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Les Belges peints par eux-mêmes : Le Représentant, par Théodore Juste

 

Certes, la monarchie constitutionnelle–représentative, renouvelée des Anglais en 1815 simultanément par Louis XVIII en France et par Guillaume Ier dans les Pays-Bas, et perfectionnée dans ces deux pays à la suites des glorieuses journées de juillet et de septembre, la monarchie constitutionnelle–représentative n’est point le dernier mot de la civilisation. Dieu sait ce que l’avenir nous réserve, grâce au progrès des lumières, grâce aussi aux étonnantes rêveries des apôtres du socialisme ! Dans un quart de siècle, peut-être formerons-nous une république Saint-Simonienne, voire même une communauté fourriériste ; la femme sera libre et le suffrage universel : il ne faut désespérer de rien. Mais, en attendant, les peuples constitutionnels, délivrés du bon plaisir, des Parcs aux cerfs, des Bastilles et autres institutions sataniques, ont raison, ce me semble, de se croire dans le meilleur des mondes possibles.

Vous Anglais, vous vantez à bon droit votre parliament-man ; vous Français, vous vous glorifiez à juste titre de votre député ; et nous autres Belges, nous n’avons pas tort de nous enorgueillir de notre représentant. C’est le gardien vigilant de la constitution, c’est le défenseur juré de notre indépendance, c’est le tuteur de la patrie ; que dis-je ! c’est la cheville-ouvrière, le sine qua non du gouvernement représentatif sous lequel nous avons le bonheur de vivre ; enfin, c’est à tous égards, un personnage digne de figurer dans les Belges peints par eux-mêmes, pour l’édification de nos arrière-neveux. Je suis loin d’admirer tous les bancs de la chambre basse : je pourrais reprocher aux uns la naïveté des moutons de Panurge, aux autres les servilités ou la mollesse qui distinguent spécialement les fonctionnaires salariés. Mais, abstraction faite de certaines individualités, mais pris en lui-même, considéré comme type, le représentant est un brave et digne homme : il a du sens, de l’intelligence, de l’énergie, et même de l’intrépidité. Ne l’avons-nous pas entendu plus d’une fois s’écrier comme le Cid : « Paraissez Navarrais, Maures et Castillans ! » Plus d’une fois ne l’avons-nous pas vu braver non pas l’émeute furibonde, non pas la perfide colère des ministres, mais ce qui est plus dangereux, le courroux de l’Europe entière ? Je le répète donc, le représentant, envisagé comme type, est un homme rare dans le siècle où nous sommes : il n’a pas l’éloquence de Démosthène ni l’esprit de Shéridan, c’est vrai ; mais, en revanche, vous trouverez chez lui du désintéressement, de la sincérité et du patriotisme, trois vertus qui du reste ont toujours signalé le peuple belge.

Chose digne de remarque, dans la démocratique patrie des Artevelde et des Agneessens, est représentant à peu près qui veut. Ouvrez les fermoirs d’or de la charte de 1831 et lisez attentivement l’article 50. Si vous êtes Belge de naissance et dûment domicilié en Belgique, si vous êtes âgé de 25 ans accomplis, et que vous payez un cens électoral qui varier, je ne sais pourquoi de 30 à 80 florins, selon qu’on est domicilié à la campagne ou en ville, rien ne doit vous empêcher de briguer les suffrages des électeurs. La loi n’exige pas précisément du candidat à la députation les talents qui font l’orateur parlementaire, car jamais, que je sache, le Parlement n’a été uniquement de Cicéron et de Mirabeau ; poussiez-vous même l’ignorance jusqu’à ne pas savoir vous servir correctement de la belle langue de Foy et de Berryer, que cela ne devrait point arrêter l’essor de votre ambition. Le Moniteur, cet inflexible historien, n’a-t-il pas reproduit souvent des improvisations conçues dans un idiôme tout-à-fait inintelligible ? Donc, pourvu que vous teniez un certain rang dans le monde, que vous soyez avocat, banquier, industriel, commissaire de district, procureur du roi, négociant, médecin, officier supérieur, notaire, agronome ou maître de forges, - libéral ardent et dignitaire d’une loge maçonnique si vous habitez une ville de premier ordre ; fervent catholique et ami de Mr le curé si vous êtes campagnard, - marchez hardiment au but, montrez hautement l’envie que vous avez de servir le pays à la tribune, enfin, présentez-vous sans crainte devant le collège des électeurs, vous serez proclamé Représentant, je vous le jure, au premier tour de scrutin. Mais si le malheur veut que vous soyez artiste, homme de lettres, peintre ou statutaire, oh !, alors, croyez-moi, ne sollicitez jamais auprès de vos concitoyens l’honneur d’aller défendre au Parlement les intérêts de la littérature et des beaux-arts. Eussiez-vous le génie de Rubens, de Duquesnoy ou de Commines, le président vous pousserait par les épaules sur les degrés de l’escalier en vous disant avec flegme : « Mon cher Monsieur, nous ne contestons pas votre talent. Mais comme nous ne sommes pas ici à Athènes, nous n’avons que faire des rêveurs tels que vous. Retournez à votre atelier ou à vos livres et laissez aux hommes positifs le soin de diriger les affaires publiques. »

Hélas ! oui, dans ce siècle prosaïque, il n’y a que les hommes positifs qui soient appelés au gouvernail de l’Etat. Qu’est-ce qu’un artiste aux yeux des électeurs ? Un peu moins, n’est-ce pas, que le Baes du coin. Les Baes sait vendre de la bière et grouper des chiffres, mais l’artiste ne peut qu’animer une toile ou un bloc de marbre. Vive donc le Baes, et foin de l’artiste ! Etrange époque ! étrange pays !

Une chambre législative est une vaste collection d’originalités plus ou moins saillantes, un étonnant pèle-mèle de figures les plus disparates. La physionomie si mobile et si bizarre du parlement défie la plume la plus exercée ; du reste, pour dessiner, seulement de profil, toutes ces figures caractéristiques qui s’agitent sous nos yeux, plusieurs volumes grand in-quarto ne suffiraient point. Forcé de me renfermer dans un certain cadre, il faut donc que je fasse un choix ; or, ce n’est pas chose facile. Que de caractères ! que de contrastes ! Voulez-vous le portrait du représentant-fashionable ? Mais il ressemble à tout le monde : il est pantalonné par Lefèvre, habillé par Gouverneur, botté par Allard et coiffé par Félix (successeur de Guffroy). Il doit être classé plutôt parmi les dandys que parmi les orateurs parlementaires : il est gentleman-rider, héros des courses de Mon-Plaisir et des steeple-chases du bois de la Cambre ; bref, il possède un cabriolet français et un groom gros comme mon poing.

Voulez-vous le portrait du représentant bourgeois ? Mais qui ne connaît cet intéressant personnage, son costume ancestral, sa vie rangée comme celle d’un commis à 1200 francs d’appointements ? Qui ne sait que cet honnête marchand, transformé malencontreusement en honorable par des électeurs pusillanimes, n’envisage son siège tribunitien que comme une place éminemment productive ? Pourvu que, à la suite de l’unique discours qu’il prononce par session, un sténographe complaisant ajoute la réclame suivante : « L’honorable orateur, en descendant de la tribune, est entouré par ses nombreux amis, qui lui prodiguent les félicitations les plus empressées, » le représentant-bourgeois croit avoir acquitté sa dette envers le pays.

Voulez-vous le portrait du représentant-jésuitique ? Mais Labruyère, ce grand peintre, s’est chargé de le faire : « semblable à un joueur habile, il ne montre ni humeur ni complexion, soit pour ne point donner lieu aux conjectures ou se laisser pénétrer, soit pour ne rien laisser échapper de son secret par passion ou par faiblesse. » N.B. Le représentant-jésuitique, vêtu comme un marguillier de confrérie, a le teint jaune, l’œil bénin, la voix flûtée, et une contenance singulièrement hypocrite. Quand vous l’accostez, si un reste de pudeur ne l’arrêtait point, il crierait à la cantonnade :

« Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

« Et priez que toujours le ciel vous illumine… »

La silhouette du représentant-caricature ? Mais il vaut mieux, ce semble, abandonner la caricature représentative aux beaux rieurs des cafés de la Monnaie et de la Place Royale qui font une étude si approfondie du Charivari (contrefaçon belge.)

Voulez-vous que je vous dépeigne le ministérille, autrement dit loup-cervier, ce caméléon, ce protée parlementaire ? Mais ce serait chasser sur les terres du satirique Timon. « On dit (ainsi s’exprime ce caustique écrivain) on dit qu’au bout de trois mois d’école de peloton, les conscrits français font d’excellents soldats : il n’en fait pas tant pour dresser un bon ministériel. Les députés les plus novices, les débarqués, les innocents, n’ont besoin que de tenir leurs yeux constamment fixés sur le banc ministériel, et de se rappeler, au moment de voter, le mot d’ordre de casimir Périer : « Messieurs, attention, debout ! » » A tous égards ces lignes pourraient s’appliquer aux députés ministériels belges, obéissant également à certain signal. Du reste, pourquoi craindrais-je de le dire ? Je fais fi du ventre.

Voulez-vous le portrait du représentant-démocrate ? Ah ! certes, si j’avais l’honneur de m’appeler Plutarque, je ne manquerais point d’étudier ce caractère vraiment antique ; mais je ne m’appelle point Plutarque.

Voulez-vous enfin le portrait en pied du représentant provincial ?... – Qu’est-ce que le représentant-provincial, dites-vous ?

Le représentant provincial est comme de juste un homme tout-à-fait au courant des affaires de ce monde, un homme essentiellement positif. Après voir brillé pendant vingt-cinq années au barreau du chef-lieu de la province de … les électeurs libéraux, voulant couronner dignement sa laborieuse carrière, lui ont donné le Palais de la Nation pour ses invalides. Le jour où le représentant provincial reçut son mandat fut un jour de fête pour la ville ; il y eut un banquet suivi d’une redoute à la Société de Rhétorique, dont il est un des membres les plus zélés, et un concert suivi d’un feu d’artifice à la Société d’Harmonie, dont il est président honoraire.

Le nouveau député se hâte de céder sa nombreuse clientèle à son gendre, afin de pouvoir se livrer exclusivement aux devoirs de ses nouvelles fonctions. Au lieu de se retenir renfermé dans son cabinet ou d’aller passer de longues heures au tribunal, il fait maintenant des promenades dans la ville pour causer politique avec ses voisins et s’informer des griefs et des besoins de ses chers électeurs. Dès qu’ils l’aperçoivent, les bonnes gens se recueillent et s’interrogent : « Voilà monsieur le représentant, disent-ils, j’ai telle chose à lui demander. » Heureux homme ! il devient la providence de la contrée. Au combattant de septembre, qui se plaint d’avoir été oublié dans les récompenses nationales, il dit : « Si le gouvernement refuse de vous décerner cette croix de fer que vous avez si bien méritée, je vous enverrai la mienne (le représentant provincial a pris une part active à la révolution de 1830). » Au paysan, qui demande avec colère une communication entre son village et la grand’route, il répond d’un ton paternel : « Tranquillisez-vous, mon ami, vous aurez votre chemin vicinal, ou j’y perdrai mon latin. » Enfin aux politiques de la Société Littéraire, qui critiquent amèrement les actes du pouvoir, il dit en se rengorgeant : « Patience, messieurs, il y a un terme à tout. L’opposition serait bien impuissante si elle ne parvenait point à renverser le ministère. » Bref, il trouve le moyen de contenter tout le monde. Se voyant respecté, vénéré, admiré, comme l’arbitre des destinées de la ville, comme le Jupiter tonnant de la province, il est naturel que le nouveau député ait parfois de délicieux accès de vanité ; ma foi, pour être représentant, on n’en n’est pas moins homme. Il a donc grandi à ses propres yeux ; il n’est plus seulement avocat et président honoraire de la société d’harmonie, il est monsieur le représentant. Aussi, voyez comme ses petits yeux gris pétillent de plaisir, comme son visage s’épanouit de bonheur, comme il porte magistralement en avant son ventre bombé ; voyez avec quel air digne et grave il préside chez lui aux veillées de la famille ! Déjà il tâche de se façonner aux usages de la langue parlementaire ; il prodigue les métaphores, les apostrophes et les mots à effet. Absorbé dans ses élucubrations politiques, il devient sujet à de singulières absences d’esprit ; au lieu de dire tout uniment : « Jacques, apportez-moi ma robe de chambre et une carafe d’eau, » il dira volontiers : « Huissier, si cela ne vous dérangeait pas, je vous demanderais un verre d’eau… et ma robe de chambre ; » que sais-je ! il lui arrive souvent, lorsqu’il discute avec son gendre, de lâcher ces mots solennels : « l’honorable préopinant a prétendu, etc. » Il tarde au nouveau député d’aller exercer sa faconde au Palais de la Nation.

Et le facteur qui ne vient pas ! répète-t-il vingt fois par jour en trépignant d’impatience sur le seuil de sa porte. Cette lettre, qu’il attend depuis si longtemps, arrive un beau matin ; elle contient ce qui suit : « Monsieur et cher collègue, d’après les informations que j’ai fait prendre en haut lieu, il me paraît assuré que les chambres s’ouvriront en-déans la quinzaine. Nous avons donc l’espoir de vous voir à Bruxelles avant trois jours, car les députés indépendants ont décidé qu’ils auraient plusieurs réunions afin de se concerter sur la marche à suivre vis-à-vis le ministère pendant la prochaine session. Je suis, etc., etc. P.S. Veuillez présenter mes respects à Madame. » On l’attend dans trois jours ! – Vîte, Jacques ! préparez mes malles et n’oubliez pas, de grâce, ces papiers précieux : ce sont les pétitions de mes électeurs. Courez, allez prévenir ma femme, ma fille, mon gendre ; dites-leur que je pars, qu’ils viennent m’embrasser ! Courez au chemin de fer, informez-vous des heures des départs, et retenez ma place ! Ah ! que vous êtes lent ! Vous me ferez mourir. – Enfin notre héros a fait ses adieux à sa famille, qui versait des larmes d’attendrissement et d’orgueil, il est monté en diligence, et la locomotive a pris son vol… Il part le front soucieux, le verbe haut, le geste superbe.

Place, fringants dandys ! brillants équipages, faites place à cette humble vigilante ! Elle amène dans la capitale un des hommes les plus probes de la Belgique, un des députés les plus incorruptibles de la gauche, une des célébrités futures de la chambre. Toujours modeste dans ses habitudes, le représentant provincial n’ira pas descendre à l’aristocratique Hôtel de Belle Vue : quoiqu’il possède de belles terres au soleil et de nombreuses rentes sur le grand-livre, outre l’indemnité mensuelle de 200 florins que lui alloue le gouvernement, il ne trouve pas au-dessous de sa dignité de s’héberger dans un modeste hôtel de second ordre de la rue de la Fourche ou du Marché aux Poulets. Ce n’est là du reste qu’un séjour provisoire : au bout de quelques jours il transporte ses pénates dans un appartement garni de la Rue Verte ou de la Montagne des Aveugles, les rues les plus silencieuses de la capitale. Or, autant la petite maîtresse aime son boudoir, autant le représentant provincial se plaît dans son cabinet : il range avec un ordre minutieux, sur les rayons de sa bibliothèque, ses brochures, ses livres de droit et ses collections de journaux ; il met des étiquettes à chacun de ses manuscrits et les enferme précieusement dans les cartons ad hoc ; il dispose les meubles avec une rigoureuse symétrie ; il orne les murs des portraits de La Fayette, du général Foy, de Benjamin Constant, de Dupont de l’Eure, d’Odilon-Barrot et de quelques autres grands orateurs ; enfin il place religieusement sur sa cheminée le buste de Gendebien, et sur le pinacle de sa bibliothèque, la statuette de O’Connell par Dantan. En attendant l’ouverture de la session législative, le représentant provincial se prépare, il feuillette Cicéron, il relit les discours de Berryer, il dissèque les budgets des années précédentes, il rédige quelques notes, il improvise à huis-clos ; les conférences avec ses collègues de la gauche, les promenades, et les visites d’usage aux directeurs des journaux indépendants, qui s’en passeraient volontiers, prennent le reste de son temps.

Le jour solennel est enfin arrivé, vérification a été faite des pouvoirs des nouveaux élus, et notre héros a pris rang à la Chambre. Passant avec dédain devant les bancs des doctrinaires qu’il appelle des « Guizotins au petit pied » et avec mépris devant les bancs des ministérilles qu’il traite d’ « automates », il est allé s’asseoir sur les bancs de la gauche, entre le tiers-parti et la fraction républicaine.

Le représentant-provincial, considéré comme type, est un farouche ennemi du ministère. Il ne fait point précisément de l’opposition quand même, car la haine ne trouve pas de place dans son cœur, mais il est rare, très-rare, qu’il ne se prononce point pour la négative quand le centre a dit « oui » ; son premier mouvement est toujours de prendre une boule noire. Il est chicaneur, comme tous les anciens avocats, il voudra corriger les expressions de l’adresse en réponse au discours de la couronne, il trouvera à épiloguer sur tout, sur une question de politique extérieure aussi bien que sur la loi qui règle la sortie des poils de lapin. Mais je le répète, ce n’est point par méchanceté qu’il fait de l’opposition, c’est par conviction. Comme il le dit lui-même, il veut remplir consciencieusement son mandat.

Au surplus, pendant toute la durée de la session, le représentant-provincial mène la vie d’un forçat. Dieu sait combien chaque jour apporte d’heures de travail ! A la vérité, il pourrait faire comme quelques-uns des ses collègues qui manquent régulièrement à l’appel nominal, ou comme ces autres qui achètent leurs improvisations à beaux deniers comptants, mais il a trop de patriotisme, et puis, il faut bien le dire, il a peur, lui, du « qu’en dira-t-on ? » des électeurs. Donc, il se lève tôt et se couche tard pour ne pas négliger ses nombreuses occupations. Dès six heures du matin, hiver comme été, il est assis devant sa table de travail : il étudie les projets de loi qui vont être mis en discussion ou bien s’il a du temps de reste, il écrit des brochures. Car, admirez ceci, il ne lui suffit point de convertir la législature du haut de la tribune, il veut encore éclairer le public, la nation, le monde entier, sur l’insuffisance ou l’absurdité du projet de loi à l’ordre du jour. Le représentant-provincial a cela de commun avec tous les auteurs qu’il attache un grand prix aux productions de sa plume. Si vous êtes son ami et que vous ayez l’honnêteté de lui rendre visite, vous pouvez être sûr qu’il ne vous lâchera pas avant d’avoir fourré dans vos poches une demi-douzaine de petits volumes En vous faisant ce cadeau, il est content, il se frotte les mains et vous dit en enflant sa voix : « Morbleu, vous verrez comme je les arrange. » A neuf heures, il traverse les allées ombreuses du Parc pour se rendre à la salle des Conférences ; il est reconnaissable à sa tête poudrée, à son habit noir, à sa cravate noire, à son allure importante et principalement à ce porte-feuille de maroquin qu’il tient sous le bras. Il est superflu de dire que le représentant-provincial est le membre le plus actif des commissions dont il fait partie ; c’est là que, dans son zèle, poussé à l’excès, il émettra parfois les propositions les plus saugrenues. On parlera de marine, par exemple : il voudra établir une école de natation à Braine-Lalleud, vu que cette ville possède un simulacre d’étang, et un port à l’Ecluse, parce que l’Ecluse était un port au moyen-âge. La clochette de l’huissier s’est fait entendre dans les couloirs ; la séance va s’ouvrir. Toujours ponctuel en tout, à une heure, montre en main, le représentant-provincial arrive dans la salle législative. Les bancs auront beau être encore déserts, il n’en ira pas moins s’asseoir à sa place. Il parcourt les journaux, il taille ses plumes, il commande son verre d’eau, il arrange ses paperasses. Lorsque la salle commence à se remplir, il se mêle aux groupes, se dandinant avec pétulance et parlant haut et ferme. Il accoste familièrement greffier, sténographes, huissiers : il interroge le premier sur la pièce nouvelle et l’invite à venir dans la ville de … lors de la kermesse ; il demande aux sténographes, comme une grâce, de ne pas estropier et tronquer malicieusement ses oraisons ; enfin, affairé comme il l’est, il trouve toujours quelques commissions à donner aux huissiers. Cependant l’important président à perruque blonde monte au fauteuil. Il retourne aussi à son banc pour répondre à haute et intelligible voix « présent ! » à l’appel nominal. – La séance est ouverte ; l’ordre du jour est… - Il s’agite, il s élève, il se rassied, il monte vingt fois à la tribune, il en pétrit le marbre dans ses transports d’éloquence ; bref, le centre aura beau gronder, tempêter et hurler : « la clôture ! la clôture ! » il n’en poursuivra pas moins imperturbablement le fil de son discours. A toute force, il veut consentir ses collègues. Lors de la crise qui tourmenta dernièrement la Belgique, il a sué sang et eau pour faire décréter la guerre : intégrité du territoire, était le texte de tous ses discours ; patriote-modèle, c’est lui que vous aperceviez, à l’issue des séances, gesticulant et pérorant avec feu au milieu des groupes qui se formaient chaque jour sous l’arbre de la liberté.

Quant aux distractions du représentant-provincial, les voici : après avoir dîné somptueusement à l’Aigle à raison d’un franc et soixante-quinze centimes, il va prendre une demi-tasse de café et jouer quelques parties de domino au café des Mille colonnes. Vers huit heures il rentre chez lui pour travailler ; sa fiévreuse veille se prolonge jusque bien avant dans la nuit. Quoiqu’il n’aime point les ministres, lorsque le grand-maréchal lui envoie par ordre une invitation à un bal de la cour, il l’accepte volontiers, attendu le respect qu’il porte à la monarchie populaire issue des barricades de septembre. Mais à voir avec quel air embarrassé il fend la foule élégante et titrée, avec quel vertueux dédain il toise les hauts dignitaires, vous diriez le paysan du Danube en habit noir.

 

Telle est donc la vie passablement austère que le représentant-provincial mène dans la capitale pendant la durée de la session législative. Pour l’arracher à ses nombreuses occupations, il faut les visites de sa famille. Quand sa famille vient à Bruxelles, il se dérange : accompagné de sa femme et de son gendre, il va admirer les embellissements de la capitale, goûter les douceurs du far niente au Parc et sur les boulevarts, et s’enivrer au théâtre de la sublime musique de Meyerbeer. Du reste, vous reconnaîtrez partout le représentant-provincial, à son sempiternel habit noir, à sa phraséologie pompeuse.

Toutefois le représentant provincial, de même que le lycéen, a ses vacances, qui occupent l’intervalle d’une session à l’autre. Pendant près de quatre mois, ce rude travailleur est parfaitement libre de son temps ; il peut aller aux eaux, voir la Suisse et l’Italie, si cela lui plaît. Il aime mieux passer ses jours de loisir au sein de sa famille et au milieu de ses électeurs bien-aimés. Il parcourt la ville et fait une ample moisson de pétitions pour la session suivante ; il parcourt les campagnes et s’informe si la récolte a été productive. Partout il laisse des traces de son passage, partout il fait des heureux. Le soir vous le rencontrerez dans le cabinet de lecture de la société littéraire ou bien sous les bosquets de la société d’harmonie : il explique aux badauds politiques, qui le pressent de questions, comme quoi le pouvoir est parvenu, par des manœuvres souterraines, à neutraliser les attaques réitérées de l’opposition ; au reste, il sa flatte que la chûte de ce ministère impopulaire ne se fera plus attendre longtemps. Et les badauds d’applaudir et de vider des bouteilles de bière mousseuse à l’avènement d’un ministère libéral !

Ainsi vieillit sous le harnais parlementaire le représentant provincial, ne demandant rien au pouvoir et remplissant ses difficiles fonctions avec le plus louable désintéressement. Devenu une des illustrations de la chambre, Baugniet le place dans sa galerie des orateurs belges. Cependant, quelques mois après avoir été proclamé président d’un comité de bienfaisance, il a été atteint par le froid au sortir d’une des séances les plus orageuses du parlement. Ce rhume négligé le conduit lentement au tombeau. Un matin le journal annonce : « M. *** a succombé hier à une longue et douloureuse maladie. Jurisconsulte instruit, philanthrope dévoué, toujours empressé à servir le pauvre, représentant patriote, estimable collègue, bon époux, excellent père de famille, ses nombreux amis et le pays entier viennent de faire une perte irréparable » Comme il a succombé à son poste, c’est-à-dire à quelques pas du palais législatif, on célèbre ses funérailles à l’église de Ste Gudule, et ses collègues du côté gauche ont la triste consolation de pouvoir accompagner le char mortuaire qui transporte ses dépouilles au cimetière de Laeken.

Que la terre lui soit légère !

Quant aux autres mandataires du pays, surtout ceux qui composent le ventre, après avoir placé et leurs fils, et leurs neveux, et les arrière-cousins jusqu’au huitième degré, ils deviennent ou conseillers à la cour de cassation, ou gouverneurs de province, ou bien ambassadeurs, sans parler des titres de comtes, de barons, de chevaliers, de marquis, qui leur arrivent de tous les points du globe, de l’Italie, du Portugal, du Brésil et même du Monomotapa. Les plus dignes sont ceux qui servent leur patrie avec dévouement, sans arrière-pensée, sans même viser à la croix Léopold.

Théodore JUSTE.