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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 28 avril 1834

(Moniteur belge n°119, du 29 avril 1834)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et demi.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal de la séance précédente, qui est adopté.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse donne lecture de l’analyse des pièces suivantes.

« Les bateliers naviguant sur les canaux de Mons et d’Antoing demandent l’abrogation de l’arrêté du gouverneur De Bekman, relatif au péage sur ces canaux. »

- Cette pétition est renvoyée à la commission chargée de l’examen des pétitions.


« Les notaires du canton de Ghistelles adressent des réflexions sur le projet de nouvelle organisation cantonale des justices de paix en ce qu’il modifie les lois qui régissent le notariat. »

« Le sieur Léonard, notaire, réfute les observations critiques contenues dans la pétition des notaires de Liége sur le projet d’organisation des cantons de justice de paix. »

« La régence d’Elverdinghe (Flandre occidentale) présente un projet de circonscription des justices de paix pour les arrondissements d’Ypres et de Furnes. »

- Ces trois pétitions sont renvoyées à la commission chargée de l’examen du projet de loi sur la circonscription des justices de paix.


Il est donné lecture d’un message du sénat annonçant l’adoption du projet de loi des remboursements et non-valeurs.

Il est fait hommage à la chambre de la première livraison de la Belgique pittoresque.

Rapports du gouvernement sur les pillages des 5 et 6 avril 1834, et sur les expulsions d’étrangers qui y ont fait suite

Discussion générale

M. le président. - La parole est à M. Doignon.

M. Doignon. - Messieurs, je jetterai rapidement un coup d’œil sur les événements des 5 et 6 avril.

Le pouvoir exécutif est d’autant plus responsable envers le pays des désordres de ces deux journées qu’ils ont une portée politique incalculable et qu’ils se dont passés dans la capitale sous les yeux de nos ministres et presque à la porte de leurs hôtels.

Notre tâche doit être d’examiner ici la conduite du gouvernement et non celle de ses agents, dont il a d’ailleurs à répondre et sur qui il voudrait vainement faire retomber les fautes de ces tristes journées.

D’après les pièces même publiées dans le Moniteur, le ministère au lieu d’agir immédiatement aux premiers symptômes des troubles, serait au contraire demeuré dans l’inaction pendant près de 24 heures.

Les listes des souscriptions pour le rachat des chevaux du prince d’Orange étaient publiées depuis quelques jours, le pamphlet provocateur faisant un appel à la fureur du peuple contre la faction orangiste était distribué avec profusion dans toute la ville ; déjà, dans la matinée du 5 avril, le bureau du Lynx avait déménagé, et plusieurs orangistes avaient pris la même mesure ; enfin dans l’après-midi du même jour, la scène commence, la populace se porte à des excès contre la maison rue de l’Evêque et le bureau du Lynx ; la plus grande fermentation règne dans les esprits ; et tout annonce pour le lendemain des événements sinistres. Eh bien ! dans ce moment de crise, nos ministres restent inactifs, ils ne donnent ou ne préparent aucun ordre ni aucune mesure ; ils se conduisent comme s’il ne s’agissait que de désordres ordinaires dont on laisse habituellement le soin de la répression aux autorités locales.

Dans un moment aussi critique, leur premier devoir n’était-il pas de réunir de suite près d’eux les autorités civiles et militaires, dans l’après-midi même du 5 avril ou dans la nuit, ou au moins le lendemain de grand matin, afin d’arrêter de concert toutes les mesures pour prévenir ou empêcher les excès dont on était menacé ? C’est dans cette réunion que M. le ministre de l’intérieur devait s’assurer si la garde civique était convoquée et s’il pouvait compter sur son appui ; c’est dans cette réunion que les autorités devaient juger si la garnison de Bruxelles était ou non suffisante pour parer à tous les événements ; et, en cas d’insuffisance, des estafettes devaient être sur-le-champ expédiées dans la nuit même du 5 au 6 avril, où du moins le lendemain de grand matin, afin d’obtenir des renforts et de pouvoir opposer aux pillards une force militaire imposante.

Mais nos ministres restent tranquilles spectateurs de ce qui se passe dans la journée du 5, ils n’en prennent aucun souci, comme s’il n’existait aucune agitation dans la capitale ; ils dorment pendant la nuit d’un profond sommeil, et ne se réveillent le lendemain qu’au bruit de pierres lancées dans les fenêtres du duc d’Ursel et du prince de Ligne.

C’est vers huit heures du matin que la populace se livre le 6 avril à des désordres bien plus sérieux, et dans ce moment il était temps encore que les ministres fissent mander près d’eux les chefs civils et militaires pour se concerter et agir avec ensemble ; mais non, dans la matinée de cette journée, ils perdent tout leur temps à délibérer sur des questions vraiment puériles. Il paraît qu’aucun d’eux n’avait connaissance de l’article 106 du code d’instruction criminelle qui, au cas de flagrant délit, autorise toute force publique à agir immédiatement sans le concours de l’autorité locale, de sorte que pendant qu’ils délibéraient fort tranquillement, on pillait, on saccageait les maisons des orangistes ; et ce n’est que vers trois heures après-midi c’est-à-dire, lorsque déjà la plupart des dévastations étaient consommées, qu’enfin ils font paraître un ordre d’agir qu’on peut dire aussi ridicule qu’il était tardif.

Tandis que le pillage faisait des progrès rapides et des plus effrayants, nos ministres se bornent à écrire quelques lettres qu’ils paraissent d’ailleurs n’avoir imaginées dans ce moment que pour se donner à eux-mêmes des certificats de zèle et de diligence ; car, au milieu d’une pareille crise, ce n’est évidemment pas à des correspondances qu’il faut recourir : mais le moindre retard pouvait avoir les plus funestes conséquences, l’autorité supérieure doit sur-le-champ marcher directement au but.

Mais ces lettres elles-mêmes fournissent la preuve, sinon de leur trahison, au moins de leur impéritie, de leur négligence, de leur faiblesse,

Dans sa lettre datée de 11 heures et demie du matin, le ministre de l’intérieur dit aux généraux de la garde civique que l’absence de cette garde lui laisserait supposer qu’elle n’a pas reçu de l’autorité locale les réquisitions voulues par la loi.

D’abord, si la garde civique était absente, c’est par la faute de M. le ministre, qui était tenu dans une circonstance aussi grave de veiller lui-même à ce qu’elle fût convoquée assez à temps.

Mais comment se peut-il que jusqu’à 11 heures et demie il ait ignoré si le service de la garde civique était ou non requis par la régence ? Ne devait-il pas savoir d’une manière certaine si cette mesure avait été prise, puisque les rapports de ses agents pouvaient lui parvenir de quart d’heure en quart d’heure on plutôt de cinq minutes en cinq minutes ? Il avoue donc lui-même qu’il a oublié ses devoirs, puisqu’à cette heure-là il était encore dans une telle ignorance du fait qu’il se voyait réduit à faire des suppositions sur un point aussi essentiel.

Mais lorsque M. le ministre lui-même avait laissé depuis longtemps cette garde citoyenne dans un état complet de désorganisation, est-ce bien sérieusement qu’il donne l’ordre de la convoquer ? Ne savait-il pas d’avance que cette mesure ainsi précipitée devait être inefficace ?

La lettre que M. le ministre de la justice a écrite à peu près à la même heure au commandant militaire de la province est pour le moins aussi étrange que celle de son collègue de l’intérieur :

« En l’absence de l’autorité municipale, dit-il, je comprends qu’on ne peut employer la force contre la foule. »

Encore une fois nous observerons au ministère que s’il est vrai (ce qui n’est pas) que l’autorité municipale était absente, c’était à lui à faire cesser sur-le-champ cette absence, dès le principe même des pillages. En supposant gratuitement qu’il y eut eu quelque hésitation ou quelque lenteur de la part du chef de cette administration, nous le connaissons assez pour ne pas douter un instant qu’il se fût empressé d’obtempérer aux invitations ministérielles.

Mais M. le ministre tient à l’autorité militaire le langage le plus singulier lorsqu’il lui dit qu’il comprend qu’on ne peut en ce cas employer la force contre la foule. Il n’est personne qui a quelque notion des éléments de la procédure criminelle, qui ne sache que lorsque la foule est trouvée en flagrant délit comme au cas actuel, tout dépositaire de la force publique peut saisir les perturbateurs sans aucune autorisation de l’autorité administrative.

A entendre M. le ministre dans cette dépêche, il ne serait question que d’individus qui jettent des pierres ou cherchent à briser des fenêtres ; il ne dit pas un mot du crime de pillage qu’il s’agit de réprimer.

Mais remarquez surtout cette dernière phrase : « Des patrouilles de cavalerie pourraient aussi être très utiles et disperseraient la foule. » Ainsi M. le ministre ne donne même pas des ordres positifs pour faire faire des patrouilles : au lieu de notifier au commandant qu’elles sont nécessaires et même de la plus grande urgence, il lui fait entendre seulement qu’il serait possible qu’elles fussent utiles sans s’énoncer, d’une manière décisive sur la nécessité impérieuse et d’ailleurs de toute évidence de faire mettre de suite sur pied de fortes patrouilles. Comme si M. le ministre craignait d’être trop bien compris par l’autorité militaire, comme s’il craignait de réprimer trop vite les pillages au moyen de cette force armée, il fait dans sa lettre un choix d’expressions tel qu’il laisse le commandant dans quelque incertitude sur l’usage qu’il doit faire des patrouilles : il est clair qu’il ne pouvait mieux s’exprimer si son intention était de laisser faire jusqu’à un certain point.

Enfin, vers 3 heures après-midi, lorsque la plupart des dévastations avaient eu lieu presque sous leurs yeux, et sans opposition sérieuse de leur part, paraît cet édit du conseil des ministres qui autorise à agir sans le concours de l’autorité municipale. Mais cette autorisation, qui s’est fait attendre si longtemps, était une vraie dérision, puisqu’elle est écrite en toutes lettres dans la loi (article 106 du code d’instruction criminelle).

En vertu de la disposition de cet article, la force armée, sans attendre que l’administration locale intervînt, pouvait dès 8 heures du matin chasser les pillards des maisons et les mettre immédiatement sous la main de la justice ; si l’autorité militaire avait quelque doute, ou si elle était dans l’erreur à cet égard, encore une fois c’était au ministre de la justice à la désabuser sur-le-champ, en lui donnant connaissance de la loi et de ses devoirs. Il est d’autant plus répréhensible, en cette circonstance, qu’au moyen des fonds que les chambres lui ont accordés pour la police secrète, il ne doit pas manquer d’agents qui lui faisaient sans doute d’un instant à l’autre des rapports exacts sur tout ce qui se passait.

Il m’est donc démontré que le ministère a agi dans ces deux journées avec une imprévoyance coupable, avec hésitation et mollesse. Par leur décision prise tardivement au conseil à 2 heures et demie après-midi seulement, nos ministres reconnaissent eux-mêmes, au moins implicitement, que jusqu’à cette même heure les troupes étaient sans instructions positives ou plutôt qu’elles n’avaient point d’ordre d’agir efficacement. Les chefs cependant avaient d’autant plus besoin d’ordres précis et non équivoques, que les crimes commis au vu et su du gouvernement avaient évidemment une couleur politique, et qu’il importait en pareil cas que l’intention du ministère leur fût très clairement exprimée.

Les généraux eux-mêmes, qu’on doit supposer avoir eu le mot d’ordre du gouvernement, et qui se trouvaient présents à ces scènes déplorables, déclaraient qu’ils n’avaient pas d’ordre d’agir. Il est donc résulté de la présence des troupes et de leur inaction, que la populace a été induite à croire que le ministère voulait tolérer les pillages, et qu’on pouvait s’y livrer impunément ; que le ministère, par l’absence de toute action répressive, est lui-même coupable de l’avoir encouragée à les commettre.

La chambre doit aussi lui reprocher d’avoir négligé depuis longtemps la réorganisation de la garde civique, alors que plusieurs fois à cette tribune, on lui a rappelé ses obligations à cet égard.

Nous l’accuserons encore d’être resté indifférent et inactif vis-à-vis du fait qui a provoqué les pillages, je veux dire la liste de souscription orangiste.

Cette liste était colportée dans la capitale et dans les provinces ; et ce qui prouvait à l’évidence aux yeux de tout le monde que cette démarche avait un but purement politique et que le rachat des chevaux n’était qu’un prétexte, c’est que les colporteurs demandaient même des signatures sans argent. Le ministère ne devait-il pas avoir l’œil partout sur ces hommes aussi audacieux qu’imprudents ? Ne devait-il pas leur faire représenter les conséquences de cette manifestation insensée ? leur ouvrir le code pénal, leur faire voir que cette démarche pouvait dégénérer en un attentat tendant à exciter les citoyens à s’alarmer les uns contre les autres, ou à allumer la guerre civile ?

Je ne doute pas que si le ministère public eût reçu des instructions du gouvernement et qu’il eût agi avec prudence dans chaque localité, il serait parvenu à arrêter ou détourner nombre de souscripteurs. Car, en ce moment même, plusieurs d’entre eux regrettent vivement d’avoir donné leur signature avec tant de légèreté.

Mais les désordres qui nous affligent ont une autre cause plus éloignée. Depuis trop longtemps, le gouvernement, par sa conduite, a enhardi le parti orangiste et fortifié ses espérances. Le peuple connaît sa prédilection marquée pour un grand nombre d’hommes de ce parti et ceux du lendemain, comme il connaît le mépris qu’on affecte pour les vrais patriotes, ayant toujours présente à sa mémoire les affaires des Grégoire, des Borremans et les désastres du mois d’août, il n’a que trop de raison de se défier du gouvernement ; il ne se croit donc pas en sûreté avec le ministère actuel ; je dirai plus, il n’a pas la certitude qu’il n’est point trahi par lui. D’après cela est-il étonnant qu’il soit porté malgré lui à se faire justice à lui-même quand il croit la cause nationale en péril ?

Il est de notoriété qu’une conspiration a existé au mois de mars 1831 pour le retour du prince d’orange. Eh bien, tous les petits et grands personnages qui y ont pris part sont demeurés en place ; aujourd’hui encore, partout nous voyons de ces hommes dans les ambassades, dans les ministères, dans les administrations du gouvernement, à l’armée, à la cour : n’avez-vous pas entendu les groupes des pillards s’écrier A bas les officiers hollandais ! à la vue de nos compagnies d’infanterie qui s’avançaient vers eux ? A la cour, ne connaissez-vous pas les démarches humiliantes du gouvernement pour allier à lui cette fraction de la noblesse qui se dit orangiste ? Lorsque Napoléon monta sur le trône, une partie de la noblesse de France lui a boudé aussi pendant longtemps, mais il ne s’en est aucunement inquiété ; et s’il est tombé, ce n’est que parce que l’appui du peuple lui a manqué et non celui de cette partie de la noblesse française.

A Dieu ne plaise que je veuille faire ici un appel a une destitution en masse des fonctionnaires orangistes ! Il est parmi eux des personnes que j’honore infiniment ; mais trop souvent nous ne rencontrons en eux que des hommes dont tout le mobile est le vil intérêt ou l’ambition, ce sont de véritables caméléons disposés à se ranger de tous les partis pourvu qu’ils aient en perspective de gros appointements ou des honneurs : si le sultan envahissait la Belgique, ils se rallieraient à l’étendard de Mahomet comme ils se sont ralliés au drapeau aux trois couleurs.

Je présenterai le dilemme suivant à certains fonctionnaires orangistes :

Ou vous conservez encore, en ce moment, de l’attachement pour le prince d’Orange et un dévouement secret pour ses intérêts ; dans ce cas, vous n’êtes rien moins que des traîtres à la patrie.

Ou les événements politiques vous ont fait perdre cet attachement, et dans ce cas, si vous ne trahissez point le pays, ne trahissez-vous pas l’amitié ? Et en vous associant aux ennemis de votre ancien prince et ami, et peut-être de votre bienfaiteur, ne craignez-vous pas que le Belge franc et loyal, ne voie au moins dans cette conduite une indélicatesse peu digne d’un homme d’honneur ?

Je ne ferai donc qu’une simple question aux uns et aux autres : dites-nous, la main sur le cœur, pouvez-vous mériter la confiance de la nation ?

La culpabilité du ministère est d’autant plus grande à mes yeux, qu’il n’existe aucune loi spéciale pour réprimer les manifestations orangistes, et que dès lors sa surveillance devait être plus active.

C’est un fait bien digne de remarque que, de tous les pays qui ont fait des révolutions, la Belgique est le seul où la législature n’ait pas, jusqu’ici, senti la nécessité de faire une loi contre les partisans de la maison déchue ; tant il est vrai que ce parti est reconnu impuissant et nul. Sa nullité est si vraie qu’il n’a pu faire nommer un seul représentant dans nos chambres, et qu’il n’a ici aucun organe.

Ces derniers mouvements populaires prouveront de nouveau à la maison d’Orange-Nassau et à la diplomatie, que l’aversion du peuple belge pour cette maison est invincible, et que si en octobre 1830 notre envoyé à Londres a dit au prince d’Orange lui-même que ses jours seraient en danger s’il rentrait en Belgique, nous pouvons en avril 1834 lui tenir le même langage.

Si la leçon terrible qui vient d’être donnée au parti orangiste ne compromettait point l’honneur du pays, il y aurait lieu peut-être de s’en réjouir ; mais notre caractère national, notre réputation de probité et de modération nous font un devoir de blâmer de toutes nos forces, et les moyens mis en usage, et le gouvernement qui les a tolérés lorsqu’il lui était évidemment possible de les prévenir et de les empêcher.

Si, dès le principe, les 2,300 hommes de garnison qu’il avait à sa disposition eussent été partis et dirigés avec la prudence ordinaire, personne ne doute qu’au moins la majeure partie des maisons aurait échappé à la dévastation : on ne saurait contester qu’à la naissance de pareils désordres, il est facile de les réprimer. S’il était vrai, comme le suppose un préopinant, que les orangistes auraient voulu eux-mêmes se faire piller afin de faciliter le retour du prince d’Orange au milieu de ces désordres, cette circonstance rendrait le ministère plus coupable encore, puisqu’il aurait prêté la main à l’exécution des desseins perfides de cette faction.

Nos ministres ont prétendu se défendre en accusant nos lois d’impuissance ou en d’autres termes en calomniant notre régime constitutionnel ; mais qu’on ne s’y trompe pas, si l’autorité du gouvernement est en ce moment faible, très faible, cette faiblesse est dans les hommes de pouvoir et non dans nos institutions.

Mais ce n’était point assez que le ministère eût déshonoré le caractère national en tolérant sciemment cette espèce de brigandage ; il ne craint pas de commettre, quelques jours après, une de ces violations de la constitution qui rappelle exactement le même grief que quelques cent mille pétitionnaires belges ont signalé aux états-généraux sous le gouvernement précédent ; et afin de mieux colorer cette conduite arbitraire, il frappe du même coup des hommes réellement tarés dans l’opinion publique et des personnes paisibles et inoffensives.

Que la chambre veuille bien y réfléchir, les arrêtes d’expulsion présentent bien plus une question de principe constitutionnel qu’une question de personnes.

Je considère ces arrêtes comme autant de coups d’Etat, puisque aucune loi n’autorise de semblables expulsions.

L’article 6 de la loi de vendémiaire an VI, tombée, quoi qu’on en dise, en désuétude sous tous les gouvernements, et d’ailleurs abrogée, n’est évidemment qu’une loi de transition et de circonstance qui a été faite dans le moment de la terreur sous la république française.

Un seul orateur, le citoyen Jean Debry, a parlé dans la discussion de cette loi au conseil des cinq cents, et il suffit de jeter un coup d’œil sur son exposé des motifs, pour être convaincu que ce n’est que la situation critique de la France à cette époque qui a déterminé le législateur à donner momentanément cette arme au directoire exécutif contre le nombre considérable d’étrangers contre-révolutionnaires qui inondaient alors le territoire de la république.

« Avez-vous oublié, dit cet orateur, que ces scènes d’égarement et de crime, ce sont des étrangers qui les ont produites ; que des étrangers figuraient en première ligne dans les occasions où il fallait rendre hideuse la liberté pour la faire haïr ? »

Des étrangers s’étaient montrés à la tête des sanglantes réactions. Le ministre d’Angleterre s’était vanté en plein parlement d’avoir participé, au moyen d’agents étrangers soudoyés par lui, à tous les troubles intérieurs de la France. La république était couverte d’espions de Londres et de Vienne qui venaient en France munis de passeports toscans ou américains avec le dessein de fomenter des mouvements.

« Je suppose, disait Jean Debry, que momentanément, la crainte d’être renvoyé par le gouvernement français éloigne de France ceux même que jadis la perspective de la Bastille n’effrayait point : devons-nous mettre en balance cette considération avec celle de la sûreté de l’Etat ? »

« Enfin, ajoute-t-il, ce n’est pas dans un moment où les combinaisons de nos ennemis doivent tendre à nous vaincre dans l’intérieur que nous devons par une folle confiance négliger les moyens de déconcerter leurs complots : il faut donc que les étrangers soient mis sous la main du gouvernement. »

Ne faut-il pas fermer les yeux à l’évidence pour ne point reconnaître que le législateur n’a eu et ne peut avoir en vue que la position toute particulière de la France à cette époque ? Des conspirations flagrantes ourdies par des étrangers, menaçaient en ce moment l’existence de la république ; le moyen certain de les déjouer était d’accorder au directoire le droit de les expulser, et le conseil des cinq cents n’hésite pas à le lui accorder sur-le-champ.

L’article 6. de la loi de vendémiaire est donc de sa nature une disposition transitoire qui s’est évanouie de droit avec les circonstances qui lui ont donné naissance. L’orateur qui en propose l’adoption la regarde lui-même comme une mesure extraordinaire nécessitée par la crise où se trouvait alors la république, par les besoins politiques du moment.

Napoléon, qui a succédé à la république, n’aurait pas manqué de s’emparer de cette loi si elle fût restée en vigueur, afin de justifier les expulsions qu’il a faites, expulsions qui ont toujours été considérées comme arbitraires.

Sans doute les mêmes circonstances qui avaient motivé cette loi pourraient se reproduire. Mais, dans ce cas, qu’on suive l’exemple du directoire exécutif ; c’est alors au gouvernement à demander une loi exceptionnelle au corps législatif.

Mais si nos ministres sont en droit d’exhumer aujourd’hui cette loi arbitraire qui doit son existence à la république de 1793, ou plutôt au règne de la tyrannie, il n’y a point de raison pour qu’ils ne puissent également invoquer et appliquer à la Belgique de 1834 d’autres lois également arbitraires et tyranniques.

Pourquoi ne feraient-ils pas aussi revivre la loi des suspects promulguée quelques mois avant celle de vendémiaire, et ces lois toutes sanguinaires en vertu desquelles la guillotine se promenait dans les départements pour faire tomber les têtes des royalistes ? Le système du ministère est donc une véritable monstruosité ; il vient ici déclamer avec violence contre les partisans du régime républicain et lui-même va chercher des lois qui doivent le jour à ce même régime !

Une autre loi de l’an III déclare aussi que tout étranger qui sera trouvé dans un rassemblement séditieux, sera considéré comme espion et puni comme tel : prétendra-t-il aussi que cette loi n’est pas abrogée ?

L’article 12 de cette même loi de vendémiaire statue qu’il ne sera délivré de passeports aux citoyens que sur la présentation d’un certificat de paiement de leurs contributions. Soutiendra-t on aussi que cette disposition doit encore être en vigueur ? qu’elle n’est pas tombée en désuétude ?

Du reste, il serait vrai que quelques dispositions de cette loi concernant les passeports pussent être considérées comme encore existantes, qu’il n’en demeurerait pas moins constant que celle relative au droit d’expulsion n’a et ne peut avoir qu’un caractère purement transitoire. On sait, en effet, d’après l’exposé des motifs, que sous ce rapport on ne pourrait jamais confondre cette disposition avec les autres.

Mais, sous l’empire, une autre loi a été décrétée sur les passeports sans qu’on ait renouvelé ce droit d’expulser. Depuis la révolution de juillet, la loi de vendémiaire a d’abord été tellement considérée comme n’existant plus, qu’en 1832 on fit une loi sur la matière.

Le 18 août 1814, Guillaume, comme prince souverain, porta un arrêté concernant les passeports ; et il s’y réserve formellement de déterminer par un arrêté particulier les obligations des voyageurs relativement aux passeports, sans faire la moindre mention du droit d’expulsion.

Dans les premiers jours de notre révolution, le gouvernement provisoire crut devoir prendre aussi envers les étrangers quelques mesures de prudence : il s’est vu de même obligé d’y recourir comme le directoire exécutif de l’an VI, par suite des circonstances particulières où se trouvait alors la Belgique. Mais il est également palpable que ces mesure exceptionnelles ne sont que transitoires. « Provisoirement et vu l’urgence, dit l’arrêté du 6 octobre 1830, les autorités ne permettront l’entrée du pays qu’à ceux qui justifieront des motifs qui les amènent. Les étrangers sont tenus de justifier de leurs ressources ; dans le cas contraire, ils seront renvoyés chez eux. » On voit, d’après le considérant de cet arrêté, que le gouvernement est déterminé par la crainte que dans ce moment la présence des étrangers arrivant en Belgique ne vienne augmenter les embarras inséparables d’un état de transition.

Mais cet arrêté est encore une nouvelle preuve que l’on envisageait la loi de vendémiaire an VI comme ayant perdu tous ses effets, et si elle pouvait subsister encore, il faudrait dire que ce même arrêté l’aurait implicitement abrogée en limitant le cas d’expulsion à celui où l’étranger ne justifie pas de moyens d’existence.

Le 22 octobre 1830, paraît un autre arrête qui supprime la haute police et toutes ses attributions. Cet arrêté emporterait aussi par lui seul l’abrogation de l’article 6 de la loi de vendémiaire, car le droit d’expulsion était évidemment une attribution donnée à la haute police de la république française par le conseil de cinq cents. Aux termes de cet article 6 les étrangers sont mis sous la surveillance du directoire exécutif. Or, cette surveillance était certainement un acte de haute police qui a dû également disparaître avec celle-ci depuis cet arrêté du 28 octobre.

Mais notre gouvernement a reconnu lui-même de la manière la plus positive que cet article 6 était abrogé et sans aucune force. En octobre 1831, il a présenté à cette chambre un projet de loi conçu à peu près dans les mêmes termes que la loi de vendémiaire ; or toute loi nouvelle était superflue si celle-ci subsistait encore : il a reconnu en même temps que les lois de cette nature sont toujours temporaires puisque conformément à ce principe, il proposait que cette loi nouvelle n’eût d’effet que jusqu’à la paix.

Lorsqu’à l’occasion du projet de loi d’extradition nous avons dit qu’entre-temps le gouvernement avait le droit d’expulser, jamais il n’est entré dans notre pensée que ce droit pût s’exercer en vertu de la loi de vendémiaire, loi de circonstance qui est au surplus abrogée par des lois et arrêtés postérieurs. Mais nous avons entendu parler et des dispositions du code pénal actuel sur cette matière, telles que l’article 272 etc., et aussi de la disposition de la loi de brumaire an IV qu’on peut soutenir n’être pas abrogée, et d’après laquelle le droit d’expulsion est limité aux étrangers poursuivis ou condamnés pour des crimes emportant peine afflictive ou infâmante.

Quant à l’article 6 de la loi de vendémiaire, il a été en outre démontré victorieusement par les orateurs qui m’ont précédé, qu’il serait encore abrogé et sans effet par l’article 4 de l’ancienne loi fondamentale des Pays-Bas et l’article 128 de notre nouvelle constitution.

Cet article consacre le droit d’asile, sauf les exceptions établies par la loi. On voit, d’après la discussion qui a eu lieu sur cette disposition, que le législateur n’a nullement eu en vue ici la loi de vendémiaire au VI ; que son but, au contraire, était d’interdire les expulsions arbitraires ordonnées par arrêté, comme on en avait eu des exemples sous le gouvernement de Guillaume. Le congrès se serait révolté à la seule idée qu’on pût encore appliquer une telle loi. Or, la disposition de son article 6 est d’un vague tellement effrayant que si on l’admettait comme exception, le droit d’hospitalité pour les étrangers se trouvant entièrement à la merci des caprices et des passions du pouvoir, l’exception prendrait la place de la règle qui ne serait plus qu’un vain mot, et qu’autant vaudrait à peu près effacer de notre constitution l’article 128. Le gouvernement pourrait, suivant la loi de vendémiaire, faire expulser toutes les fois qu’il juge la présence d’un étranger susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité publique. Ainsi une simple susceptibilité serait un motif suffisant ; mais dans tous les cas possibles, et d’après la manière de voir de chacun, on peut toujours dire qu’une personne est susceptible de troubler la tranquillité, et de ce chef un ministre ne saurait être recherché ni accusé avec efficacité.

Nous trouvons dans les annales du despotisme du roi Guillaume un exemple remarquable de cette susceptibilité : lui-même, cependant, n’osait s’appuyer sur la loi de vendémiaire.

On se rappelle qu’il a successivement ordonné l’expulsion des frères des écoles chrétiennes. Avant de porter l’arrêté d’expulsion contre ceux qui habitaient certaine ville de province, il leur fut communiqué par l’autorité que c’était leur costume et la forme de leur chapeau qui blessaient la susceptibilité du gouvernement, et, que s’ils voulaient y renoncer, ils continueraient à habiter la Belgique.

On voit donc qu’en fait de susceptibilité, telle circonstance qui paraît très frivole à l’un peut paraître très grave aux yeux d’un autre, et qu’ainsi, avec un pareil système, il n’existe plus aucune règle ni par suite aucune garantie en matière d’expulsion.

C’est peu même qu’un étranger tienne soigneusement son opinion renfermée dans sa conscience sans la traduire en faits ou actes, et qu’il vive paisiblement en Belgique sans s’immiscer aucunement dans nos affaires politiques : si son opinion est jugée susceptible de troubler l’ordre et la tranquillité, il sera frappé de l’expulsion aux termes de la loi de vendémiaire. On expulse aujourd’hui les républicains, demain les carlistes, et si Louis-Philippe tombait, les philippistes seraient expulses à leur tour. Car, à cet égard, nous ne saurions en aucun temps échapper à l’influence de la France, dont les exigences seraient d’autant plus grandes que nous aurions une loi qui se prêterait à ses vues de persécution et d’arbitraire.

Mais si on expulse pour opinion politique, par la même raison on pourrait expulser pour opinion religieuse. Le ministère Lebeau qui protège, dit-on, en ce moment les catholiques, malgré le peu de sympathie qu’il a pour eux, expulsera aujourd’hui les quakers, les sectaires et autres en disant qu’il les juge susceptibles de troubler l’ordre ; mais dans un autre temps le même Lebeau, n’ayant plus d’intérêt à protéger les catholiques, les expulsera à leur tour, selon son bon plaisir ; quant aux jésuites, leur procès est déjà jugé ; on exhumera contre eux les fameux comptes-rendus des parlements et toutes les vieilles calomnies dont cette association a été l’objet.

Il y a plus, un haut personnage, qui n’est point étranger au ministère, a déjà déclaré depuis que cette discussion est ouverte, que les jésuites seraient expulsés comme les autres si on les croit dangereux, et cette opinion est parfaitement juste ; car dès qu’on a admis un principe, il faut en adopter les conséquences.

Mais attendez qu’il arrive au ministère français un de ces hommes animé par ses vieux préjugés et une haine aveugle contre nos institutions et nos libertés religieuses, et ce temps n’est peut-être pas éloigné, vous verrez alors le ministère Lebeau cédant à l’influence irrésistible de la France, déclarer non pas qu’il croit, mais qu’il est certain que les jésuites sont dangereux.

Mais voici une autre conséquence du système ministériel, sur laquelle j’appelle toute l’attention de la chambre, c’est que s’il est permis au ministère de juger comme il lui plaît qu’une opinion religieuse est contraire à l’ordre public, quant à un étranger, le gouvernement, s’il est conséquent, doit porter le même jugement à l’égard des régnicoles professant les mêmes principes. Ainsi, par exemple, le jésuite belge devra être considéré par le pouvoir comme aussi susceptible de troubler la tranquillité que le jésuite étranger.

Or, du moment que les ministres peuvent ainsi juger que toute une classe de citoyens est dangereuse pour l’ordre public, à cause d’opinions religieuses, on les autorise par cela même à demander des mesures exceptionnelles contre ces citoyens belges, et bientôt on vous dira que c’est abuser du droit d’association que d’en laisser la jouissance à de tels citoyens.

Nous avons prouvé que l’exécution de la loi de vendémiaire serait inconciliable avec le droit d’hospitalité tel qu’il est accordé aux étrangers par l’article 128 de la constitution, et que partant cette loi est de droit abrogée. Nous avons également établi qu’il serait moralement impossible d’atteindre la responsabilité ministérielle.

Mais si je considère l’opinion de plusieurs membres de cette chambre, cette responsabilité est bien plus illusoire encore que je ne l’ai démontré. Le renvoi des ministres est la principale garantie de la nation contre les violations des lois et de la constitution, et contre les abus du pouvoir. Mais, selon mes honorables collègues, cette garantie si essentielle, dans un gouvernement constitutionnel, n’existerait même pas. Il serait impossible, suivant eux, de recourir à ce moyen, parce qu’aujourd’hui comme il y a plusieurs mois, et l’an dernier, lors des démissions de nos ministres, on ne pourrait former une autre combinaison ministérielle.

Quant à moi, messieurs, je ne ferai jamais à mon pays l’injure de croire qu’on ne pourrait remplacer le ministère Lebeau. A mes yeux il n’y a qu’un seul obstacle à son remplacement, c’est que le pouvoir exécutif ne le veut point, et aussi longtemps que par un acte d’énergie les chambres ne le mettront pas dans l’obligation de vouloir, les choses resteront dans le même état.

Puisqu’il n’y avait aucune loi qui autorisait le gouvernement à faire les expulsions qu’il a ordonnées, son obligation était, s’il croyait la sûreté de l’Etat en danger, de convoquer à l’instant les chambres, qui l’auraient investi de pouvoirs suffisants. Qu’on autorise l’expulsion contre les étrangers qui se rendent indignes de l’hospitalité, contre ceux qui, par leurs écrits, outragent la morale publique en travaillant à renverser le trône et nos institutions ; mais il est indispensable qu’une loi détermine ces cas d’exception. En agir autrement, c’est violer ouvertement la constitution, c’est souffrir que le ministère suspende de sa seule autorité une partie de la constitution. En jurant cette constitution, nous avons solennellement promis de l’observer envers nos ennemis comme envers nos amis. Je serai fidèle à mon serment.

A l’égard du bill d’indemnité dont plusieurs orateurs ont parlé, il n’y a pas lieu de s’en occuper, puisque le ministre devrait lui-même en faire la demande, et qu’il a déclaré n’en pas vouloir. Dans tous les cas, il ne serait pas juste de confondre les innocents avec les coupables, et l’on ne pourrait l’accorder qu’avec la promesse du gouvernement qu’on ne fera plus aucun usage de la loi de vendémiaire, jusqu’à ce que la législature ait elle-même décrété les exceptions au droit d’asile.

M. Rouppe. - Plusieurs honorables membres, qui probablement n’ont pu juger des événements dont Bruxelles a été le théâtre qu’en suite de rapports qui leur sont parvenus, ont cherché à jeter du blâme sur la conduite tenue par l’autorité municipale en ces pénibles circonstances.

A les entendre, l’émeute aurait été bien facile à réprimer. Trois soldats de ville, a dit un orateur ; vingt hommes, s’est écrié un autre honorable membre de cette assemblée, eussent suffi dans la matinée du 6 pour dissiper les attroupements et empêcher les attentats de la journée.

Comme chef de l’autorité municipale, je me vois obligé de répondre à de semblables allégations : et je n’hésite pas à le déclarer, si avec l’aide de quelques hommes il eût été possible de s’opposer aux désastres dont il s’agit, nous n’aurions pas à en gémir aujourd’hui.

Si, parmi les honorables membres qui ont cru la chose si facile, l’un ou l’autre, dans la matinée du 6, se fût trouve à côté de moi, devant l’hôtel d’Ursel, le premier qui fut attaqué, il tiendrait sans doute un autre langage. Une compagnie de ligne et les chasseurs de Chasteler étaient sur la place ; et il est de fait que, sans l’arrivée de nouvelles forces, il eût été impossible d’arrêter le pillage et de demeurer maître du poste.

Malheureusement il est vrai que plus tard, dans la journée, l’autorité municipale, sauf quelques exceptions, n’a plus eu le bonheur de pouvoir réprimer les désordres : mais ce n’est certes pas à un manque d’efforts qu’on peut l’attribuer. Personnellement je crois avoir fait, et je le dis avec une conviction intime, je crois avoir fait tout ce qui était humainement possible ; quant aux commissaires de police il conste aussi de leurs rapports qu’ils sont accourus sur les différents points menacés, et qu’ils n’ont rien négligé pour que force demeurât à la loi.

Quel reproche, d’ailleurs, l’autorité municipale et ses agents pourraient-ils encourir, tandis que la troupe, présente sur les lieux, n’a pas empêché le pillage ? Quand en pareille occurrence la force armée reste passive, ne faut-il pas en conclure que la répression était difficile, ou que le succès du moins pouvait être douteux ?

Mais a-t-on dit, la loi prescrit aux autorités municipales de faire des sommations : celles-ci étaient un préliminaire indispensable ; elles n’ont pas eu lieu ; et voilà ce qui a causé l’inaction de la force armée.

Que la loi prescrive des sommations avant de pouvoir dissiper les rassemblements par la force, cela n’est pas contesté ; mais que ce soit à défaut de sommations préalables que la troupe n’a point agi ou pu agir, voilà ce qui ne saurait se soutenir.

Une fois qu’il n’est plus question de dissiper un attroupement, mais bien d’empêcher le crime et d’étouffer la révolte, la force publique n’a plus besoin de sommations. La répression du tumulte, l’arrestation des coupables, voilà son premier devoir. « Tout dépositaire de la force publique, porte l’article 106 du code d’instruction criminelle, sera tenu de saisir le prévenu surpris en flagrant délit. » Cette disposition n’a pas besoin de commentaire ; elle développe nettement la pensée du législateur.

Lors donc qu’il y a crime, c’est la loi elle-même qui requiert l’action de la force publique et toute autre réquisition devient inutile.

Au reste, les honorables membres qui ont paru reprocher à l’autorité municipale qu’elle aurait négligé de requérir la force publique, et de sommer les attroupements de se disperser, sont encore en erreur. Une foule de réquisitoires ont été publiés. Moi-même, j’ai sommé plus d’une fois les rassemblements de se retirer ; et les rapports des commissaires de police attestent que sur plusieurs points ces fonctionnaires ont requis la troupe de leur prêter main-forte, qu’ils ont adressé des sommations aux perturbateurs, qu’ils ont opéré une foule d’arrestations et qu’ils n’ont cessé de faire les plus grands efforts pour mettre un terme aux calamités qui affligeaient la capitale, bien que dans quelques positions, ils n’eussent pas trouvé l’assistance sur laquelle ils auraient pu compter.

Ce n’est donc pas à l’autorité municipale que l’inaction de la force armée peut être imputée. Cette inaction a eu d’autres causes déjà signalées par des orateurs qui m’ont précédé comme prenant leur source dans un sentiment, en lui-même bien louable sans doute, l’aversion de répandre le sang belge, et la juste crainte de provoquer une collision d’autant plus dangereuse que cette route, qui dans son funeste aveuglement, se livrait à de si criminels excès proclamait sans cesse qu’elle ne voulait que venger la cause nationale chaque jour indignement outragée.

Quelques membres aussi ont paru croire que l’autorité municipale aurait négligé de prendre des précautions. Je demanderai à la chambre la permission d’entrer à cet égard dans quelques détails.

Dès le vendredi, à l’occasion de l’indignation qu’avait excitée la publicité des listes, MM. les commissaires de police avaient été chargés d’employer tous les moyens de persuasion pour calmer les esprits et faire comprendre aux habitants combien il importait de s’abstenir de toute démonstration qui pourrait compromettre la tranquillité publique. MM. les commissaires étaient en outre prévenus de se tenir prêts pour, au premier signal, se transporter où leur présence pourrait être utile ou nécessaire.

Moi-même, dans la journée du samedi, je m’occupai de la rédaction d’une proclamation, adaptée à la circonstance, et d’une adresse aux braves de septembre, desquelles la publication, projetée pour le dimanche, devint inutile par la marche plus rapide des événements.

Ultérieurement, et bien que, d’après les rapports, le mouvement ne fut prévu que pour le dimanche soir après la représentation de la Muette, je requis M. le commandant d’armes de tenir consignés un demi-escadron de cavalerie et trois compagnies d’infanterie pour, au besoin, réprimer tout désordre. (Moniteur du 24 avril.)

Peu après 11 heures du soir, je fus informé par un agent de police, qu’une troupe nombreuse d’individus, sortis en partie du spectacle, brisaient des carreaux de vitres au local de la Société du Cercle, rue de l’Evêque.

Sur-le-champ, 11 heures et demie environ, je fis donner avis au commandant d’armes, en le requérant de mettre sur pied, et à la disposition des commissaires de police, une force suffisante en infanterie et cavalerie pour maintenir le bon ordre et le respect dû aux personnes et aux propriétés. (Moniteur du 24 avril.)

Je sortis au même instant pour me rendre sur les lieux : arrivé sur la place de la Monnaie, je reconnus que l’attroupement, composé effectivement d’un nombre considérable d’individus, s’était porté vers les bureaux du Lynx : me jetant au milieu des groupes je ne tardai point à les haranguer et leur exposer les suites malheureuses qu’auraient les excès auxquels ils pourraient se livrer.

Je fus bientôt rejoint par M. le commandant d’armes et MM. les majors de la place, par M. l’échevin Vangaver, par le général d’Hoogvorst et plusieurs commissaires de police.

Sur nos exhortations réitérées, l’attroupement se dissipa sans qu’aucune voie de fait eût lieu sur ce point. Cependant d’un autre côté on s’était porté à l’hôtel du duc d’Ursel, où également des croisées avaient été en partie détruites. Après avoir dissipé un rassemblement qui s’y trouvait encore, nous nous transportâmes, d’après les avis des agents de police, successivement devant l’hôtel du prince de Ligne et du marquis de Trazegnies, et finalement devant l’hôtel du comte de Béthune ; et nous parvînmes à dissiper de nouveau, soit par les moyens de persuasion, soit par des sommations, tout attroupement : de manière que vers trois heures du matin ; tout était rentré dans l’ordre et que la tranquillité publique se trouvait complètement rétablie. Il fut néanmoins convenu, avec M. le commandant d’armes que les troupes resteraient consignées et prêtes à marche, au premier signal.

Le dimanche matin, vers huit heures et demie, je fus informé que des gens du peuple s’étaient portés à l’hôtel d’Ursel, et s’y livraient à de nouveaux excès : à l’instant j’écrivis au commandant d’armes pour l’en prévenir, le requérant de mettre à la disposition d’un commissaire de police une force suffisante, et de faire prendre les armes à la troupe. (Moniteur du 24 avril.)

Comme j’ai déjà eu l’honneur de le dire, je me transportai sur les lieux. Il était environ neuf heures. Assisté du général Nypels, du capitaine Ottelet, d’un détachement de chasseurs-éclaireurs de la garde civique commandé par le capitaine Hauwaerts et des commissaires de police des 3ème et 6ème sections, nous parvînmes, après bien des efforts, à faire cesser entièrement ces scènes de dévastation.

Maîtres de la position, et tenant l’hôtel d’Ursel à l’abri de l’approche des malfaiteurs au moyen des forces alors y réunies, nous nous rendîmes, le général Nypels et moi, en la demeure du sieur Chapuis, rue de Loxum, d’où j’expédiai vers 9 3/4 heures au commandement d’armes une nouvelle réquisition aux fins de rendre immédiatement mobile toute la force militaire dont il pourrait disposer (Moniteur du 24 avril) et je renouvelai aux commissaires de police, tant à ceux que je trouvai sur les lieux, qu’immédiatement après à ceux que je trouvai à l’hôtel-de-ville, l’ordre de se porter sur les points menacés, afin de procéder aux sommations requises par la loi, et de faire tout ce qui dépendrait d’eux pour rétablir la tranquillité publique et maintenir le respect dû aux personnes et aux propriétés.

A 10 1/4 heures, je transmis à M. le général Nypels un réquisitoire à l’effet de faire battre le rassemblement des 4 légions de la garde civique ; au même moment MM. les colonels desdites légions furent invités à se rendre de suite à l’hôtel-de-ville, pour aviser avec l’autorité municipale aux mesures à prendre en l’occurrence. (Moniteur du 24 avril.)

Immédiatement après on me dit que des rassemblements se portaient sur l’hôtel de la comtesse d’Oultremont, je me rendis vers les lieux : tout y étant tranquille et informé au même instant qu’on attaquait l’hôtel du prince de Ligne, au Parc, j’y accourus. Malheureusement à mon arrivée la dévastation était consommée.

Appelé en ce moment au palais du Roi, je me hâtai de m’y rendre.

J’arrivai au palais entre 11 heures et midi, et trouvai MM. les ministres assemblés. L’autorité civile étant déjà entièrement méconnue et ses efforts demeurant impuissants, j’insistai près du conseil des ministres sur des mesures extraordinaires de répression dans les circonstances graves où la ville se trouvait.

Informé ensuite que des excès se commettaient à l’hôtel de Trazegnies, je m’y rendis à l’instant ; mais arrivé près de la maison, et voyant qu’elle était occupée par la troupe, j’accourus immédiatement vers l’hôtel où des attroupements se formaient. Ils y furent heureusement dissipés.

Pendant mon absence de l’hôtel-de-ville, où je rentrai à deux heures, le collège assemblé en permanence s’était occupé d’un projet de proclamation dont la rédaction dût être modifiée en suite de l’arrêté portant nomination de M. le général Hurel au commandement supérieur des forces militaires dans Bruxelles. Cette proclamation fut de suite publiée (Moniteur du 8 avril.)

Vers trois heures j’expédiai un nouveau réquisitoire à M. le commandant de la place, qui me répondit qu’il continuait à employer tous les moyens pour arrêter le pillage, et que déjà, d’après mes ordres, plusieurs arrestations étaient opérées ; mais qu’il lui manquait des troupes pour agir efficacement, vu que les pillards se présentaient sur plusieurs points à la fois.

Je m’empressai ensuite de me rendre près de M. le général Hurel pour nous concerter ensemble sur les nouveaux moyens à employer.

J’ajouterai qu’indépendamment de ce qui précède, j’avais dans le courant de la journée donné les ordres les plus précis pour préserver les hôtels des ministres étrangers, ainsi que diverses autres habitations qu’on me disait menacées. (Moniteur du 24 avril.)

J’enjoignis aussi au commandant des sapeurs-pompiers de tenir tous ses hommes consignés, afin de pouvoir en disposer de suite, au cas d’incendie ; et j’ordonnai l’envoi de troupes sur la Monnaie, pour prévenir tout désordre à l’occasion de l’interdiction des représentations théâtrales.

Ce qui ne peut laisser aucun doute sur l’injustice des reproches élevés contre l’autorité municipale, c’est la marche des événements après que M. le général Hurel eût été investi du commandement supérieur. Tout concours de la régence cessait alors du moins d’être requis ; et j’en demande pardon à un honorable préopinant, malgré toute l’énergie et l’infatigable activité que déploya cet officier-général, les désordres ont continué durant plusieurs heures et nous avons eu encore à déplorer les dévastations commises chez MM. de Marnix, Devinck et Dewasme-Pletinckx.

Enfin, ce ne fut que vers le soir et à l’aide de nouvelles forces que l’on réussit à réprimer le tumulte et les désordres qui avaient signalé toute la journée.

Les explications que je viens d’avoir l’honneur de soumettre à la chambre l’auront, j’espère, convaincue que dans les fatales journées des 5 et 6 du courant, l’autorité municipale a rempli son devoir, je pense avoir fait le mien.

Si, au prix de ma vie, j’avais pu empêcher les calamités qui ont frappé la capitale, je n’eusse pas hésité un seul instant.

Mes concitoyens m’en croiront.

Ils savent que, sous le gouvernement du plus grand des capitaines, mais aussi du maître le plus absolu, j’échangeai pour la défense de leurs personnes et de leurs foyers le même fauteuil municipal que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui contre le cachot et l’exil.

Ils se rappellent qu’admis en septembre 1830, avec le brave général d’Hoogvorst près du prince d’Orange en son camp à Vilvorde, y réclamant la réparation des griefs dont la nation se plaignait, et menacé de mort par ce prince, je lui répondis : Que V. A. R. fasse commander le piquet, la honte du supplice ne retombera pas sur ma tête.

Ils n’ont point oublié les circonstances si difficiles de 1831 ni cette soirée orageuse dans laquelle je découvris ma poitrine au fer des furieux qui voulurent forcer la prison militaire en réclamant à grands cris et avec d’épouvantables hurlements la tête du colonel Borremans.

Ils m’ont vu durant toute l’invasion du choléra, en 1832, faisant abnégation absolue de mon existence pour secourir les malheureux et arrêter la propagation du mal, portant plus d’une fois moi-même les victimes de l’horrible fléau, et recevant sur mes vêtements leurs évacuations pestilentielles.

Ils ont été témoins de ce que j’ai fait dans la nuit du 5 et la journée du 6, et les marques d’estime et de confiance dont ils ne cessent de m’honorer sont pour moi un sûr et précieux garant qu’ils ont apprécié ma conduite.

Pardon, messieurs, si dans cette discussion solennelle j’ai distrait pendant quelques instants votre attention de questions plus graves ; mais touchant au terme d’une longue et laborieuse carrière, presque entièrement consacrée au bien-être de mes concitoyens, je tiens à reposer honorablement ma tête au champ de l’éternel repos.

J’ai dit.

(Moniteur belge n°120, du 30 avril 1834) M. Devaux. - Messieurs, je dois rendre cette justice au début de la discussion, que cette fois on a eu moins recours aux accusations directes qu’aux insinuations. C’est un progrès dans la voie de la modération ; mais il ne s’est pas soutenu. Aujourd’hui les insinuations ont cessé, et les accusations les plus franches, les plus décisives, sont revenues.

Dans tous les reproches adressés au gouvernement, à l’occasion des scènes des 5 et 6 avril, insinuations ou accusations, il semble toujours, messieurs, qu’on parte de ce point : qu’au 5 avril, la ville de Bruxelles était en état de siège et que tous les pouvoirs étaient réunis entre les mains du ministère, pour en faire tel usage que bon lui semblerait. Cependant, si l’on considère les faits et la législation, il s’en faut bien qu’il en soit ainsi.

Quel est aujourd’hui le pouvoir du gouvernement dans la capitale en cas d’événements semblables à ceux qui out eu lieu récemment ? Le gouvernement, messieurs, n’a pas comme en France, une action directe dans la capitale, le gouvernement belge ne peut pas plus dans la capitale que dans une commune de 500 âmes. Il peut moins à Bruxelles que le gouvernement français dans le moindre village ; il n’a d’action directe ni sur les autorités locales, ni sur la police locale, ni sur la garde civique locale.

Je vais plus loin : je dis qu’à Bruxelles la position est plus défavorable qu’ailleurs. Dans nos provinces, il y a des autorités locales qui répondent de tout aux yeux de tous. A Bruxelles les autorités locales ont coutume de s’effacer derrière le pouvoir supérieur ; ce n’est pas sur elle que se portent les yeux, et le sentiment de la responsabilité en est réellement moindre, quoiqu’au fond les obligations soient les mêmes.

Que pouvait faire le ministère ? Se mettre à la tête des troupes ? Le ministre de l’intérieur l’a fait ; et aussitôt les journaux et les orateurs de cette chambre de s’écrier que ce n’était pas là la place des ministres, qu’ils devaient être au conseil ; est-ce au ministère à faire les réquisitions aux troupes ? nous savons tous que non.

Voyez quel vague existe dans les reproches : on accuse le ministère d’avoir été négligent, d’avoir montré de la faiblesse, d’avoir manqué de confiance dans la nation ; mais où sont les actes précis qu’on lui reproche ? Quelles sont les mesures qu’il devait prendre et qu’il n’aurait pas prises ?

Suivant les uns, le ministre de l’intérieur devait faire sa proclamation plus tôt, voilà la mesure énergique qu’on réclame de lui ; suivant les autres, c’était au ministre de la justice à indiquer au commandant de la place, la manière dont il devait faire manœuvrer ses troupes ; c’est ce que vous a dit avec assurance le premier orateur que vous avez entendu dans cette séance. Suivant le même orateur, les précautions auraient dû commencer depuis longtemps, elles devaient aller jusqu’à punir les souscripteurs des listes ; et cependant quelques minutes après, l’honorable membre convient qu’il n’y a pas de lois applicables aux souscripteurs. C’est ainsi qu’aussitôt que les accusations se précisent, on tombe dans des contradictions.

Il fallait demander les renforts plus tôt, a dit M. Ernst ; et suivant l’orateur, qui a ouvert la discussion, et d’autres qui l’ont suivi, les renforts étaient inutiles ; 100 hommes suffisaient pour mettre ordre à tout.

L’honorable M. Nothomb avait allégué comme une des causes de la durée des troubles l’absence de l’artillerie. Aussitôt M. Jullien de faire, suivant son habitude, quelque plaisanterie spirituelle sur la prétendue nécessité de l’artillerie, et il oublie que son ami M. Ernst fait un reproche au ministère de n’en avoir pas eu plus tôt. Le fait est, messieurs, qu’une garde civique de 5 à 7 mille hommes et une garnison de 2 à 3 mille hommes eussent été suffisantes pour arrêter les troubles, mais la garde civique ayant manqué, la garnison a pu se trouver trop faible.

Le gouvernement était prévenu, il devait agir en conséquence. Mais croyez-vous que ce soit la première fois que le gouvernement reçoit des avertissements de ce genre. Il ne se passe pas d’année, pas de saison, que des désordres ne lui soient annoncés ? Faut-il que chaque fois le gouvernement fasse voyager l’armée ? faut-il que chaque fois il appelle une garnison de 10,000 hommes à Bruxelles ?

Les premiers troubles qui ont eu lieu le 5 étaient dissipés à la vue du bourgmestre aussi facilement que naguère, ces désordres pour lesquels ont est plus indulgents, les charivaris. Si pour les charivaris le ministère avait doublé les garnisons des villes, de quels rires et de quelles plaisanteries ne l’accablerait-on pas dans cette assemblée ?

Nous en avons un exemple : huit jours après les scènes du 6, de nouveaux pamphlets provocateurs sont distribués, on craint une nouvelle effervescence, le gouvernement fait une proclamation, les autorités prennent leurs mesures, et aussitôt que disent certains journaux et certains orateurs ? que c’était une comédie que voulait jouer le gouvernement.

Voyez, messieurs, quelle est en toute circonstance la justice des adversaires du gouvernement. A Bruxelles, les pillages ont eu malheureusement lieu ; et on dit : Honte au ministère ! à Liége les pillages ont été prévenus ; croyez-vous qu’on va en faire honneur au gouvernement ? Non ! Honneur à la régence ! Ainsi quand un malheur arrive, c’est la faute du ministère ; et si l’on y met obstacle, il faut en attribuer l’honneur à l’autorité locale. Le gouvernement est responsable pour le mal seulement, pour le bien, ce sont les régences. Si des troubles avaient éclaté à Liége, le gouvernement eût été aussi coupable que naguère à Anvers.

Et cependant à chaque instant malgré soi on est forcé de reconnaître implicitement que le gouvernement n’est pas responsable de pareils événements. L’honorable M. Ernst vous a déclaré que la loi qui condamne les villes à indemniser les victimes des pillages est une loi de toute justice. Je demanderai à ce jurisconsulte éclairé comment cette loi peut être équitable, si réellement c’est le gouvernement qui est responsable des pillages. Quoi ! c’est le gouvernement qui est responsable des troubles, des pillages d’une ville, c’est par la faute du gouvernement qu’ils ont lieu, et c’est la ville qui doit payer les dommages qui en résultent. Non, si c’est au gouvernement à empêcher et à réprimer les troubles qui éclatent dans une commune, la loi qui fait tomber la responsabilité pécuniaire sur la commune, n’est qu’une révoltante injustice.

Je ne crois pas moi, que la loi soit injuste, je pense que c’est une loi d’ordre, et qu’elle doit avoir de bons résultats, pourvu que l’application en soit faite avec discernement.

Tel est le sort des ministres, il faut qu’ils soient toujours blâmés, il faut qu’ils soient toujours coupables. Si on avait opposé tout d’abord une résistance efficace, croyez-vous que les ministres seraient innocents ? Non, messieurs, à Paris, à Lyon on a résisté d’une manière efficace ; eh bien ! lisez les journaux opposés au ministère français, vous y verrez que les ministres sont des assassins, des assommeurs, des traîtres, vous verrez qu’ils ont voulu se donner le plaisir de répandre le sang.

Le gouvernement est toujours coupable et coupable de tout aux yeux de ses ennemis. Ainsi il en est, ainsi il en sera toujours. Et les preuves contraires n’y feront rien.

Lafayette a subi pendant toute sa vie cette infâme calomnie que pendant la fameuse nuit du 5 octobre, il avait laissé faire, qu’il n’avait pas voulu empêcher les assassins de pénétrer dans le palais du roi à Versailles, à lui aussi, on reproche malgré toutes les preuves contraires, d’avoir dormi. Cette calomnie a persisté et persiste encore dans le parti de ses anciens ennemis.

Lafayette fut accusé d’avoir laissé faire ; le vertueux Bailly fut égorgé sur l’échafaud pour avoir résisté aux factieux ; il s’était fait un plaisir, disait-on, de répandre le sang du peuple.

Croit-on qu’au premier bruit des désordres, le ministère n’a pas senti quel parti ses ennemis en tireraient, quelles qu’en fussent les suites et quoiqu’il fît. J’ai vu, le 6 avril, de simples citoyens, qui ne tiennent en rien au pouvoir, pleurer de douleur à l’idée des calomnies que les ennemis du gouvernement ne manqueraient pas de diriger contre lui.

Les premiers orateurs ont accusé le ministère d’avoir laissé faire par négligence, par incapacité, puis on insinue davantage : M. Fleussu vous a dit : si les pillages ont eu lieu, c’est qu’on l’a voulu ; on a demandé alors à l’orateur qu’il s’expliquât, qu’il déclarât s’il entendait parler du ministère. Il a répondu ; si je le savais, je mettrais le ministère en accusation. Et en attendant, tout son discours était dirigé contre le ministère. Insinuation généreuse et surtout pleine de loyauté !

L’honorable membre a été plus loin encore ; il a insinué que les troubles du mois de mars 1831 avaient eu lieu sous l’influence de M. Lebeau.

M. Fleussu. - Je n’ai pas dit cela.

M. Devaux. - L’orateur a dit : Votre premier ministère est né à peu près au bruit des pillages ; eh bien, lorsque les désordres du mois de mars commencèrent à Bruxelles, M. Lebeau n’était pas encore ministre, il était sur la route de Liége, et venait répondre aux propositions qui lui étaient faites par M. le régent. Si ma mémoire me trompe, ce ne peut être que de quelques heures, mais je crois qu’elle ne me trompe pas.

Messieurs, les causes d’inefficacité de la première résistance ont déjà été exposées ; c’est d’abord l’absence de la force citoyenne, la garde civique ; c’est ensuite la sympathie de la population, non pas pour les désordres, mais pour les sentiments politiques qui animaient leurs auteurs ; cette sympathie devait agir sur le soldat, parce qu’elle se manifestait dans le peuple de toutes les classes, qui remplissaient les rues. Ce fait, messieurs, a été évident, au moins pendant toute la matinée, pour quiconque a vu Bruxelles dans ce moment et l’absence de la garde civique en est la preuve frappante. Ce n’est que la vue hideuse des excès commis qui, après plusieurs heures, a commencé à faire prévaloir dans la foule d’autres sentiments.

Une autre cause qui a eu une grande et fatale influence, c’est l’incertitude des rapports légaux entre les autorités locales, civiles et militaires. J’ai entendu dire au premier orateur qui a parlé dans cette discussion, que les troupes devaient connaître l’article 106 du code de procédure criminelle, qui prescrit à tout citoyen d’arrêter les criminels en flagrant délit La vérité est que cette disposition du code d’instruction criminelle est peu connue des militaires. J’en citerai une preuve que je prendrai dans les paroles même des orateurs que je combats.

M. de Brouckere a cité un officier supérieur qui exprimait dans les termes les plus expressifs le regret de ne pouvoir comprimer les troubles, parce qu’il avait à attendre des ordres ; cet officier supérieur ne connaissait donc pas l’article 106, qui permet d’agir sans ordre. Cet officier n’était pas le seul dans cette position ; dans cette chambre même, après tout ce qui avait été dit par les orateurs de l’opposition sur l’article 106, vous avez entendu un de leurs amis, un militaire éclairé, M. le colonel de Puydt, vous dire que l’armée ne pouvait agir sans ordre de l’autorité civile. M. de Puydt ne se rend donc pas compte de l’article 106, ou il pense qu’il n’est pas applicable à l’armée.

Les militaires n’ont pas compris cette distinction entre les pillards en flagrant délit que l’article 106 permet à tout citoyen d’arrêter, et les attroupements, contre lesquels la force armée ne peut agir sans que des sommations aient été faites par l’autorité municipale ou ses agents. Et dans le fait, messieurs, en pratique, cette distinction était ici très difficile à faire. Dès que les soldats voulaient agir contre les auteurs des désordres, des cris de à bas les officiers, à bas les orangistes, s’élevaient avec d’autres manifestations hostiles dans les immenses attroupements qui encombraient les rues. Est-il prudent, est-il possible d’agir contre les pillards, lorsqu’on ne pouvait agir contre les attroupements ? Or, pour agir contre les attroupements, les militaires attendaient que les sommations requises fussent faites par les agents de l’autorité locale.

Les réquisitions de l’autorité municipale qui ont toutes été publiées ne disent pas à l’autorité militaire d’agir, mais de mettre la troupe sur pied, de la tenir à la disposition des commissaires de police chargés de faire les sommations.

N’est-il pas naturel dès lors que la force armée ait crû devoir attendre les sommations des commissaires de police ; et que là où ils ne se sont pas présentés, là où ils n’ont pas fait les sommations, elle n’ait pu agir ?

Dans tout cela que pouvait faire le ministère ? Le parquet avait fait les réquisitions nécessaires à la régence. En apprenant qu’un doute s’élevait sur le pouvoir de l’autorité militaire, le ministre de la justice s’empresse de se mettre en correspondance avec le commandant de la province, pour lui dire que la législation ne s’oppose pas à ce qu’il saisisse les pillards sans le concours des commissaires de police, que l’intervention de ceux-ci n’est requise que pour dissiper les attroupements. Il ne se contente pas de cette explication ; et bien que cela ne fût certainement pas dans ses attributions, il requiert, lui ministre de la justice, le commandant militaire à agir et à employer toutes ses forces au rétablissement de l’ordre.

Enfin voyant que cela ne suffisait pas encore, voyant que les militaires demandaient à pouvoir agir seuls sans le concours des commissaires de la police municipale, il prend sur lui de donner un pouvoir discrétionnaire à l’autorité militaire, et dès ce moment les désordres diminuent, et après peu de temps, la tranquillité est totalement rétablie. Le ministère a donc fait tout ce que dans la sphère de ses attributions il pouvait faire ; il a fait plus que la loi ne lui permettait, à moins de mettre la ville en état de siège, il ne pouvait aller au-delà.

On a demandé si désormais, il n’y aurait de sécurité dans nos villes, qu’au moyen d’une garnison de deux mille hommes.

Je répondrai que pour le maintien de l’ordre dans les grandes villes, il faut avant tout que l’on puisse compter sur la garde civique de la ville.

J’ajouterai qu’un concours de circonstances est possible, dans lequel il est très difficile de comprimer des troubles à l’instant même et sans quelque retard.

Oui, messieurs, dans un pays où l’on se sera efforcé d’exalter les passions du peuple, d’exagérer à ses yeux l’idée de ses droits, d’affaiblir celle des droits du pouvoir ; dans une ville de 100,000 âmes, à la suite d’une révolution, lorsque des insensés auront tout fait pour blesser les sympathies populaires ; lorsque ces insensés, ennemis de tout ce que le peuple aime et révère, devront être défendus contre le résultat de leurs propres provocations ; lorsque les rapports des autorités chargées de maintenir l’ordre seront légalement incertains ; lorsque les citoyens eux-mêmes ne prêteront pas leurs secours ; lorsque l’armée partagera les sentiments du peuple ; lorsque partout régnera une crainte exagérée de franchir les bornes de la légalité ; lorsque des éléments d’anarchie de diverses couleurs s’agiteront librement ; lorsque la force publique et les autorités locales seront sans expérience des émeutes ; lorsque le gouvernement n’aura qu’un simulacre de police et sera sans action sur l’autorité et la police locale ; lorsqu’il n’aura pas plus de pouvoir dans une telle ville que dans une commune de 500 habitants ; quand toutes ces circonstances se réuniront, oui, il pourra malheureusement y avoir des moments d’exaspération, où ceux qui auront irrité à plaisir l’animosité populaire, ne pourront être à l’instant même efficacement protégés, où l’ordre ne sera pas immédiatement rétabli, où il faudra quelques heures pour lui rendre cette force qu’il ne devrait jamais perdre.

Tout cela est indépendant des personnes, à tout cela les hommes qui tiennent le pouvoir ne peuvent rien. Mais contre de tels dangers cependant, ne pouvons-nous rien ? Si, messieurs, nous pouvons les diminuer, ces dangers ; comment ? en fortifiant les moyens d’ordre, en diminuant les éléments de désordre ; il faut s’abstenir d’exalter les passions désordonnées ; il faut se garder de donner au peuple des idées exagérées de sa puissance et de ses droits ; il ne faut pas s’attacher à déconsidérer tout ce qui est homme du pouvoir, tout ce qui est action du pouvoir ; il ne faut pas excuser et envenimer ces sentiments dans ceux qui les nourrissent ; il ne faut pas faire croire au peuple que l’état révolutionnaire est un état permanent, et qui peut sans cesse renaître, mais une nécessité terrible que la dernière extrémité seule justifie.

Il ne faut pas garrotter le pouvoir par mille liens légaux inutiles, par mille entraves morales. Il faut laisser aux autorités la force légale et morale nécessaire pour se faire respect et obéir. Il faut reconnaître que si la liberté périt faute de garanties suffisantes, la société elle-même périt faute d’ordre. Il faut enfin reconnaître franchement, ouvertement, que notre position politique est changée depuis la révolution, que nous devons sans doute conserver religieusement toutes les libertés acquises, mais qu’aujourd’hui il n’y a plus de danger réel, que les dangers sont pour l’ordre.

Je passe, messieurs, à la seconde question, celle des expulsions ; je la débarrasserai d’abord de ce que des orateurs lui ont donné de personnel, je veux parler d’une consultation signée par plusieurs avocats de Liége.

Voici les faits : Deux étrangers étaient condamnés ; le pouvoir royal, en vertu de son droit de grâce, changea la peine qui était d’un an d’emprisonnement, en un exil perpétuel. Ces étrangers réclamèrent contre ce singulier usage du droit de grâce ; ils dirent : laissez-nous finir notre temps d’emprisonnement, nous le préférons. Le gouvernement ne consentit pas à la demande des condamnés.

M. Ducpétiaux qui entrait alors dans la carrière politique, soutint dans le Courrier des Pays-Bas les intérêts des deux étrangers ; les expressions dont il se servit blessèrent M. Van Maanen ; il fut poursuivi en vertu de l’arrêté-loi de 1815 sur la presse, qui comminait, comme vous le savez, les peines les plus sévères ; et on poursuivit en même temps l’imprimeur du même chef.

M. Ducpétiaux s’adressa aux divers barreaux de la Belgique et leur demanda une consultation, sur quatre questions. De ces quatre questions, trois se rapportaient directement au fond du procès de M. Ducpétiaux ; la première était de savoir si l’arrêté-loi de 1815 existait encore ; la deuxième, s’il pouvait être applicable à l’écrit de M. Ducpétiaux ; la troisième, si l’imprimeur dans tous les cas pouvait être puni.

M. Ducpétiaux avait posé aux barreaux une quatrième question qui n’avait qu’un rapport moins direct au fond du procès, c’était celle de savoir si l’arrêté de grâce était légal, si l’article 4 de la Loi fondamentale n’avait pas aboli le droit d’expulsion.

Chose assez remarquable cependant, M. Ducpétiaux consulta tous les barreaux du royaume, leur posa les 4 questions dont je vous ai donné lecture. Et la question de la légalité des expulsions n’a été traitée par aucun barreau, à l’exception de celui de Liége. Cette différence devrait faire croire qu’il n’y avait pas sur ce point certitude égale pour tous les barreaux. La question de légalité des expulsions ne se rattachait pas immédiatement à la cause de M. Ducpétiaux.

Que l’acte fût légal on non, la forme de la critique n’en était pas moins inculpée. La consultation de Liège en même temps qu’elle traitait les autres questions, consacra deux ou trois pages à la question des expulsions qu’elle considéra comme contraire à l’article 4 de la loi fondamentale. Si mes souvenirs sont exacts, j’eus quelque peine à approuver par ma signature cette partie de la consultation ; mais j’avais vu déjà tant de personnes qui faisaient des difficultés pour signer toutes les fois qu’il s’agissait d’exprimer publiquement une opinion politique ; j’en avais tant vu, qui sont devenus si courageux depuis, saisir avidement tous les prétextes, que j’aurais cru faire un acte de pusillanimité en refusant mon appui à M. Ducpétiaux, et j’aurais craint par ma réserve de donner de l’appui à ses adversaires.

L’opinion que l’article 4 de la loi fondamentale abrogeait la loi de vendémiaire, passa si peu pour décidée entre mes amis et moi, que dans des articles d’un journal auquel nous coopérions, articles qu’on vous a cités, mais qu’on s’est bien gardé de reproduire en entier, on discutait l’applicabilité de la loi de vendémiaire. On demandait en vertu de quel traité d’extradition, de quelle loi d’expulsion le gouvernement agissait, on demandait où étaient les circonstances qui motivaient l’application de la loi de vendémiaire. Car, je le soutiens encore, les expulsions de M. Van Maanen furent illégales, les expulsions doivent être motivées aux termes de la loi de vendémiaire, par des dangers qui n’existaient pas alors.

Au reste, si j’avais commis une erreur alors, ou si j’en commets une aujourd’hui, dans aucun cas, je n’aurais à en rougir.

La politique est une science de faits et si les faits ne m’avaient rien appris depuis dix ans que j’ai commencé ma carrière politique, je serais bien à plaindre. Depuis lors je ne suis pas devenu ministre, je ne suis pas arrivé au pouvoir, ma position n’a pas changé, n’a pas subi d’autre changement que le pays lui-même.

Mais, ce dernier changement, nous l’avons compris depuis longtemps mes amis et moi, on peut nous en faire un reproche ; nous, nous en sommes fiers. Lorsque le pouvoir était fort, que la liberté était faible, nous combattions le pouvoir, nous défendions la liberté. Lorsque la liberté est devenue forte, inattaquable, mais que le pouvoir est devenu faible à son tour, c’est le pouvoir que nous avons soutenu. Ah ! si lorsque le pouvoir était fort nous avions hésité, si nous nous étions tus ou même inclinés devant lui, si depuis que le pouvoir est faible nous nous étions mis à crier au despotisme, si depuis que la liberté a vaincu, depuis qu’elle n’a plus rien à redouter, nous nous étions attachés à son char en criant : liberté, liberté ; oh alors, à nous seraient les ovations ; nous ne serions pas de petits hommes d’Etat, nous serions des géants, nous serions des héros de courage. Cet héroïsme, messieurs, ces ovations, nous les foulons aux pieds.

Quand en présence des nombreux dangers du pays, la question de la légalité de la loi de vendémiaire s’est présentée, que devait faire le pouvoir ? Devait-il se borner à observer que peut-être quelques hommes honorables avaient soutenu que cette loi était abrogée ? Non ; il devait examiner la question en elle-même. C’est ce que le ministère a fait.

Des jurisconsultes distingués ont été consultés par lui pour examiner la question à fond ; ils ont été unanimes pour reconnaître que la loi n’était pas abrogée. Moi-même, qui ne me compte pas parmi les jurisconsultes, j’ai examiné la question, abstraction faite de ce qui s’était passé ; et il a été évident pour moi que la loi de vendémiaire était exécutoire.

Les conséquences qu’on prête à l’article 4 de la loi fondamentale nous mèneraient à l’absurde. Je ne veux pas renouveler cette discussion épuisée. Je dirai seulement que si vous admettez l’article 4 de la loi fondamentale, comme abrogeant la loi de vendémiaire et faisant disparaître toute distinction entre l’étranger et le régnicole, vous n’avez pas le droit de distinguer pour les droits civils, vous devez considérer comme abrogées des lois que les tribunaux appliquent tous les jours. Dès lors tombe l’article 272 du code pénal. Or, personne sans doute ne croit pouvoir aller jusque-là. L’application de cet article n’a jamais été contestée.

Si l’article 4 exclut le droit d’expulsion, il exclut toute différence entre l’étranger et l’indigène ; sous le régime de cet article il n’y a plus de législation possible sur les passeports, et l’étranger, fût-il le dernier des criminels, dès qu’il est parvenu par fraude ou autrement à franchir la frontière, ne fût-ce que de deux pas, n’a pas besoin de passeport, il a droit à la même protection que le régnicole, dès lors sa personne sera inviolable.

Cette conséquence est absurde, d’autant plus absurde que même en temps de guerre, il n’y aurait pas d’exception. Y aurait-il un millier ou plusieurs de Hollandais qui parvinssent à s’introduire furtivement dans le pays, sous le régime de l’article 4, il faudrait pour les expulser que leur crime fût commis.

L’opposition a-t-elle bien le droit de parler de contradiction ? N’est-ce pas sur la foi même des paroles de l’opposition que le gouvernement a dû se croire armé du droit d’expulsion ? Le ministre de la justice a déclaré dans la discussion sur la loi d’extradition, qu’il se croyait armé de la loi de vendémiaire ; loin de le contredire, l’opposition à la presque unanimité et dans les termes les plus formels, a déclaré que c’était vrai.

Mais à croire quelques personnes il n’y avait pas de motifs d’appliquer la loi de vendémiaire. Il n’y avait pas de mesures d’ordre à prendre, il n’y avait pas de crainte à avoir. J’admire vraiment les orateurs de l’opposition ; dès qu’il s’agit en Belgique de mesures d’ordre à prendre, il n’y a que plaisanteries et dénégations de leur part. Suivant eux, il n’y a besoin en Belgique ni d’extradition, ni d’expulsion, ni même de police, ni d’aucune mesure pour maintenir l’ordre ; tout ira au mieux de soi-même, l’ordre doit se maintenir par lui-même.

Lorsque l’honorable M. Raikem a présenté son projet de loi d’expulsion qui ne reproduisait pas la loi de vendémiaire, comme on l’a dit, mais qui l’étendait en ajoutant au droit d’expulsion le droit de fixer les résidences, en ajoutant la sanction pénale à l’infraction de la loi envers ceux qui revenaient dans le pays après en avoir été expulsés, ce ne fut que plaisanteries, que sarcasmes de la part de l’opposition sur l’inutilité de la mesure.

On a dit que j’ai combattu le principe de cette loi, c’est une erreur, j’ai soutenu ce principe contre les exagérations de l’opposition, j’en ai soutenu toutes les mesures de police. L’amendement que j’y ai introduit consistait seulement à changer une peine à prononcer par les tribunaux, dans le but de la rendre plus efficace. Et alors que le projet de loi fut retiré, j’en gémis ; quant à moi ; ceux que je combats aujourd’hui applaudirent et crièrent bravo !

Oui, disait-on alors, comme à présent, comme en toute occasion, ceux qui nous parlent des dangers pour l’ordre sont des jongleurs, c’est de la fantasmagorie. Vous montreriez à certains orateurs que la poudre est à deux doigts du feu, ils ne vous permettraient pas de prendre des précautions, et se riraient de vos craintes, mais si l’explosion éclate, n’en doutez pas, c’est le gouvernement qui est responsable.

Je ne vois pas, dit l’opposition, quel ordre soit troublé ou menacé. Je cherche en vain des anarchistes, a dit M. Ernst, je ne vois que des hommes qui aiment et respectent nos lois. Tout à l’heure je reviendrai là-dessus.

Mais d’abord les journaux orangistes s’impriment dans toutes les provinces ; n’y a-t-il là aucun élément d’anarchie ? Sont-ce là ce que vous appelez les amis de nos lois ? Il faut avoir un bandeau sur les yeux pour le croire. Je conçois qu’un homme d’étude, habitué à des travaux solitaires, ne connaisse pas ce qui se passe dans le monde, au-dehors de son cabinet, mais alors au moins qu’il ne se prononce point sur les faits.

Suivant M. Fleussu, et en cela il est en désaccord avec M. Doignon, que vous venez d’entendre, le système que le gouvernement avait d’abord adopté envers les orangistes était excellent : il fallait être modéré, tolérant envers eux. Quel mal peuvent-ils faire, dit M. Fleussu ; le peuple n’a pour eux que du mépris ; il n’y a pas besoin de s’inquiéter d’eux ; laissez-les donc en paix, Ainsi laissez-les insulter le peuple, le froisser dans ses plus chères et plus vives sympathies ; puis quand de malheureux ouvriers égarés par leurs provocations, ne pourront plus y tenir, se laisseront aller à un moment d’exaspération, sabrez-les, tuez-les, condamnez-les au carcan et au boulet, Mais laissez jouir en paix les écrivains orangistes du fruit et du salaire de leurs œuvres. Admirable philanthropie ! Merveilleuse humanité !

Mais si les orangistes sont peu de chose, au moins assurément la république n’est rien. C’est de la pure fantasmagorie. Combien y avait-il de républicains dans le congrès ? Il n’y en avait que 13, nous répond M. Fleussu. Combien y a-t-il de républicains dans la chambre ? c’est encore M. Fleussu qui nous apprend qu’il y en a trois.

En 1830, lorsque la chambre des députés de France fonda le gouvernement, il ne s’y trouvait pas un seul républicain. Combien y en a-t-il à présent. Il y en a 4 je crois, car il paraît qu’il s’est trouvé 4 personnes parvenues à ce degré de moralité de pouvoir rester républicain et prêter en même temps des serments à un gouvernement monarchique. En 1830, messieurs, la république n’était rien en France. En 1831, l’opposition en riait, c’était un sujet d’inépuisables plaisanteries. C’était disait-on de la jonglerie, de la fantasmagorie. Et au 6 juin cependant, n’existait-elle pas ? Vous avez vu ce qu’elle était. Il est vrai, c’était à Paris seulement. Peu après ce fut Lyon. Aujourd’hui, messieurs, c’est à Lyon et à Paris à la fois, c’est dans tous les départements qu’il y a des levées de boucliers de l’opinion républicaine.

La Belgique, la république lui fait l’honneur de la traiter comme un département français. Aussi nous a-t-elle envoyé ses sectionnaires des Droits de l’Homme, la république française a déjà chez nous ses journaux, ses affiliés, ses associations, elle y fait ses distributions de constitutions républicaines à 1 cents l’exemplaire, et tout cela au moyen d’étrangers. Elle nous envoie ses hommes d’influence, ses hommes drapeaux, et ses hommes d’action, ces hommes à sinistres figures, dont M. Ernst vous a parlé. Déjà ils s’attaquent aux ouvriers, aux jeunes gens, aux officiers, aux sous-officiers. Bientôt en vertu de nos libertés ils auront établi leurs chaires d’enseignement anarchique dans le pays.

Me demandez-vous encore ce qu’est l’opinion républicaine en Belgique, Je vais le demander à la république elle-même : elle va me répondre. J’ai eu le courage de parcourir quelques numéros du journal, organe de la république en Belgique, ayez le courage à votre tour d’entendre ce que je vais vous lire. Il est intitulé : la Voix du Peuple, journal de la propagande démocratique.

Voici les premières mentions de ce Journal :

« Bientôt, peut-être, la république française s’établira sur les débris d’un trône à demi renversé. Alors la question des réformes radicales ne pourra manquer de surgir dans cette Belgique déjà démocratique par ses mœurs, comme par quelques institutions conquises au prix du sang de ses enfants. Elle doit donc se tenir prête et se mettre en mesure de développer ces institutions, et de défendue cette indépendance qui lui a tant coûté, et que la monarchie actuelle compromet de plus en plus par intérêts de dynastie ou par sa lâcheté. »

A côté sont des extraits du même genre ; un extrait du Populaire, signé CARET. Le voici :

« Les ouvriers sont accablés de travail et de misère parce que les fabricants veulent réduire leur salaire, insuffisant déjà pour nourrir eux et leurs enfants ; parce qu’ils demandent du pain… Nous ne pourrons vivre, s’écrient-ils ! - Eh bien, mourez de faim, leur répond l’impitoyable pouvoir ! - Nous préférons nous faire tuer ! - Hé bien, nous vous tuerons !

« Et c’est Louis-Philippe, sorti des barricades, élevé sur le trône au prix du sang du peuple, qui s’exaltait sur les vertus des ouvriers, qui se disait à eux à la vie et à la mort, c’est Louis-Philippe !!...

« L’opinion marche à grands pas ; la vérité devient chaque jour plus puissante ; les destins s’accomplissent ; le peuple entier se trouvera peut-être bientôt en face de ses adversaires et son triomphe n’en sera que plus assuré. »

Voici un autre extrait de la Voix du Peuple :

« Depuis l’infâme restauration jusqu’à ce jour, l’Europe politique aurait dû se persuader par le fait que pour abattre l’hydre aux têtes sans cesse renaissantes de la royauté, le système de la révolution partielle, lors même qu’il est exécuté par une nation entière, ne suffit pas à son émancipation.

« La grande question de nos jours ne saurait pas être une question purement nationale ; il faut qu’elle soit une question européenne ; et pour affranchir l’Europe, il ne nous reste d’autre chance que de combiner l’insurrection dans plusieurs points en même temps et de l’associer à l’époque ou le tocsin de Lutèce donnera le signal de la justice populaire.

« Depuis la glorieuse défaite de Waterloo les héroïques efforts des nations insurgées n’ont servi qu’à l’affranchissement de la tyrannie qu’ils voulaient abattre, ou de celle qui lui a succédée, et à remplir les sanglantes pages du catalogue des victimes immolées à la fureur des tigres couronnés. »

Cet article se termine ainsi :

« Non, l’Europe ne sera pas libre par des insurrections isolées... Si c’est une vérité que le gant est jeté entre les peuples et les rois, eh bien ! ramassons ce gant fatal ! Coalisons-nous tous contre la royauté, comme elle se coalise contre nous ! n’engageons pas la lutte sur un seul point ; car la partie ne serait pas égale. Faisons une halte dans la voie que nous avons suivie par le passé et effaçons de nos cœurs un orgueil national mal compris ! Rappelons-nous que tous les hommes sont frères, et que l’Europe est notre patrie. »

« Oui, que le fatal dénouement des dernières affaires de Savoie soit notre dernière leçon. Oui, nous vaincrons par la propagande et par l’association ! Oui, nos tyrans auront vécu, lorsque dans le plus de points possibles de l’Europe et dans un même instant, le tocsin populaire aura sonné le glas de la royauté. » (Mouvement.)

Un peu de courage, messieurs. Il en est parmi vous qui connaissent peu ces journaux ; mais il y a ailleurs des gens qui les lisent.

A l’occasion de nouveaux troubles qui venaient d’éclater en Hollande le même journal s’exprime ainsi :

« Des bandes de quatre à cinq cents hommes parcourent l’Overyssel et la Gueldre. Il est impossible de croire que ces rassemblements dont la cause première est la détresse du peuple, ne soient point hostiles au gouvernement de Guillaume ; une pensée démocratique doit surgir du sein de ces menaçantes rébellions.... La Belgique a encore un pas à faire et la Hollande suivra. Quand les rois n’y seront plus pour souffler la discorde et la guerre, les peuples s’entendront. »

Non, messieurs, ce ne sont pas là des anarchistes, voilà ces paisibles amis de nos lois. Ailleurs on lit :

« Nous voulons montrer à ce peuple quels sont les droits qui lui appartiennent, lui prouver qu’il a assez de forces en lui, pour les redemander efficacement quand il saura comprendre sa puissance. »

Il faut que le peuple redemande ses droits aux privilégiés ; les privilégiés, messieurs, savez-vous qui c’est ; ce sont les hommes qui paient le cens électoral.

M. de Robaulx. - Il faudrait demander la censure, ce serait plus court.

M. Devaux. - C’est pour faire poursuivre les auteurs des articles.

M. le président. - Messieurs, veuillez ne pas interrompre l’orateur.

M. Devaux. - Je ne ferai pas poursuivre les auteurs des articles parce qu’ils sont expulsés. Je continue mes citations.

M. Jullien. - C’est comme un cabinet de lecture.

M. Devaux. - « C’est donc ainsi que nous comprenons notre mission ; nous regardons comme notre premier devoir de nous adresser au peuple, de l’exciter à former des associations, à s’organiser en dehors de la corporation des privilégiés, comme cette corporation s’est organisée en dehors de peuple. Les associations sont les premiers besoins du peuple, les associations seules peuvent ouvrir au peuple les chambres législatives, où il ne fera plus d’humbles pétitions à ses seigneurs, mais des remontrances à ses égaux. C’est alors qu’il saura formuler nettement ses besoins ; c’est alors qu’il trouvera facilement des moyens de s’assurer l’instruction et le bien-être. »

Et ne pensez pas qu’il s’agisse de changer légalement la loi électorale.

M. de Robaulx. - C’est un salmigondis de gazettes.

M. Jullien. - Qu’est-ce que c’est que tout cela et qu’est-ce que cela signifie ?

M. Devaux. - C’est toujours de la Voix du peuple et c’est pour faire voir à M. Julien ce que c’est que la république en Belgique.

Voici un autre article :

« Les rois conspirent contre les peuples, les peuples doivent donc conspirer contre les rois :

« Ils sont passés ces temps où les peuples s’affranchissaient isolément. Aujourd’hui les rois, avant de frapper de nouveaux coups, se réunissent dans des congrès. Les peuples doivent imiter cette tactique, doivent ouvrir des congrès semblables. Il y a peu de peuples qui puissent, comme la Belgique, se préparer ouvertement à ces combats inévitables pour leur liberté.

M. d’Hoffschmidt. - Etc., etc.

M. Devaux. - Du tout ; il n’y aura pas d’etc. Vous voudrez bien entendre le reste.

L’article que j’ai à vous lire maintenant répond à M. Jullien.

« Il faut donc que des sociétés secrètes existent en France, en Belgique, en Suisse et en Angleterre, pour être le centre de ce grand travail de l’humanité qui s’affranchit. Combien de sang on a versé inutilement pendant les guerres de la révolution française, parce que le reste de l’Europe n’a pas compris les grands hommes de 1793. L’expérience doit nous instruire, et à présent ce ne sont pas des soulèvements isolés que prépare l’Europe ; elle s’occupe d’organiser une réforme universelle à la fois.

« N’oublions pas de dire ici que de semblables sociétés existent à Bruxelles, à Gand, à Anvers et sur d’autres points, nous savons même qu’elles se livrent à d’importants travaux, mais nous voudrions qu’elles se produisissent davantage au-dehors de leur enceinte et surtout qu’elles parvinssent à se centraliser. »

Vous savez qu’une déclaration des droits de l’homme et du citoyen a été imprimée par les soins de ce journal. Il en a vendu dans le pays un mille à un cents l’exemplaire. Ce journal est écrit par des étrangers ; les noms sont en tête. Chaque article est signé. Un seul Belge figurait comme rédacteur ; mais plusieurs fois il a déclaré qu’il était malade, ou qu’il s’était retiré de la rédaction.

Ce n’est pas seulement à la royauté qu’en veulent les fauteurs de république. Ils s’en prennent aussi à vous, à cette chambre qu’ils appellent la chambre des représentants privilégiés. A propos de l’événement de M. Hanoo, (et l’opinion républicaine exploite ainsi tous les événements) la Voix du peuple s’exprime ainsi :

« L’outrage restera, car l’appel au peuple est à présent très difficile et presque impossible. Dans les premiers moments l’appel n’aurait pas été une déclaration de guerre au gouvernement ; la monarchie actuelle pouvait se sauver en s’associant à l’énergie du peuple ; maintenant cet appel serait une provocation au renversement du gouvernement qui, dans cette affaire, a montré jusqu’à l’évidence comme il est toujours prêt à sacrifier l’honneur de la Belgique à sa propre existence. Le fruit n’est pas mûr encore. L’outrage restera donc ; mais la vie du peuple est éternelle, il doit donc nécessairement retirer des avantages de tout événement soit favorable, soit défavorable. S’il a eu encore quelque confiance dans ceux qui le gouvernent, dans la majorité de cette chambre qui fait semblant de représenter les intérêts du pays, qu’il se détrompe. »

Puis voici comment on s’exprime sur les représentants du privilège :

« Ces gouvernants, qui compromettent votre indépendance, cette chambre qui les approuve, pensent-ils vous rassurer sur l’avenir de votre patrie ? Non, sans doute, vous ne pouvez avoir de confiance que dans vous-mêmes. Associez-vous donc, organisez des forces vraiment nationales pour être préparés à repousser un nouvel outrage, si on ose le faire à un peuple qui sera organisé indépendamment de sa monarchie. »

« Debout ! peuple, les mandataires de la richesse n’entendent pas ce langage. Personne ici ne vous connaît ; les représentants ne sont pas à vous, vos plaintes n’exciteront que leurs dédains, votre humilité ne fera qu’augmenter leur orgueil. Eloignez-vous de leur passage, la prière les importune. Allez... vous n’avez pas le droit d’avoir du pain. »

Voici le langage qu’on tient à la classe ouvrière :

« Impuissante à protéger ses propres frontières, impuissante à créer des débouchés extérieurs, impuissante à alléger le fardeau des charges publiques, la royauté nouvelle n’a même pas, pour soutenir l’industrie, les ressources de l’ancienne royauté. On ne saurait le dissimuler, le malaise de l’industrie actuelle est sans remède, tous les palliatifs qu’on pourrait appliqués ne pourraient que suspendre la ruine des fabricants. Pour détruire le mal, il faut en arracher la cause. »

Un mécontentement a-t-il lieu à Gand ? A l’instant le Journal cherche à l’exploiter ; il publie une espèce de code en une soixantaine d’articles pour organiser les ouvriers. C’est une organisation complète ; en vertu d’un de ses articles, les ouvriers de Gand se mettront en rapport d’amitié et de fraternité avec ceux de Paris, de Lyon, de Birmingham.

La régence de Gand avait interdit pendant le carnaval la circulation des masques. Voici ce que dit à ce sujet le Journal républicain :

« Ne semble-t-il pas que l’on prenne à tâche d’exciter chaque jour plus de mécontentement ? C’est au peuple à faire justice de ces mesures qui le poursuivent jusque dans ses amusements ; s’il cède on s’autorisera de ces antécédents pour tenter chaque jour de nouvelles usurpations. »

Ailleurs encore sur les associations le Journal s’exprime ainsi :

« Les associations de travailleurs se multiplient dans les Flandres, vingt-cinq nouvelles sociétés s’organisent à Gand. Nous ne saurions trop engager les ouvriers à poursuivre avec constance leur noble entreprise, nous savons que la police fait de son mieux pour semer parmi eux la discorde et la division, nous savons qu’on a tenté d’en tromper quelques-uns et de les détourner des vrais principes de la révolution. Celui qui s’est assis sur les barricades de septembre est-il le fils de la révolution ? Est-il un seul ouvrier qui ait voté pour son intronisation ? Ne sont-ce point les riches et les privilégiés qui l’ont choisi sans consulter le peuple ? Cependant là où le peuple est souverain, le chef de l’Etat ne devrait être que son représentant. Que les travailleurs s’associent et bientôt ils auront conquis le droit d’élection. Mais qu’ils ne s’humilient pas devant les puissants du jour, qu’ils n’enchaînent pas l’avenir en prenant un roi pour patron. Les rois s’en vont, les peuples restent, a toujours dit et dit toujours la sagesse des nations. »

Ailleurs on recommande d’attendre, on dit que le moment ne peut tarder à venir. Un article finit ainsi :

« Attention ! Citoyens. Le signal peut ne pas se faire attendre. »

Voulez-vous savoir quelle espèce d’aristocratie poursuit ce journal ? Est-ce la noblesse ? Est-ce l’aristocratie foncière ? Non ! ce sont les fabricants et les électeurs. Voici les sentiments qu’on cherche à exciter contre eux chez les ouvriers :

« Les vieux comtes, les vieux barons, avouaient au moins leur tyrannie et n’affectaient pas, comme le font nos feudataires industriels à l’égard des victimes de leur despotisme, cette fastueuse humanité qui semble se sacrifier pour le bonheur de ceux qu’elle opprime... Et ces hommes si durs, si impitoyables pour leurs semblables, pour des hommes nés sur la même terre, appartenant à la même religion, trouvent des larmes, des phrases éloquentes pour déplorer le sort des Nègres et la misère du peuple... Infâme dérision ! grossière hypocrisie !!! Vils tyrans de l’humanité, c’est en vain que vous espérez tromper plus longtemps les nations éclairées, jetez, jetez un masque inutile, le voile est déchiré... Et toi, ouvrier, toi partie la plus noble et la plus essentielle de la société, toi que l’on voudrait faire végéter dans l’ignorance et dans l’abrutissement, toi à qui on suce le sang de ton enfance, de ta jeunesse et de ta virilité pour le convertir en or, toi, que l’on arrache des bras d’un sommeil réparateur pour perpétuer les fatigues da la veille, toi à qui on donne la permission de vivre dans une continuelle agonie, secoue le joug barbare de la féodalité industrielle, brise la lourde chaîne que l’abjecte cupidité t’a forgée, dresse la tête comme un homme. Debout !... C’est par toi et pour toi qu’un nouveau pacte social doit se faire jour à travers les ténèbres de quatorze siècles de calamités. »

Ainsi, chaque classe de la société a sa part. A Louvain fait-on une pétition pour demander le maintien de l’université, de suite la république s’en empare.

Voici ce qu’on dit à ce sujet :

« Nous reproduisons ci-dessous des extraits du Journal de Louvain, qui font connaître le résultat des délibérations de l’assemblée générale des citoyens. La décision qui a été le résultat de ces délibérations, (le vote d’un mémoire au Roi) tout favorable qu’elle puisse paraître à la monarchie, n’en est pas moins grave, parce qu’elle place le royaume dans l’alternative d’obtempérer au vœu des populations, ou de rompre pour toujours avec elle, en le repoussant. Dans le premier cas le peuple aura obtenu le redressement de ses griefs, dans le second il ne restera plus qu’un moyen de succès.... L’insurrection.

« Des étudiants, à ce que ce journal assure, sont en correspondance avec lui, et sont déjà imprégnés de leurs principes. Déjà son influence a produit de tels fruits : voici le commencement d’une lettre anonyme d’un étudiant de Gand au nom de ses camarades :

« Le gouvernement transitoire que la trahison, l’ineptie et la crainte nous ont imposé comme pis-aller, trop faible, trop chancelant dès le principe pour oser être lui-même, donne à chaque instant des preuves de sa nullité. »

L’armée a aussi son tour. Voici comme on s’adresse aux soldats :

« Mais, hélas ! plus d’illusions séduisantes, plus de cris d’exaltation, plus d’élans d’enthousiasme spontanés : la liberté a fui les rangs de notre jeune armée. »

« Le soldat n’est plus le soldat de la république, ce chantre de la marseillaise, cet homme libre, ce fier citoyen protégeant nos frontières contre les agressions du despotisme, il n’a plus le souvenir des vertus de ses prédécesseurs. »

« Le soldat d’aujourd’hui, c’est l’esclave dont l’intelligence est comprimée sous le joug d’une obéissance passive et sans restriction, le galérien traînant dans la poussière des chaînes de la discipline et de la subordination aveugle ; la brute gisante sous le faix d’une loi de sang, exterminée par la corde ou le plomb, dès qu’une étincelle de liberté semble ranimer cette âme morte à la gloire. »

« Le soldat ! c’est l’ours baladin, l’ours muselé, dont les sauts lourds et compassés font rire de pitié la multitude, parce que sa gueule dégoûtante et ses ongles rognés portent les traces ignobles de la servilité et de l’esclavage.

« Mais où vais-je m’emporter ? Quoi ! notre belle armée présenterait cette image horrible ? Quoi les défenseurs du sol belge serviraient encore de risée à l’Europe ? Ils auraient oublié leur gloire passée ? Leurs cœurs ne seraient plus émus au doux nom de patrie ? Non, mille fois non ; loin de moi cette idée déchirante : les soldats belges se souviennent qu’ils sont les enfants du peuple, qu’ils se doivent à sa sûreté, qu’ils ont droit comme lui à la même part de liberté et qu’un jour ils doivent rentrer dans le peuple. La grande partie d’entre eux n’ignore pas que le soldat d’aujourd’hui n’obéit qu’à l’influence éphémère et momentanée d’ennemis jaloux de ses plus chères espérances, qu’aux destructeurs impitoyables de ses libertés, de son indépendance. »

Ainsi vous voyez, messieurs, ce que veut la république. Il lui faut des associations sur tous les points de l’Europe ; il lui faut des associations, des forces nationales contre les privilégiés ; il lui faut une armée qui ne soit pas obéissante, il lui faut des jeunes gens égarés pour les aider ; des ouvriers organisés et communiquant avec Lyon et Paris ; et toutes ces forces, il faut qu’elles soient prêtes pour agir dès que le tocsin de Paris sonnera.

A côté de tous ces efforts publics, on avoue qu’il y a des sociétés secrètes. Peut-être aurons-nous un jour cette partie secrète de l’histoire de la république en Belgique. Elle aura pour le moins un intérêt égal à l’autre.

Avec tous ces moyens, en présence des résultats qu’ils ont produits à Paris et à Lyon, je demande s’il y a lieu de faire des plaisanteries ; je demande si nous sommes dans une autre situation que les peuples chez lesquels la démagogie, après avoir usé des mêmes moyens, a amené de si épouvantables résultats.

On nous a dit que, parce que des pays qui nous avoisinent et des pays plus éloignés, on éloignait les éléments d’anarchie, c’était à la Belgique à les recueillir, à ouvrir ses portes.

On veut que nous recueillions, comme dans un récipient, tous les éléments de désordre que l’Europe refoulera sur nous, nous qui sommes un Etat nouveau, à peine rassis de notre révolution, qui jouissons d’une grande liberté et qui avons un pouvoir faible, quand l’ennemi est à notre frontière, quand il existe des partis qui s’agitent dans notre pays !

Bien qu’il existe déjà un journal à la fois orangiste et républicain, je n’ai pas besoin de savoir s’il y a connivence entre les républicains et les orangistes ; si une connivence n’existe pas aujourd’hui, elle aura infailliblement lieu tôt ou tard, comme en France le carlisme donne la main au républicanisme, dans l’intention de se duper l’un l’autre, et croyant, chacun de son côté, pouvoir compter pour soi sur le résultat définitif de leurs efforts communs.

Il fallait attendre, et combien de temps faut-il attendre ? Il fallait présenter une loi, du moment qu’il pouvait s’élever le moindre doute sur la légalité. Mais le gouvernement, lui qui n’avait pas de doute, que vous-mêmes vous aviez fortifié dans cette conviction, devait-il courir les dangers d’un retard de plusieurs mois ? Le gouvernement a cru devoir recourir à une loi pour faire rentrer dans l’ordre légal la régence de Liège ; et je crois qu’il a eu raison de le faire. Mais voyez cependant les résultats des lenteurs parlementaires, la loi n’est pas encore à l’ordre du jour, le rapport a été fait la veille de notre ajournement, et Dieu sait combien de temps il faudra encore avant qu’on puisse mettre un terme à ce grand scandale administratif, qui dure depuis quatre mois, de fonctionnaires municipaux illégalement nommés et qui exercent des fonctions dont, et le conseil de régence, et les états-députés, et les deux chambres, et le gouvernement les ont déclarés illégalement revêtus.

M. Dumortier. - C’est le ministre qui a laissé de côté la régence pour le chemin de fer.

M. Devaux. - Vous vous trompez. J’ai entendu dire l’autre jour par un honorable représentant, devant plusieurs de nos collègues, qu’en dix jours, en France, ont avait délivré quinze cents passeports pour la Belgique ; je veux que le fait soit exagéré ; mais il est possible ; mais il se serait probablement réalisé, si on avait laissé nos portes ouvertes, au moment où les membres des associations républicaines sont si fort compromis en France.

Et ne croyez pas qu’il faille un bien grand nombre d’anarchistes pour causer de grands malheurs : combien d’hommes y avait-il dernièrement dans les rangs des anarchistes à Paris ? Six cents ou mille : il a suffi de deux mille à Lyon pour y causer d’effroyables calamités. Il faudrait moins que cela, je ne dis pas pour établir la république en Belgique, mais pour y exciter une effervescence funeste, pour agiter le pays et lui ôter toute tranquillité.

Parmi les expulsés, il y en a, dit-on, d’un caractère privé recommandable. C’est possible. Tel est le mystère du cœur humain, que de détestables passions politiques peuvent être réunies à des sentiments honnêtes : le cœur le plus pur peut se corrompre par le fanatisme des opinions politiques. Mais il faut consulter les antécédents des étrangers, les relations qu’ils conservent, leur conduite politique, connaître s’ils peuvent être dangereux.

Mais, dit-on, il n’y avait pas d’étrangers dans les pillages : je le veux bien ; mais est-ce que l’on saisit toujours les véritables auteurs des dévastations sur le lieu même où elles se commettent ? A Paris, dans les émeutes, et récemment encore, on n’a guère saisi que des ouvriers ; ce n’est pas dans les rues, mais loin du combat, mais chez eux que les autres ont été arrêtés.

On craint qu’un étranger ne puisse plus dormir tranquille à Bruxelles : qu’on se rassure. Chacun de nous voit journellement beaucoup d’étrangers à Bruxelles, qui y dorment en toute sécurité ; c’est qu’ils savent bien qu’on ne peut faire de reproche à leur conduite. Un étranger sensé sait qu’en arrivant dans ce pays, il ne doit pas y exciter la discorde, car il sait que ce qui est dans la volonté du pays, c’est le maintien de ses institutions et du gouvernement qu’il a librement et légalement adopté.

Quelle ville est plus intéressée que Bruxelles au séjour des étrangers ? eh bien ! la mesure relative aux expulsions n’a-t-elle pas été applaudie avec enthousiasme dans tous les rangs depuis le grand propriétaire jusqu’aux boutiquiers, dans la garde civique, elle a reçu l’approbation la plus vive : la véritable hospitalité n’est pas une hospitalité de dupe, qui obligerait à nourrir des serpents dans le sein de l’Etat. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me cite un seul pays en Europe où les étrangers aient plus de garanties.

Messieurs, en présence de si grands dangers, de dangers si nouveaux, il y a pour nous des devoirs à remplir. C’est à nous à bien envisager notre situation ; elle est peut-être grave. Jusqu’ici nous avons beaucoup fait pour la liberté ; ce que nous avons fait il faut le maintenir ; mais nous ne pouvons pas le cacher, nous nous sommes moins préoccupés de l’ordre : il semble que nous ayons cru que l’ordre en Belgique pouvait défier tous les efforts. Nous ne sommes cependant pas aux antipodes de Paris et de Lyon ; il n’y a pas un mur d’airain entre nous et les autres peuples ; et lorsque l’anarchie ose attaquer d’anciennes et puissantes nations, nous faibles et nouveaux, pourrions-nous être rassurés contre ses coups ?

La Belgique sans doute est amie de l’ordre ; et elle en donne la preuve depuis la révolution, en traversant avec si peu d’écarts, avec tant de calme, la longue et difficile épreuve à laquelle je ne sais si aucun autre peuple en Europe eût pu résister. Mais enfin l’humanité se ressemble partout ; nous ne sommes pas d’une autre nature que les autres peuples ; l’esprit d’ordre qui règne aujourd’hui n’est pas indestructible. Les mêmes causes finissent par produire partout les mêmes effets.

A d’autres époques, l’esprit d’ordre de la Belgique n’est pas parvenu à maîtriser sa position. Ouvrez votre histoire : vous verrez quel mal dans d’autres temps l’anarchie nous a fait. La Flandre si paisible aujourd’hui, que n’en a-t-elle pas souffert ? La ville qui m’a fait l’honneur de me nommer député, que les historiens appelaient l’une des quatre villes les plus florissantes du monde, a vu périr sa prospérité dans les désordres intérieurs ; c’est l’anarchie qui l’a plongée dans cet épuisement, dont après des siècles elle a encore tant de peine à se réveiller.

Ne nous flattons pas nous-mêmes. Si de mauvaises passions sont heureusement endormies, ne nous exposons pas à les réveiller.

Messieurs, j’aperçois une opinion terrible qui s’avance lentement et fait des progrès chaque jour ; des hommes dévoués au régime actuel, qui n’appartiennent point au pouvoir, bien désintéressés en politique, conçoivent des doutes sur la réalisation possible de nos libertés ; ces hommes commencent à craindre que les libertés que nous avons voulues, soient incompatibles avec l’ordre. Cette opinion, je la regarde comme un blasphème : le culte de l’ordre légal n’est pas une fausse religion ; mais la superstition peut tuer ce culte ; l’exagération peut lui porter des coups funestes comme au culte le plus sacré. Je crois, messieurs, et je serais cruellement affligé si l’expérience démontrait que je suis dans l’erreur, je crois que ce que l’on a fait est bien fait ; je crois que toutes nos libertés peuvent rester debout sans danger pour l’ordre ; mais je crois aussi qu’il faut nous occuper sérieusement de l’ordre.

Je crois qu’à côté de la place que nous avons faite aux garanties de la liberté, il y a place pour les garanties de l’ordre, mais nous avons trop peu songé à celles-ci, il ne faut pas tarder davantage. Il faut nous serrer de près contre l’ennemi qui nous menace ; dans cette tâche qui commence aujourd’hui, notre premier devoir est d’encourager les hommes qui nous ont devancés dans cette voie, en affrontant courageusement les passions et les outrages. Malheur à nous, si au premier pas qu’ils font, nous allions les entraver dans leur marche et encourager leurs adversaires, si nous allions leur faire croire que dans cette lutte ils peuvent douter de nous, que nous ne leur prêterons qu’un appui incertain, méticuleux ; si nous pouvions faire croire à l’anarchie qu’elle ne rencontrera en nous que des demi-adversaires.

Nous serions longtemps à réparer cette erreur. Car nous avons à faire à un ennemi qui n’hésite pas, qui agit toujours, et sait profiter de toutes les fautes.

Nous qui formons le corps le plus influent de l’Etat, ce n’est pas aux ministres seulement que dans cette lutte nous devons exemple et encouragement ; nous le devons à tous les citoyens chargés de nous y seconder, aux fonctionnaires, aux magistrats, aux jurés, aux gardes civiques et aux militaires.

Si par leurs communs efforts le pays doit être rassuré contre ce fléau, ne lui donnons pas l’exemple de l’hésitation dans la résistance.

Une constitution, messieurs, peut mentir de deux façons ; elle est un mensonge, quand on fausse les libertés qu’elle accorde ; elle en devient un aussi quand on fausse les garanties d’ordre qu’elle sanctionne ou qu’elle permet.

Deux voies nous sont ouvertes aujourd’hui. Nous pouvons hésiter, capituler, temporiser devant l’anarchie, nous pouvons lui demander pardon de ce que le ministère a mis si peu de courtoisie à lui faire les honneurs du pays ; ou bien, nous pouvons soutenir franchement les efforts du pouvoir et annoncer dès le premier pas à ce nouvel ennemi, que nous sommes décidés à ne pas nous laisser abattre ou duper.

En entrant dans la première voie, vous encouragerez les mauvaises passions de l’étranger et celles qui peuvent exister dans le pays. Vous donnerez à l’ennemi l’audace d’une première victoire. Vous découragez, vous affaiblissez tous ceux qui sont chargés de lutter contre lui. Par une timidité fatale vous jouez le repos, les institutions, la nationalité du pays.

Entrez dans l’autre voie, et vous donnerez de la force morale à tous les protecteurs de l’ordre, vous ôtez à nos ennemis de toutes couleurs leur plus grand espoir ; vous aurez pour vous les hommes sensés de l’Europe et du pays ; vous rendrez à nos libertés le grand service de montrer qu’elles se concilient avec les exigences de l’ordre.

Enfin, vous aurez dignement commencé cette lutte contre un danger qui menace l’avenir de tous les peuples, et dont votre plus grande tâche comme votre plus grande gloire sera peut-être un jour de pouvoir sauver votre pays. (Bien ! bien ! très bien !)

M. de Robaulx. - Mal ! mal ! je dis mal moi !

M. Desmet. - Je n’aurai pas besoin de vous lire les feuilles publiques ni de vous présenter des fantômes pour vous démontrer que nos affaires commencent à prendre une brillante tournure, que nos ministres font tous les jours des progrès remarquables, et que tout à l’heure ils ne devront plus rester en arrière de quatre-vingt-douze et de quatre-vingt-treize.

Ils ne se contentent point d’exhumer les plus belles lois du sans-culottisme, mais ils empruntent encore à cette époque les bons moyens de faire marcher le peuple à leur guise et le faire obéir à leur bon plaisir. Ils veulent gouverner par la terreur et mettre hors la loi tous ceux qui leur déplaisent ou ne pensent pas comme eux. Vous qui avez parlé ou écrit contre M. Lebeau, ou qui n’avez pas approuvé ses actes, vous êtes un homme suspect, vous conspirez contre l’Etat, il faut que sa loi vous frappe, vous serez expulsé du sol belge et vous n’avez rien à répliquer, car c’est la volonté de M. Lebeau.

Toute personne qui me paraîtra dangereuse devra sortir du pays, a dit M. Lebeau, et les jésuites ne seront pas plus épargnés que les Froment et les Culhat.

C’est ainsi que Guillaume a commence à agir contre les catholiques en attaquant les petits frères de la chrétienneté. C’est ainsi que le directoire fructidorien et les autres pouvoirs oppresseurs de la révolution française prenaient leurs mesures de salut public, et que le 18 fructidor est venu replonger la France dans un abîme d’opprobre, de misère et d’impiété, que les prêtres furent égorgé et déportés, et que tous ceux qui ne pensaient pas comme les meneurs ou qui étaient soupçonnés, n’importe comment, par qui, ni pourquoi, de ne pas aimer de tout leur cœur les actes du pouvoir, étaient exilés ou envoyés au supplice. Et toujours on agissait pour le salut public et pour sauver la patrie...

Mais à l’occasion de ce fameux salus populi que les despotes invoquent toujours quand ils veulent opprimer les peuples, je dois l’avouer, je n’ai jamais été plus surpris que samedi dernier, quand j’ai entendu le discours de l’honorable M. Ch. Vilain XIIII, j’étais comme tout étourdi d’entendre professer des principes aussi liberticides et antisociaux et surtout que j’avais encore dans mon esprit la profession de foi que cet honorable membre avait publiée au moment des élections pour le congrès, où étaient écrits les principes les plus purs de liberté et de catholicisme...

La doctrine énoncée dans ce discours est du pur machiavélisme ; on y a même surpassé le publiciste Florentin ; on a parlé d’après Vatel, cet impitoyable ennemi des libertés et des catholiques qui ne se contente pas de copier les mauvais principes de Machiavel, mais qui les a fortifiés par les erreurs de Spinoza et de Hobbes.

Je laisserai répondre au discours de M. Vilain le publiciste Rayneval.

Voici comment il s’énonce dans son livre des institutions du droit de la nature et des gens, au sujet du salus populi. « Si je reconnais que le salut public peut exiger des mesures extrêmes, il est cependant très rare qu’on puisse les employer. Au reste, il serait inutile de faire observer combien cette matière est délicate, et combien le péril doit être grand pour réduire une nation à ne plus écouter que le salus populi, chose bien dangereuse dans son application…

« De toutes les maximes politiques celle-ci est la plus dangereuse, parce que tous les termes en sont vagues, que par conséquent l’application en est indéterminée, ou pour mieux dire indéfinie ; aussi a-t-elle de tous les temps servi à justifier tous les genres d’excès et de crimes, elle sert d’égide à la tyrannie aussi bien qu’à l’anarchie populaire ; on l’a appliquée à Marc-Aurèle comme à César ; elle est la base de la doctrine à laquelle Machiavel a donné son nom ; elle a été celle de la révolution française en 1789 et surtout en 1793 ; où elle a couvert la France de crimes et l’a livrée à la tyrannie la plus effroyable. » A ceci qui est bien pertinent, et qui démontre combien est rare le cas de pouvoir agir au-dessus de la loi, M. de Rayneval ajoute :

« Je laisse aux courtisans, aux flatteurs, à ces êtres corrompus qui ne voient qu’un maître et des esclaves, des machines et non des hommes, le soin de caresser l’ambition, les passions, les faiblesses des princes, de leur enseigner l’art de tromper, de ne leur préciser qu’autorité, pouvoir d’un côté et soumission aveugle et stupide de l’autre. Ces conseillers pervers ne pourraient pas même s’appuyer de l’autorité de Machiavel pour fonder leur doctrine ; car cet écrivain, quoiqu’on donne son nom, sans qu’on sache trop pourquoi, à la politique la plus corrompue, établit partout, comme un motif puissant d’une conduite sage, la crainte du mécontentement du peuple… »

Fénelon et Bossuet parlent dans le même sens que M. de Rayneyal ; qu’on veuille consulter du premier ses lettres à Louis XIV, et du second sa politique de l’Ecriture sainte, et on pourrait même dire qu’à l’exception de Machiavel et quatre ou cinq écrivains qui l’ont plus ou moins copié, comme Hobbes, Spinoza, Charron et Vatel, tous les publicistes ont combattu les coups d’Etat. On sera peut-être étonné d’apprendre que l’église de Rome même l’anathématise, et qu’une des règles de l’index frappe spécialement les livres propres à favoriser la tyrannie politique et ce qu’on appelle la raison d’Etat : Plerique ex gentilium placitis, moribus, exemplis, tyrannicam politicam favent, et quam falso vocant rationem status, ab evangelica et christiana lege abhorentius inducant deleantur ; c’est ce qu’on trouve dans les règles et observation de l’index des livres défendus.

Mais messieurs, ne soyons pas si bons de croire que quand les défenseurs du pouvoir oppresseur arrivent avec salus populi suprema lex esto, soient sincères et qu’ils parlent sérieusement dans l’intérêt du peuple ; non, c’est hypocrisie de leur part et ils consultent seulement le salus principatus suprema lex esto, l’intérêt des princes et des dynasties, voilà leur guide et l’intérêt du peuple est loin de leur pensée.

Je ne crains pas de dire que la doctrine énoncée dans le discours de l’honorable M. Vilain XIIII est dangereuse, et qu’elle est contraire aux vrais intérêts de la société, et je crois qu’il a eu tort d’avancer que la mesure d’expulsion a été prise à la satisfaction générale de la nation, je crois au contraire que c’est une calomnie envers elle.

Je ne traiterai pas en détail l’affaire des pillages et des dévastations, quoique j’aie ma conviction arrêtée ! je crois qu’il est sage d’attendre le résultat de l’information dont s’occupe la cour d’appel avant de s’expliquer, car je suppose qu’elle nous donnera une enquête parfaite, et remontant jusqu’à la source, elle pourra faire voir à la nation que c’est l’imprudent ou le méchant qui a délié sa bourse pour organiser et mettre en mouvement les bandes dévastatrices. Mais si toutefois je me trouvais trompé dans mon attente, et que l’instruction judiciaire n’allât pas jusque-là, alors l’honneur national réclamerait de la chambre une enquête parlementaire.

Mais jamais je ne pourrai m’expliquer ce que j’ai vu dans cette terrible journée du 6 avril.

Point d’émeutes populaires ! et on ne pourrait avancer le contraire sans calomnier le peuple, mais quelques bandes, de misérables et beaucoup d’enfants, ont pendant près de vingt-quatre heures promené la désolation dans les rues de Bruxelles, marquant du sceau de l’anéantissement des maisons, dont les listes et indications ne leur donnaient que l’embarras du choix, circulant librement dans tous les quartiers, proférant un cri, qui dans tout pays civilisé doit être celui du ralliement à l’ordre, le souillant au milieu de leurs orgies et de leurs crimes, pour donner plus de force au penchant du mal qui leur avait été inspiré. Et ici, je dois le dire, aucun des fonctionnaires publics qui se trouvaient à Bruxelles, aucun de ces costumes couverts de lames d’or et de broderie qu’on rencontre chaque pas au palais, n’était alors à apercevoir et personne n’a eu le courage de venger cette profanation !...

Nous le disons hautement, rien ne peut justifier tant de crimes et d’horreurs. Il y a provocation, insulte, infamie de la part de la faction orangiste, et loin de moi de vouloir excuser les trames de cette lie de la société, qui ne tendent rien moins qu’à porter le carnage et la guerre civile dans le pays, pour réussir dans son criminel projet de le remettre sous le joug du despote hollandais.

Oui je reconnais plus que quiconque que les factieux sont coupables et même, on ne pourra me disputer, qu’il y avait amplement matière de les faire arriver sur les bancs des criminels, il est incontestable qu’ils avaient conspiré en dépit du décret d’exclusion, pour le retour des Nassau, et qu’il y a eu correspondance entre eux et l’ennemi qui menace nos frontières. Ces crimes sont prévus dans nos codes et sont punissables d’après les lois existantes.

Pourquoi donc, vous qui devez veiller à la tranquillité publique et qui étiez informés, comme vous l’avez déclaré, que des désordres devaient avoir lieu à causes des trames orangistes, n’avez-vous pas voulu prévenir toutes ces horreurs, et arrêter le coup qui devait atteindre si sensiblement l’honneur national ? Mais vous n’osez agir contre les orangistes, au contraire, vous les favorisez en toute occasion. Dites-moi si un fonctionnaire orangiste, pour son opinion, a déjà été destitué, vous ne pourrez m’en citer un seul ; cependant des patriotes l’ont été.

Votre insouciance est inexplicable, il sera difficile de la faire comprendre et plus difficile encore de vous soustraire à la responsabilité qu’elle attire sur vous. Vos rapports me suffisent pour ne pas douter un instant que vous êtes coupables.

Vous saviez que les factieux signataires de la fameuse liste étaient punissables d’après la législation existante, vous n’avez pas voulu les attraire en justice, vous avez préféré de laisser agir des bandits.

Vous vous étiez laissé désarmer, vous avez abdiqué les pouvoirs que vous avez repris deux jours après avec tant d’excès, devant l’hydre du pillage ; une centaine de cosaques de nouvelle espèce ont après leur règne barbare et sauvage, sur une ville de 130,000 âmes, ayant une forte garnison, une garde de sûreté, des pompiers, grand nombre d’agents de police, des citoyens toujours prêts lorsqu’il s’agit de veiller à l’ordre public.

La fatalité, la maladresse, l’incapacité ont dominé dans cette fatale journée ! cependant, ce n’était pas le manque de temps pour recueillir. Trois jours avant ces funestes événements, leur exécution n’était un mystère pour personne, le projet se colportait de porte en porte ; des écrits incendiaires circulaient, on provoquait la mise hors de la loi de la ville de Bruxelles. Ces symptômes auraient éveille la sollicitude des plus indolents. Néanmoins on n’a pas pris la moindre précaution, si ce n’est celle, dit-on, de doubler les postes, sans leur donner d’ordre, c’est-à-dire, de faire un simulacre sans l’intention d’agir. Comment taxer cette conduite ? Le moindre reproche que la nation puisse faite au ministère, c’est qu’il est tellement inhabile d’administrer, que son incapacité menacerait le pays à tout instant et qu’à la fin il le perdrait.

Mais si la conduite du ministère est inexplicable pendant la journée du pillage, elle est encore bien plus incompréhensible par la mesure arbitraire qu’il a prise deux jours après, au moment même qu’il venait de déclarer que la tranquillité était entièrement rétablie et qu’aucun désordre n’était plus à craindre.

Il est vrai que nous ne devons plus trouver étrange que nos ministres violent la constitution, ils en ont déjà donné tant d’exemples et leur déplorable administration n’a que trop prouvé que pour eux la constitution n’était pas plus sacrée que leur serment, qu’ils faisaient un jeu de l’une comme de l’autre. Mais je n’aurais jamais cru qu’ils nous auraient mis sous le régime de la terreur et que la Belgique de septembre aurait dû voir arriver chez elles ces lois de proscription qui n’ont été connues que pendant le fort du sans-culottisme.

Que la loi du vendémiaire sur les passeports n’existe plus et qu’elle n’a jamais pu reparaître sous notre constitution me paraît aussi clair que le jour luit.

L’article 128 garantit à l’étranger comme au régnicole sa personne et ses propriétés ; s’il y a nécessité de porter quelque changement à sa condition, certainement qu’on peut prendre des mesures, mais vous ne pouvez le faire que par une loi.

C’est ainsi que cet article a été voté au congrès ; tous les membres l’ont compris de la sorte ; et quand la section centrale avait fait son rapport dans ce sens, aucune discussion ne s’est élevée pour s’y opposer, aucune objection n’a été faite contre.

Tout le monde a pensé que la protection accordée aux étrangers devait faire la règle, et que la législation seule pouvait y apporter des exceptions.

Par là les étrangers étaient placés sous la protection de la loi ; aucune autorité autre que le pouvoir législatif, ne pouvait prendre des mesures exceptionnelles à leur égard. L’arbitraire du pouvoir était inhabile d’agir de sa propre autorité. Tout ce qu’il ferait serait nul et en violation du pacte constitutif.

Si au congrès on était venu nous dire, qu’en vertu de l’article 128, M. Lebeau aurait eu un jour le pouvoir d’expulser ceux qui lui déplaisaient, n’aurions-nous pas eu une scène comme celle de Maclanger, quand il demanda le retour du prince d’Orange.

Mais d’après la logique de ce ministre, les lois exceptionnelles dont on veut parler dans l’article 128, ne sont pas seulement celles à faire, mais même toutes celles qui existaient avant la constitution. Ainsi, comme je viens de le dire, toutes les lois de sang et de proscription qui ont existé pendant les beaux jours du sans-culottisme peuvent être remises en vigueur et être exécutées contre un peuple qui vient de faire sa révolution pour la liberté. On vous mettra hors de la loi, on vous inscrira sur la liste des suspects, on établira le comité de sûreté publique, des tribunaux révolutionnaires ; et toutes ces belles choses se passeraient sous l’égide de la constitution du congrès.

Messieurs, il fallait que ce congrès fût bien imbécile ou bien atroce, que pour favoriser la liberté et nous délivrer de l’arbitraire, il a voulu faire revivre toutes les lois du despotisme révolutionnaire de France.

Non, la constitution que le congrès a votée ne veut pas cela, elle ne veut que pour des cas particuliers, et quand la nécessité en est reconnue, que des mesures exceptionnelles soient prises contre les étrangers, mais qu’elles soient prises par des lois nouvelles et spéciales... J’en atteste tous les membres du congrès qui siègent dans cette assemblée ; que la loi des passeports est une loi de circonstance et d’exception, qui n’a été faite que pour inspirer la terreur aux émigres français, et empêcher qu’ils ne rentrassent en France, est aussi incontestable.

Pour le prouver, je n’ai besoin que d’une seule autorité, celle du rapporteur de la commission du conseil des anciens, qui a présenté le projet à la sanction du conseil.

Voici comme s’exprime dans la séance du 28 vendémiaire an VI ce rapporteur qui était le députe Carnudet :

« Cette mesure est le seul moyen de connaître et de saisit les émigrés, les bannis et les réquisitionnaires fugitifs, et d’obliger tous ceux qui voyagent à prendre des passeports qui indiquent les lieux de leur destination. Au surplus, ajoute-t-il, la résolution n’est qu’une mesure de circonstance qui ne devra servir qu’autant que les circonstances la rendent nécessaire. »

Aucune discussion ultérieure n’a plus eu lieu, et la loi est passée telle que la commission l’avait présentée.

Et toutes ces lois de circonstance qui ont été faites pendant ces temps d’extravagance de la révolution et qui sont l’effet de ces temps de terreur, ont cessé avec leur cause et sont abrogées, dit Merlin dans son expertise et Merlin doit en savoir quelque chose !... et je crois qu’on peut le croire sur parole, car comme un des auteurs principaux, il doit savoir quelle a été l’intention de ceux qui ont fait ces lois !

En voilà assez, je pense, pour lever tout doute et pouvoir nous convaincre que M. Lebeau a pris une mesure absolument arbitraire, et qu’il a agi évidemment contre la constitution, comme déjà il l’a fait à diverses reprises.

Messieurs, si vous laissez toujours faire, tout à l’heure vous n’aurez plus de constitution, et tout ce que la Belgique aura gagné par sa révolution, c’est qu’au lieu d’être gouverné despotiquement par M. van Maanen, elle le sera par M. Lebeau. Je vous laisse juger avec lequel des deux elle aura été le moins malheureuse.

Cependant, messieurs, nous devons y songer sérieusement, pouvons-nous toujours ainsi méconnaître le serment que nous faisons en entrant dans cette chambre ? N’avons-nous pas promis solennellement à la nation de faire observer et respecter la constitution, et quand nous avons accepté le mandat que nos commettants nous ont confié, n’avons-nous pas contracté la même obligation, et croiriez-vous que nous pourrions toujours passer outre à ces infractions au pacte social, sans manquer à notre conscience et à la sainteté du serment ?

D’ailleurs messieurs, les circonstances sont graves, il n’est que trop avéré que nous avons beaucoup d’embarras à l’extérieur, que toute la sainte alliance n’attend qu’une belle occasion pour fondre sur nous et nous restaurer au despotisme des Nassau ; on profitera du désaccord qui règne de plus et plus entre la nation et le gouvernement, et de la méfiance que le ministère avait fait accroître, à toute minute. On provoquera à une répétition de la journée du 6 août, et quand vous serez occupés avec des troubles, on franchira la frontière et l’invasion sera peut-être très difficile à être arrêtée, à cause de la désunion qui régnera dans le pays.

Que ne devons-nous donc pas faire pour rétablir au plus tôt cette salutaire union dans la nation et surtout la rendre parfaite avec le gouvernement ?

Mais, messieurs, la réussite pour obtenir cet accord est impossible avec le ministère Lebeau, qui n’a pour lui que la déconsidération et la méfiance. Ce n’est pas moi seul qui vous le dis, le cri est général dans le pays et pour vous assurer comment on le juge dans ma province, je vais vous citer des passages de deux journaux patriotes que nous avons, le Journal des Flandres et le Vaderlander. Voici comment ils s’expriment en s’adressant aux ministres. »

« Un cri unanime s’élève contre vous, personne ne vous comprend, la défiance se confirme et cette crise funeste paraît encore se prolonger par vous ; hommes égoïstes et d’ambition, incapables d’administrer, retirez-vous, car vous perdez le pays et par vos actes, vous altérez la considération de la personne auguste que la Belgique a élue pour son chef. »

A cela je n’ai à ajouter qu’une prière à la providence pour qu’elle daigne faire ouvrir les yeux du digne chef que la nation révère, pour qu’il donne à son gouvernement d’autres ministres et prenne près de lui des personnes capables de gouverner et qui ont la confiance de la nation. Alors vous aurez l’ordre et la tranquillité dans le pays et vous ne devrez pas craindre nos ennemis de l’étranger. J’ai dit.

M. le président. - La parole est à M. Gendebien.

M. Gendebien. - Je me propose de parler contre les rapports des ministres, et surtout contre la mesure exorbitante par laquelle on a violé notre constitution ; comme M. Desmet a parlé dans le même sens, je demande si quelque orateur veut être entendu dans le sens contraire.

M. le président. - Je ne puis intervertir l’ordre des orateurs inscrits.

(Moniteur belge n°120, du 30 avril 1834) M. Gendebien. - Messieurs, c’est avec un profond sentiment de douleur et de dégoût que je me suis décidé à prendre la parole, dans une question désespérée, quand il s’agit de défendre encore les intérêts du pays, l’intégrité de la constitution, lorsque d’avance je sais que l’un et l’autre seront sacrifiés par les mêmes hommes qui sont à la source de tous nos maux.

Il y a quatre ans, à pareil jour, je défendais M. De Potter ; apôtre de nos libertés, je préludais sans le savoir à la révolution qui éclata quelques mois après : Si l’on m’eût dit à cette époque que je verrais, la révolution étant faite, précisément les mêmes attaques contre nos libertés, que j’entendrais également les mêmes accusations contre les mêmes hommes dévoués au pays, et que je verrais les hommes qui paraissaient marcher avec nous revenir aux principes de l’odieux Van Maanen et le surpasser, en moins de deux ans, je n’aurais pu le croire.

Des hommes qui depuis longtemps ont dépassé Van Maanen dans la voie de l’arbitraire et qui poussent jusqu’au cynisme leurs théories liberticides, osent se vanter de n’avoir pas attendu la révolution pour s’élever contre les envahissements du pouvoir, envahissements qui sous Van Maanen, n’étaient rien en comparaison de ceux qui se sont déjà réalisés et de ceux qui nous menacent dans un avenir qui n’est pas lointain. S’il y avait du courage à le faire, je l’ai eu ce courage ; mais il en faut plus aujourd’hui, car après trois ans de révolution, nos ministres se montrent plus audacieux que Van Maanen ne le fut jamais, et chacun sait que la prison n’est pas la seule chose à craindre en Belgique.

J’ai aussi attaqué le gouvernement de Guillaume au moyen de la presse, mais ce n’était pas par systèmes ni surtout par un sordide intérêt de journaliste ; ce n’était point pour attirer des abonnés en flattant telle ou telle exagération, c’était uniquement dans l’intérêt de mon pays. Comme avant la révolution, j’ai toujours rempli mes devoirs, sans viser au profit, et j’ai toujours refusé les traitements attachés aux fonctions que j’ai remplies depuis la révolution. Chacun sait si lors du procès de M. De Potter, j’ai su défendre avec énergie, franchise et loyauté, les libertés qui étaient attaquées dans la personne de M. De Potter, que le gouvernement considérait comme le chef de l’opposition. Chacun sait si j’ai repoussé avec courage les théories de l’absolutisme et de l’arbitraire, qui, je dois en convenir, n’étaient pas aussi dangereuses que celles qui ont été développées par un de nos collègues ; il fallait du courage alors, car chacun sait que des réserves ont été faites à plusieurs reprises contre l’avocat de M. De Potter, et sans la révolution, j’aurai subi une longue suspension, j’aurais été peut-être privé de mon état.

Ce n’est pas tout. Par la seule raison que j’étais le défenseur et l’ami de M. De Potter, on m’enveloppa dans une vaste conspiration dont je n’avais aucune idée, je vous le jure. Si aujourd’hui on n’ose m’accuser ouvertement de conspirer, on ne se fait pas fautes de perfides insinuations ici, et de lâches calomnies au-dehors, et tout cela, messieurs, par la seule raison que je suis resté fidèle à mes principes, parce qu’en un mot je refuse d’entrer dans les rangs de nos renégats politiques. Je n’ai jamais conspiré, et je répéterai ici ce que j’ai déjà dit plusieurs fois, il n’y a que les niais qui conspirent, et ce ne sont pas des conspirations qu’on fait au 19ème siècle, mais des révolutions.

Je n’ai varié ni dans mes sentiments ni dans mes opinions politiques ; scrutez ma conduite depuis quatre ans, comparez et vous me trouverez toujours le même.

Si j’ai défendu M. De Potter avec énergie, c’est que je le défendais avec conviction ; aussi j’ai, ainsi que les avocats du barreau de Bruxelles, refusé de signer la consultation pour M. Ducpétiaux, non parce que quelqu’un de nous doutât du sens de l’article 4, mais parce que nous avions la conviction que le roi Guillaume était resté dans son droit.

En effet, messieurs, deux jeunes gens sont condamnés à un emprisonnement plus ou moins long ; ils font une demande en grâce ; le roi Guillaume la leur accorde à la condition de quitter immédiatement le royaume, et de ne pouvoir y rentrer sans perdre l’effet de la grâce qui leur était accordée. Le roi Guillaume pouvait refuser la grâce demandée ; libre à ceux qui l’avaient obtenue de la refuser, ou s’ils croyaient plus tard avoir à s’en plaindre, de venir se reconstitue en prison. Le barreau de Bruxelles ne put répondre aux questions proposées, mais il déclara qu’il était prêt à donner une consultation sur le sens de l’article 4, qu’il comprenait comme tous les jurisconsultes de la Belgique, comme tous les députés belges aux états-généraux.

Pour Fontan, je n’hésitai pas à signer une consultation, parce que si son expulsion pouvait être considérée comme une conséquence de son refus d’aller résider dans une des provinces du Nord, il n’avait pas moins été expulsé arbitrairement, et l’injonction qui lui avait été faite de se rendre dans les provinces du Nord était elle-même un acte arbitraire.

M. Lebeau et ses amis ont-ils tenu une conduite semblable ? Non, messieurs ; ils ont renié tous leurs principes, tous leurs antécédents, pour se justifier du reproche de versalité. M. Lebeau allègue en vain des dangers imaginaires, car il s’est mis en contradiction avec lui-même il y a déjà plus d’un an, et par conséquent à une époque où il ne peut pas se retrancher derrière ce système si commode de conspiration, système inventé depuis les pillages de Bruxelles et seulement pour la justification de ce fait.

Un nommé Becker, attaché à l’état-major du général Mellinet tout ému de la conspiration du mois de mars et croyant Bruxelles en danger, adressa de faux ordres à quelques corps de la brigade, pour les diriger sur la capitale ; traduit devant un conseil de guerre, il fut condamné et sans appel, bien qu’il eût excipé de l’incompétence, puisqu’on ne voulait pas lui reconnaître son grade, au moment de quitter le pouvoir le régent lui fit grâce de la prison, à la condition qu’il quitterait le royaume dans les 48 heures.

Obligé de rentrer en Belgique pour se soustraire à une poursuite pour délit de presse, M. Lebeau l’expulsa, quoique le sieur Becker lui exposa que le jugement qui l’avait condamné était radicalement nul pour défaut de compétence ; que le faux pour lequel il avait été condamné n’était que matériel, et dans tous les cas excusable, en raison des intentions patriotiques qui l’y avaient porté. Il est encore à remarquer qu’il y avait simplement injonction de quitter le pays sans défense d’y rentrer, comme il était exprimé dans l’arrêté du roi Guillaume au sujet de Bellet et Jador.

L’expulsion ne fut pas moins consommée quoiqu’elle fût plutôt une extradition, puisque Becker ne pouvait que rentrer en France, sa fortune ne lui permettant pas d’aller en Angleterre, et ne pouvant entrer en Prusse où il avait été déjà incarcéré à son retour de la Pologne ou il était allé combattre en quittant la Belgique. La position du sieur Becker était bien plus favorable que celle de Bellet et Jador ; eh bien ! M. Lebeau, ministre de la justice agit tout autrement que ne l’avait fait M. Lebeau avocat et journaliste, et la raison en est bien simple ; M. Lebeau journaliste saisissait toutes les occasions de crier bien fort pour augmenter le nombre de ses abonnés, et M. Lebeau, ministre, crie plus fort aujourd’hui dans un sens contraire parce qu’après s’être mis sous l’influence de la Sainte Alliance et de la cour de France, il sait qu’il ne peut se maintenir au pouvoir qu’en entrant dans les vues liberticides des cabinets étrangers auxquels il a inféodé la Belgique.

Ce n’est pas assez pour M. Lebeau d’imiter Van Maanen dans son arbitraire, dans ses idées d’absolutisme, il veut imiter le roi Guillaume, dans ses moyens de gouvernement. Van Maanen employa vainement plusieurs années pour faire croire au roi Guillaume qu’une vaste conspiration était ourdie en Belgique contre son gouvernement. Il y parvint enfin ; il sut l’exploiter à son profit en se vengeant de tous les écrivains qui le traitaient un peu durement ; mais, prenez-y garde, pour le roi Guillaume, il n’en tira d’autre profit qu’une révolution et la perte des trois quarts de son royaume. C’est une grande leçon dont on ne saura pas profiter.

Aujourd’hui comme sous Guillaume, voilà qu’on imagine une vaste conspiration : quand s’en avise-t-on ? c’est quand un grand crime a été commis, et que les ministres ont montré leur impuissance à le prévenir ou à le réprimer. C’est le peuple qui pille, aux cris de vive le roi ; et ce sont des écrivains qui ont fait entendre aux ministres de dures vérités, ce sont des proscrits dont la rigidité des principes offusque nos renégats politiques qui sont expulsés à la turque.

Il pourrait bien aussi y avoir de l’imitation française dans tout ceci ; ce n’est pas la première fois que des faits semblables ont produit des conséquences analogues.

En décembre 1830, lorsqu’on jugeait les ministres de Charles X à Paris, le bruit se répandit que les puissances étrangères exigeaient du gouvernement un arrêt d’acquittement ou de bannissement. Grande rumeur dans Paris ; le peuple s’en émeut, demande à grands cris la tête des fauteurs des ordonnances de juillet, des rassemblements tumultueux assiègent la chambre des pairs.

Lafayette sut arrêter l’émeute ; on se borna à des cris contre le gouvernement et contre les ministres de Charles X. Eh bien ! on profita de cette émeute pour destituer Lafayette, Dupont (de l’Eure), Odillon-Barrot, en un mot tous les patriotes qui faisaient partie ou avaient entrée au conseil de Louis-Philippe.

Au mois de février, nouvelle émeute qui dura trois jours, et qui eut pour résultat la démolition de St-Germain l’Auxerrois et de l’Archevêché. Tons les hommes qui ont vu le sac de l’Archevêché et de l’église St-Germain l’Auxerrois, ont été convaincus que c’était là une affaire de police, et le résultat en effet l’a prouvé. Le système du 13 mars est venu se greffer sur le sac de St-Germain l’Auxerrois et de l’Archevêché ; l’ignoble système du 13 mars a été établi sur les décombres de ces deux édifices.

En Belgique, les mêmes résultats, M. Lebeau, alors ministre des affaires étrangères, se posait superbe et nous promettait un nouveau royaume d’Eldorado, M. Lebeau certain de sa supériorité en diplomatie, crut à la paix, ou eut intérêt à nous y faire croire. Il licencia, en juin 1831 nos meilleurs soldats, les miliciens de 1826 et 1827 : nous sommes attaqués, le 2 août, j’allais dire, nous sommes déshonorés, mais non, l’armée belge ne sera jamais déshonorée ; nous sommes battus.

D’où vient cette défaite ? D’un ministère qui par incurie ou trahison a préparé ce moyen de solution des embarras de la diplomatie ; vous croyez que le ministère sera mis en accusation, le pays réclame une enquête ; mais non ! à l’aide d’épouvantail, on nie le droit d’enquête, et le crime reste impuni ; nous membres de cette chambre qui voulions réhabiliter l’armée et la révolution, en faisant retomber la honte sur les vrais coupables, nous sommes accusés d’avoir voulu déshonorer l’armée. Ainsi lorsque ce sont les ministres qui ont manqué à leur devoir, c’est nous qui avons été accusés alors comme aujourd’hui.

La catastrophe du mois d’août 1831 a eu sinon pour but au moins pour résultat de tuer la révolution, en la déshonorant. Aussi voyez le parti qu’on en a tiré.

Il semblait qu’on devait récompenser les officiers qui s’étaient bien battus ; il n’en est pas ainsi, on a éloigné de l’armée tous les hommes de la révolution, on a destitué des officiers, alors qu’ils étaient couverts de blessures, qu’ils étaient sur un lit de douleur et subissant l’amputation de leurs membres.

Ce n’est pas assez, il fallait aller plus loin ; après avoir déshonoré la révolution de fait, on a voulu lui imprimer un stigmate ineffaçable. Un ministre du roi est venu dire du haut de la tribune qu’on avait ouvert tout exprès les prisons de la Hollande pour donner des officiers à nos volontaires ; puis qu’un colonel avait fait prendre un bain à un régiment de volontaires et qu’on y avait trouvé quatorze officiers flétri sur l’épaule. Cette calomnie, cette flétrissure a été imprimée à la révolution et le crime de trahison ou d’ineptie est resté impuni. On a eu grand-soin d’arrêter la connaissance de la vérité, et ainsi c’est encore la révolution qui subit la peine que d’autres devaient subir.

Maintenant un crime plus grand se commet au sein de la capitale, en pleine paix ; d’abord ou ne sait comment expliquer la chose. Tantôt c’était, disent les organes du ministère, la vigilance du peuple qui s’est jointe à la vigilance du gouvernement, tantôt on attribue les désordres aux orangistes, tantôt aux patriotes, puis aux républicains ; enfin on imagine un complot, c’est un peu usé, mais c’est égal. Vite on fait circuler de poste en poste qu’on a découvert un complot abominable, il s’agissait d’empoisonner le roi ou de l’assassiner. Puis on arrête des patriotes, puis on fait circuler le bruit qu’on m’arrête, moi, patriote éprouvé par 4 années de dévouement au pays ; on expulse M. Cabet que j’avais recueilli chez moi, et on fait circuler le bruit que j’ai accueilli un nommé Babet, venu tout exprès de la Hollande pour se concerter avec moi, dans le but d’empoisonner le roi. La gendarmerie a fait une descente chez moi pour s’assurer du départ de M. Cabet ; eh bien ! la police a fait circuler le bruit qu’elle avait arrêté chez moi trois Hollandais qui conspiraient contre le gouvernement.

Tous les jours c’était un nouveau bruit, une absurdité nouvelle qu’on mettait en circulation. Un mot d’ordre était donné, il n’est pas difficile de deviner d’où il partait. Pendant huit jours on a fait courir successivement le bruit que j’avais tué tantôt le général d’Haene, tantôt le brave et digne général Daine, puis c’était le général Vandenbroek, ensuite venaient les généraux Nypels, et enfin le colonel des guides ; toutes personnes avec lesquelles je n’ai jamais eu la moindre altercation, et avec lesquelles je n’ai eu d’autres rapports si ce n’est de leur donner des grades dans l’armée.

A ces calomnies on ajoutait des commentaires ; vous voyez bien, disait-on, que ce M. Gendebien est une mauvaise tête ; c’est un duelliste, un spadassin, un homme de sang ; il faut s’en défaire à tout prix. Les faits étaient bientôt reconnus faux, mais les commentaires n’en restaient pas moins en circulation.

On a imaginé quelque chose de plus ingénieux encore ; on a fait circuler le bruit que le général d’Haene avait découvert une correspondance entre moi et les valets de la cour qui ont été renvoyés ; on disait que c’était à cause de cette découverte qu’ils avaient été renvoyés ; et vous ne devineriez pas, messieurs, quel était le sujet de cette correspondance avec la valetaille de la cour : eh bien ! on a poussé l’absurdité jusqu’à dire qu’on y avait trouvé la preuve que j’étais en correspondance avec le roi Guillaume, et qu’il me fournissait les fonds nécessaires pour faire une révolution et pour empoisonner le roi ; et pour mieux caractériser le fait, on indiquait de quelle manière l’empoisonnement devait se faire ; c’était dans sa soupe que le roi devait être empoisonné. C’est à la suite de ce premier bruit que le lendemain, on ajouta que furieux de la découverte de M. d’Haene, j’étais allé l’insulter, et voilà comment M. Gendebien a tué M. d’Haene en duel, et voilà comment M. d’Haine s’est fait tuer par moi pour la défense de son roi et de l’honneur de son pays. (On rit).

Pendant dix jours tous ces bruits, et mille autres plus absurdes encore, ont circulé non seulement à Bruxelles mais dans toute la Belgique ; ils sont arrivés jusqu’à mon vieux père, vieillard de 82 ans, qui, pendant plusieurs jours, et sans doute pour le récompenser de ses longs services, a été livré aux plus cruelles angoisses : ce n’était pas assez pour M. Lebeau, il a essayé de flétrir son nom, il y a deux jours, dans cette enceinte ; Méphistophélès nouveau, il a essayé, mais en vain, de souiller ses cheveux blancs ; je reviendrai sur ce point.

Après avoir préparé les esprits par tous ces bruits calomnieux, on essaya de pousser le peuple à des excès sur ma personne et sur mes propriétés. On fit courir le bruit qu’on m’avait donné un charivari ; que j’avais été hué par le peuple ; que ma maison serait pillée ; on indiquait le jour ; puis le peuple devait s’opposer à mon arrivée à la chambre ; il devait m’assommer à la porte du Palais de la Nation, il devait me siffler dans les tribunes ; des lettres anonymes m’avertissaient du danger, d’autres me menaçaient ; des officieux m’engageaient à quitter Bruxelles, des amis timides m’en pressaient. Enfin on essaya par tous les moyens de m’effrayer et surtout de m’éloigner de la tribune.

Tout ce que la police de France a de roueries et de moyens honteux, tout a été employé pour détruire la popularité pour écarter et peut-être pour assommer un homme dévoué à son pays et qu’on désespère de séduire ou d’effrayer. Mais j’ai des amis en Belgique, et toutes ces lâches intrigues n’ont servi qu’à m’en donner une nouvelle preuve. Je suis heureux de pourvoir adresser ici publiquement des paroles de reconnaissance et d’admiration à cette honorable et courageuse jeunesse de Bruxelles, qui m’a offert son puissant et patriotique appui, et qui a reconnu en moi le défenseur constant de la révolution et des libertés que nous avons conquises ensemble.

Au reste, messieurs, le peuple lui-même que l’on poussait contre moi n’eût pas tardé à reconnaître son erreur, et peut-être qu’en avril 1834, comme en mars 1831, il eût tourné sa fureur contre les traîtres et les apostats politiques, contre les machinateurs de désordre et de terreur.

Oui, messieurs, c’est de la terreur que l’on voulait, et je sais de quel bureau est parti le premier bruit, la première alarme. C’étaient 10,000 républicains qui devaient entrer en Belgique, et ce n’est pas la première fois qu’on a fait courir pareil bruit, car il y a dix-huit mois environ qu’un général commandant dans les Flandres fut averti que 1,500 républicains devaient envahir les Flandres. Il reçut l’ordre de les surveiller, et après trois semaines de surveillance rigoureuse et de recherches minutieuses, pas un républicain, n’a été découvert (on rit.) Ce faux bruit n’en produisit pas moins ses fruits, car le commandant des Flandres fut destitué. C’était encore un homme de la révolution.

Nous connaissons aujourd’hui le but et le résultat de tous ces faux bruits. Veuillez-vous rappelez, messieurs, que le 7 avril, le lendemain de la journée néfaste du 6, j’écrivis au ministre de l’intérieur pour lui demander de réunir immédiatement les chambres. Le lendemain 8, le ministre me répondit qu’il n’y avait aucun danger pour le maintien de l’ordre public, que les nouvelles reçues des provinces étaient complètement satisfaisantes, et garantissaient qu’il n’y aurait aucun désordre. Pour arriver au coup d’Etat qu’on a imaginé depuis, il fallait bien changer de système. Là est la source de tous les bruits, de toutes les terreurs factices qu’on a fait circuler à Bruxelles et dans tout le pays.

Enfin, pour sauver le pays de l’anarchie, apparaît le 12 avril le trop fameux arrêté d’expulsion. C’était pour sauver le pays ! mais où était le danger ? quel changement s’est donc opéré dans le pays du 8 au 12 avril ? Où sont vos preuves ? Depuis cinq jours vous entassez tous les lieux communs qui ont servi de prétexte à tous les despotes pour établir l’arbitraire ; mais où sont les faits ? A quelle source avez-vous puisé vos preuves ?

Est-ce dans les bureaux de votre administration de la police, de M. François enfin ? de M. François, que l’honorable M. Barthélemy, ancien ministre de la justice, a si bien caractérisé ? Ne vous a-t-il pas dit à la tribune que M. François était un trembleur, un poltron, un visionnaire, qu’il voyait des conspirations partout, que tous les jours il en découvrait au moins une ou deux ; à l’entendre, nous étions sur un volcan qui devait tous les jours nous engloutir. Mais il n’est jamais parvenu à m’effrayer, ni à troubler une seule fois mon sommeil. Cet homme n’entend rien à la police, ajoutait M. Barthélemy ; nous ne pouvons tenir aucun compte de ce qu’il nous rapporte.

Je suis curieux de savoir ce que M. François a révélé aux magistrats de l’ordre judiciaire qui l’ont interrogé. En attendant, le ministre de la justice devrait, il me semble, nous donner connaissance, en sa qualité de grand policier, du rapport de son subordonné. Nous aurions vu quels sont les faits qui ont effrayé le ministre et qui ont mis le pays en danger. Mais il n’en a rien fait, et il n’en fera rien, parce que M. François, pas plus que M. Lebeau, n’a rien à nous apprendre, parce qu’il n’oserait articuler aucun fait, bien convaincu que la ville de Bruxelles tout entière lui donnerait un démenti…

Mais prenez garde, dit un ministre d’Etat, qui siège au-dessus du banc des ministres : la république envahit la Belgique ; il faut craindre la république, car la république pullule en Belgique, (on rit). La république s’infiltre dans toutes les classes de la société ; c’est surtout à la classe ouvrière qu’elle s’adresse, aux universités, à toute la jeunesse. La société des Droits de l’Homme fait des prosélytes, établit partout des associations, distribue des écrits en flamand et en français.

Enfin, messieurs, à entendre les hommes du gouvernement, il semble que la Société des Droits de l’Homme a enveloppé la Belgique tout entière dans un vaste réseau. Mais où sont ces députés des Sociétés des Droits de l’Homme qui nous sont arrivés de France ? où sont ces propagandistes républicains ? où sont ces corrupteurs de la jeunesse et des ouvriers ? où sont vos preuves ? Ah ! des preuves, messieurs, c’est dans un journal que l’honorable orateur les trouve ; et pendant une heure, transformant la chambre, en cabinet de lecture, il nous lit de longs extraits d’un journal que bien peu de personnes connaissent, et qui est inconnu, j’en suis sûr, aux neuf dixièmes de cette chambre, et aux 99 centièmes de ceux qui lisent les journaux. (C’est vrai, c’est vrai). Pour moi, je reçois ce journal et je déclare, que sauf quelques articles sur la Pologne, je n’en ai pas lu en tout six colonnes ; je ne sais même pas s’il m’arrive encore.

Que peut-on dire de nouveau en effet sur les Droits de l’Homme, surtout en Belgique où depuis plusieurs siècles le peuple connaît ses droits par la pratique ? Mais si ce journal, et si les journaux orangistes surtout excitent, comme le disent les ministres, à la révolte, à la désobéissance aux lois, s’ils insultent la nation et le roi, s’ils calomnient la révolution, loin d’y trouver une excuse pour les ministres, loin de légitimer les coups d’Etat, et la violation de notre constitution, ne devons-nous pas y trouver un nouveau chef d’accusation contre le ministère. Quoi ! depuis quatre mois ces journaux se livrent à une licence effrénée, et vous restez impassibles puis vous réveillant tout à coup, vous les tuez par un coup d’Etat. Si ces journaux sont aussi coupables, vous êtes plus coupables qu’eux de ne les avoir pas traduits à la barre de la justice.

Si l’ordre judiciaire, produit de la révolution, ne vous inspire pas de confiance, c’est que vous-même ne lui en inspirez point. Si le jury trouve qu’il vaut mieux mépriser ces attaques que les punir, vous aurez vos apaisements, vous aurez là votre bill d’indemnité. Si on vous accuse de laisser des insultes, des provocations, circuler impunément des idées incendiaires, pour excuse vous produirez l’arrêt de condamnation ou d’absolution.

Au lieu de cela, qu’avez-vous fait ? absolument rien. On a osé insinuer qu’on avait des doutes sur le résultat du jugement par jury ; cette institution est peu du goût de Louis-Philippe et de ses dignes ministres Barthe ou Persil ; on hésite encore pour prononcer l’anathème. Mais soyez tranquilles ; si le moment n’est pas encore venu de proclamer les doctrines émise par le comte Vilain XIIII, ce moment viendra ; car on a fait le premier pas, et un pas immense dans la voie de l’arbitraire. On viendra à attaquer le jury comme on le fait en France ou plutôt, parce qu’on le fait en France.

Du discours de M. Devaux, que faut-il conclure ? qu’il faut rayer de la constitution les garanties que nous y avons consignées, comme contrepoids du régime de la royauté acceptée seulement avec ces garanties.

A croire M. Devaux, les associations couvrent de leur réseau, la Belgique entière. Tous les ouvriers s’associent ; la jeunesse de nos universités s’associent, tout le monde s’associe ; c’est comme une frénésie d’association (on rit). Vous vous effrayez des associations, vite il y a urgence ; rayez-donc l’article de notre constitution qui consacre le droit d’association, Pour la presse, rayez l’article qui porte que la censure ne pourra jamais être rétablie. Vous n’avez pas encore osé faire de procès à la presse. Je me trompe, vous en avez fait un. Et ce grand coupable que vous aviez accusé a été acquitté ; donc le jury est détestable, donc il faut organiser le jury c’est à dire l’abolir ou le neutraliser.

Parle-t-on des désordres de Bruxelles, on se plaint du défaut de liens entre l’autorité supérieure et l’autorité communale. Hâtez-vous donc d’établir un préfet de police à Bruxelles, de nous doter d’une haute police. Dans la loi communale insérez une disposition pour faire disparaître nos libertés communales. Voilà où on veut en venir.

Il y a 3 semaines, le ministre de la justice ne pensait pas que la discussion de la loi communale pût avoir lieu pendant cette session ; je suis curieux de savoir si on ne la pressera pas à la faveur de ces derniers éléments de terreur ; car il est évident qu’on veut détruire toutes nos libertés, toutes nos garanties. La franchise de mon caractère me fait un devoir de le dire hautement.

Mais, prenez-y-garde, vous allez vous mettre dans la même position que Louis-Philippe en France. Or, pourquoi le système de la république fait-il d’immenses progrès en France ? depuis quand en est-il ainsi ? Depuis que Louis-Philippe a tourné le dos à la révolution. Veuillez-vous rappeler quelle unanimité il y eut en France, non seulement pour cette royauté qu’on appelait citoyenne, mais l’unanimité d’affection envers Louis-Philippe. Cette affection allait jusqu’à l’adoration.

J’ai vu les Français en 1830 ; je les ai quittés le 8 janvier 1831. Alors un seul journal, plus exigeant, plus prévoyant peut-être que les autres, attaquait le gouvernement devenu si déplorable ; c’était la Tribune. Le National ayant adopté franchement ce dernier essai de la royauté soutint le gouvernement dynastique jusqu’après le système du 13 mars. Mais voyant la tournure que prenaient les affaires à l’intérieur et à l’extérieur, voyant les projets de Louis-Philippe, et ses sympathies pour la Sainte-Alliance, il conçut des doutes sur l’efficacité du gouvernement représentatif avec une dynastie, et sans adopter la violence des doctrines de la Tribune, il proclama franchement ses opinions républicaines. Le Courrier français et presque tous les journaux de Paris et des provinces, excepté ceux salariés par le gouvernement, adoptèrent successivement la même couleur.

Pourquoi en fut-il ainsi ? C’est que tous les amis du pays et de ses libertés virent qu’ils étaient placés dans l’alternative on d’accepter le despotisme et l’arbitraire avec une dynastie, ou de proclamer un grand principe, quels que puissent être les maux passagers que pût entraîner en France son établissement. Voilà où sont les principes républicains en France. C’est le Palais-Royal qui en jeta le germe, c’est le Château des Tuileries qui le développa. La conviction fut bientôt générale, que Louis-Philippe ne travaillait que dans l’intérêt de sa dynastie, ne faisait rien pour l’honneur de la France au-dehors, rien pour sa prospérité au dedans, rien pour les grands principes liberté qui devaient parcourir le monde et, en s’étendant, devaient donner à la France gloire, sécurité et prospérité.

On a parlé des désastres de Lyon ; mais on vous les a présentés sous un faux jour. Ce n’est pas la première fois qu’il y a des troubles à Lyon. Or, dans les premiers troubles, il n’était pas question de république. Les ouvriers avaient écrit sur leurs drapeaux : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Ils combattaient pour avoir du pain. Qu’a fait Louis-Philippe pour améliorer leur sort ? Rien. Ils se plaignaient de ce que le prix de leurs journées n’était pas suffisant pour nourrir leurs familles. On l’a diminué. Ils se plaignaient des impôts, on les a maintenus, on les a augmentés.

Dans les derniers troubles on n’a pas plus que dans les premiers entendu un cri de : vive la république. La république n’y a eu rien à faire. La preuve c’est que les journaux républicains de Lyon adjuraient les ouvriers de ne pas se livrer à des actes de violence, de ne pas prendre les armes. Les insurgés avaient pour cri de ralliement le nom de Bonaparte, sans savoir à qui il s’adressait. Ils avaient nommé deux généraux qui n’étaient nullement républicains. Voilà cette émeute républicaine ! pas un chef, pas un de ces hommes sans cesse accusés d’exciter à la révolte n’a été saisi, n’a été signalé, quoi qu’ils soient l’objet d’une surveillance rigoureuse.

A Paris, c’était aussi, dit-on, une émeute républicaine. Veuillez lire avec attention et sans préoccupation le rapport de M. Persil, vous verrez quel jour affreux il jette sur les désastres de Paris. On prévoyait que la mise à exécution de la loi sur les associations occasionnerait une levée de boucliers générale. On excita une des sections de la Société des Droits de l’Homme à prendre les armes. Cette section envoya des députations aux autres sections, qui toutes repoussèrent tout projet de combat. Elles dirent que ce n’était pas par le désordre et l’anarchie que la république devait s’établir, que ce n’était au contraire que par le bon ordre.

Les malheureux, sendits par la police, traitèrent de lâches les autres sectionnaires ; ceux-ci les traitèrent de fous. Hé bien ! dirent-ils, dans l’exaltation où ils étaient, nous vous prouverons au moins que nous savons mourir. En effet ils allèrent non pas se faire tuer, mais se faire égorger.

Car voici comment les choses se sont passées : On laissa paisiblement faire deux ou trois simulacres de barricades ; le lendemain matin on enleva les barricades presque sans coup férir. Quelques hommes égarés et en très petit nombre tirèrent quelques coups de fusil, et des gens inoffensifs furent massacrés ; dans une seule maison, les soldats de ce fatal 35ème égorgèrent quatorze personnes, femmes, enfants, vieillards, tous pêle-mêle. On a parlé d’égorgeurs. Voilà où sont les égorgeurs en France. Ce sont aussi les sergents de ville et ceux qui embrigadés par cet ignoble juste-milieu, portent des armes honteuses, des épées cachées et depuis trois ans assassinent en plein jour dans les rues de la capitale.

Oui, voilà les égorgeurs de Paris. Ce sont ceux qui au nom du gouvernement de Louis-Philippe assommaient sur la place de la Bourse des hommes inoffensifs. Ce ne sont pas seulement des hommes obscurs et inconnus, ce sont des fils de pairs de France, de conseillers d’Etat, des fonctionnaires de l’ordre le plus élevé qui ont été assommés, ce qui prouve bien que ce ne sont point des crimes individuels, résultat de vengeance personnelles, mais des crimes par ordre supérieur et par mesure générales. On a organisé des bandes d’égorgeurs, on a substitué le bâton ferré à la main de la justice, on a substitué la violence à la loi, et l’on veut régner paisiblement sur des Français !!!

On a donné le nom d’égorgeurs aux malheureux combattants du cloître St-Méry et de Varsovie. Mais quels sont ces égorgeurs, nommez-les ; ne confondez pas tous ces malheureux proscrits dans la même accusation. Voulez-vous parler de M. Worsel, ou puisque vous tenez à tout ce qui est aristocratique, du comte de Worcel. Il était nonce à la diète de Varsovie ; il appartient à une des familles les plus honorable de la Pologne ; s’il avait eu la mobilité de vos principes, il serait encore à Varsovie ; c’est parce que, comme quelques patriotes, il a eu de la fixité dans ses principes, qu’il est proscrit et que vos calomnies le poursuivent.

Qui a mérité le titre d’égorgeurs au cloître St-Mery ? Ce sont ceux qui se sont servis du bâton et de l’épée contre des citoyens désarmés et avec un raffinement de cruauté révoltante. Ce sont ceux qui se sont servis de la force publique, non pour prévenir et arrêter le mal, mais pour l’exciter. Ce sont ceux qui ont placé toute la France en état d’interdit.

Nous voilà bien loin des événements de Bruxelles ; cependant j’ai quelques observations à faire sur ces grands crimes dont les vrais coupables resteront impunis. Mais l’heure étant avancée, si l’assemblée le juge convenable, je remettrai à demain la suite de mon discours.

- Plusieurs membres. - Oui, à demain.

(Moniteur belge n°119, du 29 avril 1834) - La séance est levée à quatre heures trois quarts.