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Chambre des représentants de Belgique
Séance du samedi 25 avril 1846
Sommaire
1) Pièces adressées à la
chambre relative, notamment, à une demande en séparation de communes (Lesoinne)
2) Vérification des
pouvoirs d’un membre de la chambre (de Theux)
3) Débat relatif à la formation du nouveau
cabinet ministériel. A. Rejet par le roi du programme libéral en raison
essentiellement de l’atteinte à la prérogative royale de dissoudre les
chambres ; B : droit de limoger les fonctionnaires et indépendance
des députés-fonctionnaires ; C : organisation de l’enseignement moyen
et ingérence cléricale dans celui-ci ; D : abandon de la politique
unioniste, formation d’un gouvernement homogène catholique et antagonisme
politique libéraux-catholiques ; E : réforme électorale ;
F : interventions présumées de membres de l’opinion catholique
(« pouvoir occulte ») dans l’avancement et la libération d’un
comptable de l’Etat condamné pour détournement de fonds (D, A, B (Osy, Lebeau), D, enseignement
universitaire, loi sur le fractionnement (élections communales), C, A, D (de Theux))
(Annales parlementaires
de Belgique, session 1845-1846)
(Présidence de M.
Liedts.)
(page
1132) M.
Huveners procède à l'appel nominal à midi et un quart.
M. A. Dubus donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.
La rédaction en est adoptée.
M. Huveners communique l'analyse d'une pétition adressée à la
chambre.
PIECES ADRESSEES A LA CHAMBRE
« Plusieurs habitants du hameau de Senonchamps,
commune de Sibret, réclament l'intervention de la chambre pour obtenir une
réduction sur la quote-part de ce hameau dans les frais de reconstruction de
l'église de Mont-St-Etienne, section de la commune de Lonchamps. »
- Renvoi à la commission des pétitions.
Par dépêche en date du 24 avril, M. le ministre
de l'intérieur transmet à la chambre un dossier relatif au projet de loi
présenté le 25 novembre 1845, et relatif au démembrement de la commune de
Grâce-Montegnée (province de Liège).
- Renvoi à la commission chargée d'examiner ce
projet.
M. Lesoinne. - Je demanderai que la commission chargée d'examiner
le projet de loi, soit invitée à nous faire un prompt rapport. C'est une
affaire qui a été ajournée pour une formalité assez simple.
- La proposition de M. Lesoinne est adoptée.
_________________
M. le président. - Au mois de mars dernier, la chambre a renvoyé à
l'examen des sections deux projets de loi, l'un relatif à la convention pour la
construction du chemin de fer de Luxembourg, l'autre relatif à l'acquisition de
propriétés avoisinant le domaine de Laeken. Les sections de mars n'ayant pas
été réunies, je demanderai la permission de renvoyer ce projet aux sections
d'avril.
M. le ministre des finances (M. Malou). - N'en est-il pas de même du projet de loi
relatif à l'aliénation d'un million de biens domaniaux ?
M. le président. - Ce projet a été renvoyé aune section centrale qui
se trouve constituée.
- La proposition de M. le président est adoptée.
VERIFICATION DES POUVOIRS D’UN MEMBRE DE LA
CHAMBRE
M. Maertens. - Messieurs, par suite d'un arrêté royal du 531 mars
dernier, qui nomme l'honorable comte de Theux aux fonctions de ministre de
l'intérieur, le collège électoral du district de Hasselt a été convoqué à
l'effet de procéder à l'élection d'un membre de cette chambre. La réunion a eu
lieu le 21 de ce mois.
Le nombre des électeurs inscrits s'élève pour le
district de Hasselt à 609. 2915 ont répondu à l'appel. Sur ces 295 voix,
l'honorable comte de Theux en a obtenu 287. Les huit voix qui lui ont manqué,
ont été réparties, savoir : sept entre cinq autres personnes et un bulletin
blanc.
L'honorable comte de Theux a donc réuni la
presque unanimité des suffrages des électeurs qui ont concouru au vote. Toutes
les opérations ont été régulièrement faites et n'ont donné lieu à aucune
observation. L'honorable comte de Theux ayant antérieurement justifié des
conditions d'éligibilité, la commission, par mon organe et à l'unanimité des
membres présents, a l'honneur de vous proposer l'admission de M. le comte de
Theux comme membre de la chambre des représentants.
- Personne ne demandant la parole, ces
conclusions sont mises aux voix et adoptées, et M. de Theux est proclamé membre
de la chambre des représentants.
M. de Theux prête serment.
DISCUSSION SUR LES EXPLICATIONS DONNEES EN CE
QUI CONCERNE LA FORMATION DU NOUVEAU CABINET MINISTERIEL
M. Osy. -
Je ne comptais pas prendre la parole dans la discussion qui s'est ouverte
depuis plusieurs jours pour examiner le programme du nouveau ministère et celui
du ministère qui avait été sur le point de se former, mais qui a échoué par les
conseils donnés par quelques anciens ministres qui sont restes au pouvoir et
par le chef du cabinet actuel. Mais je prends la parole pour vous dire
franchement de quel côté je me trouverai dans les discussions qui auront lieu
et pourquoi je compte rester dans l'opposition.
(page
1133) Ayant fait partie du congrès dès le premier jour, j'ai aidé à faire
notre Constitution ; j'ai plusieurs fois juré de la maintenir ; jamais vous ne
me verrez manquer à l'engagement pris. Mais je ne la veux pas seulement à la
lettre, mais aussi dans l'esprit qui nous a déterminés à accorder toutes les
libertés.
Je maintiendrai de toutes mes forces tous les
avantages accordés au clergé, et il me trouvera toujours un grand défenseur
pour toutes ses prérogatives ; mais je veux aussi l'indépendance civile, et je
crois que si le clergé se contente du beau lot obtenu par la révolution de
1830, et qui n'existera jamais dans aucun pays catholique, et nous laisse agir
sans se mêler des affaires civiles, je suis persuadé que nous aurons une grande
tranquillité, et que les partis, aujourd'hui si divisés, pourront facilement
s'entendre et se rapprocher, tandis que si la lutte, si violente, continue,
vous verrez le pays se fractionner de plus en plus, les haines deviendront plus
grandes, la résistance augmentera, et alors, au lieu de trouver dans le parti
libéral du parlement des hommes modérés, vous verrez que nous serons tous
débordés, et nous serons remplacés ici, comme l’a si bien dit l'honorable M.
Dolez, par une jeunesse impatiente et qui y viendra avant son temps. Et je
n'hésite pas à dire que vous, majorité, vous serez emportés comme nous, et
c'est alors que je tremblerai pour nos institutions, et peut-être même toute
l'existence de notre jeune nationalité y périra.
Mais soyons sages, donnons satisfaction à ce que
l’on demande avec impatience, et l’on aura confiance en nous, si l’on est
persuadé que nous ferons respecter les droits du civil comme celui du clergé.
Je compte parmi les membres du nouveau cabinet
plusieurs amis, mais je regrette de ne pas pouvoir ajouter des amis politiques,
et quoique nous ne soyons pas dans les mêmes rangs, nous devons nous estimer,
quoique, notre manière de voir pour calmer le pays et pour avoir un pouvoir
national qui soit capable d'inspirer la confiance pour le maintien de nos
libertés, et toutes nos libertés, ne soit pas la même.
Après ma retraite de cette chambre, lors de la
dissolution de 1833, j'avais fait vœu de ne plus jamais entrer dans la carrière
politique ; mais en 1841, mes amis des deux fractions m'ont fait tant
d'instances de venir soigner leurs intérêts, que je me suis, quoiqu'à regret,
décide à sortir de ma retraite, et la paix faite, reconnu par notre ancien
souverain, j'ai pu renoncer à mon ancien drapeau, que j'ai tenu fermement au
congrès et décidé à donner tous mes soins au bien-être du pays, tel qu'il a été
constitué par notre Constitution et par le traité de paix. J'espérais, qu'une
fois débarrassé de la question extérieure, nous pourrions nous occuper de
procurer à la jeune Belgique toute la prospérité et le bonheur que son heureuse
situation lui promettait. Je vins donc à la chambre après la retraite du
ministère de 1840 ; je trouvai le nouveau cabinet de l'honorable M. Nothomb, et
j'étais très décidé à soutenir et à être de la majorité, espérant que,
principalement, on ne s'occuperait plus que des intérêts matériels du pays, et
de donner le développement à nos institutions dans le sens et la lettre de la
Constitution, et pour faire de bonnes lois financières, commerciales et
industrielles.
Malheureusement, la direction donnée aux
affaires par le nouveau ministère de 1841 m'a bien vite ouvert les yeux, m'a
prouvé que l’on ne voulait gouverner et diriger les affaires de l'Etat que dans
une seule opinion ; quoique ce premier ministère mixte eût encore une teinte du
parti libéral, j'ai de suite vu que qu'il n'était plus libre, que tous les
jours de plus en plus il était partial ; et que s'il n'était pas tout à fait,
comme aujourd'hui, un ministère d'un seul parti, il était son très humble
serviteur et seulement, comme on le disait un jour, le commis de la majorité et
le très humble serviteur du parti Catholique, de l'aristocratie.
Plus nous avancions, plus M. Nothomb et ses
collègues ont eu les bras liés ; il n'avaient plus en aucune occasion la
permission d'agir par eux-mêmes et d'avoir une opinion à eux, et je conçois que
les membres les plus influents du parlement devaient être contents, sans avoir
les tracasseries du pouvoir et la grande responsabilité, de voir tout marcher à
leurs souhaits et de trouver si peu de résistance, et souvent des auxiliaires
si faciles et si dévoués. Les ministères de 1841 et 1843, qu'on a appelés
mixtes, étaient rivés dans des fers qu'ils ne pouvaient plus rompre d'eux-mêmes
; mais, heureusement pour le pays, les élections de 1843 ont donné les premiers
coups de marteau, et celles de 1845 ont fait tomber ces fers et les masques, et
aujourd'hui tout le monde voit clairement où on voulait mener le pays, par ce
système bâtard et trompeur.
Ainsi j'ai toujours désiré un ministère homogène
et que nous puissions savoir qui nous avions à combattre ou à soutenir ; aussi
avons-nous fait un progrès ; mais il me reste à examiner, si l’on a mieux fait
de se tourner à droite qu'à gauche.
Après les élections de 1843 et 1845, je crois
que l’on aurait bien fait de donner franchement une satisfaction a la gauche,
mais on a hésité, et après sept mois, nous sommes entrés dans une nouvelle
crise ; et certainement au mois de juillet 1845, on aurait pu plus facilement
former un cabinet libéral. Après cette nouvelle épreuve, les exigences ont dû
augmenter à cause de la résistance, et
peut être, en 1847, sera-t-on obligé de demander encore bien plus qu'en juillet
1845 et mars 1846. Voilà ce qu'on ne veut pas voir et c'est cependant un
avertissement que nous avons souvent donné et que l'histoire de tous les temps
nous enseigne.
Je crois donc que la Couronne a été mal conseillée,
que la discussion actuelle fera ouvrir bien des yeux et qu'on finira par sonder
l’abîme qui s'ouvre sous nos pas.
On a cru donner une satisfaction à la gauche en
appelant au pouvoir M. Van de Weyer ; mais soyez sûrs que si on avait trouvé en
lui un homme, comme tant d'autres qui ont traversé le pouvoir, qui aurait renié
ses antécédents et qu'on aurait pu façonner aux volontés de la majorité, s'il
avait voulu se prêter à devenir apostat, vous l'auriez conservé ; mais il a
résisté. Tout en voulant comme nous toute la Constitution et rien que la
Constitution, il a défendu l'indépendance du pouvoir civil, et dès ce moment sa
perte était jurée. Ainsi lors de la discussion de l'adresse, sans être hostile
au ministère, j'ai fait toutes mes réserves, parce que j'étais persuadé,
connaissant la fermeté de caractère de M. Van de Weyer, qu'il ne pouvait pas
marcher avec M. Malou, aux convictions sincères que je lui reconnais, et avec
MM. Dechamps et d'Anethan, qui avaient été si bien façonnés au système de
déception et de dépendance de leur ancien collègue M. Nothomb. Je me rappelle
avoir dit un jour ici publiquement qu’il se gâterait par le contact journalier
de son collègue de l'intérieur, au talent duquel je rendrai hommage, mais qui
n'a montré d'autre caractère que celui de la dépendance et de la soumission
absolue à un seul parti.
Un homme aussi distingué que lui doit souvent,
dans sa paisible retraite, à Berlin, regretter de ne pas avoir montré le
caractère de son ancien ami de 1830, et je demande à tout le monde s'il n'est
pas plus honorable de tomber glorieusement après un règne de moins d'un an, que
d'avoir des faveurs après être tombé à la satisfaction de tout un pays. J'aime
les convictions dans quelques rangs qu'elles se trouvent, mais je combattrai
toujours les personnes qui ne savent pas résister et qui savent prendre tous
les masques. Aussi il me peine de devoir combattre les honorables MM. de Theux
et Malou, mais je crois que leur dévouement sera funeste au pouvoir et au pays,
et je regrette les conseils qu'ils ont donnés à la Couronne. Je suis sûr que
chez eux ce n'est par aucune ambition ; mais ils ont mal calculé leur
dévouement, et malheureusement ils auront bien des reproches à se faire sous ce
rapport, car, comme je le disais, ce qui était possible en 1845 ne l'état plus
en mars 1846, et que sera-ce en 1847 ? Plus on résiste, plus les exigences
devront grandir.
Je dirai peu de mots du programme de l’honorable
M. Rogier et de ses amis. Je les aurais blâmés s'ils avaient accepté le pouvoir
sans prendre toutes les garanties d'existence, après ce qui s'était passé en
1841, quand, ayant la majorité, on les a renversés par une adresse qui n'était
qu'un procès de tendance ; on ne connaît encore qu'imparfaitement l'histoire de
cet acte, mais on sait que le ministère ne plaisait pas au parti catholique
politique et à la haute aristocratie. Je dirai avec un honorable sénateur :
Pendant vingt ans le pays se ressentira de cet acte ; et l'honorable M.
Dechamps est convenu lui-même que c'était une très grande faute.
Le ministère devait donc, sans être taxé
d'étourderie, prendre toutes ses précautions et être assuré de la dissolution
dans des cas donnés et pour un terme à fixer. Je ne puis pas voir là une
abdication. Je crois même ne pas me tromper en disant que ces principes sont
partagés par d'anciens ministres, dont les noms se trouvent dans toutes les
bouches, chaque fois qu'il s'agit de changement de ministère. Croyez-vous donc
que sir Robert Peel a repris le pouvoir après que lord Russell a fait connaître
son impuissance,, pour mener à bien son système de réforme commerciale, sans
avoir dans sa poche, non seulement une dissolution, mais encore une promesse
d'une fournée de pairs ? Et, nonobstant cela, les membres du parlement et de la
chambre des lords votent et agissent sans s'émouvoir de ces mesures, que vous
appelez injustement des menaces à la majorité.
Non, ce ne sont pas des menaces, mais un devoir
à remplir, celui de consulter la nation, qui compte pour beaucoup dans le jeu
de nos institutions ; et si vous êtes si rigoureux pour les prérogatives, je
veux aussi maintenir le droit de consulter, dans des questions graves, nos
commettants, car sans eux nous ne sommes rien ici.
Il ne s'agit donc pas comme l’a dit hier M. de
Mérode, de la question de sauter par les fenêtres, ou de descendre
tranquillement l'escalier ; pour tous les deux notre mandat expire en 1849, et
si tous les deux nous croyons avoir fait notre devoir, nous pouvons s'il est
nécessaire, demander avant ce temps à nos électeurs la ratification de notre
conduite parlementaire, et si on trouve que je n'ai pas travaillé dans leur
opinion et suivant leurs désirs, je céderai avec plaisir et sans regret une
place ici, qu'ils ne croiraient pas devoir être occupée plus longtemps par moi.
Nous ne sommes que des mandataires, et la place de députe n'est pas un
patrimoine.
Pour ce qui est d’être garanti contre
l'obéissance des fonctionnaires, cela est devenu, après une administration par
trop longtemps relâchée, une rentable nécessité.
Je ne voudrais pas sévir contre les votes des
fonctionnaires dans la chambre ; mais je voudrais que, comme en Angleterre, les
fonctionnaires députes et amovibles donnassent d’eux-mêmes leur démission,
s'ils ne sont pas d'accord avec la politique de leur chef. Malheureusement,
nous voyons si souvent des députés être hostiles aux cabinets, que je voudrais,
pour la moralité du pays, que cet usage fût introduit chez nous et que cela
devînt une règle de conduite pour tous les fonctionnaires, aussi bien pour les
députés que pour ceux qui ne le sont pas. Mon honorable ami, M. de Brouckere,
vient de donner une grande leçon de moralité ; je n'attendais pas moins de lui,
j'espère qu'il sera plus tard imité et que le gouvernement ne sera ainsi jamais
obligé de prendre l'initiative. J'aurais voulu aussi pouvoir faire à cette
occasion l’éloge de l'honorable M. Malou, mais malheureusement il a gâté sa
position en acceptant peu après, du ministère qu'il combattait, une place
beaucoup plus élevée que celle qu'il avait abandonnée. Cette faute était une
imprudence que ses amis politiques de la majorité ont dû lui reprocher.
Je veux une obéissance sans réserve des
fonctionnaires, sauf à eux à juger si leur conscience leur permet d'agir
d'après les ordres qu'ils reçoivent. A cette occasion je me rappelle qu'un haut
fonctionnaire, même mon parent et mon ami, avait reçu l’année dernière les
ordres les plus formels d'agir et de travailler contre ma réélection et il s'en
trouvait très peiné. A cette (page 1134)
occasion, je lui ai dit : Mon ami, il faut faire franchement votre devoir ;
agissez d'après vos convictions, et ne pensez ni à moi, ni à notre amitié. Il a
obéi franchement ; le fonctionnaire a suivi mes conseils comme il le devait, et
le gouvernement l'a récompensé quoiqu'il n'ait pas réussi.
Aujourd'hui nous avons perdu cet ami, mais je
lui rends la justice de reconnaître qu'il a su faire violence à son amitié pour
faire son devoir. C'est un bel exemple de moralité à imiter.
Notre ancien gouverneur me rendra aussi cette
justice que mon opinion sur le devoir des fonctionnaires est telle, que, le
lendemain des élections, j'ai été le voir, que je lui ai dit qu'il n'avait fait
que son devoir ; si même il avait été le vainqueur, je serais resté son ami,
mais non son ami politique, comme malheureusement je ne puis pas encore l'être
aujourd'hui.
Je veux donc voir le pouvoir fort dans toutes
ses artères, et ainsi non seulement j'approuve, mais on aurait agi avec
légèreté, si on n'avait pas demandé des garanties contre le relâchement qui
n'existe que trop.
Je crois donc, messieurs, que nous pouvons sans
réserve approuver le programme du ministère libéral, et comme je suis persuadé
que dans un temps plus ou moins long, ce ministère deviendra une nécessité, il
m'est impossible de soutenir les hommes d'un cabinet qui ont donné le conseil
de ne pas le faire monter au pouvoir.
Un ministère libéral qui, je crois, est devenu
un besoin pour le pays, pourrait devenir très fort, avec les intentions bien
arrêtées de maintenir les libertés pour tous les partis, travailler directement
avec la Couronne et éloigner les influences d'un pouvoir occulte et en dehors
de nos institutions, et qui malheureusement depuis quelques années a eu par
trop d'influence sur les divers membres des cabinets qui se sont succédé depuis
la chute du ministère de 1840. Je veux dire la camarilla et la haute société.
Je crois que les honorables membres désignés
pour le cabinet qu'on n'a pas voulu, auraient eu dans les nominations et pour
règle de conduite la plus grande justice, qu'on n'aurait employé que des hommes
de mérite et de moralité, sans voir si on était de tel ou tel parti politique,
que les avancements auraient eu lieu avec justice et que le favoritisme et
l'intrigue auraient été bannis pour toujours.
A cette occasion, je me rappelle avoir montré aux
deux ministres des finances qui ont précédé M. Malou, et à l'honorable M. Malou
lui-même, les états de service d'un de mes élèves. En 1814 lorsque je fus nommé
adjoint trésorier général de la Belgique à l'entrée des alliés (vous voyez,
messieurs, que mes fonctions remontent assez loin), ce jeune employé que j'ai
fait nommer en 1816 après la reddition de mes comptes, obtint une place ; et,
en 1817, il avait un traitement de 2,200 fr. ; quelques années après, ayant
obtenu un avancement, il avait 2,500 fr. il a encore aujourd'hui le même
traitement et un petit emploi dans une commune dans le petit Brabant. J'ai
pensé qu'après 30 ans de service, mon élève étant la probité même, mais trop
bon et trop doux pour se mêler d'affaires politiques, il était de mon devoir de
m'occuper de sa position, mais je n'ai jamais pu obtenir un avancement. En 1842
j'en parlai au ministère des finances d'alors, on ne fit rien pour mon protégé,
mais on accorda une place de 5 a 6,000 francs à l'hypocrite Retsin, qui avait
été chassé par ses supérieurs.
Il est vrai que mon élève n'était pas protégé
par un membre de la majorité et que Retsin avait pour protecteurs des membres
de la majorité des deux chambres et de la haute société.
Voilà un fait de moralité que tout le monde pourra
apprécier.
En 1843, je m'adressai de nouveau au successeur
du ministre des finances de 1842. Toujours même dédain pour un ancien serviteur
de l'Etat ; on le laissa toujours dans son petit village ; mais M. le ministre
de la justice eut plus de bonheur que moi, et on obtint pour un parent une
place de receveur de 7 à 8,000 fr. dans la capitale, quoique ce parent
n'appartînt pas au département des finances.
Depuis, je me suis souvent adressé, toujours
avec mes états de service de 30 ans à la main, mais le même principe continue,
et les bonnes places sont pour les protèges de la majorité !
Je suis mauvais solliciteur, mais des actes
d'injustice, de favoritisme et de passe-droit me révoltent. Je veux dans le
civil, comme dans l'armée, des grades d'avancement donnés à l'ancienneté et à
la bonne conduite, et les membres du ministère libéral partagent avec moi ces
mêmes principes.
En continuant donc à me tenir éloigné de mes
amis, j'avais rendu un service au pays pour ramener un pouvoir nécessaire et
qui pourra calmer et apaiser le pays, tandis que je vois tous les ans le
dissentiment augmenter et les divisions des partis prendre une telle
proportion, que, dans un cas donné, cette situation deviendra dangereuse pour
notre nationalité ; et je ne voudrais pas croire M. le ministre des finances,
que des événements extérieurs soient seuls à même de rapprocher les partis.
Pour moi, je désire que ces événements soient encore éloignés pour longtemps,
et je voudrais un autre remède pour nous rapprocher. Le parti qui est
représenté par la droite peut être content et satisfait du lot que lui a fait
la constitution et que nous voulons tous maintenir, tandis que nous n'avons pas
de garantie pour le pouvoir civil, dont nous voulons conserver les droits et
être les premiers défenseurs.
Je sais que, dans une certaine classe de la
société, on continuera à me faire des reproches de vouloir un ministère libéral
; mais ma conscience et mes convictions me disent que, dans le cercle de nos
institutions, je suis dans le vrai, et que je pourrai, tout étant du parti
libéral et de l'opposition, rester avec toutes mes convictions religieuses et
professer la même foi que vous. Je veux et j'ai prouvé qu'on peut être très bon
catholique et soutenir un ministère libéral et éclairé.
Je
sais qu'avec cette profession de foi, je m'éloigne de bien des amis, mais je
n'ai pas plus attendu d'un parti que de l'autre, car je resterai toujours
indépendant et je n'accepterai jamais la moindre faveur de personne. J'étais
bien attaché à l'ancien gouvernement, et quoique depuis 30 ans, j'aie passé par
toutes les fonctions gratuites, cependant, j'ai repoussé une faveur ou
distinction qu'on voulait m'accorder avant 1830 pour toutes les fonctions que
j'avais remplies. Mais on me fit comprendre que les décorations ne seraient
distribuées qu'après qu'on aurait pu apprécier notre conduite à l'assemblée des
états provinciaux de juillet 1830. Je considérai cela comme une menace ; aussi
je montrai encore plus que jamais de l'indépendance à cette dernière réunion
des Etats, et mon nom fut biffé de la liste des décorés. Je préfère cette
conduite à la gloriole d'avoir un ruban. Depuis 1830, j'ai rendu à la Belgique
tous les services auxquels j'ai été appelé, et je suis toujours resté le même,
et faveurs et rubans ne m'ont jamais tenté ; mais ce à quoi je me suis toujours
efforcé, c'est à rester toujours un homme droit et à conviction. Je suis donc
bien désintéressé dans le système que je voudrais voir au pouvoir, pour le
bien-être de notre jeune nationalité, et je finirai comme j'ai commencé : Je
déplore les conseils donnés à la Couronne.
M. Lebeau. - J'ai trop souvent appelé de mes vœux le système
des cabinets homogènes, pour ne pas me féliciter du triomphe de ce système,
alors même que ce n'est pas l'opinion à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir
qui est chargée d'en recueillir les fruits. J'aurais eu, messieurs, une
conviction bien molle, bien superficielle dans la bonté de ce système, si sa
pierre de touche avait été pour moi le triomphe de mes opinions.
Je l'avoue, il me semblerait plus naturel que le
parti qui en avait fait en quelque sorte le premier article de son symbole
politique, fût appelé à l'inaugurer. Mais puisqu'il n'en est pas ainsi, je ne
m'en félicite pas moins, je ne félicite pas moins le pays de voir assis au banc
ministériel des hommes qui n'ont pas cru avoir besoin de se créer mutuellement
des surveillants et des espions.
J'en félicite surtout mon pays, car
l'inauguration des cabinets homogènes est la fin, et la fin irrévocable, d'une
trop longue déception, d'une trop longue hypocrisie politique ; hypocrisie qui,
non seulement altérait tous les principes du gouvernement représentatif, mais
qui portait à la moralité du pays, à la moralité de l'administration des
atteintes funestes, et propageait partout l'influence délétère du poison le
plus corrupteur.
Je me félicite donc, et c'est très sérieusement,
de l'avènement des ministères homogènes, quoique mon opinion ne soit pas
appelée à en recueillir les premiers fruits.
Du reste, messieurs, qu'on ne s'y trompe pas ;
ce ne sont pas les cabinets mixtes qui viennent d'être à jamais écartés. Par
opposition à l'opinion de mes adversaires et peut-être de plusieurs de mes
amis, au moins au-dehors de cette chambre, je crois que la Belgique, depuis
cinq ans, n'a pas eu de ministère mixte.
Les ministères mixtes ne sont pas, en eux-mêmes
(et je l'ai dit dans une autre occasion), une combinaison qui doive rencontrer
nécessairement les anathèmes de l'opinion. Les ministères mixtes peuvent être
des ministères très honorables ; mais pour cela, il faut qu'ils doivent le jour
à des circonstances graves, exceptionnelles. Les ministères mixtes, savez-vous
ce que c'est ? (Et sous ce rapport un monde nous sépare de l'opinion professée
naguère (je dis naguère à dessein) par nos adversaires politiques.) Les
ministères mixtes sont l'état exceptionnel du pouvoir ; ils n'en sont jamais
l'état normal. On a vu dans ce grand et noble pays, dont il faut sans cesse
consulter les institutions et l'histoire si l'on veut comprendre le
gouvernement représentatif, on a vu en Angleterre des ministères mixtes ; mais
quand, messieurs, les a-t-on vus ? A l'époque de la grande guerre d'Amérique, à
l'époque des grandes guerres européennes de la fin du XVIIIème et du
commencement du XIXème siècle ; dans un état de crise où tous les partis,
confondus dans un commun sentiment de patriotisme et de nationalité, consentent
à ajourner, mais non pas à abdiquer, la diversité d'opinions qui les sépare.
C'est donc la révélation d'un état anormal, la révélation d'une crise, que
l'apparition et la justification d'un ministère mixte, et si la Belgique est en
droit de réclamer des ministères homogènes, c'est parce que la Belgique n'est
pas dans un état de crise.
Ne vous y trompez pas, messieurs, ne prenez pas
la vie pour la fièvre. La vie politique nous l'avons ; la fièvre nous ne
l'avons pas, nous ne l'avons pas encore ; plaise à Dieu que par l'imprudence du
pouvoir on ne l'ait pas inoculée au pays !
Sans doute, l'esprit public grandit chez nous ; sans
doute, on y voit se développer de plus en plus la vie politique ; mais sans
elle, comme me le disait dernièrement un homme d'Etat illustre, qui m'honorait
de son entretien, sans mœurs politiques, sans esprit public, les chartes
écrites ne sont que des lettres mortes et sans valeur.
Ah ! messieurs, si la nationalité belge était
menacée par l'étranger, si une démagogie effrénée menaçait de perturbation
l'ordre public et nos instituions, alors peut-être, probablement même, nous
verrions un spectacle analogue à celui que nous ont offert les dernières années
du gouvernement des Pays-Bas et les premiers temps de notre révolution ; nous
verrions de nouvelles coalitions, des ministères mixtes ; et, je n'hésite pas à
le dire, si le malheur des circonstances le commandait, si la menace d'un
cataclysme politique planait sur le pays, et s'il y avait nécessité de
constituer un ministère mixte, je ne connais pas en Belgique un homme plus
digne d'y représenter son parti, un homme auquel il fût plus honorable de s'associer
que le chef actuel du cabinet. Comme je le disais tout à l'heure, jamais depuis
la retraite du cabinet (page 1135)
de 1840, il n'y a pas eu en Belgique de ministère mixte. Le ministère de M.
Nothomb était un ministère purement catholique. J'en fournirais cent preuves,
si ce n'était essayer de prouver qu'il fait clair en plein midi. De ces
preuves, je n'en donnerai qu'une pour chaque phase de l'administration de M.
Nothomb. Pensez-vous, pour parler de la première phase, que le cabinet qui a
subi et non présenté la loi sur le fractionnement fût un ministère mixte ?
Pensez-vous, pour parler de la deuxième phase,
que la cabinet qui a présenté la loi sur les jurys d'examen et qui a été
condamné à engager ses propres amis à voter contre sa proposition, fût un ministère
mixte ? Je ferais injure à vos consciences autant qu'au sens commun, si je ne
disais qu'aux yeux de nous tous, il n'y eut jamais là de ministère mixte que le
nom et le simulacre.
Une tentative sincère a été faite pour
constituer un ministère mixte. L'honorable M. Van de Weyer, étranger à nos
débats depuis près de quinze ans, étranger à la marche et au développement des
partis politiques en Belgique, l'honorable M. Van de Weyer, croyant retrouver
en 1846 la Belgique de 1830, est arrivé avec le dessein loyal et sincère de
constituer un ministère mixte. C'était une erreur ; c'était l'erreur d'un homme
honorable, d'un homme animé des intentions les plus patriotiques. Eh bien, si
cette dislocation qui a presque suivi la formation du cabinet, si cette dislocation
ne fût pas arrivée, et que l'honorable M. Van de Weyer fût resté au banc
ministériel, avec les principes qu'il avait la ferme volonté de faire
triompher, vous n'auriez plus un ministère mixte, mais un ministère libéral,
d'où MM. Malou et Dechamps auraient été obligés de sortir immédiatement, sous
peine d'être accusés de trahison par leurs amis politiques.
Ainsi vous voyez que la première fois qu'on a
voulu sincèrement et loyalement former un ministère mixte, c'est-à-dire, dans
un état normal, organiser le chaos, amalgamer les éléments les plus
hétérogènes, l'impossibilité d'une telle combinaison était telle que ce
ministère à peine né portait sur son front les signes de la mort et de la
décomposition.
Laissons donc là les ministères mixtes ou soi-disant
mixtes, ils sont de l'histoire ; laissons là le passé.
Nous avons devant nous un ministère homogène, un
ministère catholique. J'ai entendu un honorable membre, dans la séance d'hier,
réclamer contre celle qualification de ministère catholique. Probablement aussi
cet honorable membre proteste contre la division en catholiques et en libéraux.
Malheureusement, depuis la capitale jusqu'au village le plus infime, il ne se
fait pas une élection sans qu'on se fractionne en catholiques et libéraux. Je
veux bien fermer les yeux et dire qu'il n'y a pas de soleil, si cela peut vous
être agréable. Je veux bien le dire : cela n'empêchera pas le soleil de luire.
Soyons francs. Voulez-vous une autre
dénomination ? voulez-vous vous appeler le torysme belge ? Nous avons déjà
fait, outre Quiévrain, un assez bon nombre d'emprunts ; nous avons, comme à
Paris, la gauche, la droite, le centre gauche, et même peut-être le centre
droit. Pour être un peu plus cosmopolites, allons faire aussi quelque emprunt
outre-Manche, et prenons la qualification de whigs et de torys. Soyez les torys
belges. Le torysme est une grande et noble opinion ; c'est un grand parti ;
mais celui-là ne renie pas son drapeau. Si vous voulez être les torys belges,
arborez le vôtre hautement, fièrement et surtout ne permettez jamais qu'un
apostat embauché dans les rangs de vos adversaires aille souiller ce drapeau de
son contact. (Vive sensation.)
Vous n'êtes pas un ministère catholique !
Qu'êtes-vous donc ? Un ministère libéral ? On n'est pas encore arrivé à le dire
quoiqu’on paraisse l'insinuer. C'est un ministère de conciliation, un ministère
de modération, par opposition sans doute à certaine combinaison non acceptée, à
un cabinet précèdent, qui eussent été ou qui furent des ministères de discorde
et d'exaspération.
Vous êtes, quoique homogène, dites-vous, un
ministère de conciliation, de modération ; mais il me souvient que vous avez
énergiquement combattu, comme manquant de ces caractères, un cabinet où
siégeait l'honorable membre de cette chambre que vous avez à bon droit honoré
de vos suffrages pour la présider et à qui, depuis, la Couronne a souvent
offert un portefeuille ; un cabinet qui complaît dans ses rangs l'honorable M.
Leclercq, aux pieds duquel plusieurs de vos amis se sont mis à diverses
reprises pour le supplier de reprendre le pouvoir. Et quand, en 1841, de tels
hommes siégeaient à côte de ceux anciens membres du congrès, unionistes d'avant
le congrès et restés toujours fidèles aux principes de l'union, il y avait,
selon vous, un cabinet d'exaspération !
Ah ! que les temps sont changés et que les
ministères homogènes autrefois si redoutables sont devenus tout à coup
rassurants ! Le ministère est homogène, tout au moins aussi homogène que
celui de 1840-1841 ; mais savez-vous la différence, l'énorme différence entre
le ministère actuel et le ministère de 1841 ? C'est l'honorable ministre de la
justice qui vous l'a dit. « Oui, il est vrai, dit-il, que le ministère est
homogène ; mais il n'est pas exclusif. » Fiat lux ! (On rit.) J'attends encore le commentaire de l'explication de M. le
ministre de la justice. Le ministère est homogène ; mais il n'est pas exclusif.
Qu'y avait-il donc d'exclusif, d'intolérant dans le ministère homogène que vous
avez combattu ?
Un autre ministre, M. d'Huart, nous répond :
« Nous agirons comme si le ministère était mixte. » Cela veut dire
probablement qu'on ne sera pas un ministère de réaction, qu'on est arrivé avec
l'intention de respecter les droits de toutes les opinions. Mais on vous a dit
tout cela en 1841 : le ministère d'alors et ses amis vous ont dit tout cela ;
vous n'avez rien voulu écouter. Le ministère était repoussé parce qu'il était
homogène. Aujourd'hui, le ministère vient vous dire qu'il est homogène, et tout
est pour le mieux ! Oh !palinodie !
Qui blâmait la division en catholiques et on
libéraux signalée alors comme un fait incontestable ? C'était l'honorable M.
Leclercq, en termes que l'honorable M. Dechamps a reproduits hier, qu'il
invoque et s'approprie aujourd'hui pour se défendre. Mais l'honorable M.
Dechamps se souvient-il à qui s'adressait l'honorable M. Leclercq ? C'était à
lui-même. Mais comment veut-il que ses paroles aient quelque autorité dans sa
bouche, quand elles n'ont pas suffi pour le désarmer en 1841 ?
Comment ! C'est lorsque les honorables MM.
Leclercq et Liedts protestaient, ainsi que tous leurs collègues, que le
ministère, s'il était homogène dans sa composition, n'avait rien d'exclusif,
rien d'intolérant, c'est alors que s'organisait contre lui cette croisade dont
l'honorable M. Dechamps était tout à la fois le Pierre l'Ermite et le Godefroid
de Bouillon ! (On rit.) Oh ! palinodie !
Je veux bien faire la part de l'inexpérience ;
mais il y a des esprits si mal faits, qu'ils vont jusqu'à penser que si, en
1841, les cabinets homogènes paraissaient si désastreux à l'honorable M.
Dechamps, et s'ils lui paraissent si rassurants aujourd'hui, c'est qu'en 1841
le système le laissait à la porte, et qu'en 1846 il l'a mis dans la maison. (Rires nombreux.)
Nous avons donc à nous attendre, suivant
l'honorable M. d'Huart, à une politique mixte. M. Dechamps va bien au-delà. Il
ne s'en tient pas à la politique mixte ; c'est de la politique libérale qu'il
veut faire ; mais j'ai même grand-peur qu'il ne fasse de la politique
extra-libérale. On regrette le cabinet qui n'a pas vu le jour. Je suis tenté de
croire que ces regrets sont une méprise grave. Je m'attends à voir le programme
de l'honorable M. Rogier, non seulement adopté, mais largement dépassé, si
l'influence de M. Dechamps est un peu large, si elle pèse d'un poids un peu
plus grand sur son parti qu'elle n'a pesé lorsqu'il était dans les conseils où
siégèrent successivement MM. Nothomb et Van de Weyer.
« S'il y avait entre nous (disait avant-hier
l'honorable M. Dechamps) des obstacles insurmontables, je comprendrais
l'opposition ; mais je viens de le dire, ce programme écrit du libéralisme
parlementaire, sur les articles duquel je n'ai pas personnellement à me
prononcer ici, pourquoi l'opinion catholique (j'en demande pardon à l'honorable
M. Dubus, c'est l'honorable M. Dechamps qui s'exprime ainsi) ne pourrait-elle
pas le signer ? »
C'est l'honorable M. Dechamps qui a dit cela
avant hier. Il s'agit bien là du programme de M. Rogier et de ses amis. Il
l'adopte avec la seule réserve que voici : « Je n'ai pas besoin de faire
remarquer que lorsque j'accepte le programme de l'honorable M. Rogier, j'en
distrais les questions relatives à la dissolution et aux fonctionnaires. »
Ainsi, messieurs, malgré quelques précautions
oratoires, M. Dechamps adopte, moins les moyens, ce qui est, à la vérité,
quelque chose, M. Dechamps adopte complétement le but, c'est à-dire, le
programme libéral.
Non seulement, le programme de M. Rogier est
adopté par M. Dechamps, mais ce ministre se propose d'engager ses collègues à
le dépasser.
Voyons donc ce qu'il y avait dans ce programme.
La nomination du bourgmestre hors du conseil est
une faculté qui serait maintenue au pouvoir exécutif, avec cette précaution que
jamais on ne pourrait en faire un moyen d'influence politique, c'est-à-dire,
avec l'intervention des députations permanentes.
Je pense que le ministère, au moins l'honorable
M. Dechamps, serait assez disposé à faire cette concession.
La loi du fractionnement, je dois dire que
l'honorable M. Dechamps en a déjà parlé en termes tels que je crois qu'il en a
fait son deuil ; de sa part, le mérite de la concession ne. serait donc pas
très grand. Mais je me permettrai de demander à l'honorable comte de Theux s'il
poussera, lui, l'humilité assez loin pour venir mutiler l'enfant auquel il a
donné la vie avec des efforts assez laborieux. Je demande sur ce point une
réponse à l'honorable comte de Theux. (Rires.)
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je demande la parole.
M. Lebeau. - C'est un point du programme sur lequel
j’interrogerai, non pas l'honorable M. Dechamps (il adopte lui le programme de
l'honorable M. Rogier), mais ses honorables collègues.
Il s'agit de changer la forme de la composition
du jury d'examen universitaire.
Je pense que, sous ce rapport, l'honorable M.
Dechamps se serait encore entendu très facilement, non seulement avec M. Van de
Weyer, mais même avec M. Rogier. Mais je demanderai ce qu'en pense M. Malou
qui, investi de hautes fonctions administratives, s'en est honorablement
dépouillé, pour venir plus librement combattre le projet que MM. Dechamps,
d'Anethan et Nothomb avaient présente sur cette matière. Je demanderai ce qu'en
pense l'honorable comte de Theux qui a si vivement combattu ce projet. Je
demanderai, ou plutôt je ne le demanderai pas, car je le sais parfaitement, (on
rit) ce qu'en pense l'honorable baron d'Huart ?
Voici sur cette partie du programme qu'adopte,
dans son ardeur libérale, l'honorable M. Dechamps, ce que pense son collègue M.
le baron d'Huart.
« Ceux qui veulent enlever aux chambres
législatives, aux représentants directs de la nation toute participation dans
la composition du jury d'examen universitaire, ne sont-ils pas des réactionnaires
et des réactionnaires bien imprudents, puisqu'ils exposeraient ainsi l'une des
plus précieuses libertés constitutionnelles ? »
La thèse est étrange de la part d'un ministre
animé d'un si ardent royalisme.
Vous l’entendez, MM. Dechamps et d'Anethan !
Il ne s'agit pas seulement du présent, il s'agit quelque peu du passé. Vous
n'avez plus à délibérer sur cette partie du programme de l'honorable M. Rogier,
vous l'avez déjà adoptée sous le ministère de M. Nothomb, vous l'avez apportée
avec lui dans cette (page 1136)
chambre ; vous avez donc été, de par votre collègue actuel, d'imprudents
réactionnaires avec M. Nothomb ! Il est vrai que vous avez expié votre
faute avec une humilité, une résignation toute chrétienne. Mais vous avez, M.
Deschamps du moins, subi encore une transformation. Il adopte, lui, le
programme de M. Rogier, il pourrait le signer. Qu'arrivera-t-il maintenant, si
on ne nous apporte pas sur le jury d'examen un projet conforme au programme de
l’honorable M. Rogier qu'adopte aujourd'hui si complétement l'honorable M.
Dechamps ? Ce qui doit arriver, le voici :
Si le cabinet se refuse à déposer un projet sur
le jury d'examen, on s'il en produit un qui soit contraire à l'opinion de M.
Rogier, redevenue celle de M. Dechamps, ce ministre va de nouveau se voir dans
la triste nécessité de retourner sur le banc de député où il s'est enfui, quand
M. Nothomb eut présenté son projet de loi. Mais dans son intérêt, je dois le
prévenir d'une chose : s'il renouvelle l'espèce de bouderie qui a surgi entre
M. Nothomb et lui à cette occasion, de l'humeur et du caractère que je connais
au chef actuel du cabinet, M. Dechamps court grand risque de bouder longtemps,
et beaucoup trop longtemps à son gré. (Hilarité
générale.)
Messieurs, nous avons dans le programme de M.
Rogier et de ses amis d'autres points encore qui n'ont réellement aucune
couleur politique et auxquels cependant nous attachons une grande importance.
Il s'agit de l'augmentation du nombre des membres
des deux chambres, il s'agit de mettre ce nombre en harmonie avec la
population, selon le vœu formel de la constitution, telle qu'elle a été
interprétée et appliquée par le congrès national lui-même ; il s'agit
d'augmenter peut être d'un sixième ou d'un septième les deux chambres.
Je me permettrai de demander, non pas à
l'honorable M. Dechamps seul, mais au cabinet tout entier, et notamment à son
honorable chef, si on adopte aussi cette partie du programme de M. Rogier.
Puisque vous n'êtes divisés que sur la question des moyens, et que sur le but
vous trouvez que le programme est la chose la plus inoffensive du monde, que
ferez-vous de la loi qui doit nécessairement intervenir, si vous voulez rester
fidèles au vœu de la constitution ; que ferez-vous de la question relative à
l'augmentation du nombre des membres des deux chambres ? Je demande au cabinet
des explications précises sur ces différents points.
Messieurs, un des avantages des ministères
homogènes, c'est qu'ils s'appartiennent, c'est qu'on est sûr qu'il n'émanera
rien d'eux qui ne soit dû à l'inspiration la plus indépendante ; c'est qu'ils
n'ont pas de gages à donner, c'est qu'ils ne sont pas tenus en suspicion
permanente par ceux mêmes qui les appuient. Sous ce rapport donc, j'aime mieux
le ministère actuel qu'un ministère soi-disant mixte.
Mais il y a bien assez dans les inspirations les
plus libres, les plus spontanées du ministère qui est devant nous, pour que je
m'inquiète des conséquences de son arrivée au pouvoir. L'honorable M. de Theux,
on l'a dit tout à l'heure, est l'auteur de la loi sur le fractionnement ;
l'honorable M. de Theux trouve sans doute que loin de développer le système
électif, qui est celui de nos institutions, il faut tendre à le restreindre.
C'est ainsi qu'il a reporté de 6 à 8 ans la durée du mandat municipal.
L'honorable M. de Theux est évidemment l'adversaire de la délégation au pouvoir
royal du droit de composer le jury d'examen. L'honorable M. de Theux, en un
mot, est l'apologiste des conventions dont celle qui est connue sous le nom de
convention de Tournay est le type et le modèle. Je puis donc accorder mon
estime aux convictions sincères de l'honorable chef du cabinet ; mais je puis
m’inquiéter, m'effrayer même, avec une grande partie du pays, de ces
convictions, et je puis d'autant plus m'en effrayer qu'elles sont plus
sincères, qu'elles sont plus enracinées dans son esprit.
Longue serait la liste des catastrophes qu'ont
appelées sur un pays des hommes à convictions ardentes et sincères ; MM.
Corbière, de Peyronnet, de Chantelauze, étaient des hommes honorables, à
convictions sincères, des hommes de talent. Je ne pense pas que M. le ministre
des affaires étrangères, dont on connaît la plume élégante et facile, puisse
écrire, contre l'intervention du pouvoir civil en matière d'enseignement, des
pages plus éloquentes que celles de l'ancien garde des sceaux de Charles X à
l'appui des ordonnances de juillet. M. le prince de Polignac lui-même était un
honnête homme ; resté fidèle à ses convictions, il croit encore aujourd'hui que
c'est pour n'avoir pas compris ses intentions et tout le bien qu'il lui
voulait, que la Fronce est livrée à ce qu'il appelle l'anarchie. Voilà où
peuvent conduire parfois les convictions les plus sincères, les plus loyales,
précisément parce qu'elles sont sincères et loyales.
Ces hommes avaient prêté serment à la charte de
1814, comme vous avez prêté serment à la constitution ; et dans les ordonnances
de juillet, savez-vous ce qu'ils voyaient, ce que ceux d'entre eux qui vivent
encore persistent à voir, ce qu'ils écrivent encore aujourd'hui ? Ils disent,
ils écrivent qu'ils ne faisaient que ramener l'application de la charte à ses
véritables principes et à son esprit ; qu'ils sauvaient cette même charte au
lieu de la violer. Voilà avec quelle persévérance les hommes à convictions
loyales et sincères, mais qui comprennent peu l'esprit de leur époque, ou à qui
cet esprit est profondément antipathique, cherchent à réaliser leurs opinions.
Vous ne ferez pas, j'en suis convaincu, de coups
d'Etat ; vous ne vous livrerez pas à des violations directes de notre charte,
j'en ai la conviction ; j'en ai d'ailleurs pour garants non seulement vos
intentions, mais encore les intentions, la prudence, la sagesse de la Couronne
; mais surtout l'attitude, les sentiments du pays tout entier. (Bravo, bravo !)
Non, vous ne ferez pas de coups d'Etat ; mais
que sera votre administration ? Elle sera essentiellement négative et effacée,
une administration, et en me servant de ces mots, loin de moi l'idée de vouloir
blesser des hommes renfermés dans le cercle de leurs honorables et modestes
attributions, une administration de chefs de division.
Mais si vous faites du positif, si vous sortez
de ce rôle purement négatif ; oh ! alors je crains vos tendances bien
connues.
Nous, nous voulons par tous les moyens légaux
l'extension, le développement de nos libertés constitutionnelles ; vous, vous
inclinez vers les moyens de les restreindre. Nous voulons nous, messieurs,
l'élection plus ou moins rapprochée ; vous voulez la retarder, comme vous
l'avez fait dans la loi communale. Vous tendez à fractionner ; nous tendons à
unir.
La dissolution, qui est écrite dans la
constitution, vous voulez en faire une lettre morte ; la dissolution, qui met
le pays en communication avec ses représentants, vous la laisserez subsister
nominalement dans la constitution ; mais vos doctrines, vos actes tendront à en
faire une lettre morte. Ah ! si le renouvellement biennal de cette chambre
n'avait pas été écrit dans la constitution, ce renouvellement, qui est devenu
votre cauchemar, nous ne tarderions pas à voir apporter une loi qui traiterait
la constitution de la chambre comme vous avez naguère traité la constitution de
la commune. (C'est cela !)
En un mot, ce que nous aimons, ce que nous
chérissons, vous vous y résignez, vous le subissez comme un fait de force
majeure.
Et la presse, cette gardienne énergique de nos
libertés, la presser, la plus puissante de nos institutions, la sauvegarde, le
complément de toutes les autres, la presse, on le sait, vous la subissez avec
douleur. C'est une voix appelée à vous commander le respect qui vous le crie :
« La presse est une liberté funeste dont on ne peut avoir assez d'horreur. »
Voilà ce qu'une voix qui parle directement à vos
consciences, vous dit de la liberté de la presse. Aussi ceux d'entre vous qui
sont habitués à exprimer leur pensée avec une entière naïveté nous l'ont dit :
La liberté de la presse est un fait malheureux, déplorable, mais qu'il faut
subir. Nous n'aurons pas une censure légale, mais une censure qui, non
seulement attaque comme c'est son droit, comme c'est son devoir, les livres
immoraux et obscènes, mais qui va jusqu'à s'acharner à des journaux écrits avec
une modération exemplaire et dans lesquels le feuilleton n'a pas même été
introduit. Voilà comment on traite la liberté de la presse.
Dans les emplois, quel est l'esprit qui
présidera aux choix ? Quel est l'esprit qui présidera aux avancements, aux
promotions ? Nous en avons déjà eu quelques échantillons. Je sais que
l’honorable chef du cabinet n'est pas disposé à voir se renouveler les
scandales dont on nous a entretenus naguère, j'en suis parfaitement convaincu.
Mais sa surveillance peut être mise en défaut, la nôtre l'a bien été.
Croyez-vous que dans l'administration, on
connaisse ces détails infimes, d'un ministère à l'autre ? Cela est impossible.
C'est surtout là que l'esprit qui anime le
ministère s'infiltrera de plus en plus, au point même de tout dominer.
Je m'attends donc, non à une lutte ouverte, mais
à une lutte sourde et obstinée contre l'esprit de nos instituions ; je
m'attends à voir revivre, un peu modifié peut être par l’esprit de l'époque,
l'esprit de Vandernoot, et recommencer sa bille contre l'esprit de Vonck,
enrichi de toutes les lumières des cinquante dernières années.
Cette discussion nous a offert le spectacle
d'une recrudescence de royalisme, dont véritablement je suis édifié. Je me
souviens de ce à quoi l'on s'exposait, il y a quelques années, quand on venait
dans cette chambre demander des prérogatives pour le pouvoir royal.
Je vois encore de quel côté sont une grande
partie des adversaires du droit de dissolution des conseils provinciaux, du
droit de dissolution des conseils communaux, du droit de nomination des jurys
d'examen, que mes amis et moi réclamions au péril de notre popularité.
Aujourd'hui, nous y voyons une phalange de royalistes ardents. Vraiment c'est
pour moi un phénomène nouveau et tout à fait inattendu.
Déjà, messieurs, pour la troisième lois depuis
1840, c'est à vous que le Roi devra de n'avoir pas signé son abdication. C'est
pour la troisième fois que le ministère arrive ici avec la prétention de sauver
la royauté d'une menace d'abdication.
Messieurs, qu'il me soit permis de le dire,
après que M. Nothomb, de gaieté de cœur, après que M. Van de Weyer, induit en
erreur peut-être, ont présenté un tel argument, quand nous entendons encore un
pareil langage, à si peu d'intervalle, tenu par les conseillers de la couronne,
nous trouvons, ainsi que l'a dit mon honorable collègue M. Dolez, que c'est
jouer là un jeu bien dangereux. C'est en effet, messieurs, une bien coupable
légèreté, une bien grave imprudence que d'appeler ainsi l'attention publique
sur de délicates et redoutables questions de prérogatives ; car si vous les
exagérez d'un côté, vous pouvez pousser à des exagérations contraire.
Jamais on n'a autant discuté sur les
prérogatives de la Couronne que sous les derniers Stuarts, sous les derniers
Bourbons, que dans les dernières années du règne de Guillaume d'Orange-Nassau
en Belgique. Je ne saurais trop sur ce point m'associer aux avertissements
patriotiques de mon honorable collègue de Mons.
Si je m'arrête un instant sur vos étranges
doctrines du jour, ce n'est pas, croyez-le bien, que je suis assez candide pour
penser que vous prenez bien au sérieux les dangers que vous énoncez ici. Je
crois que vos intelligences dominées par votre position sont complétement
faussées et qu'au fond, revenus à vous-mêmes, vous ne croiriez a aucun des
périls que vous signalez.
L'honorable M. Nothomb, en 1841, disait, en
propres termes, qu'il était, lui aussi, venu au pouvoir pour sauver le Roi
d'une « abdication ». Lui aussi s'est servi de ce mot. La dissolution
immédiate des chambres, ou plutôt la dissolution des chambres après un refus de
concours fait à un ministère (page 1137)
qui n'était pas sorti un instant de son programme de modération et
d'impartialité, était alors regardée comme une abdication. Aujourd'hui, le
thème est usé ; personne ne veut plus l'employer, personne n'y veut plus croire
; mais ou en a imaginé un autre pour la circonstance.
En 18415, on a reconnu formellement, au banc
ministériel, les droits du ministère de 1841 à demander la dissolution des
chambres, présentée par M. Nothomb comme une abdication ; on a de plus
formellement reconnu alors le droit de demander la dissolution pour des cas
déterminés ; on a reconnu que c'était le droit légitime d'un ministère en
arrivant aux affaires. Aujourd'hui, en 1846, on reconnaît encore sans hésitation
que la dissolution immédiate ne porte aucune atteinte aux droits de la
Couronne. Mais on rejette de nouveau la dissolution éventuelle, sauf à
l'admettre un peu plus tard. Oui, cette rétractation des opinions exprimées en
1841 nous présage de nouvelles rétractations.
Ne voyez-vous pas qu'en jetant ainsi sans cesse,
avec cette coupable légèreté, dans nos débats, les questions de prérogatives,
non seulement vous éveillerez les défiances, mais que vous habituez, par vos
rétractations, ceux qui veulent le plus sincèrement le maintien de ces
prérogatives à ne plus croire un mot de ce que vous dites pour leur défense ?
Voici un autre danger. S'il arrivait que vous ne
pussiez garder longtemps le pouvoir, et que des membres de l'opposition fussent
appelés de nouveau à composer un cabinet, dans des circonstances où l'opinion
libérale serait assez forte pour que l'on fût obligé de traiter avec elle, sur
les bases du programme que vous combattez, ne voyez-vous pas que vous auriez
préparé, dans les esprits ainsi égarés par vos sophismes, l'humiliation même de
cette Couronne que vous voulez défendre ?
Voilà à quoi vous vous exposez avec ces
doctrines professées depuis quelques années, dont quelques-unes sont répudiées
aujourd'hui par vous-mêmes, et dont les autres seront peut-être répudiées
demain.
Parlerai-je de cet autre danger qui consiste à
représenter la dissolution, l'appel au pays comme un coup d'Etat, comme une
sorte de révolution ? Ne savez-vous pas que vous énoncez une théorie
révolutionnaire ? Ne savez-vous pas que la dissolution a été constituée
principalement comme un puissant moyen défensif pour la Couronne ?
Ne savez-vous pas que lorsqu'on a voulu porter
atteinte à l'indépendance de la Couronne, on a commencé par nier, par effacer
le droit de dissolution ? Lorsque le Long Parlement préludait, sous Charles
Stuart, à la première révolution de la Grande-Bretagne, savez-vous quel a été
son premier soin, messieurs ? De rendre un bill par lequel il déclarait que la
chambre des communes ne pouvait être dissoute sans son consentement.
Quand les états généraux en 1789 se sont en
quelque sorte organisés en assemblée révolutionnaire, savez-vous quel a été
leur premier soin, non seulement au serment du Jeu de paume, mais dans d'autres
circonstances ? De déclarer qu'ils étaient indissolubles.
Et quand on a voulu, avec des intentions pures,
mais par un défaut d'expérience pratique, constituer une monarchie sous
l'empire des idées de défiance et de réaction contre la royauté, on a refusé
d'inscrire dans la constitution d'alors le droit de dissolution.
Ceux donc qui viennent parler ici de la
dissolution en termes qui la font apparaître comme une crise, comme un coup
d'Etat, prêchent une théorie pleine de dangers, une théorie purement
révolutionnaire.
Messieurs, en Angleterre, la dissolution est le
droit commun ; c'est l'acte le plus naturel, le plus inoffensif qu'il y ait
sous le point de vue constitutionnel. En France c'est exactement la même chose.
Nous voyons aujourd'hui sir Robert Peel, qui a obtenu, dans la chambre des
communes, pour la réforme commerciale qu'il est en train de réaliser, une
majorité de près de 100 voix, disposé à dissoudre les communes, et vous le
voyez d'accord sur ce point avec l'honorable chef de l'opposition, ainsi qu'il
résulte d'une conversation qui a eu lieu récemment dans le parlement anglais.
M. Guizot, qui a eu constamment la majorité
depuis plus de quatre ans, depuis qu'il est au ministère, ne va pas attendre le
renouvellement légal de la chambre. La chambre des députés doit être dissoute
dans le courant de l'année actuelle.
Mais, dit-on, le renouvellement de la chambre
législative, celle qui a l'initiative en matière d'impôt, ce renouvellement est
beaucoup plus fréquent en Belgique qu'en France, qu'en Angleterre. Là le
renouvellement est intégral ; ici le renouvellement partiel l'a emporté.
Messieurs, dans l'état normal je conçois
parfaitement qu'il en soit ainsi. Si un ministère et une majorité incontestée,
non seulement dans le parlement, mais dans le pays, conduisent les affaires, je
comprends parfaitement que l'on attende le renouvellement partiel. Mais, on
vous l'a déjà dit, quand il s'agit d'inaugurer une politique nouvelle, il est
évident qu’alors le ministère qui va se trouver en face d'une chambre composée
sous l'influence de ses adversaires, doit nécessairement, si la Couronne fait
un appel à son dévouement, ou consulter le pays ou prévoir le cas où il aura
besoin de le consulter. Sans cela, messieurs, ce ministère se ferait à bon
droit accuser de la plus inconcevable étourderie, de la plus inconcevable
légèreté. Le poids du pouvoir sur les élections, on peut bien le contester en
théorie ; on peut faire de très belles phrases là-dessus ; mais la part du
pouvoir sur les élections n'est pas niable. Personne de vous ne la niera.
Personne de vous, par exemple, ne niera que la combinaison de 1841 n'a vu le
jour que pour empêcher le ministère qui était alors au timon des affaires
d'exercer quelque influence sur les élections. Personne ne le niera ; ou du
moins personne ne le croira.
Ce droit de dissolution, messieurs, comme le
droit de révocation, sont des points sous-entendus dans tous les gouvernements
réguliers. C'est tellement sous-entendu que c'est pour cela que le ministère de
1841 n'avait songé à stipuler aucune garantie à cet égard. Il a fallu, pour que
le ministère qui a été sur le point de se former songeât à obtenir des
garanties expresses sur ces points, l'expérience de 1841. Il a fallu des
garanties, messieurs, ne fût-ce que pour faire cesser cette funeste présomption
qui a plané sur tous les débats de 1841, que le ministère n'était pas armé des
moyens légitimes de gouvernement.
Messieurs, on est d'accord que la dissolution
immédiate n'était pas contestable. On est d'accord au banc ministériel que la
demande de dissolution immédiate était dans les droits du ministère. Eh bien,
messieurs, le ministère, je le répète, a abandonné cette prétention ; mais il
l'a abandonnée par voie de concession. Si l’on croyait que ce que le ministère
a demandé était un droit plus exorbitant que la dissolution immédiate, on
pouvait lui offrir la dissolution immédiate. Si l'on croyait qu'il portait trop
loin ses prétentions en demandant la dissolution pour différents points, on
pouvait réduire ces points à quelques-uns. On pouvait même offrir au ministère
les concessions dont l'honorable M. d'Hoffschmidt s'était contenté. On prétend,
messieurs, qu'un ministère ne doit jamais exiger que la Couronne engage sa
liberté d'action. Savez-vous où conduit cette théorie ? A ceci : qu'un
ministère, c'est-à-dire le pouvoir responsable, et seul responsable, doit
toujours entrer aux affaires sans conditions. Si la Couronne ne peut s'engager,
si la Couronne doit toujours conserver son entière liberté d'action, je dis
qu'aucune condition n'est possible, parce que l'acceptation d'une seule
condition emporte nécessairement un engagement moral de la part de la Couronne.
Ainsi supposez que le programme, si réduit, si
modéré, de l'honorable M. d'Hoffschmidt, eût été accepté. Eh bien, n'est-il pas
vrai qu'il y avait engagement, non seulement de promulguer la loi sur
l'enseignement moyen, si elle avait été acceptée par la chambre telle que le
ministère l'eût présentée, mais qu'il y avait engagement de dissoudre la
chambre, si la chambre refusait cette loi ?
M. de Haerne. - Je demande la parole.
M. Lebeau. - Ainsi, messieurs, il se serait écoulé plusieurs
mois depuis la promesse de dissolution restreinte au projet d'enseignement
moyen : la réflexion aurait porté la Couronne à changer d'opinion sur
l'opportunité, sur la bonté de ce projet de loi, accueilli, approuvé par elle à
l'entrée du cabinet aux affaires ; les débats des deux chambres l'auraient
éclairée, que la Couronne, pour rester fidèle à l'engagement, tout moral du
reste, qu'elle aurait pris à l'égard du programme de l'honorable M.
d'Hoffschmidt, était évidemment liée. Elle ne pouvait pas, eût-elle changé
d'opinion, refuser sa sanction à la loi, votée comme les ministres la
voulaient, ou renvoyer le cabinet, dans le cas où, après le rejet de la loi, il
eût voulu dissoudre ; non, elle ne le pouvait sans manquer à un engagement
moral.
Mais, messieurs, s'il en pouvait être autrement,
il n'y aurait que des insensés ou des vaniteux de bas étage qui consentissent a
accepter la responsabilité du pouvoir. Aucun homme de sens et de dignité ne
consentirait à devenir ministre. Or, il y a deux choses que tout le monde sait
pourtant ; c'est que la Couronne ne peut se passer de ministres et que nul
citoyen n'est tenu de le devenir. Messieurs, si la question réduite à ces
termes, vous l'acceptez encore, et on l'accepte même au banc ministériel, je
n'hésite pas à dire qu'il ne reste rien de votre théorie, qu'il ne reste plus
de question de principe, qu'il ne reste plus qu'une question de plus ou de
moins.
Or, quand je vois des hommes d'une modération,
d'une réserve portées aussi loin que celles de l'honorable M. Dolez ; quand je
vois l'honorable M. de Brouckere, chargé, après la non adoption de ce programme
si attentatoire à la prérogative royale et auquel il avait donné son adhésion,
chargé deux fois par la Couronne de composer un cabinet, je vous demande où
sont les Olozaga qui auraient opprimé la Royauté ? Mais ce sont des rêves ;
mais personne n'y croit hors d'ici ; mais vous n'y croyez pas vous-mêmes, et je
n'ai qu'un tort, c'est d'être assez ingénu pour revenir encore sur une thèse
qui est décidément épuisée.
Messieurs, et nous aussi, nous voulons la
royauté, et nous aussi, nous sommes les amis de la monarchie. Nous la voulions,
messieurs, en 1830, et alors que nous avions tant à nous plaindre d'un
gouvernement monarchique. Avant la révolution de 1830, j'écrivais que j'étais
partisan sincère de la monarchie, mais déclarant qu'à mes yeux la monarchie anglaise
seule réalisait les théories du véritable gouvernement représentatif. Au
congrès, messieurs, et lorsque la royauté était absente, lorsqu'un instinct de
courtisanerie ne pouvait inspirer personne, au congrès, mes honorables amis et
moi nous nous sommes prononcés ouvertement pour la monarchie constitutionnelle.
Et si nous l'avons fait, messieurs, savez-vous
pourquoi ? C'est qu'à nos yeux il y a dans une monarchie vraiment
constitutionnelle autant de liberté que dans une république, et qu'il s'y
trouve un principe de stabilité de plus. Ce n'est pas, messieurs, que nous
ayons cru, avec ceux qui parlaient de la république comme d'un gouvernement
plus parfait que la monarchie, que la Belgique n'était pas mûre pour un pareil
gouvernement. Nous croyons, nous, que la Belgique est mûre pour toute espèce de
gouvernement qui sait unir l'ordre à une grande liberté. Mais nous ne croyons
pas que la république soit un gouvernement plus parfait que la monarchie
sincèrement constitutionnelle représentative. Nous avons soutenu et nous
pensons encore le contraire. Mais nous croyons qu'avec ses antiques et
libérales traditions, sa profonde moralité, ses sentiments religieux, son bon
sens, la Belgique aurait pu supporter le régime républicain tout aussi bien que
les Etats-Unis d’Amérique. Mais nous n'avions pas oublié au congrès la position
géographique de notre pays. Nous avons vu qu'à la différence des
Etats-Unis, bornés par l’Océan et par
une mer de forêts, la Belgique (page 1138) était au centre des grandes
puissances monarchiques. Nous avions lu l'histoire de la malheureuse Pologne ;
nous savions comment elle a péri ; nous avions la conviction que si, au lieu
d'appeler par l'élection de son roi l'or et l'intrigue de l'étranger, elle
avait mis une couronne héréditaire sur la tête de l'illustre Jean Sobieski, la
Pologne vivrait encore glorieuse et forte ; nous n'avons pas voulu exposer la
Belgique à ces périls, à ces déchirements qui accompagnent toujours, dans un
pays entouré de monarchies, le renouvellement du pouvoir exécutif. Mais si nous
avions cru que nous ne trouverions pas dans la monarchie les libertés que l'on
trouve dans la république, avec une stabilité plus grande, jamais, croyez-le
bien, jamais la monarchie ne nous aurait compté dans ses rangs. (Vive adhésion.)
Je ne terminerai pas, messieurs, sans dire un
mot de ces accusations qui ont encore été renouvelées hier contre l'opinion à
laquelle nous avons l'honneur d'appartenir, et que je vois avec douleur
reproduites chaque matin dans certains organes de l’opinion ministérielle. Je
ne terminerai pas sans dire ce que je disais ici, il y a douze ans, me séparant
alors de la majorité même qui nous appuyait comme ministre, de ce même
libéralisme qui était accusé avec tant d'injustice et de violence sur
quelques-uns de vos bancs.
Non, vous disais-je, le libéralisme n'est ni
réactionnaire ni antireligieux ; C'est la politique de l'avenir, la politique
de la tolérance, la politique de la justice pour tous. Le libéralisme ! mais
c'est la religion politique de presque tous les bienfaiteurs de l'humanité. Le
libéralisme ! c'est la religion politique des Wilberforce, des Howard, du grand
Canning, s'écriant de cette voix éloquente qui faisait tressaillir les opprimés
et troublait les oppresseurs : « Liberté civile et religieuse dans
l’univers ! » Le libéralisme ! messieurs, mais n'est-ce pas lui qui a
émancipe la catholique Irlande ? N'est-ce pas lui qui naguère, par le concours
des Russell et des Peel, a doté le séminaire de Maynooth, malgré les clameurs
de l'intolérance anglicane ; car, malheureusement l'intolérance est de toutes
les sectes et de tous les pays ? N'est-ce pas le libéralisme qui, chez les
protestants les plus éclaires de l’Irlande, s'associe aux efforts patriotiques
d'O'Connell pour arriver à la régénération de ce malheureux pays ?
Oui, un de nos honorables collègues vous l'a dit
en termes magnifiques, le libéralisme n'est pas la théorie du vae victis ! du
malheur aux vaincus ! C'est le progrès ! messieurs. C'est la religion du
progrès ! C'est le soleil du monde moral, qui inonde, qui vivifie tout de ses
rayons bienfaisants. et quand je vois quelques pamphlétaires, plus stupides
encore qu'ingrats, se servir pour l'insulter de la libre plume que le
libéralisme leur a mise dans la main, je suis tenté aussi de faire, comme
quelques-uns de mes honorables collègues, appel à mes souvenirs littéraires, et
de décerner au libéralisme l'hommage de ces beaux vers du poète français :
« Le Nil a vu sur ses rivages
« Les
noirs habitants du désert,
« Insulter par leurs cris sauvages
« L'astre éclatant de l'univers.
« Cris impuissants, fureurs bizarres !
« Tandis que ces monstres barbares
« Poussaient d'insolentes clameurs,
« Le dieu, poursuivant la carrière,
« Versait des torrents de lumière
« Sur ses obscurs blasphémateurs ! »
(Marques
nombreuses d'approbation. - Applaudissements dans les tribunes, vivement
réprimées par M. le président.)
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, dans les séances précédentes nous
vous avons exposé notre programme ; nous avons combattu de programme du 22
mars, et nous croyons avoir ainsi justifié notre avènement au pouvoir. Il nous
reste aujourd'hui à répondre aux griefs que l'on a articulés contre nous ; il
nous reste à vous donner les explications qui nous ont été demandées ; il nous
reste à combattre la théorie d'exclusion qui a été proclamée dans cette
enceinte.
Le principal grief, messieurs, que l’on ait
articulé contre nous, c'est notre fidélité à la majorité, la confiance dont
elle nous a honoré dans le congrès et dans cette chambre.
Oui, messieurs, nous avons été fidèle à la
majorité et quand je dis : la majorité, je n'entends pas parler exclusivement
de l'opinion catholique, j'entends parler également de cette majorité
gouvernementale qui nous a constamment trouvé dans ses rangs, depuis le congrès
jusques aujourd'hui. Ce passé, messieurs, nous ne le renions pas, c'est notre
principal titre d'honneur.
Et depuis quand, messieurs, l'homme issu de la
majorité, qui a joui de sa confiance sans interruption, devrait-il être exclu
de la participation aux affaires publiques ? N'est-ce point là renverser toutes
les théories parlementaires ?
Passant aux autres griefs, nous les rapporterons
les uns à la politique extérieure, les autres à la politique intérieure.
Dans la politique extérieure nous avons fait
souvent preuve de déférence envers les cabinets étrangers. En 1838, nous avons
demandé aux chambres le retrait des lois exceptionnelles de douane portées par
le gouvernement des Pays-Bas contre la France. Je remercie l'honorable orateur
qui a articulé ce grief. Le congrès national, messieurs, a cru devoir donner
une première satisfaction à la France, en retirant quelques-unes de ces mesures
exceptionnelles ; le gouvernement belge, à son tour, a réclamé de la France des
modifications à son tarif des douanes dans l'intérêt de la Belgique. Eh bien !
messieurs, jusqu'en 1836, la France fut inflexible ; jamais elle ne voulut
faire la moindre concession à la Belgique, à moins que toutes les mesures
exceptionnelles, prises par le gouvernement des Pays-Bas, ne fussent retirées.
C'était, disait-on, pour la France une question d'honneur. Eh bien, messieurs,
nous avons soutenu constamment que la Belgique ayant fait le premier pas,
lorsque le congrès national avait retiré quelques-unes de ces mesures, la
France devait faire le deuxième pas, et, messieurs, notre opinion a triomphé en
1836. C'est alors qu'ont paru les premières ordonnances favorables à la
Belgique.
Et, messieurs, c'est un député des Flandres qui
a osé, hier, combattre notre politique commerciale vis-à-vis de la France.
A-t-il donc oublié que les ordonnances de 1836 étaient pour les Flandres un
titre de prospérité ? Oui, messieurs, demandez à toute l'industrie linière, qui
a mérité, à juste titre, nos sympathies, demandez-lui si le retour aux
ordonnances de 1836 ne serait pas pour elle un extrême bonheur. Eh bien,
messieurs, ce n'est qu'après avoir obtenu ces ordonnances que nous avons saisi
la chambre du projet de loi qui retirait les mesures exceptionnelles prises par
le gouvernement des Pays-Bas contre la France.
Le même orateur a parlé de notes diplomatiques
communiquées à la chambre. Il m'a été impossible de saisir son allusion, je
pense cependant qu'il a voulu parler des indemnités. Eh bien, messieurs, dans
cette question encore nous avons résisté aux réclamations unanimes des cabinets
étrangers qui intervenaient en faveur de leurs nationaux. Nous avons soutenu en
droit, et d'après les exemples de l'histoire, que la Belgique n'était point
tenue de la réparation de ces dommages et si, sous un autre ministère, nous
avons accepté la loi des indemnités, ce n'a pas été à titre de dette.
Le traité de 1839, eh bien, messieurs, j'ose
dire que si l'on avait suivi les conseils que nous avions donnés au sein du
congrès lorsque le ministre de la guerre vint faire connaître à l'assemblée
quelle était la situation du pays, quel était le danger de l'irruption d'une
armée hollandaise entre les deux corps de notre armée, celle irruption du mois
d'août n'eût pas eu lieu. La Belgique a été trop confiante ; elle s'est reposée
sur l'appui que toutes les cours avaient donné à notre jeune royauté ; elle
n'avait point cru qu'en présence de tous ces appuis, une violation de notre
territoire fût encore possible. L'événement a malheureusement prouvé le
contraire.
Le traité de 1831, messieurs, nous ne l'avons
pas proposé ; nous ne faisions point alors partie du gouvernement, mais nous
l'avons accepté comme membre de la chambre. Et ce traité peut-on nous faire un
grief de n'avoir pas pu en obtenir la modification en 1839, en ce qui
concernait le territoire ? Comment, messieurs, lorsque non seulement le
gouvernement français, mais les deux chambres françaises n'ont pas cru pouvoir
accorder cet appui à notre demande de protection, comment aurait-il été au
pouvoir du gouvernement belge d'empêcher l'exécution de cet acte ?
Plusieurs d'entre nous, messieurs, avaient fondé
les plus grandes espérances sur la politique de certains hommes éminents en
France, qui paraissaient destinés à occuper immédiatement le pouvoir ; eh bien,
qu'a-t-on vu ? Le zèle de ces amis politiques se refroidissait à mesure qu'ils
approchaient du pouvoir. Voilà, messieurs, la vérité ; et quand la Belgique
a-t-elle finalement cédé ? C'est lorsque, après une discussion solennelle dans
les deux chambres, en France, le gouvernement de ce pays s'est associé aux
autres cabinets pour nous signifier de commun accord l'arrêt final ! Se refuser
alors à l'exécution du traité, c'était appeler tous les maux sur les deux
demi-provinces qu'on était obligé de céder ; c'était renoncer à tous les
avantages financiers que consacrait le traité de 1839, mis en parallèle avec
celui de 1831, c'était, messieurs, placer dans la situation la plus désastreuse
nos établissements financiers et industriels dont la crise funeste préoccupait
déjà le pays.
Vous avez, dit-on, réhabilité la trahison !
encore à l'instigation de l'étranger. Non, messieurs, nous n'avons point
réhabilité la trahison. La trahison est toujours restée pour nous la trahison.
Mais des clauses d'amnistie se stipulent dans tous les traités de ce genre.
Nous avons cru, messieurs, faire une saine application du traité de 1839, nous
avons cru devoir en faire l'application la plus large, parce que nous avions
intérêt, le plus grand intérêt à prévenir toute espèce de réaction, soit dans
le Limbourg, soit dans le Luxembourg.
Nous passons, messieurs, aux griefs qui
concernent la politique intérieure.
Comment, dit-on, vous avez pendant plusieurs
années prêté votre appui à un ministère mixte et vous avez consenti à la
formation d'un ministère homogène ! Eh bien, messieurs, nous devons le
déclarer, en aucune circonstance nous n'avons professé de théorie absolue sur
la formation d'un ministère, parce que nous savons par expérience, par une longue
observation, que les ministères ne se forment point d'après les données de
certaines théories, mais d'après les circonstances. Pour former un ministère,
il faut le consentement, le concours des hommes politiques et, messieurs, ce
concours est, la plupart du temps, subordonné aux circonstances. Si tant de
tentatives infructueuses n'eussent pas été faites dans les circonstances
présentes, eh bien, messieurs, nous n'eussions pas voulu prendre sur nous de
donner le signal de l'avènement d'un ministère homogène. Cependant, je dois le
déclarer, je n'ai, en théorie, aucune objection à faire contre un ministère
homogène. J'admets un ministère homogène aussi bien qu'un ministère mixte ; je
ne veux pas plus l'exclusion d'un ministère mixte que l'exclusion d'un ministère
homogène. La bonté intrinsèque d'un ministère est dans les hommes qui le
composent, dans les principes qu'il professe.
Le premier acte de notre administration a été,
dit-on, de rétablir au ministère un cabinet particulier que l'on a qualifié de
cabinet noir. Cette qualification était de nature à faire une certaine
sensation ; mais, messieurs, cette qualification ne nous effraye point, nous
vous ferons connaître ce que c'est que l'organisation du cabinet qualifié de
noir. Ce cabinet, messieurs, nous le justifierons en théorie, mais auparavant
nous vous ferons connaître certain acte qui vous prouvera que notre opinion est
partagée par les hommes (page 1139)
politiques qui occupent le premier rang dans l'opposition. Nous nous sommes
procuré le règlement général d'organisation du ministère des travaux publics
sous l'honorable M. Rogier et nous y lisons ce qui suit, sous la ru-torique
Cabinet :
« Art. 3. Indépendamment des affaires que le
ministre se réserve d'y faire traiter, les attributions du cabinet sont réglées
de la manière suivante :
« Lettres, dépêches, missions d'une nature
officieuse ou toute confidentielle, correspondance officieuse ou confidentielle
du ministre avec le cabinet du Roi et la liste civile ; avec les ministres, les
membres du corps diplomatique, les sénateurs et les représentants ; revue de la
presse et renvoi au secrétariat général et aux chefs de service de tout article
qui concerne l'un des objets rentrant dans leurs attributions.
« Pendant les sessions législatives, le cabinet
est chargé de suivre les débats, tant pendant les séances que dans le Moniteur,
et de tenir le département attentif à toutes les observations ou circonstances
parlementaires qui peuvent le concerner. »
Quant à moi, j'approuve ce règlement formulé par
l'honorable M. Rogier et c'est dans ce sens que j'ai constamment compris
l'existence d'un cabinet particulier au ministère de l'intérieur. J'ajouterai
qu'en 1831, au moment même de la révolution, nous avons trouvé un secrétaire de
cabinet au ministère de l'intérieur. En 1840 notre honorable président devenu
ministre de l'intérieur a conservé mon secrétaire et ses attributions, et moi
je viens de reprendre le secrétaire de l'honorable M. Nothomb, persuadé qu'il
s'était assuré de son savoir et de sa discrétion.
1° Mais, n'est-il pas anormal que le ministre de
l'intérieur reçoive de MM. les gouverneurs, leurs rapports confidentiels, ainsi
que les rapports confidentiels des commissaires d'arrondissement, que ces
rapports soient intitulés : « Cabinet », et que le ministre de
l'intérieur y réponde par des lettres de division ? N'est-ce pas leur dire que
c'est à tort qu'ils considèrent ces sortes d'affaires cornue ayant un caractère
confidentiel ? Mais, je vous le demande, si vous étiez appelés à donner au
gouvernement une opinion franche sur tel ou tel candidat, vous exposeriez-vous
à signaler les défauts, tout ce que peuvent avoir de reprochable certains
individus ? Mais ne serait-ce pas nous exposer à toutes les vengeances ?
Remarquez, messieurs, que les personnes les moins recommandables sont aussi
ordinairement les plus audacieuses.
Je dis donc, que j'ai toujours considéré comme
un devoir d'avoir un secrétaire particulier. Mais, ne croyez pas que ce cabinet
particulier soit le réceptacle des dénonciations ou des mauvaises
recommandations. En aucune manière. Si des informations particulières nous sont
données nous les transmettons par la voie du cabinet à MM. les gouverneurs pour
qu'ils prennent les informations convenables.
Voilà, messieurs, comment se passe une administration
régulière. Mais ce fait se passait également, je dois le dire, sous le chef de
la première direction, qui sous mon honorable prédécesseur, M. Van de Weyer,
était chargé de cette partie du service. On envoyait à la direction les notes
favorables ou défavorables à certains candidats. Et ici je dois le dire en
passant, ce n'est aucunement par défiance envers le fonctionnaire placé à la
tête de la direction, que j'ai rétabli les attributions du cabinet ; nous
l'avons fait non seulement parce qu'il faut qu'il y ait de la discrétion dans
l'administration supérieure mais parce qu'il faut que tous les fonctionnaires
en rapport avec l'administration supérieure aient la certitude, ne fût-ce que
par l'intitulé seul de la correspondance, que leurs dépêches ne sont point
livrées à l'indiscrétion qui peut naître de la circulation dans la longue
filière des bureaux.
Le deuxième grief, messieurs, c'est la
composition du jury d'examen. A notre entrée au ministère, le projet était
préparé par l'honorable M. Van de Weyer. Il n'était point revêtu de la
signature royale. Nous avons cru que nous pourrions accepter la responsabilité
de ce travail sans en faire un examen trop détaillé. D'abord pour répondre aux
critiques de l'honorable député de Bruxelles qui n'est point présent ici, nous lui dirons qu'aucun nom appartenant à
l'université libre n'a été rayé de la liste. Nous ajoutons que chacun de ces
titulaires est resté dans le jury pour lequel il avait été proposé par mon
honorable prédécesseur. Je pense donc que vis-à-vis de l'opinion qui protège
l'université libre nous sommes, comme le disait hier un honorable membre,
blancs comme neige. Il est vrai que nous avons fait un changement en ce qui
concernait l'université de Liège, et voici ce changement. Pour le jury de
médecine un membre qui n'appartenait point aux universités était porté sur la
liste : nous l'avons rayé en le remplaçant par un membre de l'université de
Liège et nous avons rayé, du jury pour le doctorat en droit, le nom d'un membre
de l'université de Liège, que nous avons remplacé par un membre de l'université
de Louvain.
Un membre. - Un de vos amis.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Un de mes amis, c'est très vrai, mais un
homme très capable de remplir cette mission et dont je croyais la présence
nécessaire à la bonne composition du jury.
Passant, messieurs, aux griefs anciens, je
commence par ceux qui ont été articulés par l'honorable M. Fleussu. Nous avons
mal exécuté la loi sur l'enseignement supérieur ; nous avons laissé se
désorganiser les universités de l'Etat, et en particulier l'université de
Liège. Déjà, messieurs, plusieurs fois il a été tenu des discours qui tendent à
jeter la déconsidération sur les universités de l'Etat, et ces discours sont
sortis de la bouche de personnes qui auraient dû surtout prendre à tâche de
maintenir la considération et la confiance dans ces universités. Messieurs,
c'est nous qui avons toujours pris à tâche de défendre les universités de
l'Etat et de leur conserver la confiance des pères de famille.
Comment ! messieurs, on critique les mesures
administratives que nous avons prises. Nous faisons appel à MM. les
administrateurs des deux universités, à MM. les recteurs que nous avons chargés
du soin de diriger ces deux établissements, et nous sommes assurés de recevoir
de leur part les témoignages les plus honorables. Déjà, messieurs, depuis notre
rentrée au ministère, ces témoignages ne nous ont pas fait défaut, et j'ose
dire qu'au point de vue administratif des universités, notre. retour a été
accueilli avec plaisir.
Comment ! nous n'avons pris aucune mesure
pour faire fréquenter les cours ! Mais l'honorable membre n'ignore pas qu'aux
termes de la loi, les élèves peuvent se borner à prendre inscription à certains
cours, qu'ils ne sont pas obligés de prendre inscription à tous les cours sur
lesquels les examens doivent porter.
Nous avons fait tout ce qu'il était en notre
pouvoir de faire. Aux termes d'un arrêté royal en date du 3 décembre 1835,
porté pour assurer l'exécution de la loi, les élèves sont tenus de fréquenter
assidûment les cours auxquels ils sont inscrits. Les professeurs peuvent
s'assurer de leur présence» par un appel nominal ou de toute autre manière ; et
par une instruction ministérielle, nous avons confié aux recteurs et aux
administrateurs-inspecteurs le soin de faire connaître aux parents toutes les
absences de leurs enfants ; de cette manière, nous avons appelé sur la
fréquentation des cours par la jeunesse universitaire l'attention des autorités
académiques et celle des parents mêmes des élèves.
Après ces explications, j'aime à croire que ce
grief aura disparu, au moins dans vos esprits.
J'oubliais cependant d'ajouter qu'en 1838 nous
avons présenté à la chambre un projet de loi tendant à obliger les élèves à
s'inscrire à tous les cours, sur lesquels les examens devaient porter, et à les
obliger de fréquenter ces mêmes cours.
Si, depuis que nous avons quitté le ministère,
il y a eu quelque relâchement, c'est une chose que j'ignore, mais dans tous les
cas, on voudra bien ne pas nous imputer les faits qui peuvent s'être passés
depuis 1840.
Je passe à deux autres griefs relatifs à loi
communale, le fractionnement, le mandat de huit ans.
Messieurs, nous sommes auteurs de la proposition
du fractionnement ; mais en faisant cette proposition, nous étions forts de
l'autorité de deux pays que nous pouvons considérer jusqu'à présent comme nos
maîtres en institutions politiques. La Grande-Bretagne a introduit le
fractionnement, tel que nous l'avons proposé ; la France, depuis la révolution
de juillet, a adopté la même mesure ; nous avons cru sincèrement que cette
mesure était bonne en pratique, comme nous la croyons bonne en théorie.
Maintenant, nous n'hésitons pas à convenir que, dans la pratique, il s'est
révélé quelques inconvénients ; mais à côté de ces inconvénients, il reste
toujours l'avantage d'une représentation plus égale de chacune des fractions du
territoire d'une grande ville, et la facilité des opérations électorales.
Au surplus, nous ne voulons pas insister sur
cette question ; nous voulons seulement dire que si l'expérience venait à
démontrer que nous avons été induits en erreur, et que la loi sur le
fractionnement ne porte par les fruits que nous devons en attendre, nous avons
pu procéder ainsi, nous fondant, d'une part, sur les principes, et d'autre
part, sur l'autorité des exemples que nous avaient donnés la Grande-Bretagne et
la France.
Le mandat de huit années !... C'est dans cette
discussion que ce grief a été articulé pour la première fois.
Si c'était une faute, messieurs, vous auriez
tous à vous la reprocher, au moins vous tous anciens membres de la chambre, car
ce projet de loi a été voté dans cette enceinte, comme au sénat, sans qu'une
seule parole ait été prononcée pour le combattre ; il n'y a pas eu un seul
opposant dans les deux chambres.
M. Delfosse. - J'ai voté contre.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - J'étais donc dans l'erreur sur le compte de
l'honorable M. Delfosse, et j'accueille volontiers sa rectification.
M. Delfosse. - Je ne suis pas le seul.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je croyais, d'après mes souvenirs, que la
loi avait été adoptée à l'unanimité dans les deux chambres ; en tout cas, il
n'y a pas eu d'opposition dans les discours.
M. Delfosse.- On était fatigué, on avait discuté pendant une
semaine.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Peu importe, au reste, que nous trouvions
aujourd’hui quelques contradicteurs sur ce point ; nous croyons avoir procuré
aux communes un véritable bienfait, en éloignant un peu les époques
d'agitation, et nous sommes assurés, nous ne craignons pas de le dire, que si
nous devions consulter les électeurs sur une pareille question, ils nous
répondraient : « Nous sommes satisfaits de la prolongation du mandat »
Nous ajouterons que cette disposition est encore
utile à la bonne administration des communes, attendu que les mutations trop
fréquentes dans le personnel des administrations communales entraînent
nécessairement à leur suite de graves inconvénients.
L'honorable député de Liège nous a parlé de la
loi de l'enseignement moyen. Nous avons, messieurs, agi, en vous communiquant
notre programme, comme l’avait fait le ministère de 1840-1841 qui a obtenu
toutes les sympathies de l'opposition, et je dirai même, dont une partie aurait
aussi obtenu les sympathies de l'ancienne majorité.
Ce ministère n'avait pas annoncé l'intention de
retirer la loi de 1834. En effet, l'honorable M. Rogier, qui avait alors
l'instruction publique dans ses attributions, se serait bien gardé d'une
semblable mesure, alors que le (page 1140) projet de 1834 avait reçu de la part de
l'honorable membre, au moment de sa présentation, les éloges les plus complets,
des éloges sans réserve, alors que l'honorable membre avait rendu justice à l'esprit
de conciliation de chacun des membres de la commission qui avait été nommée sur
sa proposition, et dont nous avons eu l'honneur de faire partie.
L'honorable M. Rogier a dit, à cette époque : «
Un rapprochement se fait entre deux opinions qui se croyaient à une grande
distance ; nous sommes heureux de ce rapprochement. » Ce que disait l'honorable
membre était vrai : un grand rapprochement s'était opéré, dans le sein de cette
commission, entre des hommes politiques qui croyaient avoir des opinions plus
divergentes qu'elles ne l'étaient en réalité. C'est ainsi que nous nous sommes
trouvé parfaitement d'accord avec l'honorable M. Ernst, alors membre de
l'opposition, élu par la ville de Liège, ancien professeur de l'université de
cette ville, et avec l'honorable M. Devaux qui a toujours pris un intérêt
particulier à l'instruction publique.
Cet accord a été tel qu'il fut, je dois
l'avouer, l'origine du ministère de 1834, car c'est à la suite de la rédaction
du projet de loi sur l'enseignement public, que l'honorable M. Ernst et moi
nous avons pu nous entendre sur la formation d'un cabinet.
Toutefois, nous voulons bien ne point nous
renfermer dans cette déclaration à laquelle cependant nous aurions le droit de
nous tenir, que le gouvernement fera tous ses efforts pour que le projet de loi
sur l'enseignement moyen soit discuté et adopté avec un esprit de patriotique
conciliation. (Interruption.) C'était
aussi la déclaration qui était contenue dans le discours du Trône, à l'ouverture
de la session de 1840-41 ; ces expressions peuvent donc être accueillies avec
faveur.
Deux systèmes sont en présence, en ce qui
concerne l'enseignement moyen ; le système communal et un système plus central.
Le projet de 1834 était le système particulièrement communal ; le gouvernement
ne se réservait que la faculté d'établir trois athénées ; tous les autres
établissements d'enseignement moyen étaient abandonnés à la libre
administration des communes.
Messieurs, si le maintien du système communal
doit être un acte de conciliation, nous nous associons encore à cette mesure ;
si, au contraire, on considère comme moyen de conciliation une plus grande
centralisation, en ce sens que le gouvernement ait l'administration de quelques
athénées en plus, eh bien encore, par esprit de conciliation, nous sommes prêts
à adopter ce système.
Quant aux détails de la loi, nous croyons devoir
nous abstenir, pour le moment de toutes explications ultérieures ; en voici le
motif : c'est que notre pensée ne pourrait être sainement appréciée qu'autant
qu'elle fût formulée dans un ensemble de dispositions, et qu'en vous
manifestant seulement quelques parties de notre pensée, nous attirerions la
discussion sur quelque chose d'incomplet ; nous amènerions encore cet autre inconvénient,
de provoquer des discussions anticipatives et conséquemment inutiles.
La marche que nous comptons suivre est celle qui
a été indiquée dans le programme, c'est celle qui a été suivie pour l'examen de
tous les autres projets de loi. Le gouvernement a rempli son devoir, en
saisissant la chambre d'un projet de loi, la chambre a rempli en partie le
sien, en examinant ce projet dans les sections. Maintenant nous invitons la
section centrale à formuler son travail ; quand le rapport de la section
centrale sera déposé, nous viendrons vous soumettre les amendements que nous
jugerons utiles, de manière que la chambre puisse les apprécier dans toutes
leurs conséquences, avant d'aborder la discussion du projet...
M. d’Elhoungne. - Je demande la parole pour une motion d'ordre.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Et nous espérons que cette marche aura de
bons résultats. Dans tous les cas, c'est la marche la plus simple : la chambre
étant saisie d'un projet de loi, le gouvernement a rempli son devoir, et
personne ne peut exiger que le gouvernement interrompe l'examen de son projet
et dépose des propositions nouvelles.
Telles sont, messieurs, nos explications sur les
demandes de l’honorable M. Fleussu.
Messieurs, l'on a combattu ce que nous avons dit
du programme du 22 mars. On a soutenu que ce programme était normal, qu'il n'y
avait aucune atteinte, même indirecte, à la prérogative royale. Déjà, nous
dit-on, un ministère libéral avait été abandonné par la Couronne ; force était
à un nouveau ministère libéral de s'assurer des conditions d'existence, force
était au ministère libéral de s'assurer la faculté de dissoudre les chambres
jusqu'aux élections de 1847. Ces propositions sont claires, sans doute, elles
ne forment pas un contrat, il ne se passe pas de contrat entre la Couronne et
le ministère ; mais ce n'en étaient pas moins des conditions à accepter par la
Couronne, imposées par le ministère, des conditions connues de la nation ;
c'étaient des conditions qui devaient avoir pour objet de découvrir la
Couronne....
M. Rogier. - Qui vous dit qu'elles dussent être connues de la
nation ?
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - II est bien certain que si vous fussiez
arrivé au pouvoir, vous nous eussiez donné connaissance de votre programme.
M. Rogier. - Qui vous a dit cela ?
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Parce qu'on vous l'eût demandé En effet, je
ne conçois pas qu'on fasse un programme mystérieux. Ce serait là une politique
à laquelle la franchise de l'honorable député d'Anvers ne nous avait pas
habitués. Je crois que ces observations se produisent sous l'influence des
attaques que je dirige contre son programme ; j'ai la conviction qu'il nous
aurait communiqué le programme qu'il avait présenté à Sa Majesté.
C'était, dit-on, une politique nouvelle ; force
donc était à la Couronne d'acquiescer à la dissolution des chambres si la
politique nouvelle ne convenait pas à la majorité. Nous avons d'abord émis des
doutes sur les intentions de la Couronne, d'inaugurer une politique nouvelle ;
nous avons pensé que la Couronne devait avoir été induite en erreur sur les
assurances souvent émises dans cette enceinte qu'un ministère de gauche pouvait
avoir la majorité dans les chambres telles qu'elles étaient composées. Il
l'aurait eue, dit un honorable membre. Mais alors pourquoi ce luxe de
précautions vis-à-vis de la Couronne. Alors tombe l'excuse de l'inauguration
d'une politique nouvelle. Mais je suppose qu’il en fût ainsi, qu'il s'agit
d'inaugurer une politique nouvelle ; mais alors, il y avait un moyen franc,
irréprochable, c'était de dire à la Couronne : Nous ne pouvons pas accepter le
pouvoir sans qu'il y ait une dissolution immédiate des chambres. Nous n'avons
jamais contesté le droit de dissoudre les chambres, nous avons toujours reconnu
que la dissolution était une garantie nécessaire donnée à la Couronne contre
les empiétements parlementaires.
Aujourd'hui, nous répétons encore cette
doctrine. Mais nous disons qu'entre le droit de dissolution et l'opportunité de
l'exercice de ce droit, il y a un examen à faire et que cet examen doit être
fait librement par la Couronne, qu'elle ne peut pas se dépouiller de ce libre
examen. Messieurs, aucun de mes collègues n'a contredit cette doctrine ; j'ai
suivi attentivement leurs discours ; ce qu'ils ont dit s'adressait à d'autres
hypothèses ; mais quant aux principes qui ont été défendus, nous avons été
unanimes, et nous sommes encore unanimes au sein du cabinet.
Nous avons soutenu surabondamment que ce
programme portait atteinte à la dignité, à l'indépendance parlementaire, nous
ne développerons plus cette pensée. Nous ajouterons que dans cette discussion,
pour combattre avec plus de succès un ministère pris pour la plus grande partie
dans l’opinion parlementaire qu'on est convenu d'appeler catholique, on a cru devoir
proclamer l'ostracisme contre cette opinion.
En effet, on ne nous a pas dit : Vous n'avez pas
la confiance de la majorité de cette chambre, mais on nous a dit : Par cela
seul que vous avez siégé, dans cette fraction que nous appelons catholique,
vous êtes inhabile à gérer les affaires du pays. Eh bien, c'est là encore une
violation de l'esprit de la Constitution. Si le congrès national eût voulu
exclure une fraction considérable, je crois même la plus considérable du pays,
de toute participation au gouvernement, il eût, à l'imitation d'une
constitution d'un pays voisin, heureusement modifiée aujourd'hui, exigé de
cette fraction un serment politique qui l'eût empêchée d'exercer des fonctions
publiques parlementaires ou gouvernementales. Là il y eût eu franchise.
Mais en l'absence de cette disposition, quand on
se dit partisan de toutes les libertés, venir proclamer dans le parlement que
certaine opinion est inhabile à gouverner le pays, qu'elle ne peut le gouverner
sans amener sur lui de grandes calamités, je dis que c'esl là un système
d'ostracisme.
Comment, nous nous proclamons les amis sincères
de la Constitution, de la liberté de toutes les opinions, de la liberté
religieuse, et vous venez prononcer cet ostracisme ! Veuillez réfléchir à cette
contradiction. N'oubliez pas que nous avons avec vous pris part à la confection
de la Constitution, et que si elle renferme des garanties pour nos opinions,
elle en renferme aussi pour les vôtres.
Un cabinet de notre opinion ne peut, dit-on,
être modéré ni progressif. Veuillez en entendre les raisons. Pourquoi donc ?
Quoique la liberté de la presse soit proclamée par la Constitution, l'autorité
ecclésiastique a prohibé la lecture de certains livres, de certains ouvrages
périodiques, de certains journaux. Mais s'agit-il là d'une mesure
gouvernementale, d'une mesure parlementaire ? Certainement non ; quand vous
vous êtes réservé le droit de publier vos opinions par la presse, vous avez
laissé aux opinions religieuses de quelque nature qu'elles soient, le droit de
publier les leurs ; ce droit est consacré par la Constitution ; libre à qui que
ce soit de ne pas suivre ces opinions de l'autorité religieuse, jamais le
gouvernement ne vous fera une loi, une obligation de vous y conformer. En
proclamant la liberté de la presse et des opinions, vous avez dû vous attendre
à ce que des opinions diamétralement opposées aux vôtres seraient professées et
proclamées par d'autres.
La modération, dit-on encore, n'est pas dans
notre bouche une parole grave. Nous avons fait partie du ministère qui a eu la
plus longue durée, qui a obtenu l'honorable appui des membres les plus éminents
de la gauche actuelle, d'un ministère qui a reçu de l'honorable M. Dolez un
témoignage dont je me fais honneur ; ce ministère était modéré dans sa composition,
comme il l'a été dans ses actes. En effet, ce ministère était essentiellement,
éminemment mixte, il renfermait les hommes les plus influents des trois
fractions de cette chambre.
Ce ministère n'a-t-il pas fait passer dans les
chambres une allocation au budget du département de l'intérieur pour le culte
anglican ? Voilà un fait de modération et de modération religieuse, un fait qui
n'a d'exemple dans aucun autre pays, car je défie de citer un pays où le culte
de l'étranger différent du culte de la majorité du pays où il s'exerce, soit
rétribué sur les fonds du trésor. Cet acte, c'est moi qui en ai personnellement
pris l'initiative.
La ville de Bruxelles avait érigé une université
libre ; on supposera que nos opinions ne lui sont pas favorables.
Avons-nous refusé d'approuver le budget de la
province qui renfermait une allocation considérable pour cet établissement ?
N'avons-nous pas pris l'initiative de la négociation avec la ville de
Bruxelles, pour obtenir en sa faveur un subside considérable sur les fonds de
l'Etat, subside qui a rétabli ses finances et l'a mise à même de soutenir dans
le présent et dans l'avenir, cet établissement auquel on nous suppose
antipathique ? Plus tard, quand (page
1141) la convention est venue en discussion dans cette chambre, ne lui
avons-nous pas prêté l'appui de notre parole et de notre vote ? Ne pouvons-nous
pas nous vanter d'avoir fait passer cette loi au profil de la ville de
Bruxelles ?
Messieurs, comme titre, comme preuve de notre
modération, nous dirons encore que nous avons démontré qu'un système
d'intimidation est antipathique à nos mœurs comme il l'est à nos institutions,
et en parlant ainsi, nous avons pris l'obligation vis-à -vis de la chambre et
du pays, de persister dans cette opinion non pas seulement dans les circonstances
actuelles, mais à jamais dans l'application des principes que nous avons
défendus.
Notre ministère ne peut être progressif ?
D'abord entendons-nous sur le mot de progrès.
Sans doute, messieurs, que pour être progressif il n'est pas nécessaire d'être
antipathique au clergé, à la religion que professe la majorité de la nation.
J'aime à croire que presque tous les membres de la gauche sont d'accord avec
moi sur ce point. J'aime à croire encore que par le mot progrès on n'entend pas
une hostilité ni au culte ni au clergé. Eh bien, du moment que l'on accepte
cette définition, je dis. messieurs, que nous pouvons accepter dans toute la
latitude de sa signification, le mot de progrès. Car nos honorables
contradicteurs n'entendaient pas jeter la nation dans une grande et longue
expérience de nouveautés. Ils ont compris, comme nous, que la nation a besoin
d'ordre aussi bien que de liberté.
Mais quand donc avons-nous refusé à tenir compte
des faits nouveaux qui se sont produits dans le pays, soit quant aux intérêts
moraux, soit quant aux intérêts matériels ? N'avons-nous pas en toute occasion
prêté notre concours à l'appui que le gouvernement, que le parlement voulait
donner à ces divers intérêts ?
Messieurs, c'est ainsi que je pense que le
progrès sérieux, parlementaire, gouvernemental, doit être compris. C'est
l'étude des besoins nouveaux qui se produisent dans le pays, c'est l'étude des
améliorations que nous indiquent les nations voisines également avancées dans
la civilisation.
Les élections des grandes villes, a-t-on dit, ne
sont pas favorables à votre gouvernement.
Messieurs, cet argument n'a rien de sérieux.
Dans quels pays les grandes villes ont-elles l'habitude de se ranger du côté du
gouvernement ? Presque nulle part. D'ordinaire les élections des grandes villes
sont en faveur de l'opposition, si ce n'est dans les temps rares de crise
politique.
Messieurs, arrivez aux affaires ; gouvernez
pendant quelques années, gouvernez pendant sept ou huit ans, et alors nous
verrons si vous aurez encore l'assentiment du corps électoral des grandes
villes. Déjà, nous avons vu par expérience qu'un ministère libéral n'obtenait
pas toujours l'approbation des grandes villes aux élections, nous avons vu des
ministres libéraux éliminés par les grandes villes.
Mais, dit-on, les grandes villes doivent
gouverner, parce qu'elles ont l'intelligence des hautes questions politiques.
Assurément, messieurs, si les hommes qui sont
appelés à gouverner, qui sont élus par d'autres districts, étaient de bons et
simples cultivateurs, de bons et simples négociants qui jamais n'ont fait
l'étude des questions politiques, oh ! alors sans doute vous aurez raison ; les
élus des grandes villes devraient avoir la préférence. Mais, messieurs, il n'en
est pas ainsi. Veuillez savoir que les députés élus par d'autres districts, par
les districts les moins populeux, ont tout aussi bien l'intelligence,
l'éducation des grandes villes que les élus des grandes villes elles-mêmes.
M. Dolez. - Je n'ai pas parlé des élus, mais j'ai parlé des
électeurs.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Mais si les éleveurs des grandes villes ou des
districts ruraux élisent des hommes qui ont l'intelligence des affaires
politiques, vous devrez au moins convenir que les électeurs de ces petits
districts ne sont pas des imbéciles ?
Je prends pour exemple la province de
Luxembourg, où il existe le plus grand fractionnement des élections. Eh bien,
messieurs, cette province s'est constamment honorée par les hommes politiques
qu'elle a députés dans cette enceinte. La province de Luxembourg n'a-t-elle pas
député l'honorable M. Nothomb ? l'honorable M. d'Huart ? l'honorable M.
d'Hoffschmidt qui devait faire partie du cabinet du 20 mars ? l'honorable M.
Willmar.
Un membre. - L'honorable M. Orban.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Soit, messieurs, j'accepte cette addition ;
vous voyez que la province de Luxembourg a eu soin de se partager largement
d'hommes distingués par leurs qualités politiques.
On a été jusqu'à prononcer le nom du district de
Hasselt, messieurs. Pour moi je me fais un honneur tout particulier d'avoir
reçu constamment les suffrages de cet arrondissement. Cet arrondissement a
député dans cette enceinte le président du congrès, l'honorable baron Surlet de
Chokier. Le Limbourg l'a constamment envoyé aux états généraux où il occupait
une position très distinguée.
Ce même arrondissement de Hasselt a encore
envoyé au congrès l'honorable M. Charles de Brouckere successivement ministre
des finances et de la guerre.
Messieurs, veuillons faire abstraction de cet
esprit de localité et disons que tout homme qui, par ses études, par son
éducation, est habile à gérer les affaires du gouvernement, peut le faire, quel
que soit le district qui l’a député dans cette enceinte.
Notre ministère, dit-on, ne peut pas être
conservateur. II doit être le signal d'une grande agitation, peut-être même de
grands malheurs.
Messieurs, nous avons toujours eu la plus grande
confiance dans l'avenir du pays. Nous osons le dire, parce que souvent cette
confiance a reçu de grands éloges. Oui, depuis 1830 jusqu'aujourd’hui, et aujourd'hui
comme en 1830, nous avons la plus grande confiance dans l'avenir du pays. Nous
ne craignons pas, messieurs, cette agitation, ces désordres dont on nous
menace, soit que nous soyons au pouvoir, soit que nos adversaires politiques y
entrent à leur tour.
Comment, messieurs, nous serions un signal de
malheurs !
El pourquoi ? Parce que nous appartenons, comme
on l'a dit, à l'opinion catholique. Mais, messieurs, a-t-on donc oublié que
c'est précisément aux sentiments religieux de la nation que l'on doit les
institutions libres dont nous jouissons ? Sans cet esprit, messieurs, je ne
crains pas de le dire, car j'en ai souvent fait la remarque, nos institutions
seraient impossibles dans leur application. Je défie quelque pays que ce soit,
où le sentiment religieux ne réside pas, de pouvoir subsister avec un pouvoir
central aussi faible, avec des institutions politiques aussi libérales. (C'est vrai !)
Messieurs, la liberté est née, lorsque
l'idolâtrie, lorsque le paganisme a disparu, lorsque la religion catholique,
lorsque les religions chrétiennes qui se sont séparées d'elle, ont régi
l'Europe. C'est alors que l'Europe, soit dans les Etats catholiques, soit dans
les Etats protestants, a pu jouir d'une grande liberté.
Et comment la profession de la religion pourrait-elle
donc être une menace pour la liberté ? Mais la Belgique, depuis 1830, a été
gouvernée dans le système de la majorité que nous voulons maintenir.
Pendant ces seize années, la Belgique n'a-t-elle
pas donné le plus bel exemple d'attachement à ses institutions, d'amour de
l'ordre, des progrès en tout genre ? Que l'on me cite une seule nation qui ait
fait une révolution politique comme la nôtre, qui ait eu à repousser une
dynastie étrangère, qui ait eu à se séparer d'une nation voisine avec laquelle elle
avait été associée malgré elle, qui a eu, messieurs, à briser un traité
sanctionné par toutes les grandes puissances de l'Europe, qui a été aussi
longtemps sans gouvernement régulier, qui a été exposée à toutes les agitations
auxquelles peut être exposée une nation, jusqu'à l'époque où le traité de paix
a été conclu ?
Eh bien, dans toute cette longue période, quelle
a été la portée des désordres ? Une seule victime. Et quand, messieurs ? Au
moment où cette malheureuse victime était dénoncée à la vindicte du peuple
comme voulant renverser la révolution. Voilà le seul fait qui ait porté sur un
homme.
Un membre. - Et les pillages.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Il est vrai, quelques pillages ont eu lieu
dans des circonstances bien difficiles ; et d'honorables contradicteurs ont été
accusés à celle occasion. Nous avons été plus heureux, messieurs ; sous notre
longue administration, nous n'avons jamais eu ces désordres. Je ne veux en
aucune manière adresser une critique à mes honorables contradicteurs. Au
contraire, lorsqu'ils ont été accusés d'avoir laissé se produire ces désordres,
ils m'ont trouvé pour défenseur dans cette chambre, parce que j'ai la conviction
que ces désordres n'étaient pas dans leur cœur, dans leur volonté. Voilà
pourquoi j'ai toujours pris hautement et en particulier la défense du ministère
de l'époque.
De ces faits, messieurs, j'ose dire que la
Belgique, bien qu'elle ait été souvent calomniée par la presse étrangère, a le
droit de marcher la tête haute et découverte, a le droit de lire l'histoire des
autres nations anciennement constituées et qu'elle n'a aucun parallèle à
redouter. Oui, messieurs, je suis heureux de pouvoir rendre ce témoignage à la
Belgique indépendante.
Après avoir déclaré l'impossibilité de notre
administration, on a conclu à la nécessité d'un ministère libéral. Et quelle
raison en a-t-on donnée ? L'opinion libérale aurait moins d'intérêt que
nous à la nationalité ; que dominés par nos intérêts moraux et religieux, nous
accepterions plus facilement le joug d'un ministère libéral, que le parti
libéral ne pourrait supporter notre présence aux affaires. Eh bien, messieurs,
cette assertion, quelque honorable qu'elle soit pour nous, nous ne l'admettons
pas dans toute l’étendue qu'elle a reçue. Oui, messieurs, l'opinion libérale a,
comme nous, intérêt à la nationalité belge. La Belgique fondue dans un grand
Etat n'aurait plus de rôle politique à jouer, et nos hommes politiques n'aspireraient
plus alors au gouvernement d'une grande nation. Mais messieurs, quelque intérêt
qu'on puisse porter au gouvernement d'un pays lorsque l'on croit avoir des
maximes de gouvernement utiles à faire prévaloir, ceci n'est qu'un intérêt
secondaire comparativement à d'autres intérêts. Que deviendrait par exemple
l'intérêt de nos grandes villes, dont on nous a signalé l'importance ? Que
deviendrait l'intérêt de la capitale de la Belgique si nous perdions notre
indépendance ? Que deviendraient les autres grandes villes ? N'est-ce pas
depuis l'érection du royaume des Pays-Bas et du royaume de Belgique que toutes
nos grandes villes ont reçu ce développement qui fait l'admiration des
étrangers et des indigènes ? Et l'on croit que l'opinion libérale qui a son
siège dans ces grandes cités, soit désintéressée à notre nationalité ! Non,
messieurs, nous devons détromper l'étranger qui pourrait prendre au sérieux nos
discours ; la nationalité est profondément enracinée dans le pays, et au jour
du danger, j'aime à croire que les deux fractions de cette chambre seraient
intimement unies, comme les deux grandes fractions qui semblent diviser le
pays.
Comment, messieurs, notre opinion qui, dit-on, a
le plus grand intérêt à la nationalité belge, qui doit faire tous les sacrifices
pour sa conservation, cette opinion devrait être exclue du pouvoir ! Mais
depuis quand donc les personnes les plus intéressées à la gestion des affaires,
doivent-elles être exclues de cette gestion ?
A côté, dit-on, de l'opinion libérale gouvernementale,
à laquelle le pouvoir aurait dû être dévolu, il se trouve une opinion libérale
extra-parlementaire, une opinion libérale exaltée qui pourra un jour dominer
l'opinion libérale parlementaire et nous serons cause de l'entrée de cette
opinion dans le parlement.
(page
1142) Mais messieurs, s'il en était ainsi, je dirais que le système de
dissolution des chambres qui a été tant prôné, était le meilleur moyen pour
arriver plus tôt à ce fâcheux état de choses. Les élections, messieurs, qui se
font sous l'impression de la dissolution des chambres sont ordinairement bien
plus passionnées que les élections qui se font pour le renouvellement normal et
régulier de la représentation nationale, et, messieurs, c'est une considération
politique d'un très grand poids sur laquelle j'appelle vos sérieuses
méditations, pour le cas où vous seriez appelés à nous gouverner, la
dissolution des chambres, pratiquée en temps inopportun à l'occasion d'une
lutte politique très vive, doit amener le triomphe des opinions extrêmes, des
deux côtés. C'est dans des luttes pareilles, messieurs, que les modérés de
chaque opinion restent sur le terrain. Chacun pense que jamais il n'a assez de
garantie pour le triomphe de son opinion ; chaque électeur veut avoir l'homme
le plus énergique, le plus dévoué à son opinion, pour la soutenir. Ainsi,
messieurs, le système de modération que vous auriez désiré faire prévaloir,
vous n'eussiez pas réussi à le mettre en pratique, vous eussiez été débordés
dans vos bonnes intentions.
Mais, messieurs, même dans de pareilles
circonstances, même dans la prévision éventuelle, de quelque manière qu'il ait
lieu, du triomphe de l'opinion libérale, pensez-vous que vous n'ayez plus à
compter avec nous ? Songez, messieurs, et veuillez-vous souvenir de mes
paroles, que du jour où vous serez devenus grande majorité dans cette chambre,
votre opinion se fractionnera et alors, messieurs, vous n'irez point réclamer
le soutien de cette partie exaltée de votre opinion, dont vous craignez
l'avènement ; c'est parmi nous, messieurs, que vous viendrez réclamer appui,
et, alors j'espère être assez modéré pour oublier les discussions qui ont eu
lieu dans cette enceinte.
Ce que je dis, je puis le justifier par
l'histoire. Oui, messieurs, sous le gouvernement des Pays-Bas, l'opinion catholique
a été mise longtemps en suspicion, mais le gouvernement, appuyé par une
fraction de l'opinion libérale et par un pays protestant, a fini, par
comprendre que la suspicion de l'opinion catholique était une méchante œuvre ;
il a compris que tout gouvernement régulier, tout en conservant son
indépendance politique, doit s'abstenir de toute hostilité envers le culte
d'une partie de la nation. Les mêmes faits se sont produits dans un pays
voisin. Il y a quelques années, on a vu une lutte bien inégale sans doute, si
nous considérons d'un côté les forces et l'ascendant du gouvernement, et de
l'autre la faible position de l'opinion religieuse qui se trouvait en lutte
avec ce gouvernement. Eh bien, nous nous rappelons tous qu'une réconciliation
sincère s'est opérée dans ce pays, que le gouvernement da de majorité a compris
que le culte de la minorité même doit être respecté, que le culte de la
minorité même ne peut être l'objet d'aucune espèce d'apparence d'hostilité.
Pour nous, messieurs, si nous demandons qu'il
n'y ait ni dans le gouvernement ni dans la chambre aucune espèce d'hostilité
contre le culte de la majorité du pays, nous pensons aussi que la chambre et le
gouvernement doivent prendre encore plus d'attention à ne pas froisser le culte
de la minorité et nous en avons donné de nombreux exemples. Dans la discussion
du budget des cultes, nous avons fait voir que par les soins du gouvernement,
par l'intervention des chambres, les cultes des fractions dissidentes étaient
traités plus généreusement que le culte de la majorité. Eh bien, cette manière
d'agir, quoique injuste en apparence, se justifie cependant très bien ;
pourquoi ? Parce qu'il faut non seulement s'abstenir de toute hostilité envers
un culte dissident, mais qu'il faut encore ôter tout prétexte de croire que ce
culte puisse être opprimé par la majorité.
Sans doute, de grandes catastrophes seraient à
craindre si l'on pouvait croire un seul instant que la majorité des chambres,
que le gouvernement pussent se laisser aller à des mesures réactionnaires soit
contre les intérêts moraux de la minorité, soit contre ses intérêts matériels ;
mais il n'en sera point ainsi. Vous avez pour garants de cette promesse tous
nos antécédents, vous avez pour garant de cette promesse notre intérêt, vous
avez encore pour garant de cette promesse notre impuissance.
Je le demande, comment le gouvernement
pourrait-il opprimer les intérêts moraux et intellectuels de la minorité ? Où
sont ses moyens, ses ressources, si même il en avait l'intention ?
Après cela, messieurs, qu'on cesse de parler de
certaines mesures réactionnaires auxquelles la Belgique serait exposée, mesures
semblables à celles qui ont été prises dans un pays voisin de 1815 à 1830 et
qui ont puissamment contribué à amener la révolution de juillet ; qu'on cesse
de comparer la situation de la Belgique à la situation de la France avant 1830.
Dans ce pays il existait un article de la charte qui se présentait d'une
manière douteuse à un grand nombre d'esprits et dont on a voulu faire
l'application ; mais notre Constitution n'offre rien de pareil. Je défie de
trouver dans notre Constitution le moindre prétexte plausible d'une hostilité
quelque minime qu'elle fût, envers votre opinion, envers vos intérêts.
Seriez-vous par hasard exclus de la
participation à l'administration des affaires publiques ? En aucune manière ;
nous ne proclamons point d'exclusion, vous remplissez largement les différents
degrés de la hiérarchie judiciaire, militaire, administrative, financière ;
vous occupez une grande place dans le parlement ; vous occupez la place
principale dans l'administration des grandes villes, je ne dirai pas dans
l'administration de toutes les villes, comme on a voulu l'insinuer, car il en
est un grand nombre encore qui n'ont point produit les mêmes résultats électoraux
Mais dans une pareille position vous aurez l'air de vous plaindre d’ostracisme,
alors que la Couronne fait souvent appel à vos lumières et à votre concours !
Devenez majorité et gouvernez, mais ne prétendez
pas prendre le pouvoir aussi longtemps que vous êtes minorité. et pourquoi,
messieurs ? Parce que, si vous prenez le pouvoir étant minorité, vous ne pouvez
pas être modéré et ici, je suis d'une opinion diamétralement opposée à celle de
quelques orateurs auxquels je réponds en ce moment.
Nos adversaires ont dit : Notre opinion devenue
majorité deviendra exigeante, deviendra turbulente. Non, messieurs, votre
opinion devenue majorité, j'aime à le croire, n'aura pas ce fâcheux caractère,
à moins, messieurs, que dans des élections passionnées, mal dirigées, vous
n'entraîniez à votre suite un parti exalté et dangereux. Mais aussi longtemps,
messieurs, que vous resterez tels que vous êtes aujourd'hui, que vous resterez
séparés de cette fraction exaltée de votre opinion, si vous devenez majorité,
j'aime à croire que vous gouvernerez avec modération, et avec beaucoup plus de
modération que si vous essayiez du gouvernement dans les circonstances
actuelles.
Déjà, nous l'avons vu, messieurs, votre opinion,
pour s'assurer la possession du pouvoir, a dû demander en quelque sorte la
délégation de l'autorité royale. Ce n'est pas là de la modération.
Si vous étiez majorité, vous n'auriez pas
recours à ces moyens. Vous accepteriez le pouvoir, parce que vous êtes
majorité, et vous vous opposeriez de toutes vos forces à ce que nous, devenus
minorité, nous voulussions reprendre le pouvoir avec la faculté illimitée de
dissoudre les chambres. Si vous ne le faisiez pas, je dirais que vous ne
connaissez pas la doctrine parlementaire.
Il y a toujours du danger à appeler au pouvoir une
minorité dans un gouvernement représentatif. Il faut attendre l'avènement
normal de la minorité. Nous n'ignorons pas que les majorités se modifient dans
tous les Etats ; il faudrait n'avoir lu l'histoire parlementaire d'aucun pays.
Mais nous savons aussi que partout où la minorité est devenue par le jeu des
élections majorité, cette minorité a cessé de défendre des doctrines
oppressives. Car, messieurs, les pouvoirs oppresseurs, ce sont des pouvoirs
faibles. Pourquoi la Belgique a-t-elle conservé intactes la Constitution et
toutes les lois ? C'est parce que toujours il y a eu en Belgique dans la
représentation nationale, une majorité prépondérante. Mais lisez l'histoire
d'autres constitutions ; et vous y verrez, que lorsque le pays s'est fractionné
à l'infini, lorsque le gouvernement n'a pu trouver d'appui dans une majorité
homogène, le gouvernement a dû avoir recours à des mesures exorbitantes et les
constitutions ont été successivement foulées aux pieds.
Lisez, par exemple, l'histoire de la révolution
française. Vous voyez là des constitutions se succéder avec une rapidité
effrayante. Que l'on lise, notre histoire de 1830. Ce que le congrès a une fois
décidé, est resté irrévocable ; quelles que soient les tentatives de troubles
que l'on ait essayées sous son empire, jamais, messieurs, jamais on n'a pris
une seule mesure exceptionnelle.
Voilà, pourquoi votre Constitution est restée
forte. Voilà pourquoi elle est respectée. Voilà pourquoi le pays a confiance en
elle. Je termine, messieurs.
Vous nous avez appelé au pouvoir par vos vœux ;
vous vous êtes souvent exprimé contrairement à la composition d'un ministère
mixte. Vous demandiez que les hommes de la majorité soient sur ces bancs. Nous
y sommes, et à peine arrivés, que voyons-nous ? Une opposition très sérieuse,
très grave.
J'entends la réponse : « En 1840, vous avez fait
aussi de l'opposition. » Mais, messieurs, qu'on veuille comparer les
situations. De quelle opposition le ministère de 1840 a-t-il été l'objet à son
origine ? Et plus tard, lorsque l'opposition s'est révélée, s'est-elle révélée
par des discours de l'importance de ceux que nous venons d'entendre ? En aucune
manière. On s'est borné à un simple vote sur une question du budget qui
renfermait la question ministérielle.
M. Dolez. - Et à une adresse.
M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Une adresse a été faite au Roi par le sénat.
Cette assemblée a souvent expliqué sa démarche. Le sénat a cru remarquer qu'il
y avait chez une partie des ministres un système d'exclusion, un système
d'ostracisme politique auquel cette assemblée n'a pas voulu s'associer. Elle a,
au contraire, convié les membres qui avaient déclaré ne pas partager cette
opinion, à conserver le pouvoir.
Messieurs, nous le répétons, nous ne formulons
pas d'opposition systématique à l'avènement d'un ministère libéral. Nous n'en
avons ni le droit ni la volonté. Mais nous ne prétendons pas que l'opinion
libérale, par cela seul qu'elle est libérale, et quoique minorité, ait seule le
droit de gouverner le pays. Nous ne souscrivons pas à l'ostracisme dont elle a
voulu nous frapper ainsi que l'ancienne majorité parlementaire.
Non, messieurs, le pays ne ratifie pas des
opinions aussi exclusives. Le peuple belge a infiniment de bon sens, et c'est
le caractère qui l'a toujours distingué entre toutes les nations.
Tout ce qui est immodéré, tout ce qui n'est pas
justifiable à la lumière de la saine raison, lui déplaît. Et c'est pour cela
que je suis persuadé que la nation ne perdra pas son calme, sa tranquillité,
qu'elle ne se croira menacée ni dans ses intérêts moraux, ni dans ses intérêts
matériels, si nous avons, messieurs, assez d'intelligence des besoins du pays
pour le servir utilement, si nous ne négligeons pas ses grands intérêts
matériels, si, dans les lois d'intérêt moral, nous savons tenir compte de tous
ses besoins. Or, messieurs, tel est notre devoir. Nous en appellerons à
l'expérience pour savoir si nos intentions peuvent être remplies par nos
efforts.
- La séance est levée à 3 heures 3/4.