le régime de l’arbitraire et passé, ce n’est plus l’administration qui décide, ce sont les tribunaux qui jugent.

L’Etat mettra les travaux à l’entreprise, dit-on. L’Etat ne peut adjuger les travaux sans s’exposer aux conséquences qui résultent inévitablement de l’imperfection trop ordinaire des projets et surtout de l’imperfection de celui qu’on nous présente.

Pour adjuger des travaux, il faut qu’ils soient définis ; pour les définir, il faut savoir soi-même en arrêter irrévocablement la forme et le tracé.

Adjugera-t-on, par exemple, un percement souterrain ? mais qu’on se rappelle ce qui s’est passé au souterrain du canal de Charleroi. Qui osera définir un pareil travail, qui osera déterminer à l’avance et la nature du terrain et celle des obstacles qu’on y peut rencontrer ? et si l’on est assez téméraire pour le faire, et que le résultat trompe l’attente, par quel moyen empêcherez-vous l’entrepreneur ou de provoquer une résiliation de contrat ou de vous forcer à des indemnités ?

Je citerai de plus un fait récent : voyez ce qui est arrivé à la coupure de Burgh. On rédige un devis, on détermine un ouvrage à faire : un ouvrage sous la mer, en grande partie invisible, inappréciable ; on le décrit, on l’apprécie ; ce travail adjugé, on croit avoir un entrepreneur à forfait.

Le travail se fait sous la direction des ingénieurs ; la digue s’élève, un coup de mer la renverse ; les ingénieurs disent à l’entrepreneur : votre digue est renversée, refaites-la. Ma digue ! répond l’entrepreneur, vous vous trompez, c’est la vôtre, vous en avez réglé le tracé à votre gré, vous en avez ordonné pas à pas l’exécution, j’ai fourni les matériaux, la main-d’œuvre, ma surveillance sur les hommes, ma garantie de l’activité dans le travail, le reste est votre affaire. On plaide, et l’entrepreneur gagne son procès, parce que l’ouvrage n’avait pu être décrit.

Je pourrais multiplier ces exemple à l’infini, mais cela est inutile.

L’adjudication à forfait est désormais impossible en Belgique, elle est contraire à nos institutions, il faut y renoncer et cependant c’est le seul moyen dont le gouvernement puisse user avec quelque chance de succès.

Mais, ce serait en vain qu’on se refuserait à l’évidence. Pour quiconque réfléchit, la révolution dans le régime des travaux est évidente, elle résulte de la force des choses, il faut s’y soumettre.

L’exécution des travaux par le gouvernement n’est plus dans nos mœurs, elle échappe au pouvoir administratif, elle passe avec la liberté dans les mains des particuliers.

La puissance de faire, c’est l’intérêt. Au lieu de calomnier l’intérêt, au lieu de contrarier son action, régularisez au contraire son influence, et vous disposerez d’un mobile cent fois plus puissant que le pouvoir même, parce que ce mobile est partout, et que partout à la fois vous pourrez le mettre en œuvre.

Faute de comprendre cette vérité, où vous mènerait l’exécution des travaux par le gouvernement ? A des tentatives ruineuses, au même résultat où est parvenue la France.

Vous voterez un premier crédit de 16 millions en demi sur la proposition qui vous est faite, par la confiance que vous inspireront des assurances données par des ingénieurs à des ministres, répétées par des ministres à la chambre, de même que la législature en France a voté des crédits provoqués par les mêmes promesses arrachées à la même confiance.

Les travaux commenceront et ne s’achèveront pas dans le délai fixé ave les fonds accordés ; on viendra alors vous demander de nouveaux crédits, et l’on exposera la même série de doléances pour en démontrer la nécessité, pour expliquer l’imprévoyance, pour faire naître une nouvelle confiance.

Messieurs je terminerai ces observations par une citation.

Un ministre a invoqué l’opinion des journaux français contre l’intervention des compagnies exécutantes. J’y ai opposé l’opinion du Moniteur Français, organe du gouvernement.

Un autre ministre a cité le Journal de Commerce. Je vais vous faire connaître le conseil que le même Journal de commerce donne à la Belgique à l’occasion de nos débats sur le chemin de fer.

« Une administration qui voudrait joindre à son rôle d’harmonisation des intérêts généraux l’exécution des grands travaux publics, qui voudrait avoir ses établissements pour construire ses machines, ses chantiers pour construire des canaux, sans l’intervention des compagnies, ne serait plus bientôt qu’un entrepreneur isolé, gâté par le monopole, ignorant et paresseux comme le monopole. Ce serait nier la vertu de progrès de la masse intelligente dont l’administration peut être l’ombre, mais dont elle n’est jamais la tête. Que les chambres belges se réservent donc la fixation des tracés et profils des chemins de fer, et qu’elles en fixent ensuite l’exécution aux compagnies : qu’elles garantissent à ces compagnies un intérêt minimum, et qu’outre la garantie que leur donnera le pays, elles y ajoutent la location du chemin ouvert aux concurrences, avec interdiction pour les compagnies de l’exploiter. Telles nous paraissent être, quant à présent, les seules solutions satisfaisantes que puisse amener la discussion de cette grande entreprise. »

(Moniteur belge n°82, du 23 mars 1834) M. le président. - La parole est à M. Dumortier. (La clôture ! La clôture !)

M. Dumortier. - Si la chambre veut la clôture, je renoncerai volontiers à parler, cependant je ferai observer que je n’ai parlé qu’une seule fois.

M. Devaux. - Et moi aussi.

M. Dumortier. - Vous pouvez parler une seconde fois, je vous y engage pour nous y donner des raisons plus fortes que celles que vous avez produites. On vient d’entendre quatre ou cinq orateurs contre le projet, je désirerais qu’on en entendît un pour.

M. Davignon. - Je voulais parler en faveur du projet, j’y renonce parce que la discussion a duré assez longtemps.

M. Jullien. - Je demanderai à l’honorable M. Dumortier si les observations qu’il a à présenter peuvent se rattacher soit à l’article premier, soit à l’article 2, parce que je crois qu’il serait utile de clore la discussion si l’on ne veut pas fatiguer la chambre ; quant à moi, je ne prendrai la parole que sur l’article 3.

M. Legrelle. - Je pense que la discussion est épuisée et je prie M. Dumortier de renvoyer les observations qu’il veut présenter à la délibération sur les articles..

M. Lardinois. - La clôture ! la clôture !

M. Dumortier. - Je suis prêt à parler : mes observations ne se rattachent à aucun article ; j’aurais désiré avant d’être entendu que quelque orateur ministériel eût essayé de répondre aux faits exprimés dans mon premier discours.

- La clôture mise aux voix n’est pas adoptée.

M. Dumortier. - Puisqu’une seule personne se lève pour la clôture je parlerai.

Messieurs, lorsque dans une séance précédente j’eus fini de parler, un de MM. les commissaires du Roi promit de réfuter complètement le lendemain les faits nombreux que je présentais à la chambre ; ce n’est donc pas sans une espèce d’étonnement que j’ai vu le lendemain M. le commissaire du Roi silencieux sur son banc : je dois donc en conclure qu’il lui a été impossible de répondre aux faits que j’ai allégués et que je puis les regarder comme incontestables.

A propos du tableau dont j’avais parlé, les commissaires du Roi ont reconnu que ce tableau était monstrueux ; s’il est monstrueux, à qui en est la faute ?

En est-ce à ceux qui l’ont présenté deux fois sur le bureau de la chambre ou à ceux auxquels il a été offert ? puisqu’on reconnaît qu’on nous a présenté un tableau monstrueux, je dirai à la chambre que nous sommes sans documents pour établir les recette du chemin en fer, et par conséquent pour savoir si les revenus couvriront les dépenses...

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - L’honorable M. Dumortier perd de vue qu’il existe deux tableaux, l’un des produits possibles, réalisables ; l’autre des simples produits destinés à couvrir les frais de la route. Nous avons, il est vrai, présenté le tableau des produits possibles, afin de montrer jusqu’où un concessionnaire avide pourrait pousser ses prétentions ; mais le tableau du recouvrement présumé des marchandises à raison de 4 centimes par tonneau ou par kilomètre et de 30 centimes pour le passage de chaque plan incliné, n’offre qu’un total de 1,475,000 fr. Ce total comprend les produits résultants du transport des marchandises et des voyageurs. C’est ce chiffre qui doit, comme on le dit, entretenir les routes et payer les intérêts et l’amortissement de l’emprunt, si l’emprunt doit être amorti.

D’après le tableau cité par M. Dumortier le gouvernement ferait des recettes usuraires comme en voudraient faire des concessionnaires.

M. Dumortier. - Je remercie le ministre de m’avoir interrompu, au point où en est la discussion ; une conversation parlementaire avancera davantage la discussion.

Nous sommes donc d’accord, c’est que le tableau des produits réalisables, et dont le montant est de 2,900,000 fr. est un tableau monstrueux, et que le gouvernement n’a pas l’intention d’élever si haut ses droits. Mais il s’agit maintenant de savoir sur quel document nous établirons les moyens de couvrir la dépense.

Maintenant, messieurs, la réponse que m’ont faite les ingénieurs, elle est celle-ci : L’entreprise hollandaise compte faire des bénéfices, pourquoi la Belgique n’en ferait-elle pas ? C’est un singulier argument, mais qui ne conclut rien. Que l’entreprise hollandaise ou prussienne compte faire des bénéfices, c’est ce que je conçois fort bien ; je le crois, parce que dans ces deux entreprises, la confection de la route se fait non pas aux frais du gouvernement, mais des concessionnaires qui cumuleront le bénéfice du péage, le bénéfice du fermage et le bénéfice du transport, et que par le cumul de ces trois bénéfices, les sociétés hollandaises et prussiennes arriveront à tirer profit de leur entreprise, tandis que le gouvernement, devant se borner au simple bénéfice du péage et abandonner à la libre concurrence l’exploitation de la route, il pourra très bien arriver que le trésor public soit lésé là où une société particulière aurait trouvé des avantages.

J’ai examiné depuis longtemps la question des chemins de fer ; je ne l’ai pas fait à la légère et seulement dans des livres. J’ai vu la route de Manchester à Liverpool, et mes études m’ont conduit à cette conviction, qu’il est de la nature des routes en fer de ne pouvoir rapporter l’intérêt de la dépense qu’elles exigent et les frais d’entretien, si l’on ne cumule pas tous les bénéfices d’exploitation, de péage et de fermage, et que hors ce cas il y a nécessairement, même pour celui qui entreprend la route. Cela est tellement vrai que dans aucune partie de l’Europe, pas une route en fer n’a été faite par le gouvernement, même dans les pays où le gouvernement a le monopole des routes. Aux Etats-Unis, en Angleterre. toutes les routes en fer ont été faites par les particuliers ; il en est de même en Autriche et en Prusse ; en France, où il n’existe pas une seule route d’empierrement faite par concession, en France, l’administration des ponts et chaussées a été tellement convaincue que les routes en fer ne pouvaient couvrir les dépenses qu’elles occasionnaient, qu’elle a autorisé, par exception, la confection des routes en fer par les particuliers : aussi toutes les routes en fer sont faites par des concessionnaires...

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Il n’y a en France que deux routes en fer, et encore s’en plaint-on !

M. Dumortier. - Cela prouve que ces routes ont été conduites avec maladresse. Je suis persuadé que le travail de nos ingénieurs est bien fait ; que les concessionnaires le suivraient ; mais parce que des routes auraient été mal faites en France, par voie de concession, ce n’est pas une raison pour qu’il en soit de même en Belgique.

Il est donc manifeste qu’il est de l’essence de la route en fer de ne pas pouvoir couvrir l’intérêt et l’amortissement des capitaux employés et les frais d’entretien si l’on ne cumule pas les divers bénéfices. Voila ce qui explique cette question si controversée, qu’une société fera une bonne entreprise là où le gouvernement se ruinera. La raison en est qu’une seule espèce de voitures peut circuler sur la route en fer ; qu’elle ne peut être exploitée que par une, deux ou trois sociétés. Le public ne peut jamais en profiter comme des routes ordinaires, que le paysan peut parcourir avec son âne, son cheval ou sa voiture…

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - L’orateur vient de dire qu’une route en fer ne pouvait couvrir ses dépenses qu’autant que le monopole restait entre les mains de l’entrepreneur.....

M. Dumortier. - Je n’ai pas parlé de monopole ; j’ai dit qu’on ne pourrait couvrir les dépenses qu’autant qu’on cumulerait les bénéfices.

Voici comment les choses se passent dans le parlement britannique.

Par l’acte de concession, on accorde le droit de transporter les marchandises, par privilège, et on fixe un droit de transport de tant… Comme c’est la société qui a construit la route qui transporte les marchandises, et que le parlement ne veut pas qu’elle fasse un monopole, il établit un droit de péage sur cette route, de sorte que toute société qui voudrait s’établir, puisse marcher en concurrence avec les entrepreneurs…

M. de Ridder, commissaire du Roi. - C’est comme cela que les choses se passeront sur la route dont il s’agit.

M. Dumortier. - J’avoue que les intentions du gouvernement sont, pour moi, une énigme ; je désirerais qu’il me les fît connaître. C’est ici une question de budget, il nous importe de savoir comment on entend couvrir les dépenses ; voilà une question préalable qu’il faut vider. Je prie MM. les commissaires du Roi de nous dire si le gouvernement entend exploiter la route par lui-même, ou l’abandonner à la concurrence des diligences ; je ne pense pas qu’il y ait une seule personne qui puisse me le dire…

M. Desmet. - Ils ne le savent pas eux-mêmes !

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - J’en demande pardon à M. Desmet, nous le savons et ceux qui ont lu les documents le savent comme nous ; ouvrez le mémoire à la page 101.

M. Dumortier. - L’intention du gouvernement est donc d’exploiter lui-même la route et de laisser venir les particuliers en concurrence avec lui. Voilà une position nettement tracée, et nous pouvons raisonner : on aurait singulièrement réduit la discussion, si, dès le principe on avait fait connaître cette intention : je ferai observer que si on cite un mémoire qui parle de cette intention, on nous a distribué d’autres mémoires qui établissaient un système de monopole au profit du gouvernement. Les documents que vous avez distribués sont un dédale au milieu duquel il est difficile de se retrouver, vous avez embrouille la question de toutes les manières en présentant successivement des mémoires renfermant des systèmes différents. Je suis charmé que l’explication qui vient d’avoir lieu ait rendu la question plus claire. Je vais raisonner dans cette hypothèse.

La question devient bien simple, le gouvernement fera par lui-même les transports sur la route en fer ; il établira un droit de péage pour toute voiture qui voudra s’établir à concurrence avec lui ; il établira des diligences ; il fixera le prix de transport des voyageurs, et de tous les objets dont il se chargera. Voilà la question nettement posée. Maintenant je demande à la chambre comment il est possible que le gouvernement puisse prétendre venir exploiter la route par lui-même. Quels sont, messieurs les objets qui se transportent en Angleterre, sur les communications analogues. L’expérience a démontré que sur la route de Liverpool à Manchester, le transport des marchandises pondéreuses continue de s’effectuer par les canaux.

D’un autre côté il y a un des objets de transport sur lesquels on ne comptait pas. Ainsi par ce moyen on a trouvé de l’économie dans le transport des animaux domestiques : des bœufs, des moutons, des veaux, et aussi des poulets. On transporte un nombre considérable de poulets par la route en fer. Je demande pardon à la chambre d’entrer dans ces détails ; mais je cherche à éclairer la question. J’admets en principe que le transport des poulets soit une chose avantageuse. La consommation en est grande en Angleterre ; on pourra en transporter un nombre considérable et les envoyer par le port d’Anvers. Mais je demanderai comment le gouvernement établira les droits sur les poulets, si ce sera par tonneau ou par tête de bétail. (On rit.) Enfin, messieurs, c’est chose curieuse à savoir.

M. de Ridder, commissaire du Roi. - Comment fait-on sur la route de Manchester ?

M. Dumortier. - Comment font les concessionnaires de la route de Manchester ? Ils font comme tous les entrepreneurs de diligences : ils transportent les marchandises et les voyageurs d’après un tarif qu’ils fixent eux-mêmes ; ils font payer plus cher dans l’intérieur que dans le troisième corps de voiture. Est-ce l’Etat qui fera un pareil trafic ?

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - L’Etat le fait en Prusse.

M. Dumortier. - Le gouvernement le fait en Prusse. Mais la Prusse a un régime financier, un régime politique différent du nôtre. J’admets que ce soit possible en Prusse, mais ce ne l’est pas dans un pays constitutionnel où on ne souffrirait pas les mesures tyranniques et vexatoires qui accompagnent nécessairement un pareil système. En effet, le gouvernement transportera les marchandises. Et bien ! qu’un commis apporte de la négligence dans la perception du droit, qu’il détourne le montant du droit, qu’il le perçoive par double emploi ; renverra-t-on pour cela un employé ? Non sans doute. Eh bien alors il n’y aura ni sécurité ni garantie soit pour le gouvernement, soit pour les contribuables. Cela est bien en Prusse, où on mène les hommes par les baïonnettes, mais dans un pays de liberté, ce serait une monstruosité. En Prusse un supérieur a tout pouvoir sur les inférieurs, il les révoque à volonté ; voudrait-on introduire en Belgique un pareil système ? Et cependant hors de là, où sera la garantie ? où sera le contrôle ?

Vous ne pouvez suivre en rien non plus l’exemple de la société concessionnaire de la route de Liverpool à Manchester. Sur cette route, 4, 5 voitures sont attachées les unes aux autres. Dans la première le transport des voyageurs se fait aux taux le plus bas ; il est plus élevé dans la seconde ; puis viennent les voitures de luxe, où on impose la vanité. Le gouvernement admettra-t-il ce système ? Est-ce nous, élus du peuple, qui établirons des droits différents pour différentes classes de voyageurs ? Est-ce nous qui établirons des bénéfices reposant sur la vanité ? est-ce nous qui diviserons la nation en catégories ?

Vous voyez que le mode d’exploitation par l’Etat est impraticable. En voici une nouvelle preuve. Qui est-ce qui fait le bénéfice des entreprises particulières ? Ce sont les paquets. C’est là la source des gains les plus grands ; parce qu’on ne calcule pas le prix du transport au prorata du poids. Quand vous envoyez à Liége un paquet d’un demi-kilogramme, on n’en calcule pas le transport à tant par quintal. Des sociétés particulières peuvent agir ainsi ; mais la loi ne peut pas régler, ne peut pas atteindre de tels objets.

Tout démontre donc que l’exploitation de la route en fer par le gouvernement est impraticable. Cette proposition est un paradoxe, une chimère ; et si par hasard il se trouvait dans les chambres une majorité qui fît admettre ce système, les chambres seraient obligées de revenir sur ce sujet pour faire cesser une source de nombreux abus.

D’ailleurs, messieurs, ce système d’exploitation par l’Etat consacre le monopole à son profit ; car quand le gouvernement fera marcher les wagons sur la route en fer, il ne se paiera pas les droits de barrière à lui-même, ou s’il les paie, il sera dans la même position que s’il ne les payait pas ; puisqu’il donnera d’une main pour recevoir de l’autre. Ce sera comme pour le timbre du Moniteur qu’il paie et qu’il perçoit à la fois et qui par conséquent ne lui coûte rien.

Le gouvernement, exempt des droits de péage, aura donc le monopole ; car il tuera les industries qui voudront établir aussi des wagons sur la route. Il sera impossible à un particulier de soutenir la concurrence avec le gouvernement. Il vaudrait mieux que le gouvernement dît qu’il veut avoir le monopole, qu’il veut exclure toute concurrence. Car c’est faire injure à cette assemblée que de prendre des biais comme il le fait, et d’employer la dissimulation pour arriver à ce but.

La question demanderait à être envisagée sous un point de vue important, je veux dire comme question de budget. Si on peut démontrer que le trésor public ne sera pas grevé par la construction de la route en fer, que les contributions, que l’impôt foncier ne seront pas augmentés, je conviens que la discussion sera plus facile ; mais cette démonstration, on ne l’a pas faite. On n’a pas même établi comment les dépenses pourront être couvertes par les produits annuels.

L’honorable M. Devaux a signalé comme le principal motif qui doit empêcher les concessions, l’absence, l’inertie des capitaux. Je suppose que l’honorable membre n’entend pas construire sans argent cette route qui doit coûter 35 millions, d’après l’opinion du gouvernement, et qui dans mon opinion coûtera davantage. Je demande où il trouvera ces capitaux ; le gouvernement, dira-t-il, lèvera un emprunt ; on trouvera donc les capitaux en Belgique. On a donc tort de dire que l’inertie des capitaux empêche la concession ; car dans l’un et dans l’autre cas, il faudra que les capitaux sortent de leur inertie pour la construction de la route en fer.

En définitive où s’adressera-t-on ? à la banque ; on redoute son influence, et cependant, à moins de faire un emprunt forcé, on sera contraint de s’adresser à elle. Vous vous plaignez de l’influence de la banque et vous vous jetez vous-mêmes dans le guêpier. Voilà où la marche au gouvernement il conduit. Il arrive au résultat qu’il voulait éviter.

On ne veut pas de concessions, en effet, parce qu’on craint que la banque ne s’empare de la route en fer. On va jusqu’à dire qu’on craindrait que le roi Guillaume ne s’emparât de la concession et ne fît construire la route à son bénéfice. Je n’ai pas peur du roi Guillaume, et bien loin que cette entreprise m’effrayât, je lui en saurais gré, et pour la première fois de ma vie je lui en aurais de la reconnaissance. (On rit.) Je suppose que le pays ne serait pas fâché de voir arriver une quarantaine de millions du roi Guillaume, alors que nous avons nous, tant de cent millions à envoyer en Hollande. L’intérêt de la Belgique ne serait donc pas lésé par là.

Mais si vous livrez la route à l’industrie particulière, sans l’exploiter vous-mêmes, elle appartiendra au premier occupant. Celui-là aura les bénéfices ; celui-là prendra tout et il sera trop tard pour lui imposer des conditions.

Si la banque veut faire l’exploitation, elle fera chose productive : si le roi Guillaume fait la route, il en aura les bénéfices et nous en serons pour nos 35 millions.

La première société qui s’établira prendra tous les bénéfices et empêchera les autres de pouvoir entrer en concurrence. Si, au contraire, c’est le gouvernement qui exploite la route et qu’il ouvre concurrence, le roi Guillaume, par société anonyme, tuera votre route en fer. Si nous sommes obligés de cesser la route parce qu’elle ruinerait le trésor, alors vous serez obligés d’augmenter le tarif, et le commerce d’Anvers sera tué. Voilà dans quels abîmes le gouvernement nous conduit en n’adoptant pas le système de concessions qui est le seul praticable.

Le gouvernement, en prétendant établir lui-même les moyens de transport, entend, par cela même, arriver au monopole.

Je suppose que, pour le commerce des denrées coloniales, le gouvernement veuille les imposer au taux le plus bas possible, ou à 2 centimes par kilomètre et par tonneau ; eh bien, combien y a-t-il de kilomètres d’Anvers à Verviers ? 146 ou 150 kilomètres ou 82 à 85 lieues, voilà donc 2 fr. 92 centimes pour le péage ; mais comment établira-t-on le droit pour les transports des marchandises ou des denrées indigènes ? Voilà ce que je voudrais savoir. Le gouvernement ne veut-il établir qu’un droit minime ? Alors comment parviendra-t-il à compléter les frais de constructions de la route en fer.

Dans la dernière séance, j’ai produit un document auquel on n’a pas répondu.

Nos routes pavées ont 600 lieues de développement ; elles rapportent 2,200,000 fr. Comment pouvez-vous admettre que votre route de fer qui n’aura que 82 lieues de développement pourra rapporter une somme de 4,800,000 fr. ou près de 5 millions, somme nécessaire pour couvrir les frais d’entretien, d’administration, d’intérêt et d’amortissement ? Ne tombe-t-il pas sous le sens qu’il sera impossible de payer la dépense que la route occasionnera. Il faudrait presque décupler la circulation pour couvrir les intérêts de nos emprunts.

J’ai cherché combien sur les routes ordinaires d’Anvers à la France un chariot transportait de marchandises : j’ai trouvé qu’un chariot transportait terme moyen 20,000 liv., à 6 fr. pour 100 kil., les 10,000 kil. donne 600 fr. Dans cette somme de 600 fr. quelle partie pensez-vous que l’Etat prélève ? Le nombre des barrières est de 30 ; il font payer 60 centimes pour chacune ; ainsi dans ce chargement qui produit 600 fr, l’Etat prélève 18 fr. C’est-à-dire que l’Etat perçoit 3 p. c. pour les barrières.

Maintenant si vous adoptez ce calcul sur les bases qui ont été présentées, je demande s’il est possible de croire que jamais nous pourrons couvrir les dépenses de la route en fer, en la mettant en fermage alors que sur les routes ordinaires, sur 1 fr. de droits de transport, l’Etat perçoit 3 centimes et celui qui l’exploite 97 centimes. Je sais qu’avec les machines à vapeur il y aura une très grande différence, mais il faut aussi qu’elle soit bien grande pour arriver au taux de la dépense.

Il est tellement vrai que jamais une route en fer ne peut couvrir ses frais, si l’on ne cumule tous les bénéfices, que nonobstant qu’en Angleterre on accorde aux concessionnaires la faculté de jouir des intérêts jusqu’à concurrence de 10 p. c., aucune route jusqu’ici n’a présenté de bénéfice aux actionnaires malgré le cumul.

Savez-vous combien la route de Manchester à Liverpool a produit la première année ? D’après le compte rendu à la fin de 1830, les actionnaires ont retire un intérêt de 8 p. c. Les bénéfices du péage et de l’exploitation cumulés n’ont produit que 8 p.c.

Quant à nous ce n’est pas avec 8 p. c. que nous pourrons couvrir nos dépenses. Et à moins que le gouvernement n’en fasse le monopole, nous n’aurons que les droits de péage. Vous voyez donc qu’il sera de toute impossibilité que le trésor public ne soit pas grevé par cette construction.

Ici, je rappellerai en peu de mots deux points saillants du discours de mon honorable collègue M. de Puydt, quand il a dit quel avait été alors le résultat du vote de la chambre française dans l’affaire des canaux, qu’elle a cru aux évaluations des ingénieurs.

Je tiens en main le tableau des évaluations présentées à la chambre des pairs ; ces évaluations faites par des ingénieurs français qui étaient aussi d’un grand mérite, s’élevaient à 120 millions ; on avait assuré que ces évaluations étaient définitives. Eh bien ! cette dépense s’est élevée à 210 millions, on a été obligé de venir redemander 90 millions pour couvrir cette dépense, que l’on avait affirmé sur l’honneur ne devoir s’élever qu’à 120 millions : pensez-vous que ce qui est arrivé en France, ne puisse pas arriver pour votre route en fer ?

La route en fer de Liverpool à Manchester a coûté 20 millions de francs ; si vous prenez la moitie, 10 millions, pour 10 lieues, la route belge coûtera 80 millions, au lieu de 35 millions, Si vous pensez qu’on puisse construire en Belgique à raison du tiers de ce qu’a coûté la route de Manchester, votre route vous coûtera encore 60 millions. Remarquez que ceci mérite d’être pris en considération, Il n’est pas de personne sensée qui puisse prétendre que l’on construise en Belgique au tiers du prix auquel on a construit en Angleterre.

Vous avez entendu M. l’inspecteur des ponts et chaussées vous dire que l’on construisait en Angleterre à meilleur marché qu’en Belgique : cela se conçoit ; car les matières premières, et spécialement le fer, y sont meilleur marché que chez nous. J’admets cependant que nous puissions construire aux deux tiers moins ; eh bien ! alors vous arriverez encore à ce résultat, que votre route vous coûtera 60 millions au lieu de 35 ; et les produits ne pourront pas augmenter en proportion. Il est donc incontestable que c’est une ruine pour le trésor public.

Un honorable député d’Ostende a cherché à répondre à ce que j’avais dit dans une précédente séance relativement aux droits que l’on paie sur les canaux, et il a cru pouvoir s’égayer à mes dépens. Si je me suis trompé, il a eu raison, mais si c’est lui il en sera quitte pour une lourde drôlerie et pour ses frais d’esprit. Heureusement ce n’est pas celui qui a l’honneur de parler devant vous qui s’est trompé, c’est l’honorable membre qui a pris, comme on dit vulgairement ses bas pour ses souliers. (Hilarité.)

S’il m’avait fait l’honneur de m’écouter, il aurait pu entendre que je n’ai pas parlé d’un cents et demi de frais de transport par 100 kilogrammes, mais bien de droits de péages.

- Plusieurs voix. - C’est dans le Moniteur !

M. Dumortier. - Je sais bien que cela se trouve dans le Moniteur, mais c’est une faute de typographie !

Il est par trop absurde de penser que le transport de 100 kil. puisse se faire à raison d’un cents et demi. J’ai parlé du droit de péage.

- Plusieurs voix. - C’est vrai ! C’est vrai !

M. Dumortier. - J’entends plusieurs personnes dire que c’est ainsi que j’ai parlé ; il serait absurde de dire, je le répète, qu’on pût transporter 100 kilogrammes à 5 lieues de distance au prix d’un cents et demi. Je ne voudrais jamais faire une pareille insulte à un de mes collègues.

Je dis donc que l’honorable membre auquel je réponds en est pour ses frais de plaisanterie. Je le remercie, cependant, d’avoir fait de l’esprit à l’occasion de ce que j’avais dit, car cela me donne les moyens de m’expliquer sur ce point important, que l’on prétendait que j’avais pris des francs pour des thalers.

Dans une précédente séance j’ai établi qu’il était impossible de commencer la construction d’une route en fer pour le compte du gouvernement, sans savoir si en Prusse une société entreprendrait la construction et sans que le gouvernement prussien l’eût déclaré. Parlant de la dépense à laquelle s’élèverait cette dépense, je parlais de millions de francs et non de millions de thalers. Je n’avais pas en main alors le document probant ; j’étais sûr néanmoins de ne pas me tromper. Voici maintenant, messieurs, cette lettre de Cologne sur laquelle repose cette allégation. On verra si je me suis trompé, si j’ai pris des francs pour des thalers. (L’orateur donne lecture de cette lettre, de laquelle il résulte que la souscription s’élève à 1,500,000 francs.)

On voit que si en Prusse on compte par thalers on écrit aussi par francs. Ainsi, il est incontestable que les frais de la partie prussienne sont loin d’être couverts, et n’y aurait-il pas imprudence de venir faire par nous-mêmes cette route, alors que nous n’avons pas même la certitude qu’elle sera continuée sur le territoire prussien.

Les faits que j’ai cités restent donc tous sans réplique. Je me bornerai maintenant à une seule considération.

Si vous pensez en votre âme et conscience que le gouvernement peut exploiter la route par lui-même et cumuler tous les bénéfices, votez pour le chemin de fer ; car alors les frais seront couverts. Mais si vous pensez comme moi, qu’il est impossible que l’Etat se fasse voiturier, entrepreneur de diligences, votez contre le projet, car il serait la ruine du trésor public.

J’ai établi dans une séance récente combien le budget était grevé ; il menace d’arriver à un chiffre vraiment effrayant. De nouvelles dépenses amèneraient un déficit et la ruine de l’Etat. Il faudrait augmenter l’impôt foncier, et le commerce et l’industrie seraient frappés.

Un seul motif a été mon unique mobile dans cette discussion : c’est l’intérêt du trésor public ; je l’ai défendu en toute circonstance. J’ai toujours parlé et voté pour les économies. J’ai défendu les intérêts du trésor contre la banque. Dans la loi des distilleries, j’ai également pris les intérêts du trésor.

Pour moi qui ai étudié les finances de l’Etat et de très près, je ne puis voir sans une profonde douleur le précipice où vous vous jetez et d’où il vous sera impossible de vous retirer plus tard.

M. A. Rodenbach. - Messieurs, je ne prolongerai pas longtemps cette discussion déjà si longue. Je ne répondrai que deux mots à l’honorable préopinant.

Je dois le dire moi aussi je hais le monopole, moi aussi j’ai toujours voté dans le sens du peuple, j’ai toujours voté pour les économies. Je ne nierai pas mes antécédents ; je voterais contre le projet, s’il devait être une charge pour le pays ; mais je suis persuadé qu’il ne coûtera pas un cents aux contribuables ; c’est ce que j’aurai occasion d’établir dans la discussion des articles.

Je n’ai pas eu le bonheur de voir la route de Liverpool à Manchester ; je n’ai pas vu les machines à vapeur au moyen desquelles on l’exploite, mais j’ai eu l’occasion de voir des Anglais qui m’en ont parlé : il y a des machines locomotives qui coûtent 30 ou 40 mille francs. On attache à ces machines 285 wagons ou même davantage. Ces wagons n’appartiennent pas au gouvernement, ils appartiennent aux particuliers ; ils ne coûtent pas plus de 800 francs ; les particuliers en auront également ici ; ils transporteront sur ces chariots ce qu’ils voudront : du coton, des denrées coloniales ou des poulets comme le veut l’honorable préopinant. Le gouvernement n’entre en rien là dedans.

- La clôture de la discussion générale est mise aux voix et adoptée.

La séance est levée à 4 heures et demie.