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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 1

 

CHAPITRE IX. LES PARTIS POLITIQUES APRÈS LE TRAITÉ DES VINGT-QUATRE ARTICLES (Novembre 1830 - Août 1832)

 

9.1. Le catholicisme réactionnaire de 1814

 

(page 260) Pour déterminer avec précision l'attitude, les vœux et les forces des partis politiques après le traité des vingt-quatre articles, il est indispensable de remonter jusqu'à l'origine du royaume des Pays-Bas (Note de bas de page : Il est rare que les étrangers qui s'occupent de nos dissensions politiques présentent sous leur véritable jour les faits qui dominent la situation. Les uns attachent aux dénominations des partis belges les idées que ces mêmes dénominations éveillent en France, en Espagne et en Italie. Les autres, confondant les époques et les circonstances les plus diverses, attribuent à l'un ou à l'autre parti des tendances et des vœux dont il s'est dépouillé depuis un quart de siècle. On oublie que la lutte se présente dans nos provinces avec un caractère exceptionnel, sans précédents dans l'histoire et sans exemple dans les événements contemporains. La presse nationale elle-même ne perd que trop souvent de vue cette vérité incontestable.)

En 1814, une partie des catholiques belges manifestaient des idées diamétralement opposées à celles qui ont prévalu dans la Constitution de 1831 Des documents irrécusables prouvent que les chefs du clergé repoussaient de toutes leurs forces les principes fondamentaux du gouvernement représentatif, tel qu'il est issu des commotions révolutionnaires du dix-huitième siècle combinées avec les traditions politiques de la Grande-Bretagne.

Le projet de Loi Fondamentale, offert aux votes des notables choisis dans nos provinces, admettait la liberté de conscience et accordait une protection égale à toutes les communions religieuses existant dans le royaume. Il proclamait l'admissibilité de tous les citoyens aux emplois et aux dignités, sans distinction de croyance. Il consacrait la liberté de la presse. Il autorisait l'État à suspendre l'exercice public du culte, dans le cas où cet exercice pouvait troubler l'ordre ou la tranquillité publique.

(page 261) Toutes ces dispositions furent repoussées comme contraires à la loi de Dieu, à la tradition catholique et aux droits imprescriptibles de l'Église.

Dès le mois d'Octobre 1814, le prince de Broglie, évêque de Gand, avait chargé ses vicaires-généraux de rédiger un Mémoire aux hautes puissances assemblées dans le Congrès de Vienne (Brochure de 20 pages. Gand, Bernard Poelman, 1814. L'écrit est certifié conforme par F. Boussen, secrétaire de l'évêché). Cet écrit demandait la convocation des notabilités du pays en États Généraux, en suivant autant que possible le mode tracé par l'ancienne Constitution des provinces belges, « afin de traiter ensemble de leurs plus chers intérêts et de conclure avec le prince destiné à régner sur eux un pacte solennel qui eût pour principal objet le maintien inviolable de la religion catholique, apostolique et romaine, ainsi que de tous les droits et priviléges dont elle avait constamment joui avant l'invasion des Français. » Invoquant ensuite, à titre d'exemple, les précautions, prises par les États protestants d'Allemagne à l'égard de leurs princes catholiques, l'évêque demandait « qu'un acte d'assurance, pour le maintien des droits et des libertés de l'Église, fût donné par le prince dans un pacte inaugural, que ses successeurs devraient renouveler lors de leur avénement au trône. » Il suppliait le Congrès de placer, dans le traité de cession de nos provinces au prince d'Orange, un article portant que la famille royale aurait le droit de professer le calvinisme et d'en exercer le culte à l'intérieur de ses palais, mais avec défense formelle d'ériger ailleurs des temples protestants sous quelque prétexte que ce fût. Il demandait enfin l'entrée des évêques au conseil d'État, le rétablissement de la dîme et le libre recours au Saint-Siége (Pages 7, 14 et 15).

La démarche du prélat n'eut aucun résultat. Au moment où le Mémoire fut remis au Congrès de Vienne, les conditions de la réunion de la Belgique et de la Hollande, sous le sceptre de la maison d'Orange, se trouvaient déjà définitivement réglées par le traité de Londres du 20 Juin 1814, ordinairement désigné sous le nom de Convention des Huit-Articles. Or, le second de ces articles, encore tenu secret, exigeait qu'une protection égale fût accordée à tous les cultes, et que tous les citoyens, sans distinction de croyance, fussent également admissibles aux emplois publics.

(page 262) Ce premier échec n'anéantit pas les résistances du clergé; ses réclamations n'en devinrent que plus vives et plus nombreuses.

Le 28 Juillet 1815, les chefs de tous les diocèses belges adressèrent directement à Guillaume 1er une série de représentations respectueuses relativement au projet de la nouvelle Constitution (Brochure de 8 pages in-8°, sans nom de ville ni d'imprimeur. Elle a été reproduite par Raepsaet (Oeuvres complètes, t. VI, p. 550). - Les signataires étaient le prince Maurice de Broglie, évêque de Gand; Charles-François-Joseph Pisani de la Gaude, évêque de Namur; François-Joseph Rira, évêque de Tournai; J.-A. Barrett, vicaire-général capitulaire de Liége; J. Forgeur, vicaire-général capitulaire de l'archevêché de Malines). Dans ce document, où les formes extérieures du respect et de la soumission étaient constamment observées, les prélats déclaraient que les articles de la Loi Fondamentale relatifs à la liberté des cuites ne seraient propres qu'à aliéner au roi le cœur de ses sujets et à l'amener dans nos provinces les troubles qui les avaient désolées au seizième siècle. Ils ajoutaient que le maintien de ces articles placerait le clergé dans la triste nécessité d'opter entre la violation de ses devoirs les plus sacrés et une opposition formelle aux lois de l'État. Ils finissaient par se plaindre de ce que le clergé, jadis le premier Ordre de l'État, non-seulement fût exclu de toute participation à la confection des lois, mais que même on lui déniât le droit d'être représenté, comme la noblesse, dans les assemblées provinciales du nouveau royaume.

Cinq jours plus tard, le 2 Août 1815, au moment où ces représentations respectueuses étaient remises au roi, l'évêque de Gand adressa aux fidèles de son diocèse une instruction pastorale renfermant une, protestation formelle contre le principe de la tolérance religieuse. Le prélat disait: « Après avoir lu attentivement le rapport fait à Sa Majesté par les commissaires qu'elle avait nommés pour réviser la Loi Fondamentale..., nous en avons extrait divers articles qui doivent être érigés en lois, et que nous regardons comme essentiellement opposés à l'esprit et aux maximes de notre sainte religion et aux libertés de l'Église catholique... Nous ne croyons pas qu'il soit permis d'adhérer librement à un projet de loi qui porte que la liberté de tous les cultes est garantie à tous par les lois de l'État. En acceptant librement une loi qui approuve et garantit à tous la liberté des opinions religieuses, vous seriez évidemment censés approuver ce principe (page 263) funeste qui est entièrement opposé à l'esprit de la religion catholique, vous supposeriez que toutes les religions sont également bonnes; qu'on peut se sauver dans l'une comme dans l'autre, et qu'il est laissé à la volonté de l'homme de choisir n'importe quelle manière d'honorer la Divinité... Vous ne pouvez non plus donner votre assentiment à l'adoption de cet autre article du projet de la nouvelle Constitution qui assure à tous les sujets du royaume, sans distinction de croyance religieuse, l'admission à toutes les dignités et à tous les emplois, attendu qu'il peut et doit résulter de cette disposition des maux irrémédiables pour notre sainte religion; car il arriverait tôt ou tard que des places très-importantes seraient occupées, dans cette partie du royaume, par des particuliers d'une religion différente de la nôtre. Or, qui ne voit pas au premier abord les conséquences probables d'une telle mesure? Nos intérêts les plus chers, ceux de la sainte Église catholique, de ses lois, de sa morale, de sa discipline et de ses coutumes seraient entre leurs mains... Après donc nous être convaincu que le projet de la nouvelle Constitution renferme plusieurs articles évidemment opposés aux droits inaliénables de l'Église; après avoir mûrement réfléchi sur l'impossibilité de concilier les devoirs de ses véritables enfants avec la libre adoption de ces articles..., nous protestons solennellement contre l'adoption des articles susdits, comme de tous autres qui pourraient être directement ou indirectement opposés à la religion catholique...., et nous défendons à tous les notables choisis dans notre diocèse d'y adhérer en aucune manière et sous aucun prétexte quelconque. » (Instruction pastorale de Son Altesse Mgr l'évêque de Gand, prince du saint-empire romain, relativement au projet de la nouvelle Constitution du Royaume des Pays-Bas (p. 10, 22 et 40). Gand, B. Poelman, 1815. - Raepsaet, OEuvres complètes, t. VI, p. 550).

Dans une instruction pastorale datée du 11 Août 1815, l'évêque de Tournai suivit l'exemple de son collègue de Gand. L'évêque de Namur rédigea un mandement analogue; déjà celui-ci était imprimé et prêt à être adressé aux ecclésiastiques du diocèse, lorsque le directeur de la police du département de Sambre et Meuse, pénétrant au domicile de l'imprimeur de l'évêché, fit saisir et anéantir tous les exemplaires.

Cette opposition unanime et persistante du clergé supérieur ne (page 264) demeura point inefficace. La majorité des notables rejeta le projet de Loi Fondamentale; mais celle-ci n'en fut pas moins promulguée comme charte constitutionnelle du nouveau royaume.

Alors la résistance des évêques prit un caractère plus grave et plus solennel.

Dans les derniers mois de 1815, les chefs de tous les diocèses publièrent un jugement doctrinal sur le serment prescrit par la nouvelle constitution. Prenant cette fois la parole comme gardiens du dépôt de la foi, de la morale de l'Évangile et des traditions de l'Église, ils déclaraient qu'aucun de leurs diocésains ne pouvait, sans trahir les intérêts les plus chers de la religion, prêter le serment de fidélité à la Loi Fondamentale. Jurer de maintenir la liberté des opinions religieuses et la protection égale accordée à tous les cultes, c'était jurer, disaient-ils, de maintenir l'erreur comme la vérité; c'était favoriser le progrès des doctrines anticatholiques et contribuer, on ne peut plus efficacement, à éteindre dans nos belles contrées le flambeau de la foi; c'était sanctionner une nouveauté funeste introduite par les révolutionnaires de France. Jurer de maintenir l'observation d'une loi qui rend tous les sujets du roi, de quelque croyance religieuse qu'ils soient, habiles à occuper toutes les dignités et tous les emplois, sans même en excepter les fonctions en rapport avec le culte, c'était justifier d'avance toutes les mesures qui, pourraient être prises pour confier à des fonctionnaires protestants les intérêts essentiels de la religion catholique: nouveauté d'autant plus dangereuse que les ministres de l'Évangile étaient considérés et traités comme autant de fonctionnaires publics, non moins dépendants des gouvernements que les fonctionnaires civils et militaires. Jurer d'observer et de maintenir une loi qui met dans les mains du gouvernement le pouvoir d'interdire l'exercice du culte catholique quand il devient une occasion de trouble, c'était faire dépendre l'exercice de notre sainte religion de la volonté de ses ennemis et de la malice des méchants. Jurer d'observer et de maintenir une loi qui suppose l'Église catholique soumise aux lois de l'État, et qui investit le souverain du droit d'obliger le clergé et les fidèles à obéir à toutes les lois de l'État, de quelque nature qu'elles soient, c'était soumettre la puissance spirituelle aux caprices de la puissance séculière. Jurer de maintenir une loi qui attribue à un souverain protestant le droit de régler l'instruction publique, c'était abandonner à l'hérésie (page 265) l'enseignement public dans toutes ses branches; c'était trahir honteusement les intérêts les plus élevés de l'Église catholique. Jurer d'observer une Constitution qui abandonne aux États provinciaux le soin d'exécuter les lois relatives à l'instruction publique, à la protection des différents cultes et à leur exercice extérieur, c'était confier les intérêts les plus chers de la religion à des laïcs qui, aux yeux de l'Église, ne possèdent ni titre ni qualité, soit pour reconnaître la justice ou l'injustice des lois de ce genre, soit pour en diriger l'application, soit pour en ordonner l'exécution dans les diocèses respectifs. Jurer de regarder comme obligatoires et de maintenir toutes les lois en vigueur, jusqu'à ce qu'il y fût autrement pourvu, c'était coopérer à l'exécution éventuelle de plusieurs lois anticatholiques que renferment les codes français, notamment de celles qui permettent le divorce, qui autorisent les unions incestueuses condamnées par l'Eglise, qui comminent des peines sévères contre les ministres de l'Évangile fidèles à leurs devoirs. Jurer enfin de maintenir la liberté de la presse, c'était ouvrir la porte à une infinité de désordres, à un déluge d'écrits antichrétiens et anticatholiques (Le Jugement doctrinal, répandu dans toutes les provinces sous forme de brochure, se trouve dans les œuvres complètes de Raepsael, t. VI, p. 376).

On n'a pas assez remarqué que Guillaume 1er, sans le vouloir sans doute, avait lui-même provoqué ces réclamations et ces résistances. Par une circulaire du 7 Mars 1814, expressément sanctionnée par les commissaires des puissances alliées, le gouverneur général de nos provinces (duc de Beaufort) avait informé les évêques que « désormais le gouvernement maintiendrait inviolablement la puissance spirituelle et la puissance civile dans leurs bornes respectives, ainsi qu'elles sont fixées par les lois canoniques et les anciennes Lois constitutionnelles du pays » (Pasinomie, 2e série, t.I, p. 53). Les chefs du clergé avaient pris cette proclamation au sérieux. Vingt années à peine s'étaient écoulées depuis la disparition de ces anciennes lois constitutionnelles dont le représentant des puissances alliées annonçait le rétablissement. Non-seulement les prélats qui occupaient les siéges épiscopaux avaient vu fonctionner l'ancien régime constitutionnel de nos provinces, mais ils avaient vu ce régime assez vivace et assez puissant pour triompher du despotisme de Joseph II. Élevés dans les traditions d'un autre siècle, ils désiraient naturellement le retour des institutions nationales écartées (page 266) par la conquête française, institutions pour lesquelles ils éprouvaient ce penchant instinctif qui ramène l'imagination de l'homme vers les lieux et les choses qu'il a contemplés dans sa jeunesse. Or, Guillaume 1er ne fit aucun effort pour les détromper; il les laissa s'engager dans une voie dangereuse, sans un seul mot d'avertissement ou de reproche. Dans la proclamation du 1er Août 1814, par laquelle il prenait possession de nos provinces, Guillaume annonça aux Belges qu'il accourait pour faire honorer et protéger leur religion (Recueil des lois et actes généraux du gouvernement, t. l, p. 155). Peu rassuré sur les dispositions de ses nouveaux sujets, et cachant soigneusement les huit articles de Londres, il s'efforça, par lui-même et par ses agents, de raffermir toutes les espérances qu'avait fait naître la circulaire du duc de Beaufort. Dans ses rapports avec les chefs des diocèses, il leur prodiguait les flatteries et les promesses Ies plus séduisantes. Quinze jours après le débarquement de Napoléon au golfe Juan, faisant un appel aux sentiments guerriers des Belges, il leur annonça solennellement qu'ils trouveraient dans la Loi Fondamentale cette garantie de la religion à laquelle ils attachaient le plus haut prix; circonstance d'autant plus remarquable que, dans cette même proclamation, il prenait pour la première fois le titre de roi des Pays-Bas ((Proclamation du 16 Mars 1815 ; ibid., t. II, p. 316). Ce ne fut que le 18 Juillet 1815, un mois après la bataille de Waterloo, que Guillaume jeta brusquement le masque et publia les huit articles de Londres; par conséquent, à une époque où la noblesse et le clergé avaient déjà formulé leurs prétentions et organisé éventuellement leurs moyens de résistance.

Quoi qu'il en soit, en 1815 une partie du clergé réclamait le monopole de la liberté religieuse, l'exclusion des dissidents des emplois publics en rapport direct ou indirect avec le culte, la proscription de la liberté de la presse, l'entrée du clergé dans les assemblées nationales et provinciales à titre d'Ordre reconnu dans l'Etat, une dotation fixe pour l'Eglise et la direction souveraine de l'instruction publique. Dans le domaine des intérêts ecclésiastiques, c'était à peu près le retour pur et simple à l'ancien régime.

Il ne nous appartient pas d'examiner ici à quel point ces prétentions excessives avaient obtenu l'assentiment des catholiques laïcs. Nous nous (page 267) contenterons de rappeler que ces réclamations jetaient le trouble dans les consciences et produisaient un désordre réel. On oubliait la distinction si souvent faite par les docteurs catholiques entre la tolérance civile et l'intolérance dogmatique, distinction dont nous ferons plus loin ressortir les conséquences. Il fallut que l'autorité du Saint-Siége intervînt pour calmer les résistances (Note de bas de page : En 1817, le prince de Méan, appelé à l'archevêché de Malines et ayant en cette qualité prêté serment de fidélité à la Loi Fondamentale, se hâta d'annoncer « qu'en jurant de protéger toutes les communautés religieuses du royaume, c'est-à-dire, les membres qui les composent, collectivement on individuellement pris, il n'avait entendu leur accorder celte protection que sous le rapport civil, sans vouloir approuver, directement ou indirectement, les maximes qu'elles professent et que la religion catholique proscrit.» Le Pape approuva cette explication, et dès lors les catholiques les plus scrupuleux offrirent de prêter serment dans le sens de M. de Méan (De Gerlache, Hist. du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 91; 3e édit.).

La question des rapports de la Constitution des Pays-Bas avec les libertés de l’Eglise catholique avait donné lieu à une polémique des plus actives. On peut consulter les publications suivantes: La réunion de la Belgique à la Hollande sera-t-elle avantageuse ou désavantageuse à la Belgique, par A. B. C. Brux., Weissenbruch, 1814. - La vérité vengée ou réfutation de la brochure intitulée: La réunion de la Belgique à la Hollande sera-t-elle avantageuse ou désavantageuse à la Belgique par A. B. C. Par Van Wamel. Anvers, Delacroix, 1814. - Bouclier opposé aux traits antireligieux d'un agresseur inconnu, qui se tient caché sous le voile de A. B. C. par Van Beughem. Brux. De Haes, 1814. - Observations historiques, politiques, critiques et impartiales sur la brochure intitulée : La réunion de la Belgique à la Hollande sera-t-elle avantageuse, etc. Par H. Vander Noot (sans lieu ni date) - Lettre de S. E. Pierre Van Eupen, en son vivant secrétaire général du Congrès Belgique, à S. E. Henri Vander Noot, ci-devant père de la patrie. Brux., Berthot, 1814. - Le réveil d'Èpiménide en Brabant, etc., par un témoin oculaire et auriculaire. Brux., Weissenbruch, 1814. - Antidote contre le somnambulisme ou discussion de quelques traits extravagants d'Épiménide et de son associé, etc. par C. Van Beughem. Brux., Vleminx, 1814. - Réflexions sur la Constitution des Pays-Bas, par le comte de Robiano de Borsbeek, Brux., De Haes, 1814. - Déduction des droits des abbayes et du clergé régulier des Pays-Bas autrichiens de rentrer immédiatement dans la possession de leurs maisons et autres biens, etc. (sans lieu ni date). - Apologie des évêques du royaume, etc. 1815 (s. l.). - Les droits de la religion catholique et de son clergé maintenus en Belgique, ou le vrai sens de la proclamation de S.M. du 18 Juillet 1815 (s. l.). Considérations sur l'instruction pastorale de M. l'évêque de Gand. Brux., Weissenbruch, 1815. - Avis aux notables de la Belgique, etc. 1815 (s. l.). - Lettre du clergé catholique des provinces septentrionales au clergé des provinces méridionales, etc. La Haye, Dauvrain, 1815. - Correspondance entre M. Forgeur, vicaire-général de Malines, et M. Millé, pléban de Ste-Gudule, de Bruxelles. Brux., Stapleaux, 1815. - Courtes dissertatives sur quelques intérêts re1igieux, politiques, etc., et examen de la garantie qu'on peut attendre de la Loi Fondamentale rejetée par les Belges. 1816 (s. l.))

 

9.2. La réaction libérale aux prétentions catholiques

 

(page 268) En présence de ces faits et de ces doctrines, quelle était l'attitude des adversaires des catholiques? Quels étaient les vœux, les idées et les tendances des hommes qui bientôt, à l'imitation d'un parti français, prirent le nom de libéraux?

En 1814, au moment où les souverains alliés s'occupaient à fixer le sort de la Belgique, les classes supérieures et moyennes renfermaient un nombre considérable d'hommes qui redoutaient sérieusement la résurrection des lois et des privilèges de l'ancien régime. Nourris des doctrines philosophiques du dix-huitième siècle, ils voulaient avant tout conserver la liberté de conscience. La tolérance civile et l'égalité de tous, prêtres ou laïcs, devant les lois de l'État, étaient pour eux les conquêtes les plus glorieuses de la civilisation moderne. La libre manifestation de la pensée, aussi longtemps qu'elle ne dégénère pas en délit, était à leurs yeux un droit absolu qui ne relève que de Dieu.

On devine sans peine l'effet que les réclamations des évêques produisirent sur des caractères de cette trempe. .En voyant les chefs du clergé revendiquer des priviléges anéantis par la révolution, ils acceptèrent avec empressement la Loi Fondamentale repoussée par leurs adversaires.

Malheureusement, au lieu de se borner à réclamer la liberté pour tous, prétention juste et légale, un grand nombre de libéraux dépassèrent le but et accordèrent un appui peu éclairé aux envahissements du pouvoir ministériel. Les mesures les plus arbitraires, les actes les plus despotiques, les tracasseries les plus odieuses, obtenaient leur approbation, aussitôt que, de près ou de loin, ils tendaient à restreindre l'influence et l'autorité de la hiérarchie catholique. Ils ne se contentaient pas de protéger les libertés constitutionnelles, en limitant l'action du sacerdoce au domaine de la conscience et de la foi; mais, obéissant à cette loi de réaction qu'on rencontre dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, ils produisirent à leur tour des prétentions excessives. Le système allemand, si malheureusement appliqué par Joseph II, leur semblait l'idéal des institutions gouvernementales en matière de culte. Accueillant avec avidité les attaques que la presse libérale de Paris dirigeait contre les croyances, la discipline et les cérémonies de l'Église, répétant en chœur les sarcasmes du dix-huitième siècle rajeunis par les ennemis de la Restauration, vivant dans l'intimité des réfugiés politiques que le gouvernement des Bourbons avait expulsés de France, ils demandaient ouvertement l'asservissement de leurs (page 269) adversaires. M. de Potter a noblement avoué ces exagérations lorsque, racontant ses premiers démêlés avec les ministres de Guillaume, il résume ses tendances anticatholiques dans les termes suivants: « Tolérance, me disais-je, excepté pour les intolérants; liberté, mais pour ceux-là seulement qui veulent la liberté des autres. » (Souvenirs personnels, t. I, p. 15, 2e édit.) Grâce à ce sophisme, on applaudissait aux mesures oppressives qui atteignaient les catholiques, sans songer que ces empiétements, qui renforçaient considérablement le pouvoir exécutif, devenaient une arme dangereuse aux mains des ministres de Guillaume. A l'exemple de leurs aînés de la Restauration , les libéraux belges pratiquaient cette politique étroite et bâtarde qui demande la liberté pour soi, la contrainte et l'oppression pour les autres: politique à la fois injuste et périlleuse, qui finit presque toujours par la consécration du despotisme ministériel. La liberté veut des adorateurs désintéressés; elle est comme le soleil, qui brille ou se voile pour tous ceux qui se trouvent sur la même surface. La position des libéraux était fausse. Ils n'aimaient pas le gouvernement hollandais, et celui-ci, il faut l'avouer, ne leur avait fourni que trop de motifs de mécontentement. Les faveurs prodiguées aux Hollandais, la partialité des ministres dans la collation des emplois publics, les atteintes successives à la liberté de la presse, la suppression des garanties judiciaires, la répartition vicieuse des impôts, la connaissance de la langue hollandaise exigée de ceux qui aspiraient à entrer dans la hiérarchie administrative, tous ces actes impolitiques trouvaient dans le camp libéral des adversaires énergiques et des censeurs implacables. Or, par une de ces contradictions dont l'histoire de tous les partis offre de nombreux exemples, tandis qu'on combattait l'arbitraire ministériel dans cette sphère, on encourageait tous les empiétements du pouvoir dans le domaine, bien plus vaste et plus important, de l'instruction publique et du culte. Dans les deux Chambres des États Généraux, la grande majorité des représentants belges était très-hostilè à l'enseignement catholique et faisait cause commune avec le parti protestant; c'était même parmi eux que les députés catholiques rencontraient les critiques les plus vives, les contradictions les plus acerbes (De Gerlache, Essai sur le mouvement dès partis en Belgique (Bruxelles 1812). OEuvres compl., t. VI, p. 13). Le même phénomène se produisit surtout eu dehors des Chambres législatives, (page 270) à l'occasion de l'établissement du Collége philosophique de Louvain, destiné à inoculer les doctrines du Joséphisme aux jeunes catholiques qui se destinaient au sacerdoce. Cette fois les éloges et les félicitations de la presse libérale s'élevèrent à la hauteur du dithyrambe, et, de l'une à l'autre extrémité du pays, Guillaume fut proclamé le monarque le plus éclairé de l'Europe. On oubliait que, d'une part le monopole de l'enseignement, de l'autre la création d'un clergé prêt à subir toutes les exigences du pouvoir, devaient, dans un avenir peu éloigné, décupler les forces de l'administration hollandaise (Note de bas de page : «Après l'établissement du collége philosophique, dit M. Bartels, les libéraux, oubliant en un jour les griefs  nationaux de douze années, se ruèrent sur les marches du trône avec un luxe de servilisme qui démentait leur langage antérieur. Exploiter en sous-ordre les catholiques était la pensée dominante. » (Documents historiques, 2 édit., p. 8.))

 

9.3. Le rapprochement des catholiques et des libéraux

 

 Mais ces inconséquences et ces contradictions allaient avoir un terme. Libéraux et catholiques finirent par s'apercevoir que leurs luttes stériles ne produisaient d'autre résultat que l'affaiblissement des uns et des autres, au profit des Hollandais et au détriment des Belges.

Dès cet instant, un rapprochement entre les deux fractions du parti national ne pouvait être éloigné.

La presse libérale, jusque-là dirigée contre les croyances, les droits et les intérêts des catholiques, cessa de parler avec mépris de ces hommes courageux et indépendants que le despotisme ministériel rencontrait sur la brèche, chaque fois que les libertés constitutionnelles étaient menacées d'une atteinte nouvelle. Peu à peu l'épithète de Jésuite prodiguée à tous ceux qui ne rougissaient pas de professer le catholicisme, disparut de son vocabulaire. Bien plus : les Jésuites eux-mêmes furent replacés dans le droit commun. Dans une dissertation, publiée par le Courrier des Pays-Bas et devenue célèbre par les persécutions qu'elle valut à son auteur, M. de Potter prouva que le Jésuitisme n'était pas un crime prévu par la loi; que le nom, les habits et le caractère même de Jésuite ne suffisent pas pour constituer un coupable; que la justice humaine ne peut prononcer ni sur des opinions ni sur des abstractions, mais seulement sur des faits, et que même, quand des actes réellement coupables lui sont dénoncés, elle doit se tenir en garde contre toute acception de personne et ne condamner que celui qui le mérite, Jésuite ou non. M. de Potter finit en proposant (page 271) de réserver aux ministériels les injures, les dédains et les colères jusque-là prodigués aux Jésuites réels ou imaginaires (Souvenirs personnels, t. I, p. 20, 2e édit.).

Un changement non moins sensible se manifesta dans les rangs des catholiques.

A mesure que les hommes élevés dans les traditions de l’ancien régime devenaient plus rares, les prétentions produites en 1814 voyaient diminuer le nombre de leurs partisans. L'immense majorité du clergé avait fini par comprendre que ce n'était ni dans les priviléges politiques, ni dans l'appui du bras séculier, que la religion devait, au dix-neuvième siècle, chercher les moyens de pénétrer dans les consciences et de s'emparer des générations nouvelles. Pleins de confiance dans la force d'expansion des vérités chrétiennes, éclairés par les persécutions du pouvoir et tenant largement compte des besoins du pays, les organes du sacerdoce ne demandaient plus d'autre faveur que le droit de répandre librement leurs doctrines par la prédication et par l'enseignement. En voyant une administration calviniste étaler la prétention de former l'esprit et le cœur des élèves du sanctuaire catholique, ils découvrirent promptement les dangers de ces théories modernes qui attribuent aux ministres, c'est-à-dire des hommes de parti, la direction exclusive des idées et des croyances de la jeunesse. Bientôt la liberté de l'enseignement fut sincèrement inscrite à leur programme.

Il n'en fut pas de même de la liberté de la presse. Ici les catholiques ne cédèrent qu'après de longues hésitations. Mais comment s'en étonner? La presse ministérielle et la presse libérale, c'est-à-dire les neuf dixièmes des journaux, déversaient à pleines mains l'outrage et le ridicule sur les croyances fondamentales de leur Église. La liberté de la presse leur apparaissait sous la seule et redoutable forme d'une puissance ennemie acharnée à la destruction des libertés religieuses, à l'anéantissement du catholicisme. Ils ne séparaient pas d'ailleurs assez nettement, d'une part la doctrine religieuse qui défend au catholique de publier des maximes condamnées par l'Église, d'autre part la tolérance purement civile qui permet à tous, catholiques on non, de répandre leurs opinions par la voie de la presse. Ces hésitations finirent cependant par céder, elles aussi, devant les nécessités impérieuses (page 272) de la situation politique. Le changement de langage que nous avons signalé dans la presse libérale devint le signal d'un revirement d'idées, et bientôt l'influence de M. de Lamennais porta la conviction dans toutes les consciences.

C'était l'époque où le célèbre écrivain, dans toute la force de son génie, dans toute la ferveur de ses croyances catholiques, ouvrit contre le monopole universitaire cette brillante campagne qui sera toujours citée dans les annales de l'instruction publique. Réclamant pour l'Église une liberté entière, aussi bien dans la sphère de l'enseignement que dans le domaine du culte, M. de Lamennais n'eut pas de peine à démontrer l'absurdité de ce soi-disant régime légal, qui place sous le joug des gouvernements ce qu'il y a de moins gouvernable au monde, la science et les croyances. Il en concluait que le temps était venu de proclamer la séparation complète des deux pouvoirs et par suite l'émancipation de l'Église, c'est-à-dire, la reconnaissance de son droit imprescriptible de propager et de défendre ses doctrines par la prédication, par l'enseignement, par la presse, en un mot, par tous les moyens qui agissent sur les intelligences. Or, par une conséquence nécessaire, les catholiques, en revendiquant ces libertés pour eux, devaient aussi les concéder aux autres (Note de bas de page : Ce fut en vue de défendre ces doctrines que M. de Lamennais, après la révolution de Juillet, fonda l'Avenir, en collaboration avec MM. Lacordaire, de Montalembert, de Coux et Gerbet.

M. de Gerlache (Histoire du royaume des Pays-Bas, t. II, p. 194 et suiv., 3e édit.) a parfaitement exposé les causes qui rendirent les doctrines de M. de Lamennais si populaires en Belgique.)

Ces considérations, d'une vérité saisissante dans les sociétés modernes où l'unité de foi a fait place à la coexistence de sectes dissidentes et hostiles, qui toutes sont composées de citoyens placés sur la même ligne et investis des mêmes prérogatives, firent une immense sensation dans les rangs du clergé belge. L'impression était d'autant plus vive que la situation des catholiques des Pays-Bas offrait avec celle de leurs coreligionnaires de France des analogies nombreuses. Le monopole universitaire, foudroyé par les arguments de M. de Lamennais, était en dernier résultat le système que le gouvernement néerlandais voulait introniser dans nos provinces. A Paris, on décrétait la fermeture des établissements dirigés par les (page 275) congrégations religieuses; à La Haye, un prince calviniste ordonnait la fermeture des séminaires et, selon l'énergique expression de M. de Gerlache, s'arrogeait la fourniture et le monopole exclusif des prêtres de la religion catholique. Cette communauté de souffrance et d'espoir, cette identité de situation, ajoutées au prestige exercé par l'admirable talent de l'écrivain, donnèrent à la parole de M. de Lamennais une influence décisive sur l'esprit des catholiques belges. Chaque jour la liberté de la presse gagnait des adhérents, et il en fut de même de toutes les garanties constitutionnelles préconisées par les feuilles libérales.

Grâce aux fautes du pouvoir, l'heure était venue où les deux fractions du parti national allaient unir leurs phalanges militantes dans un commun et énergique effort contre le despotisme ministériel, Le rapprochement se fit en 1828. Les libéraux acceptèrent sans réserve la liberté des cultes, la liberté d'enseignement et la liberté d'association; et les catholiques, après quelques hésitations, s'unirent à leurs anciens adversaires, pour réclamer la responsabilité ministérielle, le rétablissement du jury, l'indépendance du pouvoir judiciaire, la liberté de la presse et, en général, toutes les institutions inhérentes au régime parlementaire largement et généreusement pratiqué. Les uns et les autres, désormais ligués contre l'ennemi commun, confondirent leurs forces dans ce grand parti de l'Union qui fit la révolution de Septembre et nous dota, six mois plus tard, de la Constitution la plus avancée de l'Europe. Il est vrai qu'un petit nombre de libéraux exclusifs, repoussant l'Union comme une ligue de Jésuites et de jacobins, continuèrent à prêcher l'intolérance religieuse; mais leur nombre disparaissait dans la masse de leurs coreligionnaires franchement entrés dans la ligue catholique-libérale (Note de bas de page : Pour la constitution de l'Union, il faut consulter les brochures suivantes, toutes publiées en 1829. De l'Union des catholiques et des libéraux, par de Potter (Bruxelles; Coché-Mommens). Réponse à M. de Potter sur l'Union des catholiques et des libéraux (Gand; Mestre), Réponse à quelques objections, etc., par de Potter (Bruxelles; Librairie romantique). Réplique à M. de Potter, par l'anonyme de Gand (Gand; Mestre). De l'Union catholico-libérale, par Marie (Bruxelles; De Greef))

 Telles étaient les dispositions des esprits, lorsque le 4 Octobre 1830, après l'expulsion de l'armée hollandaise, le gouvernement provisoire convoqua le Congrès national.

 

9.4. La modération catholique lors du Congrès national

 

(page 274) Les catholiques saisirent avec bonheur l'occasion de prouver que leur amour de la liberté était sincère et qu'ils avaient irrévocablement renoncé aux prétentions exclusives de 1814.

Le Congrès national était à peine réuni que le prince de Méan, archevêque de Malines et primat de la Belgique, crut devoir solennellement déclarer que le clergé belge, éclairé par les événements et repoussant tout monopole, réclamait pour unique privilége le droit d'exercer librement sa mission religieuse. Dans une lettre datée du 13 Décembre 1830, le chef de la hiérarchie catholique du pays disait aux membres de l'assemblée constituante: « Les catholiques forment la presque totalité de la nation que vous êtes appelés à représenter et à rendre heureuse, ils se sont constamment distingués par un dévouement sincère au bonheur de leur patrie, et c'est à ce double titre que je réclame en leur faveur la protection et la bienveillance de votre assemblée. En vous exposant leurs besoins et leurs droits, je n'entends demander pour eux aucun privilége : une parfaite liberté avec toutes ses conséquences, tel est l'unique objet de leurs vœux, tel est l'avantage qu'ils veulent partager avec leurs concitoyens. » A la suite de cette noble profession de foi, le prélat priait le Congrès de placer au nombre des garanties constitutionnelles l'exercice public du culte catholique, l'indépendance de l'Église dans l'organisation de son régime intérieur, le droit du clergé de correspondre librement avec le Saint-Siége, la liberté d'association et la liberté d'enseignement » (Huyttens, t. I, p. 525).

Qu'on compare ces demandes à celles formulées dans le Mémoire au Congrès de Vienne, le Jugement doctrinal et les Représentations respectueuses, et l'on verra que les quinze années écoulées depuis l'érection du royaume des Pays-Bas avaient suffi pour opérer une révolution complète dans les idées politiques du clergé belge. Il ne s'agit plus de dîme, de censure, de représentation constitutionnelle du clergé, d'exclusion des dissidents des emplois publics, de monopole de l'enseignement, de religion de l'État. Au moment où le Congrès allait fixer les destinées de la patrie, l'archevêque de Malines, prince souverain de Liége sous l'ancien régime, ne demandait plus que la consécration d'une seule prérogative, d'une seule faveur, d'un seul droit: la liberté!

(page 275) Ces sentiments étaient partagés par tous les catholiques qui siégeaient au sein de l'assemblée constituante. Sous la domination étrangère, quelques esprits chagrins, suspectant leur bonne foi, les avaient accusés de professer une tolérance de parade dans les régions inoffensives de la théorie, avec le dessein caché de faire volte-face au premier moment favorable. Des hommes, qui avaient étudié l'Évangile dans les libelles du dix-huitième siècle, avaient dit que leur culte était l'asservissement des intelligences, la haine des lumières, l'exploitation du peuple, la glorification de toutes les servitudes. Il s'agissait de donner un démenti à ces accusations bruyantes. L'heure était venue de confirmer les idées par les faits, les doctrines par les actes, la théorie par la pratique.

Les catholiques du Congrès comprirent admirablement leur mission et s'en acquittèrent avec une franchise, un courage et un désintéressement qui feront leur éternel honneur dans l'histoire nationale.

Les séances s'ouvrirent le 10 Novembre 1830. L'assemblée, composée de 200 membres, comptait 140 députés appartenant ostensiblement à l'opinion catholique. Les libéraux unionistes et un petit nombre de libéraux dissidents ne comptaient ensemble que 60 voix (De Gerlache, Essai sur le mouvement des partis en Belgique. OEuv. compl., t. VI, 2e part., p. 15).

 On avouera que jamais parti politique ne se trouva dans des conditions plus favorables pour s'emparer de la direction de l'avenir. Si les catholiques nourrissaient l'espoir de ressaisir l'un ou l'autre des priviléges balayés par le souffle révolutionnaire du dix-huitième siècle, l'occasion était on ne peut plus opportune. Un parti qui dispose de 140 voix contre 60 peut rencontrer des combats et des résistances, mais il n'a pas de défaite à redouter.

Les catholiques du Congrès suivirent une autre voie. Au lieu de réclamer des faveurs et des priviléges, ils ne voulurent que la liberté pour eux et pour leurs adversaires. Liberté en tout et pour tous: telle fut leur noble et généreuse devise.

Dans l'ancienne Constitution de nos provinces, le clergé formait un Ordre, et cet Ordre était même le premier de tous. En 1814, les évêques avaient témoigné le désir de récupérer au moins une partie de ce privilége politique. Il en fut autrement en 1851. Les 140 catholiques (page 276) du Congrès votèrent unanimement en faveur de l'article 6 de la Constitution, qui porte qu'il n'y a dans l'État aucune distinction d'Ordres.

A la fin du XVIIIeme siècle, le culte catholique était seul toléré en Belgique. Après la chute de l'Empire, le rétablissement de ce privilége avait été revendiqué comme un droit écrit à toutes les pages de notre histoire. D'autres idées prévalurent au sein du Congrès. Les députés catholiques s'unirent à toutes les nuances du libéralisme pour proclamer la liberté illimitée des cuItes. Ils n'imitèrent pas même un exemple récent donné par la Chambre des Députés de France, qui avait attribué au catholicisme le titre de religion de majorité (Note de bas de page : Cependant M. Verhaegen lui-même a soutenu qu'il y avait, en 1831, des raisons pour déclarer la religion catholique religion de l'État (V. la séance de la Chambre des Représentants du 8 Août1842)).

En Angleterre, en Amérique et ailleurs, l'observation du repos du Dimanche trouve sa sanction dans la loi civile. En 1831, au moment où la Grande-Bretagne était sans cesse exaltée et louée comme le pays constitutionnel par excellence, rien n'était plus facile que de s'emparer de cet engouement britannique pour glisser un précepte analogue dans la charte belge. Mais les catholiques, encore une fois, suivirent une autre voie. Ils votèrent unanimement en faveur de l'article 15 de la Constitution, qui proclame que nul ne peut être contraint de concourir d'une manière quelconque aux actes et aux cérémonies d'un culte ni d'en observer les jours de repos.

En 1815, les chefs du clergé réclamaient la profession de la religion catholique comme la condition sine qua non de l'admissibilité à tous les emplois publics. En 1831, les catholiques pouvaient au moins tenter de se ménager ce privilége lucratif: pas un protestant ne se trouvait sur les bancs du Congrès, et tous les dissidents sans distinction étaient suspects d'orangisme. Ils ne le firent pas ! Ils votèrent en faveur de l'article 6 de la Constitution, qui place tous les Belges sur la même ligne et les déclare également admissibles aux emplois publics. Catholiques, Protestants, Juifs, tous furent proclamés égaux devant la loi civile.

En 1831, à peine un quart de siècle s'était écoulé depuis les jours où le clergé belge jouissait d'une magnifique dotation (page 277) territoriale, qui le plaçait vis-à-vis du pouvoir dans une situation d'indépendance à peu près absolue. Après le désastre de Waterloo, des voix nombreuses s'étaient élevées pour réclamer le rétablissement de cette dotation immobilière, et les ennemis de la cause nationale n'avaient pas manqué d'annoncer que les mêmes exigences se produiraient à la suite de la révolution de Septembre. Jamais prédiction ne reçut un démenti plus éclatant et plus prompt. Aucune prétention de ce genre ne surgit dans l'enceinte du Congrès national. Tous les catholiques de l'assemblée, prêtres et laïcs, se contentèrent du modeste salaire que les lois de l'Empire et du royaume des Pays-Bas avaient alloué au clergé national.

Le code pénal punit d'amende, d'emprisonnement et même de déportation le prêtre qui donne la bénédiction nuptiale, quand cette cérémonie n'a pas été précédée du mariage civil. Quelle que soit la gravité des motifs qui ont provoqué ces rigueurs de la législation, il est certain qu'elles constituent, en principe, une atteinte au libre exercice du culte catholique, puisque l'administration d'un sacrement se trouve subordonnée à l'autorisation préalable de l'officier de l'état civil. Au sein du Congrès, des membres influents de la fraction libérale, et entre autres M. Rogier, proposèrent de faire disparaître cette restriction des codes de la libre Belgique. Que fit la majorité catholique, cette majorité qui comptait 140 voix sur 200 ? Par une pensée de conciliation, par un esprit de tolérance poussé jusqu'aux dernières limites de l'abnégation, elle transforma les restrictions de la loi pénale en principe constitutionnel; elle vota pour l'article 16 qui dispose que le mariage civil doit précéder la bénédiction nuptiale, sauf les exceptions à établir par la loi, s'il y a lieu (Note de bas de page : A cette occasion, M. de Robaulx, dont la voix n'était pas suspecte, s'écria: « ... Comme les membres de cette assemblée, les catholiques, qui ont le plus d'intérêt à conserver les principes de la liberté religieuse intacts, paraissent ne pas s'opposer à un amendement qui, selon moi, y déroge, je ne serai pas plus exigeant qu'eux, et je m'y rallierai (Huyttens, t. II, p. 470). »

 Pendant deux siècles, le clergé belge avait librement exercé la censure préalable sur toutes les productions de la presse. Depuis la disparition de ce privilége, des millions de pages avaient été publiés pour combattre le catholicisme dans ses dogmes, sa morale, ses traditions, ses cérémonies et ses ministres. Cherche-t-on à ressaisir, (page 278) en 1831, au moins une partie d'un privilége encore debout dans un grand nombre de pays catholiques? Encore une fois, non; les catholiques votent pour la liberté illimitée de la presse; ils érigent la proscription de la censure en précepte constitutionnel; ils proclament l'impunité de l'imprimeur quand l'auteur est connu et domicilié en Belgique; ils ne veulent pas même que les éditeurs des journaux quotidiens puissent être astreints à la formalité du cautionnement préalable.

L'article 133 de la Constitution hollandaise exigeait que la religion chrétienne réformée fût celle du prince, et les lois constitutionnelles d'un grand nombre d'États protestants renfermaient une disposition analogue. Aucune restriction de ce genre ne se trouvait écrite en faveur du catholicisme dans le projet de Constitution soumis aux votes du Congrès. Les catholiques n'en votèrent pas moins, sans répugnance et sans arrière-pensée, toutes les dispositions organiques de la monarchie constitutionnelle, et plus tard ils donnèrent leurs suffrages à un prince protestant.

Tous les grands principes constitutionnels, et entre autres les libertés d'enseignement et d'association, furent votés de la même manière. Nulle part ne se montre l'arrière-pensée de s'emparer d'un monopole quelconque; nulle part n'apparaît le moindre indice d'un esprit de domination religieuse. On voulait la liberté pour tous, rien de moins, mais aussi rien de plus. Le désintéressement et la loyauté des catholiques étaient tellement manifestes que l'un de leurs adversaires les plus énergiques et les plus constants s'écria: « Les catholiques sont sincères envers nous, soyons-le envers eux » (Note de bas de page : Discours de M. de Robaulx (Séance du 22 Décembre 1830; Huyttens, t. l, p. 588). - Plus d'une fois, dans ses remarquables écrits politiques, M. P. de Decker a eu soin de faire ressortir la conduite désintéressée et vraiment libérale des catholiques du Congrès national (Voy. Quinze ans, p. 22 et suiv. De l'influence du clergé en Belgique, p. 12 et suiv.)).

Mais nous n'avons pas tout dit : cette tolérance illimitée, cet esprit d'abnégation patriotique, cet oubli complet des priviléges du passé et des faveurs éventuelles de l'avenir, cet amour désintéressé de la liberté, que nous avons signalés chez les catholiques dans le domaine de la législation constitutionnelle, nous les retrouvons dans toutes les sphères de la puissance exécutive.

(page 279) Dès les premiers jours de la réunion du Congrès, la majorité catholique déféra la présidence de l'assemblée à un candidat libéral, le baron Surlet de Chokier.

Trois mois plus tard, lorsque Louis-Philippe refusa la couronne pour le duc de Nemours, ce fut encore à un candidat libéral, au même baron Surlet, que la majorité incontestablement catholique du Congrès confia les fonctions importantes de la Régence.

Mais alors se passa un fait sans précédents dans les annales du gouvernement parlementaire. Élu par une majorité catholique, placé en face d'une assemblée souveraine où les catholiques comptaient 140 voix sur 200, le Régent, méconnaissant à la fois les exigences de la situation et les règles de l'équité, se choisit un ministère exclusivement libéral.

Cette fois, les catholiques firent des représentations; ils demandèrent qu'au moins un seul membre de la majorité fût admis à prendre place au conseil des ministres. Le Régent était trop éclairé et trop juste pour repousser la demande d'une manière absolue; mais il n'eut pas assez de courage pour aller aussi loin que l'exigeaient les notions les plus élémentaires du gouvernement représentatif. Il nomma le baron de Gerlache président du Conseil, mais sans portefeuille et avec voix simplement consultative; en d'autres termes, le président catholique d'un ministère libéral n'obtint pas même le droit de prendre part aux votes de ses collègues. Et les catholiques se montrèrent satisfaits de cette concession imaginaire ! (Note de bas de page : Le croira-t-on? La présence seule de M, de Gerlache au conseil des ministres suffit pour faire pousser des cris d'indignation à une fraction avancée de l'opinion libérale. Ce fut en vain qu'on répondit que le poste occupé par l'honorable membre de la majorité était loin de lui assurer une influence prépondérante, puisqu'il n'avait pas même le droit d'émettre un vote au sein d'un cabinet exclusivement libéral. Les clameurs devinrent tellement violentes que M. de Gerlache se retira de dégoût; mais les catholiques n'en continuèrent pas moins à laisser leurs portefeuilles aux ministres libéraux. Nommé président du conseil le 27 Février 1831, M. de Gerlache donna sa démission le 7 Mars suivant.)

 A cet exemple de tolérance politique, ils ajoutèrent un exemple tout aussi remarquable de tolérance religieuse. Pendant la discussion de la Constitution, le 17 Février 1831, la police fut soupçonnée d'avoir fait fermer un local destiné aux prédications des disciples de Saint-Simon. Dès le lendemain, un prêtre catholique, (page 280) M. Andries, député du district d'Eccloo, demanda que l'administrateur de la sûreté publique fût requis de se rendre au sein de l'assemblée, « pour donner des explications sur les empêchements mis par la police à l'exercice du droit d'association et ù l'enseignement public d'un culte. » A cette occasion, l'abbé Andries prononça les paroles suivantes, expression fidèle des sentiments unanimes du clergé national : « Je me croirais le plus indigne des hommes si , après avoir contribué de tous mes moyens et de grand cœur à la liberté des cultes, je pouvais laisser soupçonner que je ne l'aie voulue que pour mon culte. Je ne veux pas donner crédit à un pareil soupçon, et c'est pour cela que j'ai souscrit à une proposition qui prouve que nous voulons la liberté en tout et pour tous » (Note de bas de page : Huyttens, t. II, p. 543. Union belge du 20 Février 1831. - La proposition portait la signature de l'abbé Andries et du vicomte Vilain XIIII). Il fallut que l'administrateur de la sûreté publique vînt, au pied de la tribune, repousser l'imputation faite à ses agents et promettre de respecter envers tous la liberté des cultes et le droit illimité d'association.

Les mêmes sentiments de modération et de fraternité régnaient dans les rangs des libéraux unionistes. De même que les catholiques, ils avaient pour seul mobile le noble désir d'asseoir l'avenir du pays sur la double base de la tolérance et de la liberté. Ce fut avec raison que, dans un écrit destiné à combattre les préjugés des diplomates, l'un des chefs de la révolution s'écria : « L'union catholique-libérale qui, pour la première fois en Europe, réalise dans la pratique une tolérance qui jusqu'ici n'a existé qu'en théorie, est un progrès immense dans la civilisation » (M. Van de Weyer, A letter on the belgic revolution; its origin, causes and conséquences, p. 17 (London., Hansard, 1831, in-8°). Des partis, naguère acharnés à se nuire, oubliant leurs luttes stériles dans une communauté de dévouement à la patrie et à la liberté; des hommes, longtemps ennemis, unissant leurs bras et leurs cœurs pour placer le drapeau de l'indépendance et de l'ordre au-dessus des orages révolutionnaires; le patriotisme triomphant de toutes les dissensions et foulant aux pieds tous les intérêts particuliers: c'était, en effet, un progrès magnifique dans l'histoire des gouvernements parlementaires!

 

9.5. L’activisme libéral lors du Congrès national

 

Malheureusement, ce tableau avait ses lacunes et ses ombres. Dès le lendemain de la révolution, on avait vu surgir dans le sein de l'opinion (page 281) libérale une secte dissidente, peu importante par le nombre, mais redoutable par l'énergie, le talent et l'activité de ses membres. Tout en parlant de progrès et de tolérance, ceux-ci manifestaient à toute occasion des exigences incompatibles avec les libertés les plus chères aux catholiques. C'était la même phalange libérale-exclusive que ses coreligionnaires avaient abandonnée en 1828.

Quelques membres de cette fraction dissidente, assis sur les bancs du Congrès, donnèrent le signal de la réaction.

Un député d'Ath attaqua ouvertement le principe de l'indépendance réciproque de l'Église et de l'État, même dans le cercle de leurs attributions respectives. « Il faut, disait-il, que la puissance temporelle prime et absorbe en quelque sorte la puissance spirituelle, parce que la loi civile, étant faite dans l'intérêt de tous, doit l'emporter sur ce qui n'est que de l'intérêt de quelques-uns » (Discours de M. de Facqz. Huyttens, t. l, p. 587). Un autre orateur libéral, jetant un coup d'œil sur le passé, réduisit le rôle de l'Union à une simple coalition de circonstance, devenue sans objet depuis l'expulsion de l'armée hollandaise. « Cette union, disait-il, n'a jamais été conclue; il n'y a point eu de contrat, elle est résultée des circonstances. On avait senti qu'au lieu de se nuire, les opprimés devaient se réunir dans une opinion commune et faire des sacrifices mutuels pour secouer le joug oppresseur. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans la même position, nous n'avons plus de gouvernement tyrannique... L'union, telle qu'elle s'était formée, n'est plus indispensable » (Discours de M. Ch. de Brouckere. Huyttens, t. 1, p. 607). Un troisième orateur appartenant à la même nuance combattait la liberté de l'enseignement, par la crainte de voir les citoyens peu fortunés devenir les esclaves de l'ignorance, du fanatisme et de l'erreur (Discours de M. Dams. Huyttens, t.1, p. 630). Un quatrième demandait la suppression de l'article qui consacrait la liberté d'association, parce que ses commettants l'avaient envoyé au Congrès, « non pour fonder des couvents, mais pour concourir à la formation de lois constitutionnelles en harmonie avec l'état de la civilisation» (Discours de M. Seron. Huyttens, t. II, p. 474). Un cinquième, attaquant toutes les libertés religieuses à la fois, ne craignit pas de s'écrier: « Cette liberté illimitée qu'invoque une partie de l'assemblée pour le culte, l'instruction et (page 282) bientôt pour les corporations, cette liberté quand même, qui, dans les mains d'un parti, dégénèrera bientôt en oppression, je ne la veux pas !» (Discours de M. Camille de Smet. Huyttens, t. l, p. 646)

Comme toujours, les doctrines émises à la tribune furent commentées et exagérées au dehors. Malgré les efforts de la grande majorité des hommes éclairés du parti libéral, on vit bientôt reparaître toutes les méfiances, toutes les dissidences, tous les préjugés, toutes les clameurs et toutes les haines. Les actes les plus légitimes, les démarches les plus irréprochables des catholiques devinrent l'objet de critiques aussi acerbes que peu équitables. Ils ne pouvaient faire un pas sans provoquer une explosion de plaintes et d'injures. S'ils ouvraient une école, On criait au monopole sacerdotal; s'ils fondaient un monastère, on les accusait d'exhumer l'ancien régime; s'ils achetaient une presse pour défendre leurs doctrines religieuses et politiques, on leur jetait à la face l'odieux reproche de viser à l'abâtardissement des intelligences; s'ils se présentaient dans les comices électoraux pour y revendiquer la part d'influence et d'action conquise par le courage et le sang de leurs frères, on les accusait de confondre le temporel et le spirituel au bénéfice des prêtres et des moines. On eût dit que la liberté des cultes, de l'enseignement et de la presse, de même que le droit d'association, n'avaient été conquis qu'au bénéfice de leurs adversaires. Toute une classe de citoyens semblait ne vouloir de la liberté qu'à la condition de pouvoir confisquer celle des autres; et cependant ces mêmes hommes n'oubliaient jamais de s'attribuer en toute occasion le monopole de la modération et de la tolérance ! « Si clairement que les principes de l'union eussent été exposés et acceptés par les deux partis, dit M. Barthels, il sembla qu'on ne se fût pas compris, tant les libéraux montrèrent de stupéfaction lorsqu'ils virent les catholiques user des droits qui leur avaient été reconnus sans contestation. Il semblait que la liberté d'enseignement et d'association ne leur était départie qu'à la condition de ne jamais en user » (Note de bas de page : Documents historiques sur la révolution belge, 2e édition, p. 419.- L'attitude intolérante de cette minorité produisit une sensation profonde sur les publicistes étrangers, parce que ceux-ci s'exagéraient le nombre et l'influence de ses membres. Dans une lettre adressée aux rédacteurs de l'Avenir, le célèbre P. Ventura disait: « Voyez la Belgique; voyez avec quelle impudence effrontée on insulte, au sein du Congrès, à la religion dans l'intérêt de laquelle on dit qu'on s'est révolté. Voyez quelles entraves on cherche à créer à l'enseignement, à la juridiction de l'Église catholique qu'on a promis d'affranchir. Non, les Belges n'auront fait que changer de joug! Ils ne seront débarrassés du joug calviniste que pour tomber sous le despotisme athée; et alors ils verront qu'il ne valait pas la peine de remuer.» (V. Articles de l’Avenir, Louvain, 1831, t. III, p. 6. - Voy. aussi De Decker, L’Esprit de parti et l’esprit national, p. 7.))

(page 283) Afin de donner à ces exagérations un appui fixe et une direction commune, les chefs du mouvement fondèrent le journal l'Indépendant, avec la mission hautement avouée de soutenir et de propager une politique exclusive. La profession de foi de la feuille nouvelle, mise en circulation le 7 Février 1831, était une véritable déclaration de guerre au catholicisme et à la liberté. « Nous n'adoptons point, disaient les rédacteurs de l'Indépendant, la maxime anarchique qui, dans le Congrès, a trouvé de nombreux adhérents: liberté en tout et pour tous n'est pas notre devise, et ici nous dirons toute notre pensée. La société religieuse catholique nous paraît envahissante par essence; nous la croyons dangereuse pour la société civile et continuellement hostile envers elle. C'est notre conviction intime et profonde. Et comme cette société religieuse est puissante en Belgique, nous croyons de notre devoir de surveiller sa marche et de combattre ses envahissements » (Note de bas de page : A. Warzée, Essai historique et critique sur les journaux belges, p. 100. Les premiers rédacteurs du journal furent MM. Campan, Ch. Levêque et Ph. Bourson). Ainsi, à la maxime si éminemment libérale: liberté pour tous, les libéraux de 1'lndépendant voulaient substituer celle-ci: liberté pour nous, impuissance pour les autres !

En présence de l'hostilité de la diplomatie européenne, et avec une armée ennemie à trois journées de marche de la capitale, ces attaques blessantes, ces imputations odieuses, cette mise en suspicion du culte professé par l'immense majorité de la nation, étaient à la fois une imprudence et une injustice. Il était imprudent de réveiller les méfiances, de raviver les haines, de ressusciter des querelles publiées, dans un moment où la révolution luttait encore contre les mille obstacles qui retardaient son triomphe définitif. Il était injuste d'accuser d'ambition et de traiter en ennemis publics des hommes dont le dévouement à la cause nationale ne pouvait être contesté, et qui, après avoir voté en faveur de toutes les libertés constitutionnelles, laissaient généreusement le pouvoir et les influences ministérielles aux mains des libéraux.

(page 284) Il n'en est pas moins vrai que l'Indépendant trouva des adhérents et fit bientôt des prosélytes. Au moment de l'arrivée du roi, la phalange des libéraux exclusifs commençait à acquérir une importance réelle. Chez les uns, la conduite désintéressée des catholiques du Congrès n'avait pas fait oublier les tendances absolutistes des catholiques de 1814; chez les autres, les préjugés de l'éducation première avaient transformé la haine du catholicisme en une sorte de seconde nature; mais tous, unis aux premiers mécontents du nouveau régime, affectaient d'annoncer et de craindre l'avénement d'un régime sacerdotal, ayant le fanatisme pour base, la force matérielle pour appui et l'abrutissement des masses pour conséquence dernière. C'était en vain que chaque jour les faits donnaient un démenti éclatant à ces prédictions sinistres. A force d'entendre répéter les mêmes accusations, une partie de la classe moyenne avait fini par les prendre au sérieux. Une intolérance libérale était prête à se substituer à l'intolérance catholique de 1814.

On en acquit bientôt des preuves à l'occasion de la première réunion des Chambres, où cependant, de même qu'au Congrès, les partisans de l'Union se trouvaient en grande majorité. Des orateurs influents s'emparèrent de la première discussion du budget pour dénoncer les prétendus envahissements du clergé catholique. Ils accusaient les ministres de favoriser un esprit de caste qui voulait tout envahir et confisquer la liberté à son profit.

Ces attaques, il est vrai, ne restaient pas sans réplique. Un homme dont la voix n'était pas suspecte se chargea de dessiller les yeux de ces aveugles volontaires. Indigné de voir sans cesse incriminer les intentions de la majorité de ses collègues du Congrès et de la Chambre, M. Rogier prit noblement la défense des catholiques. A ceux qui s'écriaient que la révolution s'était faite par et pour ces derniers, il répondit: « Je ne nie pas l'influence du catholicisme dans notre révolution... Mais combien de catholiques figuraient au gouvernement provisoire? un seul. Combien dans les divers ministères qui se succédèrent? pas un seul. Singulière influence du catholicisme, étranges envahissements du clergé, qui, ayant à choisir entre un régent libéral et un régent catholique, donne la préférence au régent libéral; qui plus tard se choisit un roi protestant; qui dans le Congrès, où il est certain que les catholiques étaient en majorité, abolit les (page 285) dimanches et les jours de fêtes, et ne veut ni cette religion d'État, ni cette religion de la majorité, dont la France de Juillet fit encore un axiome de sa charte régénérée! L'influence du clergé, dit-on, envahit tout. Mais si du trône nous descendons à tous les pouvoirs publics, je demanderai dans quel cercle de fonctions se manifestent ces envahissements... Est-ce parmi les administrateurs généraux? Voyez les noms qui figurent aux finances, aux prisons, à l'instruction publique, à la sûreté publique. Est-ce dans les gouvernements de province? Voyez Liége, Mons, le Limbourg, le Luxembourg, Anvers, la Flandre occidentale, et d'autres encore. Est-ce dans les commissariats de district ! Faites, je vous prie, le même calcul et voyez, sans sortir de la Chambre. Est-ce dans les parquets que domine le parti prêtre? Est-ce dans les cours? Qu'à plus forte raison, peut-être, il pourrait adresser le reproche contraire au parti libéral! Serait-ce par hasard dans l'armée? Eh! combien de chefs comptons-nous portant de la même main le cierge et l'épée? Quoi! nous croupissons honteusement abrutis sous la férule du clergé, et tout ce qui paraît d'écrits libéraux en France est lu et réimprimé avec avidité en Belgique. Le jésuitisme envahit tout; et, des huit ou dix journaux qui partent de notre capitale, pas un seul ne représente même l'opinion catholique unioniste et n'a mission de la défendre. Quant à moi, qui ai encore quelque foi dans l'avenir et dans les progrès de l'esprit humain, je ne suis pas atteint de ces craintes contre les influences malignes de la religion et du clergé. Il y a déjà plusieurs années que je professe cette opinion, et je ne vois pas qu'aucun fait soit venu me démontrer qu'elle était une erreur. A la vérité, j'entends bien des assertions, des hypothèses; mais des preuves, ou elles n'existent pas, ou on ne se donne pas la peine de les montrer » (Moniteur du 10 Mars 1832). La leçon était sévère, mais méritée. Des membres de la minorité se plaignant des prétendus envahissements d'une majorité compacte et puissante, qui leur abandonnait les neuf dixièmes des emplois publics, des honneurs officiels et des influences gouvernementales; l'accusation de viser au rétablissement des castes, lancée contre des hommes qui venaient d'accorder leurs suffrages à la charte la plus libérale de (page 286) l'Europe; le reproche d'intolérance jeté à la face de ceux qui avaient pris sincèrement pour devise la maxime éminemment libérale liberté en tout et pour tous: c'étaient là, il faut l'avouer, des exemples d'injustice politique sans précédents dans les annales des peuples libres; c'était l'aveuglement de l'esprit de parti poussé à ses dernières conséquences.

Pendant quelques mois, la lutte entre les catholiques et la fraction exclusive dévoilée par M. Rogier se continua sans incidents dignes d'être signalés; mais les passions se réveillèrent et le langage d'une partie de la presse prit un caractère de violence extrême, lorsque la célèbre encyclique de Grégoire XVI, du 15 Août 1832, fut publiée par les chefs de nos diocèses.

 

9.6. L’encyclique du 15 août 1832 et son interprétation par les catholiques belges

 

Dans ce document, qui aujourd'hui encore est fréquemment cité dans les débats politiques des Chambres et de la presse, le Souverain-Pontife semblait, au premier abord, jeter l'anathème à toutes les libertés consacrées par la Constitution belge. Après avoir déploré les atteintes portées au célibat ecclésiastique et à l'indissolubilité du mariage, dans quelques parties de l'Allemagne; après avoir signalé les dangers de cet esprit d'indifférence dédaigneuse qui commençait à envahir les masses, le Pape protestait contre cette maxime absurde et erronée, ou plutôt ce délire, qui consiste à prétendre qu'il faut assurer et garantir à tous la liberté de conscience. « On prépare la voie à cette pernicieuse erreur, disait-il, par la liberté d'opinions pleine et sans bornes qui se répand au loin pour le malheur de la société religieuse et civile, et quelques-uns disent avec une extrême impudence qu'il en résulte quelque avantage pour la religion. Mais, disait S. Augustin, qui peut mieux donner la mort à l'âme que la liberté de l'erreur? En effet, en ôtant tout frein qui puisse retenir les hommes dans les sentiers de la vérité, leur nature inclinée au mal tombe dans un précipice, et nous pouvons dire avec vérité que le puits de l'abîme est ouvert, ce puits d'où saint Jean vit monter une fumée qui obscurcit le soleil... De là le changement des esprits, une corruption profonde de la jeunesse, le mépris des choses saintes et des lois les plus respectables répandu parmi le peuple, en un mot, le fléau le plus mortel pour la société... » Passant ensuite à la liberté de la presse, le Pontife ajoutait: « On ne peut avoir assez d'horreur de cette liberté funeste de la presse pour publier quelque écrit que ce soit, liberté que quelques-uns osent (page 287) solliciter et étendre avec tant de bruit et d'ardeur. Nous sommes épouvantés, en considérant de quelles doctrines ou plutôt de quelles erreurs monstrueuses nous sommes accablés, et en voyant qu'elles se propagent au loin et partout par une multitude de livres et par des écrits de toute sorte qui sont peu de chose par le volume, mais qui sont remplis de malice, et d'où il sort une malédiction qui, nous le déplorons, se répand sur la face de la terre... » Arrivant enfin aux doctrines relatives à la liberté des cultes, le chef de l'Église disait: « Nous n'aurions rien de plus heureux à présager pour la religion et pour les gouvernements, en suivant les vœux de ceux qui veulent que l'Église soit séparée de l'État et que la concorde mutuelle de l'Empire et du sacerdoce soit rompue. Car il est certain que cette concorde, qui fut toujours si favorable et si salutaire aux intérêts de la religion et à ceux de l'autorité civile, est redoutée par les partisans d'une liberté effrénée. »

Tous ceux qui avaient accusé les catholiques de professer hypocritement des maximes libérales repoussées par leur conscience, tous ceux qui avaient vu dans l'attitude irréprochable du clergé un masque de parade bon à jeter au premier moment favorable, en un mot, tous les ennemis de l'Union poussèrent un cri de triomphe à l'apparition de l'encyclique. Ils y trouvaient la justification de leurs craintes, la légitimité de leurs appréhensions, la preuve éclatante de la mauvaise foi qu'ils avaient imputée au clergé catholique.

Mais ce langage était, encore une fois, le produit d'une erreur manifeste. Les doctrines qu'on attribuait à l'encyclique pontificale n'existaient que dans l'imagination des adversaires des catholiques. Le Souverain-Pontife s'était contenté de rappeler, non pas aux Belges seuls, mais à tous les catholiques de l'univers, un certain nombre de vérités religieuses qu'on semblait perdre de vue, et qui n'avaient rien d'incompatible avec les libertés constitutionnelles.

Dans le domaine de la religion, un catholique ne peut, sans renier sa foi, affranchir sa conscience de l'autorité de l'Église; il ne lui est pas permis de professer que tous les cultes, considérés au point de vue de la vérité religieuse et dans leurs rapports avec Dieu, puissent être placés sur la même ligne; il ne peut admettre que l'homme possède, vis-à-vis de son Créateur, le droit de choisir librement le culte le moins gênant pour ses passions, le mieux approprié à (page 288) son orgueil ou le plus conforme à ses inclinations personnelles; il doit, au contraire, enseigner et croire que la vérité est une comme Dieu, et que par suite il ne peut y avoir qu'une seule religion conforme à cette vérité et agréable à Dieu. C'étaient ces règles de foi que le Souverain-Pontife rappelait aux évêques et aux prêtres. Mais il n'en résulte pas que les catholiques doivent s'immiscer dans les croyances des autres, et moins encore qu'ils soient tenus d'invoquer l'appui de la force publique pour leur imposer des dogmes et des pratiques repoussés par leur conscience. C'est en réalité la même question que celle qui, à l'occasion de la cérémonie du Sacre, fut agitée entre Pie VII et Napoléon. Aux termes du sénatus-consulte du 28 Floréal an XII, l'empereur devait jurer « de respecter et de faire respecter la liberté des cultes.» Cette formule ayant fait surgir des doutes dans l'esprit du Pape, le gouvernement français répondit que le serment renfermait, non pas l'approbation canonique des croyances dissidentes, mais la promesse de souffrir la liberté de tous les cultes et de n'en persécuter aucun. Cette explication apaisa tous les scrupules du vénérable Pontife. En effet, autre chose est l'indifférence religieuse et par suite la tolérance dogmatique de tous les cultes, autre chose la tolérance civile et par suite la protection des lois étendue à tous les citoyens sans distinction de croyance. Plus d'une religion ne saurait être vraie; mais, entre l'admission de cette vérité rappelée par l'encyclique et le recours obligatoire à la force coercitive des lois politiques, la distance est grande (Note de bas de page : V. Histoire du Consulat et de l'Empire, par Thiers, liv. XX. - On comprendra sans peine que notre intention ne saurait être de nous livrer ici à une dissertation en règle sur la portée de l'encyclique de 1832. Nous nous contenterons de citer en témoignage l'autorité imposante de Bossuet. Celui-ci avait été consulté par Jacques II sur la question de savoir si un roi catholique pouvait, sans blesser sa conscience, promettre 1° de protéger et de défendre l'église anglicane, telle qu'elle se trouvait alors établie, avec la jouissance de toutes ses églises, universités, collèges, écoles, immunités et priviléges; 2° d'exclure des charges publiques tous ceux qui ne prêteraient pas le serment du Test. Bossuet répondit que Jacques II pouvait prendre ce double engagement, sans blesser en aucune manière sa conscience de catholique. En ce qui concerne le premier point, il dit: « La conscience du roi n'est pas blessée par la déclaration de protéger et de défendre l'église anglicane, puisque la protection et la défense qu'il promet ne regarde que l'extérieur et n'oblige Sa Majesté à autre chose qu'à laisser celte prétendue église dans l'état extérieur où il la trouve, sans l'y troubler, ni permettre qu'on la trouble... Il faut faire une grande différence entre la protection qu'on donnerait à une fausse église par adhérence aux mauvais sentiments qu'elle professe, et celle qu'on lui donne pour conserver, à l'extérieur, la tranquillité. La première protection est mauvaise, parce qu'elle a pour principe l'adhérence à la fausseté; mais la seconde est très bonne, parce qu'elle a pour principe l'amour de la paix, et pour objet une chose bonne et nécessaire, qui est le repos public. » Quant au serment du Test, l'illustre évêque de Meaux ne fut pas moins explicite. «Le Test, dit-il, n'oblige Sa Majesté à autre chose sinon à exclure des charges publiques ceux qui refuseraient de faire un certain serment: en quoi il n'y a point de difficulté, puisqu'on peut vivre humainement et chrétiennement sans avoir des charges. » (Voy. OEuvres complètes de Bossuet, éd. de 1836, t. VII, p. 262. - Catholic Gentleman's Magazine, t. 1, p. 718 et 719.))

(page 289) Par rapport à la liberté de la presse, la question se présente dans les mêmes termes. Un catholique ne peut, sans se révolter contre l'Église, croire ou enseigner que la publication d'un livre immoral et impie soit chose indifférente. Il ne lui est pas permis de publier des écrits renfermant des doctrines anticatholiques. Il ne peut pas même s'abstenir de repousser ouvertement la pâture que les ennemis de son culte jettent aux passions, aux erreurs et aux préjugés des masses. Mais il ne s'ensuit pas qu'il soit obligé d'invoquer l'appui de l'État et le secours du code pénal pour interdire aux autres une liberté constitutionnelle dont il use lui-même. Ce serait, en dernier résultat, attribuer le monopole de la presse aux gouvernements temporels, c'est-à-dire, au protestantisme à Berlin, à l'anglicanisme à Londres, au schisme oriential à St-Pétersbourg, à l'islamisme à Constantinople.

Enfin, la doctrine de l'encyclique à l'égard de la séparation des deux puissances n'est pas davantage incompatible avec les exigences de la liberté politique. On ne peut supposer à Grégoire XVI l'idée de confondre J'Église et l'État, le trône et l'autel, le pouvoir politique et le pouvoir religieux; car ce serait proclamer l'esclavage du catholicisme dans tous les pays où les souverains professent une religion différente. Tout ce que le vénérable Pontife demande, c'est qu'on ne brise pas la concorde salutaire, l'harmonie constante qui doit exister, dans l'intérêt de tous, entre les deux puissances qui président à la double destinée de l'homme. S'adressant aux peuples et aux princes, il rappelle aux uns l'obligation de respecter le pouvoir et d'obéir aux lois, aux autres l'obligation de protéger les sujets dans la libre manifestation de leurs croyances religieuses. Si Grégoire XVI avait voulu jeter l'anathème à la Constitution belge, comment expliquerait-on le bref que, cinq mois après la publication (page 290) de l'encyclique, il adressa au roi Léopold, bref dans lequel il « félicite l'illustre nation des Belges, qui a toujours servi d'exemple par son attachement au centre de l'unité catholique, d'être restée fidèle à sa foi au milieu des circonstances les plus difficiles » (Note de bas de page : Ce bref fut adressé au roi en réponse aux lettres de créance de M. Vilain XIIII, notre ministre plénipotentiaire près la cour de Rome (V. de Decker, De l'influence du clergé en Belgique, p. 50)).

Par cela même que le catholicisme est la religion universelle, il ne saurait être inféodé à un système quelconque de gouvernement politique. Cette vérité est proclamée à toutes les pages de son histoire, Gouvernement d'un seul ou gouvernement de tous, république, empire, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, toutes ces formes extérieures de la vie des peuples ne sont pas de son domaine; aux yeux de l'Église, ce ne sont que des tentes dressées sur le chemin de l'éternité.

Le langage irritant d'une partie de la presse était le produit d'une étrange confusion d'idées et de principes. Confondant la tolérance dogmatique et la tolérance civile, mêlant les intérêts temporels aux intérêts spirituels, appliquant aux institutions politiques des maximes uniquement applicables aux institutions religieuses, elle réussit à troubler un instant la sécurité des libéraux unionistes. Mais ce sentiment de crainte et de méfiance n'eut qu'une durée éphémère. Les libéraux modérés restèrent fidèles au drapeau de l'Union, et les catholiques continuèrent à pratiquer et à défendre les libertés constitutionnelles (Note de bas de page : Les orangistes eux-mêmes essayèrent d'exploiter l'encyclique au profit de la maison de Nassau (Voy. La légitimité, l' ordre et le progrès, ou encyclique de Grégoire XVI, par l'abbé G. Moens. Liége, Jeunehomme frères, Novembre 1832)).

 Mais les reproches et les résistances de la fraction libérale exclusive n'étaient pas seuls à entraver l'action politique des Unionistes. Malgré l'intervention de la France et de la Conférence de Londres, tous les partisans de la maison déchue n'avaient pas abdiqué leurs espérances. Ici encore, un coup d'œil rétrospectif est indispensable.

 

9.7. L’orangisme

 

En lisant les documents qui appartiennent aux premiers mois de notre indépendance, on ne tarde pas à s'apercevoir que les partisans de la famille d'Orange-Nassau, avant de former un parti compact, s'étaient fractionnés en plusieurs catégories distinctes. Les uns voulaient la restauration pure et simple; les autres désiraient la restauration, mais avec une séparation administrative entre le nord et le midi, sous la vice-royauté (page 291) du prince d'Orange; une troisième classe désirait la séparation administrative et politique, avec la royauté du jeune fils du prince royal, aujourd'hui roi de Hollande.

Les partisans d'un retour complet au régime déchu formaient une phalange peu nombreuse. Après la défaite de l'armée royale, le bombardement d'Anvers, l'intervention de la Conférence de Londres et le vœu de séparation émis par les États Généraux, les Hollandais eux-mêmes, du moins en très grande majorité, admettaient la nécessité de donner aux provinces méridionales une administration distincte.

La deuxième fraction était plus considérable. Elle se composait de tous ceux qui, voulant conserver les avantages commerciaux d'une union intime avec la Hollande, redoutaient les entraves et les défaveurs qu'une séparation politique pouvait entraîner pour les Belges.

Les rêveurs de la troisième catégorie, assez nombreux à Bruxelles avant la réunion du Congrès, avaient imaginé tout un système politique et commercial. « Le seul moyen, disaient-ils, d'éviter l'intervention étrangère, et par suite la guerre générale dont la Belgique serait le théâtre; le seul moyen de faire cesser les inquiétudes, de conserver les débouchés commerciaux et de mettre un terme au malaise qui compromet tous les intérêts; le seul moyen, en un mot, de sauver le pays, consiste dans l'appel d'un prince de la maison de Nassau au gouvernement de la Belgique. » A cette fin ils proposaient le jeune fils du prince d'Orange, né à Bruxelles et appartenant ainsi aussi bien à la Belgique qu'à la maison d'Orange. Utilisant une phrase alors populaire, ils disaient naïvement: « Nous ferons élever le jeune prince dans les véritables sentiments d'un roi-citoyen » On trouve tous ces raisonnements dans une brochure politique publiée par un réfugié italien, peu de jours après le bombardement d'Anvers (Quelques mots sur l'avenir de la Belgique, par L. Chitti. Brux., De Mat, 1830, in-8°). - Nous n'attachons ici aucune importance aux opinions personnelles de M. Chitti; mais il suffit de lire quelques pages de sa brochure pour avoir la preuve qu'il était parfaitement informé. Son récit d'ailleurs est confirmé par d'autres relations que nous avons eues sous les yeux).

Le parti qui voulait la séparation administrative, avec la vice-royauté du prince d'Orange, acquit seul une importance réelle. A part quelques retardataires obstinés, toutes les fractions dissidentes, bientôt convaincues de leur impuissance, vinrent successivement se rallier à son drapeau.

(page 292) Il est incontestable que la maison d'Orange avait conservé en Belgique des partisans nombreux et honorables. Une partie de la noblesse, que Guillaume 1er avait comblée d'honneurs et de prévenances, restait fidèle à ses sympathies politiques et refusait de se rallier au régime nouveau. L'industrie et le haut commerce voyaient avec défaveur un soulèvement qui pouvait leur fermer le marché de la Hollande et de ses belles colonies. Les loges maçonniques, placées sous la grande maîtrise du prince Frédéric, étaient orangistes en très-grande majorité. Enfin, une foule d'hommes, découragés par l'anarchie administrative de la Régence et désespérant de l'avenir politique du pays, avaient prudemment cherché dans leur adhésion à la cause du prince d'Orange un moyen de sauver les emplois et les appointements dont la révolution les avait gratifiés; unis à une phalange assez nombreuse de fonctionnaires restés secrètement fidèles à la royauté néerlandaise, ils apportaient aux agents du prince une partie de l'influence administrative du nouveau régime. M. de Gerlache qui, par sa haute position, était si bien en mesure de connaître l'état réel des choses, avoue que bien des hommes politiques, mécontents du présent et désespérant de l'avenir, auraient volontiers secondé la restauration pour en finir. « Toutes nos espérances, dit-il, furent malheureusement déçues; les premiers moments de l'administration du Régent furent déplorables. Le découragement gagnait tout le monde » (Histoire du royaume des Pays-Bas (3e éd.), t. II, p. 451). Ajoutons que l'or hollandais était répandu à pleines mains, et que la diplomatie elle-même se montra dévouée au prince d'Orange, jusqu'au jour où surgit la candidature du prince Léopold (Note de bas de page : Un document officiel communiqué aux Chambres hollandaises en 1840, mais que nous avons en vain cherché à nous procurer, évalue à plusieurs millions de florins les sommes dépensées en Belgique, pendant les six années qui suivirent la révolution. - Quant à l'action de la diplomatie, voy. ci-dessus, p. 159. - On trouve à cet égard des détails curieux dans une lettre adressée au duc de Wellington par le général Vandersmissen (Barthels, Documents historiques, p.565)).

Les mêmes appréhensions sur la stabilité du gouvernement national, le même désir de conserver les avantages personnels acquis pendant la période révolutionnaire, produisaient à peu près des résultats analogues dans l'armée. Pour en fournir une preuve irrécusable, il suffit de citer les conspirations des Borremans, des Grégoire et des (page 293) Vandersmissen. Nous avons déjà rappelé les manœuvres à l'aide desquelles les agents du prince d'Orange avaient ébranlé la fidélité de quelques chefs au drapeau de Septembre (Voy. Chapitre 4, p. 150).

 Les inquiétudes et les embarras qui se manifestèrent lorsque Louis-Philippe refusa d'accepter le trône offert à son fils mineur, le duc de Nemours (Février 1831), furent aussitôt exploités avec une adresse extraordinaire. Rejetant tout à coup le rôle de défenseurs officieux des intérêts de la maison d'Orange, les émissaires de la Hollande se drapèrent en apôtres des intérêts nationaux des Belges. Acceptant la révolution comme un fait nécessaire et légitime, ils poussèrent la condescendance au point de louer les intentions, les actes et même le talent des hommes qui se trouvaient à la tête du mouvement national. S'ils proposaient de faire un pas en arrière et d'accepter la vice-royauté du prince d'Orange, c'était uniquement parce que cette solution devait procurer aux Belges des avantages que nulle autre ne pouvait leur offrir.

« Voyez, disaient-ils, le talent, l'opinion et la volonté, tout a échoué contre les insurmontables difficultés de la situation. Depuis six mois la stagnation des affaires est générale; les pertes de l'industrie, du haut et du petit commerce sont immenses, journalières et toujours plus multipliées. L'avenir prend une teinte de plus en plus sombre. On s'appuie encore aujourd'hui sur le crédit déjà obtenu; on renouvelle des obligations déjà renouvelées; mais, plus on avance, plus s'agrandit l'horrible abîme de la banqueroute, qui apparaît de toutes parts à l'extrémité de la carrière, sans qu'aucune route se présente pour l'éviter. Tout le commerce y est poussé, en dépit de ses efforts, par la main de fer de la nécessité. Partout le crédit est mort. Les capitaux resserrés par la crainte s'amoncellent improductifs; les manufactures sont oisives; les ateliers sont déserts, et la population industrieuse qui les remplissait regorge dans les villes, en épuise les ressources et compromet la sécurité publique. Bruxelles est à la veille d'une faillite » (Note de bas de page : Cette argumentation se trouve mot à mot dans une brochure orangiste intitulée Dernier mot sur la révolution belge. Elle ne porte aucune désignation d'auteur ou d'imprimeur (Bibliothèque royale de Bruxelles, fonds de la ville, nos 10317 132)).

Abordant ensuite un autre thème, ils rappelaient que les révolutions les plus glorieuses et les plus (page 294)  salutaires s'étaient toujours consolidées par une sorte de transaction. A les entendre, la vice-royauté du prince d'Orange n'était ni une restauration, ni un retour au passé: c'était la combinaison, l'union du passé et de l'avenir. En 1688, la femme de Guillaume d'Orange était la fille de Jacques II; en 1810, le père adoptif de Charles-Jean était l'oncle du dernier roi de Suède; en 1830, l'oncle du duc de Brunswick avait pris la place de son neveu. Louis-Philippe lui-même était du sang des Bourbons. Pourquoi se montrerait-on plus susceptible et moins raisonnable en Belgique?

La conclusion de toutes ces harangues était inévitablement formulée dans les termes suivants: « Je dirai aux capitalistes, aux industriels, aux commerçants: C'est avec le prince d'Orange que le crédit pourra renaître, que les peuples voisins rouvriront leurs ports et accorderont de nouveaux débouchés à votre commerce. - Aux militaires: Toutes les récompenses de votre valeur seront maintenues et votre avenir sera parfaitement assuré sous un prince qui, de tout temps, a chéri le soldat, quel que fût son drapeau. - Aux catholiques: Le prince vous délivrera à jamais de cette crainte de l'influence française, plus redoutable que celle du protestantisme pour vos dogmes et les franchises de votre culte. - Aux libéraux: Il est jeune, généreux ; il a combattu tous les despotismes, ou par ses armes ou par ses remontrances; il a préféré renoncer à tout plutôt que de sanctionner des mesures illibérales. - A tous les Belges: De tous les prétendants à la couronne, lui seul vous est connu, lui seul avait été adopté par vous; ses enfants sont nés dans vos murs; lui seul peut vous assurer l'indépendance, vous concilier les peuples et les souverains, et au milieu des agitations qui tourmentent les peuples voisins, au milieu des événements qui se préparent et dont nul ne peut prévoir la nature, consolider pour longtemps la tranquillité et le bonheur de la Belgique » (Dernier mot sur la révolution, p. 15). De cette manière, c'était comme partisan de la révolution, comme ami de la patrie, comme défenseur de la cause nationale, et après avoir prétendûment étudié la question sous toutes ses faces, qu'on venait proposer, comme la seule solution possible, la vice-royauté du prince d'Orange (Note de bas de page : On n'oubliait qu'un point, à savoir que Guillaume 1er entendait conserver le trône pour lui-même (Voy. ci-dessus, p. 159)).

(page 295) C'était surtout dans l'industrie et le haut commerce que ces discours obtenaient du succès et trouvaient des propagateurs infatigables. Fermement convaincus que la séparation des deux pays devait amener la ruine des fabriques et l'anéantissement du commerce maritime, conservant d'ailleurs un souvenir reconnaissant des efforts tentés par Guillaume 1er dans l'intérêt de l'industrie manufacturière des Belges, la majorité des fabricants et des armateurs voyait dans la révolution le signal de la décadence commerciale de nos provinces. Ces tendances étaient si peu déguisées que, dans plusieurs parties du pays, les dénominations d'industriel et d'orangiste étaient devenues synonymes (Note de bas de page : Dans un écrit en forme de dialogue, publié en 1831, par M. Charles Marcellis, l'industriel défend hautement l'orangisme (Des partis en Belgique au mois de Novembre 1831. Bruxelles, II. Remy, 1831 , in-8°)).

 Toutefois, malgré l'assistance qu'ils trouvaient dans une partie de la noblesse, de l'industrie, de la grande propriété, de l'administration et de l'armée, les orangistes, mis en regard de la nation entière, ne formaient qu'une faible minorité.

Liége, Anvers et Gand étaient les foyers de la propagande antirévolutionnaire. Or, dans ces villes mêmes, l'orangisme n'avait pas réussi à acquérir une force décisive.

A Liége, la grande majorité de la population avait chaleureusement applaudi à la chute du trône de Guillaume. Les industriels eux-mêmes s'étaient fractionnés en deux catégories, l'une favorable et l'autre hostile à la révolution de Septembre. Pendant que les uns voyaient dans la séparation du nord et du midi du royaume le signal de la ruine irrémédiable de l'industrie liégeoise, les autres, éclairés par la science économique et pleins de confiance dans l'avenir, affirmaient que les souffrances du travail national appartenaient à la catégorie de ces maux passagers que les révolutions entraînent toujours à leur suite. Cette dissidence dans l'appréciation de l'état industriel et commercial du pays ressort à la dernière évidence de toutes les publications contemporaines (Voy., entre autres, Kauffman, De l'industrie en Belgique. Liége, Collardin, 1830). Les fabricants acquis à l'orangisme formaient peut-être la majorité; mais leur influence disparaissait sous la prépondérance de la masse de la population, franchement dévouée à la cause nationale.

(page 296) A Anvers, l'orangisme dominait incontestablement dans le haut commerce; les négociants dévoués à la révolution formaient la minorité. Mais il n'en était pas de même dans les rangs de la bourgeoisie inférieure; là l'opinion nationale était la règle et l'orangisme l'exception. Quant à la classe des propriétaires non négociants, elle se partageait en deux catégories très-inégales, dont la plus nombreuse manifestait ouvertement ses sympathies pour la cause patriotique. La révolution, il est vrai, avait profondément lésé les intérêts matériels de la cité; mais elle trouvait un contrepoids puissant dans les croyances catholiques de la population, que le gouvernement de Guillaume 1er avait si imprudemment froissées. D'ailleurs là aussi les masses étaient irrévocablement acquises au régime nouveau (Lebrocquy, Souvenirs d'un ex-journaliste, p. 44. Bruxelles, 1842). A Gand, les apparences étaient plus favorables. Sans avoir en sa faveur la majorité numérique de la population, l'orangisme y disposait manifestement de la majorité des influences sociales. A côté des industriels qui regrettaient le régime déchu, se groupaient les trois quarts des hommes exerçant les professions libérales, et ceux-ci s'appuyaient sur une masse compacte d'orangistes appartenant à la classe moyenne. Rédigé avec autant de talent que de courage, le Messager de Gand s'était constitué le défenseur de la dynastie déchue, et, grâce à ce concours énergique et au patronage des loges, les partisans de la maison d'Orange avaient réussi à s'emparer des élections communales. Bientôt leur prépondérance politique devint incontestable, au point que, sans la terreur inspirée par le peuple, un soulèvement dans le sens antirévolutionnaire eût été inévitable; mais, au moindre symptôme d'une agitation sérieuse, les prolétaires, déchaînés dans la rue, se livraient aux excès les plus graves, brisaient les presses orangistes, saccageaient l'habitation des éditeurs et menaçaient les classes élevées de terribles représailles (Note de bas de page : «Nous avions contre nous le peuple, cet élément indispensable des révolutions et des contre-révolutions modernes. » Lebrocquy, loc. cit., p. 39).

 Toutefois, cette terreur même fut impuissante à mettre un terme à la propagande la plus active et la plus habile. Aussitôt que le lion populaire rentrait dans sa tanière, la presse antinationale reprenait son activité, et les chefs du parti reparaissaient sur la scène. Les articles les plus violents des feuilles orangistes étaient aussitôt traduits en (page 297) flamand et répandus à profusion dans tous les lieux publics. Chaque orangiste avait en quelque sorte son rôle désigné, sa mission spéciale. Les uns exagéraient les souffrances de l'industrie; les autres mettaient en circulation les nouvelles les plus alarmantes. Ceux-ci recrutaient des partisans dans les classes inférieures; ceux-là faisaient parvenir à nos soldats les appels à la désertion que leur adressaient les officiers belges restés au service de la Hollande. On annonçait une restauration prochaine; on prodiguait l'or et les promesses pour obtenir des défections; on faisait de la propagande sous toutes les formes imaginables, et ces manœuvres étaient d'autant plus dangereuses que la ville de Gand, placée à trois lieues des cantonnements ennemis de la Zélande, pouvait devenir pour l'armée hollandaise une position excellente, comme point de départ et comme base de ses opérations ultérieures. Dans les derniers mois de 1831, les résistances étaient devenues tellement énergiques et nombreuses qu'il fallut avoir recours à l'état de siége pour rétablir la tranquillité publique (Note de bas de page : L'état de siége fut proclamé par un arrêté du général Niellon en date du 15 Octobre 1831, approuvé le lendemain par un arrêté royal; il ne fut levé que le 5 Mars 1833. - Un autre fait suffit pour donner la mesure des résistances quo le ministère belge rencontrait à Gand. Par un arrêté du 4 Février 1831, le délégué du gouvernement provisoire prononça la suspension de l'administration communale et remplaça celle-ci par une commission municipale. Celte mesure exceptionnelle ne fut révoquée que le 19 Août suivant).

 Si le pays entier eût été livré aux mêmes influences, la cause de la révolution eût été gravement compromise. Mais que pouvait le chef-lieu de la Flandre orientale, isolé au milieu de tout un peuple énergiquement dévoué à ses institutions nouvelles ?

En réalité, si l'orangisme, après l'avénement de Léopold et le traité du 15 Novembre, continuait à être un embarras, il cessa d'être un danger sérieux. A Gand, le concours de la majorité des classes éclairées, mais la résistance et la haine du reste de la population; à Anvers, une partie du haut commerce; à Liége et à Bruxelles, un noyau sans importance numérique: tel était le bilan de l'orangisme après les ratifications du traité des vingt-quatre articles. Dans les rangs de l'administration civile et de la hiérarchie militaire, la plupart des hommes qui, jusque-là, n'avaient pas rejeté les offres des agents du prince d'Orange, cessèrent de craindre pour leur avenir et se rallièrent sincèrement à la royauté nationale. Bien des industriels et des (page 298) commerçants, désespérant de la cause de la restauration, cessèrent d'attendre leur salut de l'extérieur et finirent par accepter la révolution comme un fait accompli, avec lequel il fallait désormais compter. Quelques groupes d'amis fidèles continuèrent à servir les intérêts du prince royal; à Gand, l'orangisme réussit même à se maintenir à l'état de parti politique organisé; mais les phalanges inférieures devenaient indifférentes, et chaque jour amenait une défection nouvelle. Le découragement fit des progrès d'autant plus irrésistibles qu'on ne tarda pas à apprendre que la majorité de la nation hollandaise, éclairée par l'expérience, se montrait elle-même hostile à la réunion des deux pays. A la fin de 1831, l'orangisme était devenu tellement impuissant que, même dans la partie du Luxembourg assignée à la Hollande, quelques pelotons de gendarmes et de gardes civiques suffirent pour disperser les bandes armées qui voulaient rétablir le gouvernement du grand-duc, avant l'adhésion de celui-ci aux protocoles de la Conférence de Londres. La presse orangiste seule conserva son langage irritant et ses espérances chimériques (Note de bas de page : Eu égard an nombre des journaux qui paraissaient alors en Belgique, la presse orangiste était largement représentée : à Gand, le Messager ; à Anvers, le Journal du Commerce; à Bruxelles, le Lynx; à Liége, l'Industrie (Voy. A. Warsée, Essai historique et critique sur les journaux belges, p. 89, 160, 223 et 242. Gand, Hebbelynck, 1844, in-8°. - Lebrocquy, Souvenirs, passim).

A quel point la presse orangiste était-elle subsidiée par le gouvernement de La Haye? N'ayant pas sous les yeux le document parlementaire mentionné ci-dessus (p. 292, en note), nous ne pouvons répondre avec certitude. M. Lebrocquy (Mémoires d'un journaliste, p. 61 et suiv.) affirme que l’éditeur du Messager de Gand reçut d'abord le prix de 100 abonnements, puis 4,400 florins, somme correspondant à 150 abonnements. Il ajoute que l'éditeur du Journal du Commerce, placé par la concurrence du Précurseur dans une situation pénible, reçut un subside annuel, d'abord de 6,000, puis de 10,000 fr. - Du reste, ces subsides n'avaient rien de flétrissant pour les propriétaires des journaux qui défendaient l'orangisme avec un dévouement sincère. Ayant à lutter contre l'indifférence du public, il était juste que ceux dont ils soutenaient la cause supportassent une part de la dépense.

Nous avons parlé de l'effet que produisit sur les orangistes belges la nouvelle de l’opposition du peuple hollandais à la réunion des deux pays. Ce fait est attesté par M. Lebrocquy, alors rédacteur en chef du Journal du Commerce d'Anvers. « De toutes les sommités orangistes, dit-il, les chefs anversois étaient ceux qui correspondaient le plus avec La Haye, et c'est par eux que j'appris d'une manière positive que la majorité en Hollande était contraire à une nouvelle réunion des deux pays. Il n'y avait de parti pour elle que la famille royale, les fonctionnaires publics et l'armée; tout le reste de la Hollande y était contraire. Le roi Guillaume, en travaillant à la restauration, devait se cacher de son peuple; il devait même se cacher de la grande majorité de son ministère, et il n'y avait que le seul ministre Van Doorn qui fût dans sa confidenee et secondait ses projets. C'était M. Van Doorn qui servait d'intermédiaire entre son roi et les notabilités orangistes belges. » (Lebrocquy, loc. cit., p. 48.))

 

9.8. Les républicains et les partisans du rattachement à la France

 

(page 299) A côté des orangistes se plaçaient deux autres groupes de mécontents, les républicains et les partisans de la réunion à la France.

Profondément divisés sur tous les autres points, les républicains et les orangistes n'avaient de commun que leurs antipathies pour la royauté constitutionnelle issue des votes du Congrès national.

Un fait qui n'a pas été assez remarqué, c'est que la république, tout en ne réunissant que treize voix au sein du Congrès, n'inspirait cependant aucune antipathie réelle aux membres de l'assemblée constituante.

On repoussait la république, non pas comme mauvaise en soi, mais à cause des embarras que cette forme de gouvernement nous eût sus cités en Europe. On croyait la monarchie mieux appropriée aux tendances de l'époque et plus en harmonie avec les mœurs et les idées du pays. Il suffit de lire les débats du Congrès, pour se convaincre que telle était réellement la pensée de la majorité. Trois membres du gouvernement provisoire, MM. Gendebien, Rogier et Van de Weyer, se déclarèrent républicains, tout en votant contre la république, parce que celle-ci n'entrait pas dans les vœux de la nation. Les trois quarts des autres opposants déclarèrent voter pour la monarchie, parce que celle-ci avait les sympathies de la majorité du peuple et se trouvait pour ainsi dire imposée par la situation générale. Ils repoussaient la république, non pas comme incompatible avec le maintien de l'ordre et le progrès de la société, mais uniquement par la crainte de mécontenter la France et par égard pour l'opinion publique. Quelques orateurs, allant beaucoup plus loin, donnèrent en quelque sorte pour passeport à leur vote monarchique l'apologie de la forme républicaine. A leur avis, la Belgique n'était pas mûre pour ce qu'ils appelaient le gouvernement parfait; la monarchie était à leurs yeux une sorte de noviciat, une période d'épreuve, un état de transition. .

Du reste, cette appréciation des motifs du célèbre vote du 22 Novembre 1830 ne présente qu'une importance secondaire. Il est certain que la royauté, une fois admise, obtint le concours actif des unionistes et même de la fraction dissidente du libéralisme. Un seul instant, (page 300) la plupart des hommes dévoués à la révolution songèrent à l'établissement du régime républicain; ce fut au moment où l'on apprit à Bruxelles le refus de la couronne déférée au duc de Nemours. Mais ce mouvement peu réfléchi n'eut qu'une durée éphémère. A l'époque de la première réunion des Chambres, il n'y avait plus qu'un petit nombre de républicains sincères. Disséminés dans quelques centres populeux, ils manquaient de cette unité d'action, de cette communauté d'espérances et de vues, sans lesquelles il n'existe point de parti politique sérieux. Il y avait encore des républicains isolés, il n'y avait plus de parti républicain.

Les partisans de la réunion à la France n'étaient guère plus redoutables. La domination française, il est vrai, avait bien moins froissé les intérêts de la Belgique que ceux des autres pays conquis par les armées impériales. Le système continental n'avait pas anéanti chez nous le commerce maritime; car ce commerce, de même que les grands travaux industriels qui l'alimentent, était à peu près nul depuis la fermeture de l'Escaut par le traité de Westphalie (1648). Sous le règne de Napoléon, l'agriculture avait été florissante, et plusieurs capitalistes, stimulés par les avantages que leur offrait le marché français protégé par le système continental, s'étaient empressés d'établir des manufactures jadis inconnues dans nos provinces. Aussi, au milieu du désordre et des inquiétudes qui furent la suite immédiate de la révolution de Septembre, des tendances françaises se manifestèrent à Mons, à Verviers, à Liége et dans quelques cantons du Luxembourg, Mais ces tendances devaient nécessairement demeurer sans résultat, en présence de l'attitude que le gouvernement de Louis-Philippe venait de prendre vis-à-vis de J'Europe. Comment eût-on travaillé à l'œuvre de la réunion, lorsque celle-ci était repoussée par la France elle-même? A l'époque où nous sommes parvenus, le parti français était absolument dénué d'importance.

 

9.9. La nécessité de l’unionisme dans les premières années de la Belgique indépendante

 

En groupant les faits que nous venons de rapporter, on s'aperçoit que, durant les premiers mois qui suivirent l'installation de la royauté nationale, la lutte n'existait en réalité qu'entre les unionistes, les orangistes et la fraction avancée de l'opinion libérale.

De la part des orangistes, les attaques étaient vives, incessantes et même brutales. A Liége, à Anvers et surtout à Gand, les journaux du parti attaquaient les hommes et les choses de la révolution avec une (page 301) ardeur qui était rarement exempte d'injustice. Aujourd'hui que l'orangisme a disparu de la scène, le sentiment qu'on éprouve en lisant ces philippiques antirévolutionnaires tient à la fois de la surprise et de l'effroi. On s'étonne que des écrits de ce genre aient pu se répandre impunément en Belgique, à l'heure où toutes les passions étaient en fermentation, et l'on s'explique ainsi, tout en les blâmant, les excès dont le peuple se rendit coupable envers les imprimeurs et les journalistes qui s'étaient constitués les défenseurs de la maison d'Orange (Note de bas de page : A Gand, les presses du Messager furent deux fois brisées par la populace).

Sans tomber dans les mêmes excès, les hommes appartenant au libéralisme dissident n'épargnaient guère leurs coreligionnaires politiques restés fidèles au drapeau de l'Union. Les ministres et la majorité des Chambres devinrent l'objet d'une opposition systématique et fougueuse, formant un douloureux contraste avec l'unanimité de l'élan patriotique qui avait produit l'émancipation du pays et le vote d'une Constitution éminemment libérale. Une nouvelle intolérance politique avait remplacé l'intolérance hollandaise.

Le gouvernement, en butte à des attaques partant de deux camps opposés, sut conserver une attitude calme et digne. Prenant au sérieux la tâche immense qui lui était imposée par les besoins et les périls de la situation, il consacrait au développement des intérêts moraux et matériels du pays les instants qu'il pouvait dérober aux débats du parlement et aux interminables incidents des négociations diplomatiques. Tout en usant de ses droits constitutionnels, tout en défendant avec fermeté les prérogatives du pouvoir exécutif, il répudiait cette politique de parti qui tend à partager une nation en deux classes hostiles: l'une possédant le monopole des emplois, des honneurs officiels et des influences gouvernementales; l'autre réduite à une sorte d’ilotisme constitutionnel, privée de toutes les faveurs et ne connaissant l’Etat que par les sacrifices qu'il impose et les tracasseries qu'il suscite à ses adversaires.

L'heure des gouvernements de parti n'avait pas sonné, parce que les hommes les plus éminents de l'opinion libérale connaissaient trop bien les dangers et les injustices de cet étrange régime. Pour en fournir la preuve, il suffit de reproduire quelques lignes d'une publication (page 302) contemporaine, due à la plume habile de M. Tielemans : « Le gouvernement, disait ce publiciste, doit se tenir en dehors de tous les partis. Son mot d'ordre doit être la loi; son devoir, c'est l'impassibilité au milieu des dissensions publiques; son droit, c'est de dire à tous: respectez le pacte constitutionnel de l'État. Sa force n'est qu'à celte condition. Plus un parti sera fort, plus grande sera la faiblesse du gouvernement qui l'adopte. Qu'on nous dise celui qui s'est sauvé par ce moyen! On triomphe quelque temps à coups de majorité; mais bientôt l'obséquiosité, l'entêtement, l'ignorance, l'indiscrétion, l'intérêt personnel, l'amour-propre, l'ambition, 1'orgueil, tous les défauts, tous les vices, affluent vers le parti qui domine, et alors il n'y a plus dans ses rangs homme si sot ni si vil dont le gouvernement ne devienne solidaire. Tout s'enregistre à son compte, et le jour de sa chute arrive! Un gouvernement doit rester neutre entre les partis. S'il marche entre eux avec modération; s'il cherche de bonne foi le plus grand bien de tous, il sera toujours assez fort pour atteindre son but, car il aura l'approbation des honnêtes gens. Ce que nous voulons, c'est qu'on appel1e aux fonctions publiques les hommes les plus probes et les plus capables, unionistes ou autres, catholiques ou libéraux, n'importe, pourvu qu'ils sachent aimer la loi, défendre la patrie et la rendre heureuse après l'avoir sauvée. Ce que nous voulons, c'est que le trône de Léopold soit assis sur quelque chose de plus stable que la volonté changeante des partis, sur de bonnes lois, sur des institutions libérales, sur la prospérité publique » (Note de bas de page : L’Union et la Constitution. Réponse à un anonyme, par T. Tielemans (Liége, Jeunehomme frères, 1832), p.. 57 et 58. La brochure de M. Tielemans est postérieure de quelques mois aux faits que je viens de rapporter; mais j'ai cru devoir la citer à cette place, parce qu'elle résume les idées qui, en 1832, étaient celles de l’élite de l'opinion libérale. - M. Tielemans répondait à un unioniste catholique qui, profondément blessé des attaques auxquelles ses coreligionnaires étaient en butte, voulait à son tour pousser le gouvernement dans une voie d'exclusion et de réaction. Dans une brochure qui venait de paraître sans nom d'auteur ni d'imprimeur, sous le titre de « Un mot au gouvernement », l'unioniste demandait la destitution immédiate de tous les fonctionnaires qui n'appartenaient pas à l'Union. M. Tielemans fit justice de ces exagérations, et cela avec d'autant plus de facilité que le « Mot au gouvernement » était le produit d'une voix isolée).

La grande majorité des Chambres comprenait ces vérités politiques, MM. Lebeau, Devaux, Rogier, Nothomb, Goblet, en un mot, toutes (page 303) les sommités de l'opinion libérale restaient fidèles au drapeau de l'Union, en même temps que MM. de Theux, de Gerlache, Raikem, de Muelenaere, Dumortier et toutes les sommités de l'opinion catholique. Ce n'est pas à dire que les unionistes, soumis à une discipline sévère, votassent aveuglément en faveur de toutes les mesures proposées par leurs chefs politiques. Le palais de la nation n'offrait pas le triste spectacle d'une assemblée de muets votant avec docilité selon le commandement du maître. L'indépendance de caractère, le droit d'examen et la liberté d'appréciation régnaient sur tous les bancs des deux Chambres. Souvent même, nous le verrons, les actes des ministres étaient discutés avec une animosité ardente qui dénotait le lendemain d'une révolution. Mais ces dissidences n'empêchaient pas les uns et les autres de repousser cet étroit esprit de parti qui cherche dans les passions politiques, bien plus que dans les intérêts réels du peuple, tous ses motifs d'éloge ou de blâme. Liberté pour tous, égalité de tous devant la loi, tolérance pour toutes les convictions, respect pour toutes les opinions sincères: telles étaient les généreuses et fécondes devises de la majorité.

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