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« Jules Malou (1810-1870) », par le baron de TRANNOY

(Bruxelles, Dewit, 1905)

 

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CHAPITRE XXI. - M. BARA ET LA DROITE DU SENAT

 

(page 505) La Belgique voyait avec douleur s’acheminer vers la tombe le sage Monarque qui avait affermi les destinées de son indépendance.

Le parti libéral conservait le pouvoir et le ministère accentuait sa politique offensive. Le 13 novembre 1865, écrit M. Woeste, il arrachait au vieux Roi, sur son fauteuil de douleur, la nomination de M. Bara comme ministre de la justice. M. Bara avait été le rapporteur et l’apologiste le plus passionné de la loi sur les bourses d’études ; en l’élevant au pouvoir, on revêtait cette odieuse loi d’une sanction nouvelle et on accusait l’intention d’en poursuivre l’exécution sans ménagements. (Ch. WOESTE, De la situation politique intérieure de la Belgique. Revue Générale, octobre 1866).

Succédant, le 10 décembre 1865, au fondateur de notre dynastie, le roi Léopold II maintint dans leurs fonctions les membres du Cabinet.

Grâce à la loi Orts, récemment votée, aux influences ministérielles et à la désorganisation des catholiques, les élections de juin 1866 renforcèrent encore la majorité, qui se trouva de 20 voix à la Chambre et de 12 voix au Sénat.

(page 506) La retraite, en janvier 1868, de MM. Rogier et Alphonse Vandenpeereboom, qui représentaient l’élément de conciliation dans le ministère, assura la prépondérance de M. Frère.

Celui-ci trouva en M. Bara l’organisateur bénévole d’une guerre à coups de stylet contre les catholiques.

Nous n’en rapporterons que certains incidents auxquels Malou se trouva personnellement mêlé. Ils suffiront, au demeurant, à expliquer les représailles dont le ministre de la justice fut l’objet et parfois la victime.

 

1. Le projet de loi sur la mise à la retraite des magistrats

 

(page 506) Le projet de loi concernant la mise à la retraite des magistrats, présenté l’un des premiers par M. Bara, fut aussi l’un de ceux contre lesquels s’élevèrent les plus générales protestations.

Il offrait l’apparence d’un coup de parti, dirigé contre de nombreux magistrats restés attachés aux idées modérées et unionistes, notamment contre certains membres éminents de la magistrature, connus pour leurs idées conservatrices tel le premier président de la Cour de cassation, le baron de Gerlache, ancien président du Congrès national ; tel aussi M. Raikem, qui avait été président de la Chambre et ministre de la justice.

Le projet prêtait aussi le flanc à de graves soupçons d’inconstitutionnalité ; il semblait heurter l’un des articles les plus lapidaires de notre pacte fondamental :

« Les juges sont nommés à vie. Aucun juge ne peut être privé de sa place, ni suspendu que par un jugement. » (Art. 100.)

Le baron d’Anethan, s’armant de la Constitution, (page 507) porta de vigoureux coups au projet défendu par M. Bara. Malou, à son tour, usa de l’argument d’inconstitutionnalité : « le reconnais, dit-il, à la loi tous les pouvoirs qui ne lui sont pas refusés par la Constitution, mais je ne puis lui reconnaître le droit de déclarer le contraire de ce qui est, je ne puis lui accorder ce pouvoir, et lorsqu’elle prétend le faire, elle viole manifestement la Constitution. » L’affirmation était nette, mais peut-être hardie. Elle fit à M. Bara la partie belle : il put démontrer que Malou n’avait pas toujours été également convaincu de l’inconstitutionnalité de la mise à la retraite des magistrats.

Déjà la question avait été soulevée et discutée au Parlement belge, en de précédentes sessions. En 1845, les Chambres avaient voté un texte de loi ainsi conçu : « Les membres des cours et tribunaux seront mis à la retraite lorsqu’une infirmité grave et permanente ne leur permettra plus de remplir convenablement leurs fonctions. »

Les idées développées dans l’exposé des motifs de ce projet de loi étaient diamétralement opposées à celles défendues au Sénat par le baron d’Anethan et par Malou.

« D’après la législation en vigueur, il n’est pas possible, y lisait-on, de mettre à la retraite les magistrats qui, parvenus à un âge avancé ou atteints d’infirmités graves et permanentes, ne renoncent pas spontanément à leurs fonctions. Cependant le mandat important que la société donne au magistrat ne lui est conféré qu’à la condition d’être rempli. Lorsqu’il est devenu certain que les fonctions ne peuvent plus être convenablement exercées, la délégation, fondée sur l’intérêt public, doit cesser... La dignité même de la magistrature et les intérêts des justiciables peuvent être profondément (page 508) lésés si le magistrat, quoique capable de prendre physiquement part à la distribution de la justice, a perdu les facultés qui, seules, donnent â ces décisions un caractère d’autorité et les feraient accepter comme justes et vraies... Les dispositions relatives à la mise à la retraite des magistrats âgés ou infirmes sont donc nécessaires en fait ; elles peuvent se concilier, en droit, avec le principe constitutionnel de l’inamovibilité de la magistrature. »

Entre l’opinion des organes de la minorité au Sénat, en 1867, et celle de l’auteur de l’exposé des motifs du projet de 1845, la contradiction était patente et indéniable.

Or, M. Bara, établit que ce dernier n’était autre que Malou, directeur de la législation au ministère de la justice en 1840, à l’époque où avait été rédigé l’exposé de motifs.

« L’honorable M. Malou est le père de la loi actuelle, c’est lui qui en a trouvé tous les motifs, et l’histoire. pourra appeler la loi actuelle la loi Malou. Il résulte des pièces du dossier que j’ai entre les mains, ajoutait le ministre de la justice, avec une insistance où se devinait la satisfaction de confondre un adversaire, que c’est l’honorable M . Malou qui, le premier, avait émis l’idée de rendre obligatoire la retraite des magistrats à un âge déterminé. L’honorable M. Malou avait dressé la liste des magistrats qui tombaient sous le coup de la loi proposée par M. Van Volxem. »

Le Sénat attendait avec une curiosité piquée les explications de Malou. Mis en demeure de se déjuger ou de voter la loi, comment échapperait-il à la contradiction ? Serait-il assez habile pour éluder la difficulté ?

Malou ne chercha pas à se dérober. Sans hésiter, il reconnut qu’il avait été, en 1840, le rédacteur de (page 509) l’exposé des motifs du projet soumis en 1842 à la section centrale.

« Messieurs, dit-il, ma versatilité est beaucoup plus grande que M. le ministre de la justice ne le croit.

« Le projet de loi dont j’avais rédigé l’exposé des motifs ayant été soumis à la Chambre des représentants, j’eus l’honneur de faire partie de la section centrale de cette Chambre, et la section centrale, dont je tiens le rapport, décida que la mise à la retraite des magistrats pour cause d’âge ne pouvait pas être admise.

« Ainsi, messieurs, je suis coupable d’avoir changé d’opinion du mois de mai au mois de novembre.

« M. Bara, ministre de la justice. - Du tout, c’est bien avant cela c’est en 1840 que l’exposé des motifs a été rédigé.

« M. Malou. - Soit ce sera donc deux ans au lieu de neuf mois.

« M. Bara. - Les circonstances avaient changé.

« M. Malou. - Les circonstances avaient changé, dites-vous ; mais le projet de loi a été présenté par M. Van Volxem.

« M. Bara. - Approuvé par M. Leclercq.

« M. Malou. - Je vous ai laissé parler, veuillez me permettre de le faire aussi, et tranquillement. Je n’ai pas besoin, moi, de m’indigner et je puis m’expliquer sans m’émouvoir le moins du monde.

« Je dirai donc, messieurs, que, lorsque le projet de loi fut soumis â la Chambre des représentants, je votai, comme membre de la section centrale, contre la mise à la retraite des magistrats pour cause d’âge, et pour l’âge seulement. Eh bien, messieurs, le sénateur de 1867 votera comme le représentant de 1842.

« Faut-il expliquer à M. le ministre de la justice une chose aussi élémentaire que celle-ci : c’est que le rédacteur du projet de loi, directeur de la division de législation, n’est pas nécessairement l’auteur de l’idée ?

« M. Bara. - Je demande la parole.

« M. Malou. - Il est très possible que, fouillant dans un dossier qui remonte à 1842, M. le ministre vienne continuer cet apologue ; je ne demande pas mieux ; cela m’est parfaitement indifférent ; seulement je demanderai alors qu’on me remette tout le dossier.

« M. Bara. - Très volontiers !

« M. Malou. - Je demanderai communication de toutes les pièces ; cette demande, sans doute, paraîtra assez naturelle, assez légitime.

« Mais, enfin, je vous concède, par hypothèse, que j’étais d’avis en 1840, et même en 1842, que la mise à la retraite par cause d’âge devait avoir lieu et que j’ai proposé cette mesure à M. Leclercq et à M. Van Volxem.

« Cela fût-il, je demande quel est l’acte qui engage le plus la responsabilité ? C’est le vote du représentant, ce me semble. Et si, appelé à me prononcer comme membre de la section centrale et de la Chambre des représentants, j’avais émis une opinion contraire à celle de 1840, je demande si je n’aurais pas pu très honorablement le faire ? Pour moi, messieurs, toutes les fois que, guidé par ma conscience et par les lumières de la discussion, je reconnaîtrai qu’à une autre époque j’ai proposé une opinion erronée, je n’hésiterai jamais à l’abandonner et je ne croirai jamais avoir à rougir d’en faire franchement l’aveu. « Je dis donc que je m’en tiens purement et simplement à mon vote de 1842, c’est-à-dire à ce principe que j’ai défini hier : qu’il y a lieu de mettre le magistrat à la retraite à quelque âge qu’il soit parvenu, lorsqu’il ne peut plus remplir convenablement ses fonctions.

« C’est là la seule différence qui existe entre nous et le ministre de la justice : nous ne voulons pas que l’âge seul soit une présomption de droit contre laquelle aucune preuve contraire ne puisse prévaloir. »

M. Bara répliquait :

(page 511) « Si j’ai rappelé votre opinion de 1840, c’est parce que vous-même vous avez évoqué les souvenirs du fonctionnaire de cette époque en faveur de votre thèse actuelle.

« M. Malou. - En vérité, si le besoin de me discuter au lieu de discuter le projet de loi ne s’était pas révélé, je ne sais vraiment pas pourquoi on aurait donné une si grande, une si chaleureuse portée à la citation de cet exposé des motifs.

« Eh bien, cet exposé des motifs, sauf une phrase, je le maintiens tout entier. Je maintiens que le droit de la société doit primer le droit des individus. Je maintiens qu’à tout âge le magistrat incapable doit être privé, mais par un jugement, des fonctions qu’il remplit.

« M. Bara. - A 70 ans, avez-vous dit.

« M. Malou. — Je vous dis que je n’excepte qu’une seule phrase c’est celle par laquelle on disait, dans le projet de loi présenté par M. Van Volxem et préparé, si vous le voulez, par M. Leclercq, que les présomptions légales prévalaient sur la réalité.

« J’ai donc changé d’opinion en 1842 ; je maintiens aujourd’hui mon opinion de 1842, et si M. le ministre de la justice veut se donner carrière, je déclare que je ne répondrai plus. »

On sait que le projet de loi concernant la mise à la retraite des magistrats fut voté au Sénat par 28 voix contre 25 et 2 abstentions. (Annales parlementaires, 22 et 23 mai 1867).

 

2. La droite donne un rôle politique au sénat : le refus du budget de la justice

 

(page 511) Les Chambres se livrèrent, durant les sessions de 1868-1869 et 1869-1870 à un travail législatif intense. La préoccupation de hâter le vote de certaines lois, vivement (page 512) combattues par les catholiques, comme la loi sur la milice et les lois électorales, n’y fut pas étrangère.

Il se fit aussi de plus utile besogne : le Sénat poursuivit la révision du Code pénal, vota un projet de loi sur la contrainte par corps, plusieurs chapitres du nouveau Code de commerce.

Les documents parlementaires attestent que Malou participa activement à tous ces travaux et que jamais la droite ne refusa systématiquement son concours au ministère.

Le droit incontestable de la minorité était de marquer, à l’occasion, sa désapprobation de la politique générale du Cabinet ou de l’attitude personnelle de tel ou tel ministre. On ne peut lui reprocher d’avoir, certain jour, fait usage de ce droit aux dépens de M. Bara et voté en bloc contre le budget de la justice : plusieurs membres de la majorité étaient absents ; le projet de budget fut rejeté à parité de voix ; ce fut l’effet fortuit d’une cause volontaire.

Le gouvernement considéra ce vote comme le résultat d’une erreur et représenta immédiatement le budget à la Chambre. Le 7 mars, il en demanda de nouveau l’adoption au Sénat,

Le ministre de la justice releva le gant qui lui avait été jeté. Il reprocha à la droite « le vote silencieux » qu’elle avait émis et s’efforça de provoquer des explications.

Le baron d’Anethan répondit par une remarquable improvisation : « Le vote émis sans critique préalable d’aucun des articles du budget était évidemment un vote politique ; c’était une déclaration de non-confiance envers le titulaire actuel du département de la justice.

« Ce vote, consciencieux et réfléchi, nous le maintiendrons et nous ne reconnaissons à personne le droit de (page 513) nous demander des explications sur les motifs qui nous l’ont dicté. »

M. Frère-Orban alla plus loin : son esprit autoritaire s’était heurté à un obstacle ; il voulut l’emporter. Il s’attaqua aux prérogatives constitutionnelles du Sénat. « Il ne faut pas, disait-il aux membres de la haute assemblée, que, par un esprit de corps mal entendu, on se méprenne sur le véritable rôle que le Sénat doit jouer dans nos institutions... Le rôle du Sénat doit aller jusqu’à admettre qu’un ministère investi de la confiance de la majorité de la Chambre des représentants puisse gouverner sans avoir la majorité au Sénat. »

Malou, se constituant, comme naguère dans ses Lettres à M. Devaux, le défenseur des prérogatives de la haute assemblée, répondit au discours du ministre des finances en termes d’une logique serrée et d’un humour judicieux

« Messieurs, d’après le discours que vous venez d’entendre, le rôle de l’opposition n’est pas seulement difficile, il est impossible.

« On nous dit tantôt : Pourquoi parlez-vous ? et ensuite : Pourquoi n’avez-vous pas parlé ?

« Est-ce que, parmi les droits du Sénat et des sénateurs, si petits qu’on veuille les faire, ne se trouve pas le droit de voter sans faire de discussions ?

Faut-il, comme on l’a dit dans une lettre datée de Liège, que nous soyons loquaces jusqu’à ce que la majorité ait le temps d’arriver ? Si c’est à ce rôle-là qu’on veut nous astreindre, je déclare que l’opposition est impossible, puisque enfin l’honorable et cher collègue qui nous a dit cela n’avait pas encore assisté à une seule séance depuis l’ouverture de la session.

« On nous reproche donc, tantôt de parler, tantôt de ne pas parler.

« Quand nous parlons, c’est très mal, on trouve que nous (page 514) avons tort ; et quand nous ne parlons pas, nous faisons des conspirations sourdes ; nous minons le gouvernement, nous le jetons dans une très grande surprise et nous sortons de notre rôle...

« Veut-on que l’opposition, dans les circonstances analogues à celles dont il est question, dise à la majorité :Faites donc attention nous sommes 29 membres dans l’opposition et vous êtes 33 ?

« Est-ce encore là un des devoirs que nous impose la Constitution telle qu’on entend la définir ?

« Il y a eu surprise. Oh ! je le reconnais, il y a eu surprise pour moi-même ; seulement je dois dire qu’elle a été moins désagréable que pour d’autres. (Interruption.)

« …La véritable question du débat, la question sérieuse est de savoir quel est, sous notre régime constitutionnel, le rôle du Sénat, quel est le droit de cette assemblée et qui est juge, seul juge, de la manière dont elle doit l’exercer.

« On ne nous conteste pas directement le droit de rejeter les budgets. Si on nous contestait ce droit, je demanderais pourquoi on nous les soumet. Si ce droit pouvait nous être contesté, au lieu de renvoyer les budgets à des commissions pour les examiner, nous devrions décider que tout budget qui nous arrive sera déposé au greffe et que le Sénat le prend pour notification. Nous avons donc le droit de voter les budgets... Ce droit implique celui de les rejeter et, lorsque, par une circonstance fortuite ou un accident, un budget est rejeté, c’est une décision bien prise et dont les électeurs sont les seuls juges. Je dis les électeurs, parce que, en effet, si l’honorable ministre a le droit de discuter ce qui se fait dans cette assemblée, il n’a pas le droit de le juger, ce qui est tout autre chose. Il n’y a que les électeurs qui puissent juger les actes du Sénat, les actes des membres du Sénat, comme les actes du Sénat en corps. On nous cite de nombreuses analogies. Je relisais ce matin ce qui s’est passé au Congrès national en ce qui concerne l’institution du Sénat. En consultant les annales du Congrès, j’arrive à cette conclusion que la position faite à cette assemblée est (page 515) essentiellement différente de celle qui est assignée aux assemblées analogues dans d’autres pays...

« On est arrivé à ce système, pour ainsi dire sans exemple dans le monde, de deux assemblées procédant des mêmes électeurs, devant comparaître à des intervalles inégaux, mais enfin devant comparaître devant le même corps électoral, puisant dans la souveraineté nationale l’origine de leur mandat, la responsabilité de ce mandat vis-à-vis de cette souveraineté ; et la Constitution, pour qu’il n’y eût pas de méprise, n’a pas dit : La Chambre représente la nation ; elle a dit : Les Chambres représentent la nation.

« Voilà la vérité constitutionnelle dans toute son étendue. »

Malou ajoutait, à l’adresse de M. Bara :

« Nous avons le droit de voter contre le budget, mais nous n’avons pas le droit de renverser le ministre

« Nous n’avons fait que voter contre le ministre ; renversons-nous le ministre ou ne le renversons-nous pas ? Cela est question de tempérament, mais je dis que, dans un pays constitutionnel, un ministre contre lequel a été émis un vote comme celui du 24 février doit se retirer.

« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Jamais

« M. Malou. - Je dis que cela dépend du tempérament.

« M. Frère-Orban. - Mais non !

« M. Malou. - Ce sont des appréciations ou, si vous le voulez, des sensations ; eh bien, ces sensations, si l’honorable ministre ne les a pas, nous n’avons rien à y voir. »

La droite persista dans son attitude. Le budget fut voté par la majorité, qui se trouva en nombre, et M. Bara n’abandonna pas sa position.

 

3. La loi sur le temporel des cultes

 

(page 516) Le gouvernement libéral préparait depuis longtemps une réforme radicale dans l’administration des biens consacrés au culte, qu’il cherchait à séculariser.

Un décret impérial de 1809 régissait les fabriques d’église, en Belgique. Le discours du Trône du 2 novembre 1861 annonça des réformes prochaines. Un principe nouveau et inadmissible pour les catholiques devait y présider ; la majorité libérale l’inscrivit dans l’adresse au Roi : les biens des fabriques, à son sens, n’étaient pas des biens ecclésiastiques, c’étaient des biens civils et laïques, n’appartenant ni à l’Eglise, ni à des institutions ecclésiastiques, mais à l’Etat ou à des établissements civils créés par lui.

M. Tesch, ministre de la justice, élabora, dans cet esprit, un avant-projet de loi sur le temporel des cultes et le communiqua aux évêques. Malgré les protestations de ceux-ci, le projet fut présenté à la Chambre le 19 novembre 1864. Les évêques s’adressèrent au roi Léopold Ier ; le sage Monarque suggéra l’idée d’une transaction. Les libéraux parurent alors abandonner leur projet.

C’était une feinte. Le projet fut remis à l’ordre du jour de la Chambre en novembre 1869. L’alarme fut vive parmi les catholiques. Le roi Léopold Il, à son tour, s’interposa et sa haute entremise détermina l’ouverture de négociations. MM. d’Anethan, de Theux et Delcour furent les intermédiaires de la droite. Leurs efforts, ceux principalement de M. Delcour, aboutirent à la rédaction d’un projet transactionnel, auquel la plupart des membres catholiques de la Chambre et du Sénat crurent pouvoir se rallier.

(page 517) Ce résultat ne fut pas acquis sans peine. Les évêques se trouvaient à Rome, retenus au Concile du Vatican. Il fallut négocier par correspondance. Mal renseignés, sans doute, sur l’état exact de la situation politique et parlementaire, les évêques avaient conseillé aux députés catholiques de demander l’ajournement du projet et, en cas d’échec, préconisé la retraite en bloc des membres de la droite. (Lettre au comte de Theux, Rome, 24 décembre 1869).

Le comte de Theux répondit, au nom de ses collègues, à la lettre épiscopale. De son côté, Malou, dans une lettre respectueusement énergique, signala à Mgr Faict, évêque de Bruges, l’inopportunité, voire le danger, de ces conseils :

« La demande d’ajournement, écrivait-il le 5 janvier 1870 au successeur de Mgr Malou, serait une faute de tactique, un signe de faiblesse et n’offre d’ailleurs aucune chance de succès. La retraite en masse se comprenait en 1864, lorsqu’en présence d’une sorte d’outrage. la minorité, poussée à bout, avait quelque chance d’empêcher la discussion, comme elle l’a empêchée en effet...

« Il ne s’agit pas ici de théories abstraites, de trancher les principes de propriété, de droit divin ou de droit civil. Nos amis de la Chambre reconnaissent unanimement qu’il ne faut pas se laisser entraîner à d’interminables et mauvaises divagations sur ce terrai.

« C’est une loi administrative dont les articles sont en discussion ; une loi de contrôle matériel, rien de plus. il s’agit de savoir comment, en pratique, par le vote de dispositions précises, on conciliera la libre gestion et le contrôle.

« Je me permets de joindre ici un extrait d’un discours dans lequel, en 1862, je définissais au Sénat la base essentielle de la loi. (Sénat, 18 août 1862. M. Malou. - Si la loi a pour objet de mieux assurer le contrôle (page 518) de garantir la conservation du patrimoine des cultes, nous nous associerons et sincèrement aux vues du gouvernement. Mais si, au contraire, sous prétexte d’une loi administrative, d’une loi d’ordre public, on nous présente une loi politique, une loi de parti, qui tende à dépouiller les cultes de la gestion de leurs intérêts, oh ! alors nous la combattrons ; et pour la combattre nous n’invoquerons pas les vingt conciles que M. le ministre a cités ; mais, comme citoyens, en vertu de la Constitution, et non comme catholiques, en vertu des conciles, nous la combattrons parce que nous croyons qu’il est dans l’esprit du siècle, dans l’esprit de la Constitution, que les personnes civiles spéciales aient la gestion de leurs intérêts, qu’il ne faut les en dépouiller que lorsqu’il y a nécessité ; que c’est là ce qui est dans les habitudes et dans les droits du pays).

(page 518) C’est là, j’en suis encore convaincu, ce qu’il est utile et habile de soutenir et de faire prévaloir dans la mesure du possible...

« La discussion qui va s’ouvrir aura une influence considérable, peut-être décisive, sur les destinées de l’opinion catholique comme parti politique ; si elle est réduite au silence par des causes indépendantes de sa volonté ou par la crainte de désaveux ou d’autres incidents pénibles, il ne restera aucun espoir pour elle soit de reprendre l’ascendant et la prépondérance qu’elle n’aurait jamais dû perdre, soit même de servir de digue suffisamment forte contre les tentatives futures de nos adversaires naturels. La loi de 1842 y passera et tout y passera. »

Le programme transactionnel dont Malou se constituait le protagoniste était celui que M. Delcour, son ancien condisciple de l’Université de Liège, devenu professeur à l’Université de Louvain et membre de la Chambre, avait réussi à faire prévaloir.

M. Delcour, en remerciant Malou de son intervention, lui retraçait l’origine de ses amendements :

« Votre lettre, lui écrivait-il (Louvain, 7 janvier 1870), faisant allusion à la lettre adressée à Mgr Faict, résume parfaitement la situation politique. (page 519) Nous allons jouer un gros jeu. En nous montrant conciliants et raisonnables, nous pouvons espérer un succès aux prochaines élections.

Permettez-moi de vous dire en quelques mots la portée et l’origine de mes amendements.

« La grande majorité de la section centrale voulait faire décréter que les fabriques d’église sont des établissements publics communaux. C’était détruire, du même coup, le caractère religieux de ces établissements et la propriété ecclésiastique.

« Afin d’écarter cette double conséquence, j’ai présenté des amendements qui servaient de contre-pied à cette détestable doctrine. Mais, au lieu de me jeter dans une discussion purement théorique, j’ai pensé qu’il convenait de placer la question sur le terrain légal et surtout sur le Concordat... Mes amendements ne sont pas le dernier mot des concessions que nous demandons ils étaient une réponse aux propositions de la majorité.

« Aussi, ai-je été singulièrement étonné lorsque je me suis vu représenter presque comme un hérétique par la Gazette de Liége.

« Au point de vue des principes de l’Eglise, mes amendements sont irréprochables. Je les ai soumis à des théologiens et à des canonistes distingués, qui ont tranquillisé ma conscience.

« Si le gouvernement entre loyalement dans cette voie, nous conserverons le décret de 1809 dans ses parties essentielles, sauf un contrôle plus sérieux pour le budget et les comptes. »

Les catholiques eurent la surprise de voir le gouvernement abandonner sans difficultés son projet pour y substituer quelques articles présentés comme purement administratifs et réglementaires (Voir P. DE BRABANDERE, Episc. brugensis. Juris canonici et juris canonico-civilis compendium, t. II, p. 255. Bruges, Desclée, 1899).

(page 520) « Les principes sont mis hors de cause, écrivait Malou, étonné de tant de condescendance ; il ne s’agit plus de traduire en articles de loi cette formule majestueusement niaise, parce qu’elle est contradictoire dans les termes, que les biens ecclésiastiques sont laïques ; tout se réduit à rajeunir quelques articles du décret de 1809, concernant l’approbation des budgets et des comptes.

Admis par la majorité des évêques, quoique vivement combattu par Mgr de Montpellier (Le vote par la Chambre de la loi du 4 mars 1870 sur le temporel des cultes fut l’occasion d’un dissentiment d’opinion entre Mgr de Montpellier et Malou), évêque de Liège, le projet transactionnel fut voté à la Chambre par 86 voix. Il ne rencontra qu’un seul adversaire au Sénat.

« Les armées qui s’étaient mises en ligne pour combattre avec acharnement se trouvaient ainsi appelées à fraterniser, constatait Malou. Ce n’était pas la peine de beaucoup discuter pour aboutir à un vote presque unanime, bien que l’on partît de deux pôles opposés. Les catholiques parlementaires avaient toujours déclaré qu’ils acceptaient, pour la bonne gestion des biens des fabriques, un contrôle efficace, non tracassier, laissant intacte la liberté et l’autonomie des églises. Leurs idées se réalisant, il eût été inopportun et indiscret de leur part de rechercher quels étaient les motifs réels de l’évolution subite dont ils étaient les témoins et les bénéficiaires, car pour une opinion consciencieuse, c’est double bénéfice de voir ses idées triompher et de pouvoir accepter une trêve. » (Jules MALOU, Le temporel des cultes et les rapports constitutionnels entre l’Etat et les Eglises en Belgique. Revue générale, mai 1870).

Malou se plaisait à opposer les causes vraies aux motifs avoués de la brusque évolution opérée par les anciens (page 521) promoteurs de réformes radicales du régime des biens ecclésiastiques.

« On s’est livré sur ce point à beaucoup de conjectures, écrivait-il encore. La plus vraisemblable paraît être celle-ci : le Cabinet se serait aperçu que, s’il était facile de faire voter la loi par la Chambre des représentants et, à la rigueur, possible. quoique peu probable, d’obtenir l’adhésion du Sénat, la mise à exécution eût rencontré dans le pays des difficultés insurmontables peut-être, ou du moins fort disproportionnées aux résultats utiles qu’il en pouvait espérer. Si cette pensée de prudence a été son mobile, loin de le blâmer, nous le félicitons d’avoir bien apprécié les choses ; nous le remercierions même volontiers et sans réserve, si nous pouvions lui supposer exclusivement soit le désir d’être agréable à ses adversaires, soit le sentiment des véritables intérêts du pays.

« Mais il n’en est pas ainsi. Pour justifier l’abandon du projet, il y avait de sérieuses et patriotiques raisons à donner l’apaisement des esprits, la paix des consciences, l’incompétence constitutionnelle, l’absence même d’un intérêt de parti. Au lieu de cela, le ministre de la justice, qui cultive bien le paradoxe sonore et le débite d’un air superbe et satisfait de lui-même, n’a rien trouvé de mieux que de transformer cette retraite en un triomphe libéral, un progrès, un pas fait vers la séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat. »

M. Bara, en effet, avait proclamé que le moment était venu « de marcher à la séparation de l’Eglise et de l’Etat dans l’intérêt des religions et dans l’intérêt de l’Etat » (Annales parlementaires, Chambre des représentants, 21 janvier 1870).

Le ministre des finances, à son tour, avait emboîté le pas et soutenu au Sénat la thèse de la séparation des deux pouvoirs. L’intervention de M. Frère-Orban provoqua (page 522) celle de Malou et fut l’occasion pour celui-ci d’une brillante réfutation de la thèse séparatiste.

« M. Frère-Orban, ministre des finances. - Je ne puis, en aucune manière, accepter comme vraie la thèse que vient de soutenir l’honorable baron d’Anethan, à savoir : que la Constitution ne consacre pas le principe de la séparation absolue de l’Eglise et de l’Etat, sauf les exceptions écrites dans la Constitution même.

« M. Malou. - Je demande la parole.

« M. Frère-Orban. - Je tiens, quant à moi, que cette séparation constitue le principe essentiel de notre pacte fondamental et j’ajoute que la supposition contraire est éminemment dangereuse, précisément pour l’opinion que représentent plus particulièrement l’honorable M. d’Anethan et l’honorable membre qui vient de demander la parole...

« C’est une thèse dangereuse que celle (de M. Barbanson) qui consiste à soutenir que la Constitution s’est bornée à indiquer les seuls points à l’égard desquels le législateur n’aurait pas le droit d’intervenir, lui donnant ainsi un pouvoir sans limites sur toutes les matières qui ne tombent point dans les exceptions déterminées...

« La Constitution a voulu que, en thèse générale, sauf des exceptions nettement déterminées, il y eût séparation complète entre les choses du domaine religieux et les choses du domaine civil.

« M. Malou. - Messieurs, dans un régime comme le nôtre, l’examen des questions qui touchent à l’application de la Constitution est un des problèmes les plus graves que nous puissions avoir à discuter.

« Récemment, tant à la Chambre qu’au sénat, on a plusieurs fois posé en principe que notre Constitution repose sur l’idée de la séparation absolue de l’Eglise et de l’Etat. L’honorable ministre des finances vient encore de dire qu’il l’entendait en ce sens.

« Je crois qu’en examinant le texte de la Constitution, en consultant l’esprit de la Constitution, on se convaincra que c’est là une utopie et une erreur.

« C’est une utopie ; et vraiment, messieurs, je n’aurais, pour le démontrer d’une manière complète, presque rien à ajouter à ce qu’a dit tout à l’heure l’honorable ministre des finances.

« La séparation absolue ne pourrait se réaliser qu’à la condition que plus personne, en Belgique, ne pratiquât une religion positive. Aussi longtemps que ce fait ne se réalisera pas, vous aurez toujours et nécessairement, dans la vie, de nombreux, d’inévitables points de contact entre l’ordre civil et l’ordre religieux...

« Cette doctrine de la séparation n’est pas seulement une utopie, c’est encore une erreur. Notre Constitution est un régime nouveau dans le monde ; la Constitution n’a pas nié les faits, elle les a, au contraire, proclamés ; elle a reconnu toutes les religions, non point comme des vérités, mais comme des faits sociaux que le législateur constituant doit nécessairement respecter et qui se produiraient, malgré lui, s’il ne les respectait pas...

« Vous croyez que le législateur constituant eût fait œuvre de sagesse en proclamant le principe de la séparation absolue de l’Eglise et de l’Etat, de l’âme et du corps !

« Eh bien, non, messieurs, la Constitution n’a pas dit que l’Eglise était au-dessus de l’Etat, ni que l’Etat était au-dessus de l’Eglise elle a dit que ces deux ordres devaient coexister indépendants et libres, chacun dans sa sphère ; elle a dit à ces pouvoirs intelligents, ayant conscience de leur mission sociale, que, sur les questions mixtes, qui sont nombreuses, inévitables, c’était, pour chacun d’eux, une obligation supérieure, tout en exerçant les droits et les libertés qui leur sont propres, de respecter les droits et les libertés de 1’autre. La Constitution veut que ces deux pouvoirs se fassent des concessions réciproques et se respectent l’un l’autre, pour réaliser en commun la plus grande somme de bien-être moral pour les populations.

« L’indépendance réciproque, le respect des droits des deux (page 524) ordres, leur concours dans la mesure de ce que l’intérêt et les droits de chacun permettent, tel est, selon moi, le principe établi par la Constitution, tel est le système vraiment libéral qui nous régit aujourd’hui… »

Malou indiquait, à l’appui de sa thèse et à titre exemplatif, la loi de 1842 sur l’instruction primaire et la discussion récente du Code pénal, où il s’était agi de décider si, sous notre régime constitutionnel, on pouvait créer pour les ministres du culte des délits spéciaux, à raison même de leur qualité.

« Le projet en discussion aujourd’hui, continuait-il, est une transaction, un accord qui consacre 1es principes constitutionnels que je viens de rappeler.

« Ce projet peut se résumer en peu de mots. Lorsque les fabriques d’église ne demandent, ne veulent pas de subsides, l’autorité civile leur dit : Je ne veux pas vous contrôler ; gérez vos intérêts comme vous l’entendez Quand, au contraire, les fabriques demandent des subsides, l’autorité civile a un droit de contrôle à exercer et son intervention est légitime. Elle est légitime à une condition, toutefois c’est de respecter la liberté des cultes.

Or, pour respecter la liberté des cultes, le projet de loi établit une distinction qui est rationnelle et constitutionnelle. Il interdit à l’autorité civile d’intervenir dans ce qui concerne les dépenses du culte intérieur. Le texte de la loi est formel sur ce point.

« L’autorité religieuse seule règle cette partie des budgets et des comptes--, c’est ainsi que le projet de loi sauvegarde, selon moi, le principe de la liberté des cultes et n’empiète pas sur le domaine de l’autorité ecclésiastique.

« Il est évident - et j’insiste un moment sur ce point - que non seulement cette intervention de l’autorité civile est légitime, mais je dirai même qu’au point de vue des intérêts engagés, elle est utile, j’allais presque dire qu’elle est nécessaire.

(page 525) « L’autorité ecclésiastique ne peut pas prétendre et n’a jamais prétendu avoir le droit de disposer des budgets des communes, des provinces ou de l’Etat. Si elle a besoin de leur concours financier, un accord doit s’établir. » (Annales parlementaires, 22 février 1870).

Malou tint à préciser ses déclarations. Il le fit dans un écrit, qui eut un grand retentissement à une époque où la question des rapports de l’Eglise et de l’Etat occupait vivement l’opinion publique.

Cette étude, à laquelle nous avons déjà fait quelques emprunts, s’intitule : Le temporel des cultes et les rapports constitutionnels entre l’Etat et les Eglises en Belgique (Revue générale, août 1870).

L’auteur se propose « d’examiner quels sont et quels doivent être, en Belgique, les rapports de l’Etat et des Eglises, au point de vue social et constitutionnel ». Il tient à poser la question « en termes pratiques et précis, pour éliminer toutes les considérations exclusivement théoriques ».

Il se place dans l’hypothèse et croit faire acte de sagesse en prenant le monde tel qu’il est. « Ceux qui préconisent la séparation absolue et radicale de l’Etat et des Eglises ont le tort grave de ne point prendre le monde tel qu’il est et de caresser une utopie qui n’a jamais existé et qui n’existera jamais chez un peuple civilisé. On n’en peut citer aucun qui n’ait une religion positive, un ou plusieurs cultes. »

Le sentiment religieux n’est pas seulement inné et universel, il est, de plus, intimement lié à tous les actes de la vie. « Du berceau à la tombe, la religion est aussi étroitement unie à l’existence de l’homme que son âme est unie à son corps. » Le for de la conscience ne lui (page 526) suffit pas, elle a le droit d’avoir ses manifestations extérieures : c’est un besoin individuel et un besoin social.

Le Congrès national l’a compris. « La Constitution reconnaît expressément les différents cultes comme des faits ou comme des droits qui doivent être respectés... On ne pourrait, sans faire injure au législateur constituant, supposer qu’il ait voulu reconnaître des libertés théoriques et stériles en refusant les conditions nécessaires à leur exercice. » Une de ces conditions est le droit de posséder et d’acquérir. Malou reconnaît toutefois à l’Etat le pouvoir d’autoriser et de limiter les acquisitions.

La liste serait longue, ajoute-t-il, de nos lois de tout ordre où fourmillent des dispositions en contradiction directe et formelle avec l’utopie séparatiste !

« Aussi longtemps que la presque unanimité des Belges persistera, comme elle persiste malgré d’énergiques et vains efforts, à avoir une religion positive, il y aura entre l’Etat et ces religions des rapports nécessaires, des points de contact inévitables...

« Ces rapports, quels sont-ils, quels doivent-ils être socialement et constitutionnellement parlant ? »

C’était là toute la question ; il importait de la préciser encore davantage.

« Il y a, en fait, poursuivait Malou, chez une nation qui n’est pas tout entière libre-pensante, deux autorités, sinon deux pouvoirs, l’un temporel, l’autre spirituel. Les intérêts qu’ils ont à régir ou à régler sont de la compétence exclusive de l’un ou de l’autre, ou bien de la compétence mixte de l’un et de l’autre. Ces questions naissent de la nature même des choses ; elles peuvent naître aussi de prétentions ou de tentatives qui sont le fait des hommes.

« Pour les questions mixtes ou, en d’autres termes, pour les rapports de l’Etat et des Eglises, on ne peut constater dans (page 527) l’histoire ou dans les faits contemporains, on ne peut d’ailleurs concevoir par le raisonnement que l’une des situations que voici la suprématie ou la prépondérance de l’autorité religieuse la suprématie ou la prépondérance du pouvoir civil ; la séparation relative et l’indépendance réciproque du pouvoir civil et des autorités religieuses...

« La troisième forme, l’indépendance réciproque du pouvoir civil et des autorités religieuses, est le système de la Constitution belge, sainement comprise, loyalement pratiquée...

« Notre régime, loin d’être un progrès, serait le pire de tous s’il aboutissait à l’antagonisme permanent des deux forces qui régissent le monde

« Pour être féconde, l’indépendance réciproque doit être intelligemment et utilement exercée. »

Malou établissait en fait, à l’appui de sa thèse, que, chaque fois que les questions mixtes, intéressant le pouvoir civil et l’ordre religieux, avaient été abordées de bonne foi, l’accord des deux autorités s’était établi : la question de l’enseignement primaire, celle du temporel des cultes avaient été ainsi résolues ; d’autres demeuraient ouvertes « Il reste encore des questions mixtes à résoudre, dans le sens constitutionnel. J ‘appelle de tous mes vœux des solutions transactionnelles : celles-là seules sont définitives, seules elles consolident l’œuvre de 1830 ; elles honorent ceux qui les font prévaloir. A tous les points de vue et pour tous, jouer des coups de politique nationale vaut mieux que jouer des coups le parti. »

C’était là véritablement le langage de l’homme d’Etat catholique, prêt, sans rien abdiquer de l’intégrité des droits de l’Eglise, à faire la part des contingences inévitables.

 

4. La loi sur l’abolition de la contrainte par corps

 

(page 528) La Chambre avait accueilli sans enthousiasme un projet d’abolition radicale de la contrainte par corps. Il avait fallu que M. Frère posât la question de Cabinet pour en imposer le vote à la majorité.

L’opposition, au Sénat, fut encore plus vive ; le Gouvernement rencontra, dans les rangs de sa majorité habituelle, les plus irréductibles des adversaires de sa proposition.

Malou se contenta d’abord de les laisser aux prises et de déclarer qu’il ne voulait pas d’un projet qui consacrait « le privilège de l’impunité pour ceux qui peuvent, par filouterie, par friponnerie, se faire passer pour insolvables ».

Malgré l’opposition du ministre de la justice, le Sénat maintint la contrainte par corps en certaines matières, telles que les matières criminelles et correctionnelles.

Le projet fut renvoyé à la Chambre ; celle-ci s’en tint à son premier vote. Fort de cette approbation, M. Bara présenta une nouvelle fois au Sénat le projet que celui-ci avait repoussé deux mois auparavant. M. Frère vint à la rescousse de son collègue. Le Sénat, qui avait osé résister, fut violemment pris à partie ; ses droits furent contestés.

Malou prit, une fois de plus, la défense de l’institution sénatoriale.

« Il y a, ce me semble, dit-il, une distinction essentielle à faire entre une loi nécessaire et une loi facultative.

« Dans un gouvernement constitutionnel, il y a conflit lorsque les pouvoirs publics ne peuvent s’entendre sur une loi nécessaire, telle qu’un budget. Je suppose que l’on ne parvienne pas à se mettre d’accord sur le budget des voies et moyens : il y a conflit parce qu’il faut un budget des voies et moyens.

(page 529) « Mais lorsqu’une loi purement facultative, qui peut exister ou ne peut pas exister, à laquelle n’est pas attaché un intérêt de premier ordre, un intérêt d’urgence, lorsqu’une loi pareille provoque des divergences entre deux Chambres, il y a pour chacune d’elles non seulement un droit constitutionnel absolu, mais il y a un devoir de dignité pour ces deux corps : ni l’un ni l’autre ne doit être obligé d’abdiquer, chacun d’eux peut maintenir son opinion. Quand, entre les deux grands corps de l’Etat, aucune négociation ne permet d’aboutir à un moyen terme, ce n’est pas par l’abnégation de l’un d’eux que la question en suspens doit être résolue.

« Pour moi, messieurs, je considérerais comme un malheur, au point de vue de nos institutions, que, dans une situation comme celle-ci, l’un des deux grands corps de l’Etat vint à se contredire à la face du pays je le considérerais comme un malheur pour nos institutions, parce que je pense que, dans le mécanisme de ses institutions, le Sénat a un grand ràle, un rôle sérieux à remplir, et que le jour où le Sénat abdiquera, sans qu’un intérêt public l’exige, nos institutions seront faussées. Nous siégerons encore ici, mais il n’y aura plus de Sénat belge.

« Je n’appelle pas le dissentiment : j’appelle la conciliation. Je désire que, si le Sénat maintient son premier vote, la commission de la justice reprenne l’examen de la question et tâche de faire résoudre à l’amiable, par conciliation, par conférence même, comme on le fait souvent en Angleterre, les divers points sur lesquels nous sommes en désaccord.

« J’appelle la concorde ; j’appelle l’entente des deux grands corps de l’Etat et je ne suis nullement surpris, nullement étonné que la grande Chambre ait maintenu son premier vote.

« Je serais surpris, je serais désolé, je le répète, que le Sénat ne maintint pas le sien. »

Un projet, légèrement amendé par M. Dolez, dans un but de conciliation, fut soumis au Sénat et adopté.

(page 530) La surprise fut grande lorsque, le surlendemain, au second vote, M. Frère-Orban vint, une seconde fois, demander à la haute assemblée de se déjuger et de revenir sur la discussion d’un amendement. M. Bara essaya, cette fois, de l’intimidation.

Ce fut l’occasion d’un nouvel incident.

« M. le prince de Ligne, président. - Voici ce que porte le procès-verbal de l’avant-dernière séance : « Le Sénat renvoie à sa prochaine séance, fixée au surlendemain 14 juin, le second vote des amendements adoptés. » Or, les quatre premiers articles ont été définitivement adoptés ; c’est un fait certain.

« M. Bara, ministre de la justice. - Nons ne contestons pas cela, mais nous disons que, si l’assemblée le veut, elle peut revenir sur ces votes.

« M. Frère-Orban, ministre des finances. - On pose une simple question de bonne foi.

« M. Malou. - Il suffit qu’un seul membre s’y oppose.

« M. Bara. - Qu’il se nomme, ce membre.

« M. Malou. - Eh bien, ce sera moi !

« M. Bara. - Cela prouve, une fois de plus votre esprit de conciliation ! »

Le Sénat ne tint pas compte des objurgations du Cabinet et persista dans son attitude première. Le projet fut renvoyé à la Chambre des représentants.

 

5. Nouveau débat politique à l’occasion de la loi sur le code de commerce

 

(page 530) Les derniers incidents parlementaires n’avaient guère contribué à l’amélioration des rapports entre le gouvernement et la minorité.

L’autoritarisme de plus en plus chatouilleux de M. Frère et de ses collègues dénaturait, jusqu’à l’injustice, (page 531) les intentions des adversaires du Cabinet ; il multipliait les conflits et les envenimait.

La discussion des articles du Code de commerce dégénéra, elle aussi, en débat politique et fut le prétexte d’une véritable mise en accusation de la droite sénatoriale, coupable de ne pas partager l’opinion du ministre de la justice en matière de protêts. (Chargé d’élaborer un projet de révision du titre de la Lettre de change au Code de commerce, Malou avait été invité par les commissions sénatoriales à présenter un rapport partiel sur le projet relatif aux protêts. Il parvint à rallier aux conclusions de son rapport, outre les membres de la minorité, certains membres de la majorité du Sénat. Or, ces conclusions modifiaient complètement l’esprit et la lettre du projet adopté par la Chambre. Malou proposait que le protêt restât obligatoire, mais que les formes en fussent simplifiées : l’acte du protêt était consigné par une formule inscrite à la suite de l’effet protesté. Il n’était plus exigé, comme dans le projet du gouvernement, que l’acte authentique du protêt contînt la transcription littérale de l’effet, des endossements, de l’acceptation, des recommandations, qu’une copie de tout l’acte du protêt dût être laissée au tiré ; l’huissier n’était plus tenu de transcrire une troisième fois et en entier son acte sur le registre. Malou avait puisé dans le système anglais du Noting l’idée des simplifications qu’il soumettait au Sénat).

Malou était rapporteur du projet. Il avait rallié à des amendements, que le gouvernement repoussait, la majorité du Sénat. Comme les ministres s’obstinaient à rejeter en bloc les conclusions de son rapport, il avait pris le parti de déposer une proposition formelle d’ajournement. Il invita le Sénat à laisser le débat ouvert devant l’opinion publique et à donner aux chambres de commerce, aux hommes d’expérience, le temps d’émettre une opinion.

On l’accusa de chercher à constituer, en dehors du Sénat, un tribunal d’appel des décisions de la Chambre.

« Toutes les explications que j’ai données, répondit-il, (page 532) protestent à l’avance contre de pareilles intentions. Je propose simplement au Sénat d’ajourner jusqu’au mois d’avril l’examen des articles du projet de loi pour que des observations, des pétitions puissent, dans l’intervalle, éclairer nos délibérations.

« Y a-t-il donc un antagonisme, un appel contre la Chambre, lorsqu’une commission ou un membre du Sénat amende une loi organique ?

« Si le Sénat ne peut pas faire d’amendements aux lois non politiques ou organiques, comme le Code de commerce, sans qu’il y ait conflit avec l’autre Chambre, dites alors qu’il n’y a plus qu’une Chambre. Je ne sais pas, si ce système devait prévaloir, ce que le pays y gagnerait. Je suis très convaincu que c’est un droit, plus qu’un droit, que c’est un impérieux devoir pour le Sénat d’étudier d’une manière approfondie toutes les questions de cette nature qui se présentent à son examen, et j’ajouterai que j’avais l’intention d’étudier complètement, dussé-je y passer des mois et des nuits, toutes les parties du Code de commerce.

« S’il est prouvé que nous discutons des questions de protêt et d’autres comme des questions politiques, je ne m’en occuperai plus. Je crois même que tous mes amis feront bien aussi de ne plus s’en occuper...

« Il y a trop d’années que j’ai l’honneur de siéger dans les assemblées parlementaires pour que l’on puisse m’accuser, quand je dépose un rapport au nom d’une commission ou que je fais une motion, de vouloir blesser en quoi que ce soit la Chambre des représentants et moins encore de vouloir faire un appel contre elle.’

M. Frère-Orban protesta aussitôt de son respect pour le Sénat ; il s’étonna de l’unanimité de l’opposition de la droite :

« Assurément, le Sénat peut admettre, peut rejeter, peut amender les lois. Mais nous sommes obligés, - les paroles que vient de prononcer l’honorable M. Malou m’y contraignent, - (page 533) nous sommes obligés de constater une situation dont le pays se préoccupe.

« A l’occasion d’un certain nombre de lois, nous avons vu, dans l’autre Chambre les opinions se diviser. Des membres de la droite ont voté avec des membres de la gauche ; des membres de la gauche se sont associés à l’opposition de membres de la droite. Ces questions n’ayant pas de caractère politique, nul ne s’étonnait de pareille situation. Mais ces mêmes lois, apportées ici dans cette enceinte, ces lois qui avaient donné lieu aux divisions que je viens d’indiquer, rencontraient invariablement au Sénat, sans aucune exception, l’opposition unanime de la droite, surtout dès que la gauche était divisée sur la question. A l’inverse de ce qui s’était produit à la Chambre, la droite ne se divisait pas. Toute son action se concentrait pour faire échouer les mesures proposées. Pensez-vous, messieurs, que ce spectacle si singulier, si anormal, si inexplicable, ne soit pas fait pour étonner le pays ? Pensez-vous que le pays n’en apprécie point parfaitement et la cause et le but ? »

Lorsque se fut exhalé tout le ressentiment qu’un double échec avait fait naître chez son adversaire, Malou répartit simplement :

« Si j’ai bien compris, comme la droite, paraît-il, a eu le tort d’être de notre avis, on en infère que la loi a eu un caractère politique et qu’il faut repousser les propositions des commissions. L’honorable ministre des finances verra la chose comme il le voudra, je persisterai à ne pas attacher à cette question la moindre importance politique. »

Telle était également l’opinion qu’exprima un sénateur libéral, M. Barbanson :

« Faut-il donc que la politique domine tout et s’empare de tout invariablement ? Faut-il qu’elle se mêle à nos débats sur des questions de cette nature pour détruire toute liberté (page 534) d’appréciation ? Et le Sénat ne pourrait-il plus, en ces matières qui réclament nécessairement la faculté du libre examen, exercer son droit de révision sans que ses intentions soient soupçonnées ou méconnues ? »

Malou retira lui-même sa motion d’ajournement. L’ensemble du projet de loi fut voté par le Sénat le 22 mars 1870, par 30 voix contre 7 et 3 abstentions (Annales parlementaires, Sénat, 19, 21, 22 mars 1870)

L’incident n’était pas clos. Il surgit à nouveau le lendemain, avec une intensité plus vive, à l’ouverture du débat sur les titres I à IV du livre Ier du Code de commerce.

Une déclaration préliminaire du baron d’Anethan, rapporteur du projet de loi, en fut l’occasion :

« Avant d’aborder la discussion des articles de la loi, je demande à faire une déclaration nécessitée par un incident qui s’est produit dans une de nos séances précédentes et auquel mon nom a été mêlé.

« Comme rapporteur du projet de loi, et en mon nom personnel, j’aurai à présenter quelques observations sur plusieurs articles de ce projet.

« Cependant, si l’on devait considérer ces observations comme inspirées par un esprit d’opposition mesquin et tracassier, et non comme inspirées par le désir sincère que j’ai d’améliorer la législation, désir auquel j’ai obéi dans la discussion de toutes les grandes lois dont le Sénat s’est occupé, je garderais le silence et je ne prendrais aucune part à la discussion. »

M. Bara protesta, comme l’avait fait M. Frère, de son respect pour les droits des assemblées parlementaires à la condition que l’opposition aux lois économiques et administratives ne fût pas une opposition de parti pris.

(page 535) Au ministre de la justice, qui établissait cette distinction subtile, Malou répondit plaisamment :

« Il est évident, d’après la déclaration qui vient d’être faite, qu’il m’est impossible désormais d’accepter encore la charge de rapporteur, attendu que je risque, si mes amis sont de mon avis, même à mon insu, de voir transformer une question administrative en une question politique....

« Lorsque j’assume les fonctions dc rapporteur, comme cela est arrivé dernièrement dans les commissions réunies, quand la majorité de ces commissions appartient à la majorité politique du Cabinet, dois-je m’assurer d’avance du vote de mes amis ? Si j’ai lieu de craindre que mes amis seront unanimes, dois-je, avant de faire le rapport, mc procurer la certitude de quelques votes négatifs ? Si je n’ai pas cette certitude, s’il se trouve par accident, par malheur, moi intervenant, que mes honorables amis sont de mon avis, et si la situation se complique en ce sens que l’un ou plusieurs des membres de ces commissions soutiennent en séance publique le projet de loi qu’ils ont adopté en commission, je produirai évidemment ce résultat, qu’en voulant faire adopter une chose que je crois bonne, je contribuerai à la faire rejeter.

« Aussi longtemps que ce point ne sera pas éclairci, je croirai mieux remplir mes devoirs envers mon pays en m’abstenant de faire des rapports. Quand j’aurai à formuler des observations (ce à quoi l’honorable ministre veut bien encore nous admettre), je tacherai d’être très sobre, parce que, à mon insu, sans le vouloir, je puis produire quelque effet, soit par les raisons données, soit par l’amitié, soit par la confiance chez un certain nombre de mes amis et déterminer chez eux une unanimité qui, sans cela, n’existerait pas et qui paraît être dangereuse puisque, malgré toutes nos déclarations, elle est l’indice d’une conspiration pour faire échec au ministère à propos de protêts ou de livres de commerce. Je demande donc que cette situation soit bien définie, et pour cela je répète, en terminant, ce que je disais tout à l’heure :je ne (page 536) regrette pas du tout le débat, parce qu’il simplifie singulièrement ma position personnelle. »

M. Bara répondit avec non moins d’à-propos ; il appartiendra à ses biographes de le faire remarquer.

Nous avons tenu, de notre côté, à justifier l’opposition de la droite. Bien à tort la qualifierait-on d’étroite et de systématique. Jamais la minorité du Sénat ne se refusa à une transaction possible. Il serait bien injuste de lui reprocher d’avoir, dans la plénitude de son droit et dans les circonstances que nous avons rappelées, exercé à l’égard de certaines propositions législatives une opposition suffisamment motivée. Ce serait dénier aux minorités, sinon le droit à l’existence, la liberté tout aussi précieuse d’affirmer par des actes sa vitalité.

Mais ce qui ressort à l’évidence du rapprochement de ces divers incidents parlementaires, c’est l’autoritarisme des deux ministres Frère-Orban et Bara, dont le procédé gouvernemental tendait directement au bouleversement du droit public constitutionnel, à l’annihilation du Sénat, à la dénégation des droits des minorités.

C’est ce que Malou établit à l’évidence dans une série de discours courageux, que nous n’avons fait que signaler au passage ; c’est ce qu’il démontrait encore, dans une lettre, écrite du ton de fine raillerie dont il se servait volontiers pour faire pénétrer plus avant les traits décochés à ses adversaires. Cette lettre (publiée dans le Journal de Bruxelles, 28 mars 1870) répondait aux félicitations que lui avait adressées, à l’occasion de son attitude dans les discussions récentes, un banquier de Bruxelles. « Serons-nous désormais autre chose, demandait Malou, qu’un Sénat observateur ? »

« Sous notre régime constitutionnel, je m’imaginais le Sénat (page 537) associé à l’œuvre difficile du législateur, investi de la plénitude du droit de discuter et d’amender les projets de loi. A l’appui de cette opinion, je croyais pouvoir invoquer notamment les articles 26, 27 et 42 de la Constitution. C’est une erreur, paraît-il. Un jour, parce que l’honorable membre chargé des détails du ménage intérieur de la gauche avait mal compté les sénateurs présents, se produit un incident imprévu par tous, le rejet d’un budget par parité de voix. A l’instant, on dénie au Sénat le droit de renverser un ministère et même le droit de voter contre un budget ; il ne lui appartient donc pas d’émettre un vote politique... Il était en possession, jusqu’à présent incontestée, du droit de discuter et d’amender les lois organiques et d’intérêt matériel. Sa collaboration n’avait pas été inutile...

« Ce droit d’amendement des lois d’ordre matériel n’existe plus. Il nous reste le droit de faire des observations. Nous sommes le Sénat observateur !...

« La droite, suspecte de conspirer toujours et même de mentir lorsqu’elle déclare ne point attacher de caractère politique à un débat d’affaires, tient ainsi les ministres dans une perpétuelle perplexité… Peut-être le meilleur moyen, sinon le seul moyen de remédier à ces maux consisterait-il à mettre aux voix par appel nominal l’ensemble de tout projet de loi au moment où lecture est donnée du message qui le transmet au Sénat. L’appel nominal commencerait, bien entendu, par les membres de la droite. Le caractère politique ou non politique de tout projet serait ainsi déterminé d’avance avec une certitude complète ; personne ne pourrait hésiter ou douter de ce qu’il a à voter. Les commissions examineraient, ensuite on ferait un rapport nécessairement approbatif. Chacun représenterait en séance publique ses observations, mais le vote initial demeurerait acquis.

« L’idée, je le reconnais, a besoin d’être mûrie, élaborée ; je la livre aux méditations de tous ceux qui ont à cœur la sincérité du régime représentatif, tel qu’il a été défini officiellement dans la séance du 11 mars.

Quoi qu’il en soit, les roses de la vie sénatoriale n’ont plus (page 538) désormais pour nous la moindre épine ; les relations agréables et même affectueuses, malgré les dissentiments politiques, ne seront pas altérées ; nous pouvons nous livrer à d’inoffensives passes d’armes oratoires, à fleuret moucheté : il ne faudra plus étudier péniblement les lois, discuter, élaborer des projets dans les commissions, rédiger des rapports, des propositions ou des amendements. Je continuerai donc à être assidu aux séances publiques pour faire nombre ; mais, instruit par l’expérience, voyant dénier ou retirer au Sénat un droit dès qu’il l’exerce ou veut l’exercer, j’userai peu ou point du droit de présenter des observations, de peur que celui-ci, le dernier qui nous soit encore reconnu, ne disparaisse à son tour.

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