Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 26 avril 1834

(Moniteur belge n°118, du 28 avril 1834 et Moniteur n°119, du 29 avril 1834)

(Moniteur belge n°118, du 28 avril 1834)

(Présidence de M. Raikem.)

Il y a toujours affluence dans les tribunes publiques et réservées.

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse donne lecture des pétitions suivantes.

« Le sieur Van Look, cultivateur à Lillo, demande le paiement d’une somme de vingt mille francs à compte de l’indemnité qui lui revient du chef des pertes qu’il a essuyées par l’inondation des polders. »

- Cette pétition est renvoyée à la commission chargée de l’examen des pétitions.


« Trois notaires d’Audenaerde réclament contre la disposition du projet d’organisation des justices de paix, qui permet à tous les notaires d’exercer dans l’étendue de leur arrondissement judiciaire. »

« La régence de Tamise réclame contre le projet de comprendre la commune de Waesmunster dans le canton judiciaire de Lokeren. »

« La régence de Deerlyk s’oppose à la demande faite par la commune de Waereghem d’être érigée en chef-lieu de canton judiciaire. »

- Ces trois pétitions sont renvoyées à la commission chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription des justices de paix.


« Quatorze géomètres du cadastre de la province de Luxembourg demandent que, vu leur position exceptionnelle, la chambre leur fasse payer pour les travaux d’arpentage proprement dits, les derniers huitièmes de l’indemnité qui leur est due. »

- Cette pétition est renvoyée à la commission chargée d’examiner la situation des opérations cadastrales.

Rapports du gouvernement sur les pillages des 5 et 6 avril 1834, et sur les expulsions d’étrangers qui y ont fait suite

Discussion générale

M. le président. - La parole est M. Dumortier.

M. Dumortier. - Messieurs, dans la discussion qui nous occupe, des questions bien graves et bien importantes se présentent : d’une part, la capitale a été témoin d’attaques contre les propriétés de plusieurs citoyens ; désordres que nous devons tous déplorer, des étrangers ont été violemment expulsés de notre territoire ; d’autre part, nous ne pouvons méconnaître que les ennemis du pays ont éprouvé un échec considérable et qu’ils ont été fortement punis de leur tentative audacieuse.

L’examen de ces questions est difficile, je tâcherai d’y procéder autant qu’il est en moi ; je prendrai pour guide l’intérêt du pays ; et sous ce rapport je rechercherai quelle a été la conduite du gouvernement et ce qu’elle aurait dû être dans cette circonstance ; et j’entreprendrai de montrer au pays quels sont ceux qui ont suscité les désordres, quels sont ceux qui en sont les instigateurs.

Je commencerai par déclarer que je déplore souverainement les désordres qui ont frappé la capitale. Car le pillage ne tend qu’à déshonorer le pays. Si j’avais été appelé à les réprimer, je me serais empressé à le faire : dans la ville que j’habite, aussitôt que j’ai connu le danger, je me suis empressé de prendre des mesures pour que de semblables attentats, dont elle était menacée, n’y fussent pas commis. Mais il ne s’agit pas actuellement de réprimer des désordres ; il s’agit de juger un fait consommé, et la chambre ne pourra voir dans ce que j’ai à dire une adhésion aux pillages ; elle comprendra que si quelquefois je les explique, c’est uniquement dans l’intérêt de l’honneur de mon pays.

D’abord, messieurs, je pense comme vous tous que les opinions sont complètement libres en Belgique et doivent l’être. Que telle personne qui jouissait des faveurs de la cour regrette le gouvernement déchu, je ne l’imiterai pas, mais je ne le trouve pas mauvais ; que telle autre cherche à donner des témoignages d’affection à la famille dont le règne est fini en Belgique, ce n’est plus une opinion, c’est un acte, et déjà la culpabilité commence. Mais lorsque de pareils témoignages prennent le caractère de la publicité, lorsqu’ils tombent dans le domaine public, lorsqu’on prétend en faire un moyen de contre-révolution, un moyen de ramener parmi nous un gouvernement que nous avons à jamais expulsé, des actes de ce genre ne sont plus des actes d’opinion individuelle, ils sont non seulement de la malveillance, ils sont une conspiration, et celui qui conspire doit savoir d’avance à quoi il s’expose.

Et nous aussi nous savions à quoi nous nous exposions sous le tyran quand nous faisions des efforts pour le chasser de la Belgique ; nous savions qu’après l’avoir expulsé, s’il fût rentré, nous aurions payé de notre tête la part que nous avions prise à la révolution. Celui qui se met en évidence dans les révolutions ou dans les contre-révolutions doit connaître à quoi il est exposé selon les événements.

Parmi les ennemis de notre révolution il était impossible de pousser plus loin l’impudeur. Chaque jour, ce que la Belgique a de plus cher et de plus sacré était par eux indignement outragé ; dans leurs journaux, notre révolution était signalée comme un mensonge perpétuel ; ils louaient sans cesse ce gouvernement déchu, objet de l’aversion de la population tout entière.

Ils conçoivent l’idée de donner au général de l’armée ennemie une marque d’affection, et, pour la réaliser, ils veulent lui offrir des chevaux mis en vente pour payer les dettes du prince d’Orange. Selon eux c’est sur un de ces chevaux qu’il rentrera dans Bruxelles ; et cette rentrée devait avoir lieu le jour même où j’ai l’honneur de vous parler.

Loin de moi, cependant, de prétendre que les souscripteurs de ces listes scandaleuses aient tous voulu conspirer contre la révolution, aient tous voulu renverser le gouvernement ; je sais et je me hâte de déclarer qu’il en est plusieurs qui n’ont pas eu l’intention de faire de la souscription un acte politique. Je regrette vivement que plusieurs personnes, fort respectables d’ailleurs, se soient portées à un acte aussi répréhensible : si elles n’ont pas commis une faute, elles sont au moins coupables d’une grande imprudence, et nos lois rendent responsables des imprudences qui amènent des résultats aussi terribles.

Au nombre des personnes victimes de la fureur du peuple, il en est pour lesquelles je professe une haute estime ; ce que je dis ne leur est pas applicable ; ce que je dis ne s’applique même à personne ; je n’examine que des principes, et je ne veux point agiter des questions de personnes qui doivent rester en dehors de nos débats. Mais toujours est-il incontestable que la publication de ces listes, les grands noms sur lesquels on prétendait s’appuyer, les insultes contre les patriotes, contre l’armée, contre le peuple, étaient une provocation directe et flagrante qui devait nécessairement agiter un peuple aussi profondément ennemi du roi Guillaume et des Hollandais.

Les orangistes ont donc provoqué la dévastation ; c’est un fait incontestable dans mon opinion ; je vais plus loin : non seulement ils ont provoqué le pillage, je soutiens qu’ils l’ont suscité.

Ne croyez pas que les grands personnages qui ont éprouvé les malheurs de la dévastation se soient fait piller eux-mêmes ; je n’ai pas cette pensée ; il existe dans tous les partis des frères meneurs et des frères dindons. (Hilarité générale.) Excusez-moi, messieurs, cette comparaison ; mais il est incontestable que ceux qui ont été pillés n’étaient pas les grands faiseurs, les diplomates du parti. Quoi qu’il en soit, je crois pouvoir établir que ces derniers ont non seulement provoqué le pillage, mais qu’ils l’ont encore suscité.

D’abord rien n’obligeait à la publication des listes provocatrices, et nous savons tous qu’elles ont été publiées malgré l’opposition formelle de plusieurs signataires. La publication de liste, est un fait d’excitation, est un appel aux mouvements populaires.

Dans la ville que j’habite, une lettre adressée par un des chefs du parti orangiste arrive ; quelques jours avant le mouvement, elle annonce la publication de la liste des souscripteurs, elle ajoute que dans quelques jours on recevra d’autres nouvelles, on écrira encore ; mais qu’alors on écrira victorieusement. Pour amener cette victoire, il fallait commencer par opérer un mouvement : on l’a opéré et on en a vu le résultat.

Quelques jours avant les événements des 5 et 6 avril, que disait un journal orangiste en publiant les fameuses listes de souscription ? Remarquez bien ses paroles : « Que les pillards s’irritent, que nous importe ! » Mais comment saviez-vous, dirai-je à ce journaliste, comment savez-vous qu’il y aurait eu des pillages, 5 jours avant l’événement ? Personne à Bruxelles ne s’en doutait ; il ne pouvait y avoir que ceux initiés dans les secrets contre-révolutionnaires qui les connussent.

Pour soulever le peuple, quel moyen met-on en usage ? On répand un écrit incendiaire, un appel au peuple, dans lequel, pour exciter sa fureur, on lui désigne dans les termes les plus outrageants quels sont ceux dont il doit se faire justice. Je tiens en main cet écrit incendiaire, et si je n’en donne pas lecture, c’est qu’il contient les plus viles injures contre des personnes dont les malheurs commandent du respect. Et cet écrit dégoûtant, de quelles presses est-il sorti ? vous le savez tous, messieurs, des mêmes presses qui publiaient deux journaux orangistes provocateurs !

Reconnaissez, messieurs, à ce trait, la tactique du parti. Ah ! qu’il connaît bien l’opinion populaire lorsqu’il sait que, pour exciter l’exaltation, il doit lui désigner les partisans du roi Guillaume ! En vain, viendrait-on prétendre que des patriotes exaltés pourraient être les auteurs de cet écrit. Je ne nie pas que les meneurs orangistes ne soient assez habiles pour exploiter l’exaltation ; mais quand ce fait serait prouvé, ce qui n’est pas, il ne prouverait rien, car, je vous le demande, le premier soin des orangistes qui imprimaient cet appel au peuple, n’aurait pas été d’en donner connaissance à l’autorité et à réclamer leur appui.

Pour opérer le pillage, quel moyen emploie-t-on encore ? On répand de l’argent parmi le peuple, et vous savez tous quelles mains ont toujours répandu de l’argent pour dominer le pays.

Le 6 au matin, personne à Bruxelles ne savait qu’un pillage dût avoir lieu. La première maison dévastée est celle d’un journal qui sert les ennemis de nos institutions, les ennemis de notre révolution : on arrive dans cette maison ; qu’y trouve-t-on ? Rien ; tout était déménagé, tout sauvé, tout mis en sûreté. Si les meneurs du parti orangiste n’avaient pas su qu’on devait les piller, se seraient-ils empressés de sauver leurs meubles ? Evidemment non ; c’est parce qu’ils connaissaient les secrets du parti qu’ils se sont mis en mesure.

C’est donc le parti orangiste qui a provoqué au pillage, et il le savait si bien que ses ateliers étaient vides.

Plusieurs sociétés orangistes savaient également qu’on devait piller ; elles disaient tout haut qu’elles désiraient le pillage. Il est à ma connaissance qu’un des chefs du parti, qu’un des chefs des listes de souscription a dit : J’ai tout fait pour me faire piller, et je n’ai pas pu en venir à bout.

- Une voix. - C’est un grand malheur !

M. Dumortier. - Aux faits que je viens de signaler il faut en ajouter d’autres.

Nous n’ignorons pas que les partisans de la maison d’Orange avaient reçu des conseils secrets et imprudents de personnes qui sont dans une position particulière, et que ces personnes avaient, sinon conseillé les souscriptions, du moins promis l’impunité aux signataires. Une pareille conduite est infâme ; mais je n’en dirai pas davantage parce que je veux respecter les convenances parlementaires.

La veille des mouvements, dans une maison de Bruxelles, foyer des orangistes, on dit à un des meneurs du parti, à un des diplomates d’orangisme : « Mais vous allez vous faire piller ; » répondit-il : « Tant mieux, c’est ce qu’il nous faut pour réussir. »

Ainsi provocation par la publication des listes ; provocation par des écrits incendiaires ; mesures prises pour sauver les meubles du pillage, argent répandu, tout tend à prouver que ce sont les orangistes qui se sont fait piller : non les grands personnages, mais les agents actifs ont fait piller les personnes placées plus haut.

Les désordres arrivent ; je ne parlerai pas de la conduite de l’autorité ; ceci est en dehors de mon sujet. Par ces désordres on voulait compromettre le peuple avec le soldat ; on voulait faire verser le sang du peuple. L’autorité sort de son assoupissement ; elle ordonne de faire cesser le pillage. Qu’arrive-t-il ? Un major de gendarmerie commande d’arrêter les dévastateurs : un homme s’élance à la bride de son cheval et veut l’empêcher de faire agir sa troupe, Quel est cet homme ? C’est un Hollandais.

Dans la ville que j’habite des provocations sont faites : on désigne des maisons au pillage ; on colporte une liste : qui fait ces provocations ? Un Hollandais. Il allait dans les cabarets exciter le peuple au pillage. C’est un Hollandais qui a la confiance des chefs du parti.

Oui, ce sont des orangistes qui dans les derniers troubles dont Bruxelles a été le théâtre, ont été les agents provocateurs ; ce sont eux qui ont employé cet affreux moyen pour exciter à la contre-révolution et ramener le prince d’Orange : il a fallu employer d’aussi affreux moyens pour faire sortir le peuple de son assiette. Existe-t-il un peuple en Europe plus tranquille que le peuple belge ? Au sein de nos populations on ne peut remarquer que des idées d’ordre et de paix. La révolution consommée, si des provocations n’avaient pas été faites, aucun désordre n’aurait affligé nos villes ; je rends cet hommage à mon pays que tous les désordres ont été le résultat des provocations des orangistes. Les pillages, les dévastations sont le fait des orangistes. Les provocateurs doivent s’en prendre à eux-mêmes de ce qui leur est arrivé.

La ville de Bruxelles ne peut donc être tenue à des dommages envers les orangistes dévastés et si l’on invoquait la loi de vendémiaire de l’an VI, ils se feraient piller par spéculation ; ils se feraient piller et dans l’intérêt de leurs opinions politiques et dans un intérêt pécuniaire. On peut déclarer avoir perdu au-delà de ce qu’on possédait, et tel qui perdrait sept cent mille francs réclamerait un million et demi. On peut gagner cent pour cent par suite de dévastations.

La loi de vendémiaire avait un côté très moral ; elle établissait une espèce d’assurance mutuelle entre les propriétaires d’une même commune ; mais elle ne peut être applicable aux provocateurs de pillage et surtout aux provocateurs politiques.

Où était le prince d’Orange, pendant que ces événements se passaient à Bruxelles ? Il était à la frontière, à la tête de sa troupe qui avait le sac sur le dos ; il était prêt à entrer.

Quelle était la situation des autres pays ?

En France de sanglants désordres épouvantaient l’une de ses principales cités ; Paris était sur le point d’être livré à l’anarchie.

Cette coïncidence a dû nous paraître saillante, car nous n’ignorons aucun des efforts, aucune des tentatives de Guillaume pour rentrer en Belgique ; les sacrifices qu’il a faits, et qu’il fait encore pour agiter la nation : il trouve commode d’exciter des émeutes, des conspirations pour remonter sur le trône belge, et il ne néglige aucun des moyens odieux qui servent à égarer les peuple.

Pendant que de sinistres événements avaient lieu en France et en Belgique, qu’observait-on en Allemagne ?

Lisez le Journal de Francfort, rédigé par le soudoyé du roi Guillaume. Cette feuille imprimait, le jour même des événements : « Il se passe en ce moment en Belgique quelque chose d’assez important pour que l’Europe y soit attentive : la république refoulée hors de Paris par des procès rigoureux, transporte son domicile à Bruxelles… »

Cependant il n’y a pas de république à Bruxelles puisqu’un honorable membre qui a voté la république au congrès a déclaré que, pour la trouver maintenant il faudrait prendre un microscope ; il n’y a d’autres républicains en Belgique que les orangistes.

Le Journal de Francfort ajoute à ce que nous avons cité : « En attendant l’action du temps qui ne sera pas lente, qu’on remarque bien ce que nous disons aujourd’hui les premiers : La république à Bruxelles est plus menaçante pour l’Europe que la république à Paris. »

Qui donc a pu mettre le rédacteur du Journal de Francfort, Durant, au courant des événements qui se faisaient le jour même à Bruxelles ? Le roi Guillaume lui-même ; celui qui paie le folliculaire comme il le payait chez nous.

Voilà des faits qui ne peuvent laisser aucun doute dans vos esprits : oui c’est la maison d’Orange qui a provoqué les pillages ; oui ce sont les partisans de cette maison qui les ont suscités.

Je dis plus : il n’y a pas le plus léger doute que les pillages de mars 1831 n’aient été également suscités par la maison d’Orange. Vous vous rappelez ces désastres ; vous savez qu’en 1831 on chercha vainement quels en étaient les auteurs. On attribua les désordres à l’association patriotique qui, dans ces circonstances, sauva le pays, loin de porter atteinte à la tranquillité ; elle a toujours prétendu qu’elle fit tous ses efforts pour réprimer les scènes de dévastation qui désolaient les patriotes. Dans cette assemblée, nous avons le président de cette association il pourra certifier ce que j’avance. Ainsi, des scènes de dévastation ont eu lieu, des pillages ont été commis sans qu’on n’ait pu en connaître les auteurs : examinons donc si nous trouverons quelques faits propres à nous les indiquer.

En 1831 comme aujourd’hui, des écrits des orangistes excitèrent à la révolte ; alors aussi la conspiration contre le gouvernement était flagrante ; elle s’était étendue sur tout le pays comme un vaste filet. Alors vous trouvez aussi des orangistes informés des pillages qui vont se commettre chez eux, et c’est à ce point que l’un d’eux dresse d’avance son inventaire, et le dresse si exactement qu’il y porte jusqu’à une demi-bouteille de vin ! Qui donc avait pu le mettre si bien au courant des événements ? Evidemment ceux pour lesquels il tenait la plume.

Le congrès national ordonna une enquête, et de cette enquête il est sorti cette vérité qu’on avait donné aux orangistes qui seraient pillés l’assurance que la valeur de ce qu’ils perdraient leur serait restituée. Je connais, moi, des personnes qui se faisaient gloire d’être orangistes et qui disaient publiquement : Qu’on nous pille, c’est ce que nous demandons. Aussi on les voyait excitant, provoquant, outrageant leurs ouvriers pour les exciter au pillage, et l’autorité n’avait pas moins de peine à arrêter ces provocations qu’à maintenir le peuple dans le devoir.

Mais voici un fait bien curieux qui prouve la part que le parti orangiste prit alors aux pillages, et sur lequel j’appelle toute votre attention. Il est consigné dans l’une des pièces de l’enquête ordonnée par le congrès national.

Vous savez qu’en 1831 des pillages et des dévastations affligèrent la ville de Liége, et que le pillage commença par celui du bureau d’un journal orangiste l’Echo, rédigé par un certain Dubard. Après le pillage de ce journal, la population se porta dans la maison de M. Orban, que les procès-verbaux désignent tous comme le chef du parti orangiste, et cette maison fut aussi dévastée… On peut nommer, c’est de l’histoire maintenant.

Alors les bons citoyens voulurent arrêter le désordre : on saisit des hommes en flagrant délit, et parmi ceux qui furent ainsi arrêtés se trouvait un homme qui, une bouteille de vin à la main, excitait vivement les autres. Savez-vous quoi est cet homme ? Je vous défie de l’imaginer. C’est le rédacteur du journal orangiste l’Echo, dévastant et provoquant à la dévastation.

Peut-on en douter ? J’en ai la preuve authentique ; j’ai en main le procès-verbal qui fut rédigé par le bourgmestre de Liége. On y lit ces mots :

« Les instigateurs sont difficiles à signaler. Quelques conducteurs des bandes dévastatrices sont arrêtés ; ils jouissent de peu de considération ; il en est de mal notés dans l’opinion publique (dans l’opinion patriotique). On a arrêté dans la maison Orban, au moment où on la dévastait, le nommé Dubard, éditeur responsable de l’Echo ; il tenait une bouteille de vin dans chaque main, et excitait les pillards.

« Le bourgmestre.

« Signé : Louis Jamme. »

Après ces faits, ne reste-il pas évident que c’est l’infâme maison d’Orange qui a excité les pillages en 1831 comme en 1834 ? Elle y a le plus grand intérêt. A l’étranger, elle veut déshonorer la révolution ; à l’intérieur, elle veut désaffectionner les personnes qui ont quelque chose à perdre en les poussant à recourir à elle.

C’est là la tactique constante de la famille des Nassau ; toujours vous la voyez, pour établir sa domination, armer la populace contre le peuple. Avez-vous, d’ailleurs, oublié l’histoire de Barnevelt, des frères de Witt ? Avez-vous oublié que la maison d’Orange a fait assassiner ces illustres républicains à cause de leur patriotisme ? Et la mère du roi Guillaume, n’a-t-elle pas fait venir les Prussiens sur le territoire hollandais en se faisant insulter par la populace hollandaise ? La maison de Nassau n’a-t-elle pas excité des troubles dans la Hollande, afin de l’asservir ? Elle fait les mêmes tentatives chez nous, mais elle ne réussira pas dans ses projets ; le patriotisme est trop enraciné en Belgique pour supporter encore le joug de nos anciens tyrans... (Bien ! bien ! très bien !)

Messieurs, notre révolution est pure des désordres qui ont désolé la capitale de la Belgique ; la révolution ne peut être responsable du fait dont la famille d’Orange et ses complices sont coupables. Ces faits tendent de plus en plus à démontrer aux puissances la nécessité où nous étions d’expulser une famille qui faisait peser sur nous les plus grands malheurs qui puissent peser sur un peuple.

Quant aux événements considérés en eux-mêmes, ils sont malheureux, ils sont déplorables ; mais en définitive les orangiste n’ont que ce qu’ils ont cherché ; ils ont cherché le pillage, et le pillage leur est arrivé. Ils ont pu voir quelle était la pensée du peuple et jusqu’à quel point ils pouvaient espérer de ramener le roi Guillaume.

Voilà la morale qu’on doit tirer des événements : les plus grands noms, quand ils se rangent du côté du parti populaire, sont tout puissants ; ils sont sans action quand ils se rangent contre le peuple.

Messieurs, j’avais à cœur de justifier la révolution des désordres que les ennemis du pays auraient voulu lui reprocher, et je crois que j’y suis facilement parvenu. Maintenant vient cette question toute parlementaire : Le ministère a-t-il fait son devoir ? Cette question est bien difficile : assurément le ministère aurait pu intervenir ; non pas, comme on l’a dit, pour verser le sang des citoyens ; car cela eût servi les intentions des anarchistes ; mais pour chercher à dissiper le tumulte. Ici une réflexion se présente : N’est-il pas de l’essence d’hommes qui ne sont pas capables d’agir par eux-mêmes, de ne pas trouver mauvais que d’autres agissent à leur place ?

Je pense que telle est la situation du ministère ; je pense que le ministère a laissé faire parce qu’il est incapable d’agir.

Ils ont reconnu, il est vrai, que les choses allaient plus loin qu’on ne se l’était imaginé d’abord ; alors ils ont essayé d’intervenir ; mais il était trop tard ; les malheurs étaient arrivés, et il fallut mettre en quelque sorte la ville en état de siège. En effet, une proclamation en dehors de la légalité, en dehors de la constitution, mit la ville de Bruxelles sous l’autorité militaire.

Si on eût pris cette mesure au commencement, pour prévenir le désordre, nous n’aurions pas à nous en plaindre ; si on ne l’eût continuée que pendant la journée des désordres, afin de ramener le calme, nous ne dirions rien ; mais la continue pendant plusieurs jours, quand l’ordre est rétabli, je n’en vois pas la nécessité ; et l’illégalité devient patente.

Que les ministres n’aient pas été fâchés de laisser faire, qu’ils aient effectivement laissé faire, c’est ce qu’il est facile de prouver. J’ai en main la déclaration d’un officier supérieur. Elle est extrêmement curieuse. Cet officier supérieur est commandé, avec sa troupe, de se transporter sur les lieux de dévastation ; il arrive vis-à-vis de l’un des hôtels pillés, et au moment où l’on ravageait cet hôtel, les guides étaient déjà arrivés depuis quelque temps. Ce chef de corps aperçoit un général de division qui occupe un des premiers rangs dans l’armée ; il s’avance vers lui : - Général, vos ordres ? - Mes ordres, répond le général, je n’en ai point ; adressez-vous au commandant de place.

Le commandant de place répond à son tour : Mon cher, je n’ai pas d’ordres à donner ; c’est au bourgmestre à les donner.

Le chef de corps rencontré le major-général de l’armée et lui demande des ordres. - Comment vous n’avez pas reçu des ordres, dit le major-général ? - On m’a dit qu’il fallait attendre les ordres de la municipalité, répond le chef de corps. - Eh bien, reprit le major-général, exécutez les ordres qu’on vous a donnés.

Le chef de corps rencontre un autre général qui lui dit quatre fois dans la journée : Ne faites rien, puisque vous n’avez pas d’ordres.

Cette conduite résume tous les faits de la journée.

M. le ministre de l’intérieur a parlé de l’inaction de la garde civique ; comme j’ai l’honneur d’appartenir à la garde civique, je me permettrai de prendre ici sa défense.

D’abord, pour faire intervenir la garde civique dans un pillage, dans une dévastation, il faudrait qu’il y eût une garde civique ; c’est là une condition essentielle ; or, de garde civique il n’y en avait pas.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - Il y en a bien une aujourd’hui.

M. Dumortier. - Il y en a une parce que le danger rallie les hommes. Il s’est fait une garde civique après les événements du 6 avril comme il s’est fait à Bruxelles une garde bourgeoise malgré le gouvernement hollandais.

Un grand reproche à adresser à notre gouvernement, c’est d’avoir laissé déchoir la garde civique. Je commande une légion, et on voudrait que je la fisse marcher pendant toute l’année 1834 avec 13 francs 14 centimes. (On rit.) Cette légion compte deux mille cinq cents hommes ; c’est un demi-centime par homme ; j’ajouterai que nous ne pouvons trouver aucune justice de la part de l’administration provinciale, c’est un fait que je signale au pays.

Il y a déjà longtemps qu’on a voulu désorganiser la garde civique ; ce dessein remonte aux événements du mois d’août. Je vais citer un fait qui est de toute authenticité.

Il y avait une partie de la garde civique que l’on pouvait facilement rassembler, c’était le premier ban ; cependant, quoique les hommes faisant partie de ce ban fussent prêts à marcher, on ne les appela point ; savez-vous pourquoi ? C’est qu’ils n’avaient point de fusils. Pour armer le premier ban quand il est parti, nous avons donné nos armes, les armes que nous avions conquises sur les Hollandais. Lorsque ce premier ban a été renvoyé dans ses foyers, vous penseriez qu’on nous a fait rendre nos armes ? Nullement, messieurs ; on les a fait déposer dans les arsenaux du gouvernement, et l’on a ainsi enlevé 15 mille fusils à la garde civique. C’est, comme on voit, commencer son désarmement.

Ce fait seul prouve jusqu’à l’évidence que le gouvernement emploie tous les moyens pour renverser la belle institution de la garde civique ; et c’est l’un des grands reproches que je lui adresse.

Sans garde civique je trouve qu’en présence des événements de Bruxelles la position était difficile ; mais pourquoi vouloir désorganiser cette garde …

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - C’est une erreur ; je n’ai pas voulu la désorganiser ; j’ai même présenté une loi sur la garde civique.

M. Dumortier. - Une loi sur l’uniforme.

M. le ministre de l'intérieur (M. Rogier) - La garde civique refusait le service sans uniforme ; vous l’avez dit vous-même.

M. Dumortier. - Répondez aux faits que j’ai cités, cela vaudra mieux. Messieurs, ainsi que vous l’ont dit plusieurs orateurs, lorsque le calme a été rétabli dans Bruxelles, le second tome des œuvres ministérielles a commencé, c’est-à-dire, qu’on a procédé aux expulsions du territoire.

Dans une séance précédente, j’ai déclaré, avec la franchise que je mets toujours dans les débats parlementaires, que plusieurs des expulsions avaient reçu l’approbation du pays ; c’est un fait que personne de nous ne contestera. Je pense, avec le gouvernement, que la Belgique ne doit pas être un repaire de conspirateurs, et que nous devons éloigner de notre territoire les étrangers qui cherchent à renverser notre état social ; mais de pareilles choses doivent se faire légalement et non d’une manière illégale.

Que dans le moment du danger le gouvernement ait pris des mesures extraordinaires, je suis prêt à lui accorder un bill d’indemnité. Mais comment justifie-t-on les mesures extraordinaires ? Par la loi de la nécessité qui est la loi suprême des Etats ; et le gouvernement ne devait pas sortir de ce qu’imposait cette nécessité ; or, quelle nécessité y avait-il à expulser un mort ? Quelle nécessité y avait-il à expulser des hommes qui depuis six mois sont hors du sol de la Belgique ? Quelle nécessité y avait-il à expulser des hommes complètement inoffensifs !

On a cité le nom du sieur Labrousse ; et moi aussi je rendrai hommage à son caractère. Ce ne peut être que sur de faux rapports qu’on a expulse ce généreux citoyen français. Il est républicain, cela est vrai ; mais devons-nous expulser les hommes à cause de leurs opinions ? Devons-nous écrire à la frontière : Les républicains ne peuvent entrer sur ce territoire ?

Je dirai ce que je sais sur M. Labrousse.

Il est à ma connaissance qu’on lui a proposé de faire partie d’une association en Belgique ; il a refusé en disant que, quoi qu’il conservât ses opinions, il ne voulait pas renverser un gouvernement qui lui donnait l’hospitalité.

On lui a proposé d’écrire dans les journaux, et il a encore refusé quoiqu’il ne fût pas fortuné. C’est un homme plein de sentiments de délicatesse. Il assistait ordinairement à vos séances ; il allait ensuite prendre un frugal repas, et dans la soirée il conversait avec plusieurs d’entre nous. Voilà quelle était sa vie. Quelle nécessité y avait-il donc à l’exiler ? Pendant les journées de désastre qu’a-t-il fait ? Sa conduite a été admirable ; il a lutté contre les pillards. Le cœur de ce jeune homme a été navré ; il me disait au moment de son départ : « Ce qui m’indigne, c’est de me voir frapper par le même arrêté qui frappait un Froment, arrêté qui frappe en même temps et l’instigateur des dévastations, et celui qui s’est efforcé de les empêcher. » Le gouvernement n’a pas suivie la loi de la nécessité dans cette expulsion ; je l’invite vivement à revenir sur cette mesure.

On a expulsé le sieur Béthune, rédacteur de la Papillote, journal tellement frivole qu’il porte sa destination dans son titre. Cette feuille porte pour épigraphe Exclusion perpétuelle des Nassau. Mais parfois elle lançait des quolibets contre M. Lebeau ; elle l’appelait Tristan. (On rit. Interruption. M. le ministre de la justice rit beaucoup.) Quelle nécessité y avait-il d’expulser le sieur Béthune de la Belgique ? La sécurité de l’Etat était-elle en danger ? L’honneur, la dignité nationale étaient-ils outragés à cause que la Papillote disait « Tristan-Lebeau » ?

Ces faits vous prouvent que l’on a mis dans ces expulsions au moins beaucoup de légèreté ; et si on s’est permis des expulsions dans l’intérêt personnel de quelques ministres, nous ne pouvons les admettre.

Quelle est la conséquence de ce système d’expulsions ? J’appelle votre attention sur une lettre que je reçois à l’instant de Tournay.

Deux Polonais, dont l’un officier de cavalerie, ayant 28 ans de service et décoré par Napoléon, avaient été deux ans en Belgique et venaient d’Ostende à Tournay. On demande à visiter leurs passeports. Le commissaire de police écrit dessus : « Vu pour se rendre en France, » le passeport n’ayant de destination que pour l’Angleterre. Voilà comment on se conduit en Belgique avec les étrangers. Le gouvernement ne voit-il donc pas vers quel abîme il marche ? Il est incontestable que, lorsqu’une fois on est sur la pente des inconstitutionnalités, on marche d’inconstitutionnalité en inconstitutionnalité jusqu’à ce qu’on tombe dans l’abîme. Je désire que le gouvernement reconnaisse avec franchise qu’il est sorti de la légalité et qu’il demande un bill d’indemnité. S’il agissait ainsi, tout le monde approuverait sa conduite.

Mais, dit le ministre de la justice, nous avons une loi, et nous serions bien dupes de ne pas nous en servir : c’est la loi de vendémiaire de l’an VI. A cet égard, le ministre de la justice, pour en prouver la légalité, a fait un long discours dans une des séances précédentes, et dans lequel j’ai remarqué deux arguments assez curieux.

La loi existe encore en France, donc elle existe en Belgique. Voilà un argument auquel je ne m’attendais pas. On cite ensuite un passage d’un discours de M. de Broglie, dans lequel on lit : « Notre pacte fondamental (la charte française) n’a porté aucune atteinte à la loi de vendémiaire, car elle garde le silence sur les étrangers ; » mais je ferai remarquer que cette citation est contre le ministre, puisque le pacte fondamental du royaume des Pays-Bas porte des garanties pour les étrangers et a anéanti ainsi la loi.

Le ministre a senti lui-même l’objection qui naîtrait contre sa doctrine de l’article 4 de l’ancienne loi fondamentale, et il a dit que cette objection n’était qu’une subtilité.

Il faut croire que les opinions ministérielles sont bien mobiles puisqu’aujourd’hui on appelle subtilité ce qu’il y a quatre ans on appelait évidence. Je tiens moi une brochure qui contient toutes les adhésions des avocats à la consultation faite à l’occasion de l’expulsion de deux jeunes gens ordonnée par le gouvernement hollandais. Parmi les noms des avocats qui donnèrent leur adhésion je trouve le nom de notre président ; le nom du premier président et de deux présidents de chambre de la cour de cassation ; le nom d’un savant avocat que je regrette de ne plus voir sur ce banc, le nom de M. Jaminé ; je trouve le nom de M. Jullien ; celui de notre collègue M. Nothomb ; celui de M. le sénateur Thorn.

On y trouve aussi le nom de M. de Robaulx, et même celui de notre honorable collègue M. Devaux (On rit). Je n’y trouve pas, il est vrai, le nom de notre honorable collègue M. Lebeau ; c’est que la brochure était imprimée avant qu’il eût donné son adhésion par correspondance ; or, quand on adhère par correspondance, c’est par conviction profonde. Quelquefois on adhère par camaraderie ; mais dans le silence et la méditation du cabinet, on n’adhère que parce qu’on est persuadé. Maintenant que dit M. Lebeau relativement à l’expulsion des étrangers ? Il dit « qu’il suffit de lire l’article 4 de la loi fondamentale pour être convaincu qu’il n’est pas plus possible d’expulser un étranger que de bannir un régnicole sans jugement. » Remarquez ces expressions : « Il suffit de lire l’article 4 ; » la chose est tellement évidente que la simple lecture suffirait pour convaincre.

Comment peut-on dire maintenant que l’objection tirée de l’article 4 de l’ancienne constitution est une subtilité ? C’est que M. le ministre de la justice a passé bien des nuits depuis cette époque où il agissait de concert avec nous pour défendre nos libertés. Il est vrai qu’il a dit, il y a peu de jours, que tous les raisonnements étaient bons pour les mauvais gouvernements…

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je n’ai pas dit cela ; j’ai dit le contraire.

M. Dumortier. - Cette maxime pourrait être funeste à M. Lebeau lui-même.

Ainsi, l’opinion du ministre de la justice était, il y a quatre ans, la même que nous professons aujourd’hui. Il a cité mes paroles dans une des séances ; mais j’aurais désiré qu’il eût dit à propos de quoi je parlais. Etait-il alors question d’expulsion ? Point du tout : il était question d’une arrestation arbitraire. Je prétendais que l’article 7 de la constitution, étant placé dans le titre relatif aux droits des Belges, devait avoir une autre portée que l’article 128. Je n’insisterai pas sur ce point.

Quant à la loi de vendémiaire, j’attendrai que le ministère de la justice nous déclare quels sont les motifs qui l’ont fait changer d’avis pour croire qu’elle n’est pas abrogée, qu’elle existe encore.

J’attache beaucoup d’importance aux opinions des ministres émises avant qu’ils arrivassent au ministère ; c’est qu’alors leurs opinions étaient désintéressés ; maintenant ils ne parlent plus qu’en présence de certains intérêts qui les égarent. Pour moi, je crois que les expulsions sont illégales, et j’espère que la cour de cassation fera son devoir, et fera respecter la constitution.

Nous nous rappelons les promesses qu’elle nous a faites le jour de son installation ; soyez assurés qu’elle saura les tenir, et qu’elle se montrera digne de sa position et de la confiance que nous avons en elle. Au reste, je conseille seulement au ministère de demander un bill d’indemnité, parce que le résultat d’un tel bill est de faire sanctionner par la chambre la mesure prise illégalement. Il faut ensuite que le ministère nous propose une loi, parce que la Belgique ne peut pas être un repaire d’étrangers malfaisants ; qu'on fasse une loi et qu’on la fasse promptement ; mais aussi que cette loi soit temporaire.

Le gouvernement a cru remplir un devoir en expulsant certains étrangers ; le gouvernement a un devoir beaucoup plus grand à remplir, et j’espère qu’il s’en acquittera : tout fonctionnaire public qui a signé les listes de souscription, est un traître à la patrie, et je vous les signale comme tels ; il fait que le gouvernement le brise comme verre, et destitue tout agent de l’administration, tout salarié de l’Etat qui appelle de ses vœux l’arrivée de l’ennemi ; il ne faut pas souffrir que de tels hommes soient à la charge du trésor et remplissent aucune charge.

M. Gendebien. - Ils auront la préférence.

M. Dumortier. - Loin de moi l’idée que les fonctionnaires publics doivent être les serviles exécuteurs des volontés ministérielles ; les fonctionnaires publics ne sont que les exécuteurs des lois. Mais lorsqu’il s’agit de l’existence du pays, lorsque la nation tout entière s’est prononcée avec une aussi frappante unanimité, le gouvernement serait coupable au premier chef, s’il ne destituait pas tout fonctionnaire public qui, par ses actes, cherche à ramener la patrie sous le joug du tyran. (Vives marques d’approbation.)

M. le président. - La parole est à M. Jullien.

M. Jullien. - L’honorable M. Dumortier vient de parler contre les rapports de MM. les ministres de l’intérieur et de la justice. Mou intention étant de parler dans le même sens, si quelque orateur veut parler pour les rapports, je ne prendrai la parole qu’après lui.

M. le ministre des affaires étrangères (M. F. de Mérode) - Je n’entreprendrai pas, messieurs, de défendre le ministère contre les attaques dont il devait être inévitablement l’objet après les troubles infiniment regrettables dont Bruxelles a vu le triste développement. J’ai été témoin et acteur répressif de ces scènes pénibles, ou j’ai entendu les hommes spécialement chargés de les empêcher ; et si toute la fermeté, l’habileté, la prévoyance possible n’ont pas été déployées dans ces moments critiques où la moindre hésitation et en même temps la moindre démarche faible ou exagérée dans sa force peuvent devenir funestes, je ne crains pas de dire : Bien hardi, bien sûr de lui-même, est celui qui ose affirmer qu’il eût été capable de conjurer le mal qui a été fait, de circonscrire ses ravages dans un cercle moins étendu. Je laisse à l’enquête le soin d’accuser ou de justifier les actes individuels soumis à ses investigations ; des explications préalables suffisantes ne semblent avoir été données au pays par les journaux, aux chambres par mes collègues.

L’autre cause qui vous est soumise se résume dans ces deux questions :

La loi de vendémiaire an VI est-elle abrogée ?

L’usage qui vient d’en être fait par le gouvernement est-il opportun et justifié par les circonstances ?

La première question pourrait se résoudre par l’affirmative si l’ancienne loi fondamentale avait assimilé complètement l’étranger à l’indigène, quant au droit indéfini et illimité de séjour en Belgique que possède le citoyen belge.

La constitution du précédent royaume des Pays-Bas offre-t-elle un texte qui porte cette clause absolue et extraordinaire ? Je n’en vois aucun ; je lis dans l’article 4 : « Tout individu qui se trouve sur le territoire du royaume, soit régnicole, soit étranger, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. »

Qu’est-ce que cette protection accordée aux personnes et aux biens, si ce n’est la garantie légale en faveur de l’étranger comme en faveur de l’indigène contre tout attentat exerce sur sa personne ou sa propriété ?

Mais la protection promise par l’Etat à l’étranger qui se trouve sur son territoire, est-elle une renonciation entière au droit que possède le gouvernement de cesser de consentir à la résidence de l’étranger, lorsqu’elle devient un objet d’inquiétude ?

C’est ainsi que l’a compris, dit-on, la commission mixte chargée du projet de loi fondamentale soumis à l’acceptation des notables en Belgique et en Hollande ; et à l’appui de ce système d’hospitalité universelle sans limites et hors de toutes les règles de la prudence, on a cité des observations faites par M. Dotrenge dans une circonstance où la question qui nous occupe se trouvait engagée.

Messieurs, fût-il vrai, ce dont je ne puis m’empêcher de douter, qu’une faible majorité de la commission mixte hollando-belge, qui prépara le projet de loi fondamentale, eût alors si peu d’intelligence des besoins éventuels de la société, s’ensuivrait-il que les notables qui fictivement du moins, adoptèrent la constitution des Pays-Bas, ont dû adhérer à autre chose qu’au texte offert à leur acceptation et dans sa signification naturelle, signification qui ne porte nullement le caractère exorbitant et dangereux qu’on s’est plu à lui attribuer ?

Je ne le pense pas. La méthode interprétative qui consiste à établir des absurdités politiques sur des inductions très étendues, que ne comporte pas le texte lui-même d’un article de la constitution, a été employée, je le sais, par des publicistes libéraux sincères, qui sont nos amis, par des membres honorables qui siégeaient aux anciens états-généraux sous le régime précédent. Qu’est-ce que cela prouve ? Que des hommes de hier, préoccupés du désir ardent de résister à l’oppresseur obstiné s’échauffent quelquefois au point de dépasser les limites du vrai. Tout argument plaidé en faveur d’une juste cause devient excellent à leurs yeux, dès qu’il offre une apparence logique, et que pour empêcher l’arbitraire de frapper méchamment quiconque lui déplaît, cette apparence demande impérieusement à être transformée en réalité.

Théoriquement le ministre van Maanen interprétait avec sagesse sous plusieurs rapports l’article 4 de la loi fondamentale ; en pratique, il soumettait Fontan à des mesures vexatoires que rien ne motivait, et dès lors il excitait de la part de tout homme consciencieux une vive opposition, qui d’ailleurs, ne l’oublions pas, dérivait d’une foule de griefs accumulés.

L’article 4 de la loi fondamentale, je ne crains pas de le dire, n’exprimait donc point l’idée antisociale que tout étranger qui se trouvait sur le territoire du royaume possédait le droit absolu, irrévocable d’y fixer indéfiniment sa résidence au même titre qu’un régnicole, et sans égard à aucune loi précédente, même en cas de guerre avec son pays ; mais, dans le sens grammatical et rationnel, il signifiait que l’attentat contre sa personne et ses biens serait aussi sévèrement réprimé que tout acte semblable commis envers un régnicole.

C’est ainsi d’ailleurs que l’a compris le pouvoir constitutionnellement investi du droit d’interpréter la loi fondamentale des Pays-Bas et qui n’a point obtempéré aux observations des opposants. Nous sommes forcés de respecter ses décisions lorsqu’elles blessent nos intérêts ; devons-nous les biffer comme non-avenues, lorsqu’elles sont conformes aux nécessités de notre situation politique actuelle ?

Messieurs, l’application de l’article 7 de la loi de vendémiaire an VI n’est point un attentat contre l’étranger ou ce qu’il possède ; c’est une mesure d’ordre et de sécurité publique dont l’application doit être rare et exceptionnelle, et pesée mûrement par l’autorité chargée de l’exécution. Est-elle moins rigoureuse cette autre disposition légale qui permet aux agents de la justice criminelle d’arrêter et de détenir un prévenu qui souvent, après une longue détention, est reconnu innocent ?

Et toutefois celui-ci a un droit naturel plus positif de ne pas être incarcéré, que l’étranger à ne pas recevoir l’ordre de quitter un pays dont sa présence peut compromettre la sécurité ; et cette loi de vendémiaire an VI, qui rend les communes responsables des dévastations commises sur leurs biens, qui soumet les vingt plus forts contribuables, fussent-ils entièrement étrangers au crime commis, à fournir l’avance de l’indemnité exigée par la loi, qu’est-elle donc cette loi approuvée par M. Ernst, et que je considère, moi, comme d’une révoltante iniquité ? Est-elle moins dure pour le régnicole paisible dont elle peut consommer la ruine, que l’expulsion pour l’étranger turbulent ?

N’est-il pas vrai, messieurs, que cette protection si généreuse en faveur des moyens de perturbation retombe en définitive de tout son poids sur l’honnête citoyen qui n’aura pas eu la hardiesse ou l’habileté de se battre dans la rue ?

J’aborde la seconde question que j’ai posée en commençant. L’usage que vient de faire le gouvernement du droit d’expulsion est-il opportun et justifié par les circonstances ? Jusqu’au 6 avril je croyais assez au bon sens populaire pour me persuader qu’il était incapable de tolérer désormais de graves excès ; je pensais que les habitants de Bruxelles, appartenant aux diverses classes imiteraient notre exemple, considéreraient sans colère de pompeuses et vides manifestations d’orangistes. Je ne m’imaginais point que des méchants ou des patriotes absurdes eussent encore assez de crédit et d’influence pour engager des travailleurs à des actes destructifs des éléments et de la prospérité industrielle renaissante de travail à un vandalisme aussi stupide que la dévastation de 60 maisons. On nous a dit que le gouvernement a manqué de prévoyance et de prestesse ; mais si la moindre distraction, la moindre erreur du ministre ou des autorités inférieures, livre en un instant l’ordre public à la merci des provocateurs de troubles repoussants, comment la nation reposera-t-elle en confiance sous l’arbre de la liberté ?

Lorsque nous nous séparâmes après la discussion de la loi sur le chemin de fer, qui de nous, messieurs, songeait aux désordres qui ont affligé cette capitale, prévoyait les événements bien plus déplorables encore dont la France et nous-mêmes avons été effrayés ? Eh bien, ces malheurs inattendus se renouvelleront et détruiront infailliblement les institutions libérales qu’il nous a coûté tant de peine à établir, si l’impunité des délits politiques continue à être le résultat de l’absence ou de la non-application des lois répressives.

Jusqu’ici, messieurs, une fatale erreur a dominé les esprits en France et en Belgique ; on a été forcé de renverser violemment les gouvernements établis pendant quinze années, parce qu’ils manquaient ouvertement et audacieusement à leurs obligations, parce qu’ils méconnaissaient d’imprescriptibles droits nationaux. On s’est ainsi persuadé faussement que la révolte, le mépris de l’autorité, les tentatives de bouleversement, n’étaient point des crimes infiniment préjudiciables à l’humanité. On les a considérés comme des combats où le vaincu n’avait guère d’autre tort que d’avoir échoué. On a placé sur la même ligne les réfugiés politiques, n’importe leurs principes et leurs actes antérieurs ; et j’ai entendu un fort honnête homme me dire sans émotion, en parlant de certains Polonais qui ont provoqué les massacres des prisons à Varsovie, qu’ils professaient l’opinion conventionnelle. C’est ainsi, messieurs, qu’on donne une dénomination que j’appellerai fashionable à l’opinion qui permet de livrer aux bourreaux ou aux assassins quiconque veut résister aux principes d’une démagogie effrénée.

Je ne comprends pas cette tolérance banale pour les croyants de certaines religions politiques essentiellement cruelles. J’aime et j’honore le martyr de la liberté. Jamais, sous le nom de réfugié politique qu’il porte, je ne lui ferai la honte de le confondre avec l’anarchiste fugitif, couvert du sang des martyrs qui ont succombé sous ses coups pour la défense de l’ordre public et des lois.

Quant à la presse, on lui a concédé en fait une licence indéfinie et sans limites ; le jugement par jurés, combiné avec le sentiment faux dont je viens de rendre compte, est absolument illusoire. Les plus atroces calomnies et injures contre le Roi, publiées par le Messager de Gand, ont provoqué une seule fois, de la part du ministère public, des poursuites contre ce journal ; il a été acquitté, et s’est enhardi par cette scandaleuse impunité : cette impunité a excité alors le mécontentement des militaires, qui ont appelé à des combats singuliers les auteurs de ces dégoûtantes injures, comme elle a entraîné le peuple dans la voie révolutionnaire où il s’est engagé le 6 avril pour obtenir par la violence une justice que le gouvernement ne peut lui procurer par des moyens réguliers et légaux.

Aussi, quel est le langage des prôneurs de l’orangisme ! « Nous vous l’avons dit cent fois, répètent-ils ; vous avez établi un gouvernement de désordre et d’anarchie, un gouvernement incapable d’offrir aucune sécurité intérieure et extérieure. Eh bien, nous profiterons de l’impunité qu’assurent vos lois, qu’assure votre jury auquel nos avocats persuadent qu’un délit politique n’est rien ; nous en profiterons pour renverser ce régime impraticable, cette liberté ridicule.

Nous provoquerons votre classe moins éclairée que patriote, qui ne comprend point vos utopies ; elle nous pillera, et alors nous aurons recours à la loi de vendémiaire an VI, que vous maintenez soigneusement en notre faveur. Vos villes, votre capitale plus particulièrement, seront ruinées par d’énormes indemnités : tant pis pour vous, tant pis pour votre constitution, tant pis pour vos inventions ultralibérales, tant pis pour vos ministres que nous rendrons responsables de toutes les émeutes provoquées par nous-mêmes et dont nous savons bien qu'il leur est difficile, si ce n’est impossible, de prévenir constamment l’explosion. »

D’autre part la faction anarchique, faible par le nombre en Belgique, mais qui ne manque jamais de quelque force parce qu’elle emploie, non pas, tous les arguments, mais tous les moyens, vous prêche la légalité et son puritanisme le plus étroit, afin de vous étrangler à son aise dans les liens qu’elle tresse hypocritement, car elle se met sans cesse hors de la constitution, hors des lois.

Elle attaque la dynastie, la royauté déclarée inviolable ; elle prêche plus ou moins haut un régime repoussé par le vote presque unanime du congrès national. Elle vante tous les brouillons, tous les ambitieux déçus, tous les aventuriers incapables ou équivoques qui ont pêché en eau trouble et qui ne sont pas rassasiés. Elle déchire les amis de l’ordre public, surtout ceux qui, plus courageux, se prononcent hardiment et activement contre les doctrines de désorganisation sociale. Elle flétrit sans relâche les ministres du culte que professe la généralité du peuple belge, parce que ces hommes propagent des sentiments moraux et religieux, incompatibles avec le délire de l’orgueil qui ne respecte nul frein et de la cupidité brutale qui veut tout envahir, n’importe à quel prix.

Que faire provisoirement, messieurs, contre ces divers ennemis, dont les uns nous menacent du côté du nord, les autres du côté de cette noble France qu’ils essaient de replonger dans la barbarie. Violer, enfreindre la constitution ? A Dieu ne plaise ! elle est la base solide dont il ne faut pas nous écarter malgré l’abus qu’en font ceux qui veulent la détruire et accusent ceux qui la défendent, afin de tromper votre bonne foi.

Non. Mais il faut nous abstenir soigneusement de renier les lois de sécurité sociale que la constitution n’a point abrogée. Il faut en laisser l’usage même au gouvernement, fût-il trop large, trop mal défini, jusqu’à ce qu’un avenir moins orageux nous soit assuré. Il faut nous défendre d’une générosité mal entendue et qui serait fatale à la paisible existence du pays, au développement des forces agricoles et industrielles, indispensables aux besoins de sa nombreuse population.

C'est ce qu’a compris le ministère en prenant avec modération et sous sa responsabilité la mise à exécution de la loi de vendémiaire an VI, et contre les prédicateurs étrangers de l’orangisme, et contre les organes passionnés du mauvais génie, qui a porté la désolation et la ruine dans la plus industrieuse cité de la France, qui a fait couler dans Paris le sang des meilleurs citoyens, qui a conduit quelques soldats français à des excès commis par méprise sur des êtres inoffensifs, au milieu des égarements de la colère enflammée par des assassinats.

Attendrez-vous, messieurs, que des malheurs si grands viennent vous réveiller pour prendre d’humaines et salutaires précautions ? Est-ce pour vivre heureux et indépendants que vous avez une constitution ? Ou bien la constitution a-t-elle été créée en faveur des artisans de troubles nés et à naître en Belgique et en tous pays ?

Interrogez vos consciences : l’œuvre du congrès national n’a point eu cette dernière destination. L’intention de sa généreuse assemblée, dont plusieurs d’entre nous ont été membres, fut toujours de concilier l’ordre, la sécurité publique et la liberté. L’interprétation conservatrice, rationnelle, pratique, nécessaire des articles obscurs de la constitution, est donc non seulement un droit qu’il vous appartient d’exercer, mais un devoir sacré que vous avez à remplir envers le pays.

Voyez où nous conduisent, depuis trois ans, les subtilités de la chicane méticuleuse qui envahit malheureusement cette enceinte comme les tribunaux ordinaires ; qui nous fait pâlir des mois entiers pour discuter quelques économies sans importance dans nos budgets. Une foule de lois organiques, indispensables et pressantes, nous manquent essentiellement, et lorsqu’il est évident que ces lois absorberont un nombre considérable et presqu’indéfini de ces trop courtes séances que nous consacrons aux affaires de la nation, vous consentiriez à priver le gouvernement des moyens protecteurs dont les lois précédentes l’arment encore !

Vous ajouteriez au fardeau du programme législatif dont vous êtes surchargés l’obligation immédiate de remplacer d’autres lois imparfaites, j’en conviens, mais qu’il importe de maintenir provisoirement. Le droit d’expulsion établi par la loi de vendémiaire an VI est assurément trop absolu, trop indéfini pour un état normal ; mais n’oubliez pas que nous ne sommes point en paix, que la guerre, moins menaçante que précédemment, est cependant toujours à nos portes, tandis que les idées subversives importées du dehors cherchent à détruire la moralité de nos populations.

Ceux-là même qui essaient de les corrompre, qui désirent le renouvellement de la plus insupportable tyrannie (car ils ne peuvent s’empêcher de s’associer directement ou indirectement aux adeptes de la barbarie despotique de la première révolution française), ceux-là ne cesseront de nous attaquer sans mesure et sans conviction, en nous comparant aux gouvernements les plus absolus, les plus odieux. Qu’importe ! j’aime trop mon pays, je suis trop libéral, trop dévoué aux intérêts du peuple, à mes devoirs envers le Roi, auquel nous avons promis appui et fidélité, pour être un seul instant retenu par la crainte des injures et des mensonges que fera retentir une calomnieuse renommée.

M. Jullien. - Messieurs, je ne crois pas qu’il y ait dans tout le royaume un seul individu, s’il porte un cœur bon honnête, qui n’ait été aussi indigné qu’affligé des brigandages commis dans la capitale le 5 et le 6 de ce mois.

Une chose digne de remarque, et sur laquelle j’appelle l’attention de la chambre, c’est que c’est presque toujours après notre séparation que de tels événements arrivent. Rappelez-vous ce qui s’est passé il y a à peu près un an à Anvers et à Gand. Il s’agissait comme à présent de menées orangistes. On parlait de remonter l’esprit public, il fallait travailler les élections ; il y eut bientôt des attentats contre les personnes et les propriétés ; c’était la même facilité pour l’exécution, la même impunité dans l’action. Partout on avait des moyens de répression ; nulle part ils n’ont été employés. En vérité, messieurs, si nous ne connaissions pas le ministère autant que nous le connaissons bien, en examinant le retour périodique de ces désastres, nous serions tentés de croire que le pillage est chez nous un moyen de gouvernement.

Quoi qu’il en soit, j’examinerai brièvement les faits, et ne m’attacherai qu’à ceux qui sont caractéristiques et que tous les rapports du monde ne pourraient détruire ni affaiblir.

Ces faits sont que le 5 les pillages out commencé, et après que l’autorité a eu tout le temps d’être avertie ; que le 6 les bandes de pillards parcouraient tranquillement les rues, enseignes déployées ; qu’elles étaient suivies presque toujours de la force armée qui les observait ; qu’elles plantaient leur drapeau devant les maisons qui leur étaient désignées et que pendant qu’elles se livraient à leurs criminelles dévastations, la force armée entourait les maisons, étonnée, humiliée de son inaction, les regardait faire, et leur livrait passage. Ces faits sont patents, ils sont notoires ; ils ont eu pour témoin toute une population.

Si on demande maintenant au ministère la cause de cette coupable inaction, il montre des ordres, des lettres, des proclamations, des réquisitions, qui semblent se chercher ou s’attendre, et qui se croisent en tous sens. Des écrits partout, des actes répressifs nulle part ! Ainsi après des faits tels que ceux-là, et que l’on ne peut révoquer en doute, tout ce qu’il est possible de dire, c’est que le ministère, s’il n’a pas autorisé les pillages, au moins les a-t-il laissé faire. C’est l’opinion générale, c’est l’opinion même de ceux qui les attribuent à des causes particulières qui ont dû vous paraître fort étranges.

Mais, disent les ministres, que pouvions-nous faire ? La force armée qui était à notre disposition était insuffisante. Nous n’avions que 2,383 hommes, y compris la cavalerie. Si j’écoute M. Nothomb, « il fallait attendre l’artillerie, sans cela on ne pouvait rien. » Eh ! Messieurs, qui pourra croire à de semblables pauvretés ? ce ne seront pas sans doute ceux qui ont vu des émeutes, ceux qui ont eu l’honneur de porter l’épaulette, ni ceux qui voudront faire usage de leur jugement, d’autant plus que d’après le rapport de M. le ministre de l’intérieur les groupes (car ce n’étaient même pas des bandes), les groupes qui parcouraient les rues ne semblaient pas très animées ; le pillage se faisait tranquillement, avec ordre et comme un travail de commande.

Si avec 2,383 hommes vous n’avez pas pu faire la police d’une ville dans une circonstance pareille, et si vous ne l’avez pas faite, c’est que vous ne l’avez pas voulu. « Mais, dit encore le ministre de l’intérieur, il y avait des empêchements moraux ; c’était aux cris de vive le roi que se commettaient les dévastations. » Il y avait des empêchements moraux ! C’est vraiment bien le cas de dire : Où la morale va-t-elle se nicher ? (On rit.) Si l’administration propage cette doctrine, il suffira donc de crier vive le roi pour commettre impunément tous les attentats ; le cri de vive le roi sera pour la police répressive la tête de Méduse. Ce n’est pas nous, messieurs, qui avons cherché à avilir ainsi la majesté royale, à couvrir du manteau de la royauté ces honteuses saturnales, et à montrer les rois comme des dieux malfaisants.

« Il aurait fallu (c’est toujours M. le ministre de l’intérieur qui parle), « il aurait fallu lancer les soldats sur le peuple pour réprimer le mouvement. » Mais je vous demanderai à mon tour : qui est-ce à Gand qui a lancé les soldats sur de jeunes étourdis pour un misérable charivari, une simple contravention de police ? Et le sang a coulé, et le sang de cette intéressante jeunesse est-il donc moins précieux pour vous que celui des pillards ?

Enfin, vous demandez ce qu’il fallait faire. Il fallait aussi planter votre drapeau sur la place publique, et y inscrire ces paroles énergiques de la régence de Liége : « L’ordre public sera maintenu à tout prix. » Et l’ordre public aurait été maintenu. La voilà donc cette régence de Liége si violemment attaquée hier encore dans cette enceinte, si injustement calomniée ! C’est elle qui donne l’exemple de l’ordre, de la dignité et de la fermeté.

On oppose les troubles qui ont eu lieu à Paris en février 1831 ; on les oppose comme un argument. La comparaison est mal choisie. Au mois de février 1831, la révolution de juillet était encore palpitante ; le parti qui avait excité la révolution, qui en avait été la cause, relevait audacieusement la tête, tandis que trois ans et demi nous séparent des journées de septembre. On n’excuse pas d’ailleurs des pillages par d’autres pillages ; dans ces sortes d’excès, je ne peux voir des opinions politiques.

Je sais que dans les luttes véritablement politiques, il n’y a pas de criminel, il n’y a que des vaincus ; ma sympathie est pour eux ; mais là où il y a des vols à force ouverte, des bazars la voie publique, où se trouvent les objets volés, je ne vois plus là que des crimes qui doivent être sur-le-champ réprimés dans toute société organisée ; qu’on ne vienne donc pas me citer Cartouche pour excuser Mandrin. (Hilarité.) Cherchez vos comparaisons ailleurs.

On a parlé dans le rapport de la vive adhésion du peuple, de la sympathie des soldats pour le peuple, parce qu’ils sont peuple aussi. Nous ne vous comprenons pas ; de quel peuple parlez-vous ? Le peuple, à mon avis, c’est tout le monde ; et je ne pense pas que toute la population de Bruxelles ait vivement adhéré à des dévastations qu’on lui fera peut-être chèrement payer.

Voulez-vous diviser le peuple en catégories ? Ce sont les propriétaires, les hommes titrés, les industriels, et enfin les prolétaires ; or, on ne me fera pas croire que ce soient les grands propriétaires, les hommes titrés qui aient eu une vive adhésion pour les pillards des hôtels du prince de Ligne, du due d’Ursel, du marquis de Trazegnies, du compte de Béthune, etc. Car les propriétaires savent que sans le respect pour la propriété, il n’y a pas de société possible.

Sont-ce les négociants, les industriels, qui auraient adhéré par hasard, aux pillages des magasins et les ateliers de MM. Tilmont, Jones, Hoorickx ? Mais le commerce ne vit que de sécurité et de confiance. Enfin ces fauteurs de troubles auraient-ils trouvé de la sympathie dans les prolétaires, et j’entends par prolétaires cette classe estimable d’hommes qui vivent honnêtement de leur travaux ; assurément non car ils savent par expérience que le résultat de l’anarchie, est d’éloigner les riches et les étrangers qui les font vivre.

Quel est donc ce peuple qui adhère si vivement au pillage, ou qui pille lui-même ? Ce peuple, c’est le rebut de toutes les grandes populations, c’est cette population qui a l’instinct du pillage, qui est partout où on lui montre l’appât du butin. Dites-moi donc, ministres, est-ce là votre peuple, et voudriez-vous faire partie d’un peuple pareil ? (Rires, agitation.)

Mais, nous dit-on encore, la tranquillité a été maintenue dans les provinces. C’est bien dommage vraiment qu’elle n’ait pas été troublée partout ; mais à qui le doit-on ? A la fermeté des administrations locales, et, s’il faut vous le dire, à l’indignation qu’ont excité partout les troubles si étranges de la capitale. Car dans les villes ces désordres ont en lieu jadis, tous les citoyens sont bien résolus à défendre, au péril de leur vie, leurs personnes et leurs propriétés.

Messieurs, ces excès sont déplorables sans doute, mais il y a quelque chose de plus déplorable encore, ce sont les raisons par lesquelles on a prétendu non pas les justifier (c’est impossible), mais les excuser. Nous avons entendu dire dans d’autres circonstances à des organes du pouvoir, et on n’a pas manqué de le répéter, que les orangistes, par leurs odieuses provocations, s’étaient mis eux-mêmes hors la loi, qu’ils ne devaient pas compter sur sa protection, qu’ils n’avaient droit à aucune réparation ; examinons cette doctrine, car tout l’ordre social est là.

La loi, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse, ne perd jamais son empire ; si elle pouvait se retirer un instant, je ne dis pas d’une classe d’individus, mais d’un seul citoyen, il n’y aurait plus de sécurité pour personne, il y aurait à l’instant même anarchie, car l’anarchie n’est rien autre chose que l’absence des lois.

La loi, messieurs, protège le plus vil criminel jusqu’à ses derniers moments. Voyez comme elle procède. Elle entoure d’abord son arrestation de formes protectrices, elle le suit avec sollicitude devant ses juges, elle lui donne un défenseur d’office, s’il n’a pas le moyen de faire un choix, et s’il n’en veut pas du tout, elle le fait défendre malgré lui, parce que dans la justice criminelle on professe cette maxime, qu’on ne doit pas écouter celui qui veut périr ; s’il est condamné au dernier supplice, la loi l’escorte jusque sur l’échafaud, que dis-je : elle veille jusque sur son cadavre, pour qu’il ne soit pas jeté aux gémonies…

Et parce que des hommes d’un certain parti auront fait une démonstration imprudente, coupable si vous voulez, de leurs affections pour une famille, à laquelle ils doivent peut-être de la reconnaissance, on viendra les déclarer hors la loi. Ah ! Messieurs, hâtez-vous de flétrir de pareilles doctrines, car elles préludent d’ordinaire à la dissolution des sociétés.

S’il en était ainsi, ce serait donc un guet-apens que l’article 14 de votre constitution, car cet article consacre la liberté de manifester ses opinions en toute matière.

Et quand j’userai ou même que j’abuserai de cette liberté, on viendra me piller, on remettra le glaive de la justice aux mains d’une populace égarée !

Si c’est ainsi qu’on entend la liberté et les gouvernements représentants, je vous déclare que, pour mon compte, je préfère cent fois un gouvernement franchement absolu à toutes ces constitutions de mensonge et de déception, véritables pièges où viennent se prendre les hommes sincères, les hommes généreux, parce qu’ils ont foi dans les lois qu’ils ont jurées ; mais quant ces fourbes politiques, qui se jouent de leurs serments, pour qui tous les gouvernements sont bons pourvu qu’ils y fassent leurs affaires, ceux-là s’en tireront toujours, sinon le cœur net, au moins les mains pleines. (Rires, mouvement prolongé.)

Je termine mes observations sur ce rapport, et, en attendant une proposition formelle, je m’unis à mes honorables amis pour blâmer la conduite du ministère.

Je passe maintenant, messieurs, à l’examen du rapport de M. le ministre de la justice sur l’expulsion des étrangers.

(Moniteur belge n°119, du 29 avril 1834) Le gouvernement a profité des derniers troubles pour bannir du royaume les étrangers qui l’importunent ou qui lui déplaisent ; il prétend qu’il est dans son droit, et il se fonde sur l’article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI.

Cette loi est-elle abrogée ? Dans le cas contraire est-elle applicable à tous les étrangers indistinctement ? Voilà les questions que je me propose d’examiner.

Ces questions, messieurs, sont plus particulièrement du domaine des hommes de loi ; cependant si vous daignez me prêter votre attention, je tâcherai de les exposer avec assez de clarté pour qu’elles soient à la portée de tout le monde.

Si je voulais les compliquer et les embrouiller de manière à ne plus s’y reconnaître, je pourrais tout comme un autre y mêler de la diplomatie et vous faire des peurs effroyables des revenants de la république et de la Société des Droits de l’homme. (On rit.) C’est la manière dont ont procédé de tous temps les jongleurs politiques, quand ils ont voulu confisquer à leur profit les libertés des peuples. Ce n’est pas ma manière de faire.

Avant d’entrer dans la discussion, j’établirai quelques distinctions, je poserai quelques principes.

On a toujours distingué deux sortes de lois, les lois temporaires et de circonstance et les lois ordinaires, lois de perpétuité et de durée.

Les premières, faites pour des cas extraordinaires, cessent avec les circonstances qui les ont fait naître ; et la raison en est simple : on ne doit pas continuer le remède après que le mal est passé, et quand dans un moment de crise on est obligé de sortir du droit commun, on se hâte d’y rentrer aussitôt que le danger a disparu. Voilà de ces principes élémentaires que personne, je crois, n’oserait contester.

Quant aux lois ordinaires, voilà les règles que le législateur a toujours suivies.

Ou bien il déclare qu’au moyen de la loi nouvelle toutes les autres lois sur la matière sont abrogées, ou bien il ne dit rien du tout. Dans le premier cas, l’abrogation est formelle, la loi est morte. Dans le second, on suit cette règle de droit que je ne fais que traduire en français :

« Les lois postérieures appartiennent aux lois antérieures, à moins qu’elles n’y soient contraires. »

Ainsi ; tout ce qui dans la loi antérieure est contraire à la loi nouvelle, est virtuellement abrogé comme si l’abrogation eût été formellement prononcée ; mais tout ce qui n’y est pas contraire est conservé, parce que, dans l’intention du législateur, la loi ancienne n’est que le complément de l’ancienne.

Ces principes qui, je l’espère, sont compris par tout le monde, serviront à éclairer la discussion.

Je me propose d’établir les quatre propositions suivantes :

1° La loi de vendémiaire an VI est une loi de circonstance.

2° En fût-il autrement, elle a été abrogée par l’article 4 de la loi fondamentale.

3° Subsidiairement elle est abrogée par l’article 128 de la constitution.

4° Finalement, fût-elle encore en vigueur, elle n’est pas applicable aux étrangers domiciliés.

Que la loi de vendémiaire soit une loi de circonstance, une loi de crise, c’est ce qu’indiquent suffisamment et la déclaration d’urgence, et les dispositions elles-mêmes de la loi.

Voici cette déclaration d’urgence. (L’orateur lit la déclaration.)

« Le conseil des cinq cents, considérant qu’on ne peut trop se hâter de pourvoir à la sûreté intérieure de la république, déclare qu’il y a urgence. »

Toutes les dispositions de la loi, qui se compose de sept articles, justifient cette déclaration.

Et si vous pouvez vous emparer de l’article 7, dites donc aussi, d’après l’article 2, que tous les passeports antérieurs sont annulés ; obligez, d’après l’article 3, tous les étrangers qui sont dans le royaume de se présenter devant le gouverneur de la province où ils se trouvent, pour y faire les déclarations prescrites.

Ordonnez, d’après l’article 4, à tous les commandants de vos ports de conduire devant les administrations du lieu où ils débarquent, tous les passagers qui se trouveront sur les navires de toutes les nations.

Faites revivre la législation pénale de l’article 6 contre les administrateurs qui délivrent des passeports sous des noms supposés.

Pourquoi donc vous attachez-vous uniquement à l’article 7 ? Avez-vous plus de droit sur celui-là que sur les autres, et si celui-là est toujours en vigueur, expliquez-moi pourquoi les autres seraient abrogés ? La raison en est que vous voudriez déployer tous les arbitraires à la fois, et faire ainsi d’un pays jadis hospitalier une véritable Tauride.

Vous voyez donc bien, messieurs, en combinant ensemble toutes ces dispositions, que la loi de vendémiaire n’est qu’une loi de circonstance, une loi temporaire ; je dirai plus, c’est que, dans un procès analogue qui se plaide dans ce moment à la cour d’appel de cette province, on a cité le Moniteur du temps, qui prouve par la discussion que cette loi n’était considérée que sous ce point de vue.

Je passe au deuxième moyen.

La loi de vendémiaire a été abrogée par l’article 4 de la loi fondamentale ; pour s’en convaincre, il suffit d’une opération bien simple, c’est de mettre en regard les deux textes.

L’article 4 de la loi fondamentale dit :

« Tout individu qui se trouve sur le territoire du royaume, soit régnicole, soit étranger, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. »

Voici maintenant les termes de l’article 7 de la loi de vendémiaire :

« Tous étrangers voyageant dans l’intérieur de la république ou y résidant, sans y avoir une mission des puissances neutres et amies, reconnues par le gouvernement français, ou sans y avoir acquis le titre de citoyen, sont mis sous la surveillance spéciale du directoire exécutif qui pourra retirer leurs passeports et leur enjoindre de sortir du territoire français, s’il juge leur présence susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique. »

Je vous le demande la main sur la conscience, est-il possible de concilier de semblables dispositions ? D’un côté l’étranger est mis sous la protection de la loi absolument comme le régnicole ; de l’autre il est mis sous la surveillance spéciale du gouvernement qui peut le chasser suivant son bon plaisir.

Si deux dispositions aussi contraires ne peuvent coexister, il faut bien que l’une cède la place à l’autre, et qu’une loi de circonstance, une loi oubliée disparaisse devant une loi nouvelle, une loi qui renferme la constitution de l’Etat ; en vérité, messieurs, j’ai quasi-honte de débattre, non pas devant vous, mais avec un ministre de la justice, des principes aussi élémentaires.

Cependant le ministre insiste et se rejette sur l’article 2 additionnel qui dit que les lois antérieures demeurent obligatoires.

Mais la loi fondamentale n’a pas entendu faire table rase et abroger d’un seul trait toutes les lois antérieures, car il n’y aurait pas eu moyen de gouverner.

Elle a naturellement conservé toutes celles qui ne lui étaient pas contraires et qu’elle ne détruisait pas.

Mais vouloir prendre cet article 2 additionnel dans un sens absolu, c’est tomber dans l’absurde ; car, en fouillant dans l’arsenal de M. le ministre, je suis assuré qu’on trouverait le moyen de démolir une à une toutes les dispositions de la loi, et je viens d’en faire l’expérience sur l’article 4 qui est en discussion et qui ne peut subsister en présence de l’article 7 de la loi de vendémiaire.

L’honorable M. Nothomb, qui est venu prêter la force de son raisonnement à celui de M. le ministre, a dit : « Il y a deux manières d’entendre l’article 4 de la loi fondamentale : dans un sens absolu, et dans un sens exceptionnel. »

Il n’y a, messieurs, qu’une manière d’entendre les lois, c’est de ne leur faire dire que ce qu’elles disent, et c’est une règle que lorsque les paroles du législateur sont claires, on ne doit pas même rechercher quelle a été son intention ; or, rien de plus clair que l’article 4 ; il ne comporte pas d’exception, et personne ne peut se mettre à la place du législateur pour en faire.

Nos adversaires ajoutent que si on admet l’abrogation de la loi de vendémiaire, il faut admettre aussi celle des articles 11, 13 et 16 du code civil, de la loi du 10 septembre 1807 et de l’article 272 du code pénal.

On se crée ici des difficultés pour les combattre, car les orateurs qui ont parlé avant moi ont démontré que les droits civils étaient tout à fait en dehors de l’article 4, puisque dans la même loi le législateur excepte formellement les droits civils. Or les articles cités du code civil ne comportent que des droits civils.

Et quant aux lois de police, aux lois pénales, c’est un principe consacré dans toutes les législations que l’étranger, en échange de la protection que lui accorde le pays où il vient chercher asile, se soumet à toutes les lois de police qui le régissent et qu’il ne peut enfreindre, sans encourir les peines qu’elles prononcent, et qu’il est censé connaître. Or, l’article 272 appartient au code pénal, et la loi du 10 septembre 1807 est considérée, d’après un arrêt de la cour de cassation de France comme une mesure de police, qui se rattache aux droits civils des indigènes, et pour les protéger contre les étrangers.

Mais, dit-on, d’après l’article 272, les étrangers condamnés comme vagabonds peuvent être conduits hors du territoire, et on ne pouvait en faire autant aux nationaux sous l’empire de l’article 4 de la loi fondamentale.

Soit, mais vous ne pouvez pas ôter à l’étranger sa qualité d’étranger : cette mesure est dans son intérêt, car s’il est vagabond dans un pays, c’est qu’il n’a pas trouvé les moyens d’y pourvoir à son existence ; c’est donc un acte d’humanité que de les reconduire à la frontière de son pays natal où il aura au moins des droits à des secours publics, ou de tout autre pays où il voudra se rendre. Il n’avait donc pas le droit de se plaindre.

Je viens au troisième moyen.

J’ai dit que lors même que la loi de vendémiaire n’aurait pas été aussi formellement abrogée par la loi fondamentale, elle le serait encore par l’article 128 de la constitution.

Je pose ici d’abord une question de bonne foi : il y a dans cette chambre beaucoup de nos collègues qui étaient membres du congrès ; or, je leur demande s’il est jamais entré dans leur pensée de concilier l’article 128 avec l’article 7 de la loi de vendémiaire ; ils l’auraient voulu qu’ils ne l’auraient pas pu, car ces deux éléments sont inconciliables : voyez plutôt, et faisons la même expérience que sur l’article 4 de la loi fondamentale.

Si on admet le système des ministres, voilà comme il faut lire l’article 128 :

« Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et au biens, sauf qu’il sera mis sous la surveillance spéciale du gouvernement, qui pourra le chasser quand bon lui semblera. »

Ne voyez-vous pas que vous insultez le congrès, que vous insultez le bon sens quand vous vous obstinez vouloir soutenir un pareil système ?

L’article 128 consacre une exception précisément parce que l’article 4 de la loi fondamentale n’en prononçait pas, et qu’on en avait senti l’inconvénient ; mais cette exception ne peut avoir lieu, comme mes honorables amis vous l’ont démontré par des citations irrécusables, qu’au moyen d’une loi à faire ; ou si vous voulez que l’exception se rapporte à des lois antérieures, il faut au moins que ces lois ne soient point abrogées ou bien encore qu’elles ne soient pas contraires au principe organique de l’article 128, car vous savez qu’il est de l’essence de toute exception de confirmer la règle, et dans le système des ministres l’exception tuerait la règle et le principe ; car, encore une fois, impossible de concilier l’article 128 de la constitution avec l’article 7 de la loi de vendémiaire.

J’ai entendu soutenir dans ma quatrième proposition que, dans le cas même où la loi de vendémiaire serait en vigueur, tout au moins elle ne serait pas applicable aux étrangers domiciliés dans le pays.

En effet, en lisant attentivement cette loi, tout arbitraire, toute brutale qu’elle soit, elle n’a en vue que les étrangers voyageant ou résidant momentanément dans le pays toujours comme voyageurs ; car, après avoir dit que tous les étrangers indistinctement seront mis sous la surveillance spéciale du directoire exécutif, elle ajoute qu’il pourra leur retirer leurs passeports.

Or, on admettra sans doute que des étrangers établis, mariés, domiciliés, patentés dans un pays depuis des années, n’ont plus leur passeport étranger dans leur poche ; on ne peut donc pas le leur retirer.

Dans toutes les sociétés organisées, et dans le droit des gens, on a toujours fait une distinction entre l’étranger domicilié et celui qui ne l’était pas. Le premier est environné partout de la protection des lois pour sa personne et pour ses biens ; on ne lui fait de conditions que pour la jouissance des droits civils et des droits politiques ou de citoyen ; mais, pour tout le reste, il est considéré comme étant entré dans la famille. Il ne faut pas d’autre preuve que cette même loi du 10 septembre 1807 dont on argumentait tantôt ; car, en permettant l’arrestation provisoire de l’étranger, elle a grand soin de dire dans les deux premiers articles que la mesure ne s’applique qu’à l’étranger non domicilié.

La raison de cette distinction est toute naturelle : l’étranger voyageur ou simplement résidant ne présente que des garanties sans consistance ; mais celui qui a transporté dans un pays son industrie, sa fortune, sa famille ; qui s’est assis à nos foyers non pas comme pèlerin, mais comme frère ; qui a chez nous tout ce qu’il possède au monde ; celui-là donne à la société toutes les garanties possibles que puisse offrir le régnicole ; et voilà ce qui répond à toutes ces déclamations insensées contre les étrangers. Car, domiciliés ou non domiciliés, il ne leur est pas plus permis qu’à d’autres d’enfreindre nos lois ; et on dirait à vous entendre que nous soyons sans défense comme sans garanties contre eux.

Il y a plus : les hommes que vous chassez ont exercé chez nous des droits politiques ; car ; d’après l’arrêté du 8 octobre 1830 sur la recomposition des régences, « sont notables et à ce titre électeurs ceux qui paient, patentes comprises, dans une commune de plus de 25,000 habitants, au moins 100 florins. »

J’ai vu à Bruges dans nos assemblées électorales tous les étrangers qui étaient dans ce cas.

Vous avez banni des hommes qui ont concouru à votre élection au congrès et qui aussi vous ont faits ministres ; car d’après l’arrêté du 10 octobre de la même année concernant les élections au congrès.

« Pour être électeur, il faut être né ou naturalisé Belge, on avoir six années de domicile en Belgique. »

Et vous ayez expulsé des hommes qui étaient domiciliés depuis 10 et 20 ans, et on vous a signalé avant moi des circonstances si étranges qu’on en doit conclure que dans votre arbitraire il n’y a ni règle ni discernement et que chacun doit trembler pour son compte.

Je passerai maintenant à quelques considérations générales.

On a dit que la loi n’est pas abrogée chez nous parce qu’on prétend qu’elle ne le serait pas en France : mais on vous a déjà répondu qu’en France la constitution ne règle pas les droits des étrangers, à la différence de la nôtre.

Vous citez M. Barthe ; mais M. Barthe n’est pas précisément connu par la fixité de ses opinions politiques, c’est lui qui si je ne me trompe, a proposé et cherché à justifier la fameuse loi contre le droit d’association. Venez donc, MM. les ministres, dans cette chambre avec une pareille loi contre les associations et vous verrez comme vous y serez reçus.

Les honorables collègues qui siègent à mes côtés me font observer que M. Barthe lui-même a signé aussi la fameuse consultation pour M. Ducpétiaux ; il était alors de notre avis avec M. Lebeau, et toutes les notabilités du barreau de Liége et voilà que ces hommes, consultés sur un texte de loi qui leur paraissait clair comme le jour, il y a quatre ans, professent à présent une opinion diamétralement contraire et se mettent en contradiction flagrante avec eux-mêmes. Pour nous, hommes d’opposition, nous n’avons pas changé ; nos doctrines sont toujours les mêmes, nous ne sommes pas des renégats !! (Applaudissements dans les tribunes publiques.)

M. le président. - Silence !

M. Jullien. - Toutes ces expulsions ont eu pour cause, dit-on, la licence de la presse. Je conviens que la presse a excédé les bornes des convenances ; je conviens qu’elle abuse de la liberté, je conviens qu’elle tombe dans la licence, mais les expulsions que vous avez faites l’empêcheront-elles ? Non ; les écrivains que vous avez expulsés résideront à 3 ou 4 lieues de la frontière ; et comme ils l’ont dit eux-mêmes, tout ce qui résultera de la mesure que vous avez prise, c’est que les articles arriveront 24 heures plus tard aux journaux. La presse pourra donc abuser de la liberté comme auparavant.

Ne dirait-on pas à vous entendre qu’il n’y a que les étrangers auxquels il soit permis d’écrire, que sans les étrangers il n’y aurait pas d’écrivains, il n’y aurait pas un seul journal en Belgique, et que depuis que le journalisme a perdu ceux qui s’y sont distingués avant d’arriver au banc des ministres il ne peut plus se passer du secours des étrangers ? Mais non la presse trouvera des écrivains tant qu’il y aura une liberté constitutionnelle. Si elle est aussi licencieuse, usez des moyens que vous avez pour la réprimer ; si ces moyens sont insuffisants, demandez une loi plus sévère. Mais n’arrêtez pas arbitrairement les écrivains pour en venir à attaquer ensuite la liberté de la presse. Car bientôt, si on vous laisse faire, cette constitution modèle, cette constitution si vantée suivra le chemin de la charte-vérité. (Très bien.)

Revenant aux personnes expulsées, j’ai entendu dire à l’honorable M. Nothomb : « Nous avons expulsé des assassins. » Nous avons expulsé des assassins ! Il paraît que tout le monde s’en mêle. M. Nothomb n’est cependant pas ministre que je sache. Ainsi vous avez expulsé des assassins ! Mais il est bien téméraire, il est bien lâche de s’attaquer ainsi à des hommes qui ne peuvent se défendre parce qu’on les a chassés. Vous avez fait imprimer la liste de ceux que vous avez expulsés. Les noms sont connus de tout l’Europe. Vous dites que ce sont des assassins ; et vous ne faites pas de distinctions ; vous voulez donc qu’ils portent tous sur le front en pays étranger la tache que vous y avez imprimée. Mais donnez donc des preuves ; justifier vos assertions ; sinon nous avons le droit de vous considérer comme des calomniateurs. (Mouvement.)

Vous avez demandé une loi d’extradition. Je vous rappellerai que j’ai combattu cette loi de toutes mes forces, Elle a été adoptée, mais elle est restée dans vos mains comme une arme inutile, parce que vous n’obtiendrez jamais la réciprocité de la part des nations qui entendent la liberté. Ce à quoi vous vous êtes appliqué, messieurs, ç’a été à rendre impossible l’extradition des réfugiés politiques. C’était là notre fiche de consolation. « Tranquillisez-vous, disait l’honorable M. Ernst dans la discussion, jamais les réfugiés politiques ne seront livrés par notre gouvernement ; toutes les opinions seront toujours respectées. » Ce fut le principe de la loi d’extradition. Vous ne vouliez pas, messieurs, que le gouvernement pût livrer un seul réfugié politique. Aujourd’hui MM. Lebeau et consorts se donnent le droit de les renvoyer tous.

Je finirai par une réflexion, si le ministère trouvait qu’il était dans une position à devoir faire usage de la suprême loi, de la loi de salut public, il devait faire de l’arbitraire sous sa responsabilité, comme on l’a vu quelquefois dans des cas extraordinaires. Mais faire de l’arbitraire en vertu de la loi c’est une profanation, c’est jeter dans la société un germe de dissolution qui portera bientôt ses fruits.

Si vous voulez de l’arbitraire, mettez-y au moins de la franchise ; imitez ce que firent en France les ministres de Charles X. Ils ne pouvaient pas gouverner avec la charte ; ils avaient besoin de lois d’exception, ils venaient en demander aux chambres. L’opposition leur criait : c’est de l’arbitraire que vous demandez. Oui répondaient les ministres de Charles X, c’est de l’arbitraire ; mais nous en avons besoin pour gouverner. Les chambres leur ont fait le funeste présent qu’ils demandaient ; elles leur ont donné l’arbitraire. Vous savez ce qui leur est arrivé. (Agitation dans l’assemblée et dans les tribunes.)

(Moniteur belge n°118, du 28 avril 1834) - M. le vicomte Vilain XIIII. - Messieurs, à entendre quelques orateurs, on dirait que la chambre est un tribunal ordinaire, que nous sommes des juges chargés d’appliquer un texte de loi et qu’on plaide devant nous. Ce n’est pas de cette position rétrécie, ce n’est pas, sous cet horizon borné qu’une chambre politique doit envisager la question ; mettons-nous en face des événements qui viennent de se passer, voyons l’état du pays, et consultons la nation. Que veut-elle ? que demande-t-elle ? que réclame-t-elle de nous ?

Est-ce de longues plaidoiries contradictoires sur l’abrogation ou l’existence de la loi de vendémiaire an VI ? Est-ce le blâme des ministres ? Est-ce le renversement du cabinet ? Non.

La nation demande l’ordre, la tranquillité et la paix : la nation demande que la révolution soit enfin close, que ces scènes de dévastation et de pillage ne viennent plus l’épouvanter, que d’insensées provocations ne viennent plus irriter les populations, ni d’odieuses doctrines anarchiques bouleverser la société ; en un mot la Belgique demande qu’on la laisse jouir en repos de la constitution qu’elle a faite, du Roi qu’elle s’est donné, et qu’à cet abri elle puisse développer en paix son industrie, son commerce, son goût des arts, tout ce qu’elle possède de richesses. Qu’on nous laisse à nous-mêmes, et au bout de peu de temps le monde s’étonnera de ce que peut le petit peuple qui, à un ardent dévouement à la liberté, joint la moralité du chrétien, l’amour de l’ordre et la patience du travail.

Mais ce développement lent et graduel de nos libertés n’était pas le compte de l’étranger : la Belgique, ouverte à tout le monde, a paru à certaines gens une riche proie à exploiter, et l’asile que nous offrions au proscrit est devenu l’apanage de l’intrigue et du crime.

Les uns, soudoyés par nos ennemis, sont venus soutenir des intérêts de vanité blessée et ont vociféré de folles provocations à la révolte et au suicide national ; les autres, plus dangereux, ont exploité la misère de l’ouvrier au profit de leurs passions et ont présenté au malheureux l’appât trompeur d’un partage de biens, impossible à réaliser.

Ils ne parviendront pas à leur but, je le sais, mais ils répandent le trouble partout : les orangistes se gonflent de folles espérances criées d’autant plus haut que leur échec est plus certain ; dans les classes laborieuses, l’envie et la haine du riche ronge la part de bonheur que l’ouvrier peut trouver dans sa famille ; partout l’inquiétude est semée ; puis l’irritation se fait jour, et les journées de Lyon, de Paris et de Bruxelles viennent épouvanter le citoyen paisible qui s’étonne enfin, qui se demande si la liberté ne peut donc exister sans licence, et si l’hospitalité met une nation à la merci de son hôte.

Quand un voyageur se présente devant la tente de l’Arabe, celui-ci ne s’informe ni de son nom, ni de sa religion, ni d’où il vient, ni où il va ; il le fait asseoir à sa table, dormir à ses côtés, et il est traité comme un membre de sa famille. Mais si l’étranger abuse de l’hospitalité qu’on lui accorde, si, mû par un sentiment peut-être généreux, il cherche à changer quelque chose aux mœurs, aux coutumes de ses hôtes : Va, lui dit l’Arabe, sors ; et si demain le soleil te retrouve dans les environs de ma tente, tu auras à défendre ta vie.

Une nation, pour être civilisée, perdrait-elle les droits que Dieu donne à tout homme venant au monde ? Charbonner est maître chez lui ! et un peuple ne le serait pas ? C’est absurde à penser. Aussi le bon sens de la nation ne s’y est pas mépris, et d’un bout du pays à l’autre la mesure d’expulsion prise par le gouvernement a été approuvée et applaudie. Que tous les étrangers, que tous les proscrits, à quelque pays, à quelque opinion qu’ils appartiennent, trouvent asile en Belgique ; qu’ils y trouvent sûreté et protection, mais qu’ils nous laissent tranquilles, qu’ils s’occupent de leur patrie et non de la nôtre ; qu’ils écrivent sur la Pologne, sur la France, sur l’Italie ou l’Allemagne, et non sur la Belgique ; qu’ils se mêlent de leurs affaires, en un mot, et non pas des nôtres où ils ne connaissent rien.

C’est bien, me dirait-on, vous prouverez peut-être que la mesure est juste ; soit, mais est-elle légale ? Vraiment je n’en sais rien, je ne m’en occupe guère. L’honorable M. Pirson nous a dit l’autre jour qu’il était athée en politique ; eh bien, moi, je suis athée en ordre légal ; je ne crois pas à cette nouvelle religion. Un acte peut être mauvais, quoique légal, un acte peut-être nécessaire et bon sans être légal.

La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter ; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces de mille couleurs, il est trouvé par les uns, raccommodé par les autres ; il porte les souillures de tous ses maîtres ; la féodalité s’est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore ; la royauté l’a foulé aux pieds et traîné dans la fange ; la république l’a tout maculé de sang, car la guillotine fonctionnait légalement en 93. Napoléon l’a déchiré partout, avec la pointe de son sabre ou le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu’on élève, aujourd’hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie, famille, que tout tombe en dissolution ; voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde ! L’ordre légal est le dernier mot de la civilisation !... (Sensation.) Ah ! c’est une amère dérision ! Oui, le mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l’injustice ont besoin de la légalité pour s’introduire chez une nation et s’y faire obéir matériellement ; mais la vérité et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours se faire respecter par tous les peuples.

L’ordre légal est bon tant qu’il suffit ; mais dès qu’il ne suffit plus, le pouvoir est obligé de recourir aux coups d’Etat : son devoir est n’est pas de périr avec les principes, comme l’esclave romain mourait selon les règles, mais de sauver le peuple par tous les moyens possibles. Salus populi suprema lex ; c’est le cas de le dire. Toute nation qui a une constitution écrite doit nécessairement faire des coups d’Etat : c’est ce que l’histoire des cinquante dernières années prouve à l’évidence. L’Angleterre, seule parmi les gouvernements constitutionnels, n’y a point recouru, parce que, n’ayant pas de constitution écrite, elle subordonne sans cesse la théorie des principes aux leçons de l’expérience.

La seule question quand un gouvernement en est réduit à un coup d’Etat, c’est de savoir s’il est juste, s’il est destiné à soutenir l’essence de la constitution, ou bien s’il est injuste, hostile aux institutions fondamentales et contraire aux vœux du peuple ; c’est à ce choix qu’on reconnaît l’homme d’Etat et, selon l’événement, on le monte au Capitole, ou on le jette aux Gémonies.

Ainsi, Charles X et Guillaume expient les ordonnances du 25 juillet et le message du 11 décembre, tandis que la Belgique vit avec reconnaissance l’entrée des troupes françaises en 1831, violation directe et flagrante de la constitution, et qu’aujourd’hui l’expulsion des étrangers raffermit sur son banc un ministère prêt à tomber.

Ainsi donc, me dira-t-on, vous allez accorder un bill d’indemnité et provoquer une nouvelle loi ? Non, je ne veux pas de nouvelle loi. D’abord je ferai toujours le moins de loi possible, car je suis de l’avis, de Tacite : Pessimae reipublicae plurimae leges ; et je désire bien vivement voir s’introduire en Belgique, comme en Angleterre, des précédents, des usages, des coutumes, qui se plient à une sage expérience, plutôt que toutes ces lois politiques toujours mauvaises et toujours à refaire.

Ensuite la loi, qui sortirait maintenant de cette chambre, outre qu’elle nous ferait perdre un temps que réclame impérieusement l’organisation de la garde civique, de la commune et de la province, ne vaudrait rien et ne servirait à rien. Son résultat serait le même que celui de la loi d’extradition que l’honorable M. Ernst nous a proclamé avant-hier : « L’étranger, a-t-il dit, est entouré de telles garanties qu’on n’a pas encore pu en expulser un seul. »

Il y a doute sur l’abrogation de la loi de l’an VI, cela me suffit ; il faut du vague dans l’arbitraire, et remarquez, messieurs, que ce vague, cet arbitraire sont bien plus favorables à la liberté qu’une loi expresse et définie, car ils forceront les ministres à rendre compte aux chambres chaque fois qu’ils en useront ; et si la justice ne présidait pas à leur arbitraire, nous ne leur ferions pas attendre longtemps leur condamnation ni leur expulsion à eux-mêmes ; : si nous faisions une loi, les ministres, en repos derrière la légalité, pourraient commettre des injustices à leur aise. En général, dans les lois d’exception, plus le champ est large et moins il y a de victimes.

J’appuie donc le gouvernement de toutes mes forces, et en votant l’ordre du jour sur toutes les propositions qui pourraient être faites, je le laisse armé des mêmes moyens dont il vient d’user à la satisfaction générale de la nation.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - L’honorable député de Tournay qui siège à ma gauche a fait, de la mesure dont la légalité se discute devant la chambre, une pure question d’opportunité. Il a donc mis de côté (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) la question légale ; il a dit : « J’en fais une question de convenance politique, de nécessité ; à certains égards, la mesure, envisagée ainsi, obtient mon approbation, et je suis prêt à voter un bill d’indemnité. » Voilà ce qu’a dit le premier orateur qui a parlé dans la séance d’aujourd’hui.

Eh bien ! Nous ne venons pas demander ce bill d’indemnité, parce que si, dans certains cas, un gouvernement peut, en présence de circonstances impérieuses, se mettre momentanément au-dessus de la loi, il faut qu’il puisse au moins justifier cette déviation par des considérations dont l’importance et l’évidence frappent tous les yeux. C’est ainsi qu’en 1831, lors de l’invasion hollandaise, je n’ai pas hésité à associer mon nom et ma responsabilité à la demande de faire entrer, sans autorisation législative, sur notre territoire, une armée française, bien que la constitution y mît formellement obstacle.

Etions-nous, messieurs, dans cette position lorsque nous avons procédé aux arrêts d’expulsion ? Je le dirai avec franchise, je ne le pense pas, au moins pour quelques-unes de ces expulsions. J’ajouterai que si j’avais été convaincu de l’abrogation de la loi de vendémiaire an VI, je n’aurais pas conseillé à mes collègues, je n’aurais pas pris sous ma responsabilité de procéder, sans aucune exception, à toutes les expulsions prononcées. C’est en partant de la conviction profonde que la loi du 28 vendémiaire an VI n’a pas cessé d’être en vigueur, que j’ai soumis au conseil la mesure d’ordre dont il s’agit, et qui, sans cette conviction de notre part, n’aurait point reçu la même étendue.

Messieurs, je l’ai déjà dit : je ne veux pas descendre minutieusement dans les questions individuelles ; cependant, je puis ne pas garder un silence absolu sans manquer à l’indépendance du gouvernement dont j’ai l’honneur d’être l’organe, ni à la dignité de la chambre

On a parlé de deux hommes qui ont été frappés d’expulsion ; je commence par faire remarquer que je ne suis pas responsable de telles ou telles expressions qui pourraient échapper à tel ou orateur qui appuie le ministère. Chacun parle ici d’après sa conscience, sous sa responsabilité et sans recevoir le mot d’ordre de personne. J’avouerai volontiers qu’on ne doit pas entourer de la même réprobation tous les hommes qui ont été l’objet des arrêtés d’expulsion.

Je suis prêt à souscrire à l’éloge qu’on a fait ici de la moralité privée d’un de ces étrangers. Mais, parce que tel étranger est irréprochable dans sa moralité privée, est-ce à dire qu’on doive blâmer la sollicitude d’un gouvernement, dont la première mission est de préserver de tout danger le principe de notre société politique, de veiller à ce que des germes de troubles ne soient point même involontairement déposés sur notre sol, et d’empêcher la propagation, par l’étranger, de telles ou telles doctrines ?

Il est des hommes dont le fanatisme politique est d’autant plus dangereux qu’ils se montrent plus convaincants dans l’expression de leurs opinions. Il est tels étrangers, tarés, flétris, qui, par cela même, sont beaucoup moins dangereux que tel autre, fauteur ardent et consciencieux de propagande démocratique, dont la vie privée est irréprochable et qui, précisément à cause de cela, fera plus facilement des prosélytes. Qu’est-ce ensuite si cet homme joint à des convictions chaleureuses un caractère ardent, un tel dévouement à ses opinions politiques, qu’il ait au besoin les traduire en coups de fusil ?

Je n’en dirai pas davantage sur ce sujet ; j’espère que la chambre comprendra ma pensée et les circonstances auxquelles j’ai fait allusion.

Quant à certains ressentiments personnels, dont les arrêtés d’expulsion auraient été l’occasion d’une mesquine vengeance pour les ministres, je n’opposerai jamais de telles insinuations que le silence du mépris. J’ai assez prouvé, dans le cours d’une courte mais pénible carrière politique, que je sais mépriser les injures de quelque part qu’elles viennent ; à plus forte raison les aurais-je méprisées lorsqu’elles partaient d’aussi bas ; mais dans ces injures, dans ces outrages, il y en avait qui s’adressaient à celui que la constitution a placé en dehors de toute discussion en proclamant son inviolabilité. Ces injures ont tellement révolté des hommes honorables dont je ne suis pas connu, et qui certes n’avaient pas mission de venger les injures du ministre de la justice, qu’ils ont cru devoir aller sur le terrain pour venger l’honneur de celui qu’ils regardaient, avec raison, comme leur chef suprême.

Je n’ajouterai rien à cet égard ; plusieurs membres de cette chambre connaissent suffisamment les faits que je rappelle ici.

La question doit être examinée en elle-même : c’est la moralité qu’il faut d’abord envisager. Sous ce rapport, l’opinion publique n’a pas pris le change. J’ai déjà signalé l’immense différence qui existe entre les expulsions consommées par le gouvernement des Pays-Bas et les expulsions que le gouvernement a prises sous sa responsabilité comme l’accomplissement d’un impérieux devoir : l’opinion publique s’était montrée unanime pour repousser, pour flétrir l’acte d’expulsion du sieur Fontan. Je ne dirai pas en présence des partis qui nous divisent, que l’opinion publique soit unanime aujourd’hui pour accueillir les mesures du gouvernement ; mais je ne crains pas de l’affirmer, ces mesures ont été approuvées par les principaux organes de la presse, par la grande majorité du pays.

C’est donc le pays qui a apostasié en cette circonstance ? Non, le pays n’a pas apostasié ; mais le pays, avec son bon sens, sa moralité profonde, a fait la part, la juste part des circonstances : d’un côté, il a vu un acte arbitraire, cruel et purement gratuit ; de l’autre, il a vu une grande mesure d’ordre public ; il a vu un terme aux scandaleux abus du droit d’hospitalité ; il a vu le principal remède apporté à un danger dont le germe existait, se fécondait, et dont nous avons arrêté le développement, l’attaquant dans sa source.

On vous a beaucoup parlé du danger de l’arbitraire, on vous a préoccupé de la perspective d’attentats du gouvernement contre les libertés publiques.

Messieurs, veuillez-vous en souvenir : on s’est attaché, sous l’influence de la réaction qui suit toujours une grande révolution, à constituer un pouvoir faible, trop souvent désarmé, surtout par l’absence de nos lois organiques.

La défiance, sous l’empire de laquelle on stipulait les prérogatives du pouvoir royal, était si vive encore, qu’on s’efforçait de le désarmer de manière à l’empêcher d’accomplir sa première mission, celle d’assurer l’ordre dont le maintien lui est spécialement confié.

Non content d’avoir stipulé garanties sur garanties, d’avoir assuré la liberté presque illimitée de la presse, l’élection directe, (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) deux chambres électives, le droit d’association, la liberté de l’enseignement, la responsabilité ministérielle ; non content de toutes ces garanties, on tremble encore que le gouvernement, ainsi limité de toutes parts, n’abuse de son pouvoir ; on dit que ce sont des coups d’Etat qu’il fait, lorsqu’il use, dans l’intérêt de la sûreté nationale, de son pouvoir légitime.

Si l’arbitraire vous effraie, pourquoi avez-vous donné au gouvernement un droit égal à chaque branche du pouvoir législatif ? pourquoi lui avez-vous donné le droit illimité de destituer les fonctionnaires publics chargés de le seconder ? le droit de dissoudre les chambres ? Pourquoi lui avez-vous donné, messieurs, le droit terrible de faire la guerre, de la faire même sans le consentement des chambres législatives ? Pourquoi vous l’avez fait ? C’est parce qu’à côte de cet arbitraire, qui est la vie des pouvoirs politiques, vous avez placé la responsabilité ministérielle, le contrôle quotidien et sévère de nos actes devant les chambres, la presse et l’opinion publique, et surtout cette responsabilité si efficace, d’où résulte pour le gouvernement la nécessité de votre concours pour puiser dans la bourse du contribuable, pour percevoir l’impôt, pour en disposer.

Puisque vous avez pensé que le pouvoir exécutif était suffisamment limité, contenu par les institutions créées dans ce but, comment pourriez-vous croire que le pouvoir rompant tout à coup les lisières qui l’empêchent de se mouvoir en dehors de son orbite lorsqu’elles ne l’arrêtent pas dans sa marche, viendrait violer de gaîté de cœur le droit d’hospitalité, détruire toutes les garanties dont est entouré ce droit sacré, mais qui périrait, comme les meilleures choses, au milieu de l’indigne abus dont il serait l’objet.

Quant à nous, nous croyons que si les bons citoyens, les amis de l’ordre ont à s’effrayer, chez nous, ce n’est pas du danger de l’arbitraire, mais de la faiblesse du pouvoir, des hésitations qu’on lui inspire de tous côtés, des scrupules dont on l’assiège, des vives attaques par lesquelles on le déconsidère et l’affaiblit. Je m’abstiendrai, par respect pour la chambre et pour nous-mêmes, de relever les accusations, les injures dont on l’a encore abreuver aujourd’hui.

A entendre un honorable orateur, non seulement le droit d’expulsion a été anéanti dans toutes les dispositions antérieures, mais il ne peut revivre même par le concours du pouvoir législatif. On vous a cité le procès-verbal de la section centrale en 1831. Voilà ce qu’un homme de talent, un jurisconsulte distingué écrivait, en rapportant, il y a plus d’un an (ce n’est pas une opinion de circonstance) l’article 128 qui porte que tout étranger, qui se trouve sur le territoire de la Belgique, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les exceptions établies par la loi :

« Il ne suffit pas que la constitution ait garanti les droits des Belges ; elle doit aussi protéger les étrangers. Mais cette protection doit avoir des bornes. C’était l’objet de l’article 33 du projet de la commission ainsi conçu : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. Il ne peut être dérogé au présent article, soit par extradition, soit de toute autre manière que par une loi. »

« Les 1ère, 6ème et 10ème ne se sont pas occupées de cette disposition ; les 3ème, 4ème, 5ème et 8ème l’ont adoptée.

« La 2ème section proposait la rédaction suivante :

« Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la Belgique jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens. Nulle extradition ne peut être consentie que par le pouvoir législatif. »

« La 7ème section a pensé que la manière dont les étrangers devaient être traités était susceptible d’une foule de modifications qui dépendaient de circonstances impossibles à prévoir ; que par suite, un principe général à leur égard ne pouvait être inséré dans une constitution ; que ce qui les concernait devait faire l’objet de la législation ordinaire ; qu’il suffisait que la constitution ne les plaçât pas en dehors du droit commun.

« La troisième section proposait de déclarer que la loi déterminerait les cas dans lesquels l’extradition ou l’expulsion pourraient être prononcées, et les formes qui devraient être suivies à cet égard. La section centrale a pensé que la protection accordée aux étrangers devait faire la règle, et que le législateur pouvait seul y apporter des exceptions ; par là les étrangers sont placés sous la protection de la loi ; aucune autorité autre que le pouvoir législatif ne peut prendre des mesures exceptionnelles à leur égard. » (Rapport de la section centrale, par M. Raikem, le 24 janvier 1831.)

L’article a été adopté sur ce rappel, tel qu’il était présenté.

Le vœu de cette disposition étant seulement de mettre l’étranger sous la protection de la loi, il semble qu’il faut, comme l’a fait la cour de cassation, en interprétant l’article 113 (voyez la note à cet article), ne pas distinguer entre les lois faites ou à faire ; et il résulte de là, comme conséquence ultérieure, que la loi du 28 vendémiaire an VI est encore en vigueur. Voyez sur le maintien de cette loi la discussion aux chambres françaises, les 9 et 18 avril 1832 (Moniteur de France, des 3, 10 et 19 avril. Pasinomie ou collection complète des lois, décrets, arrêtés et règlements généraux qui peuvent être invoqués en Belgique ; mise en ordre et annotée par Isidore Plaisant, premier avocat général à la cour de cassation, 1833.)

Il y a un an que ceci est écrit ; ce fait répondra aux insinuations auxquelles on pourrait se livrer. Il résulte bien de ce que j’ai lu, que l’opinion de la section centrale est que c’est en vertu de dispositions émanées du pouvoir législatif que des mesures d’expulsion et d’extradition doivent être prises à l’égard des étrangers. Mais il en résulte aussi que le congrès n’a pu entendre abroger les lois anciennes relatives aux étrangers ; évidemment, quand on dit qu’il ne pourra être pris de mesures que par le pouvoir législatif, on s’en réfère aussi bien aux lois anciennes qu’aux lois futures. Il en a été ainsi pour la loi relative à la contrainte par corps envers les étrangers ; il doit en être ainsi pour la loi de vendémiaire an VI, pour toutes les lois existantes et relatives aux étrangers.

On a objecté la présentation dans cette chambre d’un projet de loi dont l’honorable ministre de la justice, M. Raikem, était l’auteur.

On en tire la conséquence que l’honorable président de cette chambre a jugé qu’il n’y avait plus de lois relatives à l’expulsion des étrangers, bien qu’en France, tant à la chambre des pairs qu’à celle des députés, on soit toujours parti du principe que la loi du 28 vendémiaire an VI était encore obligatoire, et qu’on n’en ait pas moins proposé une loi qui est presque identiquement celle qui a été soumise dans cette chambre par M. Raikem. Pourquoi l’honorable M. Raikem avait-il présenté cette loi ? C’est parce que, sans doute, il voulait ici comme en France, modifier la loi de vendémiaire an VI ; parce qu’il voulait conférer expressément, explicitement au pouvoir exécutif, le droit d’assigner une résidence à certains étrangers, avec la condition que si cette injonction n’était pas observée, des peines seraient appliquées par les tribunaux aux contrevenants.

La loi formulait des pénalités ; ces pénalités s’appliquaient non seulement au cas d’une résidence assignée à l’étranger et abandonnée par lui, mais au cas d’une expulsion non obéie par l’étranger, car ce projet accordait aussi formellement le droit d’expulsion. La loi contenait encore d’autres dispositions fort utiles ; elle créait, par exemple, dans la personne d’un employé supérieur, un officier de police judiciaire, autorisé à agir dans tout le ressort de l’arrondissement de Bruxelles.

La proposition remettait ainsi son droit illimité, et arbitraire, si l’on veut, dans les mains du pouvoir exécutif ; lorsque je dis un droit illimité, je parle du principe ; car vous comprenez que si le pouvoir veut conserver la confiance des chambres et du pays, il doit faire l’usage le plus circonspect d’un tel pouvoir, il doit mûrement examiner s’il convient de faire sortir du pays l’étranger que la loi autorise à en expulser. Ce qu’il fait alors, il le fait sous sa responsabilité, et ce n’est jamais impunément qu’un ministre abusera de l’arme qui lui est remise par la confiance de la représentation nationale.

Un membre qui siège à ma droite a dit, si je ne me trompe, dans la séance d’avant-hier, que la loi du 28 vendémiaire était contraire, même en principe, à la constitution. C’est au moins l’induction que je me crois autorisé de tirer de ses paroles. Vous allez le voir : selon l’orateur, la constitution de la Belgique n’est pas moins libérale, sous le rapport de l’hospitalité, que la loi fondamentale. Or, suivant le même orateur, l’article 4 de la loi fondamentale, plaçant l’étranger sur la même ligne que le régnicole, il en résulte que toute loi d’expulsion se trouvait aussi bien proscrite dans l’avenir, qu’abrogée dans le passé, par la loi fondamentale.

S’il en était ainsi, il s’ensuivrait qu’en venant vous proposer aujourd’hui une loi d’expulsion, on vous présenterait une loi inconstitutionnelle, une violation de la constitution ; on ne peut admettre un pareil raisonnement.

On a comparé les droits des étrangers avec ceux des régnicoles ; mais on a reconnu que l’article 4 de la loi fondamentale ne parlait pas des droits civils, qu’aux termes de l’article 5, les droits civils sont réglés par la loi. Je l’admets ; mais cela prouve-t-il que la loi, en réglant les droits civils, peut dévier du principe général, constitutionnel posé dans l’article 4 ? Et si cet article 4 établit le principe d’une assimilation absolue, sous le rapport de la personne et des biens, entre l’étranger et le régnicole, de quel droit ferez-vous cesser l’assimilation, par une loi sur l’exercice des droits civils ?

L’argument, tiré de l’article 5, ne signifie donc absolument rien.

M. Jullien a parlé de la loi de 1807, il l’a appelée une loi de police ; nous vous demanderons comment une loi de police contre l’étranger seul pourrait se concilier avec l’article 4 de la loi fondamentale s’il comporte le sens absolu qu’on lui donne ?

On a dit qu’aux termes de l’article 3 du code civil, les lois de police obligent également les régnicoles et étrangers ; c’est vrai, mais pourquoi alors la loi de vendémiaire an VI, qui est bien une loi de police, serait-elle abrogée ? Ne doit-il pas en être pour cette loi, comme pour la plupart des lois sur les passeports, comme pour l’article 272 du code pénal, comme pour la loi de 1807 ? On reconnaît que les dispositions de lois sur les passeports et les dispositions de l’article 272 du code pénal de la loi de 1807 n’ont pu être abrogées ; comment donc ne reconnaît-on pas le même principe pour la loi de vendémiaire ? pourquoi met-on cette loi à l’écart ? où est le fondement de cette distinction ?

Un orateur a été jusqu’à prétendre que comme la loi du 28 vendémiaire n’avait pas été publiée en Hollande, elle avait été abrogée en Belgique, dès que la Belgique et la Hollande avaient été réunies pour constituer le royaume des Pays-Bas ; que comme cette loi ne pouvait pas être reconnue dans toute l’étendue de ce royaume, elle ne pouvait pas l’être en Belgique. Les conséquences de ce système nous conduiraient fort loin. Cette théorie est tellement fausse que pendant longtemps une législation diverse a régi le ressort de la cour de Liége et le ressort de la cour de Bruxelles. Depuis 1815, et pendant toute la durée du royaume des Pays-Bas dans le ressort de la cour de Liége, on n’appliquait la flétrissure que dans les cas des travaux forcés perpétuels, tandis qu’on l’appliquait (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) dans le ressort de la cour de Bruxelles comme accessoire de peines temporaires.

Si diverses législations ont pu coexister dans les ressorts de Liége et de Bruxelles sous le royaume des Pays Bas, il est évident que les législations différentes ont pu coexister en Belgique et en Hollande, lorsque le royaume des Pays-Bas se composait de ces deux agrégations. C’est d’ailleurs là un principe incontestable.

Si l’assimilation est telle qu’on a voulu l’établir entre l’étranger et le régnicole, elle fait tomber toutes les lois de police qui les soumettent à des conditions différentes, elle abroge la législation des passeports qui tous les jours est appliquée. Si un étranger se présente sans passeport ou avec un passeport irrégulier ; si, trompant la vigilance des autorités placées à la frontière, il arrive jusque dans la capitale, il reçoit presque toujours l’ordre de sortir à l’instant du royaume ; c’est un fait public, notoire ; ce n’est pas une innovation de l’administration actuelle ; elle a suivi à cet égard les errements de ses prédécesseurs, et sans que personne ait réclamé ; au contraire on a plusieurs fois réclamé dans cette chambre l’exécution stricte et sévère des lois sur les passeports. Si toutes les lois de police, si la loi de 1801 sur la contrainte par corps, si la loi du 28 vendémiaire ne subsistent plus, il n’y a pas non plus existence légale pour les lois des passeports. L’étranger vous dirait : Comme je suis parfaitement assimilé au Belge, vous n’avez pas le droit, parce que mon passeport est irrégulier, de m’arrêter ou de me faire sortir du territoire. Mon arrestation ne peut avoir lieu que dans les formes et sous les conditions déterminées pour l’arrestation du régnicole.

Voilà, messieurs, où nous conduirait directement la doctrine plaidée par les adversaires du gouvernement.

On s’est récrié sur un passage de mon rapport où j’ai dit que : « pour certaines expulsions, le gouvernement ne se serait pas arrêté à des scrupules de légalité. » On a dit : « Le ministère se croit donc le droit de se mettre au-dessus des lois. »

Messieurs, il est des cas où le ministère l’a cru et l’a fait ; la chambre et le pays lui en ont adressé des actions de grâce. Il l’a fait en août 1831 ; il l’a fait le 6 avril 1834 au profit de l’autorité militaire ; et c’est pour ne pas l’avoir fait assez tôt, qu’on lui a adressé des reproches. Il s’est placé au-dessus de la loi comme la régence d’Anvers l’a fait, il y a un an, dan l’intérêt de l’ordre public en fermant une société ; il s’est placé au-dessus de la loi comme la régence de Liége lorsqu’elle a rétabli la censure dramatique, que le gouvernement provisoire a proscrite ; comme la régence de Bruxelles lorsqu’elle a frappé d’un interdit momentané la libre industrie d’un directeur de théâtre qui était garantie par notre législation. Par quelle subtilité logique, ce qu’on trouve bon, louable de ces autorités, devient-il mauvais, coupable de la part du gouvernement ?

J’ai déjà dit que pour certaines expulsions, le danger ne nous paraissait pas également imminent, et que nous n’aurions pas hésité à demander et à attendre une loi pour exécuter quelques-unes de ces expulsions, si la législation ne nous avait pas paru incontestable à moi et à mes collègues et à bon nombre de jurisconsultes distingués dont nous avions pris l’avis.

On a dit que c’était de la Hollande que le droit d’asile nous était venu. D’abord en fait de droit d’asile la Hollande aujourd’hui ne reconnaît pas plus qu’ailleurs de droit absolu. Il est si vrai que ce droit n’a pas été réputé sans limites en Hollande, que les députés de la Hollande ont voté avec le ministère lors de l’expulsion du sieur Fontan, et qu’aujourd’hui encore de fréquentes expulsions ont lieu, sans qu’aucune voix s’élève pour les combattre, de cette terre qu’avec raison on a cependant appelée hospitalière.

La loi de vendémiaire a détruit, dit-on, le droit d’asile. Mais, je l’ai déjà dit dans une précédente séance, la loi de vendémiaire a son analogue dans tout pays civilisé. Direz-vous qu’il n’y a pas de droit d’asile en Angleterre ? Là cependant dans toutes les circonstances un peu graves l’alien bill est proclamé sans aucune réclamation. Plusieurs auteurs, notamment Blakstone, soutiennent que le droit d’expulsion est inhérent à la couronne et qu’il ne peut lui être contesté. En France, où quatre millions sont votés annuellement, pour secourir les victimes des révolutions extérieures, le droit d’asile n’est pas illimité. En Amérique, aux Etats-Unis, le droit d’extradition est formellement reconnu.Des traits avec la Grande-Bretagne et la France attestent cette vérité.

Cependant le droit d’extradition est peut-être une mesure plus sévère envers l’étranger que le droit d’expulsion. Le droit d’extradition assure l’action de la justice au profit d’un gouvernement étranger. Un homme très inoffensif chez vous, qui s’est toujours bien conduit peut être livré ; tandis que c’est dans l’intérêt même de la société nationale que le droit d’expulsion existe, et qu’il dérive du droit de conservation.

On a dit qu’il serait plus loyal d’annoncer que nous ne recevrions plus personne, que d’expulser les étrangers qui sont chez nous et devaient s’attendre à y trouver un asile inviolable. Il eût été inviolable si ces étrangers avaient observé les premiers devoirs de l’hospitalité ; si beaucoup d’entre eux n’avaient pas cherché à empoisonner les opinions de notre jeunesse et de notre population manufacturière ; s’ils n’avaient pas cherché à exciter la guerre civile. Pour de tels hommes il n’y a plus de droit à l’hospitalité. Le devoir cesse lorsque le contrat est ainsi déchiré. De tels principes n’ont pas besoin d’une promulgation préalable. (erratum au Moniteur n°120, du 30 avril 1834 :) Tout honnête homme les possède gravés dans le fond de sa conscience. Alors qu’à la frontière nous frappions d’interdit des anarchistes prêts à nous envahir, nous en aurions imprudemment conservé l’avant-garde au cœur du pays ! Le gouvernement eût été absurde ou coupable en agissant ainsi.

C’est donc, nous dira-t-on, de l’arbitraire que vous voulez faire ; si encore votre responsabilité n’était pas illusoire !

Messieurs qu’entendez-vous par responsabilité ? S’agit-il de traduire un ministre sur le banc des accusés ? Je n’ai point attendu que je fusse ministre pour reconnaître franchement que ce genre de responsabilité rencontre et doit rencontrer beaucoup d’obstacles en pratique. La véritable responsabilité, c’est la responsabilité parlementaire, celle à laquelle l’administration est soumise et que vous pouvez exercer tous les jours ; vous pouvez l’exercer, je ne dirai pas par un refus de subsides, car ces moyens effraient toujours quelques personnes, mais par le refus d’une loi de confiance, par une adresse, par la moindre manifestation hostile au ministère. En Angleterre, en France, en Belgique d’un souffle la majorité parlementaire peut renverser un ministère, et l’arbitraire, c’est-à-dire, un pouvoir responsable remis en de telles mains vous fait peur ! Vraiment je ne comprends pas tant d’énergie dans les paroles, à côté de tant de crainte dans les esprits.

Mais on nous fera, dit-on, une loi nouvelle sur le droit d’expulsion. Je me défie un peu de ces promesses. Pour la loi d’extradition tout le monde paraissait d’accord aussi. Personne ne voulait que les banqueroutiers, les voleurs, les assassins, le rebut des sociétés étrangères trouvât un refuge dans la Belgique. La loi d’extradition a été présentée ; et comme le disait dans la dernière séance un orateur dont j’admirais l’ingénuité et la franchise, elle a été tellement faite, tellement perfectionnée qu’elle est restée dans les mains du gouvernement une arme brisée et que le ministère n’a pu encore trouver l’occasion de l’appliquer. Félicitons-nous d’un si beau succès, d’un succès qui soustrait à leurs juges les plus vils criminels. C’est vraiment un beau pronostic pour la loi d’expulsion qu’on nous engage à présenter.

Une loi d’expulsion existe, le gouvernement n’a pas besoin d’en solliciter une nouvelle. Aussi longtemps qu’elle ne sera pas abrogée, le gouvernement s’en servira dans l’intérêt de l’ordre. C’est une dette qu’il a à remplir envers le pays ; il usera de la loi avec fermeté et discernement ; car il ne fait pas le mal pour le mal ; il sait avec quelle réserve il faut employer de telles armes. Il espère que l’usage qu’il en fera, il ne doute pas que l’usage qu’il vient d’en faire ne soit ratifié par vous et par la véritable opinion du pays.

- La séance est levée à quatre heures et demie.