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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 19 novembre 1846

(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 70) M. Huveners procède à l’appel nominal à une heure.

M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la dernière séance.

La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners communique l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Lebart, ancien receveur des contributions directes, réclame l’intervention de la chambre pour obtenir les arrérages de sa pension. »

M. Biebuyck. - Je demande que la chambre veuille bien renvoyer cette pétition à la commission avec demande d’un prompt rapport.

- Cette proposition est adoptée.


« Le conseil communal de Beverloo demande qu’on accélère les travaux préliminaires pour l’achèvement de la route pavée de Beeringen à Bechtel, et de l’embranchement du canal de la Campine de la Pierre-Bleue à Hasselt. »

- Renvoi à la section centrale du budget des travaux publics.


« Les chefs de bureau des commissariats d’arrondissement dans la province du Hainaut, demandent une loi qui les admette à la pension de retraite. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Auguste de Prelle, juge de paix à Nivelles, demande la réunion des deux cantons de justice de paix de Nivelles. »

- Même renvoi.


« Le conseil communal de Vynckt prie la chambre de voter un crédit pour subvenir aux besoins de la classe nécessiteuse. »

- Renvoi à la section centrale qui sera chargée d’examiner le projet de loi de crédit pour mesures relatives aux subsistances.


« M. P.-J. Moreau fait hommage à la chambre d’une brochure intitulée : Sur l’endiguement du Demer et de la Dyle. »

- Dépôt à la bibliothèque.

Projet d'adresse

Discussion générale

M. de Mérode. - Messieurs, s’il est un pays au monde qui doive être satisfait de la sincérité avec laquelle son gouvernement marche dans les voies constitutionnelles les plus libérales, assurément c’est la Belgique. Nulle part, on ne jouit, en effet, d’une plus grande liberté d’action et d’opinion vis-à-vis du pouvoir, soit civil, soit spirituel. Nulle part l’indépendance personnelle n’est mieux respectée par l’autorité qui n’exerce envers tous qu’un patronage de bienveillante protection. Mais cette sécurité, cette tranquille existence sont-elles également assurées contre certaines idées qui ont pris un nom inverse de leurs tendances ? Je veux parler, et d’avance vous me comprenez probablement, je veux parler des idées exclusives prétendues libérales ; car libéral aujourd’hui signifie mécontent et jaloux de la liberté qui ne s’exerce pas conformément à ses préjugés décorés de ce titre fastueux.

Vous aimez à vivre en commun pour prier Dieu, instruire les autres, soulager la misère, ramener à leur devoir des êtres dégradés ; eh bien ; tous les jours vous serez non seulement présenté comme une superfétation dangereuse dans la société par le prétendu libéralisme, mais il vous fera pressentir clairement que, si son règne arrivait, et l’expérience le prouve d’ailleurs, vous seriez expulsé de votre retraite, privé d’un droit naturel évident pour tout esprit vraiment éclairé, persécuté au nom de je ne sais quelles lumières, de je ne sais quel progrès.

Nous avons eu sous les yeux les discours tenus dans les réunions dites libérales, Alliance ou autres, et là, toujours comme dans les journaux de même couleur, nous avons pu remarquer la disposition oppressive que j’indique, couverte, à la vérité, d’une grande abondance de mots sonores en faveur de la perfectibilité sociale, de l’indépendance du pouvoir civil, de l’extension des droits électoraux-, mais de mots qui ne déguisaient pas, pour les esprits attentifs, le véritable but désiré et dont la Suisse nous présente aujourd’hui la réalisation contre les vrais descendants de Guillaume Tell et des trois généreux associés qui firent ensemble le serment du Grutli.

Messieurs, quel a été le principal défaut attribué au gouvernement dans le débat commencé depuis trois jours ? N’est-ce point de ne pas être prêt à gêner assez des évêques et des conseils communaux dans leurs libres arrangements relatifs à l’enseignement ? Et que demandent après tout les évêques qu’on attaque si vivement comme portés à tout asservir ? Ils demandent, lorsqu’on réclame leur concours, notez-le bien, l’éducation chrétienne sérieuse de la jeunesse née de parents catholiques, rien de plus. Et cependant un tél désir n’est-il pas conforme à leurs obligations les plus sacrées ? Un évêque n’est pas un homme de parade extérieure, destiné simplement à figurer avec pompe dans ces grandes fêtes religieuses. C’est un homme chargé de la plus haute mission spirituelle pour le salut des âmes, obligé d’agir constamment dans ce but et devant chercher à soutenir dans les populations confiées à ses soins les sentiments qui ont fait le bonheur et l’admirable moralité de nos pères, hautement reconnue par les conquérants hostiles alors à toute religion, qui, vers la fin du dernier siècle s’emparèrent du pays.

On nous parle fréquemment d’éducation laïque. C’est encore un de ces mots sans signification précise qui, pour obscurcir les questions, ne définit rien.

Placez un principal chrétien laïque à la tête d’un collège, aidé de professeurs et de surveillants laïques partageant ses principes religieux, vous aurez une éducation laïque, car laïque veut dire simplement qui n’est pas ecclésiastique. Confiez la direction du même collège à un principal laïque peu soucieux, comme ses adjoints, de l’éducation chrétienne sérieuse, car là surtout le sérieux est indispensable, vous aurez également un établissement d’éducation laïque ; et pourtant y aura-t-il parité entre la première et la seconde maison ? Evidemment non.

Quand on parle dans une chambre, en face d’une nation tout entière et quelquefois des pays étrangers, il faut se servir d’un langage clair, ne pas déguiser ses idées sous des termes ambigus, et du moins, messieurs, vous me rendrez, j’espère, cette justice que mes paroles dans cette enceinte tendent à écarter autant que possible toute subtilité.

J’ai une opinion déterminée, bien que je sois prêt à la modifier devant la bonne raison qu’il me sera donné de comprendre, sur la meilleure manière de régir le pays politiquement comme moralement.

Mais je l’expose telle qu’elle est, sans détour ; je ne crains pas l’éducation laïque. J’ai eu chez moi, pour mes enfants, des précepteurs laïques ; mais, à l’avenir, encore, pour ceux qui seraient confiés à mon patronage, comme tuteur ou autrement, je ne voudrais pas de l’éducation laïque d’un collège tel que je viens de le définir en second lieu.

Or, un évêque, plus encore que moi, n’est point digne de censure parce qu’il se refuse à favoriser des établissements qui ne lui offrent pas les garanties nécessaires d’une sérieuse éducation chrétienne. Et ici, que messieurs les membres de l’opposition me permettent de leur dire qu’il ne leur appartient pas de fixer, à la place du chef d’un diocèse, les conditions du patronage qu’on lui demande pour obtenir la confiance des pères de famille. Au surplus, quand on accuse le clergé des Flandres d’être en partie cause des souffrances auxquelles ses membres ont apporté tous les adoucissements possibles, il n’est pas étonnant que l’on fasse au clergé en général des torts de toutes ses actions.

Comme citoyen, l’évêque ne peut vouloir, en aucune manière, une influence appuyée de la force matérielle sur l’éducation de la jeunesse ; mais sa puissance morale, il peut et doit l’exercer sur les convictions libres, Il serait coupable si, de crainte d’exciter contre lui l’animadversion des censeurs puissants par la parole ou la presse, il donnait à ces mêmes pères de famille de dangereuses illusions sur telle ou telle maison d’instruction érigée par l’Etat. ou la commune.

En général, j’avoue ne pas trop concevoir comment un gouvernement tel que le nôtre peut tenir sous sa tutelle exclusive directe un collège capable d’inspirer durable confiance à un homme réfléchi. Je conçois l’Etat facilitant, excitant le développement des connaissances scientifiques ; mais l’Etat donnant confusément l’éducation aux fils de pères catholiques, protestants, juifs ou rationalistes, est pour moi un être incompréhensible: compréhensible en ce sens toutefois qu’il pourra facilement, sans intention formelle, je l’admets, propager aux frais des contribuables l’insouciance pratique d’une religion déterminée. Chaque année, en effet, l’Etat peut être représenté par des hommes d’opinion inverse et qui choisiront les professeurs de l’Etat probablement selon leurs vues propres ; or, de cette combinaison hybride, que peut-il naître de rassurant pour un père qui croit à quelque chose de positif et ne flotte pas à tout vent de doctrine ?

Je m’arrête ici, messieurs, car je ne prétends pas anticiper sur la discussion de la loi annoncée sur l’instruction moyenne ; j’ai seulement voulu défendre de respectables absents qui ne peuvent ici prendre la parole, qu’on a mis en cause devant vous et qu’on voudrait censurer dans la réponse au discours du Roi. Loin de moi néanmoins l’intention de les pousser à des mesures trop roides, trop absolues, bien que légales. Car le mieux est souvent l’ennemi du bien.

Un honorable membre qui a jeté le cri d’alarme sur notre situation, qui s’est plu à la présenter soirs les plus sombres couleurs, genre qui ne me paraît propre qu’à répandre un découragement sans remède dans les esprits, a vivement attaqué l’avertissement donné aux fonctionnaires de cesser de faire partie des associations politiques.

Comme vous avez permis récemment dans cette enceinte la lecture d’un extrait de journal, je vous prie de m’accorder aussi l’autorisation de vous lire quelques lignes fort sensées d’une feuille, assez habituel organe de ceux des opposants au ministère actuel qui aspirent plus spécialement à le remplacer. Voici cet extrait :

« Nous sommes loin de trouver étrange que des fonctionnaires, éloignés par leur emploi de toute action gouvernementale, restent à l’abri des révolutions du pouvoir supérieur ; mais, par cela seul qu’ils sont étrangers à la haute direction des affaires, ils n’acquièrent pas le droit de la contrarier et de l’entraver comme simples citoyens et en vertu de leur opinion privée. En vain dira-t-on que les ministères passent, et qu’en combattant tel ou tel homme d’Etat, on n’en sert pas moins le pays. Cette distinction est quelque peu subtile. C’est aux pouvoirs politiques alors, c’est au corps électoral à prononcer, chacun à son degré de juridiction, contre la politique ministérielle. Que le fonctionnaire vote librement comme citoyen, cela est de droit naturel ; mais qu’il recoure, contrairement à ses devoirs de fonctionnaire, aux moyens que la Constitution (page 71) a donnés à l’opinion publique, dans un intérêt d’opposition et de contrepoids pour réagir contre le pouvoir, voilà ce que nous n’admettons pas. L’erreur de raisonnement qu’on fait en ce cas provient de l’habitude qu’on prend assez facilement, de croire que les fonctions sont faites pour les fonctionnaires et non les fonctionnaires pour les fonctions. On se persuade volontiers qu’en servant l’Etat on lui donne plus qu’on ne reçoit de lui. Et cela fût-il vrai de certains employés, qu’ils n’auraient pas pour cela le droit de détruire d’une main la valeur du service qu’ils rendent de l’autre.

« Ce que nous disons ici des fonctionnaires en général, nous l’appliquons aux fonctionnaires inamovibles, comme à ceux qui dépendent plus ou moins du bon plaisir ministériel. Ce n’est pas dans l’intérêt du juge, c’est dans l’intérêt du justiciable que la magistrature, par exemple, a été rendue indépendante de l’administration civile. Le magistrat qui, en dehors de ses fonctions, se constitue en opposition manifeste avec le pouvoir, s’il échappe de fait à tout contrôle, ne nous paraît pas moins, au point de vue moral, excéder son droit aussi bien que le fonctionnaire de l’ordre administratif.

« Après avoir reconnu que nos habitudes et notre constitution sociale ne permettent guère en Belgique l’introduction des mœurs politiques de l’Angleterre, où tous les agents directs d’un ministère se regardent comme solidaires avec lui, et quittent leur emploi le jour même où il abdique le pouvoir, il importe de déterminer quelle sera chez nous l’attitude du fonctionnaire à peu près forcé de garder ses fonctions, après une révolution de cabinet. Il ne peut y avoir qu’une réponse à cette question, c’est qu’en face des obstacles que rencontre l’indépendance absolue des fonctionnaires, ils doivent se tenir et être tenus autant que possible à l’écart de la politique militante.

« Et qu’on ne croie pas que leur considération perdra quelque chose à ce marché. Par cela même qu’ils devront s’interdire toute participation active aux luttes des partis, ils devront aussi ne pas être tenus, suivant le caprice du ministère qui gouvernera en passant le pays, d’employer leur influence, aujourd’hui pour un candidat et demain pour un autre. Ils ne seront pas mis dans la nécessité de repousser du terrain électoral, aujourd’hui leurs amis, demain leurs adversaires.

Voilà ce qui déconsidère les fonctionnaires aux yeux du pays ; c’est là un véritable asservissement, une sorte de dégradation morale, que la résolution ministérielle du 31 octobre doit faire disparaître.

« Les fonctionnaires doivent être persuadés qu’ils ont tout à gagner à rester en dehors de la politique militante, en s’abstenant de manifestations extérieures, dès lors, d’ailleurs, qu’ils restent libres de déposer consciencieusement leur vote personnel au jour des élections, ils seront enfin dégagés de cette alternative ou d’être accusés d’une lâche complaisance en recrutant des voix pour le pouvoir, ou de risquer leur existence en faisant une guerre inconséquente au ministère qui les emploie. »

J’adopte sans réserve l’opinion du journal d’opposition que je viens de citer, et je l’adopte d’autant plus volontiers qu’elle est le meilleur préservatif contre le système destitutionnel que je réprouve, non pas quand il s’agit simplement d’interdire à des fonctionnaires des actes incompatibles avec leur dignité comme avec celle du gouvernement, mais quand on présente, dans un programme politique menaçant, les destitutions, les dissolutions assurées et livrées d’avance à la merci des ministres, par un blanc-seing du Roi.

Certainement un officier doit conserver ses droits de citoyen, compatibles avec la discipline ; il peut donc exercer comme il l’entend ses droits électoraux ; mais s’il prétend qu’en vertu de la liberté de la presse, qui permet à un écrivain de blâmer tel ou tel acte de l’autorité militaire, il peut lui-même remplir ce rôle sans égard à sa position spéciale, affirmant qu’il lui suffit d’obéir pour le service ; j’affirme, de mon côté, que si l’armée adoptait une semblable liberté, elle se suiciderait infailliblement, et que dès lors il vaudrait mieux renoncer aux dépenses qu’exige son budget, car elle perdrait toute force de cohésion nécessaire à la défense du pays.

Or, si le même militaire qui prête un serment au Roi s’affilie à une société où les uns parlent sans gêne de l’abolition de la royauté, où les autres combinent les moyens de renverser le ministre de la guerre momentanément chargé par le roi de la direction de l’armée, n’agit-il pas avec la même inconséquence que s’il écrivait contre son général ou son colonel ? Car lui-même n’admettrait pas, je pense, que les soldats ou les caporaux, qui sont aussi citoyens, se permissent de censurer publiquement sa conduite ou de cabaler contre lui. On rougit presque, messieurs, d’être obligé de prouver ce qui est l’abc du bon sens.

Vous êtes officier, vous jouissez des honneurs et des bénéfices du grade ; vous êtes employé civil, vous jouissez des avantages ambitionnés par tant d’autres qui seraient heureux de voir leur existence assurée par l’Etat. Vous devez donc vous soumettre, dans l’intérêt de l’ordre indispensable à ce même Etat, aux convenances de votre situation et renoncer à l’usage des libertés politiques qui leur seraient évidemment contraires.

L’honorable M. Lebeau, dans un discours dont j’ai, hier, par une légère interruption, qualifié la dernière partie de « sermon à l’Alliance, » a reproduit cette singulière prétention d’exclure, dans son propre intérêt, la majorité parlementaire actuelle de toute participation au pouvoir. Si le présent ministère était le résultat d’un principe exclusif préconisé par nous, je comprendrais les attaques dirigées contre sa composition: mais cette formation ne se trouve temporairement une nécessité que parce que la majorité généreuse et vraiment libérale que possède encore cette chambre, ainsi que le sénat, a été placée dans cette alternative par le libéralisme despotique, ou de prendre tous les portefeuilles, ou de n’être plus admissible à aucun.

C’est en vain, il est vrai, qu’on vient lui dire : « Laissez-vous mettre à la porte pour être mieux à l’abri du mauvais temps qui s’annonce. » Elle persiste à croire que ce procédé n’est pas acceptable, et, qu’après tout, s’il faut subir plus tard la domination exclusive des irrités par d’aussi justes motifs que ceux que produisait le loup contre l’agneau de la fable, il est au moins inutile et, de plus, il serait plat et niais de courir au-devant. Nous combattons ici pour une sainte cause, celle de la liberté vraie contre la fausse ; nous combattons pour le maintien des principes du congrès national, où les opinions diverses étaient représentées et dont la devise était : L’union fait la force, contre ces espèces de congrès où une opinion parle seule et où, au contraire, l’on dit : « L’exclusion fait la force. »

Et l’exclusion de qui ? L’exclusion des hommes plus spécialement soumis aux prescriptions, aux pratiques de la loi chrétienne ; de cette loi, seule base solide de toute civilisation morale, comme le prouvent non pas mes assertions, mais les faits les plus patents.

Serons-nous vaincus dans cette lutte ? C’est possible. L’honorable M. Lebeau nous a présenté hier toutes les considérations propres à nous persuader le prochain triomphe de la liberté « masque, » sur la liberté figure vivante, dont nous jouissons depuis seize ans ; mais, quoi qu’il arrive, ces seize années resteront mémorables dans l’histoire de ces époques heureuses et trop courtes, où les vrais droits de l’homme sont noblement respectés.

Dans son Histoire philosophique des Deux-Indes, Raynal, en parlant de la foule prosternée devant les despotes de l’Orient, observe que les peuples ont plus de considération pour le pouvoir qui les opprime que pour celui qui les sert ; et cette remarque m’a toujours frappé. A force de décrier un gouvernement serviable et bon, on peut exciter une partie du peuple et surtout de la jeunesse contre lui. Comme la religion est un frein qui gêne les passions immorales que flattent et qu’excitent aujourd’hui tant d’écrits fort répandus, ceux qui les célèbrent et qui les admirent s’irritent contre elle, et n’osant produire ses motifs de haine imaginent à la charge du clergé une soif de domination qui se manifeste par quoi ? Par l’exercice d’une influence purement morale sur les convictions, à l’égard de l’éducation chrétienne sérieuse, par des traités avec telle ou telle commune sur cet important objet, traité que personne n’est obligé de conclure et qui se rompent à volonté ; par l’exercice des droits politiques assurés à tous les citoyens dans le but non pas de gouverner l’Etat, mais d’obtenir, dans les chambres, des représentants capables d’y défendre cette précieuse et franche liberté de conscience qui permet à la vérité la lutte sans entraves contre l’erreur, lutte que celle-ci repousse toujours finalement après l’avoir d’abord sollicitée avec instance. De ce que je dis, messieurs, s’ensuit-il qu’aucun prêtre, qu’aucun évêque ne puisse faire de fausses démarches, ni s’exposer à quelque attaque fondée ? Nullement ! Mais ces torts partiels tombent quelquefois sous l’appréciation des tribunaux qui condamnent alors le délit, ou bien ils ne sont passibles que d’un blâme privé, lequel, à notre époque, ne manque pas de se produire sans gêne et sans contrainte assurément, et d’une manière plus sévère qu’à l’égard des autres classes de la société.

C’est donc bien mal à propos qu’en Belgique elle s’irriterait contre un fantôme qu’on lui montre sans relâche, je le sais, comme digne de toute sa colère. Mais n’ignorant pas qu’il y a beaucoup de colères aveugles, de colères factices, je ne repousse pas absolument les prédictions de l’honorable M. Lebeau, jadis en butte à ces mêmes colères absurdes qu’il ne méritait pas davantage, quand, si violemment attaqués par ses amis de ce jour, nous luttions ensemble contre elles, tantôt avec succès, quelquefois battus.

Cependant, messieurs, je suis persuadé que les irrités, ou ceux qui se battent les flancs pour l’être, sont bien loin de composer la masse de nos concitoyens. Il ne faut pas oublier que les hommes tranquilles se taisent ; que les remuants font du bruit comme quatre, et dix même, et déploient une activité inconnue des autres, par laquelle ils obtiennent, dans les élections, beaucoup plus que la part qui leur revient.

Je ne pense pas que les habitants de Bruxelles fussent irrités contre les anciens membres de leur administration communale, successivement exclus du conseil ; mais, quand il n’est pas tourmenté, le sommeil du grand nombre, son insouciance, empêche les deux tiers des ayants droit de se donner la peine de voter.

Il m’est impossible de croire que MM. de Theux, Malou, Dechamps, d’Anethan, de Bavay et le général Prisse, réunis en conseil des ministres du Roi Léopold, produisent, en Belgique, l’effet d’un bâton plongé dans une ruche de guêpes.

La nation belge ne s’émeut point de leur participation aux affaires, car ce n’est pas quand M. de Theux surveillait ses intérêts que se commettaient des dilapidations à son préjudice.

En terminant, messieurs, je suis heureux de pouvoir exprimer mon accord parfait avec l’honorable M. Lebeau sur l’éloge qu’il a fait du pape Pie IX, proclamé par lui excellent libéral ; et certes, je partage avec enthousiasme cette opinion à l’égard du nouveau pontife, si plein de ce zèle bienveillant qui régit l’Eglise universelle. Aussi, plût à Dieu que ceux qui prétendent absorber le titre de libéral dans notre pays fussent libéraux comme le pape Pie IX ! Au lieu de luttes stériles dans cette enceinte nous travaillerions activement, comme lui, à la réforme de beaucoup d’abus, et nous faciliterions la marche du véritable progrès.

M. Verhaegen. - Messieurs, j’ai demandé la parole principalement pour répondre à un appel que, dans une des dernières séances, (page 72) mon honorable ami M. Delfosse a fait à mes souvenirs au sujet de sa participation dans une tentative de composition ministérielle.

Messieurs, mon honorable ami dont la probité, le désintéressement et l’indépendance sont passés en proverbe dans cette enceinte, a été, de la part de certains organes de la presse, l’objet d’insinuations trop injustes pour qu’elles ne fussent pas relevées à la tribune. Je m’empresse donc de déclarer, sans réserve aucune, que tout ce qui a été dit par mon honorable ami M. Delfosse, est conforme à la plus stricte vérité.

J’ajouterai, messieurs, car c’est une justice à lui rendre, qu’il nous a fallu des efforts inouïs pour vaincre les répugnances de l’honorable M. Delfosse à entrer dans une combinaison ministérielle ; il n’a fini par céder que dans l’intérêt de notre opinion, pour qu’on ne pût pas dire un jour que le parti libéral avait été impuissant à former un cabinet.

J’ajouterai encore que mes autres honorables amis auxquels s’était associé M. Delfosse, ont pris chaudement à cœur les intérêts du libéralisme, et que s’ils ne siègent pas aujourd’hui au banc ministériel, c’est que les garanties qu’ils stipulaient en faveur de leur opinion, n’ont pas été acceptées par la couronne, et il n’a fallu d’efforts de personne pour amener ce résultat.

Je saisis avec empressement l’occasion qui m’est offerte de rendre un éclatant hommage à la conduite de nos honorables collègues ; j’aime mieux m’expliquer à la tribune que de répondre à des commérages du dehors.

Puisque j’ai la parole, je répondrai quelques mots au discours de M. le ministre des finances.

L’honorable M. Malou nous a fait le reproche de ne pas avoir précisé des faits à l’appui de nos attaques contre le cabinet ; mais on vous l’a déjà dit, messieurs, nous n’avons pas voulu, en articulant des faits que nous nous réservons d’articuler lors de la discussion des budgets, nous n’avons pas voulu prendre inutilement à la chambre un temps précieux, et voilà qu’on cherche à faire passer notre réserve pour de l’impuissance. Personne ne se méprendra sur cette tactique.

Quelles qu’aient été les provocations qu’on nous a faites, je suivrai la voie que je m’étais tracée au début de la discussion, et que se sont tracée avec moi mes honorables amis.

Le système du ministère est vraiment édifiant : M. Malou convient que l’année dernière, à pareille époque, il était loin d’avoir la force qu’il prétend avoir aujourd’hui. Et cette force d’aujourd’hui, à quel événement l’attribue-t-il ? A la faiblesse de ses adversaires, faiblesse produite par une scission qui s’est manifestée dans l’opinion libérale.

Il faut qu’un ministère soit tombé bien bas pour se permettre de pareilles assertions ! ! !

Le ministère ne puise donc pas sa force en lui-même ; il ne la puise pas dans ses principes, dans ses actes ; il la puise dans la prétendue faiblesse de ses adversaires. Ce n’est donc au fond qu’une force relative, et cette force doit disparaître si l’événement que le ministère a si mal apprécié lui échappe ; car les effets doivent cesser avec les causes.

La figure de rhétorique qu’a caressée l’honorable M. Malou est vraiment belle: « Les flots, l’an dernier, allaient en montant ; les flots furieux allaient engloutir le ministère. Mais les flots se sont retirés et la plage, restée à découvert, ne lui a montré que des débris ». Continuant la figure, il aurait pu dire que si ces flots en fureur se sont momentanément retirés, ils grondent peut-être en ce moment dans le lointain, et préparent une tempête dont d’autres que nous seront responsables.

Mais laissons là la rhétorique, abandonnons les grands mots pour ne nous occuper que des choses.

Votre faiblesse d’autrefois a fait place, M. les ministres, à votre force factice d’aujourd’hui, car vous n’êtes forts que parce que vos adversaires sont faibles, et vos adversaires sont faibles, parce qu’une scission s’est produite dans leur parti ! Mais vous vous exagérez beaucoup la portée d’un événement dont, pour la dignité du pouvoir, pour la dignité de la chambre, vous auriez bien fait de ne pas parler dans cette enceinte.

Puisqu’on nous a donné l’exemple, on ne trouvera pas mauvais, que, pour dissiper des illusions, nous disions aussi un mot sur la prétendue scission qui fait l’espoir de nos adversaires.

Messieurs, on ne peut pas se le dissimuler, et je le dit tout hait, il existait dans l’opinion libérale, comme dans toute grande opinion, plusieurs nuances ; l’une de ces nuances plus avancée que l’autre était parvenue depuis quelque temps à se donner une influence qui ne lui appartenait pas eu égard au nombre de ses adeptes.

C’est pour éviter les dangers d’une confusion qui naguère a fait l’objet de vos attaques les plus vives que nous avons posé l’acte auquel le ministère a fait allusion.

Messieurs, ce qui s’est fait, je l’ai dit et je le répète, c’est un classement de nuances diverses du libéralisme, et vous vous exagérez la portée de ce classement en lui donnant le nom d’une scission.

Et comment se fait-il que vous vous fassiez illusion ? L’honorable comte de Mérode vient de vous dire que l’union fait la force, mais pour vous, MM. les ministres, c’est la scission qui ferait votre force ; votre principe à vous, c’est le principe de Machiavel, c’est que pour mieux régner, il faut diviser.

Messieurs, y a-t-il scission dans le parti libéral en France, parce qu’il y a une gauche, un centre gauche et une extrême gauche ? Mais dans des questions d’intérêt commun, Garnier Pagès, Canot, Arago ne s’entendent-ils pas avec Odilon-Barrot, avec Thiers ? Y a-t-il, parce que les nuances sont classées comme elles doivent l’être, scission dans le parti libéral ? Non, messieurs.

Nous avons pensé qu’il était de l’intérêt, de la dignité de chacune des nuances de notre parti de ne pas se confondre, et c’est pourquoi nous avons régularisé sa position, et en agissant ainsi, nous avons rendu non seulement à l’opinion que nous représentons, mais au pays tout entier, un service signalé. Je puis ajouter qu’il y a eu dans notre conduite quelque fermeté, certain courage même.

Ce courage, cette fermeté, l’aurez-vous, messieurs ? Oseriez-vous faire ce que nous avons fait à la veille d’une dissolution dont on nous menace ? Oseriez-vous vous séparer de ceux que vous accusez d’aller quelque fois trop loin ? Oseriez-vous résister aux ordres des princes de l’Eglise, aux empiétements incessants de l’épiscopat ? Non vous ne l’oseriez pas, vous n’en auriez pas le courage, parce que vous êtes les instruments serviles du clergé.

M. de Garcia. - Je demande la parole pour un rappel au règlement.

M. Dumortier. - A qui cela s’adresse-t-il ?

Un membre. - A l’opinion catholique.

M. le président. - La parole est à M. de Garcia pour un rappel au règlement.

M. de Garcia. - Messieurs, ce n’est pas la première fois que j’entends lancer des accusations, des personnalités calomnieuses contre les membres de.la droite. Ceci doit avoir un terme. Dans toutes les questions qui leur ont été soumises, ils ont voté avec autant de désintéressement, avec autant d’indépendance, avec autant de conscience, que l’honorable M. Verhaegen. Il n’est permis à aucun membre de cette assemblée d’attaquer les intentions d’une de ses fractions.

Quant à moi, je croirais manquer à mes devoirs et sortir des bornes parlementaires, si, au point de vue des intentions, j’attaquais les opinions de la minorité, si je soutenais que leur vote n’a été dicté que par un sentiment servile ou de dépendance. Dès lors je ne puis souffrir qu’on suppose chez les uns ce que je ne me crois pas permis de supposer chez les autres.

M. Dumortier. - Un article du règlement dit que les insinuations sont interdites. Il faut que le règlement soit exécuté.

M. le président. - Il faudrait que cela fût réciproque. J’ai entendu aussi dire dans cette discussion que certains membres sont placés sous l’influence du dehors ; il faut donc montrer un peu de tolérance. J’avoue que M. Verhaegen a employé une expression qui n’est pas parlementaire, et je l’invite à modérer ses expressions.

M. Verhaegen. - Je me rends volontiers à l’invitation de M. le président. Dans la chaleur de l’improvisation, il nous échappe à tous des expressions qui parfois ne sont pas parlementaires, mais qui toujours sont provoquées par des attaques trop vives ; il y a alors compensation.

Je continue et je demande à mes honorables adversaires si par exemple, eux oseraient bien se permettre de répudier publiquement les doctrines des jésuites ? Ce qui est certain, c’est que l’acte que nous avons posé, ils n’auraient pas le courage de le poser, et pour cause.

Vous voudriez bien, messieurs, convenez-en, qu’il y eût réellement une scission entre les diverses nuances du libéralisme, car lorsqu’il y a scission dans un camp, on est bien près d’une coalition dans un autre. Un parti qui n’est pas assez fort par lui-même cherche naturellement à appeler certains appoints au moyen desquels il puisse lutter avec espoir de succès contre ceux qui sont assez forts par eux-mêmes. C’est là l’histoire de tous les partis.

Messieurs, on vous a dit hier : En Angleterre, le parti whig et le parti radical se sont unis quelquefois contre le parti tory, et cette coalition a amené des résultats importants ; mais on a vu aussi, en certaines circonstances, le parti radical contracter une alliance, quelque monstrueuse qu’elle fût, avec le parti tory pour combattre le parti whig : ne se rappelle-t-on pas les efforts communs de sir Robert Peel et de M. Hume pour renverser lord Melbourne ?

Si c’est sur cette dernière espèce de coalition que quelques-uns de vous, messieurs, placent leur espoir, eh bien, que cette coalition se produise tout de suite et que le pays sache à quoi s’en tenir. Quant à nous, nous le déclarons tout haut, nous ne craindrions pas le résultat d’une pareille épreuve ; tout ce que nous désirons, c’est que les positions se dessinent nettement et que le corps électoral puisse se prononcer en pleine connaissance de cause. Nous avons voulu qu’une nuance du libéralisme plus avancée que la nôtre ne pût pas s’abriter derrière notre drapeau ; nous tenons aussi à ce que certaine coalition devienne patente, si réellement elle existe.

Après tout, messieurs, vous attachez beaucoup trop d’importance à ce qui s’est passé naguère à la société de l’Alliance. Croyez-vous sérieusement que le libéralisme belge se résume dans cette société ? Ne tenez-vous donc aucun compte de toutes ces autres sociétés qui couvrent la Belgique tout entière ? Et pour ne parler que des deux Flandres, ne connaissez-vous pas la société libérale de Gand qui compte près de neuf cents membres, tous électeurs ; la société de Bruges, la société de Courtray, la société d’Audenarde ? Et vous, M. Malou, ne connaissez-vous pas la société libérale d’Ypres, à la tête de laquelle se trouve tout le conseil communal ? Les principes de toutes ces sociétés sont conformes aux principes qui font la base de l’association libérale de Bruxelles, et dès lors cette scission dans l’opinion libérale, qui fait votre joie, n’est qu’un rêve !

Maintenant est-il vrai, comme vous osez le proclamer, que le congrès libéral soit à jamais condamné ? Nouvelle illusion, messieurs ! L’œuvre du congrès libéral, dont les résolutions ont été à la fois si sages et si modérées, a produit ses fruits : le programme qu’il a adopté est devenu la charte commune de notre opinion, et nous prenons l’engagement d’en (page 73) poursuivre la réalisation. Si nous avons pensé qu’il ne fallait pas admettre que ce corps constituant du libéralisme fût une chambre permanente de fait à côté d’une chambre légale, nous avons émis une opinion en tous points conforme aux vrais intérêts de notre parti ; mais est-ce à dire que nous niions à tout jamais l’opportunité d’une nouvelle réunion ? Non, messieurs, si un jour le libéralisme pouvait courir un danger réel, nos amis des provinces s’empresseraient de répondre de nouveau à notre appel et de délibérer avec nous sur les mesures à prendre dans l’intérêt commun.

Après avoir fondé son espoir sur une prétendue scission dans l’opinion libérale, le ministère compte encore sur sa mesure contre les fonctionnaires publics !

MM. les ministres, si, grâce à l’intimidation, vous croyez imposer silence à des convictions profondes et qui sont basées sur l’appréciation des besoins du pays ; si en attaquant la dignité et l’indépendance des fonctionnaires qui sont citoyens avant tout, vous croyez avoir atteint votre but, vous vous trompez ! Pour mon compte, je suis persuadé que dans les grandes occasions les enfants du vrai libéralisme, qu’ils soient fonctionnaires ou non, qu’ils appartiennent ou non à des sociétés politiques, sauront faire parler plus haut les sentiments du devoir, les sentiments de leur conscience que la crainte de compromettre une position.

Messieurs, je me suis expliqué, comme toujours, avec une pleine et entière franchise ; et je termine en déclarant, avec cette complète indépendance qui fait ma force, que quelles que doivent être les conséquences des faits auxquels on a fait allusion, j’en assume volontiers toute la responsabilité, convaincu que je suis d’avoir rempli mon devoir. « Fais ce que tu dois, advienne qui pourra, » voilà ma devise.

Un mot encore en réponse à une phrase du discours de l’honorable M. Dedecker. L’honorable membre, après avoir jeté un cri d’alarme sur la situation du pays et l’avoir dépeinte sous les couleurs les plus sombres, a attribué le mal qui a été produit à l’opinion libérale. Il a été répondu hier à cette accusation d’une manière satisfaisante par mon honorable ami M. Lebeau ; toutefois je dois ajouter que l’honorable M. Dedecker a été injuste envers notre opinion, parce qu’il ne lui a pas tenu compte de la transformation qu’elle a subie.

Au XVIIIème siècle, l’opinion libérale a pu être exclusive et intolérante lorsqu’elle suivait la voie tracée par les encyclopédistes ; mais depuis, de grands changements se sont opérés, de grands progrès se sont réalisés. Comme vous l’a dit l’honorable M. Lebeau, le parti libéral n’est pas un parti irréligieux, c’est un parti purement politique ; loin de vouloir étouffer les convictions intimes du peuple, il les respecte, il cherche même à les développer.

Que veut, après tout, l’opinion libérale ? Ce que je veux, moi, ce que j’ai toujours voulu depuis dix ans, à savoir: que l’on circonscrive l’influence du clergé dans tout ce qui tient au spirituel et qu’on n’admette pas son intervention à titre d’autorité dans les affaires temporelles.

Voilà, messieurs, en deux mots notre système quant au clergé en général.

C’est aussi notre système quant à l’instruction secondaire spécialement, et ici l’occasion m’est offerte de répondre à une objection qui m’a été faite hier par l’honorable M. de Theux.

M. le ministre de l’intérieur a dit que j’étais en contradiction avec moi-même, en soutenant pour l’instruction secondaire l’intervention forcée du clergé, tandis que je l’avais repoussée dans l’instruction primaire. Cette contradiction, messieurs, ne gît que dans l’imagination de celui qui me l’attribue. En effet, dans la discussion de la loi de l’instruction primaire, j’ai soutenu absolument la même chose que ce que je soutiens aujourd’hui : j’ai soutenu qu’il fallait écarter l’intervention du clergé à titre d’autorité dans les écoles communales ; et, pour me mettre d’accord avec le grand principe proclamé par la Constitution, quant à la liberté des cultes, j’ai demandé qu’on envoyait les enfants dans les temples respectifs de leur culte, pour y assister aux instructions religieuses. C’est ce que je soutiens encore aujourd’hui pour l’instruction secondaire : au lieu de donner l’enseignement religieux dans les athénées et collèges, on enverra les jeunes gens à l’église. Toutefois si le clergé, dont la mission spirituelle comporte l’instruction religieuse, demande au pouvoir son concours pour qu’il puisse donner cette instruction dans les collèges et athénées, le pouvoir pourra lui donner ce concours, mais à certaines conditions, et autrement pas.

Le clergé, messieurs, a une mission que lui assignent l’Evangile et les lois de l’Eglise : « Ite et docete omnes gentes, etc. » Cette mission, il ne peut pas s’y soustraire, sous peine de forfaire à toutes ses obligations, et l’Etat d’ailleurs lui paye un salaire de ce chef. Si maintenant il désire remplir cette mission dans l’intérieur des athénées et collèges, c’est le pouvoir qui lui prête son concours, et non pas lui qui prête son concours au pouvoir ; or c’est à celui qui prête son concours à dicter ses conditions. Nous reviendrons sur cette thèse lorsque nous nous occuperons de la loi sur l’instruction secondaire.

Le directeur d’un grand hôpital où se trouvent des malades catholiques en danger de mort recevra les membres du clergé avec les égards qui leur sont dus ; mais il n’est pas à dire que le clergé donne son concours au directeur de l’hôpital, c’est le directeur de l’hôpital qui donne son concours au clergé pour le mettre à même de remplir sa mission, et certes alors c’est à ce directeur à régler les conditions d’entrée en rapport avec les règlements. Cela est évident ; pourquoi en serait-il autrement lorsqu’il s’agit de cette autre mission non moins précise qu’a le clergé de donner l’instruction à la jeunesse catholique ?

Vous voyez, messieurs, que si l’on veut être de bonne foi, la question sera réduite à des éléments très simples. Après cela, si l’on veut être de mauvaise foi, on se passera facilement de l’instruction religieuse dans les athénées et collèges ; les pères de famille ont déjà pris leur parti à cet égard, et je les en félicite.

Je laisse à l’honorable M. de Mérode le soin d’établir des théories à sa manière ; qu’il prenne pour ses fils ou ses neveux des professeurs choisis parmi les jésuites, c’est son affaire. Je respecte ses convictions, mais qu’il respecte aussi les nôtres ; qu’il ne fasse pas violence aux opinions individuelles en matière de culte qui sont garanties par le pacte fondamental. S’il croit son système meilleur qu’un autre, qu’il agisse par voie de persuasion et non par voie d’autorité ; les violences en matières religieuses vont toujours à l’encontre du but qu’on se propose.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Il n’est jamais entré dans mes intentions, ni dans celles d’aucun membre du cabinet de dire que l’opposition devait être accusée de gaspiller le temps de la chambre, lorsque les débats politiques ont été ouverts. Comme l’honorable M. Lebeau, je pense qu’au début d’une session que nous désirons tous voir féconde, il est utile que des explications soient données, que ces explications soient complètes, qu’elles portent à la fois sur la position du ministère, sur la position de la majorité et de l’opposition elle-même ; car l’opposition, permettez-moi de le dire, c’est une partie intégrante, essentielle du jeu de nos institutions constitutionnelles. C’est donc à bon droit que nous, qui représentons le gouvernement, nous examinons aussi quel est dans le pays et dans cette chambre l’état de l’opposition.

M. Dolez. - Je demande la parole.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Le discours de l’honorable député de Bruxelles, qui a parlé à la fin de la séance d’hier, peut se résumer en ces mots: « L’irritation règne dans le pays. La cause de cette irritation c’est votre présence au banc ministériel, parce que vous n’avez pas le droit d’être au pouvoir. »

Je vais examiner rapidement ces deux points.

L’irritation règne dans le pays. S’imagine-t-on qu’avec la constitution la plus libérale de l’Europe, avec le système électoral le plus étendu, il ne doive pas nécessairement exister dans notre pays une certaine agitation ? Toujours, à toutes les époques, cette agitation a existé. Je n’hésite pas à le dire, s’il n’y avait pas dans la lutte des opinions une certaine vivacité, je commencerais à craindre (on l’a dit avant moi) que la vie politique ne fût complétement éteinte.

Une certaine activité, une certaine agitation dans les esprits est inhérente au gouvernement constitutionnel. Mais le seul danger qui puise exister, c’est que dans les masses il y ait de l’irritation, il y ait des griefs, en un mot des idées que le gouvernement se refuse à réaliser, alors que l’opinion publique veut qu’elles se réalisent.

Ainsi, dans un pays où la presse est libre, où le droit d’association dont on a largement usé dans l’une et dans l’autre opinion est également libre, il est inévitable que, dans certaines régions politiques, il y ait toujours une certaine irritation, quels que soient les hommes qui soient au pouvoir. Cette irritation ne fait que se déplacer : les uns seront irrités parce qu’ils sortent de l’opposition ; les autres seront irrités, parce qu’ils seront devenus de l’opposition. Prenons-en donc notre parti. Mais voyons-nous cette irritation s’étendre au-delà de certaines régions ? Nous tous qui avons vu le pays, qui avons suivi toutes les pulsations de la vie qui l’anime, pouvons-nous dire qu’il y ait aujourd’hui une irritation profonde, un danger pour nos institutions, enfin qu’il y ait, comme je le disais tout à l’heure, des vœux, des idées que le gouvernement, que la majorité se refusent à réaliser ?

La situation du pays est calme, nous l’avons dit à bon droit. Ce n’est pas un mensonge. C’est une vérité ; la situation du pays est calme, parce que, dans l’ordre des intérêts matériels et des intérêts moraux, ni le gouvernement, ni la majorité n’ont manqué à leur mission depuis 1830.

Je ne veux pas refaire l’histoire de ces seize années. Mais demandez-vous ce qu’était, au point de vue des intérêts moraux et matériels, la Belgique en 1830, et ce qu’elle est aujourd’hui.

Nous plaçant sur le terrain des intérêts moraux, voyons ce qui a été fait pour organiser les institutions du pays, pour satisfaire à ses besoins. Demandez ce qui a été fait, et demandez-vous ce qui reste à faire, et que nous nous refuserions à faire.

La situation est calme, parce que la grande, l’immense majorité du peuple belge, dans l’ordre des intérêts matériels, a trouvé dans le gouvernement à toute époque une active sollicitude pour ses intérêts, parce que, dans ces derniers temps, les efforts du gouvernement ont tendu à agrandir pour le travailleur, pour le producteur, les débouchés qu’ils réclamaient, parce que les efforts du gouvernement, dans l’ordre des intérêts matériels, n’ont pas été stériles.

Permettez-moi d’appeler votre attention sur un fait : nous traversons depuis un an une crise, la plus dangereuse peut-être à laquelle un pays libre puisse être soumis, la crise des subsistances. Cependant, malgré cette crise, malgré cette agitation politique inévitable dans le pays, s’est-il passé des actes qu’on doive regretter ? Y a-t-il rien eu, dans ces circonstances fâcheuses, si dangereuses quand il y a une certaine disposition dans les esprits, avons-nous vu se produire aucun fait qui accuse, qui manifeste cette prétendue irritation ?

Dans l’ordre des intérêts moraux, je rappelais tout à l’heure les institutions consolidées, l’administration organisée, toutes nos libertés (page 74) passant en quelque sorte dans le domaine des faits par une consécration légale.

Il reste quelque chose à faire : il reste à organiser l’enseignement secondaire. Sous ce rapport encore, le gouvernement a-t-il manqué à sa mission ? Le cabinet actuel n’a-t-il pas dès son origine manifesté sa pensée tout entière ? La chambre n’est-elle pas en demeure de se prononcer, de vider cette dernière question, qui reste comme un prétexte pour agiter les esprits ?

Suivez, messieurs, suivez aussi depuis quelques années quels ont été les thèmes de l’opposition. Aujourd’hui, de tous ces systèmes que vous avez entendus, il en reste un seul, c’est l’indépendance du pouvoir civil. Et cette question, à quoi se résume-t-elle ? Dans la question de l’enseignement dont nous appelons la discussion de tous nos vœux, discussion dans laquelle nous sommes prêts, comme vous, à briser ce dernier prétexte ; nous sommes prêts, comme vous, à consacrer de la manière la plus absolue le principe constitutionnel, le seul constitutionnel de l’indépendance du pouvoir civil.

On nous dit que nous sommes une minorité, que nous n’avons pas le droit d’être au pouvoir. On dit que lorsque le cabinet actuel s’est formé, un effroi s’est manifesté dans la chambre, dans le pays.

Pour moi, messieurs, je n’ai jamais éprouvé cet effroi. Je n’ai jamais craint pour mon opinion l’épreuve du pouvoir. Je crois, au contraire, que c’est parce que nous avons une incontestable majorité dans le pays légal et dans cette chambre, que nous avions le droit, que c’était pour nous un devoir d’être à cette place. Nous savions, d’ailleurs, messieurs, que la modération de nos actes forcerait l’opposition elle-même, et nos prévisions n’ont pas été trompées, que la modération de nos actes forcerait l’opposition elle-même à voter avec nous.

Qu’est-ce d’ailleurs que cette prétention ? Est-elle nouvelle ? N’avons-nous pas toujours entendu dire qu’à côté du pays légal l’opposition avait une majorité réelle ? N’a-t-on pas toujours à côté des faits les plus évidents cherché de prétendues considérations morales ? N’a-t-on pas divisé le pays tantôt en pays intelligent et en pays inintelligent, tantôt, comme vous l’avez entendu hier, et c’est à peu près la même chose, en villes et campagnes ? Je n’admets pas, je ne puis admettre qu’il y ait en Belgique des populations qu’on puisse isoler en population des villes et en population des campagnes. Tous les honorables membres de l’opposition sont-ils élus par des villes ? Et s’il fallait, par exemple, analyser chacune des élections, ne trouverait-on pas dans une arithmétique plus vraie que l’arithmétique morale, ne trouverait-on pas que, dans certaines grandes villes, les opinions qui luttent, luttent à très peu de distance l’une de l’autre ?

L’honorable député de Bruxelles nous a dit que l’opinion libérale n’a pas été vaincue régulièrement jusqu’à présent, parce qu’elle n’est pas au pouvoir.

Je ne reproduirai pas les noms de tous les hommes de l’opinion libérale qui ont passé au pouvoir depuis 1830.

Mais je vous le demande à tous, je le demande à l’honorable préopinant lui-même, l’opinion libérale ne s’est-elle pas trouvée plusieurs fois représentée et puissamment représentée au pouvoir ? L’honorable M. Lebeau n’a-t-il pas été trois fois ministre depuis 1830 ? L’honorable M. Lebeau n’a-t-il pas en 1833 appelé le pays tout entier, au moyen de la dissolution, à se prononcer sur le système du gouvernement, alors qu’il occupait le pouvoir ?

M. Lebeau. - Il n’était pas question alois de parti catholique et de parti libéral.

M. Rogier. - Il s’agissait de la question extérieure.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Poursuivons ce raisonnement. L’opinion qui n’est pas au pouvoir, pourra toujours dire que lorsque les élections ne lui sont pas favorables, elle n’est pas vaincue régulièrement, que les coups qu’elle a reçus ne comptent pas.

Messieurs, s’il en était ainsi, jamais il n’y aurait dans cette chambre une véritable représentation des intérêts nationaux. Ce serait là la critique de nos institutions. En effet, messieurs, il faut bien que l’une ou l’autre des deux opinions soit au pouvoir. Si celle qui n’y est pas prétend que l’épreuve n’est pas régulière, que la démonstration n’est pas complète, parce qu’elle ne le dirige pas, à son tour, l’autre opinion pourra le prétendre par la même raison.

Comment peut-on admettre que depuis seize années l’influence du pouvoir, en le supposant exercé comme le définit l’honorable M. Lebeau, ait pu être telle qu’à travers toutes ces épreuves tant de fois répétées, la véritable opinion du pays n’ait jamais pu se faire jour ?

On a recherché, messieurs, quelle pouvait être la cause de cette irritation que l’on a exagérée. Je regrette que l’honorable député de Bruxelles, lorsqu’il peut y avoir des causes diverses, des causes à discuter, ait cru devoir recourir à une accusation, je ne puis pas considérer comme sérieuse. Je ne crois pas plus que l’irritation qui existe aujourd’hui soit due aux jésuites que je ne crois qu’elle est due à Voltaire ou à Rousseau.

L’honorable membre, par une accusation en quelque sorte personnelle contre quelques-uns d’entre nous, a invoqué l’opinion du secrétaire de la chambre de commerce d’Anvers, contre l’éducation donnée par un institut célèbre.

Messieurs, l’institut des jésuites a eu, comme toutes les grandes choses, comme toutes les institutions qui ont duré longtemps, d’ardents adversaires ; il a eu des amis dévoués. On pourrait contre l’institut des jésuites invoquer bien des autorités, et à ces autorités on pourrait en opposer bien d’autres. Pour moi, messieurs, je ne veux pas occuper longtemps la chambre de la question de l’influence des jésuites ; je serai aussi bref que l’honorable membre auquel je réponds. Mais à l’autorité du secrétaire de la chambre de commerce d’Anvers, je me bornerai à en opposer une seule, l’autorité de Chateaubriand.

Voici, messieurs, comment s’exprime l’immortel auteur du Génie du christianisme.

« L’Europe savante a fait une perte irréparable dans les jésuites. L’éducation ne s’est jamais bien relevée depuis leur chute. »

M. Rogier. - Est-il vrai que l’on enseigne dans les collèges de jésuites des choses contraires aux institutions du pays ?

M. le ministre des finances (M. Malou). - L’honorable M. Rogier me dit que l’on enseigne...

M. Rogier. - Je demande si c’est vrai.

M. Brabant. - Je dis que non !

M. le ministre des finances (M. Malou). - L’honorable M. Rogier me demande s’il est vrai que l’on enseigne dans les collèges des jésuites des choses contraires aux institutions du pays. Eh bien ! je dis aussi que non. J’ai fait mes études chez les jésuites. J’y ai appris un peu de latin, un peu de français ; les principes de la foi de mes pères ; mais j’y ai surtout appris, et j’ai vu que c’est là que leur éducation est belle et grande, j’y ai surtout appris un ardent amour de mon pays.

On nous reproche en quelque sorte d’avoir examiné quels peuvent être les effets, quelles peuvent être les causes de la scission qui s’est produite entre les diverses nuances de l’opinion libérale. Je n’hésite pas à le dire: c’était notre droit ; c’était notre devoir, parce que cela fait partie de la situation, et que la situation tout entière doit être appréciée dans ce débat. La position, dit-on, s’est régularisée ; la scission était inévitable. Mais quelle en est la cause ? Quel est le moment ? Pouvons-nous admettre que subitement, à un jour donné, les honorables préopinants sont découvert ce grand danger ? Pouvons-nous le croire, lorsque vous dites que nous sommes l’ennemi commun, lorsqu’on nous reproche de chercher des coalitions, lorsqu’on exagère certaines tendances que l’on blâme, mais que l’on blâme bien tardivement après une communauté de lutte de trois ou quatre ans ?

Quelles ont été les causes de la scission ? D’une part, la convocation nouvelle de cette grande assemblée, qui, comme l’a dit l’honorable M. Delfosse, a siégé un jour à Bruxelles, et qui a tout reformé dans l’Etat et dans l’Eglise, depuis la réforme électorale jusqu’à l’amovibilité des succursalistes.

M. Delfosse. - L’assemblée dont j’ai parlé hier n’est pas le congrès libéral ; c’est le conseil provincial du-Brabant qui a adopté, à une immense majorité, une proposition en faveur de la réforme électorale.

J’ai parlé d’un corps légalement constitué.

M. le ministre des finances (M. Malou). - J’aurai mal compris ; je croyais qu’il s’agissait du congrès. Je parle, moi, de ce corps, qui n’était pas légalement constitué.

M. Delfosse. - La réunion du congrès libéral a eu lieu en vertu d’un droit constitutionnel ; mais cette assemblée n’avait pas d’attributions déterminées par la loi, de pouvoir légal ; voilà le sens de mon observation.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Quelle est la deuxième cause de la scission ? C’est que parmi ces hommes, dont les têtes se sont montées, ainsi que l’a dit l’honorable M. Lebeau, il s’en est trouvé qui n’ont pas voulu se contenter de quelques sièges qu’on leur abandonnait à la commune et à la province, mais qui, associés à la lutte, ont voulu aussi être associés à la victoire. L’honorable M. Verhaegen nous a dit qu’il avait eu le courage de se séparer d’eux ; il a demandé si nous aussi, nous aurions le courage, de nous séparer des opinions extrêmes. Oui, nous aurions ce courage, s’il le fallait. Si des opinions extrêmes se manifestaient, nous n’attendrions pas que quatre années de communauté se fussent écoulées, pour nous séparer d’elles en les qualifiant plus durement qu’elles ne le méritent. Nous nous en séparerions immédiatement.

Si nous avons rappelé ces faits, c’est, qu’il me soit permis de le dire, parce qu’ils appartiennent à l’histoire. Nous ne voulons pas nous faire illusion, nous ne voulons pas exagérer notre sécurité dans le présent, et notre confiance dans l’avenir. Nous savons que plus les institutions sont libres, plus les opinions sont divisées, plus le gouvernement est difficile. Mais nous croyons qu’avec des intentions droites nous pouvons avoir confiance dans le jugement du pays. Aussi en appelons-nous comme vous à l’opinion publique. Nous attendons avec confiance l’épreuve des grandes élections de 1847 ; nous en espérons la conservation du système qui a dirigé le gouvernement depuis 1830.

M. Castiau. - Je ne prends pas la parole pour examiner la question des jésuites et de leur influence sur l’éducation, question que le préopinant vient de faire intervenir quelque peu jésuitiquement, qu’il me permette de le dire, dans le débat. A quoi bon, en effet, jeter cette nouvelle et brûlante question dans le cercle déjà immense que parcourt la discussion ? Je me bornerai donc à une seule observation sur ce point: c’est que le préopinant a défendu les jésuites et le jésuitisme avec une chaleur, avec un enthousiasme qui feraient croire qu’il défend sa propre cause et que c’est avec autant de raison que de justice qu’on signale l’influence occulte qui pèse sur le préopinant et sur ses collègues du ministère. J’abandonne donc les jésuites pour me placer en face des ministres. Seulement, en présence du chaleureux plaidoyer du préopinant en faveur des jésuites, on serait autorisé à prétendre que c’est une seule et même chose et qu’il ne s’agit, en définitive, que des mêmes adversaires.

Après d’aussi longs débats, je voudrais sincèrement, messieurs, pouvoir (page 75) me dispenser de prendre part à la discussion. Je ne l’eusse certainement pas fait, sans les paroles provocatrices parties des bancs ministériels pour accuser l’opposition. Après de telles provocations, le silence n’est plus permis ; il serait sans dignité et sans courage. Je viens donc à mon tour répondre aux défis qui nous ont été adressés.

J’avais dit, il y a quelques mois, dans la dernière discussion politique qui a eu lieu dans cette enceinte, tout ce que je pense, tout ce que j’ai à dire sur le ministère. J’avais rappelé tous les précédents politiques des hommes qui sont venus s’asseoir, par je ne sais quelle surprise, au banc doctrinaire. J’avais déroulé devant vous la longue série des actes réactionnaires dont ils avaient été les auteurs ou les complices, tous depuis la mutilation des libertés communales jusqu’à la mutilation du territoire, depuis la loi sur le fractionnement jusqu’à l’odieuse proposition sur les céréales. Je vous ai dit que le ministère portait au front le cachet de la réaction ct qu’il serait un ministère réactionnaire. Je vous avais dit que ce ministère serait fatal au pouvoir, au pays, à nos institutions ; je vous avais dit qu’il continuerait l’œuvre de la réaction et qu’il violerait successivement, pour se soutenir au pouvoir, vos droits et vos libertés.

Eh bien ! s’est écrié dans cette enceinte et la raillerie sur les lèvres, M. le ministre des affaires étrangères, que sont devenues vos prédictions ? Que sont devenues vos accusations ? Où sont les mesures réactionnaires et les violations des libertés ? Citez, citez donc un seul fait réactionnaire imputable au ministère. »

Et heureux de son double succès oratoire et politique, M. le ministre s’était à peine rassis sur son banc avec la satisfaction qu’il apporte toutes les fois qu’il peut glorifier sa personnalité, lorsqu’une voix juste et sévère s’est fait entendre dans cette enceinte. Cette voix partait des bancs ministériels ; elle a dû faire sur M. le ministre une vive impression, puisque c’était une voix amie. C’est cette voix qui s’est chargée de répondre à M. le ministre. C’est elle qui a fait le procès à tout le ministère ; c’est elle qui lui a reproché avec le plus d’amertume ses inconséquences et ses violences administratives ; c’est elle qui lui a demandé un compte sévère pour les mesures odieuses qui viennent de frapper les fonctionnaires dans le pays.

Je regrette seulement que l’honorable orateur n’ait pas su conserver cette question et son importance et sa grandeur. Il l’a abaissée au niveau d’une question d’utilité et d’opportunité ; c’est-à-dire qu’il en a fait une question de parti. Il a blâmé sans doute avec sévérité la destitution des fonctionnaires ; mais il l’a blâmée surtout dans la crainte des représailles que cette mesure pourrait appeler sur son parti. J’irai plus loin, messieurs ; je ne ferai pas de cette question une question de parti, j’en ferai une question de principe, une question de légalité, une question de constitutionnalité ; oui, de constitutionnalité, car je crois en mon âme et conscience, messieurs, que le fait d’avoir frappé des fonctionnaires pour l’exercice légal de leurs prérogatives constitutionnelles, constitue une nouvelle et audacieuse violation de notre pacte constitutionnel.

Le ministère lui-même l’a senti et il a voulu échapper à l’impopularité qui devait l’atteindre. Il était épouvanté de ce mot odieux de destitution et il a voulu tourner la difficulté. Des destitutions- ! fi donc ! II ne s’agissait que de simples conseils, de représentations officieuses, bienveillantes et toutes paternelles ! On avait l’espoir que l’intimidation produirait ses effets et que pas un seul fonctionnaire n’oserait résister aux injonctions qui lui seraient adressées. Mais il s’est trouvé des hommes courageux qui ont refusé de courber la tête. Il a bien fallu alors déposer le masque, l’on a frappé le coup d’Etat et la destitution en est sortie.

Mais, en destituant, on y a mis des formes, toutes les convenances ont été respectées, nous a dit doucereusement l’honorables M. de Theux. Il paraît, messieurs, qu’il en est au ministère comme à l’Opéra où, suivant l’expression du poète : « Jusqu’à je vous hais ! tout se dit tendrement. »

C’est donc avec une exquise politesse et une sorte de tendresse qu’on a frappé les fonctionnaires qu’on a destitués ! Pitoyable dérision ! n’est- ce pas là insulter en quelque sorte ceux auxquels on a enlevé leur position sociale, leurs seules ressources peut-être et celles de leur famille ?

Et pourquoi ces violences ? Quel était le crime de ces fonctionnaires ? Ils faisaient partie d’une association politique, dont je regrette qu’un préopinant ait voulu affaiblir l’influence et nier en quelque sorte les incontestables services ; cette association, on a pu l’abandonner, il faut être juste pour elle. Il faut reconnaître les services, les services signalés qu’elle a rendus à la cause de la liberté. N’est-ce- pas elle qui a donné la première impulsion à l’esprit public et qui l’a arraché à son apathie ? N’est-ce pas elle qui, la première, nous a fait connaître toutes les ressources, toute la puissance de l’association ? N’est-ce pas qui a amené la création de toutes ces associations dont on vous présentait, il n’y a qu’un instant, le dénombrement ? N’est-ce pas elle enfin qui a convoqué et réuni ce congrès libéral dont on vient de présenter le juste et brillant éloge ?

Cette association, qui a rendu tant de services, a-t-elle démérité tout à coup ? A-t-elle donc pris une attitude anarchique et séditieuse ? Proclame-t-elle le renversement de nos institutions ? Mais, s’il en avait été ainsi, avec quel empressement, avec quel bonheur le ministère eût dénoncé ces écarts et ces excès, non pas seulement pour destituer les fonctionnaires, mais pour traduire l’association et ses actes coupables devant la justice du pays.

Il n’en est rien. Rappelez-vous en effet, messieurs, quelles sont les doctrines, quels sont les actes que M. le ministre de l'intérieur a reprochés à cette société. Elle a réclamé la réforme électorale, elle a demandé le retrait des lois réactionnaires ! Voilà son crime.

Eh bien, s’il est vrai que ceux qui demandent la réforme électorale et le retrait des lois réactionnaires, sont en quelque sorte en état de rébellion et d’insurrection contre le pouvoir, il faut dire que la majorité, que la majorité intelligente du pays se trouve en état de suspicion et d’hostilité vis-à-vis le pouvoir, car ce sont là des espérances et des vœux qui éclatent sur tous les points du pays ; la réforme électorale a été réclamée, il y a près de dix ans, par toutes nos villes importantes ; et quant aux lois réactionnaires, elles ne trouvent guère aujourd’hui de défenseurs que parmi ceux qui les ont votées, et dont plusieurs sont prêts à les désavouer aujourd’hui.

Ce programme dont on a fait tant de bruit était donc parfaitement inoffensif ; il était tellement inoffensif qu’il restait bien en deçà d’un autre programme qu’on eût dû respecter, puisqu’il se trouve dans la Constitution. Ce programme, c’est l’article 139 de la Constitution qui le renferme. Cet article énumère les améliorations et les réformes de toute espèce dont il convenait de doter le pays dans le plus bief délai.

Relisez cet article, messieurs, et vous y trouverez des réformes bien autrement radicales que les réformes du programme de l’Alliance. Eh bien, ce programme constitutionnel a eu le sort de tous les programmes ; il a été oublié, et, on peut le dire, déchiré ; car aucune des nombreuses réformes qu’il rendait urgentes et obligatoires, n’a été réalisée jusqu’ici.

Quels sont maintenant les hommes qui ont été frappés de destitution, pour avoir exercé le droit légal et constitutionnel d’association ? Sont-ce des fonctionnaires politiques, des hommes associés en quelque sorte à la pensée gouvernementale, obligés par position d’être les dépositaires des pensées, les exécuteurs des volontés ministérielles ? Oh ! non, on a été, au contraire, vis-à-vis des fonctionnaires politiques, plein de cette déférence, de cette exquise politesse, dont vous parlait l’honorable M. de Theux ; je ne sache pas, en effet, qu’on ait destitué jusqu’ici un gouverneur, membre de cette chambre, qui depuis sa fondation, je pense, faisait partie de l’Alliance. On assure, il est vrai, que ce gouverneur a donné sa démission, il y a huit jours ; mais dans quels termes ? Est-ce pour obéir aux menaçantes injonctions du ministère ? Oh non, c’est parce que ses nombreux travaux, c’est parce que ses absences plus nombreuses encore ne lui permettent plus d’assister aux réunions de l’Alliance ; ainsi on peut le compter encore parmi les membres honoraires de l’Alliance, car il résulterait de sa lettre qu’il serait encore avec elle et au milieu d’elle de cœur et d’âme.

Je ne sache pas non plus qu’on ait destitué les nombreux fonctionnaires publics, bourgmestres, échevins et autres agents du pouvoir exécutif, qui faisaient partie d’une association bien autrement redoutable pour le ministère, du congrès libéral. Enfin, il paraîtrait que les fonctionnaires qui appartiennent aux nombreuses associations politiques dont on vous a entretenus, ont également échappé jusqu’ici aux proscriptions ministérielles.

Quelle a été en effet la première victime de la colère ministérielle ? Un inspecteur des plantations. Quel rapport, je vous le demande, entre les plantations et la politique ? Est-ce que, par hasard, la susceptibilité ministérielle aurait été jusqu’à craindre que cet inspecteur ne donnât à ses plantations une attitude anarchique et séditieuse ? (Hilarité.)

Voilà bien la politique réactionnaire, audacieuse et brutale, vis-à-vis des fonctionnaires d’un degré inférieur ; mais faible et rampante vis-à-vis des fonctionnaires d’un ordre supérieur dont on croit avoir à redouter l’influence.

Cette première victime n’a pas suffi cependant ; on s’est adressé plus haut, et, cette fois, c’est M. le ministre de la guerre qui s’est chargé d’être l’exécuteur des volontés arbitraires du ministère. Si j’en crois les journaux de ce matin, M. le ministre de la guerre aurait eu le triste courage de destituer un officier supérieur d’artillerie, un des hommes les plus honorables et les plus distingués de l’armée, un caractère d’élite, enfin, aussi remarquable par son courage que par son talent, un homme sur lequel les électeurs avaient déjà jeté les yeux, et qui avait été présenté, de l’assentiment du ministère, comme candidat à la représentation nationale par cette même société de l’Alliance ; c’est cet honorable officier qui a été frappé aussi brutalement que les lois militaires l’autorisent, lui qui sera inévitablement appelé, dans cette enceinte, par le suffrage public, car c’est la juste récompense qui lui est due pour le courage et le dévouement dont il vient de donner un si noble, un si éclatant exemple.

Ce sont là, il faut en convenir, des faits bien odieux et bien impopulaires.

Comment, messieurs, a-t-on justifié tous ces attentats ?

C’est à peine si l’on est venu dans cette enceinte à balbutier quelques vaines excuses, quelques misérables arguties pour expliquer et dissimuler l’odieux de ces mesures.

Qu’ont dit, en effet, les partisans de l’obéissance passive des fonctionnaires ? Ils ont prétendu que le fonctionnaire représentait le pouvoir et restait sous sa dépendance. Les fonctionnaires représentent le pouvoir ; mais le pouvoir, qu’est-ce ? Est-ce que par hasard ce seraient les hommes qui sont au banc des ministres ? MM. Dechamps et Malou seraient-ils vraiment l’incarnation, le symbole du pouvoir, de cette grande et vaste idée qui domine, dirige et gouverne la société tout entière ? Non, non ; le pouvoir ce n’est pas le ministère ; le pouvoir, c’est l’ensemble des institutions et des influences politiques. Le premier de tous les pouvoirs, c’est celui du pays ; la souveraineté devant laquelle tous les pouvoirs (page 76) doivent s’incliner, c’est la souveraineté nationale. Les fonctionnaires publics sont aussi, dans leur spécialité, les représentants de la nation et non les représentants du ministère qui les nomme ; ils sont les serviteurs du pays, ils ne sont pas les scribes, les valets en quelque sorte du ministère. Aussi longtemps qu’ils remplissent consciencieusement et légalement leurs devoirs, personne n’a le droit de leur demander compte des faits qu’ils ont posés comme citoyens en dehors de leurs attributions administratives.

Ils doivent, a-t-on dit, leur concours au gouvernement. Oui, ils doivent au pays et au gouvernement un concours actif et dévoué, mais pour quels actes ? Pour les actes de leur ministère et dans l’exercice de leurs fonctions.

Oh ! alors, soyez sans pitié, j’y consens ; frappez avec la même sévérité la paresse et l’incapacité ; les agents supérieurs de l’administration comme les fonctionnaires les plus humbles, n’épargnez personne ; mais quand des fonctionnaires ont loyalement rempli tous les devoirs de leur ministère, lorsqu’ils ne sont plus dans l’exercice de leurs fonctions, ils peuvent réclamer leur indépendance de citoyen ; ils rentrent, pour l’exercice de leurs droits civiques et politiques, sous la protection de la loi commune.

Je ne puis admettre toutes ces distinctions entre les droits divers dont le fonctionnaire peut revendiquer le libre exercice, entre les droits politiques par exemple et les autres droits constitutionnels. Tous les droits, quels qu’ils soient, le droit électoral comme le droit d’association, la liberté du vote comme la liberté de la presse, tous les droits découlent de la même origine, ils sont tous également consacrés dans la Constitution, ils doivent tous être environnés de la même inviolabilité. L’exercice de ces droits n’est pas seulement une faculté, c’est un devoir.

Je ne puis me rallier non plus à cette distinction qu’on vient de vous présenter entre la politique militante et je ne sais quel système bâtard d’abstention. S’il est, en effet, des actes qui appartiennent à cette politique qu’on a appelée militante et qu’on a voulu interdire aux fonctionnaires publics, c’est le vote électoral et le vote parlementaire, puisqu’ils décident de l’existence du ministère. Vous destituerez donc le fonctionnaire qui, aux prochaines élections, repoussera les créatures ministérielles ; vous destituerez donc aussi tous les fonctionnaires membres de cette chambre qui cette fois encore auront le courage de voter l’amendement auquel vous avez attaché votre existence ministérielle et que vous eussiez dû les premiers admettre avec empressement, si vous étiez les véritables représentants du pouvoir et les défenseurs de ces droits et de ces prérogatives.

Quand on aura ainsi promené la menace, l’intimidation et l’arbitraire sur toutes les têtes, quand, à l’aide d’une véritable terreur administrative, on aura créé autour de soi le silence et l’isolement, on prendra des airs d’assurance et de triomphe, comme M. le ministre des finances vient de le faire. On dira, comme lui, que le pays est calme, que le présent est sans alarmes et l’avenir sans nuages. Cette irritation dont on parle tant, cette anxiété qu’on prétend être aujourd’hui dans tous les cœurs, on les niera ; on les considérera, comme il vient de le faire, comme des mensonges de l’opposition destinés à calomnier ce nouvel âge d’or que nous devrons à l’apparition du ministère actuel.

M. le ministre des finances nie l’anxiété, l’effroi qui ont suivi l’apparition du ministère réactionnaire dont il fait partie. Mais il fut un temps où il partageait lui-même cet effroi. N’est-ce pas lui, en effet, qui, appréciant ses tendances et ses exagérations politiques, s’épouvantait à la pensée de voir six Malou occuper le banc ministériel ? Eh bien, les six Malou s’y trouvent aujourd’hui. Il n’est plus permis d’en douter, en voyant l’accord qui règne entre nos six ministres. Cet effroi que M. le ministre s’inspirait à lui-même, le pays tout entier le partage aujourd’hui, et il n’est que trop justifié par les actes dont nous sommes les témoins.

Vous niez l’agitation et l’irritation qui ont suivi votre avènement au pouvoir, ! Mais comparez de bonne foi la situation actuelle du pays à ce qu’elle était il y a quelques mois encore, et osez dire que rien n’est changé et que le calme règne ! Le calme règne quand la fermentation est partout ! Et ne venez-vous pas de donner, par les mesures odieuses que vous avez prises, la plus énergique des excitations au mécontentement public ? En les adoptant, vous croyez avoir fortifié le pouvoir et presque sauvé le pays. Imprudents, vous ne voyez donc pas que vous venez en un seul jour de centupler le nombre et la force de vos adversaires ! Vous ne voyez pas que ces fonctionnaires que vous avez menacés de destitution vont devenir pour vous d’implacables ennemis ! Vous ne voyez pas que tous, même ceux qui pouvaient avoir quelque sympathie pour votre politique, vont se sentir atteints et flétris en quelque sorte par la dégradation civique que vous faites peser sur tous les agents de l’administration ; vous ne voyez pas qu’ils vous abandonneront et se tourneront contre vous ; vous ne voyez pas les représailles que vous appelez sur vos têtes ; vous ne voyez pas que l’intolérance appelle l’intolérance et que vous serez victimes à votre tour des proscriptions dont vous donnez l’exemple ! Oui, je le crains bien, vous aurez à subir un jour l’oppression que vous faites peser aujourd’hui sur des classes entières de citoyens et vous n’aurez pas le droit de vous en plaindre. Malheur donc à vous ! malheur à votre parti ! malheur aux fonctionnaires !

En présence de tant d’éventualités menaçantes, j’ai donc plus que jamais le droit de persister dans mes accusations et dans ces prédictions auxquelles on a cru pouvoir opposer la raillerie. Aujourd’hui, comme il y a six mois, je persiste à penser et à dire que le ministère sera un ministère de perdition et qu’il violera successivement nos droits et nos libertés.

Oui, je le répète, vous violerez toutes les libertés ; vous venez de violer le droit d’association, droit moral et civilisateur qui est une des plus belles conquêtes de la révolution ; vous violerez également la liberté des opinions, car la liberté des opinions, pour des ministres aussi susceptibles que vous, est plus coupable que le fait inoffensif d’appartenir à une association politique ; vous destituerez donc tous les fonctionnaires qui se permettront de trouver que nos ministres ne sont pas des grands hommes, et qui ne partageront pas la haute, idée qu’ils ont de leur personnalité !

Vous violerez aussi la liberté de la presse qui est surtout, on le sait, l’objet des haines des hommes du pouvoir. Les fonctionnaires qui oseront se permettre de se plaindre de l’arbitraire, de l’insolent arbitraire qui pèse sur eux, vous les frapperez à leur tour de destitution.

Vous violerez la liberté de conscience, la liberté des cultes elle-même.

Nous avons un ministère catholique, apostolique, je n’ose plus dire romain, car il paraîtrait, ainsi qu’on le faisait observer hier, que notre ministère pourrait bien ne plus trouver le pape lui-même, ni assez orthodoxe, ni assez catholique. Sous un tel ministère, qui défend les jésuites et le jésuitisme plus vivement encore qu’il ne se défend lui-même, le fait de ne pas pratiquer, pour me servir de l’expression consacrée, le fait de ne pas pratiquer ne sera-t-il pas considéré comme un acte de mauvais exemple et d’insubordination ? Vous destituerez donc aussi le fonctionnaire public qui ne déposera pas chaque année dans vos mains son billet de confession !

Enfin vous violerez, je l’ai dit déjà, et la liberté électorale et la liberté parlementaire. Tout ce qui ne sera pas avec vous sera contre vous. Les fonctionnaires, dans cette chambre comme dans les scrutins électoraux, vont désormais voter sous l’influence de l’intimidation. Et s’ils ont le courage de se prononcer contre vous, d’exercer leur droit, de remplir leur devoir, on leur arrachera la position qu’ils ont conquise par leurs travaux et leurs services ; on les destituera brutalement.

Alois toutes mes prédictions seront réalisées. Vous aurez complété l’œuvre de la réaction. Vous aurez violé toutes les libertés, toutes les garanties et tous les droits. Vous aurez frappé les fonctionnaires d’une véritable dégradation civique, d’une sorte de mort politique ; vous les aurez frappés dans leur dignité d’hommes autant que dans leurs droits de citoyens, et vous serez parvenus peut-être, en étouffant en eux la parole et presque la pensée, à en faire des esclaves sans opinion, sans volontés, sans moralité et sans pudeur.

Que de telles prétentions, que d’aussi odieuses maximes gouvernementales se révèlent et triomphent dans des pays despotiques, on le comprendrait. Mais oser les proclamer et les pratiquer dans un pays constitutionnel, au XIXème siècle, en Belgique, sur cette vieille terre de liberté, c’est l’insulte la plus audacieuse non-seulement à la Constitution et à la loi, mais encore à la raison, à l’intelligence publique.

A cet insolent défi, il n’y aurait qu’une seule réponse à faire: renverser, renverser à l’instant même le ministère qui en est coupable ! Oui, si la responsabilité ministérielle n’était pas un vain mot, le ministre qui aurait violé la Constitution ou la loi, devrait être immédiatement frappé par nous d’un décret d’accusation.

N’accusez pas ma parole d’exagération en cette circonstance, messieurs ; ne dites pas froidement : Il ne s’agit que des fonctionnaires, il ne s’agit que des militaires, qu’importe ? S’il est des citoyens qui aient droit à une protection plus spéciale de la loi et des chambres, ne sont-ce pas ceux qui appartiennent à l’administration et à l’armée ? En est-il qui rendent plus de services ? En est-il qui révèlent plus de zèle et de dévouement ? En est-il qui aient plus de titres à la gratitude nationale ? Quand les fonctions qui leur sont confiées sont la juste récompense de leur zèle et de leurs services, elles constituent un droit acquis ; c’est la propriété et la ressource du fonctionnaire. La lui enlever, la lui enlever pour des faits étrangers à ses fonctions, la lui enlever pour des faits légaux et constitutionnels, c’est commettre un acte d’iniquité et de spoliation.

Puis, je ne cesserai de répéter ce que j’ai dit déjà si souvent dans cette enceinte : l’arbitraire aussi a sa logique et ses entraînements ; à chaque pas qu’il fait, il s’exalte et se passionne davantage ; il marche, il marche toujours dans l’ivresse de ses succès, jusqu’à ce qu’il se brise et se précipite dans l’abîme. Le ministère Polignac, ce ministère dont on parlait hier, comment- a-t-il commencé ? comment a-t-il fini ? Comme vous, il a commencé par la destitution des fonctionnaires et il a fini par les ordonnances de juillet. Comme lui, je le crains bien, vous serez entraînés sur la pente glissante où vous vous débattez ; vous épuiserez la série des illégalités ; vous avez violé un article de la Constitution, vous les violerez tous ; vous avez violé le droit d’association, vous violer, tous les autres droits constitutionnels ; vous avez frappé une classe de citoyens, vous les frapperez toutes, jusqu’au moment où l’on vous arrachera des mains, pour les briser, les armes dangereuses dont vous vous servez avec tant d’imprudence.

S’il en est ainsi, si le présent comme l’avenir est gros de nuage, il faut que le pays le sache ; si de nouvelles épreuves, plus douloureuses que celles qu’il a subies déjà l’attendent, il faut que le pays le sache ; si le ministère peut impunément se placer au-dessus des lois et de la Constitution, il faut que le pays le sache ; si toutes nos garanties constitutionnelles ne sont plus qu’un mensonge, il faut que le pays le sache ; toutes nos libertés sont menacées en ce moment, il faut que le pays sache. Il faut que le pays le sache, car ce sera au pays à aviser ; ce sera au pays à se sauver lui-même, et, croyez-le bien, le pays se sauvera.

(page 77) Oui, le pays se sauvera, et ne vous hâtez pas, ministres de la réaction, de triompher avec autant de jactance que vous le faites depuis l’ouverture de ces débats, des divisions qui viennent d’éclater dans le camp libéral. On peut être divisé sur la rédaction d’un programme politique, car où est aujourd’hui l’unité d’opinions ? mais il est un point sur lequel il ne peut y avoir de dissentiment parmi nous ; il est un but vers lequel nous marchons tous, c’est le renversement de votre domination et des intérêts réactionnaires dont vous êtes les représentants. Aussi, au jour du combat électoral, croyez bien que toutes les fractions du libéralisme se réuniront pour marcher couve vous et pour vous vaincre.

Après tout, si les divisions qui nous agitent étaient aussi profondes que vous le prétendez, que prouveraient-elles ? Elles prouveraient, ainsi qu’on vous l’a dit déjà, l’énergie, la vitalité, la puissance de l’opinion libérale. Il faut, en effet, qu’une opinion ait un bien vif sentiment de sa force, qu’elle ait un dédain bien profond pour ses adversaires, pour ne pas craindre de rompre les rangs et se fractionner sur le champ de bataille et sous le feu de l’ennemi.

Elles prouveraient encore l’indépendance des convictions. Elles prouveraient qu’on en a fini dans nos rangs avec le dogme abrutissant de l’obéissance passive ; que chacun, chez nous, ne relève que de sa conscience et que le libéralisme est resté fidèle à sa devise, à ses devoirs comme à ses droits.

Elles prouveraient enfin la moralité de l’opinion libérale. Elles prouveraient qu’il ne s’agit pas pour elle de questions de tactique et de pouvoir, mais de questions d’opinions et de principes. Elles prouveraient que pour elle les hommes s’effacent devant les principes.

Les principes ! oui, messieurs, voilà tout le secret de notre force et de nos espérances. Nous représentons les principes qui, depuis cinquante ans, remuent la société européenne et président à ses destinées. Il y a un demi-siècle à peine, ces principes ont renversé en quelques jours tout l’édifice du passé, l’ancien régime tout entier, et les puissances séculaires qui le soutenaient, et vous pensez, dans votre aveuglement incorrigible, que ces principes reculeront aujourd’hui devant vous, vous les faibles représentants et les héritiers dégénérés de cet ancien régime auquel vous- mêmes vous n’avez plus foi, tout en le défendant !... Non, non, M. Malou, le flot ne s’est pas retiré, comme vous l’avez dit, après avoir laissé sur la plage quelques misérables débris ; non, non, le flot n’est pas venu se briser à vos pieds pour saluer votre triomphe. Non, non ; si le flot ne monte pas en ce moment, il s’agite, du moins, il bouillonne, il présage la tempête, l’inévitable tempête qui doit vous balayer, vous, le ministère, votre intolérance et vos iniquités, si vous continuez à marcher dans les voies de la réaction et de la violence. (Applaudissements dans les tribunes.)

M. le président. - Si ces manifestations se renouvellent, je ferai immédiatement évacuer les tribunes.

M. le ministre de la guerre (M. Prisse). - Messieurs, je viens d’encourir de sanglants reproches de la part de l’honorable M. Castiau, relativement à un acte qui n’est pas encore posé. Cet acte, messieurs, n’est pas posé, parce que je n’ai reçu qu’hier la réponse officielle de l’officier supérieur dont on a parlé ; mais il le sera tôt ou tard. Ce retard, messieurs, prouvera à la chambre qu’au moins je n’ai pas agi à la légère.

M. Delehaye. - Pourquoi n’avez-vous pas pris cette mesure il y a trois mois ?

M. le ministre de la guerre (M. Prisse). - Messieurs, l’honorable M. Delehaye me demande pourquoi je n’ai pas pris cette mesure il y a trois mois. Je suis forcé d’interrompre le cours de mes idées pour répondre à l’honorable membre.

Afin de démontrer que j’ai pris cette mesure, je dois encore revenir à cette circulaire dont on a parlé il y a deux jours. C’est effectivement au mois de juin que j’ai adressé une circulaire à l’armée, pour inviter tous les fonctionnaires qui en faisaient partie à se retirer des associations soit politiques soit religieuses, de toutes les associations enfin qui pouvaient avoir pour but de porter les officiers à prendre des engagements autres que ceux qui leur sont imposés par leur serment et par leurs devoirs militaires. Au mois de juin, j’avais principalement en vue une société religieuse fort innocente peut-être en elle-même, mais qui avait été le motif d’un dissentiment parmi les officiers d’un des régiments de l’armée.

Il me semble qu’en agissant ainsi, j’ai servi la cause de l’ordre et de la bonne discipline. Personne à cette époque n’y a trouvé à redire.

J’ai tellement compris que la mesure ne pouvait, dans ce moment, atteindre que les officiers de l’armée, que je n’ai pas même invité les employés civils du département de la guerre à se séparer de la société dont il s’agissait, parce qu’il me semblait qu’ils pouvaient, sans inconvénient, en faire partie comme beaucoup d’autres fonctionnaires.

Plus tard, dans les derniers jours du mois d’octobre, le ministère tout entier a jugé utile d’inviter les fonctionnaires, de quelque classe qu’ils fussent, à se retirer d’une société politique évidemment hostile au cabinet. J’ai marché avec mes collègues, et j’ai invité de nouveau les officiers de l’armée et alors également les fonctionnaires civils de mon département à se retirer de toute société politique, à ne pas être employés, le matin, dans les intérêts du ministère et, le soir, à le combattre.

Messieurs, un seul officier dans l’armée n’a pas jugé devoir ou pouvoir donner sa démission de membre de l’Alliance. Cet officier, messieurs, c’est à bien juste titre que l’honorable M. Castiau en a fait l’éloge, qui s’est bien souvent déjà trouvé dans ma bouche ; je partage entièrement la bonne opinion de l’honorable M. Castiau. L’officier supérieur dont il est question, était un de mes amis, et malgré l’acte qui le frappera, j’espère qu’il le restera. (Interruption de la part de M. de Brouckere.) Oui, M. de Brouckere, j’espère qu’il le restera. S’il était à ma place, il ferait peut-être comme moi.

Messieurs, l’honorable M. Castiau a dit que la conduite du ministère, que par conséquent ma conduite, entraînerait nécessairement le découragement parmi les fonctionnaires, et plus tard peut-être l’abandon de leur part. Messieurs, je tiens à déclarer bien haut que je crois n’avoir occasionné dans l’armée aucune espèce de découragement. Je tiens à déclarer bien haut encore que je ne crains nullement l’abandon dont je suis menacé. Je crois qu’en temps de paix le soin que je donne au maintien de l’ordre et de la discipline, les soins que je donne au bien-être du soldat ne sont de nature à décourager personne, et que, dans le cas où nous aurions à faire preuve de notre zèle pour la défense du pays, je ne serais abandonné par personne dans l’armée, j’en ai la conviction intime. Si je ne l’avais pas, je ne resterais pas sur ce banc. Je n’y serais plus à ma place.

L’honorable M. Verhaegen vient de rappeler que c’était avec l’assentiment du ministère que l’honorable M. Eenens (puisqu’on l’a nommé, je nommerai aussi) s’était présenté comme candidat à la chambre. Messieurs, mes collègues ne me désavoueront pas, nous serions encore très disposés à soutenir M. Eenens dans sa candidature, s’il n’arrivait pas à la chambre porté par un parti hostile au cabinet. (Interruption.) Je ne crois pas que l’honorable M. Verhaegen, s’il était au ministère, voulût aider quelqu’un à venir le combattre.

Mon principe, messieurs, est, qu’aucun militaire ne doit et ne peut faire partie d’associations politiques ou religieuses. Ce principe est passé chez moi à l’état de conviction. Je suis fâché que mon opinion ne soit pas celle de l’honorable M. Castiau. Je n’en changerai cependant pas, parce qu’en en changeant je serais peut-être entraîné à des actes nuisibles à l’armée.

Je regrette sincèrement, messieurs, que M. le lieutenant-colonel Eenens n’ait pas voulu obtempérer à mon invitation. Dans tous les cas il n’est pas, il ne sera pas destitué. Je me bornerai à le placer dans une position qui lui permette de rentrer dans l’armée ; car je suis persuadé que si le pays avait besoin de ses bons services, il serait un des premiers à se ranger sous les drapeaux, bien loin de nous abandonner.

M. Dedecker. - Messieurs, le discours que j’ai prononcé, il y a trois jours, a été l’objet d’appréciations bien diverses de la part des principaux organes de l’opinion libérale. J’ai en aussi, messieurs, mes flatteurs et mes détracteurs, et je vous avoue que je préfère les derniers, qui sont les plus utiles ; d’autant plus, messieurs, qu’avec-les convictions que j’ai, je sens que je ne mérite pas les éloges qu’on m’a donnés.

Je me propose, messieurs, de répondre d’une manière spéciale au discours de l’honorable M. Lebeau.

L’honorable M. Lebeau ne me comprend pas. « Après avoir, me dit-il, qualifié si durement la formation du ministère, l’année dernière, vous l’amnistiez aujourd’hui et vous vous déclarez prêt à voter pour lui. «

Je tiens, messieurs, à prouver que si l’honorable M. Lebeau ne m’a pas compris, je suis cependant resté parfaitement conséquent avec moi-même.

Vous le savez, messieurs, ce n’est pas d’aujourd’hui que je défends d’une manière persévérante et consciencieuse la nécessité pour la Belgique des ministères de conciliation entre les opinions modérées qui partagent le pays et la chambre.

Ce n’est pas d’aujourd’hui, messieurs, que j’ai proclamé que les cabinets utiles au pays devaient être, non pas des cabinets de parti, mais des cabinets dominant les partis. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai cru qu’on pouvait être libéral, non pas contre les catholiques, mais avec les catholiques.

Qu’ai-je dit, messieurs, à l’avènement du ministère actuel ? J’ai dit que la formation de ce ministère, d’après moi, n’était pas une conséquence logique des événements des dernières années, qu’il n’était pas indiqué par la situation d’alors. Cette opinion, je la maintiens. Aujourd’hui encore, je déclare que dans les circonstances où l’on se trouvait, il y a un an, un ministère catholique pur, alors que depuis quinze ans il n’y avait pas eu de ministère de ce genre, même dans les temps de l’omnipotence catholique, qu’un ministère catholique pur, après la proscription exercée contre les membres les plus considérables de la chambre, qu’un ministère catholique pur, en présence des progrès visibles de l’opinion libérale dans le pays, qu’un tel ministère était injustifiable dans son principe. Mais, j’ai ajouté en même temps que la confiance que m’inspirait le caractère des membres de ce ministère, et la modération de leurs principes m’engageaient à attendre leurs actes. C’est ce que j’ai fait.

Qu’ai-je dit, il y a trois jours, messieurs ? Que la position du ministère me paraît singulièrement raffermie d’un côté par ses actes, d’un autre côté par les fautes de ses adversaires. Le ministère avait annoncé qu’il continuerait la politique de modération qui a été suivie depuis 1830 ; j’ai voulu le voir à l’œuvre, et, je le répète, car je fais volontiers cet aveu, le ministère, dans l’ensemble de ses actes, s’est conduit avec modération et une intelligence incontestables.

Après cela, messieurs, faut-il donner aux fautes du libéralisme (ce que j’appelle moi des fautes et ce que d’autres appellent une régularisation), faut-il donner à ces fautes le caractère et la portée que le gouvernement y donne ? Je ne le crois pas. Convient-il de s’en réjouir, au point de vue national ? Je le crois bien moins encore. Mais (page 78) enfin, que M. Lebeau veuille bien me le dire, est-ce ma faute à moi si le ministère est devenu presque nécessaire ? Est-ce ma faute à moi, si le libéralisme, au moment de saisir le pouvoir, le voit s’échapper de ses mains ? L’honorable M. Lebeau dit que le ministère actuel n’a pas le droit d’être au pouvoir ; mais qui donc, dans le camp libéral, prétendrait recueillir son héritage ? Est-ce l’honorable M. Lebeau, repoussé par une fraction importante du libéralisme lui-même ? Le ministère, dites-vous, n’a pas le droit d’être au pouvoir, parce qu’il n’a pas la majorité ; or, l’honorable M. Lebeau ne se trouve-t-il pas maintenant appartenir à la minorité de la minorité ?

Mais, messieurs, tout en disant que je crois la situation changée au profit du cabinet, j’ai prémuni le ministère contre ses propres illusions ; il m’a semblé qu’il avait présumé trop de ses forces, qu’il avait présumé trop de la situation du pays, et j’ai voulu lui dire que la présomption n’est pas de la force.

A ce propos, j’ai tracé de la situation du pays et de notre avenir un tableau qu’on m’a accusé, dans mon ardent patriotisme, d’avoir exagéré. Il se peut que ce tableau soit quelque peu exagéré, à mon insu, car je l’ai dépeint comme je le vois ; il se peut qu’il y ait quelque chose à en retrancher, et qu’il n’y ait pas dans notre ciel politique tous les nuages que j’y vois ; mais il en reste toujours assez pour faire réfléchir sérieusement les véritables amis du pays, et pour faire craindre un orage plus ou moins éloigné

Messieurs, je n’ai pas pu donner à ma pensée tous les développements nécessaires, relativement à la cause que j’ai assignée à cette situation ; je vais tâcher de réparer cette omission, et c’est ici que je réclame toute l’attention de la chambre.

J’ai dit que, d’après mes convictions, la cause principale, pour ne pas dire unique, de cette espèce de démoralisation, de ce doute de l’avenir, qui se remarque dans le pays, est due à l’influence du libéralisme. Je me suis engagé, envers différents orateurs, à le prouver, et j’espère y réussir.

« Vous n’avez pas toujours assigné à ce fait, dit l’honorable M. Lebeau, les mêmes causes. » J’en demande bien pardon à l’honorable membre, mais il a lui-même confondu deux questions essentiellement distinctes.

Que l’on se reporte, messieurs, à l’époque où j’ai prononcé le discours auquel a fait allusion l’honorable membre. C’était sous l’administration de l’honorable M. Nothomb. Les organes du libéralisme dépeignaient alors, à leur point de vue, la situation du pays sous des couleurs bien sombres aussi ; mais, d’après eux, la seule cause de cette situation était dans la présence de M. Nothomb aux affaires. Eh bien, messieurs, j’eus, moi, à cette époque le courage (car j’étais à peu près seul à défendre la majorité), j’eus le courage de dire que c’était là méconnaître singulièrement la cause du mal que de l’attribuer à la présence d’un seul homme aux affaires ; j’ajoutai que l’affaiblissement moral qu’on signalait n’était pas particulier à la Belgique, qu’il était général à l’Europe entière. Eh ! n’avait-on pas entendu, quelque temps auparavant, un des plus illustres orateurs de France dire que la « France elle-même s’ennuyait » ? Le scepticisme qui règne dans les intelligences, le doute qui pèse sur les âmes, je l’attribuai au travail civilisateur du dix-neuvième siècle, qui devait, selon moi, amener naturellement ce résultat, compensé, du reste, par d’incontestables bienfaits. Je dis que nos institutions libérales devaient avoir pour résultat infaillible, en propageant les idées de tolérance universelle, de détruire l’énergie des convictions religieuses et politiques qui seules font les grands caractères. A cette occasion je prononçai les paroles suivantes que je suis heureux de reproduire aujourd’hui :

« Je dis que s’il y a découragement dans les intelligences, il serait d’un esprit étroit ou prévenu d’attribuer l’existence de ce mal à l’influence des hommes qui occupent le pouvoir. Ce malaise résulte de la propagation de toutes ces doctrines qui ne laissent que doutes dans les esprits, que ruines dans les âmes ; il résulte de l’abandon général des principes en dehors desquels il n’y a plus de vie pour les intelligences, plus de repos pour les cœurs ; il résulte du développement des passions politiques, jamais satisfaites et toujours insatiables, toujours impérieuses !

« La lutte organisée entre tant d’idées contraires et d’intérêts opposés, la surexcitation de tant d’ambitions, l’accessibilité à toutes les positions sociales, tout cela a dû allumer bien des désirs, nourrir bien des espérances ; tout cela doit donc nécessairement amener de brusques désillusionnements, de cruels mécomptes, d’amères déceptions. Jetons les regards autour de nous, messieurs ; chacun ne se préoccupe plus que de ses droits ; personne ne songe à remplir ses devoirs ; tous se croient aptes à tout, aucun n’est content de sa position. On a ouvert un immense horizon à toutes les ambitions, et du moment où ces ambitions ne sont pas toutes complétement assouvies, on s’en prend au gouvernement et à la société de l’inanité de ses espérances, de la perte de ses illusions. »

Là n’est donc pas, messieurs, la question telle qu’elle se présente aujourd’hui, et l’honorable M. Lebeau a trop de perspicacité pour ne pas l’avoir aperçu avant moi. Il faut placer la question sut son véritable terrain. L’esprit national, le sentiment dynastique, l’amour de nos institutions libres, ces sentiments se sont-ils affaiblis ? à qui la faute ?

Je suis heureux, pour ma part, messieurs, d’avoir vu le gant relevé par cette fraction du libéralisme qu’on appelle les doctrinaires ; cette circonstance me met plus à l’aise, parce que, dans mon âme et ma conscience, ils sont, eux, les véritables coupables. Ce sont eux qui sont responsables, devant Dieu et devant le pays, de cet avenir que j’ai dépeint sous des couleurs si noires.

MM. les doctrinaires rejettent la faute sur le pouvoir, et l’accusent de n’avoir rien fait pour développer l’esprit national. Je ferai remarquer, en premier lieu, que pendant dix ans, ils ont eux-mêmes soutenu ce pouvoir, et c’est pendant qu’ils faisaient encore partie de la majorité, c’est sous leur influence personnelle que s’est posé l’acte politique peut-être le plus compromettant pour l’avenir du pays, le sacrifice de 300,000 de nos frères, c’est-à-dire, une première abdication de notre révolution...

M. Rogier. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. Dedecker. - Est-ce un fait historique, oui ou non, que dans la question du traité des 24 articles, la majorité des opposants appartenait à l’opinion catholique, et que les orateurs qui ont exercé la plus grande influence dans les débats qui ont amené l’adoption de ce traité, appartenaient aux bancs de la gauche ?

Un membre. - Si vous aviez été alors membre de la chambre, vous auriez voté pour le traité.

M. Dedecker. - Il n’est pas question de savoir ce que j’aurais fait, j’examine ce qui a été fait. Nous sommes à faire de l’histoire.

M. Rogier. - Nous avons soutenu alors vos hommes avec force et courage.

M. Dedecker. - Lorsqu’ensuite le pouvoir a posé d’autres actes qui étaient essentiellement utiles à la consolidation de notre nationalité, les avons-nous vus appuyés sur les bancs de nos adversaires ? Un de ces actes, sans contredit le plus important, le traité avec le Zollverein…

Un membre. - Allons donc !

M. Dedecker. - Il ne s’agit pas de venir contester l’importance politique de ce traité. C’était un acte qui nous a, pour ainsi dire, réconciliés officiellement avec l’Europe centrale, c’était la consécration définitive de notre nationalité. C’était donc un acte d’une portée immense, et cependant l’opposition à ce traité est encore partie des bancs de nos adversaires.

Un autre fait peut-être aurait dû être posé depuis longtemps par le pouvoir ; s’il ne l’a pas été jusqu’ici, c’est encore à vos insinuations qu’il faut l’attribuer ; je veux parler d’une loi destructive de la contrefaçon littéraire.

Messieurs, la contrefaçon littéraire, et à cet égard consultez toutes les opinions du pays et surtout les hommes qui s’occupent de la littérature et de l’influence de la littérature sur la société, la contrefaçon est un des plus sérieux obstacles qui s’opposent au développement du sentiment national, de l’esprit national.

Est-ce notre faute, disait hier l’honorable M. Rogier, si le pays, depuis 15 ans, s’affaisse sous le système politique que la majorité a constamment défendu ? Et d’abord, que M. Rogier me permette de le lui dire, il a lui-même soutenu ce système pendant dix ans ; et puis, le pouvoir est-il seul responsable de la direction de l’esprit public ? Eh ! ne savons-nous pas qu’en général, le pouvoir ne peut rien ou presque rien ? Nous avons organisé le pouvoir de façon à le rendre autant que possible impuissant pour le mal, mais nous l’avons par là même rendu plus ou moins impuissant pour le bien. Ce n’est donc pas lui qu’il faut accuser le plus.

Mais il y a dans cette enceinte des hommes qui ont toujours parlé au nom de l’opinion publique, qui se sont posés en chefs, en organes de l’opinion publique, c’est à eux qu’il faut demander compte de l’état des esprits. A eux qui prétendaient exercer une si grande influence sur l’esprit public, qui se flattaient même de faire la police de leur parti, il faut demander compte de l’usage qu’ils ont fait de cette influence qu’ils auraient pu rendre si salutaire. Eh bien ! nous prouverons qu’ils n’ont absolument rien su faire pour entretenir le sentiment national ; qu’ils n’ont, au contraire, réussi qu’à fausser l’esprit public et à étouffer chez les Belges leur affection pour leur pays et pour ses institutions.

Et ici vous comprenez où j’en veux venir. Je partage entièrement l’avis de l’honorable M. Delfosse : oui, la question qui seule est éternellement au fond de nos querelles et de nos débats, c’est la question de la position de l’Etat dans ses rapports avec l’Eglise, la question de l’influence du clergé.

Toute notre politique intérieure se rapporte à cette grande question ; tout part de là, tout y aboutit. Examinons donc comment ceux qui, depuis 4 ou 5 ans surtout, se sont posés les chefs du libéralisme, comment les doctrinaires se sont conduits dans cette question religieuse, si délicate et si importante.

Nous n’en voulons pas à la liberté du clergé, nous ne faisons pas la guerre aux croyances, nous disait hier l’honorable M. Lebeau.

Mais, messieurs, est-il possible d’effacer certains souvenirs ? Mais n’est-ce pas l’honorable membre qui, il y a quinze ans, alors que les voix intolérantes étaient si rares en Belgique, disait en plein congrès qu’il ne se sentait aucune sympathie pour le catholicisme ?

M. Lebeau. - Je demande la parole. La mauvaise foi est évidente.

M. Dedecker. - Je fais de l’histoire ; ce n’est pas ma faute si ces souvenirs historiques ne vous sont pas agréables.

Hier encore, n’a-t-on pas entendu l’honorable membre se livrer à de pitoyables plaisanteries sur le libéralisme du pape actuel, sur les sermons catholiques ?

Comment ! vous vous réfugiez aujourd’hui dans une subtile distinction : vous attaquez le clergé politique, mais vous n’en voulez pas aux croyances ! Cependant quel langage avez-vous tenu depuis 5 ou 6 ans ?

(page 79) Vous n’avez cessé de dire : que le clergé y prenne bien garde, son immixtion dans la politique expose aux plus grands dangers la religion elle-même, qui va partager ainsi toutes les vicissitudes et subir toutes les réactions de la politique.

Voilà ce que tous et les vôtres ne cessez de dire depuis cinq ans. Aujourd’hui, en frappant le clergé, vous feignez de croire que vos coups ne portent pas plus haut ! Pour tenir un tel langage, il ne faut pas posséder à un haut degré cette vertu politique de la loyauté dont l’honorable M. Lebeau se plait si souvent à signaler le défaut chez ses adversaires.

Vous ne faites pas la guerre aux croyances, vous n’en voulez même qu’aux jésuites ! Oh ! nous connaissons cette subtile distinction : elle n’est pas bien neuve, ni bien spéciale à la Belgique.

En France aussi, en Suisse et ailleurs, on n’en veut de même qu’aux jésuites. Laissons répondre un des organes les plus sérieux du libéralisme français, La Presse : « Les jésuites, dit-il, ne sont évidemment qu’un prétexte ; ce n’est ni à leurs personnes, ni même à leurs doctrines qu’on en veut ; ce qu’on poursuit en eux, c’est le catholicisme agissant ! »

Ainsi, trêve de ces distinctions, à l’aide desquelles on veut bien respecter les croyances pourvu qu’elles ne se traduisent pas en faits !

Messieurs, j’ai dit que les chefs de l’opinion libérale, qu’on appelle les doctrinaires, sont particulièrement coupables de la fausse direction donnée aux esprits en Belgique, surtout depuis quelques années, parce qu’ils n’ont rien fait pour amortir les passions et dissiper les préjugés qu’ils remarquaient autour d’eux et qu’au fond de leur âme ils ne partageaient pas.

Je le prouve.

L’honorable M. Devaux n’a-t-il pas écrit, il y a sept ans, que l’opinion catholique est l’opinion nationale par excellence, qu’il serait à souhaiter que la Belgique entière appartînt à cette opinion, comme consolidation, comme garantie de notre nationalité ?

Depuis, n’a-t-on pas vu cet honorable membre et ses amis politiques se jeter dans des rangs où l’on va jusqu’à signaler l’influence du clergé comme la principale cause de l’abaissement du sentiment national en Belgique ?

L’honorable M. Rogier, en 1834, a fait du clergé belge un éloge complet sous le double apport du patriotisme et du libéralisme. Je ne puis rappeler les paroles, mais je me souviens qu’il rendait un hommage éclatant au catholicisme en Belgique, à cause des doctrines politiques qui s’y rattachaient si heureusement. Eh bien, ne voyons-nous pas aujourd’hui cet honorable membre s’entourer d’hommes qui n’ont cessé de représenter le clergé belge comme obéissant à un prince étranger, comme ne recevant que des impulsions et des inspirations étrangères ?

En 1843 encore, l’honorable M. Lebeau vous disait : « J’ai appris à connaître le clergé ; ma carrière administrative m’a mis en rapport avec lui, et j’ai pu constater, par ma propre expérience, l’austérité de ses mœurs, sa bienfaisance et ses lumières. »

Depuis n’a-t-il pas accepté la direction d’un parti où l’on représente le clergé belge comme abruti et ignorant, comme recherchant toutes les occasions de tenir les populations sous le joug de l’ignorance et de l’abrutissement ?

L’honorable M. Lebeau, cette année encore, a proclamé, du haut de cette tribune, que le clergé belge est la seule classe de la population qui n’ait rien gagné à la révolution. N’a-t-on pas vu cet honorable membre aller bras dessus bras dessous avec ceux qui représentent le clergé comme s’engraissant de la sueur du peuple, comme méditant le retour de la dîme et de la mainmorte ?

Voilà les vrais coupables, ceux qui, dans toutes les circonstances, ont exprimé la plus haute opinion des qualités qui distinguent le clergé belge, qui lui ont délivré les plus beaux certificats de nationalité, de patriotisme, de moralité, de talent et de désintéressement, pour aller se ranger ensuite sous le drapeau d’un parti qui nourrissaient qui entretient dans la nation les plus dangereux préjugés contre ce même clergé.

Et quand on constate l’affaiblissement de l’esprit national, du sentiment dynastique et de l’amour de nos institutions publiques, vous secouez toute responsabilité ! Comment vouliez-vous que le peuple s’attachât à sa nationalité, quand vous permettiez à votre parti de représenter la Belgique comme exploitée par les moines, comme ramenée aux temps les plus sombres du moyen âge, comme livrée aux tendances les plus rétrogrades, quand vous la laissiez dépeindre comme une immense capucinière ? Comment vouliez-vous qu’on prît en affection notre dynastie, quand vous n’avez cessé, depuis six ans, de jeter de la déconsidération sur le pouvoir, quand vous avez donné la main à ce parti qui, dans la presse comme à la tribune, signale le pouvoir civil comme trop faible pour résister aux influences du clergé, comme livré tout entier à des influences occultes, alors que M. Lebeau lui-même, dans un moment de franchise, avait dit que pendant ses passages successifs aux affaires il n’avait jamais aperçu la moindre trace de pareilles influences ? Comment vouliez-vous qu’on s’attachât à nos institutions, alors que vous laissiez confondre avec des violations de nos libertés constitutionnelles, ce qui n’en était que l’usage légitime ?

On vous a bien souvent prié de citer des faits ; on vous a demandé: Le clergé a-t-il jamais voulu autre chose que le droit commun ? A-t-il violé un seul article de la Constitution ? Cependant, tous les jours, vous ou les vôtres, vous avez exposé le clergé à la désaffection du pays comme faisant un usage pernicieux de nos libertés, comme abusant des garanties que lui donne la Constitution.

Les avertissements ne vous ont pourtant pas manqué. Dans le discours auquel l’honorable M. Lebeau empruntait hier un passage, je vous disais:

« Prenons garde par ces flétrissures quotidiennes jetées sur l’autorité, par le dégoût inspiré pour des institutions prétendument mal comprises, de provoquer de funestes découragements, de faire naître des regrets ou des espérances également criminels, de faire jeter ainsi les regards vers d’autres pays ! Et c’est le ministère, c’est la majorité que l’honorable M. Lebeau accuse de faire les affaires de l’étranger !

« Il y a en Belgique des hommes qui font les affaires de l’étranger. Voulez-vous les connaître ? Je vais vous donner leur signalement. «

Alors, je vous exposais quels sont les véritables ennemis du pays ; je vous disais que ce sont ceux qui s’attachent à encourager de tous leurs efforts et de tous leurs moyens la propagande des idées, d’origine étrangère, de nature à combattre et à détruire les antiques mœurs et traditions du pays.

Voilà, vous disais-je, quels sont les hommes qui font les affaires de l’étranger ! Voilà les hommes qui compromettent nos institutions ! Voilà les ennemis de notre nationalité, les agents les plus actifs de l’étranger !

« Chez tous les peuples, disais-je encore, à toutes les époques, le lien religieux a été considéré comme le lien le plus durable et le plus fort ; l’intérêt religieux a toujours été considéré comme l’intérêt le plus élevé, le plus moral. Mais en Belgique particulièrement, l’attachement aux principes religieux a fait la force et la consolation du pays à toutes les époques glorieuses ou critiques de son histoire. Aujourd’hui encore, cet attachement aux principes religieux constitue le côté distinctif de notre caractère, la base la plus solide de notre nationalité. »

Et quand, depuis longtemps, je signale la vraie cause de l’affaiblissement moral du pays, que me dit aujourd’hui M. Lebeau ? Vous auriez dû, dit l’honorable membre, vous réunir à nous. Je vous ai dit, déjà alors, le motif pour lequel je ne pouvais pas vous suivre. Vous reprochiez à M. Nothomb de manquer de franchise et d’être l’auteur de la situation que vous déploriez ; je répondais alors par ces paroles que je demande la permission de vous rappeler encore :

« Quand on voit la ténacité avec laquelle le ministère est accusé de manquer de franchise, n’est-il pas permis de repousser une semblable accusation quand elle part d’hommes dont toute la carrière politique a été un long et éternel calcul, d’hommes politiques dont tous les écrits, toutes les paroles, tous les actes se rattachent à un immense système de bascule, d’hommes politiques qui ont marché d’accord avec le parti catholique aussi longtemps que l’avenir leur a paru appartenir à ce parti, mais qui, lorsqu’ils ont cru, pour me servir d’une expression échappée à leur égoïsme, que la marée montante était au libéralisme, ont jeté leur barque sur d’autres flots ? »

Ah ! j’aurais dû vous suivre ! Mais, je vous le demande, quels titres avez-vous pour vous poser en modèles, en guides dans une carrière politique ? D’un côté, je ne puis vous reconnaître cette haute et inflexible raison qui domine la voix des partis et qui constitue l’homme d’Etat. Je ne vous reconnais pas, d’autre part, ces généreuses passions qui rendent l’opposition noble et vraiment utile.

Vous n’avez jamais, d’après moi, rien su être d’une manière complète !

Vous ne vous êtes pas montrés des hommes d’Etat ! On vous a vus, pendant une partie de votre carrière, défendre le pouvoir, en exagérer même les prérogatives, et immédiatement après, descendre de ses hauteurs pour vous élancer au sein d’une opposition intraitable.

Je conçois qu’après avoir été animé, dans la jeunesse, d’un amour désordonné de la liberté, on passe, dans l’âge mûr, à des idées gouvernementales, à des idées plus positives sur les hommes et les choses. Mais votre marche a été inverse et contre nature. Car vous qui depuis cinq ans figurez dans les rangs de l’opposition la plus extrême, vous avez naguère exagéré le pouvoir. N’est-ce pas à vous qu’est due l’introduction du système destitutionnel, déjà depuis 12 ans ? N’est-ce pas vous qui avez proposé à la législature un projet où l’on exagérait la part du pouvoir central dans ses rapports avec les administrations de nos communes, tandis que, depuis, vous vous posez comme les défenseurs des franchises communales.

Vous n’avez pas su être des hommes de parti, permettez-moi de le dire. Après avoir été mendier dans les deux partis quelque popularité, vous les avez trahis. (Réclamations.) Ou, si vous aimez mieux, vous les avez abandonnés tour à tour !

Messieurs, c’est toujours de l’histoire ! On m’en a demandé. Je vous en donne.

Oui, vous êtes marqués du sceau d’une double ingratitude envers l’ancienne majorité dans les rangs de laquelle vous avez fait de si grandes choses, et envers cette fraction libérale démocratique que vous abandonnez aujourd’hui !

Vous n’avez pas même su vous montrer de véritables amis. Je me rappelle avec quelle violence vous avez attaqué, pendant quatre années consécutives, un homme qui avait partagé vos destinées politiques les plus glorieuses et qui n’avait d’autre tort envers vous que de ne pas vouloir se traîner à la remorque de votre dépit.

Comment, j’aurais dû vous suivre ! Mais, j’aurais dû faire de longues pérégrinations pour vous suivre dans toutes vos variations.

Je vous ai vus repoussés, il y a cinq ans, au nom des idées de pouvoir ; je vous vois aujourd’hui repoussés au nom des idées de liberté !

Autrefois, vous disiez solennellement que vous vouliez « planter votre drapeau entre les deux camps » : ce sont vos expressions ! Depuis quatre ans, vous avez planté votre drapeau dans un camp extrême, où l’on vous a fait subir des programmes qui jurent avec vos principes d’autrefois !

(page 80) Vous avez fait appel aux forces vives du pays ; et ces forces vives vous écrasent aujourd’hui, et vous exposent à l’humiliation du juste retour des choses d’ici-bas !

Vous avez surexcité autour de vous les passions, oubliant sans dont les prédictions de votre ancien ami qui vous disait : Vous voulez arriver par les passions, vous périrez par les passions !

Vous avez sacrifié tout votre passé pour poursuivre un peu de popularité, et elle vous échappe en ce moment !

J’aurais dû vous suivre ! C’est-à-dire, que j’aurais dû imiter vos inconséquences et vos fautes, partager vos erreurs et vos folies, m’associer à vos passions et à vos préjugés, épouser vos rancunes et vos haines !... Merci !

Messieurs, on m’a demandé de justifier mon opinion sur la cause du malaise moral que le pays éprouve. Je crois l’avoir fait. Mais il est temps cependant, cette opinion justifiée, d’en venir à la véritable question. Où allons-nous ? Quel est l’état des esprits ? Quelle est la situation présente Quels sont les faits qui font si mal augurer de l’avenir ? Je les ai signalés, Peu importe, si vous voulez, qui a créé une pareille situation : cette situation existe, je l’ai dépeinte telle qu’elle m’apparaît. Eh, messieurs, je n’ai pas d’intérêt à m’exagérer le côté sombre de cette situation. Personne plus que moi peut-être n’avait rêvé de belles destinées pour le pays. Personne n’a plus de foi dans les sentiments du pays et dans les éléments de grandeur qu’il renferme. Mais si je jette un cri d’alarme, c’est dans le but de prévenir ces funestes divisions qui apparaissent dans notre histoire, à toutes les époques de crise, et qui toujours ont amené des résultats si déplorables.

On me rendra cette justice, messieurs, j’ai toujours fait la guerre à l’esprit de parti, non pas à ce mouvement politique, qui fait la vie des nations, mais à cet esprit de parti destructif des principes constitutionnels et de nos institutions nationales.

C’est pour ce motif, messieurs, que je n’ai pas approuvé, en principe, la formation du ministère actuel, parce qu’il est, à mes yeux l’esprit de parti au pouvoir. Or, je ne veux pas du règne de l’esprit de parti, pas plus de l’esprit de parti catholique que de l’esprit de parti libéral. Ce règne de l’esprit de parti catholique présente ce caractère particulièrement dangereux qu’il est en opposition avec les manifestes tendances d’une partie imposante du pays, et qu’il heurte de front ces préjugés religieux dont il faut tenir compte, parce qu’ils constituent, pour ainsi dire, la conscience publique.

Messieurs, on me verra toujours me montrer, avec la même franchise, le défenseur des idées que je crois utiles à mon pays, dussent-elles déplaire aux hommes de mon parti, ou à mes adversaires. La seule chose dont je me soucie, c’est de remplir consciencieusement mon mandat de député.

Au besoin, je saurai dire au clergé la vérité ; car je crois en avoir acquis le droit par le dévouement désintéressé avec lequel je me suis toujours voué à sa défense. Si jusqu’à présent il n’a pas abusé de son pouvoir, si l’on ne peut lui reprocher d’avoir abusé de sa liberté, encore faut-il ne cesser de lui dire courageusement que sa position est belle en Belgique, plus belle que celle de l’Eglise dans aucun autre pays du monde.

Il doit s’estimer heureux de la conserver en faisant un usage prudent et judicieux de ses droits constitutionnels et en modérant, au besoin, lui-même cet esprit de propagande et de conquête, si naturel au principe catholique.

Je fais donc encore aujourd’hui, comme je n’ai cessé et comme je ne cesserai de le faire, un appel au système de la conciliation, en dehors duquel je ne vois pas de salut pour le pays.

M. Rogier. - Messieurs, bien que je n’aie pas été nominativement attaqué dans le discours de l’honorable préopinant, je n’ai pu m’empêcher de demander la parole pour un fait personnel, au moment où, dans un mouvement oratoire, qui cette fois n’était pas de la franchise, n’était pas de la bonne foi, cet honorable membre a fait remonter à l’influence individuelle de deux de mes honorables amis et de moi, la responsabilité d’un acte politique, qui appartient tout entière aux hommes qu’il soutient aujourd’hui.

Comment, c’est sous notre influence que la politique qui a amené le traité de 1831 a été conduite ! Mais ouvrez donc les yeux ; jetez-les sur les bancs ministériels ; voyez le chef qui représente aujourd’hui le plus dignement, dirai-je, votre opinion, et demandez-lui si, en conscience, c’est nous qui sommes les auteurs de cette déplorable politique.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je demande la parole.

M. Rogier. - Demandez-lui si c’est nous ou lui, si c’est nous ou l’un de ses collègues, dont vous avez pendant quatre ans soutenu le système que nous combattions, nous, énergiquement ?

Cette politique funeste, nous l’avons subie ; nous l’avons subie avec douleur ; nous l’avons subie avec courage, avec plus de courage que vos amis et vous.

M. Dumortier. - C’est un peu fort. Je n’accepte pas cela. J’ai voté contre cette politique, j’ai travaillé contre.

M. Rogier. - Ah ! messieurs, si nous avions eu à la tête du gouvernement des hommes véritablement pénétrés de ce grand patriotisme capable des grandes choses, si nous avions vu dans votre parti ces grands cœurs, ces grands courages capables des grands dévouements, capables des grands sacrifices, oh ! alors, messieurs, nous nous serions joints à eux ; nous aurions senti se réveiller en nous le sang qui nous animait en 1830, lorsque nous ne craignions pas d’exposer notre tête pour procurer à notre pays cette indépendance, cette nationalité que beaucoup d’entre vous recevaient des mains du gouvernement provisoire avec tant de reconnaissance et tant d’humilité.

Et c’est lorsque cette lamentable politique a été conduite sous votre influence, que vous nous adressez de pareils reproches ! Et vous n’avez pas un mot de blâme pour les hommes les plus considérables de votre opinion qui, seuls, sont les coupables des fautes commises.

Cette politique, en la subissant, nous l’avons condamnée. Mais nous avons eu le courage, au moins, de ne pas abandonner le gouvernement dans ces circonstances difficiles et fatales. Les plus considérables d’entre vous ont exalté le système belliqueux, et je m’attends tout l’heure à quelque nouvelle parade oratoire ; mais ils l’ont soutenu par des discours ; et quand il s’est agi d’en venir aux actes, ils ont honteusement déserté cette politique fanfaronne.

Un cri de guerre avait été prononcé ; cette bravade avait excité dans cette enceinte une émotion que je ne partageais pas ; car je savais jusqu’où vous aviez le courage d’aller. On a soulevé les passions dans tout le pays, on a excité de toutes parts le patriotisme ; et tout à coup, j’en rougis pour le gouvernement, on a reculé, on a abandonné le pays ; on a abandonné la voie dans laquelle on l’avait lancé. Si une responsabilité a été encourue alors, oh ! faites-la tomber sur les vrais coupables ; et dans la haine profonde qui vous anime contre nous personnellement, imaginez, au moins, d’autres accusations.

Le pays, je ne crains pas de l’invoquer, je ne crains pas de l’établir, juge entre vous et nous ; le pays saura faire justice. Et qu’êtes-vous dont après tout, vous, M. Dedecker, pour oser vous porter le grand juge de la conduite d’hommes politiques qui ont traversé avec honneur quinze années d’existence administrative et parlementaire ? Ah ! je le conçois, vous êtes un politique d’une espèce rare et particulière ! J’ignore par quelles circonstances il ne vous a pas été donné jusqu’ici de faire briller dans les rangs du ministère les capacités dont le ciel vous a doué ; jusqu’ici vous êtes resté entièrement à l’écart sur votre banc ; j’ignore si des démarches ont été faites pour vous en faire sortir ; j’ignore si votre ambition a été vainement sollicitée ; je n’en veux rien savoir. Mais enfin l’honorable M. Dedecker, malgré les talents qui le distinguent, reste isolé sur son banc, entièrement étranger à la conduite des affaires. Et fort de cette position irresponsable, avec une subtilité, une astucieuse adresse qui s’enseignent, je dois le dire, dans certains établissement que nous n’aimons pas, l’honorable préopinant s’ingénie à forger des crimes de toute espèce, à charge de qui ? à charge d’hommes qu’il dénonce comme de mauvais citoyens (et je dirai comme lui, il a trop d’esprit pour y croire), qu’il dénonce à la haine publique, au mépris public, sous le nom de doctrinaires !

Oh ! les jésuites sont connus de longue date ; ils ont fait leurs preuve dans beaucoup de pays ; ils font leurs preuves en Belgique ; ils sont publiquement dénoncés, non par un doctrinaire, mais par un catholique très orthodoxe (catholique qui est aussi un de mes amis particuliers, car j’en compte encore dans vos rangs), ils sont dénoncés comme enseignant des doctrines contraires à nos institutions, comme affaiblissant dans le cœur des jeunes gens l’amour de nos libertés, comme dépravant notre caractère national. Mais ces jésuites, le ministère les prend sous sa sainte et digne garde. ; M. Dedecker en fait autant. Et comme il importe de détourner l’attention publique, les jésuites ne font aucun mal, ils ne font que du bien ; ce sont les doctrinaires qui sont les auteurs de tous les maux !

Je voudrais bien que l’honorable préopinant, faisant taire un moment les passions haineuses qui semblent enchaîner son esprit, je voudrais que l’honorable orateur nous donnât, avec l’art qui le distingue, une description nette et exacte du doctrinaire belge. Quant à moi, messieurs, que l’on m’appelle du nom que l’on voudra, je m’honorerai toujours des principes que je n’ai cessé de défendre depuis bientôt vingt-cinq ans que je suis entré dans la vie publique.

Je demande pardon à la chambre de toucher à des questions personnelles ; mais après l’attaque calculée qui a été dirigée contre nous, il nous est permis de nous justifier, non pas pour l’honorable M. Dedecker, mais pour le pays, auquel sans doute il a voulu s’adresser en parlant dans cette enceinte.

Nous sommes entrés dans la vie politique, nous doctrinaires (nous acceptons l’épithète, nous n’avons pas à rougir de ce nom), nous sommes entrés dans la vie politique il y a 25 ans ; qu’étiez-vous alors, vous et la plupart de vos amis politiques ? Les premiers nous avons ouvert contre le gouvernement des Pays-Bas cette lutte suivie et persistante qui aboutit, par sa faute, à 1830. A cette époque l’opinion catholique n’avait pas le verbe ni la tête aussi haut que dans ce temps-ci. L’opinion catholique se laissait maîtriser et opprimer, presque en silence par le gouvernement des Pays-Bas. Elle subissait humblement beaucoup de vexations ; un cri arraché à quelques hommes courageux s’échappait de temps à autre dans la presse, mais l’opinion catholique n’avait pas encore le courage de la lutte, l’audace de la résistance. Quand cette opinion commença-t-elle à jouer comme parti quelque rôle dans le pays ? Quand le cœur lui vint-il ? Quand le courage de la lutte s’empara-t-il de ces âmes timides ? Eh, messieurs, vous ne l’avez pas oublié, vous seriez ingrats de l’oublier, c’est lorsque le libéralisme, la doctrine d’alors vint tendre la main, c’est quand il vint infuser dans ce corps inerte un peu de sang jeune et nouveau qui nous anime encore, tout vieux que nous soyons. C’est alors que votre parti commença à peser de quelque poids ; C’est de ce jour que le gouvernement des Pays-Bas commença à compter avec l’opposition. Alors les doctrinaires, les libéraux unionistes (page 81) étaient portés aux nues ; alors ils étaient les défenseurs, les sauveurs des libertés civiles et religieuses. Ont-ils changé de conduite depuis ? Ont-ils changé de principes ? Vous pourrez bien vous livrer à mille inventions malveillantes ou absurdes, mais je vous défie de trouver dans l’ensemble de notre conduite inconséquence ou versatilité. Nous sommes restés libéraux depuis la révolution, nous le sommes restés constamment sur toutes les questions, avec notre nuance modérée, si vous le voulez, mais ferme, conséquente avec elle-même et qui n’a jamais transigé. Je vous porte le défi formel de citer un acte important où nous ayons fait l’abdication de notre opinion libérale ; je vous en défie formellement.

J’en reviens à 1830. Je ne veux pas m’appesantir sur cette époque. Vous avez parlé de l’histoire. Si quelque jour l’histoire de la Belgique enregistre quelques noms purs qui ont paru dans ces journées, où tous vous n’étiez pas. (Interruption de la part de M. Dumortier.)

Je vous prie, M. Dumortier, de ne pas m’interrompre ; vous devez, à beaucoup d’égards, partager l’opinion de votre ami, M. Dedecker, sur les doctrinaires.

M. Dumortier. - C’est ce que rien ne vous autorise à dire.

M. Rogier. - Si vous ne partagez pas sa manière de voir, ce n’est pas à vous que je m’adresse, et alors ne m’interrompez point.

Je dis, messieurs, que je ne veux pas m’appesantir sur cette époque et que, puisqu’on a invoqué l’histoire, je m’en remets volontiers et avec confiance au jugement de l’histoire.

En 1832, en 1834, nous avons occupé le pouvoir. Quel acte contraire au libéralisme avons-nous posé alors ? Et d’ailleurs s’agissait-il, à la suite de la révolution, en présence de la Hollande armée, s’agissait-il de catholiques et de libéraux ? La question était ailleurs ; les intérêts étaient autrement divisés ; les hommes politiques se classaient suivant la ligne de conduite qu’ils croyaient la plus conforme à l’intérêt de la révolution. A ce point de vue, il n’y avait pas de division en catholiques et en libéraux ; mais alors même notre nuance libérale n’était un mystère pour personne. Elle était si peu un mystère, que l’honorable M. Dedecker, scrutant la conscience d’un honorable ami, est venu rappeler un mot échappé à cet honorable ami, au sein du congrès, lorsqu’il a dit que l’opinion catholique n’avait pas ses sympathies. Vous lui en faites aujourd’hui un reproche, vous avez l’air de l’accuser presque d’impiété, et vous ne voyez pas, ingrat que vous êtes, je dois le répéter, que lorsque mon honorable ami tenait ce langage, c’était précisément dans une question où votre parti entier était en jeu, c’était pour venir à votre secours qu’il prenait en quelque sorte cette précaution oratoire ; et cet artifice de langage, cette phrase qui n’avait d’autre but que de vous servir, vous venez aujourd’hui vous en armer contre lui, comme d’une révélation accablante, après que ce grief a traîné depuis des années dans des journaux bassement hostiles à notre opinion.

De 1834 à 1839, mon honorable ami et moi, nous avons servi l’Etat comme gouverneurs de province, c’est vrai ; nous l’avons servi loyalement ; du jour où la ligne de conduite suivie par le cabinet ne nous a plus convenu, nous nous sommes séparés de lui ; nous nous sommes alors appliqué à nous-mêmes un principe dont on nous reproche aujourd’hui avec tant de vivacité, non pas tant la mise en pratique, que la simple énonciation.

Rappelés aux affaires en 1840, nous sommes arrivés toujours les mêmes, toujours avec notre drapeau du libéralisme modéré. Oui, en 1840 comme en 1830, comme encore en 1846, nous ne fûmes jamais, nous ne sommes pas les ennemis du clergé, et vous le savez bien ; nous ne sommes pas les ennemis de la religion, et vous le savez bien. Nous sommes les amis véritables du clergé, nous l’avertissons, nous l’éclairons ; nous lui disons de ne pas marcher vers sa ruine, comme le clergé a marché à sa ruine dans des pays voisins ; nous lui disons de ne pas imiter le clergé français de la restauration qui a payé un peu durement ses années de triomphe ; voilà les conseils que nous donnons loyalement au clergé. Si vous réserviez pour le clergé un peu de cette âpreté à laquelle j’applaudissais hier, mais à laquelle je n’applaudirai pas aujourd’hui, parce qu’elle n’a plus pour base, je dois le dire, la vérité et la bonne foi ; ah ! si vous réserviez un peu de cette ardeur de conseil et de lutte pour les fautes qui se commettent dans votre propre parti, croyez-moi, vous joueriez un rôle beaucoup plus utile et beaucoup plus honorable.

Nous vous l’avons dit souvent, et l’expérience d’autres pays et d’autres temps le proclame, la religion a beaucoup à perdre à se mêler à la politique. Il y a grand danger pour elle à se jeter dans la lutte des partis, courant avec eux les chances de la bonne ou mauvaise fortune. Si la religion est stable, éternelle, elle doit se tenir en dehors de ces combats journaliers, qui un jour la montrent triomphante, un autre jour la présentent abattue aux pieds des fidèles. Sous peine de déchoir, il faut que la religion reste inviolable dans sa sphère, inaccessible aux passions, supérieure aux débats politiques.

Or, la religion, représentée par nos évêques, joue-t-elle un tel rôle ? N’est-elle pas à chaque instant compromise dans nos luttes politiques ?

Et dans quel pays, et dans quel temps, à moins de remonter au temps de la Ligue, a-t-on vu faire un abus plus scandaleux des choses de la religion mises au service des passions politiques ? En quel temps a-t-on vu des ecclésiastiques en pleine chaire dénoncer, la veille d’une élection, comme des hommes dangereux, comme des perturbateurs du repos public, des candidats suspects de n’être pas de bons ministériels ?

Dans quel autre temps a-t-on vu le clergé prostituer les sacrements les plus saints pour le triomphe de candidats qui brillaient moins encore par l’ardeur de leurs sentiments religieux que par leur esprit servile et complaisant, alors que leur conduite privée démentait d’ailleurs leurs apparences religieuses ?

Dans quel temps a-t-on vu le corps épiscopal, ou du moins les plus imprudents du corps épiscopal, transformer tout le clergé inférieur en agent électoral, se mêler à nos luttes violentes, passionnées, enrôlant les uns, intimidant les autres, achetant des troisièmes, exerçant sur tous une influence coupable ?

Dans quel temps a-t-on vu un évêque, au moment du renouvellement des listes électorales, profitant de la franchise de port généreusement accordée à MM. les ecclésiastiques, non sans doute pour un tel usage, profitant, dis-je, de cette franchise, adresser à ses subordonnés des instructions aussi détaillées que le ferait un commissaire de district à des bourgmestres ? Et pourquoi faire ? Pour charger ces ministres de paix, pour abaisser jusque-là leur mission évangélique, de rechercher si, dans les listes électorales de la paroisse, il ne se trouve pas à effacer quelques électeurs qui ne consentent pas tout à fait à jouer le rôle de machines politiques, si tels autres instruments dociles ne pourraient pas y être introduits. Voilà ce que fait aujourd’hui le haut clergé ! Et vous voulez que nous applaudissions à une pareille conduite ! et vous criez à l’inconséquence, presque à l’infamie, parce que nous ne suivons pas le clergé dans de semblables aberrations ! Mais pour cela il faudrait que nous eussions renoncé à toute liberté d’esprit, à toute indépendance de caractère.

Enfin, se présente la question vitale de l’enseignement public, question qui résume, pour ainsi dire, en ce moment toute la politique, et qui, selon qu’elle sera résolue, exercera une influence heureuse ou fatale sur les mœurs, le caractère, l’avenir tout entier du pays. Quelle est notre attitude devant cette grande question, et quelle est celle de votre parti ?

Avons-nous abdiqué aucun de nos principes, avons-nous cessé d’être tolérants vis-à-vis du clergé ? Nous l’avons déclaré en 1834, répété en 1840 et 1845, et nous le répétons encore aujourd’hui, nous voulons l’enseignement donné aux frais de l’Etat, nous le voulons fortement ; nous voulons franchement aussi l’enseignement religieux ; nous voulons qu’administrativement l’Etat représenté par le gouvernement, la province et la commune, fasse des efforts pour appeler dans ses établissements le clergé à donner l’instruction religieuse. Voilà ce que nous avons dit de tout temps et ce que nous répétons encore aujourd’hui ; prenez-en note.

Maintenant, si profitant de ces excellentes dispositions, si exagérant outre mesure le prix de son concours, le clergé vient dire à l’Etat : Je vous donnerai mon concours religieux, mais à condition que vous abandonnerez une part de votre indépendance, à condition entre autres que j’interviendrai dans la nomination des professeurs laïques ou dans leur révocation, alors, nous disons au clergé, le bon sens du pays le dit aussi avec nous : Vous allez trop loin, vous mettez un prix inacceptable à votre concours ; si on ne peut l’obtenir qu’à ce prix nous le repoussons.

Est-ce à dire que nous repoussons la religion de l’enseignement public ? Est-ce à dire que là où le clergé abandonnerait les écoles laïques à elles-mêmes, il n’y aurait plus d’enseignement religieux ? Non ; l’enseignement religieux peut se donner ailleurs qu’à l’école ; le siège naturel de l’enseignement religieux, c’est l’église. Je dirai, d’ailleurs, toute ma pensée. Je suis convaincu que si le gouvernement sait se faire respecter et prendre l’attitude qui lui convient, le clergé ne lui refusera pas son concours, et que ce concours pourra être accepté à des conditions honorables.

Si ce concours vient à manquer, la religion périra-t-elle ? La religion périra-t-elle parce que le clergé n’aura pas le droit d’intervenir dans la nomination et la révocation des professeurs laïques ? Ouvrez donc la Constitution, rappelez-vous que le clergé a la liberté illimitée d’instruire comme il lui plaît tous les jeunes gens qui se destinent à l’ordre ecclésiastique ; qu’il a la liberté illimitée pour ses séminaires avec des subsides de l’Etat ; ce n’est pas assez ; cependant c’est déjà beaucoup, car pour cela seul le clergé belge est envié par tous les clergés de l’Europe. Il peut encore ouvrir des écoles laïques où vous, citoyens scrupuleux, ou catholiques avant d’être citoyens, qui trouvez que dans l’enseignement dirigé par les pères de famille de votre commune la religion périclite, vous avez la ressource d’envoyer vos enfants.

Il est loisible au clergé d’ouvrir autant d’écoles laïques qu’il lui plaît.

Avec cette ressource qui n’appartient qu’au clergé belge, dont il peut user et abuser, toute espèce de scrupule ou prétexte religieux vient à s’évanouir en présence des écoles de l’Etat. D’une part nous disons au clergé : Nous voulons sincèrement l’enseignement religieux ; mais si vous mettez à votre concours des conditions inacceptables, nous ferons connaître aux pères de famille de quel côté sont les torts. Si le clergé se retire, il sera bien établi que les torts sont de son côté. D’autre part, aux pères de famille qui n’auraient pas de confiance dans leurs propres écoles surveillées par leurs propres mandataires, nous dirions : Si vos susceptibilités sont trop grandes, si vous redoutez les écoles de l’Etat pour l’orthodoxie de vos enfants, voilà les écoles du clergé, envoyez-y vos enfants. Trouvez-vous que le clergé séculier n’offre pas assez de garantie, vous allez voir jusqu’où nous poussons la tolérance, nous disons :

Voilà une école qui nous est dénoncée comme propageant les doctrines les (page 82) plus hostiles à nos institutions, des doctrines qui ont pour but d’affaiblir le sentiment national, de répandre la désaffection et le mépris des libertés public. Eh bien, si tel est votre bon plaisir ou plutôt votre fanatisme, livrez vos enfants à de pareils maîtres. Et quand une opinion tient un pareil langage, quand elle se montre tolérante à ce point vis-à-vis de l’intolérance même, si respectueuse pour la Constitution vis-à-vis des adversaires même de la Constitution, c’est elle qu’on vient d’accuser d’un esprit étroit et violent c’est elle qui sème dans le pays la désaffection de tous les principes !

Où sont les véritables causes de la démoralisation et de la désaffection dont vous vous plaignez ? De quel côté sont les véritables auteurs de tous ces maux que grossit encore votre sombre imagination ?...

Je m’arrête. Je craindrais d’être entraîné trop loin. J’engage tous les honnêtes gens de votre parti à y réfléchir ; je les supplie de faire un retour sur eux-mêmes, de se rappeler le passé, de se rendre compte du présent, et surtout de jeter un coup d’œil sérieux sur l’avenir. (Applaudissements dans les tribunes.)

M. le président. - Si l’heure était moins avancée, je serais dans l’obligation de faire évacuer les tribunes.

M. Lebeau. - J’avais demandé aussi la parole pour un fait personnel. J’y renonce.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Messieurs, mon nom a été prononcé d’une manière désagréable et injuste ; j’espère que la chambre voudra bien m’accorder un moment d’attention.

Je ne suivrai pas les honorables préopinants dans la question religieuse ni dans celle de l’enseignement ; j’ai dans les séances précédente exposé ma manière de voir d’une manière trop complète pour avoir besoin d’y revenir encore.

Mais je ne puis laisser sans réponse la qualification adressée par l’honorable M. Rogier à la politique de 1838.

Cette politique, suivant lui, doit être qualifiée de misérable ; et nous aurions lieu de croire que, dans son opinion, s’il se fût trouvé à la tête du département des affaires étrangères, l’intégrité du territoire aurait pu être conservée.

Eh bien, je ne crains pas de le dire, l’honorable M. Rogier eût été au pouvoir, qu’il eût été aussi impuissant à conserver l’intégrité du territoire que nous l’avons été nous-même.

Je regrette que l’honorable membre ait oublié ce qui s’est passé, alors que son honorable ami était à la tête du département des affaires étrangères, en 1831. Cet honorable ami a eu à subir les mêmes attaques que nous et de plus graves encore. Nous en avons été indignés ; car nous nous sommes associés à sa politique de 1831. On le qualifiait de traître ; on disait qu’il avait laissé la Belgique sans armée, sans finances pour la forcer à accepter les dix-huit articles ; car c’est le traité des dix-huit articles qui renfermait la cession du territoire. Par ce traité la province de Luxembourg était abandonnée ; les négociations étaient seulement réservées pour en opérer le rachat. Cela est tellement vrai qu’on a contesté au congrès national le droit d’accepter les dix-huit articles, après avoir proclamé l’indépendance du pays et l’union des provinces.

Est-ce moi, est-ce nous qui sommes cause de la malheureuse défaite de 1831 ? Non ; car, à l’époque du congrès, nous avions proposé des mesures qui, si elles avaient été mises à exécution, auraient pu prévenir ce désastre. Le désastre d’août 1831 a été suivi du traité du 15 novembre. Ce traité, quant au territoire, a toujours été considéré comme irrévocable par les puissances.

Dans les négociations de 1838, où nous avons obtenu un grand soulagement à ce malheureux traité de 1831, la remise des arrérages de la dette de 8.400,000 fl., soit 68,000,000 de fl., et la réduction de la dette à 5,000,000 de fl., une réduction considérable sur les péages de l’Escaut, nous avons pensé qu’au moyen de ces immenses avantages il aurait été possible de traiter avec le roi des Pays-Bas, sur la question du territoire ; mais nos espérances ont été vaines.

On nous a reproché le discours d’ouverture de la session de 1839. On a singulièrement exagéré la portée de la phrase qui se trouve dans ce discours. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que si le gouvernement n’avait rien dit dans le discours d’ouverture de la session, on nous eût adressé des reproches en sens inverse. On eût dit: Comment à l’époque où la session des chambres françaises va s’ouvrir, le discours du Trône ne contient pas une pensée patriotique. C’est dans une réunion des chambres françaises que vous devez trouver votre appui, et vous n’avez pas un écho à leur porter !

Comment ! Des membres de la chambre n’avaient-ils pas pensé que leur présence à Paris, que leurs relations avec les patriotes de France suffiraient pour assurer la conservation du territoire ?

Ils ont reconnu là que leurs efforts étaient vains, que la polémique n’avait d’autre objet que la possession des portefeuilles. Ceux qui devaient remplacer le ministère Molé ne nous auraient pas plus soutenus que M. Molé.

La signature du traité a été suspendue à Londres jusqu’après le vote de l’adresse. C’est alors que la question a été irrévocablement décidée.

C’est en présence de pareils faits, lorsque le pays a été abandonné de toutes les puissances sur lesquelles il croyait pouvoir compter, de l’Angleterre et de la France, qu’on viendrait nous reprocher, je ne dirai pas l’acceptation (car déjà le traité avait été accepté), mais l’exécution du traité du 15 novembre ! Cela est impossible.

Je me rappelle avoir, dans la discussion de ce traité, répondu à ceux le qui nous présentaient comme un modèle à suivre l’héroïsme courageux de la nation polonaise, que cette nation serait heureuse, si, comme nous, elle avait eu l’occasion de traiter ; mais jamais elle n’en a eu l’occasion ; la nation entière a dû succomber. Pour nous, nous avons sauvé la plus grande partie du pays. Nous considérons comme un malheur d’avoir dû consentir à l’exécution du traité, à l’abandon de la moitié du Limbourg et du Luxembourg. Nous en avons été profondément affligés. Au moment où la chambre émettait ce vote solennel, nous étions plus affligé que plusieurs des membres qui avaient combattu le traité. Sans doute, l’acceptation du traité a été un malheur, puisqu’il nous a coûté deux demi-provinces. Mais auraient-elles été dans une situation meilleure, en butte aux hostilités militaires, théâtre de la guerre et finalement objet de la conquête ? Non assurément.

Je m’arrête !

Pour moi, loin de rougir de l’acte que j’ai posé, je le considère comme une des plus grandes preuves de dévouement que j’aie données dans ma carrière parlementaire. C’est la plus grande consolation des immenses tribulations que j’ai essuyées. Cet acte assure à la Belgique sa liberté et son indépendance.

M. Delfosse. - Ainsi c’est vous qui avez sauvé le pays !

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je ne dis pas cela. Mais si j’avais abandonné les rênes du gouvernement, j’aurais exposé le pays à l’invasion, j’aurais cru manquer à tous mes devoirs.

Je serai juste à l’égard des membres des diverses fractions de la chambre qui m’ont accordé leur vote dans cette grande circonstance. J’adresse en particulier mes remerciements à l’honorable M. Dolez qui a bien voulu se charger du rapport de la section centrale. J’adresse des remerciements à tous les membres de la chambre qui m’ont alors accordé leur concours.

M. Dumortier. - Je ne vous remercie pas de cela.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Soit !

M. le président. - Je vous engage, messieurs, à ne pas renouveler demain les tristes débats auxquels nous avons assisté aujourd’hui.

- La séance est levée à cinq heures et un quart.