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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 2

 

CHAPITRE XXI – LES CHEMINS DE FER (Mars – Avril 1834)

 

21.1. Les prémisses

 

(page 164) Rassurés du côté de la Hollande par la Convention du 21 Mai, raffermis à l'intérieur par les votes de la Chambre des Représentants, les ministres dirigèrent leurs efforts vers le développement des intérêts matériels.

Les circonstances étaient favorables. A la fin de 1833, l'opinion publique se montrait vivement préoccupée du besoin d'améliorer la situation industrielle et commerciale du pays. Si les branches les plus importantes du travail national n'avaient pas toutes retrouvé leur acti­vité première, elles n'avaient pas non plus réalisé les prédictions sinistres des ennemis de la révolution de Septembre. Pour tout obser­vateur attentif, il était désormais prouvé que la Belgique, séparée de la Hollande et réduite à ses seules forces, possédait dans son propre sein des ressources plus que suffisantes pour s'assurer une place hono­rable parmi les nations industrielles de l'Europe. Les ateliers fermés par la tourmente révolutionnaire se rouvraient ; les tableaux du mou­vement de nos ports attestaient la reprise des transactions commerciales ; l'esprit d'association commençait à faire sentir sa puissance féconde ; l'espoir d'un avenir meilleur, pénétrant dans toutes les classes, relevant tous les courages, annonçait l'avènement d'une ère nouvelle. Pour rendre à l'industrie sa vigueur momentanément engourdie, à l'agriculture ses débouchés, au commerce son activité et ses richesses, il suffisait de faciliter leurs échanges par l'établissement d'un vaste système de communications internationales.

Telle fut la pensée première de l'établissement du railway national. Dès le lendemain de la  révolution, on avait vu surgir le projet de s'emparer de l'admirable découverte des voies ferrées, pour relier Anvers à Cologne, l'Escaut au Rhin, la Belgique à l'Allemagne. Dans la (page 165) funeste nuit du 28 Octobre 1830, pendant que les membres du gouver­nement provisoire contemplaient, du haut du palais de la Nation, les flammes qui dévoraient notre métropole commerciale, M. Gende­bien proposa de décréter immédiatement, à titre de compensation de cet immense désastre, la construction d'un chemin de fer d'Anvers aux provinces rhénanes (Note de bas de page : M. Gendebien lui-même avait puisé cette idée dans un Mémoire du comité d'industrie et d'agriculture de Liége, daté d'Octobre 1830).

 La pensée patriotique de M. Gendebien ne reçut pas immédiatement son exécution ; mais elle ne tarda pas à rencontrer des sympathies chaleureuses, et bientôt deux ingénieurs belges, MM. Simons et de Ridder, furent envoyés en Angleterre pour étudier la construction des voies ferrées et se mettre en mesure de rédiger au besoin un projet complet. Jeunes, actifs, instruits, heureux d'attacher leurs noms à une œuvre historique, MM. Simons et de Ridder remplirent leur mission avec le zèle que réclamaient les circonstances. Le 26 Juillet 1831, cinq jours après son inauguration, le roi se fit rendre compte de leurs travaux, et dès cet instant l'exécution du railway national fut définitivement résolue.

Malgré les inquiétudes et les embarras causés par l'attitude hostile de la Hollande, cette entreprise colossale préoccupait sans cesse le gouvernement et la nation. A la fin de 1831, dans une dépêche adres­sée à la Conférence de Londres, M. Van de Weyer signalait les avan­tages d'un chemin de fer entre nos ports et la frontière de l'Allemagne occidentale (Papers relative to the affairs of Belgium, A, p. 124). Au commencement de l'année suivante, une compag­nie de capitalistes demanda la concession d'une voie ferrée d'Anvers à Bruxelles. Un mois plus tard, le ministre de l'Intérieur (M. de Theux) soumit à l'approbation du roi le plan d'un railway allant d'An­vers à Visé par Lierre, Diest et Tongres (Note de bas de page : Arrêté royal du 21 Mars 1832. L'intention du gouvernement était d'offrir ce projet en concession). Peu de temps après, un homme dont le nom faisait autorité dans le commerce belge publia un livre remarquable, pour démontrer la nécessité d'une route en fer d'Anvers à la Prusse (Note de bas de page : De l'état du commerce de la Belgique et de la route en fer d'Anvers à la Prusse, par de Pouhon (Bruxelles, De Mat, Janvier 1833, in-8°)). L'opinion publique était donc suffisamment avertie lorsque, dans la séance du 19 Juin 1833, M. Rogier vint (page 166) déposer un nouveau projet sur le bureau de la Chambre des Représentants.

 

21.2. La décision de faire construire le chemin de fer par l’Etat

 

Le système du gouvernement avait des proportions beaucoup plus modestes que celui qui sortit des débats des Chambres. Le ministère ne demandait qu'un railway partant d'Anvers et se dirigeant vers Verviers par Malines, Louvain, Tirlemont et Liége ; il ne voulait que deux embranchements, l'un de Malines à Bruxelles, l'autre de Malines à Ostende. L’idée dominante à cette époque, le but essentiel de l'entreprise était d'assurer à la Belgique le commerce de transit entre l'Angleterre, l'Amérique et l'Allemagne centrale. On ne songeait pas alors à donner un chemin de fer à chaque province du royaume. Le gouvernement se proposait avant tout d'arriver au transport économique et rapide des marchandises entre l'Océan et l'Allemagne ; il cherchait à remplacer, par une autre voie de transit, les communications fluviales entre l'Escaut et le Rhin fermées par la Hollande, et cette circonstance explique le choix malencontreux de Malines comme station centrale (Note de bas de page : Le projet de M. Rogier était cependant déjà beaucoup plus large que celui de son prédécesseur ; il avait fait des concessions énormes aux réclamations des conseils communaux de Bruxelles, de Gand, de Bruges et de Liége. On avait d'abord voulu diriger la voie d'Anvers sur Maestricht, dans l'espoir que cette ville aurait été adjugée à la Belgique par la Conférence de Londres. Lorsque cet espoir fut déçu, MM. Simons et de Ridder proposèrent le tracé suivant: « Le chemin partira des bassins maritimes et du canal des brasseurs à Anvers, traversera la Nèthe au moyen d'un pont tournant, entre Duffel et Lierre ; il longera les boulevards de Diest ; il gravira, au moyen d'un plan incliné, les hauteurs qui séparent les plaines de la Meuse de la vallée du Jaer ; il passera au sud de Tongres et se maintiendra sur la rive droite du Jaer, jusque sur le territoire de la commune de Wonck, d'où il descendra dans la vallée de la Meuse par une galerie,souterraine débouchant au château de Loen, à une hauteur de 13m.50 au-dessus du niveau de la plaine de Lixe, hauteur fixée pour le point de départ du prolongement ultérieur de la route vers le Rhin. Le chemin aboutira à Liége au quai St-Léonard (Devis du 10 Mars1832). » On le voit, le projet de 1833 était beaucoup plus vaste. - Voy. pour tous les détails, Les Chemins de fer belges, par M. E. Perrot, dans le t. II des Bulletins de la commission centrale de statistique. V. aussi le Mémoire à l'appui du projet d’un chemin à ornières de fer, à établir entre Anvers, Bruxelles, Liége et Ver­viers, etc., rédigé en exécution des ordres de M. le ministre de l'Intérieur, par les ingénieurs Simons et de Ridder. Brux., De Vroom, 1833, in-4°).

 Comme le ministère proposait cette fois de faire construire et ex­ploiter le chemin de fer aux frais de l'État, il se vit aussitôt assailli (page 167) de cette multitude de récriminations et de plaintes qui ne manquent jamais de surgir quand le gouvernement se jette dans le domaine qui doit être réservé à l'industrie privée. Tous ceux qui contribuent à l'alimentation du trésor public se croient un droit égal à ses lar­gesses. C'est en vain qu'on leur parle de raison d'État, de patriotisme, d'utilité publique, d'intérêt national : ils veulent que le gouvernement fasse chez eux ce qu'il fait ailleurs. Il en fut ainsi en 1834. Les pro­vinces qui ne se trouvaient pas sur le parcours de la voie ferrée firent entendre un formidable concert de plaintes et de murmures. Dans quelques parties du Hainaut, le mécontentement était tellement vif qu'il faillit dégénérer en révolte ouverte. Dénaturant complète­ment la pensée des ministres, la population industrielle de cette pro­vince leur attribuait l'odieux projet de sacrifier le midi du royaume aux intérêts coalisés du Brabant, d'Anvers et de Liége. Dans les dis­tricts de Charleroi et de Mons, la classe ouvrière prit une attitude menaçante, et il fallut à la fois beaucoup de prudence et beaucoup de fermeté pour prévenir des désordres plus graves (Note de bas de page : Pour les controverses les plus importantes concernant l'intervention de l'État, on peut consulter deux brochures de M. de Pouhon : Considérations sur le projet de loi relatif aux chemins de fer (Juillet 1833). Du mode d'exécution du système des chemins de fer en Belgique (Octobre 1833)).

Mais tous ces dissentiments partiels s'effaçaient devant l'appui vigou­reux que le projet des ministres trouvait dans l'assentiment de l'opi­nion publique. La nécessité de rendre au port d'Anvers l'important commerce de transit, en partie anéanti par les événements de la ré­volution, ne pouvait être sérieusement révoquée en doute ; tous ceux qui se plaçaient au-dessus des considérations mesquines de l'intérêt local avouaient que l'avenir industriel et commercial du pays tout entier y était vivement intéressé. A la vérité, le traité du 15 No­vembre nous garantissait l'usage des eaux intermédiaires entre l'Escaut et le Rhin ; mais cette prérogative n'était ni assez étendue ni assez rassurante pour en faire la base d'un système commercial durable. Nation essentiellement rivale de la nôtre, intéressée au plus haut degré à se ménager le commerce de transit entre la mer et les pays qui bordent le Rhin, la Hollande eût aisément trouvé dans les tracasseries administratives le moyen d'amoindrir une faveur arrachée par la force. D'ailleurs rien ne faisait présager que Guillaume 1er fût disposé à adhérer (page 168) aux vingt-quatre articles ; la médiation de la Conférence de Londres avait été encore une fois inefficace, et les années s'écoulaient sans amener une solution définitive. Les habitudes commerciales se déplaçaient au bénéfice des villes maritimes de la Hollande; les négociants de Rotterdam avaient établi sur le Wahal et le Rhin un service de remorque par bateaux à vapeur ; chaque jour étendait le cercle de leurs relations avec l'Angleterre et l'Amérique, tandis que chaque jour la concurrence des Belges leur devenait moins redoutable. Sous peine d'accepter comme un fait accompli la ruine irrémédiable du commerce de transit, il fallait établir entre nos ports et l'Allemagne une voie nouvelle, à la fois sûre, commode, rapide et surtout écono­mique. Le chemin de fer, tout en développant le travail national, nous valait l'avantage immense de faire de nos provinces la route commerciale d'une partie considérable de l'Europe.

Ajoutons que le projet offrait un caractère d'audace et de grandeur qui flattait à juste titre l'amour-propre des Belges. A peine échappée à la domination de la Hollande, placée dans une situation anormale qui n'était ni la paix ni la guerre, attaquée dans son propre sein par les intrigues de l'orangisme, accablée d'un budget militaire au-dessus de ses ressources, la Belgique osait, la première sur le continent, consacrer des millions à l'établissement d'un vaste réseau de voies ferrées. C'était une preuve éclatante de sa confiance en elle-même ; c'était un admirable signe de vitalité qu'elle donnait à l'Europe monarchique. Créer un nouvel élément de travail et de richesse, fournir la mesure de l'énergie et des ressources de la nation, marcher en avant dans les voies pacifiques du progrès, là où l'Allemagne et la France hésitaient encore, telle était la signification politique du projet déposé par les ministres. Au dehors, le railway devait nous attirer le respect de l'Europe et les sympathies de l'Allemagne ; à l'intérieur, il allait rapprocher nos villes, mêler nos populations et raffermir une nationalité à peine reconquise (Note de bas de page : Qui ne connaît ces beaux vers du Remorqueur de Weustenraad ?

« Marche, Ô puissant athlète, et, sous des cieux tranquilles,

Par des rubans d'acier cours relier nos villes,

Fleurs de granit et d'or d'un bouquet enchanté;

Des grands fleuves absents, des rivières lointaines,

Prolonge l'embouchure au sein d'arides plaines,

Surprises tout à coup de leur fertilité,

Et peuple, dans ton cours, de nobles édifices,

De palais, d'ateliers, de temples et d'hospices,

Le sol de la naissante et moderne cité.»)

 

 

21.3. L’élargissement du projet primitif et les débats parlementaires

 

(page 169) Ainsi qu'il était facile de le prévoir, le plan du gouvernement fut élargi par la section centrale de la Chambre des Représentants. Celle-ci demanda l'établissement d'un système de chemins de fer, ayant pour point central Malines et se dirigeant à l'est vers la frontière de Prusse, par Louvain, Liége et Verviers ; au nord, sur Anvers ; à l'ouest, sur Ostende, par Termonde, Gand et Bruges ; au midi, sur Bruxelles et vers la frontière de France. Elle n'avait pas spécifié la direction de ce dernier embranchement, parce que les uns voulaient le faire pas­ser par Namur, les autres par Mons ou Charleroy  (Note de bas de page : V. le rapport de M. Smits (Moniteur du 27 Novembre 1833)).

 Les débats s'ouvrirent le 11 Mars. Les discussions furent longues et animées ; elles se prolongèrent pendant dix-sept séances, et 55 mem­bres sur 102 que comptait alors la Chambre y prirent une part active. Toutes les opinions se manifestèrent à l'aise ; mais tous les orateurs ne surent pas toujours se maintenir à la hauteur des importants problèmes qu'il s'agissait de résoudre. Plus d'une fois les rivalités locales se firent jour dans un langage peu compatible avec les saines traditions parlementaires.

Les députés du Hainaut se firent l'organe des préjugés et des craintes de leurs commettants. Ce fut en vain qu'on offrit d'accorder à leur province l'embranchement de Bruxelles à la frontière de France; ce fut tout aussi inutilement que, pour couper court à toutes les plaintes, le ministère consentit à abaisser dans une forte proportion le taux des péages sur les canaux qui liaient leur province à la capitale. Persistant à attribuer au gouvernement la pensée absurde de vouloir ruiner le Hainaut au profit de la province de Liége, l'un d'eux ne craignit pas de menacer la Belgique d'une révolte ouverte de sa pro­vince. « Le Hainaut, disait-il, ne souffrira pas qu'on le sacrifie soit aux orangistes, soit à la province de Liége… La province de Hainaut se séparerait plutôt de la Belgique que de souffrir une iniquité. Je le répète, tenez-en bonne note. Le Hainaut a déjà fait assez de sacrifices en se rattachant à la métropole, en faisant cause commune avec la Belgique. C'est assez de sacrifices comme cela, (page 170) le Hainaut n'en fera pas davantage. Si vous ne voulez pas entendre le langage de la raison, on vous fera entendre celui de la force.... Après m'être adressé en vain à votre justice, à votre équité, à votre honneur, je me vois dans la nécessité de vous dire le dernier mot de mes concitoyens du Hainaut ! » C'est ainsi qu'on accueillait le railway dans une province dont il devait, dans un avenir très ­prochain, décupler les ressources et les richesses ! (Discours de M. Gendebien, Moniteur du 23 et du 29 Mars).

Mais la Chambre entendit des opinions plus étranges encore. Il y eut des membres qui soutinrent que le chemin de fer nuirait considérablement à l'agriculture, en amenant la suppression des chevaux et par suite la dépréciation des plantes fourragères qui servent à leur nourriture (Discours de M. Eloy de Burdinne; séance du 20 Mars). Des députés des Flandres affirmèrent sérieusement que le commerce de transit, établi sur une large échelle, serait funeste aux intérêts commerciaux des Belges. « Je ne vois pas grand patriotisme, s'écriait l'un d'eux, à faire contribuer tout le pays pour l'exécution d'un ouvrage qui ne se fait qu'au profit de quelques localités, et j'en vois moins encore à faire payer toutes les provinces pour l'ouverture d'une nouvelle voie commerciale qui ne peut que porter de grands dommages à leur commerce et à leur industrie, et qui ne se fera réellement qu'au profit de nos généreux amis les Anglais et de nos bons voisins les Hollandais » (Discours de M. Desmet ; séance du 13 Mars (Moniteur du 13, Suppl.). On alla jusqu'à prétendre que le chemin de fer aurait pour résultat la dépréciation de la propriété fon­cière (Discours de M. Hélias d'Huddeghem ; séance du 13 Mars). Tristes débats, pitoyables arguties, reproduisant sous une autre forme, en plein dix-neuvième siècle, les appréhensions de ces populations flamandes qui se lamentaient quand le prince voulait diri­ger une route pavée à travers leurs villages !

Il est vrai que les défenseurs et les adversaires du projet se trouvaient, les uns comme les autres, sur un terrain encore peu exploré. Malgré leur zèle et leurs lumières, les ingénieurs chargés de l'étude du projet avaient commis une foule d'erreurs graves. Frais d'établissement de la ligne, acquisition et entretien du matériel d'exploitation, mouvement des voyageurs et des marchandises, vitesse des transports, recettes et dépenses, en un mot, tous les détails de l'entreprise ont considérablement (page 171)­ dépassé les prévisions des devis primitifs. Le ministre de l'inté­rieur affirmait que l'exécution du vaste réseau décrété par la section centrale ne coûterait que trente-cinq millions de francs, tandis que le chemin de Liége à Verviers devait seul absorber cette somme (Note de bas de page : On peut consulter à ce sujet le mémoire déjà cité de M. Perrot, p. 166).

Heureusement cette ignorance relative n'empêchait pas le railway de trouver des défenseurs éloquents et habiles, dont les uns faisaient ressortir ses avantages matériels, les autres ses avantages moraux et politiques. Parmi ces derniers, MM. Rogier et Nothomb figurèrent en première ligne. « Si je vous disais, s'écriait ce dernier dans la séance du 15 Mars, si je vous disais : pour procurer à la Belgique une existence commerciale, pour donner à son indépendance politique la sanction de l'indépendance commerciale, pour lui assurer la liberté de l'Es­caut, une navigation à un prix modéré par les eaux intérieures, il faut faire la guerre à la Hollande ; cette guerre coûtera quarante millions, mais vous aurez un grand résultat. Ces paroles, si les tri­bunes n'étaient pas désertes, seraient accueillies par des applaudis­sements, qui peut-être même ne me manqueraient pas sur les bancs où siégent mes adversaires. On vous propose aujourd'hui de conquérir l'indépendance commerciale, non par la guerre dont les chances seraient incertaines, dont le renouvellement serait toujours nécessaire, mais par un grand travail de l'art ; on ne vous demande pas la guerre à laquelle on applaudirait peut-être, on vous demande de faire disparaître toute appréhension, toute cause de guerre avec la Hollande à l'avenir ; car, qu'on y songe bien, la liberté fluviale mal garantie, diplomatiquement garantie, resterait comme une cause perpétuelle de guerre entre la Belgique et la Hollande… Si en 1786 on avait dit à l'empereur Joseph II : vous voulez amener la Hollande à ouvrir l'Es­caut aux Belges ; deux moyens se présentent; faites la guerre à la ­Hollande, ou rendez la fermeture du fleuve inutile par une commu­nication directe par terre. L'un et l'autre moyen exigeront la même somme d'argent : les effets de l'un sont incertains et précaires ; ceux de l'autre certains et permanents : croyez-vous qu'on eût hésité sur le parti à prendre, si l'alternative avait pu se poser ainsi ? » (Moniteur du 17 Mars 1834).

Après avoir rappelé que la Hollande, les villes hanséatiques et la France (page 172) s'apprêtaient à nous disputer l'immense marché de l'Allemagne centrale, M. Rogier ajoutait: « Malheur au pays qui se laisserait devancer dans cette carrière ! Honte au pays qui, se disant libre, laisserait sa liberté s'endormir dans un mol abandon, dans un lâche égoïsme ; qui, ayant devant les yeux une perspective si prospère, fermerait invinciblement les yeux ; qui, ayant entre les mains l'instrument de sa propre for­tune, laisserait misérablement l'instrument se briser entre ses mains. Mais gloire à la nation qui, à trois années de sa naissance, après avoir traversé des jours mauvais, se montrerait l'égale des plus fortes et des plus anciennes ; qui, enchaînée et mutilée, hélas! en deux de ses parties, saurait se redresser sur elle-même et puiser dans ses propres forces des germes de vie et de gloire ! C'est à de tels signes que se reconnaît la véritable grandeur d'un peuple ; c'est par de tels combats qu'on fait oublier de douloureuses défaites; c'est par de telles victoires qu'on égale et qu'on justifie d'anciens triomphes, que l'on conquiert ce qui peut rester de Belges hostiles, ou même indifférents à la Belgique; que l'on fortifie le sentiment national ; que l'on obtient l'estime, la considération, les sympathies de l'étranger ; qu'une nation laisse des traces de son passage dans le monde, et lègue à l'avenir un nom respecté » (Séance du 17 Mars, Moniteur du 18).

Quelques semaines avant l'ouverture des débats, une partie de la presse avait fait une objection sérieuse. Vous voulez, disait-on, lier l'Escaut au Rhin ; mais qui vous garantit la prolongation de la voie ferrée sur le territoire de la Prusse ? Qui vous autorise à croire que le railway ne s'arrêtera pas dans une impasse aux environs de Verviers ? Ce langage était plus spécieux que solide. A la vérité, le cabinet de Berlin n'avait pris aucun engagement formel, mais il était loin de se montrer hostile. Une fois le chemin construit jusqu'à la frontière, des compagnies allemandes ne pouvaient manquer de se former pour le pro­longer jusqu'à Cologne. Les provinces rhénanes ayant ici des intérêts à tous égards identiques à ceux de la Belgique, il n'était pas possible de redouter sérieusement l'opposition du gouvernement prussien. D'ail­leurs, en supposant même qu'on se trouvât dans l'impossibilité de pousser les travaux au delà de Verviers, le projet eût encore offert un incontestable caractère d'utilité matérielle et de grandeur nationale. Sans (page 173) doute, dans cette hypothèse, le railway ne nous plaçait pas sur la même ligne que la Hollande, pour les relations commerciales avec l'Allemagne ; mais il n'en eût pas moins considérablement diminué les inconvénients de la situation créée par la dissolution du royaume des Pays-Bas. N'était-ce rien que de nous fournir un moyen économique et rapide de transpor­ter nos produits à trois pas de la frontière ? N'était-ce rien que d'étendre les relations entre nos villes industrielles, tout en nous donnant la faculté de multiplier nos échanges avec les populations actives et riches de la Prusse rhénane ? Mais il était absurde d'attribuer au cabinet de Berlin le projet de sacrifier à des répugnances dynastiques l'intérêt manifeste du pays, alors surtout que, depuis la révolution, il avait réduit de moitié, pour une foule d'articles, le droit de transit sur les marchandises entrant par la frontière belge. Une année avant l'ouverture des débats, l'état de la question avait été nettement posé par un industriel belge: « On peut annoncer, disait-il, que l'alliance de la Prusse est acquise à la Belgique, parce que celle-ci offrira à son commerce, à son agriculture et à ses fabriques des débouchés importants, une côte maritime, des ports et un entrepôt où l'on peut faire jouir leurs produits des franchises accordées aux marchandises venant et sortant par mer. Ce serait faire injure au roi éclairé et sage de la Prusse, que de douter de sa volonté de doter ses peuples de pareils avantages » (Note de bas de page : V. de Pouhon, loc. cit., ch. V, p. 51. - Dans une publication postérieure, citée ci-dessus, M. de Pouhon, soutenant la même thèse, ajouta: «... Le chemin de fer d'Anvers et d'Ostende à la Prusse sera notre diplomate le plus persuasif ; il parlera aux intérêts matériels vers lesquels l'Allemagne montre une ten­dance si prononcée. ») Du reste, toutes ces craintes disparurent pendant la discussion du projet. Une dépêche officielle vint annoncer que le gouver­nement prussien avait autorisé la construction d'un chemin de fer de Cologne à la frontière belge.

Une autre objection, qui conserva sa force jusqu'à la fin des débats, portait sur le mode d'exécution de la voie nouvelle. Mais ici encore la victoire du gouvernement ne fut pas un instant douteuse. Les saines doctrines économiques étaient trop peu répandues pour obtenir un éclatant succès dans le parlement belge. Malgré les hésitations de la section centrale, où le système de l'exécution par l'État n'avait été admis qu'à la majorité de quatre voix contre trois ; malgré l'exemple de (page 174) l'An­gleterre, où les capitaux privés avaient suffi pour l'établissement des voies ferrées, 55 voix contre 35 décidèrent que la route serait construite et exploitée par le gouvernement.

Le vote définitif eut lieu dans la séance du 28 Mars, et le projet fut adopté par 56 voix contre 28 et une abstention. L'article premier de la loi décrétait l'établissement du réseau proposé par la section centrale. L'article 2 établissait en principe la construction et l'exploi­tation aux frais de l'Etat. Les articles 3 et 4 portaient que les dépenses seraient couvertes à l'aide d'un emprunt ; mais, en attendant la, négo­ciation de cet emprunt, le gouvernement était autorisé à émettre pour dix millions de bons du trésor. Un dernier article réduisait le droit de navigation sur les canaux du Hainaut au taux du péage à établir sur le chemin de fer, par tonneau et par kilomètre (Note de bas de page : Pasinomie, 1834, p. 102. - Dans sa séance du 30 Avril, le Sénat adopta la loi sans modification, par 32 votants contre 8. Elle fut promulguée le 1er Mai 1834. - Il suffit de jeter aujourd'hui un coup d'œil sur la carte du pays pour avoir la preuve que le réseau voté en 1834 a été considérablement étendu par des lois postérieures. L'une des plus importantes est celle du 26 Mai 1837, qui a décrété la construction, aux frais de l'État, d'un chemin de fer de Gand à la frontière de France. L'article 2 de la même loi portait que la ville de Namur et les pro­vinces de Limbourg et de Luxembourg seraient également rattachées par un chemin de fer, construit aux frais de l'État, au système décrété par la législation antérieure. - (Voy. au sujet de l'extension du projet primitif et de la progression des dépenses, le Mémoire précité de M. Perrot, p. 15 à 47)).

 

21.4. Avantages politiques et commerciaux du railway national

 

 Les générations futures auront peine à se figurer l'émotion dont nous fûmes tous saisis au moment où le remorqueur fit sa première apparition dans nos provinces. Tandis que les populations rurales se pressaient sur les bords du chemin, avec des sentiments qui tenaient à la fois de l'admiration et de la terreur, les habitants des villes saluaient avec enthousiasme le géant de fer qui devait anéantir les distances, niveler les barrières et rapprocher les peuples. Chaque locomotive, portant comme un trophée le drapeau tricolore de Septembre, semblait proclamer les conquêtes des Belges dans le domaine pacifique du travail et de la science. Les étrangers accouraient par milliers pour jouir de ce spectacle encore nouveau ; le récit de nos fêtes d'inauguration figurait dans tous les journaux de l'Europe ; la Russie, l'Allemagne et l'Italie nous envoyaient leurs ingénieurs, et partout la courageuse initiative de la Belgique était citée comme exemple aux gouvernements et aux peuples. Fière de ces éloges, la nation prenait confiance en elle-même (page 175) et s'élançait avec ardeur dans toutes les carrières ouvertes à l'activité des peuples modernes. On peut le dire sans exagération: les rubans d'acier chantés par le poète étaient autant de cercles d'airain jetés autour des fondements de la nationalité reconquise.

Ne soyons pas injustes envers le chemin de fer national ! Si les résultats financiers de son exploitation n'ont pas toujours répondu à l'attente de ses fondateurs, n'oublions pas les services immenses qu'il nous a rendus sur le terrain de l'industrie, du commerce et de la politique. Il est l'un des boulevards de l'indépendance nationale. A une époque où l'esprit de conquête a perdu son prestige (Note de bas de page : Ceci a été écrit en 1855), où les haines de races sont à la veille de disparaître, où les guerres d'opinions vont devenir impossibles, une œuvre qui tend à rapprocher les peuples, à confondre leurs intérêts, à mêler leurs forces, vaut mieux que cent mille baïonnettes. D'ailleurs, quand une entreprise de ce genre se fait aux risques et pour compte de l'Etat, ce n'est pas uniquement le chiffre des recettes qui doit entrer en ligne de compte. L'économie réalisée sur les frais de transport des personnes et des marchandises, l'activité imprimée aux transactions commerciales, l'élan donné au travail national, l'augmentation de la valeur vénale de la propriété foncière, l'accroissement des droits de mutation, l'influence exercée sur le produit des accises par le séjour des voyageurs étrangers, le bénéfice résultant des transports gratuits effectués pour compte du gouverne­ment, tous ces résultats indirects sont plus que suffisants pour com­penser les subsides du trésor public. On peut regretter que le ministère et les Chambres n'aient pas eu une confiance plus grande dans le concours de l'industrie privée ; mais l'impartialité de l'histoire nous oblige à dire que l'œuvre était grande, utile et vraiment nationale.

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