Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 24 février 1843

(Moniteur belge n°56, du 25 février 1843)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à midi et un quart.

M. Scheyven lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse communique les pièces de la correspondance.

« Des marchands de bois de Dixmude présentent des observations contre les propositions de la section centrale, relatives aux droits d’entrée sur les bois étrangers. »

« Mêmes observations des marchands de bois de Furnes. »

M. Cogels. - Dernièrement deux pétitions semblables arrivées d’Anvers et d’Ostende ont été, sur ma proposition, renvoyées à la commission des pétitions avec demande d’un rapport collectif ; je demanderai que les deux nouvelles pétitions soient également renvoyées à la commission, avec invitation de les comprendre dans ce rapport.

- Cette proposition est adoptée.

Renvoi à la section centrale du projet de loi (relatif aux droits d’entrée), chargée en qualité de commission spéciale, d’en faire rapport avant la discussion du projet de loi, en dépôt sur le bureau pendant cette discussion.


« Le sieur Paguay, desservant de la paroisse de Sanzenelle, demande un subside pour la construction de la tour de l’église de cette commune. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Maertens se plaint de ce qu’on veut appeler son fils Pierre au service militaire, s’il ne remplace le substituant qu’il fournit. »

- Même renvoi.


« Le sieur Floer présente des observations concernant le secret du vote dans les élections. »

M. Morel-Danheel. - Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale qui sera chargée d’examiner le projet de loi ayant pour objet l’exécution régulière et uniforme de la loi électorale.

- Cette proposition est adoptée.


« Plusieurs cultivateurs de diverses communes du canton d’Assche demandent qu’il soit fait des instances auprès du gouvernement français pour obtenir une réduction sur le droit d’entrée du houblon. »

M. Desmet. - Je demande que cette pétition soit renvoyée à la commission des pétitions, avec demande d’un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


L’Académie royale de médecine fait hommage à la chambre du premier cahier du bulletin de l’Académie pour les années 1841-1842 et 1842-1843.

- Dépôt à la bibliothèque.

Projet de loi sur les sucres

Discussion générale

M. de La Coste. - Messieurs, M. le ministre des finances disait hier que la discussion ne faisait pas de progrès. Je pense que cela n’est pas littéralement exact, car les opinions se sont et beaucoup réformées dans les débats qui ont eu lieu jusqu’ici. Il me semble cependant que le moment approche où il faudra commencer à poser quelques jalons sur la route que nous avons à parcourir, afin d’arriver plus tôt au but.

Je ne proposerai pas d’interrompre dès à présent la discussion générale, mais je soumettrai à la chambre quelques questions qui me paraissent résumer les objets sur lesquels nous avons à nous décider et que j’ai placées dans l’ordre le plus logique. Voici ces questions que la chambre pourra méditer d’ici à la clôture de la discussion générale :

1ère question. Y aura-t-il un droit égal sur le sucre indigène et le sucre exotique ?

2ème question. Y aura t-il décharge proportionnelle d’accise en cas d’exportation des sucres raffinés ?

3ème question. Suivant quel rendement cette décharge s’opérera-t-elle ?

4ème question. Une portion des prises en charge demeurera-t-elle acquise au trésor, et quelle portion ?

5ème question. Quel sera le taux de l’accise sur chacun des deux sucres ?

6ème question. Ce taux sera-t-il fixe ou variable, et, dans ce dernier cas, d’après quelle base ?

7ème question. Dans le cas d’adoption de l’égalité de droits, y aura-t-il indemnité pour la production indigène ?

M. le ministre des finances (M. Smits) - Messieurs, je n’ai pas retenu parfaitement toutes les questions dont l’honorable M. de La Coste vient de donner lecture et sur lesquelles il appelle les délibérations de la chambre. Quels que soient le nombre et la portée de ces questions, il me semble que l’ordre de délibération est indiqué par le projet du gouvernement.

Ainsi, la première question que la chambre aura à résoudre, après qu’elle aura fermé la discussion générale, est celle qui résulte de l’art. 37 du projet du gouvernement. Je regarde cet article comme l’article fondamental de la loi ; il porte en effet :

« Art. 37. § 1er. Le droit d’accise est fixé à 50 francs par 100 kil. de sucres bruts de canne ou de betterave. »

Si la chambre écarte ce système, nous arriverons nécessairement à un autre mode de délibération ; mais, je le répète, c’est sur cette question qu’il faudra voter en premier lieu, c’est l’ordre le plus rationnel et le plus conforme aux précédents.

M. de Brouckere. - Si l’on veut abandonner l’incident, je renoncerai à la parole. Quand je l’ai demandée, j’avais pour but de démontrer qu’on ne pouvait pour le moment donner aucune suite à cet incident, et qu’il fallait laisser marcher la discussion générale ; une fois la discussion générale close, nous verrons alors dans quel ordre nous discuterons les spécialités, et dans quel ordre aussi nous voterons.

M. le président. - Aux termes du règlement, ce n’est qu’après la clôture de la discussion générale que l’on vote sur des questions de principe ou que l’on aborde la délibération spéciale, en suivant l’ordre des articles du projet en discussion. Ainsi, nous allons continuer la discussion générale.

La parole est à M. Desmet, inscrit contre le projet.

M. Desmet. - Messieurs, le principal but de la loi en discussion est sans doute d’augmenter les voies est moyens ; c’est de faire rapporter davantage à l’accise sur la fabrication des sucres.

Messieurs, en présence du chiffre élevé du budget des recettes, nous sommes obligés de demander de nouvelles ressources aux accises, aux droits de fabrication. C’est un recours très pénible et dangereux, dangereux surtout à une époque de grande concurrence avec les étrangers qui tâchent de fabriquer à meilleur compte et à des conditions plus favorables que les industriels belges.

L’impôt des accises présente des inconvénients si réels qu’il n’y a aucun objet soumis à l’accise où il n’y ait des abus. Vous avez fait des modifications à la loi des distilleries ; eh bien, on ne s’est pas bien trouvé de ces modifications, parce que, dans ce moment, il y a une réduction sur la distillation, et le département des finances peut constater chaque jour une diminution dans le revenu de l’impôt sur cet article Cet impôt étant trop élevé, il y a introduction de produits étrangers, non seulement de la Hollande, mais aussi de la France et de l’Allemagne.

Les mêmes inconvénients, les mêmes difficultés se représenteront pour le sel, dont on demande également à modifier la législation.

Mais, je le répète, il y a ici force majeure pour que nous prenions nos voies et moyens sur l’impôt des accises.

Or, je demanderai s’il y a un objet de consommation qui supporte plus facilement l’impôt que le sucre. Le sucre n’est certainement consommé par la classe nécessiteuse ; c’est un objet à l’usage de la richesse et de l’aisance. Dans mon opinion donc, le sucre est une matière très imposable, et il faut tâcher d’en tirer un produit aussi considérable que possible, à proportion des autres accises.

Messieurs, si l’impôt sur le sucre, tant indigène qu’exotique, pouvait faire tort à nos fabriques, je serais le premier à m’y opposer ; mais, à mon avis, les dangers qu’on a signalés, aussi bien pour la production du sucre exotique que pour la fabrication du sucre indigène ne sont pas aussi grands qu’on voudrait le faire croire.

Messieurs, je vous dirai mon opinion, au sujet de l’importation de la fabrication du sucre exotique.

On a cherché à nous démontrer que, pour conserver notre commerce avec l’étranger, surtout avec les colonies, avec les Indes, on avait nécessairement besoin de l’importation du sucre brut comme de l’importation du sucre raffiné.

Messieurs, quand on examine les résultats que nous présente la statistique, il faut avouer que cela n’est pas aussi important qu’on veut bien le dire. Une forte partie de l’importation du sucre vient, il est vrai, des colonies, mais vous n’ignorez pas qu’une partie assez majeure nous vient aussi des ports même d Europe.

Ainsi, en 1840, vous avez reçu des colonies, et surtout de la Havane, 17 millions de kilogrammes de sucre, mais il vous est aussi venu 8 millions des ports d’Europe. D’un autre côté, plus de la moitié de cette importation nous arrive par navires étrangers, et malheureusement ces navires partent très souvent sur lest.

Maintenant, quant au sucre raffiné, il n’y en a qu’une très petite partie qui retourne aux Indes ; en 1840, 15 millions de kilog, de sucre raffiné ont été exportés ; eh bien, de ces 15 millions, 738,000 kil. seulement sont retournés aux Indes ; le reste est demeuré en Europe.

Mais quant, en sus, vous examinez quel est votre commerce d’échange avec les pays lointains, et quels sont les résultats que vous avez obtenus, vous trouvez que ces résultats ne sont pas en votre faveur ; en effet, ces pays importent chez vous pour une valeur de 57 millions, tandis que vous n’exportez chez eux que pour … fr. D’ailleurs, et je le dis ici en passant, ce n’est pas aux Indes qu’il faut chercher le placement des produits belges. Nous cherchons dans le lointain ce que nous devons trouver à notre porte. Voyez nos exportations et nos importations, vous verrez que je dis vrai.

Il n’y a aucun progrès à cet égard en faveur de la Belgique ; vous restez toujours dans la même position, et vous continuez de recevoir une masse de produits coloniaux.

Qu’est-ce que je remarque encore ? Que la seule colonie avec laquelle vous faites un commerce d’échange avantageux, est le Mexique. Vous avez envoyé au Mexique pour 1,700 mille francs de produits, et vous n’en avez reçu que pour 96 mille francs de produits. Ainsi voilà une colonie avec laquelle nous faisons un commerce avantageux et cependant le sucre n’entre pour rien dans ce mouvement commercial, car vous recevez rarement du sucre du Mexique. On ne peut donc pas dire que le sucre est un stimulant pour l’exportation de nos produits.

Le meilleur stimulant que nous puissions établir, c’est le droit différentiel ; parce que par les droits différentiels nous nous procurerons des arrivages directs. Quand vous aurez fait comme les Allemands, comme les Français et les Américains, quand nous aurons établi des comptoirs dans les colonies, nos produits pourront y lutter avec les produits étrangers. Alors vous pourrez augmenter l’exportation de vos produits ; mais ce n’est pas par les sucres seuls que vous obtiendrez un semblable résultat.

Un honorable membre préopinant a présenté le commerce de sucre comme lié à la prospérité du pays ; c’est du haut commerce qu’il aurait dû dire ; et je ferai observer que ce haut commerce a pour base non pas l’exportation des produits de nos fabriques, mais l’achat et le placement des produits étrangers de toute espèce.

On a été jusqu’à dire que ce commerce avait plus d’influence sur la prospérité du pays, que l’agriculture elle-même, et on vous a cité les Colbert, les Sully et les Necker. J’ai lu leurs mémoires, et j’ai vu qu’ils regardaient l’agriculture comme la mère nourricière de tout le pays. La même discussion s’est élevée en Hollande, lors la discussion de la loi de 1822. Des députés hollandais, et non pas des députés belges, disaient que le haut commerce était l’âme de la richesse du pays, du mouvement des échanges. Si vous me permettez de vous lire un petit passage d’un discours qui a été prononcé par l’honorable M. Gendebien, père, membre des états-généraux qui a répondu aux députés hollandais, qui préconisaient les avantages du haut commerce.

Voici ce que disait M. Gendebien.

« Dans un rêve, car je rêve comme un autre, j’avais renoncé à ma profession d’avocat pour embrasser le commerce.

« J’étais établi dans l’un de nos ports et je m’abandonnai au génie des spéculations. Je me disais : Mon intérêt ayant toutes choses ! Et voyons comment mes spéculations peuvent s’étendre et m’enrichir.

« Tout ce que j’ai vu dans le cours de ma vie est présent à mon imagination ; les hauts-fourneaux et les forges me frappent avant tout et m’importunent. Je fais des vœux pour leur anéantissement qui m’ouvriront une branche considérable d’importation de fontes et de fers étrangers.

« Les mines charbonnières des provinces de Limbourg, de Liége, de Namur, de Hainaut, m’affligent plus encore que les fourneaux et les forges.

« Si elles étaient détruites, mes vaisseaux importeraient les houilles d’Angleterre, d’Ecosse et des bords de la Roër ; en peu d’années j’aurai fait ma fortune.

« Je voue malédiction aux tanneries de Stavelot, de Namur, de Liége et de toutes les autres contrées du royaume, afin d’exporter nos écorces en Angleterre et d’importer les cuirs tannés sur les bords de la Tamise.

«Je n’ai pas à frapper de mes imprécations nos manufactures d’étoffes de laine et de coton, mais à régler mes spéculations sur leur décadence et sur leur ruine très prochaine.

« J’en étais là de mon rêve, lorsqu’un retour sur mes préjugés me fit apercevoir la main-d’œuvre sans travail et le pays s’appauvrissant d’année en année. Mais j’ai pris aussitôt mon parti, et je me suis dit : Ce n’est pas au commerce à procurer la main-d’œuvre ; il l’alimente amplement sur les mers, dans les ports, etc.

« Les habitants cultiveront leurs terres labourables, et si les produits en céréales prennent faveur dans certains pays étrangers, je les achèterai pour les exporter, car pour moi tout l’essentiel est de faire ma fortune. Heureusement qu’en pensant de la sorte je rêvais.

« Et revenant à moi, je me hâtais de dire : L’agriculture, qui nourrit, l’industrie manufacturière, qui procure le vêtement et les commodités de la vie, sont, par la nature des choses, les premiers éléments de la force et de l’aisance ; la sollicitude du législateur leur appartient avant tout.

« Le commerce est auxiliaire, lorsqu’il favorise et anime la circulation des produits de cette agriculture et de cette industrie, Amsterdam a remplacé Gênes et Venise et a saisi à son tour le sceptre du commerce des mers.

« La prospérité, la richesse, la puissance d’Amsterdam se sont accrues à un tel point que ce port était parvenu à absorber les autres provinces de la république batave.

« La Frise, la Gueldre, le Brabant hollandais se ressentent encore de cette domination d’Amsterdam ; ces pays ont souffert notablement sous le poids d’une législation dirigée en faveur du haut commerce ! »

Comme vous venez de le voir, M. Gendebien a passé en revue toutes les industries du pays et démontré que le haut commerce, au lieu d’en exporter les produits, importait les produits étrangers et avait plutôt intérêt à voir décroître notre industrie, pour augmenter ses importations.

Je ne vois donc pas, dans le commerce du sucre un stimulant pour exporter nos produits. Je ne vois pas non plus qu’il faille faire tant de cas de la fabrication du sucre indigène. Pourquoi devons-nous protéger les distilleries de grains ? Parce que les distilleries sont un véhicule pour l’agriculture ; elles produisent de bons engrais ; c’est le principal motif pour lequel nous devons les encourager. Trouvons-nous ce résultat dans la culture de la betterave ? Non. La culture de la betterave pouvait entrer utilement dans les assolements ; mais on en a abusé au point que d’utile qu’elle était, elle est devenue dangereuse. Il faut encourager les cultures les plus propres à nourrir le bétail afin d’avoir du fumier. Or, le résidu de la betterave est de peu de valeur pour la nourriture du bétail, parce que le mode d’extraction du jus qu’on emploie aujourd’hui ne laisse plus guère dans la pulpe que les parties ligneuses qui ne peuvent faire une bonne nourriture pour le bétail. Car quelle est la partie de la betterave qui est avantageuse pour la nourriture du bétail ? C’est la partie saccharine. Comme on l’enlève entièrement, il ne reste que les parties ligneuses qui n’ont plus de valeur. Si on cultivait la betterave en grand pour l’employer à la nourriture du bétail, j’y trouverais un grand avantage, car les produits des établissements agricoles augmenteraient en valeur et en qualité.

Il est impossible de ne pas reconnaître que le sucre de betterave n’a pas les qualités du sucre de canne. Il y a une grande différence non seulement pour la consommation quotidienne, mais encore pour la conservation.

Vous savez que pour conserver certains objets, on a besoin de sucre, comme pour d’autres on a besoin de sel. Eh bien, le sucre indigène n’a pas la même qualité, la même force conservatrice que le sucre de canne. Je pense qu’on peut très bien imposer la fabrication indigène aussi bien que le sucre de canne, mais non avoir égard à la fabrication du sucre de betterave au point de refuser au trésor les ressources dont il a besoin.

Messieurs, à propos des produits qu’on obtient de la terre au moyen de la culture de la betterave, on a dit que ces produits s’élevaient dans les Flandres à mille francs par an par bonniers. Mais, messieurs, c’est du produit brut qu’on a parlé, et non du produit net ; car il n’y a pas de terre qui puisse produire autant.

Comme on est parti de là pour prétendre que les évaluations du cadastre dans les Flandres avaient été trop faibles. Je crois devoir faire remarquer que si les Flandres obtiennent beaucoup de produits de leurs terres, il faut l’attribuer aux engrais et au travail, ce qui influe et sur le produit brut et sur le produit net. Si vous déduisez du produit brut toute la dépense faite, vous verrez que le produit net par bonnier ne dépasse pas 200 francs par bonnier.

Il y a une question qui se présente ici, c’est la coexistence des deux sucres. Il y des membres qui pensent que les deux sucres ne peuvent pas exister ensemble. Je crois, moi, qu’ils pourront exister, si votre loi est formulée dans ce but.

Si le sucre de betterave n’est pas dans une situation à pouvoir exister, il faut qu’il tombe. Laissez-lui donc la liberté de tomber, n’allez pas vous immiscer, comme gouvernement, dans l’industrie. L’essai qu’on a fait de ce système d’intervention n’a pas été heureux. On avait voulu imposer dans les Flandres le filage à la mécanique, et vous savez quel mauvais effet cela a eu. Si le sucre de canne est beaucoup meilleur que le sucre de betterave, laissez faire, n’allez pas intervenir pour détruire et indemniser. Il faut laisser à toute fabrication toute latitude, toute liberté, que le fabricant fasse comme bon lui semble, que le gouvernement ne s’immisce jamais dans de pareilles questions.

La question du rendement devra être discutée, encore bien qu’elle l’ait déjà été en 1838. Il est de fait que le rendement est réellement trop bas. C’est une chose que personne ne peut contester, le rendement à 57, quand l’expérience prouve qu’en réalité il peut aller de 85 à 90. En France, on a vu que le rendement était trop bas deux fois ; on l’a augmenté et on l’a porté jusqu’à 73 et 78. Cependant il y a une grande différence entre la France et notre pays. La France a ses colonies ; là il y a lutte sérieuse entre les deux sucres ; on ne peut pas négliger l’intérêt des colonies. Eh bien, quand la France a cru pouvoir élever son rendement à 74, nous ne devons pas craindre de le faire.

En Hollande, on a également élevé le rendement ; on l’a porté à 65 ou 67. Cependant la Hollande n’est pas en présence d’une culture, d’une fabrication indigène. La Hollande, qui est commerciale, qui a des colonies, si le rendement qu’elle a établi était trop élevé, ferait tort à son commerce ; c’est ce qu’elle se serait bien gardée de faire. Nous ne devons donc pas craindre d’élever le rendement à la hauteur du rendement des autres nations, nos rivales. Ce qu’on dit pour conserver le rendement actuel, est que si le sucre Havane donne 80 en produit raffiné, on importe, d’un autre côté.des moscovades qui ne donnent que 40.

Consultez les arrivages ; et vous verrez que la grande partie des sucres que l’on importe sont des sucres de première qualité, des sucres haut rendement. Nous trouvons dans les statistiques de 1839 et de 1840 que, quand la Havane nous a envoyé 117,340 caisses de sucre, tel autre pays ne nous en a envoyé que 2,360, un autre 1,600, d’autres 48 et 27. Cela prouve que vous achetez surtout les bonnes qualités, et vous avez raison, car de cette manière vous retirez plus de produits.

Messieurs, une preuve par laquelle il me paraît démontré que le rendement est bien plus élevé que celui fixé dans la loi, c’est qu’en 1840, vous avez importé pour 25 millions de sucre brut, et que vous avez exporté pour l5 millions de sucres raffinés. Or, d’après votre calcul de 57 au rendement, vous auriez dû importer pour 7 millions, uniquement pour fournir à vos exportations. De plus, pour vos 14 millions de consommation, vous auriez dû importer 21 millions de sucre brut. Cela ferait donc une importation de 48 millions. Cependant vous n’avez eu qu’une importation de 25 millions. Où donc avez-vous été chercher vos sucres. Il est vrai que la fabrication indigène a produit 5 à 6 millions ; mais vous êtes encore loin d’arriver aux 48 millions.

Cela prouve que, comme je vous l’ai dit, le rendement n’est pas de 57 mais qu’il va à 85 et même 90. Il est certain qu’on peut obtenir ce dernier rendement du sucre terré de la Havane, et le mouvement des sucres, en 1840, prouve à l’évidence que vous allez jusque-là.

Messieurs, nous sommes en présence de trois systèmes. Nous sommes en présence d’abord du système du gouvernement. Ce système consiste à établir un droit de 40 fr. aux 100 kilog. sur les deux sucres, et à réserver au trésor 4/10, mais eu conservant le rendement de 57. D’abord, messieurs, ce projet me plaisait assez, parce qu’il assure au trésor un revenu de quatre millions.

Cependant je ne pourrais l’appuyer, parce qu’il détruit la fabrication du sucre de betterave. Je ne parle pas de l’indemnité dont il n’est pas parlé dans le projet ; ce n’est que dans le discours de M. le ministre des finances qu’il en a été question ; je me bornerai donc à déclarer que je repousserai de toutes mes forces l’indemnité, parce que je crois que ce serait poser un principe très dangereux. Si vous indemnisez les pertes pour ceux qui ont volontairement compromis leurs capitaux dans l’érection de betteraveries, comment allez-vous indemniser toutes les pertes éprouvées par maints et maints quartiers du pays, par l’établissement des chemins de fer ?... et pourquoi ne pas aussi indemniser nos pauvres fileuses auxquelles les mécaniques et les sociétés anonymes ont enlevé le pain quotidien.

Croyez-moi, messieurs, rien de plus dangereux que l’introduction du principe d’indemnité. Je m’étonne que le gouvernement ait osé y songer !

Pour obtenir les 4 millions, il faudrait une importation de 27 millions de sucre brut. Je ferai observer ici que, par suite des 4/10 réservés au trésor, les primes d’exportation seraient considérablement diminuées. Voici les calculs que j’ai faits : 25 millions de kil, à 40 fr. les 100 kil, donneraient un droit de 10 millions ; de ces 10 millions, j’en prends 4 pour le trésor ; il me reste 6 millions pour primes à l’exportation.

En partageant ces 6 millions de fr. entre les 25 millions de kil., j’aurai une prime d’exportation de 24 fr. aux 100 kil. Et je consentirais volontiers à ce que cette prime fût accordée ; car il faut surtout chercher à empêcher l’infiltration des sucres hollandais. Or, je vous ferai observer que si nous, nous réservons 4/10 au trésor, la Hollande ne lui réserve rien, elle restitue les droits en entier pour protéger l’exportation. On croit que la Hollande a un mouvement de sucres de 80 à 100 millions ; et quand on voit les avantages qu’obtiennent les raffineurs, je dis qu’il faut chercher les moyens d’empêcher que les sucres hollandais soient introduits dans le pays. Sans cela, vos calculs tombent, vous ne pouvez plus compter sur rien.

Je dis donc que j’appuie la proposition du gouvernement pour ce qui concerne la réserve des 4/10 au trésor ; mais que je ne puis partager son opinion, quant à l’indemnité et quant à la destruction du sucre de betterave.

J’arrive, messieurs, au système de la section centrale. La section centrale vous propose un droit de 50 fr. par 100 kil, sur le sucre exotique, et en outre un droit de 25 fr. par 100 kil. sur le sucre indigène ; elle n’assure que 1/10 au trésor. Par ce système, au lieu de compter sur une importation de 20 à 25 millions de sucres exotiques, je ne puis compter que sur une importation de 15 millions et sur une production de sucre indigène de 10 millions. Les 15 millions de sucre exotique nous produiront 7,500,000 fr. pour droits à l’importation, et les 10 millions de sucre indigène nous produiront 2,500,000 fr. pour droits de fabrication ; cela fait une somme de 10 millions. De ces 10 millions je déduis 1/10 que j’assure au trésor ; cela ne fait qu’un million que j’assure au trésor. Quant aux 9 autres millions, loin de lui être assurés, il est facile de démontrer qu’ils pourront être absorbés par les primes.

Je crois donc pouvoir établir le calcul suivant 15,000,000 kil. de production en sucre exotique et 10,000,000 kil, en sucre indigène ; les 15 millions de sucre exotique produiraient, par le droit de 50 fr. les 100 kil.. fr. 7,500,000

Et les 10,000,000 de sucre indigène, fr. 2,500,000

Ensemble, fr. 10,000,000

Mais ce système ne garantissant au trésor qu’une dixième portion du produit de l’accise, qui, d’après mes suppositions, ne pourrait s’élever qu’à un million, les autres neuf parties du produit, ou les 9 millions présumés, seront entièrement absorbés par les primes d’exportation. Pour obtenir le résultat que les neuf millions seront employés dans les primes, je dois exporter :

1° 12,000,000 kil. de sucre raffiné que je peux obtenir de la quantité importée de sucres bruts par un rendement de 85 p.c., rendement qu’on obtient régulièrement en Belgique, comme l’a démontré à l’évidence le mouvement des sucres qua a eu lieu en 1840 ; cette exportation procurera par la prime de 72 francs les 100 kil., 8,640,000 francs ;

2° Par l’exportation d’un million de kilogrammes de sucre indigène qui donneront par la prime de 36 fr. les 100 kil., la somme de 360,000 fr. qui manquent pour compléter les 9,000,000 francs que le droit avait abandonné aux primes d’exportation.

Vous voyez donc, messieurs, que le système de la section centrale est très dangereux, parce qu’il n’assure au trésor qu’un million, et je crois pouvoir avancer qu’avec ce système le trésor ne le touchera jamais, et c’est pour moi un motif impérieux pour le repousser.

Messieurs, après vous avoir démontré les inconvénients des deux systèmes, je me demande s’il n’est pas possible d’arriver à un système de conciliation, un système qui assurerait au trésor 4 millions environ, et qui conserverait la fabrication indigène. Voici quel pourrait être, selon moi, ce moyen : je conserverais les droits que propose la section centrale, c’est-à-dire 50 fr. aux 100 kil. pour le sucre exotique et 25 fr. aux 100 kil, pour le sucre indigène ; mais je garantirais sur ces droits 4/10 au trésor et je conserverais le rendement actuel. De cette manière, en conservant le rendement actuel, je donnerais un stimulant à l’exportation, et en réservant 4/10 j’assurerais 4 millions au trésor. Mais j’aurais plus, j’aurais la même prime qu’avec le système de M. le ministre des finances, elle serait aussi de 24 fr.

Voici comment je pose mes calculs dans mon hypothèse : j’aurais une importation de sucres exotiques de 15 millions, et une fabrication indigène de 10 millions, ce qui me produirait, d’un côté 7,500,000 fr. et de l’autre 2,500,000 fr. Réservant 4 millions au trésor, il me resterait 6 millions pour primes à l’exportation, ce qui ferait une prime de 24 fr. sur le sucre exotique comme sur le sucre indigène. De cette manière le sucre hollandais ne pourrait s’infiltrer dans le pays, ou du moins j’aurai autant de chances qu’avec le système proposé par le gouvernement ; j’insiste toujours sur ce point car ce que je crains, c’est la concurrence hollandaise, c’est l’infiltration des sucres hollandais ! et c’est contre ce danger que nous devons le plus prendre de bons moyens.

Je crois, messieurs, que par ce système nous assurerons au trésor 4 millions, que nous conserverons la fabrication indigène, et surtout que nous ne devrions pas avoir recours à l’indemnité que je repousse de toutes mes forces.

M. Mast de Vries. - Messieurs, je voterai pour la proposition de M. le ministre des finances. Si j’avais pu prendre la parole au commencement de cette discussion, je vous aurais déjà énoncé cette opinion, et les discussions qui ont eu lieu m’ont fortifié dans ma manière de voir.

Le projet de M. le ministre des finances, d’après moi, fournira au trésor des moyens qui sont aujourd’hui indispensables ; il frappera le sucre, qui est un objet très imposable, d’un droit qui nous permettra de ne pas frapper d’autres objets qui produisent déjà aujourd’hui dans notre système d’impôts.

De plus, le projet du gouvernement permet à notre navigation, à notre commerce, de prendre un essor de la plus haute utilité pour la Belgique. C’est pourquoi c’est ce projet que je défends.

Je n’admets donc d’aucune manière le projet de la section centrale, parce que, d’après moi (et je pense que si l’on veut y penser sérieusement, il ne peut y avoir d’autre opinion dans cette chambre), le projet de la section centrale est la mort du sucre exotique, la destruction de toute cette industrie.

Je me suis posé deux hypothèses. Je me demande, dans l’hypothèse de l’adoption du projet de la section centrale, ce qui va advenir du sucre exotique. Il est évident que, dans ce cas, le prix du sucre va augmenter de l’impôt dont vous frapperez le sucre indigène. Ainsi, il est évident que la consommation du sucre indigène va diminuer, d’abord parce que le sucre indigène ne fournit pas le sirop, ce qui entre aujourd’hui dans notre consommation de sucre, et parce que le prix du sucre sera plus élevé, parce qu’il sera tellement élevé que le commerce interlope de nos voisins jettera sur notre marché une grande quantité de sucre soustraite à l’impôt.

Après avoir fait ainsi la part du sucre indigène, je me demande ce qui adviendra de la navigation, qui est une des questions les plus importantes dans la question des sucres. Que ferons-nous ? Le sucre exotique n’étant plus sur notre marché, que fera notre navigation ? Il fournit maintenant à notre navigation trente millions de kilogrammes, tant à l’entrée qu’à la sortie. Que ferons-nous ? Votre navigation pourra-t-elle aller chercher des produits dans les ports américains et exporter ainsi vos marchandises ? Mais non. Le fret des marchandises que vous exporteriez serait extrêmement élevé, parce que les navires qui les exporteraient ne trouveraient pas de retour. Il est impossible qu’ils en trouvent, parce que vous aurez détruit le grand élément des retours, les sucres. Pour exporter vos produits, vous seriez obligés de payer double fret, d’assurer le fret d’aller et de retour ; or, c’est chose impossible.

Aujourd’hui votre navigation sait qu’elle peut aller chercher un chargement dans les ports transatlantiques ; elle est certaine d’y trouver le sucre, ce grand élément de navigation ; elle est certaine de la vente de ce sucre en Belgique. Tout cela est perdu si la question des sucres est perdue. Si on la perd, on perd non seulement cette industrie, mais encore la navigation et le commerce, et tout ce que nous pouvons faire par le commerce.

Mais, dit-on, vous parlez d’exportations à propos du commerce des sucres ; cependant vous exportez en dehors de ce commerce. Je dis que c’est très étonnant ; voici pourquoi : nous sommes, pour ainsi dire, tout à fait neufs nous sommes assis depuis trois ans à peine, et vous voudriez que nos relations commerciales fussent établies comme celles des pays qui existent depuis des siècles. Il est évident que ce n’est pas possible.

Ce qu’a dit l’honorable M. Desmet du Mexique me donne raison ? Qu’étaient, il y a quelques années, nos exportations dans ce pays ? Elles étaient tout à fait nulles. Nous y avons envoyé des agents et nous avons commencé à établir des relations avec ce pays. Si les exportations que nous faisons du Mexique ne sont pas en rapport avec nos importations, cela tient à ce que nos navires, quand ils ne trouvent pas de retours au Mexique, vont à la Havane ou ailleurs où ils sont assurés de trouver des retours.

Maintenant, si le commerce des sucres est détruit, si vous n’avez plus les sucres, qu’aurez-vous en fait de retours ? Il n’y en aura pas. Vous aurez beau dire : on pourra prendre des cuirs, etc. ; on n’en fait pas des cargaisons entières ; votre navigation sera donc entièrement détruite.

Vous faites beaucoup d’affaires avec l’Amérique ; mais ce sont des sucres raffinés que vous y portez. Ces sucres, introduits bruts dans le pays, subissent une manipulation qui en augmente la valeur. Lorsque cette augmentation de valeur a eu lieu, lorsque les sucres ont passé par toutes les petites professions qui dépendent de cette industrie, vous les exportez par vos navires.

Le fret de vos importations du Levant a beaucoup diminué. Pourquoi ? Parce que vous êtes assurés d’un retour pour la Méditerranée. Quel retour aurez-vous pour cette destination ? Vous n’irez plus dans ces parages, parce vous n’y exporteriez plus, parce que vous iriez à vide.

Toutes les industries dépendent du commerce des sucres. Si vous n’aviez pas les sucres, vous n’auriez pas de chargements ; il vous serait impossible d’exporter vos produits manufacturés. C’est de la dernière évidence.

J’ai dit que j’appuie la proposition de M. le ministre des finances. Je l’appuie, en outre, comme mesure fiscale, parce que je veux un chiffre de quatre millions d’impôt. Je n’hésite pas à dire que nous devons assurer cette somme au gouvernement. Si même il était possible d’insérer dans la loi une disposition portant que cet impôt devra produire quatre millions, quelle que soit la quantité de sucre introduite dans le pays, je serais disposé à l’admettre. Le sucre doit produire quatre millions ; il faut qu’il produise comme le sel.

Vous remarquerez que la question du rendement, qui est dominante pour quelques honorables membres, est nulle pour moi. Une fois que vous êtes assurés des quatre millions d’impôt, il n’est plus question du rendement. Plus vous introduisez de sucre en Belgique, plus vous percevez de droits. Quel que soit le rendement, en doublant la quantité des sucres importés en Belgique et en percevant toujours quatre dixièmes, il est évident que la somme de droits que vous percevrez sera double. Ce n’est plus une question de rendement, c’est une question d’impôt.

Il est a une autre considération qui me fera admettre la proposition du gouvernement, et ici je suis en désaccord avec un honorable collègue, c’est la question d’équité, la question d’indemnité, en faveur de l’industrie du sucre de betterave. Je ne partage pas l’opinion de l’honorable M. Savart qui a dit dans une des dernières séances que c’était une iniquité. Pour moi, je regarde l’indemnité comme équitable, comme digne du gouvernement et de nous. Si une industrie fondée avec des conditions d’existence, ne peut exister par suite de votre loi, vous devez l’indemniser. Vous ne pouvez appliquer ce principe à une autre industrie ; je vous en défie.

Je me borne à ces courtes considérations, me référant à celles qui ont été développées par d’honorables préopinants.

Le commerce du sucre exotique est le seul qui puisse protéger notre navigation et notre commerce. Il assure au trésor des ressources indispensables que le sucre de betterave et la proposition de la section centrale ne peuvent produire. Je voterai donc pour la proposition du ministre des finances,

M. Savart-Martel. - Mes paroles n’avaient pas le sens qu’y a prêté l’honorable M. Mast de Vries. Je n’ai pas dit qu’il y eût iniquité à indemniser l’industrie du sucre indigène. Au contraire, j’ai dit qu’on ne peut pas l’indemniser suffisamment, et qu’il y aurait iniquité à supprimer une industrie créée sous l’empire d’une loi qu’on devait croire immuable. Ce serait enlever un droit acquis.

M. le président. - La parole est à M. de La Coste, inscrit pour le projet.

Plusieurs membres. - M. de La Coste a déjà parlé.

M. de La Coste. - Si d’honorables membres qui n’ont pas encore parlé désirent avoir la parole avant moi, je ne m’y oppose pas.

M. le président. - Je m’étais conformé à l’usage suivi donnant la parole dans l’ordre des inscriptions. Si la chambre préfère, je donnerai d’abord la parole aux membres qui n’ont encore parlé. (Adhésion.) La parole est à M. Meeus.

M. Meeus. - Messieurs, vous vous rappelez que lors de la discussion du budget des voies et moyens, indiquant les différentes combinaisons qui pourraient assurer au trésor les moyens d’équilibrer ses recettes et ses dépenses, j’ai insisté surtout sur la nécessité d’une prochaine discussion de la loi des sucres. Je disais alors : il est temps d’examiner la question de savoir si le commerce des sucres jouira d’une prime prélevée sur le pays au profit de l’étranger. Je disais : au profit de l’étranger, car je soutiens que les raffineurs de sucre n’en profitent même pas, ou n’en profitent que pour une part si faible qu’elle ne doit pas entrer en ligne de compte. Depuis cette époque, M. le ministre des finances a varié constamment dans ses différentes propositions, et enfin, comptant peu sur le succès qu’il voulait obtenir dans l’intérêt de la canne à sucre, il s’est cru obligé de s’en prendre à la betterave ; il lui a paru qu’il n’y avait de salut que dans la destruction d’une industrie nationale.

Je dois vous le déclarer, messieurs, cette proposition de la part du gouvernement, d’anéantir le sucre indigène, m’a paru plus qu’exorbitante ; elle m’a paru monstrueuse, et je tiens pour certain que jusqu’à nos jours, dans aucun pays, un gouvernement quelconque ne s’est ainsi, à la légère, mis en avant pour détruire une industrie nationale, une industrie qui se rattache à tant d’intérêts. Depuis que cette proposition a été faite, la discussion a dû s’élargir, et ce qui d’abord dans mon esprit ne devait former que deux questions a fini par en établir trois bien distinctes.

La première est une question d’économie sociale, une question d’économie politique, puisqu’il s’agit de détruire une industrie nationale sous le prétexte qu’une nation ne gagnerait pas à produire ce qu’elle consomme, et que cela pourrait nuire au commerce. La question est une question d’industrie, une question de primes ; il s’agit de savoir si en Belgique les différentes branches d’industrie obtiendront une protection à l’aide de primes, et, en cas d’affirmation, si le raffinage du sucre doit en obtenir une plutôt que d’autres industries, et cela au profit de l’étranger seulement. La troisième question est une question d’impôt, une question qui intéresse le trésor public ; il s’agit de savoir ce que les sucres peuvent payer au trésor, pour faite cesser enfin cette anomalie qui, depuis plusieurs années ne cesse d’exister dans nos budgets de recettes et de dépenses

Je conçois, messieurs, que cette discussion vous fatigue déjà : aussi, je chercherai à renfermer dans le cercle le plus étroit possible l’examen de ces trois questions.

Je viens de vous dire, messieurs, que la première question, pour moi, est une question d’économie sociale, et je vais vous dire comment j’ai procédé pour me former une conviction. Me rappelant tout ce que j’ai lu, tout ce que j’ai entendu sur les principes de l’économie sociale, je me suis demandé ce qui arriverait si la Belgique produisait assez de sucre de betteraves pour suffire à sa consommation ; je me suis demandé si ce serait là un malheur pour le pays, et j’ai procédé de la manière suivante :

La Belgique, me suis-je dit, consomme 15 millions de kilog. de sucre ; peu m’importe le chiffre ; je prends 15 millions, parce que, d’après ce que j’ai entendu, c’est le chiffre sur lequel on paraît être le plus d’accord ; on dit que c’est là le maximum ; mais, dans mon opinion, c’est le minimum ; toutefois, je ne veux pas discuter cette question et je prends le chiffre de 15 millions. Eh bien, messieurs, si la Belgique produisait les 15 millions de kilog. de sucre qu’elle consomme, à raison, par exemple, de 70 fr., ne serait-il pas exact que la Belgique trouverait en elle-même une valeur de 10,500,000. Elle ne devrait donc plus payer à l’étranger la somme que lui coûteraient 15 millions de kilog. de sucre exotique. il m’a paru, messieurs, qu’il était certain que si la Belgique était dans cette position, elle aurait nécessairement une richesse de plus. Je le sais, on fera des objections pour dénier cette richesse On dira : Les 7,500 hectares (car, remarquez-le bien, on a établi que les 5 millions de kilog. que produit le pays, emploient 2,500 hectares ; il faudrait donc pour produire 15 millions de kilog., 7,500 hectares), on dira donc (et c’est surtout l’honorable ministre des finances qui insiste sur cette singulière proposition) : ces 7,500 hectares produisant des betteraves ne produiront pas de grains, et vous devrez acheter des grains étrangers. Je regrette que M. le ministre des finances n’ait pas vécu autant à la campagne que dans un port de mer ; s’il avait suivi un peu ce qui se passe en fait de culture, il saurait qu’à raison de la culture de la betterave, on obtient plus de grains qu’on n’en aurait si l’un ne la cultivait pas.

Je vois que cela surprend quelques honorables membres de cette chambre, et cela me donne matière d’insister ; pour bien rendre ma pensée, pour qu’il n’y ait point de doute sur mon assertion, je soutiens que de deux fermes, par exemple, de 100 hectares chacune, dont l’une cultiverait la betterave et dont l’autre ne la cultiverait pas, je soutiens qu’au bout d’une période de deux assolements, celle qui cultive la betterave aura produit bien plus de grain que l’autre, et j’invoque ici le témoignage de toutes les personnes qui se sont occupées d’agriculture, qui se sont donné la peine d’aller au fond de cette question. La betterave, messieurs, prend dans la culture ces terres qu’autrefois on laissait en jachère, elle y remplace ces récoltes qui sont de troisième ordre et qu’un bon assolement nécessite à défaut de la betterave, c’est-à-dire le trèfle blanc, le navet, etc.

Mais, messieurs, admettons pour un moment que ces 7,500 hectares enlèvent quelque grain à la culture ; je vous le demande, que seraient 7,500 hectares dans un pays qui en contient au-delà trois millions, alors que vous aurez conquis, par la culture de la betterave, une richesse le plusieurs millions ? En vérité, messieurs, il faut que l’on soit dépourvu de bons arguments pour avoir été chercher celui-là.

Un deuxième argument que l’on ferait valoir contre mon raisonnement de tout à l’heure, c’est-à-dire contre ce que j’ai dit de la richesse qui serait acquise par le pays, s’il produisait tout le sucre nécessaire à la consommation de ses habitants, c’est que le sucre exotique favoriserait le commerce maritime et qu’il offre un moyen de vendre nos produits. Voilà, messieurs, l’argument sur lequel on insiste et que l’on présente de la manière la plus spécieuse ; voilà donc l’argument qui mérite d’être examiné le plus à fond. L’honorable ministre des finances vous disait hier que les grains que la Belgique reçoit, elle les paie en écus, mais que, quant au sucre, il faut que nous recevions du sucre étranger pour pouvoir vendre et exporter nos produits. Eh, messieurs, je voudrais bien savoir d’où découle une semblable assertion ? Ce n’est pas parce nous recevons du sucre de la Havane, de Manille, du Brésil, que nous vendons nos produits ; nous vendons nos produits lorsque nous savons les fournir à meilleur compte que les autres nations, et par ce seul et unique motif ; tout ce que vous pouvez alléguer, c’est de dire « Mais les moyens de transport manqueront. » Les moyens de transport manqueront, et sur 20 navires qui quittent le port d’Anvers, 19 vont chercher des cargaisons dans les ports étrangers !

La plupart des navires qui viennent des colonies y retournent, les uns légèrement chargés, les autres avec demi-cargaison ; et pourquoi ? Parce que l’Europe reçoit des colonies des matières encombrantes, et qu’elle n’y envoie en général que des objets fabriqués.

Mais voyez, je vous prie, la position de la Belgique. A grands frais, on nous a acheté un navire magnifique, le British-Queen, et à son dernier voyage, ce steamer a su obtenir à peine un fret de 80,000 francs pour une dépense par voyage de près de 200,000 fr. ; et pourquoi cela, messieurs ? Parce que la Belgique ne sait pas jusqu’à ce jour produire à assez bon marché pour vendre et exporter à l’étranger des quantités un peu considérables des produits de son industrie ; c’est parce qu’elle ne sait pas produire de manière à vendre à l’étranger des quantités assez considérables de ses fabricats, qu’en définitive la balance commerciale est en défaveur le la Belgique ; et cette balance commerciale restera en notre défaveur tant que nous ne chercherons pas à produire à meilleur marché que nous ne faisons, tant que nous ne chercherons à être moins tributaires de l’étranger et à améliorer nos fabricats.

En parlant hier de la balance commerciale, M. le ministre des finances nous disait : « Les chiffres qui résultent des tableaux fournis par le gouvernement ne peuvent pas être exacts et invoqués, car, d’après eux, la Belgique serait ruinée depuis longtemps. »

Messieurs, j’ai été quelque peu étonné de voir le gouvernement mettre en doute sa propre statistique. Dans tous les pays du monde, c’est sur la statistique que les hommes d’Etat, que les chambres s’appuient pour savoir si la balance commerciale est en faveur ou en défaveur ; et voici qu’en Belgique on vient nous dire : Il ne faut pas croire à la statistique.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Je n’ai pas dit cela.

M. Meeus. - Vous avez dit qu’il était impossible que la balance commerciale fût telle qu’elle résulte des données fournies par le gouvernement, car enfin, vous avez dit : La Belgique serait ruinée si réellement sa balance commerciale était à ce point en sa défaveur.

M. Cogels. - C’est moi qui ai dit cela.

M. Meeus. - Si vous êtes deux ou trois pour porter ce fardeau, je le veux bien.

M. Cogels. - Je le porte volontiers, et l’honorable M. Pirmez le portera avec moi.

M. Meeus. - Quoi qu’il en soit, je regarde cette assertion comme entièrement erronée, et tant que le gouvernement n’aura pas prouvé par des chiffres que notre balance commerciale n’est pas en notre défaveur, je déclarerai et je maintiendrai qu’elle l’est, dans une proportion très forte et très effrayante.

Maintenant M. le ministre des finances nous a dit : « Mais la Belgique serait ruinée depuis longtemps. » Mais mon Dieu ! elle ne serait précisément pas pour cela ruinée depuis longtemps ; la balance commerciale de la Belgique peut parfaitement être en sa défaveur, et la Belgique peut n’être pas ruinée ; mais ce qui est vrai, elle ne pourrait pas ainsi prospérer. Oubliez-vous donc, si vous avez un peu approfondi les choses, qu’après la Hollande, la Belgique, à raison de son territoire et de sa population, est un des pays qui ont le plus de capitaux placés à l’étranger, qui ont le plus de propriétés foncières possédées à l’étranger. Si donc la Belgique, à raison de sa richesse nationale, à raison des capitaux et des biens-fonds qu’elle possède à l’étranger, reçoit, par exemple, 30 ou 40 millions par an, et que sa balance commerciale soit, par exemple, de 25 millions en sa défaveur, est-ce que la Belgique sera ruinée ? Non certainement, mais ce qui est certain, dans cette position elle ne prospérera pas, elle s’arrêtera, et qui s’arrête recule ; cela est vrai surtout pour les nations.

Je vous démontrerai tout à l’heure, en traitant la seconde question, que la prime énorme que le contribuable belge a supportée au profit de l’étranger, sous le nom du raffineur belge, suffirait pour accorder gratuitement le fret à tous ceux qui exportent de Belgique, c’est-à-dire que si, au lieu de payer cette prime, le gouvernement l’employait à expédier pour rien tout ce que nous exportons, le pays gagnerait encore, et beaucoup.

Messieurs, il n’est jamais arrivé, (erratum Moniteur belge n°57, du 26 février 1843) tenez cela pour certain, que quand une nation produit à assez bon marché pour pouvoir vendre sur les marchés étrangers, elle soit embarrassée des moyens de transport ; quand une nation produit ainsi, elle exporte nécessairement, les navires apparaissent comme par enchantement. Nous Belges, d’ailleurs, ne pourrions-nous donc pas faire ce que font les étrangers ? Est-ce que les Américains, les Hollandais, les Anglais et d’autres nations encore entendent-elles que nous allions chercher les produits de leurs colonies ou de la même-patrie ; elles nous les apportent ; eh bien, quand nous produirons de manière à pouvoir exporter, soyez tranquilles, nous aurons des bâtiments nationaux pour exporter nos produits ; ce sera alors un véritable commerce maritime, ce ne sera pas de la duperie.

Messieurs, je passe maintenant à la seconde question pour laquelle je sollicite d’autant plus votre attention qu’il faut poser des chiffres, et que je sais que, dans une discussion générale, rien n’est plus difficile que de pouvoir faire comprendre des chiffres à la chambre, parce que c’est à tête reposée, les chiffres sous les yeux, qu’on en saisit toute la portée.

Avant de parler de la question de prime, force, messieurs, m’est de faire le compte du raffineur.

Personne ne niera que 100 kilog. de sucre brut, entrés en Belgique, produisent au moins 72 kilog. de sucre en pain blanc, sec et dur ; 12 kilog. de sucre en poudre, dit cassonade, et 12 kilog . de sucre mélasse ; 96 kilog. en tout. Le raffineur, en exportant 51 kilog. (je néglige la fraction) des 72 kil, obtenus en pain de sucre, est déchargé des 9/10 du droit ; il reste donc à payer au trésor un 1/10 ; soit 4 francs environ d’impôt pour les 45 kilog. à consommer dans le pays, c’est-à-dire que chaque kilogramme de sucre et de sirop, non exporté, devrait supporter un peu moins d’un décime d’impôt.

Personne ne saurait non plus contester que les frais de manutention d’après tous les comptes des raffineurs, varient de 10 à 14 ; je prends une moyenne de 12 francs par 100 kilog. Ces prémisses étant ainsi posées, il m’a paru que, pour bien éclaircir cette question, pour apprécier exactement les effets de la loi actuelle sur les sucres, il fallait se demander quels seraient en Belgique, les prix de cette denrée, si aucune imposition n’était venue la frapper. Voici des données que j’avance également comme irrécusables ;

Achat de 100 kilog. de sucre Havane en entrepôt, au prix du jour, fr. 60

Production.

72 kil. sucre en pain à 87 1/2 e. c. fr. 63

12 kil. sucre en poudre à 50 c. fr. 6

12 kil. sirop mélasse, à 25 c. fr. 3

Ensemble, fr. 72.

Si vous ôtez de ces 72 francs les frais du raffineur, pour l’intérêt de ses capitaux et pour manutention, les 12 francs que j’ai pris pour moyenne, je retrouve les 60 fr.que j’avais posés d’abord, représentant le prix du sucre brut. Si donc le sucre étranger entrait librement en Belgique, la consommation payerait le kilogramme de sucre en pain 87 1/2 centimes le kilogramme, ou moins de centimes de 44 centimes le demi-kilogramme. Voilà quelle serait la position du consommateur. Nous venons de voir que l’effet de la loi est de donner au trésor un décime par kil. de sucre non exporté. Si le consommateur ne supportait que l’impôt que l’Etat perçoit, il obtiendrait donc le sucre en pain au prix de 97 1/2 centimes le kil., ou à moins de 49 centimes la livre. Cependant nous payons le sucre en pain en moyenne de qualité 1 fr. 20 le kil. ou 60 centimes le demi-kil. Je me sers de cette expression de demi-kilogramme ou livre, pour que chacun puisse, en allant chez le premier épicier, s’assurer si le fait que j’avance est bien exact. Comment avec la loi qui nous régit, cela se peut-il faire ? Au profit de qui sont perçus ces 11 centimes d’impôt par livre ou 22 centimes par kilogramme, qui ne sont pas versés au trésor ? Ce n’est pas même au profit des raffineurs belges, je l’ai déjà dit. Ces industriels ayant pour condition nécessaires, inévitable de faire une exportation de sucres de 51 kil. qui leur coûtent 87 1/2 centimes, comme je l’ai établi précédemment, réduisent leur prix pour l’étranger seul, exclusivement dans l’intérêt de l’étranger, de telle manière qu’ils vendent leur sucre pour l’exportation au prix de 63 fr. 50 les 100 kil. ou 63 c. le kil. C’est le prix du jour des sucres raffinés belges en entrepôt. Dans ce même entrepôt, où les sucres raffinés se vendent 63 fr. 50, on vous vend les mêmes 100 kil. de sucre brut à raison de 60 fr. C’est donc seulement 3 fr. par 100 kil. de différence. Ce sont là des chiffres, messieurs, que chacun peut vérifier. On peut établir le même calcul sur d’autres sucres que les sucres de la Havane, mais cela ne changera rien au résultat que je viens d’énoncer.

Je me demande si un tel état de choses peut s’appeler commerce. N’est-ce pas là le déplorable effet d’une législation aveugle, reposant sur des bases mensongères, que nous avons conservée jusqu’à présent, au grand préjudice du pays ? Cette législation, qui nous régit, a été conçue dans d’autres temps, pour d’autres intérêts. Jusqu’à certain point, on peut concevoir le maintien d’un semblable système en Hollande, bien qu’il y ait été fait de notables changements depuis 1830, parce que là le sucre matière est tiré des colonies hollandaises, et que le sucre de ces colonies est pour la Hollande ce que le sucre de betterave est pour nous.

Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, on pourrait comprendre une pareille singularité, de convertir du sucre brut en sucre raffiné pour le vendre à l’étranger au prix de la matière première, si, par contre, les étrangers qui nous fournissent le sucre brut recevaient en payement nos produits manufacturés. Mais il n’en est rien. Après avoir déchargé leur cargaison de sucre brut, les bâtiments qui nous l’apportent s’en vont n’emportant rien de nos produits, et, s’ils en emportent, ce sont des objets que nous pourrons toujours exporter suffisamment.

Ainsi, jusqu’à cette heure, le consommateur belge, veuillez bien suivre cette argumentation, a payé au moins vingt-deux francs d’impôt par quintal de sucre brut qui ne sont pas entrés dans le trésor. En supposant la perte éprouvée de ce chef par la nation pour une année, on trouve qu’elle s’élève, à raison d’une consommation de 15 millions, à 3 millions et quelques cent mille francs, ce qui fait près de 40 millions depuis 1830, que le consommateur belge a payés au profit de ce qu’on appelle le commerce maritime, et que j’appelle, moi, une grande duperie.

Voyez le chiffre de nos exportations, et mettez en balance ces 40 millions que le consommateur a payés. Si le trésor en avait profité, à la bonne heure, mais le consommateur belge les a payés ; pour qui ? en faveur de qui ? pas même en faveur du raffineur, mais exclusivement en faveur de l’étranger.

Si cette prime énorme que nous avons payée, sous le nom de rendement, était arrivée aux raffineurs belges, vous auriez vu s’élever des fortunes brillantes. Au lieu de cela, les raffineries en général sont restées dans un état stationnaire, beaucoup ont chômé et peu sont en voie de prospérité.

Messieurs, je m’arrête encore une fois ici, de peut de fatiguer votre attention et j’arrive à la question de prime.

Comme l’a dit M. Dumortier, si, par des considérations que moi je n’admets pas, on voulait encourager l’exportation des sucres raffinés, ne demandez plus à la loi une prime indirecte sous le nom de rendement, ne venez plus dire : Le sucre rend tant de sucre raffiné, rendez-moi sur cette base le droit que j’ai payé sur le sucre brut ; vous ne saurez rien du taux du rendement du sucre, et si vous en saviez quelque chose aujourd’hui, vous n’en sauriez plus rien dans six mois, car les progrès de cette industrie continuent comme ceux des autres. Fixez le rendement à un taux tel qu’on n’exporte pas à raison du rendement supposé, mais décrétez qu’on donnera par 100 kilog. de sucre raffiné exporté une prime de …

Je viens de vous dire que je n’admettais pas, quant à moi, les considérations qu’on pourrait faire valoir pour accorder cette prime. En effet, je vous demanderai : mais quel est donc le mérite particulier de cette industrie pour obtenir un privilège sur la métallurgie, qui fait vivre tant d’hommes en Belgique ? sur la draperie, industrie si importante, enfin sur tant d’autres produits de l’industrie belge ? Mais je suppose enfin que des considérations, que je n’admets pas, militent dans vos esprits pour qu’une prime soit accordée à l’exportation du sucre exotique raffiné. Mais alors, établissez-la sous le nom de prime, sachez ce que vous faites, n’agissez pas dans les ténèbres ; ne continuons pas à faire ce que nous faisons depuis tant d’années, à marcher à tâtons sans connaître le but que nous atteindrons. Appelons les choses par leur nom. Laissons de côté le mot de rendement, donnons une prime en l’appelant prime. Quant au rendement, si vous ne l’élevez pas de telle manière que ce mot ne soit plus un non-sens, votre loi sera une loi mauvaise, vous n’aurez rien fait de réel, vous n’aurez pris qu’une demi-mesure, et cette demi-mesure nuira à la question d’impôt dont je vais m’occuper.

Il est une chose étrange, messieurs, c’est que chaque fois qu’il s’agit d’une loi d’impôt, on oublie ce qui a été dit par tout le monde et par le gouvernement lui-même sur la nécessité de niveler les recettes avec les dépenses, ou plutôt, selon moi, d’obtenir des recettes qui dépassent les dépenses. Alors d’autres intérêts que ceux du trésor viennent primer cette question importante.

Je vous l’ai déjà dit, notre système financier est mauvais. Notre système financier laisse constamment la Belgique en face d’événements imprévus qui peuvent la compromettre. Chargée qu’elle est d’une masse de bons du trésor, au premier événement politique qui surgira, la Belgique sera écrasée par ses finances. Lors de la question d’Orient, il s’en est fallu d’un rien que la Belgique ne pût pas faire honneur à l’échéance de ses bons du trésor. Cependant était-ce un événement si grave ? Une guerre avait-elle été déclarée ? Il n’y avait rien encore. Il n’y avait que des appréhensions, et le gouvernement a ressenti les conséquences funestes du système suivi depuis quelques années. Il faut sortir de cette position fâcheuse, il ne faut pas de dette flottante à la Belgique, parce que la Belgique, plus que tout autre pays, est sous le coup des événements politiques. Le jour où un événement politique surgira, vous êtes obligés d’augmenter votre armée, de faire des dépenses hors de proportion avec vos ressources. La France, quand elle doit augmenter son armée d’un tiers, dépense de 70 à 80 millions. Si vous devez doubler votre armée, petite nation que vous êtes, vous devez faire une dépense de 25 à 30 millions. Ce sont donc des ressources que la prudence nous commande d’avoir disponibles pour l’avenir, au lieu d’attirer sur nos têtes, par des imprévoyances, un orage que nous ne saurions conjurer au jour du danger. C’est par ces considérations que je me déclare aujourd’hui pour faire produire à la loi des sucres tout ce qu’il est possible de lui faire produire, car le sucre est consommé par l’homme qui est dans l’aisance.

Si vous avez, dans le temps, pu accorder des faveurs, avec la loi qui nous régit, c’est parce que vous avez été induits en erreur au sujet du rendement. Aujourd’hui, en écartant le rendement, vous pouvez établir l’impôt avec certitude.

Si la Belgique consomme 15 millions de kilog. de sucre, soit 10 million de kilog. de sucre étrangers et 5 millions de kilog. de sucre indigène, si nous ne dépassons pas la limite que la raison indique, si vous voulez obtenir, par exemple, 5 ou 6 millions d’impôt, vous les obtiendrez infailliblement. Si, sur ces cinq ou six millions, vous voulez en attribuer un à des primes d’exportation, nous traiterons la question de savoir s’il doit être appliqué aux primes d’exportation sur les sucres exclusivement ou à d’autres industries encore.

Il ne me reste plus, messieurs, que peu de chose à dire. Mais je m’attends à une objection, et je veux la réfuter à l’avance.

On me dira : Mais dans la première partie de votre discours, en traitant la question d’économie sociale, vous avez dit que la Belgique serait plus riche si elle couvrait annuellement de betteraves sept mille cinq cent hectares et si elle pouvait fournir ainsi à sa propre consommation. Pourquoi ne proposez-vous pas, conséquent avec vous-même, d’exclure le sucre exotique et de favoriser le sucre indigène ? L’expérience m’a démontré une vérité, c’est que le progrès seul, et le progrès lent, doit amener toute chose à sa place ; exciter outre mesure la production du sucre indigène, ce serait peut-être aller à l’encontre de ce que nous prépare l’avenir. D’un autre côté, exclure le sucre exotique, ce serait peut-être établir en Belgique un précédent dont nous pourrions avoir à nous repentir.

Quelques considérations vont vous faire comprendre la portée de ce que je viens d’avancer.

Le sucre Havane que j’établissais tout à l’heure à 60 fr. ne peut-il pas descendre à 30 ou 40 fr. Qu’en savons-nous ? S’il en était ainsi, le monopole que vous auriez établi en faveur de la betterave serait une charge réelle pour le pays. Laissons la betterave et la canne à sucre jouer chacune leur rôle ; laissons-les se débattre dans des proportions en rapport avec la protection accordée à toutes les industries du pays.

Si, par contre, ce sucre Havane qui se paye 60 fr. s’élevait, comme en 1837, à 93 fr., si par suite d’événements que nous ne pouvons pas prévoir, la culture de la canne à sucre diminuait, le sucre indigène agirait dans le cercle tracé par la nature des choses ; il viendrait, au grand avantage du pays, s’opposer à ce que le consommateur belge ne finît par payer le sucre à des prix énormes.

S’il arrivait que le sucre étranger s’élevât à un prix exorbitant, ne craignez pas cependant le monopole pour le sucre de betterave ; car tout le sol belge prendrait part à la lutte, et si un planteur de betterave obtenait de très grands succès, son voisin interviendrait dans la lutte et partagerait les bénéfices, et le consommateur profiterait de cette concurrence. Je veux donc laisser exister les deux industries ; plus généreux que nos adversaires, je ne demande la suppression d’aucune ; je les laisse se débattre sur le champ que la nature leur assigne. Qu’elles se débattent ; l’expérience nous apprendra si nous nous sommes trompés. Dans tous les cas, ce ne sera pas au détriment du pays. Il faut donc, en résumé, en venir aux propositions de la section centrale, établir un droit protecteur pour la betterave, mais dans de justes limites, dans ces limites que vous avez posées pour d’autres industries, et que vous poserez pour d’autres encore ; car j’espère que la majorité de la chambre a fait justice de ce principe de liberté commerciale qui n’est qu’un leurre, quand une nation seule l’admet. La liberté illimitée du commerce est encore plus un rêve que celui de la paix perpétuelle du bon abbé de St.-Pierre.

M. Osy. - Les adversaires du projet de loi, ceux qui soutiennent les propositions de la section centrale, croient que nous venons ici seulement plaider les intérêts de nos raffineries exotiques ; mais je crois, messieurs, que nous tous, sans exception, nous nous sommes placés sur un terrain bien plus élevé, et ce sont les grands intérêts du commerce, de l’industrie et de la navigation, nous sommes venus défendre, tandis que nos adversaires viennent plaider l’intérêt seulement de 35 ou 40 communes, et s’efforcent de rabaisser nos belle situation commerciale, pour empêcher de récupérer une partie de la belle position que nous avions reprise depuis la chute de l’empire.

Certainement les éloges dans la bouche de l’honorable M. Rogier pour les lois fiscales, pour le sucre, du royaume des royaume des Pays Bas, ne sont pas suspects, et il a été assez longtemps dans votre métropole commerciale pour pouvoir en apprécier toute l’importance.

La loi hollandaise, qu’on veut détruire, n’était pas seulement fiscale, mais tout dans l’intérêt du commerce, et non dans l’intérêt de ses colonies, puisqu’en 1822 Java produisait seulement 400,000 kil. de sucre, et en 1841, les exportations ont été de 68,600,000 kil. et 1842 a produit près de 70,000,000 kil., et quand je dis commerce, c’est le véritable aliment de votre industrie et de votre navigation, car vous convenez tous que notre richesse, notre activité et notre intelligence font que nous produisons beaucoup au-delà des besoins de notre consommation intérieure, et qu’il faut des débouchés. Vous ne pouvez les trouver que par le commerce, et on voudrait nous ôter la plus belle branche que nous avons encore, et qui peut nous aider si puissamment à faire des échanges.

C’est par jalousie de notre belle position géographique et à cause du plus beau port et du plus beau fleuve du monde, que toutes les puissances sont jalouses de nous, et que le traité de Munster a été fait pour nous priver de tous nos avantages. C’est la fermeture de l’Escaut qui nous a fait perdre le beau rôle que nous jouions au 16ème siècle, et c’est sur nos ruines que la Hollande a pu devenir une puissance aussi formidable et s’enrichir à nos dépens.

La paix de 1814 nous a finalement rendu tous nos avantages, et personne ne pourra nier les progrès que nous avons faits pendant 15 ans.

La Hollande, ainsi que les grandes puissances, voyant l’élan que nous prenions, ont tâché indirectement de nous fermer de nouveau l’Escaut, car le droit de 1 f. 50 c. par tonneau qui nous est imposé, n’est rien autre qu’un moyen détourné, car si c’était par intérêt fiscal, on n’avait qu’à augmenter la dette de 6 à 800,000 francs.

Heureusement, la sagesse du parlement belge a détourné le coup qu’on voulait nous porter, et vous avez décidé, par une loi bien sage, que cette charge serait remboursée par le trésor, et soyez persuadés, et le gouvernement doit le savoir par ses négociations avec la Hollande, cette mesure a fortement contrarié nos rivaux commerciaux, et ils feraient encore un sacrifice, si chaque navire devait payer le tribut qui nous est imposé par le traité de 1839.

Aujourd’hui, tons les yeux sont ouverts en Hollande sur nos discussions, et on y désire et on y forme des vœux, que les adversaires du projet ministériel aient le dessus dans la grave question qui nous occupe maintenant ; car ils voient bien qu’ils espèrent récupérer ce que vous leur avez si sagement enlevé par le rachat du péage de l’Escaut.

En un mot, la Hollande désirerait nous voir revenir, comme du temps de Marie-Thérèse, une nation agricole et espère que, par nos propre fautes, nous perdrons de nouveau notre position commerciale, qu’ils ont voulu nous enlever ; mais votre sagesse, par le rachat du péage et par votre chemin de fer vers l’Allemagne, ont détourné les coups qu’on voulait nous porter, mais qui ont heureusement manqué. Maintenant il est question d’un mouvement commercial de 40,000 tonneaux, qu’on doit espérer de nous voir perdre, et je dirai à cette occasion que si l’honorable M. Eloy de Burdinne nous accuse de plaider ici les intérêts des Indiens, vous devez convenir que ceux qui veulent le projet de la section centrale plaident les intérêts des Hollandais, et que ceux-ci ne peuvent pas avoir de meilleurs avocats. Mais, comme je plaide pour tous les intérêts de la Belgique, je dois voir où je puis trouver des débouches pour notre industrie, et comme j’en trouverai davantage aux Indes et aux colonies, je cherche là à former des relations de commerce avantageuses, et je ne prendrai pas le conseil de mes rivaux.

Je vous avoue que je suis profondément affligé de voir un député aussi distingué que l’honorable M. de la Coste, et qui a été à la tête du ministère, ait oublié les avantages que nous procure la belle loi hollandaise de 1822, comme vous le disait avant-hier l’honorable M. Rogier, et qu’il ne se rappelle plus son séjour à Anvers comme gouverneur, lorsqu’il a été chargé de l’établissement de notre entrepôt ; alors il était d’accord avec un de nos négociants du pays, des plus estimables et des plus entendus, feu M. Agie, dont nous regrettons la perte.

Si notre honorable collègue se rappelle les conversations qu’il a eues avec ce négociant distingué, il devrait être persuadé que nous pouvons amener à la Belgique un beaucoup plus grand bien-être par notre commerce du sucre exotique que par la production d’une industrie indigène.

Comme je vous le disais au commencement de mon discours, les raffineries exotiques, pour moi, ne sont qu’un accessoire dans la question ; ce que je veux, c’est de ramener un grand marché de sucre qui ne se bornera pas à 40,000 tonneaux que nous avons besoin pour nos raffineries, si nous avons seuls le marché intérieur, mais qui sera bien plus considérable pour nos relations avec l’Allemagne du Zollverein, où on ne peut plus expédier des sucres raffinés, et où la betterave étant fortement imposé, finira par tomber avant peu d’années entièrement, car cette industrie n’y est pas plus prospère que chez nous, et les puissances allemandes, voyant que cette culture n’est pas nécessaire pour la valeur des terres, imposent cette industrie comme les importations de sucre brut.

Comme nous voulons ramener à Anvers un grand marché de sucre, nous devons trouver chez nos raffineurs des concurrents avec les acheteurs allemands, et plus votre marché sera grand, plus vous aurez des acheteurs ; c’est ce que nous voyons à notre commerce de cuirs, qui était sur le point de nous échapper, mais que par notre activité et intelligence nous avons ramené, et qui a même grandi depuis la révolution.

Ce sera la même chose pour les sucres, mais il ne faut pas que nous dépendions seulement des acheteurs étrangers, il faut que nous ayons des acheteurs indigènes et que nous puissions dire aux colonies espagnoles et au Brésil : Anvers est un grand marché pour vos produits, nous vous offrons des avantages que la France et l’Angleterre et même la Hollande ne peuvent vous accorder, ayant leurs colonies à favoriser ; mais chez nous, vous trouverez un grand débouché pour la Belgique et pour l’Allemagne ; mais en retour donnez-nous des faveurs pour les importations de notre industrie, et lorsque vous aurez adopté votre système commercial, si les négociations sont conduites habilement, nous réussirons certainement à la Havane, à Manille, ainsi qu’au Brésil.

Le traité entre le Brésil et l’Angleterre est expiré, et il n’est prolongé provisoirement que jusqu’au 1er novembre ; le Brésil refuse de faire des avantages à l’Angleterre, parce que cette puissance ne peut pas prendre des sucres et cafés. Mais nous, étant libres dans tous nos mouvements, vous obtiendrez des préférences pour vos importations, si vous ne fermez pas votre marché en détruisant la loi de 1822.

La Hollande est devenue, par ses colonies aux Indes orientales, un marché très important de sucre, et les Allemands y achètent considérablement, et enlèverait certainement toutes les importations de Java ; mais la Hollande doit, par des sacrifices, maintenir ses grandes raffineries, pour maintenir la valeur de ses marchandises, et qu’à ces grandes ventes publiques, qui ont lieu six fois par an, les négociants allemands trouvent une grande concurrence, dans les achats, pour les raffineries. Détruisez chez nous cette concurrence par le raffinage de 40 mille tonneaux, les Allemands feront la loi ; vos importations ne vous donneront que des pertes, et nos armateurs ne pouvant plus compter sur des acheteurs indigènes, cesseront bien vite les importations et les exportations des produits de votre industrie.

L’honorable ministre des finances nous disait hier qu’il devait convenir que dans nos relations transatlantiques, la balance est encore contre nous ; que nous importons pour environ 110,000,000 de francs et exportons seulement pour 45 millions, ainsi à notre défaveur 65 millions. Les chiffres de M. le ministre sont exacts, mais il a oublié d’ajouter que dans nos statistiques la valeur de nos exportations est calculée à leur prix coûtant et les importations évaluées au prix du jour lors du déchargement, c’est-à-dire, augmentées des frais de transport et autres frais. Vous sentez que si je ne retirais de mes exportations que le prix que je paie au fabricant, je ferais de bien mauvaises affaires, mais même sans bénéfice je dois retirer l’intérêt de mon argent, ainsi que le fret, l’assurance ma (hiatus dans le texte initial du Moniteur) ganisage, débours des ouvriers, tout de l’argent qui reste dans le pays, car lorsque, par des droits différentiels, je pourrai chercher les sucres des lieux de production, par pavillon national, je ferai dépenser dans le pays tout le fret, car, puisque les gages de l’équipage, les vivres et les réparations aux navires seront payés dans le pays, cet argent se répandra chez le fermier pour les vivres, et vos forêts et hauts fourneaux auront une part pour la construction et réparation des navires.

Je suis persuadé que si nous maintenons la loi de 1822, comme vous le propose M. le ministre, nous verrons sous peu de grandes constructions et d’après mes calculs, il nous faudra de suite 60 navires de 300 tonneaux au moins, qui, à raison de 120 à 150,000 fr. vont répandre dans le pays une somme de plus de 7 millions, et tous les ans, une grande partie du fret sera employée aux réparations.

Tout cela viendra dans l’intérieur du pays, et si 30 ou 40 communes auront à se plaindre momentanément de la suppression de l’industrie indigène, tout le reste du pays ne pourra assez vous remercier du vote que vous allez émettre.

Je vous disais que dans les statistiques, il fallait tenir compte des frais dont nos produits d’exportation sont chargés et que nous devons retirer, avant de rien gagner et que c’est de même pour nos importations, qu’il faut défalquer les frais du prix de vente, avant de pouvoir vendre sans pertes. Je viens de faire le calcul sur une importation de 25,000 tonneaux de sucre.

Si je vends ici ces sucres à raison de 50 francs par 100 kil., je ne puis les payer au lieu de production tout au plus que 35 à 38 fr., car la différence de 15 à 12 fr. est absorbée.

Si les droits d’entrée, le fret, qui de la Havane est 75 fr. ou 7 fr. 50 par 100 kil, et même de Manille et de Java, près de 120 fr. ou 12fr. par 100 kil., l’assurance, qui est de 2 à 4 p. c., le magasinage, les frais de débarquement et de transport, finalement si vous vendez à 50 fr. vous aurez un produit de 12 1/2 millions tandis que votre coût d’achat étant seulement 36 francs vous dépensez seulement 9 millions, et les 3 1/2 millions restant sont gagnés par le pays pour ces frais que je viens de vous énumérer et qui se dépenseront dans le pays.

Vous voyez donc que les statistiques invoquées par l’honorable M. Mercier doivent être au moins diminuées de 20 p.c. pour les importations, et augmentées de 20 p. c. pour les exportations, et ces différences, se dépensant dans le pays, augmentent vos exportations ou consommation des produits indigènes, et répandent, ainsi un grand bien-être sur le pays.

Comme vous le disait M. le ministre, tout l’argent du monde ne suffirait pas si nous continuions à importer 65 millions de plus par an que nos exportations ou nos échanges contre des produits transatlantiques ; mais de cette somme il faut déduire les frais de transport qui se dépensent dans le pays.

Tous mes efforts seront donc à obtenir le projet du gouvernement, pas comme un bienfait, mais comme un besoin du trésor, et c’est le seul moyen de conserver chez nous un grand marché de sucre, et à me permettre de chercher un article en retour de vos objets d’industrie, dont nous devons tâcher d’augmenter les exportations.

Si je plaidais seulement la cause de nos raffineries, je vous dirais que le projet de la section centrale est un grand cadeau pour elles. Car nous avons beaucoup de sucre dans le pays, et je connais une seule raffinerie qui gagnerait 120,000 francs, et l’augmentation du droit, 50 francs ; avec cette somme elle pourrait voir les événements.

Mais ce raffineur me disait encore très justement ces jours-ci, je ne veux pas de ce bénéfice, car toute notre existence industrielle et commerciale se trouverait compromise, et nous ne vivons pas un jour ; mais faites des lois qui fassent vivre à la longue la Belgique, et tâchez de nous conserver ce que nos voisins du Nord voudraient nous voir ravir par nos propres mains.

L’honorable M. de La Coste et le rapporteur de la section centrale nous ont fait le reproche de ne pas être d’accord entre nous, et que déjà aujourd’hui nous ne voulions pas consentir à payer au trésor 4/10 de nos prises en charge, parce que nous parlions déjà de 3/10. Je crois qu’on ne peut pas nous faire de reproche de franchise dans cette discussion, ainsi je répéterai ce que j’ai dit avec plusieurs de nos honorables collègues.

4/10 vous donneront, si nous avons seuls le marché intérieur, un revenu certain de 4,300,000 fr- avec les droits d’entrée ; mais demandez-vous seulement si vous pouvez vous contenter d’une recette de 3,700,000 francs, parce que ce sacrifice de 600,000 francs nous donnera, un mouvement d’affaires en plus de 6 millions de kilog., et ce sacrifice vous le regagnerez par vos autres branches de revenus, tant de la douane que des accises et droits de tonnage, et fera dépenser d’autant plus d’argent dans le pays, par vos produits agricoles et industriels ; et pour moi ce léger sacrifice ne ferait pas question, car vous le récupéreriez par les autres branches des revenus publics.

D’après toutes les discussions, je suis convaincu de ne faire aucun tort aux propriétaires et au fermier ; j’espère diminuer nos importations de grains, je maintiendrai notre plus belle branche de commerce, qui doit nous amener tant d’autres affaires ; j’espère que vous ne ferez pas à la loi de 1822 une plus grande brèche que celle proposée par le gouvernement ; mais je consens, à cause de nos propres fautes, à mettre à la disposition du gouvernement une somme pour être répartie par une commission d’équité, et si même elle se montait à 4 millions, à raison de 4 p. c., cela vous ferait une dépense annuelle de 200,000 mille francs avec l’amortissement, et je puis imposer ce sacrifice au pays, parce que je vous apporte un revenu certain de 4 millions, au lieu de 6 à 700,000 fr, que vous avez seulement aujourd’hui.

Ainsi le solde en faveur du pays reste de 3 millions, et si quelques localités souffriront momentanément, le pays en général ne pourra que nous savoir grâce, tout en soignant pour le trésor, de ne pas détruire votre plus belle branche de prospérité, et une fois la loi votée, et les préventions dissipées, les plus grands économistes ne pourront que nous approuver. Il n’y aura de mécontents que ceux pour qui, sans le vouloir, l’honorable M. Eloy de Burdinne a plaidé la cause, nos voisins du Nord.

Je dois une réponse à l’honorable M. Meeus. Il nous disait que, si nous avions par la culture de la betterave tout le marché intérieur, nous ferions consommer 15 millions de kil., qui, calculés à 70, feraient une dépense de 10,500,000 fr. de produits du pays. Je lui dirai que, comme la section centrale veut prouver que l’industrie indigène a besoin d’une protection de 25 fr, nous pouvons donc livrer le sucre exotique à 50 fr. Ainsi la consommation aura à payer une surtaxe de 20 fr., soit plus de 3 millions.

L’honorable M. Meeus nous disait, en parlant du système de rendement, que les raffineurs étrangers auraient 44 kil. à mettre en consommation, et n’ayant à payer que 1/10 ou environ 4 fr., fait 1 c. par kil. et par consommateur. Je pense qu’il a voulu dire 10 c., mais encore 800,000 fr. de recette font 20 c. par tète, cela vous prouve que son calcul de rendement est tout à fait inexact, et je me réserve de le lui démontrer lorsque nous serons arrivés à l’article rendement.

L’honorable M. Meeus prétend que, tous les ans, nous faisons un sacrifice de 3 millions par nos exportations ; ainsi depuis 1830 environ 40 millions. Mais je lui dirai que votre loi de 1838 ne devait vous donner seulement qu’un revenu de 1,500,000 fr., et la moyenne depuis 1838 a été de 800 mille fr. Ainsi la différence provient seulement de ce que le tiers de votre consommation est fourni par l industrie indigène qui est indemne de tout droit.

M. de La Coste (pour un fait personnel). - Je regrette en vérité de devoir de nouveau occuper la chambre de moi ; je n’en ai pas l’habitude ; mais vous sentirez tous qu’il m’est impossible de ne pas répondre à des interpellations, à des attaques aussi directes, aussi injustes que celles que vous venez d’entendre. Déjà, dans une précédente séance, j’avais demandé la parole, c’était aussi pour des faits personnels ; car j’ai été l’objet de plus d’une attaque.

L’honorable M. de Foere, que je regrette de ne pas voir à sa place, avait cité une phrase de mon discours, et y avait donné un sens bien éloigné de ma pensée et presque odieux. J’aurais désiré répondre sur-le-champ ; mais je n’ai pas voulu interrompre vos débats. Aujourd’hui je me contenterai, quant à cette phrase, de renvoyer au Moniteur. Je pense que ceux qui voudront se donner la peine de la lire n’y trouveront rien qui autorise l’interprétation de l’honorable M. de Foere. Peut-être même eussé-je pu tirer avantage de son attaque. Je ne le ferai pas ; car si je réussissais à affliger un collègue, ce serait un triomphe aussi frivole que pénible pour moi-même.

On vient de répéter des insinuations qui s’étaient déjà glissées dans le discours de l’honorable M. de Foere ; elles ne s’adressent pas personnellement à moi. Chacun peut en prendre ce qu’il jugera à propos. Mais, quant à moi, je déclare que notre politique ne doit, selon moi, être ni hollandaise, ni anglaise, ni française, qu’elle ne doit être ni exclusivement mercantile, ni exclusivement agricole, ni exclusivement industrielle, mais toute nationale ; c’est un engagement que chacun de nous prend quand il s’assied sur ces bancs, que de concourir à une semblable politique ; c’est l’engagement que j’ai pris, et je le tiendrai, comme j’ai toujours tenu mes engagements.

Je remercie l’honorable M. Osy de m’avoir souvenirs de ma carrière politique. Oui, d’Anvers, j’ai donné tous mes soins à la prospérité de cette ville ; son commerce a été l’objet de toute ma sollicitude, parce que c’était une des sources de la prospérité de la province et du pays, parce qu’il importait de tenir la balance vis-à-vis des intérêts si puissants des villes rivales de Hollande. Je remplissais donc ainsi mon devoir envers la province, envers le pays tel qu’il était constitué, envers le souverain qui m’avait honoré de sa confiance.

C’est encore mon devoir que je viens remplir ici : mais je ne suis pas placé sur le même terrain. Je ne me place pas non plus exclusivement sur le terrain de la localité qui m’a envoyé ici.

Je me place, autant que je le puis, au centre de tous les intérêts, Voilà pourquoi j’ai réclamé, quand l’honorable M. Cogels a présenté la tendance des propositions auxquelles j’ai accédé sous un autre jour C’est parce que j’ai toujours tâché de me placer dans cette position si difficile entre des intérêts qui s’exaltent presque jusqu’à la passion, dans cette position qui, selon moi, exige le plus de fermeté et de courage, c’est pour cela que j’ai été en butte à de vives attaques. Les défenseurs exclusifs de l’intérêt commercial me trouvent entre eux et l’adversaire qu’ils croient devoir accabler ; voilà pourquoi ils me prennent pour un adversaire. Je ne le suis pas. Je conserve toute ma sympathie pour la ville d’Anvers, et je regretterais fort que ce que mon devoir m’oblige de faire m’exposer à perdre une partie de l’estime que j’y ai laborieusement acquise.

Messieurs, je suis si loin de voir un seul côté de la question, que quand j’aurai la parole, je m’appliquerai à combattre des vues qui ont été présentées par un honorable député d’Anvers, et qui me semblent les plus funestes de toutes au commerce de cette grande cité.

M. Eloy de Burdinne (pour un fait personnel). - Messieurs, à la vérité, dans une séance précédente, j’avais dit qu’à entendre les défenseurs du projet du gouvernement et à voir la faveur que l’on veut accorder au sucre indien, on se croirait dans un parlement indien. L’honorable M. Osy, faisant allusion à mes paroles, vient de dire que je m’établis le défenseur des intérêts hollandais. Je crois, messieurs, ne jamais avoir donné le moindre motif de me soupçonner de traiter les intérêts hollandais au détriment de ceux de mon pays. Placez-vous sur le terrain où je me suis posé : j’ai traité les intérêts du trésor, j’ai traité les intérêts de mon pays, dans ce sens que je veux que mon pays produise le plus possible. J’ai soutenu les intérêts d’une industrie qui mérite autant que les autres nos sympathies et notre protection ; j’ai soutenu les intérêts de la classe ouvrière qui certainement mérite d’être prise en considération, j’ai soutenu les intérêts des industries qui alimentent les fabriques de sucre indigène des matières dont elles ont besoins pour fabriquer le sucre, et finalement les intérêts généraux des produits de notre pays qui, par suite de l’introduction du sucre indigène, s’élèveront de 12 millions. Je prie donc l’honorable M. Osy de croire que je n’ai jamais rien dit qui puisse faire soupçonner que j’aie voulu défendre les intérêts de la Hollande, au détriment des intérêts belges.

M. Osy. - Messieurs, l’honorable M. Eloy nous avait dit qu’à entendre les défenseurs du sucre exotique on croirait que nous sommes dans un parlement indien. Voilà les paroles qu’il a prononcées.

M. Eloy de Burdinne. - Je les répète.

M. Osy. - Qu’ai-je dit ? Je n’ai pas accusé l’honorable M. Eloy de Burdinne de soutenir les intérêts de la Hollande ; mais j’ai dit que les principes qu’il soutenait devaient faire plaisir en Hollande, si l’on parvenait, au moyen de ces principes, à détruire la loi de 1822.

Je connais trop le patriotisme de l’honorable M. Eloy, pour croire qu’il plaide les intérêts de la Hollande, mais je maintiens que les résultats de son système sont en faveur de la Hollande.

M. Verhaegen. - Messieurs, moi aussi, je viens combattre le projet du gouvernement, et après tant d’orateurs qui ont déjà parle dans ce débat, je désespère presque de captiver encore l’attention de la chambre. Mais j’ai un devoir à remplir, je dois faire connaître les motifs du vote que je me propose d’émettre ; j’ai, d’ailleurs, quelques considérations nouvelles à ajouter à celles qui ont été déduites précédemment ; je ne prendrai pas inutilement les moments de la chambre.

Messieurs, je continue à suivre le système commercial que j’ai adopté dès mon entrée dans cette enceinte. J’ai toujours défendu la liberté du commerce et de l’industrie, tout en réclamant des droits protecteurs modérés pour le commerce et l’industrie nationale ; ce que je voulais il y a six ans, je le veux encore aujourd’hui.

Ce qui m’étonne, je dois le dire tout d’abord, c’est que certains honorables collègues, avec lesquels je suis souvent d’accord sur des questions importantes, m’ont fait quelquefois le reproche de vouloir restreindre la liberté commerciale par des mesures de protection, et que ce sont aujourd’hui ces mêmes collègues qui défendent avec le plus de chaleur des mesures de protection extrêmes.

Quand, dans certains moments de crise, et le plus souvent à titre de représailles, je réclamais des protections en faveur des produits de notre sol et de notre industrie indigène, on ne cessait de me combattre par un système, très beau en théorie, de liberté commerciale et industrielle, et cependant que veut-on aujourd’hui ? Réclame-t-on encore la liberté industrielle ? Non, on veut détruire une industrie nationale au profit de l’étranger. S’oppose-t-on à des droits modérés ? Non, tout au contraire, ou veut des primes exorbitantes pour protéger une production exotique au détriment d’une production indigène !

Messieurs, quel serait donc le résultat du système que je combats ? Je vais vous le dire en deux mots : d’abord nous paierions des primes exorbitantes en faveur du sucre exotique, plusieurs fois on en a fait le calcul et je ne reviendrai pas sur des chiffres qui vous sont encore présents à la mémoire ; nous payerons ensuite à l’industrie indigène, dont l’honorable M. Cogels et ses amis veulent la destruction, une indemnité considérable. Ainsi quelques millions à titre de primes, quelques millions pour indemnités, et, en dernière analyse, nous mangerons du mauvais sucre en le payant d’ailleurs fort cher ; car nous serons à la merci de ceux qui se seraient débarrassés de leur rivale.

Messieurs, un acte grave et très grave est soumis en ce moment à la chambre des représentants belges. Vouloir supprimer législativement une industrie du pays est un de ces actes qui, en passant à la postérité, laissent après eux des traces ineffaçables. Il n’est plus possible de le nier, la proposition de M. le ministre des finances doit avoir pour résultat de tuer l’industrie du sucre indigène.

M. le ministre des finances (M. Smits) - Nous l’avons dit.

M. Verhaegen. - Vous l’avez dit et nous en avons pris acte. Vous l’avez dit, et l’un de vos amis a ajouté le sarcasme à l’injustice, en prétendant que la nation, au moyen de l’indemnité, payerait les frais des funérailles.

Messieurs, des hommes politiques se demanderont un jour, si, à propos d’un amendement au système primitif du gouvernement la législature a pu délibérer sur une proposition d’une portée aussi immense. Qui de vous, messieurs, quelles que soient d’ailleurs ses opinions, oserait prononcer législativement la destruction d une production indigène au profit d’une production étrangère ? Qui de vous oserait vider ce litige ? Car ce n’est pas une loi que vous allez faire, c’est un procès que vous allez juger. Qui oserait prendre une pareille responsabilité sans qu’une enquête préalable ait eu lieu, sans que la presse ait pu éclairer le pays sur cette question importante, et sans que M. le ministre de l’intérieur, chargé du commerce et de l’agriculture, ait jusqu’à présent dit un seul mot pour vous éclairer sur cette matière délicate ? Où donc est l’honorable M. Nothomb ? Je ne serais pas fâché de le voir à son banc, il pourrait répondre à mes observations.

Vous vous rappellerez, messieurs, qu’en mars 1842 la coexistence des deux sucres, était dans la presse du gouvernement, une chose utile, pleine d’équité et de convenance, et ne pouvant occasionner aucun tort au commerce. Le gouvernement préconisait alors cette mesure, et il venait proposer aux chambres belges de la formuler en loi. Le 23 décembre dernier, qu’arrive-t-il ? La mesure qu’il avait proposée d’abord est devenue, dans son opinion, destructive de notre commerce maritime ; elle doit porter la plus grave atteinte à nos relations extérieures ; c’est, en quelque sorte, la ruine du pays qu’elle doit amener.

Et comment se fait-il donc qu’en mars 1842 le gouvernement considérait comme utile une mesure qu’en décembre 1842 il condamne comme ruineuse, comme destructive de notre prospérité nationale ? Quel changement s’est-il donc opéré de mars à décembre 1842 ? Il faut en convenir, messieurs, il y a eu, de la part du gouvernement, légèreté, inconséquence, et pourquoi ne le dirions- nous pas, incapacité complète.

Messieurs, une question grave, comme je vous le disais il n’y a qu’un instant, s’agite dans le sein de la représentation nationale. On doit se demander d’abord si accessoirement à une loi de finance, par un amendement jeté à la légère dans la discussion par le gouvernement qui, avant tout, aurait dû bien le mûrir, on peut détruire une industrie qui a pris racine dans le pays.

Notre position est bien différente de celle qu’avait prise naguère le gouvernement en France. Croyez-vous, messieurs, que ce soit au sujet d’une loi financière que le gouvernement français s’est décide à proposer l’anéantissement d’une industrie, l’anéantissement de la fabrication de sucre indigène ? Pas du tout, c’est M. Cunin-Gridaine, ministre du commerce et de l’agriculture, qui, prenant sur lui la responsabilité de cet acte important, est venu faire à la chambre des députés un rapport à la suite duquel il a demandé que cette industrie fût frappée de mort, moyennant une indemnité ; cette proposition était entourée d’une masse de considérations, et il y avait pour la France, il ne faut pas se le dissimuler, des motifs de hautes considérations politiques, qu’on ne peut pas invoquer en Belgique.

Le rapport de M. Cunin-Gridaine est un de ces actes solennels sur lequel la France entière a été appelée à se prononcer ; il a été entouré de toutes les garanties que réclamait la gravité des circonstances ; la presse a été mise à même d’éveiller l’attention du pays ; une enquête a été ouverte, les commissions d’agriculture ont été entendues, les chambres de commerce ont été consultées ; et par suite tout le monde a pu formuler son opinion en pleine connaissance de cause. Les ministres belges ont-ils suivi la marche si rationnelle et si prudente des ministres français ? Non, messieurs, la conduite de nos ministres a été légère et imprudente en même temps qu’elle a manqué de franchise ; la responsabilité qu’ils veulent nous faire assumer, à nous, membres de la chambre des représentants, est énorme. Quoi, il ne s’agit que d’une loi de finances, et c’est derrière cette loi que le gouvernement permet à un intérêt particulier de venir s’abriter, pour battre en brèche un autre intérêt particulier. Les défenseurs du sucre exotique ont assez imprudemment découvert leurs batteries. Ils ne s’en cachent plus ; ce qu’ils veulent, c’est la mort de l’industrie indigène et le monopole du marché intérieur, pour venir plus tard faire la loi et au gouvernement et aux consommateurs. Ne nous y trompons point, messieurs, la réserve de 4/10 met les raffineurs de sucre exotique dans une position beaucoup moins favorable, même avec l’anéantissement de l’industrie indigène, que celle où ils se trouvaient auparavant, alors que le sucre du pays était affranchi de tous droits. Cela est positif, et des calculs vous seront soumis à cet égard par l’honorable rapporteur de la section centrale. Je craindrais de me tromper au milieu de mon improvisation, si je vous les soumettait moi-même. D’ailleurs, cela prendrait trop de temps. Je me borne donc à vous présenter comme une prémisse certaine, qu’avec la retenue de 4/10 et la suppression du sucre indigène la position du sucre exotique sera plus mauvaise qu’auparavant ; la conséquence à tirer de cette prémisse est palpable pour tout le monde.

M. Rogier. - C’est une aggravation.

M. Cogels. - Sans doute.

M. Verhaegen. - Non, messieurs, ce n’est pas cela ; c’est un piège tendu au trésor public (et je me sers ici d’une expression technique). Quand au moyen de toutes ces grandes et belles promesses, l’industrie du sucre exotique se sera débarrassée de sa rivale, elle viendra vous dire qu’elle ne peut pas marcher avec une réserve de 4/10, pas même avec une réserve de 3/10, et elle vous demandera sans cesse de nouvelles faveurs ; vous l’avez entendu, messieurs, déjà quelques défenseurs imprudents du sucre exotique vous ont mis à même d’apprécier le but qu’ils veulent atteindre ; ils n’ont pas attendu la mort de l’industrie indigène, leur empressement était trop grand, l’un d’eux est venu proposer une réserve de 3/10, un autre une réserve de 2/10, et ce n’est pas là le dernier mot ; le dernier mot sera 1/10, et le trésor n’aura obtenu aucune ressource nouvelle,

M. Rogier. - Vous serez là pour vous y opposer.

M. Verhaegen. - Nous n’y serons pas, puisque nous n’existerons plus.

Messieurs, après cette petite digression, je reviens à mon idée première ; je répète que l’acte qu’on vous propose est tout au moins un acte irréfléchi, c’est un accessoire sous la forme d’un amendement à une loi fiscale, qu’il serait dangereux, je ne dirai pas d’adopter, car je considère l’adoption comme impossible, mais seulement de discuter sérieusement ; il n’y a peut-être pas d’exemple dans les annales parlementaires qu’un gouvernement soit venu accessoirement, par amendement à une loi fiscale, proposer l’anéantissement d’une industrie. M. le ministre des finances comprend-il donc bien la responsabilité qui pèse sur lui ? Se trouve-il bien couvert par les autres membres du cabinet ?

M. Cunin-Gridaine, comme ministre du commerce et de l’agriculture en France, a proposé franchement et ouvertement l’anéantissement de l’industrie indigène ; il a eu le courage d’assumer avec ses collègues la responsabilité d’un acte aussi grave, mais avant tout il a mis toutes les opinions à même de se faire jour, et les intérêts opposés de se défendre.

Messieurs, sur la question agricole, vous avez entendu les honorables MM. Eloy de Burdinne, Vandensteen et autres, qui vous ont donné des renseignements conformes à ceux que j’ai obtenus ; les défenseurs du sucre exotique se bornent à en contester l’exactitude, et il ne nous reste, à défaut d’enquêtes, que de faire un appel au chef du département qui s’occupe spécialement de cette partie. Où est donc M. le ministre de l’agriculture ? Qu’a-t-il à dire en faveur de cette branche importante de la prospérité publique ? Qu’a-t il à dire en faveur de l’industrie indigène ? Si l’honorable M. Nothomb se trouvait à son banc, je lui demanderais des explications catégoriques ; je lui demanderais surtout si, comme M. Cunin-Gridaine, en France, il assume sur lui la responsabilité de l’anéantissement d’une industrie indigène proposée par son collègue des finances. Je me réserve de lui faire à cet égard une interpellation formelle quand il sera présent.

Messieurs, les enquêtes qui devaient nous éclairer, où sont-elles ? Quelles sont donc les commissions d’agriculture qui ont envoyé leurs rapports ? Quelles sont les chambres de commerce qui ont été entendues ? Ne le perdez point de vue, la mesure que M. le ministre des finances défend aujourd’hui est diamétralement opposée à celle qu’il avait proposée précédemment et sur laquelle seule il avait pris des renseignements.

Messieurs, n’oublions point que pour qu’un acte puisse former une loi, il ne suffit pas que la volonté dont cet acte émane soit celle du plus grand nombre, il faut encore que la matière sur laquelle statue le vœu d’une nation soit commune à tous.

« Il est faux, dit l’auteur du contrat social, que toute expression de la volonté générale soit une loi. Mais il est faux aussi que la volonté même du plus grand nombre soit une volonté générale quand elle se rapporte à un fait particulier, ou à des faits particuliers. Dans ce cas, en effet (Contrat social, liv. Il, chap. IV), l’affaire est contentieuse, c’est un procès où les particuliers sont une des parties, et le public l’autre, mais où je ne vois ni loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer ; il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties, et qui, par conséquent, n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l’injustice et sujette à l’erreur. Ainsi de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale, à son tour, change de nature, ayant un objet particulier, et ne peut comme générale prononcer ni sur un homme, ni sur certaine classe d’hommes, ni sur un fait. »

En présence des deux industries dont l’une vient demander l’anéantissement de l’autre, ce n’est pas une loi qu’on nous demande, c’est un jugement qu’on provoque, c’est une décision qui doit avoir pour résultat de débarrasser une partie en cause de son adversaire. Ne nous y trompons ; voilà ce qu’on demande à la chambre, et voilà ce que la chambre n’accordera pas, quoique le gouvernement soit assez imprudent de s’associer à cette demande. Je dis le gouvernement, et cependant, jusqu’à présent il n’y que M. le ministre des finances et son collègue des travaux publics qui se soient expliqués. Quant aux autres membres du cabinet, nous ne savons pas encore quelle est leur pensée à cet égard pour compléter l’idée émise dans une précédente séance. Je dirai que si le sucre exotique tient un portefeuille, je ne serais pas fâché de voir que le sucre indigène a le sien.

Messieurs, on a fait sonner bien haut les intérêts du commerce maritime ; mais ces intérêts sont saufs, et aux considérations que l’en a fait valoir à l’appui de cette assertion, je me permettrai d’en ajouter quelques autres ; mais avant tout je dirai quelques mots en faveur de l’agriculture.

Qui donc, messieurs, se pose comme souverain juge des intérêts agricoles ? Chose vraiment extraordinaire, ce sont les partisans du sucre exotique, les partisans du commerce maritime qui viennent défendre dans cette enceinte l’agriculture, et, à les en croire, l’agriculture plaide contrairement à sou intérêt lorsqu’elle demande que l’industrie du sucre de betteraves soit conservée dans le pays.

Messieurs, plusieurs orateurs qui ont parlé avant moi ont établi à la dernière évidence que la culture de la betterave est utile à l’agriculture, qu’elle favorise les assolements et qu’elle augmente la production des céréales dans la proportion de 25 p. c.

Quelles peuvent d’ailleurs être les craintes de ceux qui prennent prétendument la défense de l’agriculture ? Sur environ 1,800,000 hectares de terres labourables, nous avons aujourd’hui à peine 2,500 hectares cultivés en betteraves ; et peut-on supposer que la betterave absorbât un jour toute la consommation intérieure ? Eh bien, marchant dans la même proportion, on aura une culture de 9,000 hectares de betterave, 9,000 sur 1,800,000 hectares ! et l’agriculture, sous le rapport de la production des céréales, aurait à souffrir de la culture de la betterave ! l’objection n’est pas sérieuse, ce n’est qu’un prétexte.

Ainsi, l’on s’est trouvé réduit un dernier argument, et je crois que c’est surtout celui-là qui a fait impression sur l’honorable comte de Mérode ; l’on a dit : « Si vous améliorez vos terres, l’agriculture y gagnera, et nous devons convenir que la culture de la betterave améliore les terres : vous augmenterez même, sur les terrains ainsi cultivés, la production des céréales de 25 p. c. ; mais vous employez trop d’engrais, vous sacrifiez l’engrais aux terres plantées de betteraves, et les autres terres en souffrent. »

Eh bien, messieurs, c’est là une erreur très grave. On peut établir par des chiffres irrécusables qu’un bonnier de terre planté de betteraves donne plus d’engrais qu’il n’en consomme. (Dénégations.)

Puisque l’on conteste le fait, je vais entrer dans quelques détails. Un hectare de betterave, de l’aveu de tous les cultivateurs, suffit pour engraisser deux bêtes à cornes et d’autre part, la fumure que produisent deux bêtes à cornes, suffit bien pour engraisser un hectare de terre destiné à la culture de la betterave, il y donc tout au moins compensation ; mais d’où viendra donc la paille ? m’objecte M. le comte de Mérode ; j’ai dit tout à l’heure que sur 1,500,000 hectares de terres labourables, 2,500 étaient consacrés à la culture de la betterave ; j’ai dit, en second lieu, que l’augmentation sur les terres ainsi cultivées, était de 25 p. c., tant pour la paille que pour les grains ; j’ai dit enfin que la culture de la betterave tombait dans les assolements et favorisait ainsi la culture des céréales ; et je crois avoir aussi établi que la paille ne manquera pas aux cultivateurs qui distrairont de leur exploitation quelques hectares pour la culture de la betterave.

Mais ce n’est pas tout on obtient encore autre chose à titre d’engrais. N’a-t-on pas la pulpe résidue, les écumes ? et cette pulpe, ces écumes sont très considérables, et forment une fumure très active ; en outre, les feuilles qui tombent et qu’on n’enlève pas, sont encore un excellent engrais, et cela est si vrai que je sais d’une personne à même de donner en connaissance de cause de pareils renseignements, que pour les feuilles qui restent sur un hectare de betterave, on paie, prix moyen, 40 fr.

En résumé, on obtient d’un hectare de betterave l’engrais que produisent deux bêtes à cornes, et on a le résidu de la pulpe et les écumes, et, finalement, les feuilles qui tombent et qui sont estimées à 40 fr. Et cela ne suffirait pas pour compenser l’engrais que demande un hectare de betterave !

Messieurs, on vous a parlé, et avec raison, du nombre des bras qu’emploie la betterave. L’honorable M. Cogels a voulu mettre en contradiction l’honorable M. Vandensteen, qui avait donné à cet égard quelques chiffres ; eh bien, messieurs, je suis heureux de pouvoir établir l’exactitude de ces chiffres. J’ai à mes côtés, et je le soumettrai à ceux de mes honorables collègues qui voudraient vérifier mes assertions, le registre de la fabrique d’Ordanger, qui cultive cent hectares de betterave. Voici, d’après ce registre, le nombre des ouvriers qu’elle emploie par jour :

« Mai. - Epoque où l’on commence le sarclage

« 1ère semaine, 93 ouvriers ;

« 2ème semaine, 115 ouvriers ;

« 3ème semaine, 142 ouvriers ;

« 4ème semaine, 166 ouvriers ;

« Juin. - Epoque où le sarclage est en plein

« 1ère semaine, 308 ouvriers ;

« 2ème semaine, 326 ouvriers ;

« 3ème semaine, 317 ouvriers ;

« 4ème semaine, 287 ouvriers ;

« Juillet.

« 1ère semaine, 254 ouvriers ;

« 2ème semaine, 243 ouvriers ;

« 3ème semaine, 172 ouvriers ;

« 4ème semaine, 154 ouvriers. »

Vient ensuite le moment de l’arrachage et de la mise en sillons

« Octobre.

« 1ère semaine, 230 ouvriers ;

« 2ème semaine, 236 ouvriers ;

« 3ème semaine, 304 ouvriers ;

« 4ème semaine, 360 ouvriers ;

« Novembre.

« 1ère semaine, 403 ouvriers ;

« 2ème semaine, 340 ouvriers ;

« 3ème semaine, 294 ouvriers ;

« 4ème semaine, 271 ouvriers ;

« Décembre.

« 1ère semaine, 230 ouvriers ;

« 2ème semaine, 204 ouvriers ;

« 3ème semaine, 193 ouvriers ;

« 4ème semaine, 175 ouvriers ;

« Janvier.

« 1ère semaine, 189 ouvriers ;

« 2ème semaine, 195 ouvriers ;

« 3ème semaine, 199 ouvriers ;

« 4ème semaine, 192 ouvriers ;

« Février.

« 1ère semaine, 209 ouvriers ;

« 2ème semaine, 196 ouvriers ;

« 3ème semaine, 204 ouvriers ;

« 4ème semaine, 178 ouvriers ;

« Mars.

« 1ère semaine, 177 ouvriers. »

Et tout cela par jour et pour une seule fabrique cultivant seulement 100 hectares de betteraves.

Voilà donc les bras que cette culture met en mouvement, et l’honorable M. Vandensteen avait raison dans ses assertions.

Et ce travail, messieurs, fait vivre bien des malheureux qui, sans cette ressource, seraient dans la misère. Il les fait vivre surtout dans un temps où l’on ne peut pas les employer à autre chose en hiver, comme l’a fort bien dit l’honorable M. Eloy de Burdinne.

Voilà des intérêts bien puissants, des intérêts sacrés, des intérêts qui ont pris racine dans notre sol, et, remarquer-le, des intérêts qui ont des droits acquis par une possession de plusieurs années.

Mais les intérêts du commerce et surtout du commerce maritime !....

Eh bien, moi, je suis tout aussi grand partisan de ce commerce que ceux dont je combats l’opinion ; je désire bien sincèrement que notre commerce maritime prospère, je veux lui donner des encouragements ; je veux lui assurer des droits protecteurs, des primes modérées ; je ne me refuse pas à ce qui est juste, mais je ne veux pas de mesures extrêmes, et surtout je ne veux pas l’anéantissement d’une industrie indigène.

Pour nos adversaires, les intérêts du haut commerce ne sont que des prétextes.

Ce qu’il y a d’extraordinaire, et ceci me dispensera d’entrer dans de longs détails, c’est que l’honorable M. de Foere, que nos adversaires croient être d’accord avec eux, les combat ouvertement (dénégation) ; la conséquence qu’il paraît tirer de ses prémisses peut leur être favorable, mais les prémisses elles-mêmes détruisent tous leurs raisonnements.

Et, en effet, à quoi se réduit le discours de l’honorable M. de Foere ? L’honorable membre rejette les exagérations des défenseurs du sucre exotique ; ils prétendent faire un commerce considérable avec les contrées transatlantique, et l’honorable M. de Foere, dénie formellement cette assertion ; il reproche au gouvernement de n’avoir pas voulu suivre son système commercial, avec lequel seul ces avantages auraient été obtenus.

L’on comprend que l’honorable M. de Foere veuille profiter de l’occasion pour faire passer dans la pratique ses théories sur les droits différentiels.

Les membres du gouvernement n’ont pas toujours été d’accord avec l’honorable M. de Foere. Je ne pense pas que l’honorable M. Smits ait jamais été partisan des droits différentiels ; je ne pense pas non plus que ses collègues aient partagé ce système, sauf peut-être l’honorable M. Desmaisières, car il faut rendre à chacun ce qui lui est dû.

Et voilà cependant que M. Smits, pour que son système puisse avoir quelque chances de succès se rapproche de l’honorable M. de Foere, car c’est l’adoption possible des droits différentiels qui engage M. de Foere à défendre le projet du gouvernement. Je suis loin de faire la guerre aux opinions, chacun cherche à faire adopter la sienne. Je n’entends certes pas attaquer le système de M. de Foere, je rends au contraire hommage à sa persévérance. Elle lui fait le plus grand honneur ; il y a quelques années, à peine voulait-on l’entendre, et aujourd’hui on finira par adopter son système.

M. le ministre des finances ne partageait pas naguère, et il ne partage probablement pas encore l’opinion de M. de Foere ; mais il faut avoir l’air de marcher dans la voie des droits différentiels pour pouvoir espérer quelque chose du projet qu’on vous propose.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit pas du présent. M. de Foere l’établit à la dernière évidence, il ne peut être question que de l’avenir ; on invoque l’intérêt du commerce maritime qui pourra fleurir un jour avec des droits différentiels, et c’est pour cet avenir très incertain qu’on veut détruire le présent.

Oui, on veut sacrifier le présent au futur, car l’industrie du sucre indigène existe et elle a pris racine dans le pays ; et on veut la tuer pour un espoir dans l’avenir. Si le commerce en perspective peut se réaliser un jour, M. Mercier a prouvé déjà que les sucres n’étaient pas la seule ressource pour assurer des retours, mais qu’il y avait d’autres objets d’encombrement, et il les a énumérés ; mais pourquoi soutient-on que le sucre est la seule ressource du commerce maritime ? Est-ce réellement dans l’intérêt de ce commerce ; non, encore une fois, cet intérêt n’est qu’un prétexte, le seul intérêt en jeu est celui des raffineurs et des commissionnaires d’Anvers et de Gand.

Maintenant, puisqu’on parle d’un espoir dans l’avenir, d’une possibilité, il me sera bien permis de parler à mon tour de possibilités, c’est-à-dire des chances désavantageuses qui pourront rendre illusoire l’espoir de nos adversaires.

Sans doute, il est possible que notre commerce maritime grandisse et prospère mais alors, comme je vous l’ai déjà dit, nous aurons d’autres objets d’encombrement que le sucre pour satisfaire aux besoins de nos exportations ; en bornant d’ailleurs nos ressources aux importations du sucre exotique, deux éventualités peuvent nous arrêter et s’opposer à la réalisation de notre espoir. On veut aller chercher des sucres bruts aux colonies, on veut les raffiner et les exporter ; alors, soit dit en passant, on fera toute autre chose que ce que l’on fait aujourd’hui, car aujourd’hui on va chercher les sucres bruts en Angleterre, à Hambourg et à Rotterdam, et on exporte ensuite les sucres raffinés à Hambourg et à Brème, où on les vend à meilleur compte que les sucres bruts.

Qu’on ne me dénie pas le fait, car j’ai en mains le Précurseur d’Anvers, non pas celui d’aujourd’hui, car depuis que nous discutons la loi sur les sucres il ne donne plus les prix courants, mais bien celui du 29 janvier dernier, et j’y trouve la preuve de mon assertion.

On a fait, il est vrai, une distinction ; on vous a dit que c’étaient des sucres de basse qualité qu’on exportait raffinés, moins riches que le sucre brut de la Havane. Mais il est une chose dont on ne vous a pas parlé ; jusqu’à présent du moins, je ne l’ai pas entendu. Il y a un sucre dont on ne fait que des lumps ; c’est ce sucre-là qu’on exporte à Hambourg et à Brème, et qui est raffiné à Gand dans les raffineries de M. J. de Meulemeester et de la veuve de J.-.B. Claus, au moyen de machines anglaises à vide ; on ne fait là ni de candis ni de mélis. Il n’y a qu’une qualité de sucre ; on n’y fait que des lumps. Les cassonades produites par un premier raffinage sont fondues de nouveau et réduites encore en lumps. Ces lumps s’appellent lumps patent, et savez-vous quel en est le rendement ? 88 p. c. Je défie qu’on dénie l’exactitude de cette assertion, car les faits sont là pour l’établir ; maintenant quelles sont les conséquences de cet état de choses, et voyons à quoi se réduit l’espoir de nos adversaires ?

Aujourd’hui les villes anséatiques reçoivent nos sucres raffinés. Mais si, plus tard, ces villes consentent à faire partie de l’union allemande, et déjà des démarches ont été faites dans ce but, nos sucres raffinés perdent leur principal débouché. L’échafaudage si péniblement construit sur les ruines d’une industrie indigène s’écroule immédiatement.

Il est encore une autre chance désavantageuse qu’il faut joindre à la première, et c’est l’honorable M. Rogier qui nous l’a fait connaître. Il nous a lu une lettre de laquelle il résulte qu’on exporte dans les colonies des machines destinées au perfectionnement du raffinage ; j’ajouterai qu’il est à ma connaissance que le directeur d’une raffinerie de Bruxelles est allé aux colonies pour s’occuper de ce perfectionnement. Que sera-ce donc, si au lieu de sucre brut les colonies vous envoient un jour des sucres raffinés ? Ainsi l’espoir du haut commerce tient à bien peu de choses, et on reste convaincu que ce serait une grave erreur que de sacrifier le présent à l’avenir.

Après cela, voyons en définitive, quel est le système des partisans du sucre exotique ? Je ne représenterai pas les chiffres du rendement, je ne leur répéterai pas les calculs pour établir les avantages énormes qu’ils retirent de la position actuelle. Je ne leur ferai qu’une seule question : Que deviendraient-ils si, le trésor n’ayant pas besoin de ressources, on affranchissait le sucre brut exotique de tous droits ? Tout le monde répondra que l’industrie du sucre exotique par cela seul serait frappé de mort.

Un membre. - Et la betterave ?

M. Verhaegen. - Nous allons y venir. La betterave ne demande que sa part du marché intérieur ; mais je vous parle en ce moment de l’exportation, et pour cause, car vous avez rattaché à l’exportation tout votre espoir ; mais si c’est le marché intérieur sur lequel vous voulez vous rejeter, alors j’ai le droit de vous répondre que vous cherchez la ruine d’une industrie indigène au profit d’un produit étranger. De deux choses l’une, donc ; ou c’est l’exportation que vous voulez, et alors vous devez convenir que, s’il n’y a pas de droits, notre commerce ne peut pas exister, ou bien c’est le marché intérieur, et, dans ce cas, vous voulez écraser, absorber l’industrie indigène

Restent les intérêts du trésor.

Mais on nous l’a établi à la dernière évidence, et je ne reviendrai pas sur les calculs qui nous ont été présentés à cet égard, l’intérêt du trésor sera parfaitement conservé, si nous voulons adopter les mesures que nous propose la section centrale. Voulons-nous avoir encore quelque chose de plus ? Défendons l’entrée des sucres terrés, sucres qui ont déjà été manipulés ; établissons en outre un droit proportionnel, en raison de la différence des qualités de sucre, en raison du rendement. Voulons-nous aller plus loin encore ? Ne permettons le raffinage pour l’exportation qu’en entrepôt, faisons ce que fait l’Angleterre. Mais alors, dira-t-on, on ne peut plus exporter. Car lorsque je me place sur un terrain, on se place sur un autre ; quand je parle de l’exportation, on se rejette sur le marché intérieur, et quand je suis mes adversaires sur ce terrain, ils reviennent à l’exportation.

Moi, messieurs, et je me félicite de pouvoir le dire, je suis d’accord avec ceux qui prétendent que les deux sucres peuvent coexister. Je me félicite qu’il ne soit pas nécessaire de détruire l’un ou l’autre, car je n’aime pas, moi, de faire disparaître une industrie, qu’elle s’alimente de produits indigènes ou de produits exotiques, j’aime à donner protection à tout le monde, mais en même temps j’aime à être juste. Je dis donc que les deux industries peuvent coexister.

D’abord il faut remarquer que le sucre exotique s’est maintenu à côté du sucre indigène, avec un droit de 37 fr. 50 c. alors que le sucre indigène ne payait rien ; pourquoi donc ne se soutiendrait-il pas encore avec le système de la section centrale, pourquoi ne se soutiendrait-il pas avec une surtaxe de 25 francs seulement ? Le sucre exotique paierait 50 francs ; le sucre indigène en paierait 25 ; pourquoi à ces conditions le sucre exotique ne pourrait-il pas soutenir la concurrence du sucre indigène ? Mais, messieurs, notre pays est-il le seul où il y aurait un droit différentiel ? Et la coexistence est-elle impossible parce que les droits ne seraient pas égaux ? Pourquoi veut-on que le sucre indigène paie autant que le sucre exotique ? Parce qu’on veut que le sucre exotique s’empare seul du marché intérieur, au détriment du sucre indigène. Voilà ce que l’on veut ; mais cela est-il juste ? Comme le disait l’honorable M. Meeus, pourquoi ne donnerions- nous pas à l’industrie du sucre indigène la protection que nous donnons aux autres industries ? Ce que nous demandons existe en France et en Allemagne, et existait autrefois en Angleterre, car il y avait dans ce dernier pays une différence de 40 p.c. entre les droits payés par les sucres des colonies anglaises et ceux qui se percevaient sur les autres sucres ; eh bien, ces deux espèces de sucres marchaient très bien ensemble. En Allemagne, le droit proportionnel ne s’oppose pas à la coexistence ; en France, les sucres marchent également de pair avec des droits différents. Mais allons même plus loin ; je ne sais pas ce que deviendra le projet de loi de M. Cunin-Gridaine, on dit qu’il ne sera pas accueilli par les chambres, et j’ai des raisons pour le croire, malgré les puissants motifs politiques qui militent en France en faveur d’un semblable projet ; mais enfin supposons que ce projet soit adopté, que l’industrie du sucre de betteraves soit sacrifiée en France. Eh bien, si la betterave n’existe plus, il n’y en aura pas moins en France des sucres différents et des droits différents, car le sucre qui provient des colonies françaises ne suffit pas à la consommation de la France ; le sucre de la Martinique et de la Guadeloupe ne suffit pas.

Il faudra donc admettre le sucre des colonies étrangères ; mais croyez-vous, messieurs, que la France soit assez stupide pour mettre sur la même ligne le sucre de ses propres colonies et celui des colonies étrangères ? Non sans doute. Il y aura donc des droits différents pour ces sucres différents, et ceux-ci n’en existeront pas moins ensemble. Eh bien, chez nous le sucre exotique pourra coexister avec le sucre indigène, tout comme les sucres de colonies différentes pourront coexister en France.

Comme l’honorable M. Meeus vous l’a très bien dit, messieurs, ne prenons pas la responsabilité énorme d’un acte qui tuerait une industrie nationale ; plaçons les deux industries dans une position où elles puissent lutter avec certaines chances de succès ; ne faisons pas plus pour l’une que pour l’autre ; accordons à l’industrie du sucre indigène la même protection que nous accordons aux autres industries du pays, afin qu’elle puisse soutenir la concurrence de celle qui prend sa source à l’étranger, et si un jour une de ces industries doit succomber, que ce ne soit pas au moins au législateur belge qu’elle doive sa mort, mais que ce soit aux nécessités du temps et des circonstances.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je prends la parole un instant, messieurs, pour détruire les conjectures auxquelles l’honorable préopinant a cru devoir se livrer en ce qui me concerne. Il m’a interpellé comme ministre de l’agriculture, mais il a oublié que je suis aussi ministre du commerce et de l’industrie. Je sais fort bien qu’un intérêt doit être ici sacrifié, c’est l’intérêt agricole, mais la production de la betterave est un intérêt au moins secondaire par rapport aux autres intérêts que nous devons avoir en vue ; l’intérêt fiscal et l’intérêt commercial. Voilà, messieurs, les quelques mots que j’ai cru devoir dire ; je verrai si la discussion exige une intervention plus active de ma part.

M. Verhaegen. - Ainsi, M. le ministre de l’intérieur demande aussi l’anéantissement de l’industrie du sucre indigène ?

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Certainement, je me suis associé au projet présenté par M. le ministre des finances. J’ai dit pourquoi ; j’avoue qu’un intérêt doit être méconnu, mais que c’est un intérêt secondaire, un intérêt sans véritable avenir.

- La séance est levée à 4 heures et demie.