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« La Belgique sous le règne de Léopold Ier. Etudes d’histoire contemporaine », par J.J. THONISSEN

2e édition. Louvain, Vanlinthout et Peeters, 1861, 3 tomes

 

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TOME 3

 

CHAPITRE XXXIIMINISTERE LEBEAU – ROGIER (18 Avril 1840 – 13 Avril 1841)

 

32. 1. La singularité d’un gouvernement libéral homogène face à un parlement majoritairement catholique

 

(page 55) Le 18 Avril 1840, le journal officiel fit connaître la composition du nouveau ministère. Les six portefeuilles étaient répartis de la manière (page 56) suivante: Affaires étrangères, M. Lebeau ; Intérieur, M. Liedts ; Justice, M. Leclercq ; Travaux publics, M. Rogier ; Finances, M. Mercier ; Guerre, le général Buzen (Note de bas de page : Dans le désir de représenter le Sénat au sein du cabinet, on avait offert un portefeuille à M. Dumon-Dumortier. Le refus du sénateur de Tournai fit échouer cette combinaison).

 L'administration nouvelle était homogène. Tous les ministres appar­tenaient à l'opinion libérale.

Le cabinet précédent avait succombé sous les attaques d'une coali­tion parlementaire, dans les rangs de laquelle des hommes éminents de l'opinion catholique figuraient en première ligne. La proposition qui amena la retraite de M. de Theux était l'œuvre d'un catholique. Au sein de la Chambre des Représentants, les suffrages des catholiques étaient plus que suffisants pour contrebalancer les voix des libéraux ; au sein du Sénat, leurs amis possédaient une majorité incontestable. Et cependant ils étaient systématiquement exclus de l'administration nouvelle ! Pas un homme partageant leurs croyances religieuses et politiques n'était jugé digne de s'asseoir au banc des ministres! En tenant compte de l'ensemble de la représentation nationale, le minis­tère était incontestablement choisi dans les rangs de la minorité. Il y avait là un oubli complet des règles les plus élémentaires du gou­vernement constitutionnel, un singulier dédain de la dignité, des droits et des susceptibilités légitimes de la majorité du parlement. Le jour même où le Moniteur publia les noms des nouveaux ministres, il était facile d'annoncer une lutte où l'union patriotique de 1830 allait recevoir une atteinte peut-être irréparable.

Les hommes impartiaux et modérés firent un rapprochement qui n'était guère de nature à calmer les alarmes des catholiques. Depuis la victoire du peuple en 1830, l'opinion libérale était arrivée cinq fois aux affaires, et cinq fois elle avait organisé un cabinet d'une couleur exclusive ; tandis que les catholiques, deux fois appelés au pouvoir, avaient deux fois partagé les portefeuilles avec les sommités du camp libéral (Note de bas de page : On est tellement habitué à entendre parler de l'ambition et de l'exclusi­visme des catholiques, leur passé a été tellement calomnié, que plus d'un lecteur sera tenté de révoquer cette affirmation en doute. Elle est cependant rigoureu­sement conforme à la vérité. En voici les preuves: 1° Le gouvernement provi­soire, qui ne comptait qu'un seul catholique parmi ses membres (M. de Mérode), plaça des libéraux à la tête de tous les départements ministériels (MM. Nicolaï, Tielemans, Gendebien, Blargnies, Lebroussart, Goblet, Coghen et Ch. de Brouc­kere). 2° Le premier ministère du régent fut exclusivement libéral (MM. Van de Weyer, Gendebien, Tielemans, Ch. de Brouckere et Goblet). 3° Le deuxième ministère du régent eut la même couleur politique (MM. Lebeau, Barthélemi, de Sauvage, Ch. de Brouckere, Duvivier. et d'Hane). 4° En 1832, le général Goblet organisa un cabinet purement libéral (MM. Lebeau, Rogier, Duvivier et Evain). Il se borna à nommer le comte de Mérode membre du conseil, sans portefeuille. 3° Le ministère de 1840 fut, pour la cinquième fois, choisi dans les rangs des libéraux. - Les catholiques n'avaient pas suivi cet exemple. Dans le premier ministère du roi, MM. de Theux et Raikem avaient pour collègues MM. Ch. de Brouckere et Coghen. Dans le ministère de 1834, M. de Theux avait à ses côtés MM. Nothomb, Ernst, d'Huart et Willmar , qui tous, au moment de leur entrée aux affaires, siégeaient sur les bancs des libéraux (Voy. t. l, p. 54, t. II, p. 203, et Revue de Bruxelles, Avril 1840, chrono pol., XIX)). Cette espèce d'interdit lancé contre une grande opinion (page 57) nationale, cette persistance à réclamer le pouvoir pour soi et l'obéissance pour les autres, en un mot, cet égoïsme politique faisait surgir des réflexions amères dans les rangs de tous ceux qui, peu jaloux d'in­troduire chez nous les luttes permanentes de la tribune française du règne de Louis-Philippe, voulaient rester fidèles au pacte politique de 1830. M. Liedts, il est vrai, n'appartenait au libéralisme que par sa foi politique ; ses croyances religieuses bien connues offraient des garanties aux catholiques. Mais le cabinet semblait avoir pris à tâche d'amoindrir son rôle dans l'administration nouvelle. On lui retira les cultes pour les placer dans les attributions du ministre de la Justice ; on lui enleva l'instruction publique, les lettres et les beaux-arts, pour en faire une division du ministère des Travaux publics : c'est-à-dire, qu'on ne lui laissa que la partie en quelque sorte matérielle du dépar­tement de l'Intérieur.

 

32. 2. La volonté ministérielle de poursuivre une politique unioniste

 

On doit rendre au cabinet la justice d'avouer qu'il s'efforçait de calmer les craintes, de dissiper les appréhensions des catholiques. En tête du programme que le ministre de l'Intérieur communiqua, le 22 Avril, à la Chambre des Représentants, se trouvaient les lignes qui suivent : « Le nouveau cabinet est d'accord sur les principes qui doivent diriger sa politique et son administration, et sur les grandes questions à résoudre dans le conseil ou à débattre dans le sein des Chambres. » Il sait bien que dans les Chambres les opinions se fractionnent en diverses nuances, mais les nouveaux ministres croient que leurs principes conviennent à toutes les opinions modérées et franchement constitutionnelles. » Entrant ensuite dans les détails du plan (page 58) politi­que arrêté par les ministres, M. Liedts annonça que le gouvernement voulait accélérer, autant que possible, la discussion d'une loi sur l'enseignement moyen et primaire. « Nous considérons une telle loi, disait-il, comme parfaitement d'accord avec l'esprit de nos institu­tions, et nous déclarons formellement vouloir concilier avec cette loi la plus entière liberté d'enseignement ; nous déclarons en outre que la loi doit donner aux pères de famille qui useront des écoles entretenues par les communes, les provinces ou l'État, la plus com­plète garantie d'une éducation morale et religieuse. » Après cette déclaration de principes dans une matière qui n'avait cessé de préoc­cuper vivement l'opinion publique, les vues ultérieures des ministres étaient indiquées avec une concision peut-être exagérée. Le cabinet se proposait de combattre les prétentions envahissantes des intérêts locaux, afin de consolider l'unité politique conquise en Septembre. Il voulait défendre les prérogatives de la couronne et développer l'esprit national. Il annonçait que les travaux publics seraient l'objet de ses soins particuliers. Il avait conçu l'espoir de procurer des débouchés nouveaux' aux produits du travail belge. L'agriculture, l'industrie et le commerce allaient être dotés de mesures de protection sages et modé­rées. Décidés à préserver de tout caractère exclusif nos relations avec les autres peuples, mais constamment attentifs aux éventualités qui pourraient menacer notre nationalité, les ministres comprenaient l'im­portance de la diplomatie et de l'armée. Ils étaient les amis du progrès; mais ils croyaient que tout progrès doit avoir l'ordre pour base et qu'avant de se réaliser il doit se faire comprendre.

Quelques jours plus tard, le ministre de la Justice, indiquant les raisons qui l'avaient déterminé à rentrer dans la carrière politique, déclara nettement que la classification des Belges en catholiques et en libéraux était, à ses yeux, dépourvue de raison et de réalité. « Dans l'ordre moral, dit-il, le pays est exposé aux funestes divisions qu'entraînent toujours les classifications de partis, et que dévelop­peront bientôt, si on ne les arrête à temps, ces classifications de catholiques et de libéraux , qui n'ont aucun sens en présence des grands principes de liberté qui sont consacrés par notre Constitution. Si ces divisions tendaient à se continuer, à se propager, la nation belge, entourée de grandes nations, n'aurait qu'une existence éphémère… J'ai pensé que tous les hommes dévoués au pays devraient (page 59) s'unir pour faire cesser ces divisions ; j'ai pensé qu'il suffisait de la franchise et de la loyauté dans les hommes qui occupent le pouvoir, pour qu'on pût se fier à eux. » (Séance du 25 Avril.)

L'honorable ministre de la Justice versait dans une erreur profonde. On pouvait déplorer l'existence et l'ardeur de la lutte ; mais cette divi­sion en deux partis puissants, cette classification en catholiques et en libéraux était un fait : bien plus, depuis le rétablissement des rapports pacifiques avec la Hollande, ce fait dominait toute la situation inté­rieure. La formation d'un ministère homogène n'était pas le moyen de calmer les esprits, de dissiper les craintes, d'unir les cœurs dans un même élan de patriotisme et de dévouement aux institutions conquises en Septembre. Si la division devenait chaque jour plus profonde ; si des dissidences, toujours plus vives, pouvaient prendre les proportions d'un danger réel pour l'existence même de la monarchie constitution­nelle de 1830 ; si le rôle du pouvoir consistait désormais à calmer et à rapprocher les partis, M. Lebeau, chargé de la formation du cabi­net, avait commis une faute grave en choisissant tous ses collègues dans le même camp, et surtout en les choisissant dans les rangs du parti qui se trouvait en minorité au sein des Chambres. On n'apaise pas les passions en les irritant, on ne calme pas les partis en les frappant d'ostracisme.

Cependant, cette fois encore, les catholiques se montrèrent disposés à prêter leur appui au ministère libéral. Étonnés de leur exclusion, alarmés et humiliés par les cris de victoire que les feuilles libérales, l'Observateur en tête, poussaient dans toutes les provinces, ils n'en prirent pas moins l'attitude d'une attente bienveillante. Ils savaient que MM. Leclercq. Liedts et Mercier étaient loin de partager les théories exclusives de la Revue nationale. Ils espéraient que MM. Lebeau et Rogier, fidèles à leurs antécédents, continueraient à respecter tous les droits, à favoriser toutes les opinions honnêtes. Leurs principaux organes dans la presse déclarèrent qu'ils attendraient les actes du cabi­net avant de le juger (Voir la chronique politique de la Revue de Bruxelles, n° d'Avril 1840. ­Voir aussi le Journal hist. et litt., t. VII (1840), p. 92 et suiv).

32. 3. Les « imprudences » de la Revue nationale et la méfiance croissante des catholiques

 

Les imprudences de la Revue nationale modifièrent cette situation favorable.

(page 60) Au lieu d'imiter la réserve du cabinet, le directeur de la Revue, poussant, lui aussi, un cri de triomphe, prit une attitude hautaine et dédaigneuse à l'égard de la majorité parlementaire. Ses réflexions sur l'avènement du cabinet du 18 Avril portaient l'empreinte de l'enthou­siasme que l'homme politique, aussi bien que l'artiste, subit à l'aspect de l'œuvre sortie de ses travaux et de ses veilles. Tout en donnant à ses amis le conseil de marcher dans la voie de la modération et de l'impar­tialité, M. Devaux enveloppa dans un dédain superbe toutes les mesures prises, tous les faits accomplis, tous les progrès réalisés pendant les sept années de l'administration de M. Theux, c'est-à-dire, d'une admi­nistration appuyée sur le concours loyal des trois quarts des membres du Sénat et de la Chambre des Représentants. Les nouveaux ministres avaient inauguré une politique féconde et vraiment nationale ! Le cabi­net de 1840 n'était pas le continuateur de cet « esprit de négativisme et d'abstention » qui caractérisait l'administration précédente. Celle-ci, éclipsée par l'éclat qui allait entourer les collegues de M. Lebeau, appa­raîtrait bientôt dans nos annales comme «une parenthèse vide. » Le pays était à la veille de se présenter sous un aspect nouveau, dans une attitude forte et fière. Chez les amis de M. Devaux, « le caractère était à la hauteur de l'intelligence,» Ils formaient l'agrégation ministérielle la plus forte que la Belgique eût jamais connue. Après eux, « un ministère de médiocrités était devenu impossible. » Elles étaient rares, les mains « pour lesquelles leur succession ne serait pas un fardeau trop pesant.» Hier encore, le rôle du gouvernement consistait à éviter les difficultés, à amoindrir sa responsabilité, à temporiser, à s'abstenir ; il administrait « avec l'esprit passif de ces gouvernements énervés par la vieillesse, dont toute l'étude est de se traîner lentement et sans effort dans une ornière faite. » Aujourd'hui, la Belgique, « matériellement et moralement affaissée depuis quelque temps, » se sentait vivre et grandir sous l'impulsion éclairée du gouvernement de cœur et d'intelligence « qu'elle voyait devant elle et non derrière elle. » - C'était ainsi que s'exprimait la Revue nationaLe. Elle élevait à la hauteur d'un système, d'un principe, d'une doctrine politique supérieure, le fait qui blessait et alarmait les catholiques. Elle annonçait sans façon l'avènement d'une politique nouvelle. Elle descendait jusqu'à la menace, en disant que la plus grande crainte des adversaires du cabinet était « de le voir appeler le pays à se prononcer entre eux et lui. » Un tel ministère, (page 61) disait M. Devaux, pouvait vivre en pleine sécurité : « mourir même pour lui pourrait être un calcul ; ce ne serait que se marquer sa place plus haute et plus forte dans un avenir peu éloigné. » Et ces cris de triomphe étaient accompagnés du brillant tableau de toutes les con­quêtes que l'opinion libérale avait faites depuis la révolution. « Les cadres de l'armée, s'écriait M. Devaux, lui appartiennent presque tout entiers, Elle est en grande majorité dans les rangs du barreau, de la magistrature, de l'administration...» Sans le savoir, le député de Bruges réfutait toutes les déclamations de la presse libérale ; car celle-ci, depuis dix années, ne cessait de répéter que les catholiques remplissaient de leurs créatures tous les cadres de l'administration nationale. Un cabinet libéral saisit les rênes de l'État, et aussitôt on se vante d'occuper toutes les avenues du pouvoir, de disposer de toutes les influences sociales !

Le langage hautain de M. Devaux était l'antithèse du programme ministériel communiqué aux Chambres. Pendant que les ministres manifestaient l’intention de travailler à la conciliation des partis, M, Devaux engageait les catholiques à se résigner, à s'effacer, à laisser désormais le pouvoir aux mains des libéraux modérés. Tandis que M. Liedts et ses collègues s'efforçaient de calmer les craintes d'un grand parti brusquement exclu du pouvoir, M. Devaux, énumérant les triomphes successivement remportés par ses amis politiques, annonçait l'avènement inévitable et définitif du libéralisme. Tandis que le cabinet demandait l'appui loyal et libre de toutes les fractions des Chambres, M. Devaux parlait des craintes qu'éprouveraient les catho­liques, le jour où les ministres appelleraient le pays à se prononcer entre eux et leurs antagonistes.

Un journal catholique résuma ces étranges doctrines dans les paroles suivantes : « La minorité libérale du pays doit régner et gouverner ;  la majorité, qui est catholique, doit obéir et se laisser faire. » C'était la théorie politique de la Revue réduite à sa plus simple expres­sion (Note de bas de page : Le Courrier de la Meuse; fragment cité par M. Devaux. Pour les doctrines politiqués que nous venons d'analyser, voy. la Revue nationale, t. II (1840), p. 280 à 292.)

 Ce langage empruntait aux circonstances, et surtout à la haute position parlementaire de M. Devaux, une gravité extraordinaire, (page 62) à l'égard du cabinet du 18 Avril, M. Devaux occupait une tout autre place que celle d'un journaliste ministériel. Appelé par le roi à la suite du vote du 14 Mars, il avait largement coopéré à la formation de l'administration nouvelle. On savait que M. Lebeau et M. Rogier vivaient dans une parfaite communauté de vues et d'opinions avec le directeur de la Revue nationale. L'honorable député de Bruges était une sorte de président invisible du conseil (Note de bas de page : Expression de M. Nothomb (Ministère du 13 Avril 1841, préface, p. 5). Le même homme d'État a dit: « On est convenu d'appeler ce cabinet: le ministère Lebeau-Rogier; c'est une erreur ; il faudrait l'appeler : le ministère Devaux. » C'est du ministère formé, protégé, inspiré par M. Devaux que l'on n'a pas voulu (lbid.).»). Or, ce président invisible disait aux catholiques : « Résignez-vous. L'heure de votre expulsion du pou­voir a sonné. Renoncez à l'espoir de participer désormais à la direc­tion active des intérêts nationaux. Acceptez sans murmure un rôle secondaire. Signez un acte de déchéance politique au profit des libé­raux modérés. Votre intérêt l'exige. Le libéralisme domine dans l'admi­nistration, la magistrature et l'armée : pourquoi ne règnerait-il pas au sein des Chambres et dans les hôtels des ministres ? » (Note de bas de page : Il n'est pas possible de donner une autre signification aux articles politiques de la Revue nationale (Voy. ci-après, au chap. XXXVII, l'examen des théories de ce recueil périodique)).

Les inquiétudes des catholiques étaient d'autant plus vives que la presse libérale de toutes les nuances, renchérissant sur les prédic­tions de M. Devaux, accordait ses sympathies et promettait son con­cours chaleureux aux ministres. Deux fois depuis la révolution, M. Le­beau avait été chargé d'un portefeuille, et, deux fois combattu par une fraction considérable du libéralisme, il avait dû chercher son appui et sa force dans le concours des catholiques. Cette fois encore, les organes avancés du parti avaient pris d'abord une attitude de réserve, de défiance et d'hostilité; puis, changeant brusquement de langage, ils s'étaient montrés les défenseurs passionnés des ministres. On se demandait avec anxiété quelles étaient les causes de ce change­ment subit dans les allures de ces ennemis de la veille ; quelles étaient les promesses, les faveurs, les concessions qui servaient de base à cette alliance inopinée. La question extérieure étant vidée, les catho­liques s'imaginaient que le sacrifice de leurs intérêts en matière d'ensei­gnement avait ramené la concorde et la joie sous les drapeaux de leurs adversaires.

(page 63) La situation pouvait se résumer en quelques mots : les catholiques étaient mis en présence d'un cabinet qu'on disait chargé de célébrer les funérailles de leur influence politique.

Cette situation ne pouvait durer. En supposant que M. de Theux eût été chargé de la formation d'un cabinet exclusivement catholique, et que, le lendemain, dans un recueil publié par ses amis intimes, on eût présenté cette combinaison comme l'avènement définitif de la nuance parlementaire représentée par ce ministre, comme le signal de la décadence irrémédiable de l'opinion contraire, tous les organes des libéraux dans les Chambres et dans la presse se seraient empressés de protester contre ce brevet d'incapacité politique. Les catholiques pouvaient rester calmes en présence du fait de leur exclusion ; ils devaient nécessairement s'émouvoir en voyant élever ce fait à la hauteur d'un système. .

 

32. 4. La nomination de hauts fonctionnaires favorables au ministère et l’éviction progressive des catholiques

 

Le ministère, il est vrai, s'abstenait de prendre les allures d'un gouvernement de parti ; mais, tout en conservant beaucoup de modé­ration dans les formes, il montrait assez que ses sympathies pen­chaient largement du côté du camp libéral. Un honorable fonctionnaire, que M. Rogier lui-même avait appelé en 1834 au poste de secrétaire général du département de l’intérieur, dut céder sa place à un mem­bre de l'opinion libérale, parce que ses relations avec les catholiques inspiraient de l'ombrage. On le plaça à la tête d'une division du minis­tère de la Justice, quelques jours après l'avènement du nouveau cabinet, et alors que bien certainement il n'avait pas encore rencontré l'occa­sion de démériter. Le commissaire de l'arrondissement de Bruxelles, qui possédait les sympathies des catholiques, fut envoyé avec le même titre à Mons, disgrâce évidente sous le double rapport du rang et des appointements (Note de bas de page : Voy. le discours prononcé par M. Nothomb dans la séance du 18 Mars 1843). Le baron de Stassart, destitué à la demande de M. de Theux, parce que, dans les élections de 1839, il avait ouverte­ment contrarié les vues du cabinet dont il était le mandataire, le baron de Stassart reçut le titre d'ambassadeur extraordinaire, pour se rendre à la cour de Turin et remettre au roi Charles-Albert les insignes de l'ordre de Léopold ; et l'on savait que cette nomination avait pour seul but de protester indirectement contre l'un des actes les plus irré­prochables de l'administration précédente : aux yeux de la presse (page 64) ministérielle, c'était la réhabilitation politique d'un gouverneur libéral (Note de bas de page : Voy. au sujet de la destitution de M, de Stassart, le rapport au roi du 7 Juin 1839, Moniteur n° 169). Allant directement à l'encontre des susceptibilités les plus ombrageuses des catholiques, M. Rogier mit à la tête de la division de l'instruction publique M. Dequesne, connu par l'ardeur de ses convictions libérales. Ce n'est pas tout : le roi ayant nommé bourg­mestre de Bruges un sénateur appartenant à l'opinion catholique, des dissidences graves avaient éclaté au sein du conseil entre M. Liedts, qui avait contre-signé l'arrêté royal, et deux de ses collègues connus par l'intimité de leurs rapports avec M. Devaux (Discussions du Sénat, Moniteur du 17 Mars 1841 et jours suiv). Dans la collation des emplois publics, dans la distribution des insignes honorifiques, dans toutes les sphères où l'action gouvernementale faisait sentir son influence, la faveur du pouvoir était visiblement acquise au parti libéral.

Cependant les derniers mois de 1840 furent dépourvus d'incidents remarquables. Sans se livrer à des attaques directes contre la politique générale du cabinet, les catholiques manifestaient leur mécontentement et leurs craintes par des critiques de détail, qui, nous l'avouons, n'étaient pas toujours à la hauteur du rôle que doit ambitionner une grande opinion parlementaire. Ce n'était pas tout à fait sans raison qu'on les accusait de manifester leurs méfiances par une guerre à coups d'épingles. Une croix de chevalier décernée à un fonctionnaire du département des Finances, occupant l'un des postes les plus élevés de l'administration, fit naître un incident qui se prolongea pendant deux séances. Les débats des Chambres révélaient les inquiétudes des uns et les espérances ambitieuses des autres. L'union patriotique de 1830 était sérieusement menacée d'une dissolution prochaine. Dans les discussions du budget des Affaires étrangères, le chiffre réclamé pour l'établissement de quelques consulats salariés fut rejeté par 41 voix contre 41.

 

32. 5. Les incidents suscités par certains parlementaires libéraux

 

Cette situation s'aggravait encore par les tendances chaque jour moins pacifiques que quelques sommités libérales de la Chambre manifestaient à l'égard de la grande opinion religieuse et politique exclue du pouvoir. Le budget de la justice fournit à M. Verhaegen (page 65) le prétexte d'une vigoureuse levée de boucliers contre les prétendus empiétements des catholiques.

Nous l'avons déjà dit : depuis la révolution, sept cabinets s'étaient succédé au pouvoir ; cinq avaient été composés de députés libéraux ; les deux autres étaient des ministères mixtes où, le plus souvent, l'élément libéral s'était trouvé en majorité. Oubliant tous ces faits essentiels, dénaturant le présent, regardant le passé à travers le prisme de ses passions politiques, M. Verhaegen, faisant à sa manière l'histoire des dix dernières années, affectait de croire que les libertés publiques étaient menacées par les catholiques. « Au Congrès, disait-il, où l'opinion libérale était en grande majorité (Note de bas de page : On a vu ce que c'était que cette prétendue majorité libérale du Congrès (Voy. t. 1, p. 275)).1), toute satisfaction a été donnée aux intérêts de la religion, les libertés les plus larges ont été consacrées. Puissent ces libertés n'être jamais converties en monopole ! » Ces paroles irritantes, précédées d'une digression très inopportune sur le sort des desservants, la création d'une ambassade à Rome, le traitement alloué au cardinal-archevêque de Malines, l'in­demnité accordée à l'évêché de Liége pour le transfert du séminaire de Rolduc à Saint-Trond, ces paroles où l'histoire était étrangement défigurée n'étaient pas de nature à calmer les méfiances des catholi­ques (Note de bas de page : Parmi les griefs de M. Verhaegen que nous venons d'énumérer, on aura remarqué le subside accordé à l'évêché de Liége pour le déplacement du petit­ séminaire de Rolduc. Ce subside, qui occupe une large place dans la polémique contemporaine, était un acte de justice rigoureuse. Au moment de la promulga­tion du traité du 19 Avril, le petit-séminaire du diocèse de Liége se trouvait dans la partie du Limbourg que la Conférence de Londres avait adjugée à la Hollande. Il était équitable que le trésor public contribuât pour sa part aux frais de déplacement d'un institut qui offrait tous les caractères de l'utilité publique. Le subside fut voté à une majorité imposante). Mais un député de Liége, récemment arrivé à la Chambre, M. Delfosse, crut devoir donner au débat des proportions plus graves encore. Il ne lui suffisait pas que ses adversaires politiques fussent systématiquement écartés du pouvoir : il s'en prenait au ministère lui-même, qu'il trouvait trop tiède, trop mou, trop peu avancé. Pour le satisfaire, il eût fallu, d'un côté, présenter un projet de réforme électorale formulé de manière à amener la prédominance politique des villes sur les campagnes, de l'autre, prendre des mesures sévères contre les rares fonctionnaires catholiques appartenant aux rangs (page 66) supérieurs de la hiérarchie administrative, notamment à l'égard du gouverneur de sa province et du procureur du roi de Liége (Note de bas de page : M. Delfosse avait commencé l'attaque dans la discussion générale du budget de la dette publique; les discours qu'il prononça dans les discussions du budget de la justice en étaient la continuation (Voy. le Moniteur du 8 et du 18 Dé­cembre)). Heureusement, cette fois encore, l'honorable ministre de la Justice réussit à calmer les susceptibilités justement irritées des catholiques. « Le gouvernement, dit M. Leclercq, doit et veut rester étranger à ce débat ; cette opposition des opinions libérale et catholique, il ne doit ni ne veut la reconnaître. Pour lui, il n'y a que les droits et les intérêts de la nation qui l'occupent. Sa tâche est de veiller à ces droits et à ces intérêts, et d'y veiller en prenant pour règle les principes de notre Constitution, principes qu'il suivra avec la plus grande fermeté... Nul homme de bon sens, nul homme de modération ne peut en disconvenir, les affaires du pays seront sacrifiées, si nous continuons à marcher dans cette voie, si nous continuons à nous débattre sur les oppositions de l'opinion catho­lique et de l'opinion libérale, qui n'ont que faire dans nos travaux.» Cet appel au patriotisme ne resta pas sans écho au sein de la légis­lature. L'un des hommes les plus éminents de l'opinion catholique, M. Dechamps, fit à son tour un appel à la conciliation, et le budget de la justice fut voté à l'unanimité moins une voix (Voy. les discussions du budget de la justice, Moniteur du 15 au 23 Décembre).

Depuis plusieurs années, deux partis puissants divisaient la Bel­gique ; mais c'était la première fois que les dénominations de catho­lique et de libéral, commentées avec aigreur et dénaturées avec injustice, retentissaient dans l'enceinte des Chambres législatives.

Les inquiétudes des uns, les espérances des autres croissaient de jour en jour, lorsque la Revue nationale, commettant une nouvelle imprudence, crut devoir entonner un véritable dithyrambe en l'hon­neur de la politique ministérielle.

Cette fois encore, M. Devaux débutait par des critiques amères à l'adresse du ministre qui, pendant six années, avait été le chef et la personnification de la majorité parlementaire. Suivant le directeur de la Revue, M. de Theux n'avait jamais aperçu la pensée supérieure qui doit dominer toute la politique nationale. Au lieu de diriger et (page 67) d'exciter le développement national, il l'avait entravé et refroidi. Sa politique, dépourvue de pensées élevées, avait été justement frappée de stérilité. Son administration s'était traînée dans « la sphère des vues courtes et des idées étroites. » C'était en vain qu'on voulait comparer cette politique vulgaire, mesquine, insuffisante, stérile, à la politique large, glorieuse et féconde des membres du cabinet du 18 Avril. Ceux-ci avaient enfin découvert un but national bien déter­miné. Ils savaient que la Belgique devait chercher sa grandeur et sa force dans le « développement national. » Des hommes de cette impor­tance « pouvaient laisser leurs adversaires se débattre dans une sphère inférieure.» Grâce à eux, les diverses nuances de l'opinion libérale faisaient, dans le sens de l'union et de la modération, des progrès tel­lement étendus qu'ils déconcertaient toutes les prévisions. Les plaintes de leurs adversaires étaient des « pauvretés, des griefs ridicules. » On ne leur opposait que « de petites passions, de petits intérêts, de petites intrigues.» Pour commander l'estime des esprits raisonnables de tous les partis, les ministres n'avaient qu'à rester eux-mêmes. « De quelles grandes fautes accuse-t-on la politique que le cabinet a suivie ? » Quels actes lui reproche-t-on ?.. Est-ce de méconnaître la grandeur des devoirs d'un gouvernement qui préside à la fondation d'un État nouveau?.. Oh! non, loin de là, l'opposition qu'il rencontre ne paraît pas même soupçonner qu'à cette hauteur il y ait pour un gouverne­ment des devoirs à remplir ou des erreurs à éviter. Elle ne prend pas ses armes dans une sphère si élevée.» (Note de bas de page : Revue nationale, t. III (1840), p. 422 à 446)

M. Devaux savait que toutes ses paroles étaient accueillies, com­mentées et scrutées comme autant de manifestations de la pensée, des vues et des tendances du cabinet. Il n'ignorait pas que, malgré ses dénégations, on persistait à l'envisager comme une sorte de pré­sident invisible du conseil. Il savait que les catholiques avaient conçu des soupçons et des craintes. Et au moment où un ministère, choisi dans les rangs de la minorité, s'efforçait de calmer ces craintes, de dissiper ces méfiances, lui, l'un des fondateurs de l'administration nouvelle, l'un .des hommes les plus influents et les plus éclairés de la nuance à laquelle appartenaient les ministres, proclamait avec orgueil les progrès du libéralisme et l'impuissance de ses adversaires !

(page 68) Il accablait de son dédain l'homme d'État qui pendant sept années avait eu pour appui la très grande majorité des deux Chambres !

De même que les individus, les partis obéissent à l'instinct de con­servation. Quand ils se sentent menacés dans leur existence, ils se raniment, se redressent et comptent leurs forces. Une opinion systé­matiquement exclue du pouvoir ne tarde pas à devenir méfiante et soupçonneuse, puis impatiente et hostile. C'est une vieille histoire à laquelle chaque jour ajoute un nouveau chapitre.

 

32. 6. La question de confiance à l’occasion du budget des travaux publics (février 1841)

 

La veille de la discussion du budget des travaux publics (18 Février 1841), la plupart des députés catholiques se réunirent en conférence générale, à l'hôtel du baron de Sécus. On y discuta la question de savoir s'il ne convenait pas de provoquer un débat politique, afin de mettre le ministère en demeure de désavouer les doctrines de la Revue nationale.

Les opinions émises dans cette assemblée furent très divergentes. Livrer une bataille ministérielle sur le terrain du budget le plus populaire, le plus en rapport avec les intérêts directs d'un nombre con­sidérable d'arrondissements ruraux, c'était se priver de l'appui de plusieurs députés qui, en toute autre occasion, se seraient franche­ment associés à leurs coreligionnaires politiques. Combattre le ministère en se fondant, non sur ses actes, mais sur les tendances présumées de sa politique, c'était imiter le libéralisme exclusif qui, depuis dix années, basait ses préventions, ses clameurs et ses haines sur les tendances liberticides qu'il attribuait à ses adversaires. Enfin, deman­der le renversement du cabinet, avant que des actes patents, nombreux et irrécusables eussent atteste son intolérance politique, c'était renoncer à l'appui de ces hommes modérés, toujours si nombreux en Belgique, qui veulent éviter la lutte aussi longtemps qu'elle n'a pas revêtu le caractère d'une nécessité impérieuse. A la vérité, les griefs n'auraient pas complètement manqué aux réquisitoires de la majorité. Les faveurs accordées aux libéraux, la mission donnée au baron de Stassart, et, plus que tout le reste, les rapports intimes de M. Devaux avec des ministres qu'il avait désignés au choix de la couronne, étaient des faits au moins suffisants pour motiver une demande en désaveu des doctrines de la Revue nationale; mais, en dernier résultat, e'étaient surtout les tendances attribuées au cabinet qui devaient entrer en ligne de compte. Exposée à subir un échec au sein de la Chambre (page 69) des Représentants, l'opposition pouvait, il est vrai, compter sur un triomphe assuré dans l'enceinte du Sénat ; mais cette lutte à outrance allait avoir pour premier effet de passionner le pays et de grouper définitivement, autour de MM. Rogier, Lebeau et Devaux, toutes les nuances de l'opinion libérale. C'était pousser une foule d'hommes, jusque-là modérés, sur la pente où glissent fatalement les partis extrêmes ; c'était, en un mot, procurer au parti libéral une homo­généité qu'il n'avait jamais connue depuis l'avènement de la dynastie nationale. Il était mille fois préférable d'attendre le développement du système ministériel, jusqu'au jour où l'on pourrait se prévaloir d'un de ces faits qui, comme l'incident Van der Smissen, ont un reten­tissement profond dans le pays et entraînent toujours les suffrages des indifférents et des tièdes. Le ministre de l'Intérieur avait annoncé la présentation d'un projet de loi sur l'enseignement moyen, et les soupçons des catholiques, en les supposant fondés, ne pouvaient man­quer d'y trouver une justification éclatante.

Toutes ces objections se firent jour, et finalement il fut résolu que, tout en laissant à chacun la liberté de son vote, on ne poserait pas la question ministérielle à l'occasion du budget des travaux publics. Les uns, et c'étaient les plus nombreux, déclarèrent qu'ils voteraient pour le budget ; les autres manifestèrent l'intention de voter contre ; d'autres encore se dirent résolus à s'abstenir; mais, nous le répétons, l'assemblée prit ]a résolution formelle de ne pas soulever la question de cabinet; elle décida seulement. que, pour manifester les défiances et les craintes de la majorité, on se livrerait à quelques attaques de détail, à quelques critiques secondaires. Elle voulait donner un nouvel avertissement, mais non pas ménager un échec aux ministres (Note de bas de page : Notre récit se trouve ici en opposition formelle avec le langage de la presse libérale de l'époque ; mais nous pouvons affirmer, avec une certitude entière, que les faits se sont passés tels que nous venons de les rapporter).

C'était incontestablement le parti le plus sage. Deux fois, en 1831 et en 1832, les catholiques s'étaient trouvés en présence d'un ministère exclusivement libéral, sans que leurs libertés religieuses ou politiques eussent reçu la moindre atteinte. Les deux ministres dont l'attitude inspirait surtout des craintes avaient figuré, en 1828, parmi les promo­teurs les plus ardents de l'union, et deux ans plus tard, au sein du (page 70) Congrès, ils avaient parlé et voté en faveur de toutes les libertés chères à l'Église. Il était juste et logique de ne pas leur déclarer la guerre avant d'avoir acquis des preuves manifestes, évidentes, irrécusables, d'une ligue conclue entre eux et la fraction intolérante du libéralisme. Renverser le cabinet sur des soupçons qui n'avaient d'autre fondement qu'un petit nombre d'actes secondaires ; faire aux ministres un procès de tendances, c'était suivre de nombreux exemples donnés par les assemblées parlementaires d'Angleterre et de France ; mais c'était aussi s'exposer à l'accusation de placer les rancunes au-dessus de la justice, l'amour des portefeuilles au-dessus du patriotisme. La résolution prise chez le baron de Sécus méritait à tous égards la préférence. Le corps électoral était loin d'être convaincu de l'avènement d'une politique exclusive.

Malheureusement, ce plan dicté par la prudence et la raison fut brusquement abandonné pendant les discussions. Malgré la résolution prise à l'hôtel de Sécus, un débat politique, bruyant et passionné, s'engagea sur le terrain du budget des travaux publics.

Moins patient que ses collègues, un député de Tournay, M. Doi­gnon, dont la rude franchise était connue de la Chambre, au lieu de se borner à quelques critiques de détail, souleva tout à coup la question ministérielle et politique. Après avoir esquissé le portrait de ce mauvais libéralisme, « dont tout le principe n'est au vrai que l'amour de soi, » M. Doignon s'écria: « Le ministère actuel a-t-il pris l'attitude qu'il convient de prendre vis-à-vis de ce libéralisme ? Est-il bien exempt de tous reproches ? S'est-il bien préservé de ses attein­tes ? ... Je plains sincèrement le ministère s'il est dans cette situation. Si cette tendance existe, notre devoir est de protester, notre devoir est de la dénoncer au pays, aux amis de l'ordre, aux amis intérieurs et extérieurs de notre nationalité et de notre indépendance » (Séance du 26 Février 1841, Moniteur du 27).

Au lieu de relever les attaques de M. Doignon avec prudence et réserve, M. Rogier remercia l'orateur d'avoir transporté le débat sur le terrain de la politique, et, de son côté, il s'y plaça sans réticence. M. Dechamps, qui, tout en restant fidèle à la résolution prise chez le baron de Sécus, ne voulait pas que les principes et les droits de la majorité demeurassent sans défense, répondit au ministre des Travaux (page 71) publics avec une modération à laquelle ses adversaires furent obligés de rendre hommage ; puis, pour détourner la discussion et la ramener dans le cercle du budget, il s'étendit longuement sur une question spéciale, la seule sur laquelle il se fût préparé à parIer. Le débat politique était engagé, mais le calme pouvait être aisément rétabli sur tous les bancs de la Chambre. Rien n'annonçait encore que le budget des travaux publics allât servir de champ de bataille aux deux grandes opinions nationales (Note de bas de page : M. Dechamps s'était proposé de traiter la seule question du concours annuel entre les établissements d'enseignement moyeu, placés à cette époque sous la surveillance du ministre des Travaux publics. Forcé d'aborder la politique générale, il le fit avec une modération que M. Lebeau s’empressa de reconnaître. (Voy. le discours de M. Lebeau au Moniteur du 27 Février 1841, 2e Suppl.). - Nous venons de dire que M. Rogier saisit avec empressement l'occasion de soulever un débat politique. Notre opinion est ici parfaitement d'accord avec celle de M. Devaux. « Le ministère, dit-il, désirait une discussion publique... Il s'empressa, après le discours d'un seul opposant, d'accepter et d'élargir lui-même la discussion politique et d'appeler ouvertement ses adversaires dans la lice qu'il leur ouvrait.» (Revue nationale, t. IV, p. 277.)).

 Un discours vif et agressif de M. Lebeau engagea la lutte sur toute la ligne.

On le sait : les craintes des catholiques provenaient en grande partie de la théorie de la prépondérance libérale professée par M. Devaux ; ce qu'ils voulaient avant tout, c'était le désaveu des doctrines de la Revue nationale. Or, M. Lebeau, abordant à son tour cette matière épineuse, se prononça hautement en faveur de l'homogénéité politique de l'administration centrale. Il faut, disait-il, que chacun reste digne en entrant au pouvoir et reste digne en le quittant ; et, à son avis, pour conserver cette dignité, il fallait répudier ces pactes ministériels dans lesquels chacun semble céder une partie de ses principes. « Nous avons pensé, disait-il, que ce qu'il fallait au pays, c'était un cabi­net homogène, un cabinet dans lequel chacun professât les mêmes principes généraux de gouvernement... Nous n'avons pas senti le besoin de donner des cautions contre certaines défiances, parce qu'aucun de nous n'a éprouvé en lui-même la moindre antipathie, la moindre hostilité contre aucune opinion modérée et vraiment constitutionnelle. » M. Lebeau termina son discours par une de ces phrases à effet qui, rarement conformes à la modération et à la vérité, ont toujours pour premier résultat de blesser profondément les hommes (page 72) qu'elles prétendent réduire au silence. « Nous ne sommes pas, s'écria-t-il, les héritiers d'une philosophie surannée, passée à l'état de friperie; mais nous ne reculerons pas non plus vers une autre sphère d'idées qui nous ramèneraient à 1790, c'est-à-dire, jusqu'à Vandernoot. » C'était condamner indirectement l'union patriotique de 1830 ; c'était flétrir l'administration précédente et tous les ministères mixtes en général, en les présentant comme le résultat d'une lâche concession de principes ; c'était s'associer aux accusations de cette partie de la presse qui attribuait aux catholiques la pensée absurde de viser au rétablissement de l'ancien régime; c'était la doctrine de la Revue nationale reproduite et commentée à la tribune.

Dès cet instant, la résolution prise chez le baron de Sécus fut com­plètement abandonnée. Les chefs de l'opinion catholique se concertèrent et prirent, sur les bancs mêmes de la Chambre, le parti extrême de livrer une bataille à outrance.

Ce fut en vain que le ministre de la Justice, dont la haute raison prévoyait les conséquences déplorables de ces luttes ardentes, s'efforça de rétablir le calme et l'union, en désavouant nettement les théories exclusives de la Revue nationale. « Je ne répèterai pas, s'écria-t-il, ce que j'ai dit à plusieurs reprises dans cette enceinte; je me résumerai en peu de mots: « fermeté et impartialité pour toutes les opi­nions.» Je crois que c'est là la position que doit prendre un gouver­nement. - Nous imputerait-on des doctrines qui nous sont tout à fait étrangères ? Nous en ferait-on un tort? A un pareil reproche il n'y a d'autre réponse qu'une dénégation formelle. Le minis­tère est tout à fait étranger à ces écrits. Les doctrines qui y sont émises, nul n'a le droit de les lui attribuer ; elles n'ont rien de  commun avec celles qu'il a proclamées ici et dont il n'a dévié ni ne déviera. Ces doctrines, je le dis avec regret, divisent le pays en deux camps ; les catholiques et les libéraux ; et cette division, je la répudie pour mon compte ; je vois avec peine que des hom­mes sensés et de bonne foi puissent y voir l'état réel de la Belgique et y entretiennent ainsi des opinions erronées dont l'effet doit être tôt ou tard de désunir et d'affaiblir le pays. - Pour le ministère, Messieurs, il n'y a ni catholiques ni libéraux; il n'y a que des citoyens belges tous égaux devant la loi.» S'exprimant ensuite sur l'influence sociale du catholicisme en véritable homme d'État, (page 73) M. Leclercq ajouta : « ... Si je dois expliquer toute ma pensée, et aller encore plus avant, je dirai qu'à mes yeux la Belgique est fonciè­rement catholique; que c'est le catholicisme qui la distingue nationa­lement, et que ce caractère, il est heureux qu'elle l'ait, parce qu'à l'intérieur il forme pour elle un lien, une des plus grandes forces de cohésion de la société, un modérateur qui prévient ce que pourraient avoir de dangereux nos principes de liberté et nos institutions politiques, si un esprit de religion et un profond sentiment du devoir n'animaient toute la nation et ne retenaient la société dans les limites hors desquelles elle cesse d'être; parce que, pour l'extérieur, il est un gage d'ordre et de stabilité, qui étouffera peu à peu les préventions que notre révolution a pu inspirer. Ce caractère, nous devons le conserver précieusement, nous ne pouvons le perdre sans nous perdre avec lui » (Séance du 26 Février, Moniteur du 27).

Certes, il n'était pas possible de désavouer plus clairement, plus positivement, les doctrines prêchées par la Revue nationale. Mais l'honorable M. Leclercq n'était pas personnellement en cause, pas plus que son collègue de l'Intérieur, M. Liedts. L'un et l'autre possédaient l'estime et la confiance de l'opposition. On voulait que les théories de M. Devaux fussent désavouées par M. Rogier et par M. Lebeau, par ce demier surtout, parce que son autorité était prépondérante au sein du conseil des ministres. Or, on l'a vu, loin de désavouer la Revue, M. Lebeau s'était efforcé d'établir à son tour la nécessité de l'homogénéité politique des cabinets.             .

Le lendemain, le débat fut repris avec une ardeur nouvelle. M. le ministre de la Justice posa nettement la question politique. Réclamant l'adoption du budget comme un témoignage de confiance, il déclara que, dans l'hypothèse d'un rejet, les ministres se retireraient, soit immédiatement, soit après avoir fait un appel au pays. Fatigué des tiraillements qui entravaient sa marche, le cabinet acceptait la lutte comme un moyen de sortir d'une position indécise et précaire. Des renseignements recueillis par ses amis lui permettaient de croire que la majorité de la Chambre voterait en faveur du budget, et il espérait que, dans ce cas, le Sénat, où l'élément catholique occupait une posi­tion prépondérante, s'abstiendrait d'entrer à son tour dans la lice. (page 74) C'était cet espoir qui l'avait déterminé à parler d'un appel éventuel au pays.

Mais la menace d'une dissolution n'était guère propre à calmer les appréhensions des adversaires des ministres. Les, débats se prolongèrent pendant plusieurs séances, et, pour la première fois depuis l'avènement de la dynastie nationale, les tribunes publiques couvri­rent d'applaudissements chaleureux les discours politiques des minis­tres.

Nos annales parlementaires renferment peu d'exemples d'une discus­sion aussi imposante, aussi solennelle. De part et d'autre on luttait avec le même talent, la même conviction, le même espoir dans l'avenir. Une grande opinion nationale, qui s'était montrée plus que désintéressée dans les régions officielles, brusquement frappée d'ostracisme, serrait ses rangs, réunissait ses forces, défendait ses titres, récla­mait ses droits et professait courageusement les doctrines de l'Union de 1830. Une agitation extraordinaire régnait aux abords de la Chambre et dans les tribunes. La presse libérale tout entière, oubliant ses longues querelles intestines, unie pour la première fois dans la pour­suite d'un but commun, appuyait énergiquement les ministres. « Ici, s'écriait M. Devaux, ce qu'on nous appelle à faire, c'est non de désapprouver un acte du ministère, mais de vaincre une opinion... Une opinion ainsi violemment vaincue serait quelque chose de très­ grave ; une opinion ainsi gratuitement outragée, violemment repous­sée, ne se résigne pas comme des individus peuvent le faire. » (Séance du 1er Mars, Moniteur du 3). Le député-publiciste ne s'apercevait pas qu'il justifiait ainsi toutes les plaintes et toutes les méfiances des catholiques. N'avait-il pas érigé en système le fait de leur infériorité politique ? N'avait-il pas célébré les funérailles de leur influence ministérielle et l'avènement définitif du libéralisme ? Il se trouvait précisément en présence d'une opinion gratuitement outragée qui ne voulait pas se résigner. Selon l'expres­sion énergique de la Revue de Bruxelles, les catholiques déchiraient le certificat de décès politique que les amis des ministres leur avaient si généreusement délivré  (Février 1841, Chronique politique, p. X.)

 Les débats se terminèrent par un succès qui, dans les circonstances (page 75) où l'on se trouvait, équivalait à une défaite. Le budget des travaux publics fut adopté par 49 voix contre 39 et 3 abstentions. La Chambre renfermait un grand nombre de fonctionnaires, et ceux-ci avaient pres­que tous voté en faveur de leurs chefs. D'autres membres, tout en émettant un vote affirmatif, disaient hautement qu'ils n'approuvaient pas les tendances du ministère, et expliquaient leur attitude par cette seule considération, qu'il fallait attendre des actes plus nombreux et plus décisifs avant de rendre un verdict parlementaire défavorable à l'administration centrale. Ajoutons que le budget des travaux publics se trouve intimement en rapport avec les intérêts de clocher, toujours si tenaces et si redoutables pour le député qui se place au-dessus de leur influence. Sous le cabinet précédent, la Revue nationale avait fait ressortir l'importance des 21 voix qui s'étaient prononcées contre le budget des affaires étrangères. Or, ici une opposition de 39 voix se produisait à propos du budget des travaux publics, toujours le plus populaire parce qu'il se trouve en contact avec tous les intérêts locaux que les membres des Chambres sont appelés à défendre.

 

32. 7. L’adresse du sénat et la dissolution du cabinet

 

Quels que fussent du reste les mobiles qui avaient dirigé la majorité de la Chambre, un fait malheureusement incontestable, c'est que la lutte était loin d'être terminée. En effet, au moment où les amis et les adversaires des ministres discutaient la valeur du vote, on apprit que le Sénat allait protester à son tour contre la théorie des cabinets homo­gènes.

Cette fois le débat politique s'ouvrit sur le terrain du budget de l'intérieur. Plusieurs sénateurs, jugeant très sévèrement l'esprit qui avait présidé à la combinaison ministérielle, demandèrent la modification et même la retraite du cabinet. Il leur semblait étrange, injuste, inexplicable, que pas un membre de la majorité n'eût été jugé digne de participer à la direction des intérêts généraux du pays. Ils parlaient sérieusement du rejet du budget comme d'une mesure indispensable pour rentrer dans les voies normales de la politique unioniste.

Enhardis par le vote de l'autre Chambre, les défenseurs du cabinet furent loin d'aborder ce nouveau champ de bataille avec la prudence et l'habileté que réclamaient les circonstances. Ils affectèrent d'assimiler le Sénat belge à la Cour des Pairs de France, à la Chambre des Lords d'Angleterre, pour en conclure que, de même que ces assemblées, il formait un pouvoir essentiellement modérateur, qui ne pouvait, sans (page 76) sortir de son rôle et de sa mission, avoir recours à la mesure extrême du rejet d'un budget. C'était oublier qu'une assemblée, issue des suffrages du corps électoral et périodiquement soumise au contrôle de la réélec­tion, ne pouvait être comparée à des Chambres aristocratiques, qui ne tiennent leur mandat que de la confiance royale, dont les membres sont nommés à vie ou même à titre héréditaire, et au sein desquelles les ministres peuvent toujours déplacer la majorité à l'aide d'une four­née supplémentaire. C'était commettre, une grave imprudence que de dénier au Sénat la partie la plus importante de ses attributions, le rejet d'un budget, à l'heure même où il avait conçu des craintes sur l'attitude du gouvernement à l'égard des intérêts qui étaient particulièrement représentés dans son enceinte. Quand une assemblée devient inquiète et soupçonneuse, quand des appréhensions plus ou moins légitimes se sont répandues dans ses rangs, ce n'est pas en amoindrissant son rôle qu'on lui rend la paix et la confiance.

C'était surtout le ministre des Affaires étrangères qui avait pris à sa charge le développement de cette thèse. Non seulement il poussa la comparaison entre le Sénat et les assemblées aristocratiques de France et d'Angleterre à ses dernières conséquences, mais il se permit d'insi­nuer que le pays pourrait fort bien envisager l'attitude du Sénat comme un acte de vengeance exercé par la noblesse sur un cabinet issu des classes moyennes. Il oubliait que ces sentiments d'une ignoble jalousie n'avaient jamais animé la noblesse belge, toujours dévouée aux intérêts et aux libertés du peuple. Ancien ministre du régent, M. Lebeau aurait dû se rappeler que la Constitution démocratique du royaume était l'œu­vre d'un Congrès qui, sur un nombre total de 200 membres, comptait 71 nobles parmi les délégués de la nation victorieuse (Voy. les discours de M. Lebeau (Moniteur du 13 et du 16 Mars)).

Cependant l'irritation, plus vive que profonde, se serait peut-être calmée, si le cabinet tout entier avait franchement et loyalement désavoué les théories exclusives de la Revue nationale. Mais ici encore le ministère prit une attitude qui n'était pas de nature à dissiper les craintes de la majorité. « Un recueil politique, dit le baron Dellafaille, se trouve dirigé par l'ami intime et le confident de deux ministres. L'auteur doit se tromper bien difficilement sur leurs vues, car, suivant la remarque très juste d'un autre recueil, il peut passer pour (page 77) le simple sténographe de leurs conversations. Il ne peut guère se tromper non plus sur les intentions d'un cabinet qu'il a créé. Il doit donc être généralement considéré comme exprimant la pensée du ministère. Eh bien ! le manifeste qu'il a lancé à l'avènement de ses amis, ses démonstrations ultérieures et toutes récentes sont une déclaration de guerre à la participation des catholiques aux affaires de l'État. A-t-il cédé à son exagération particulière et méconnu les vues d'hommes plus modérés ? Il se peut ; mais il fallait écarter ce brûlot à son apparition. Un désaveu a été arraché, il y a quinze jours seulement, et il est sorti de 1a bouche de celui de tous les ministres (M. Leclercq) qui en avait le moins besoin ; de celui des ministres dont la présence au cabinet avait peut-être tempéré les craintes et retardé leur explosion. Les deux ministres les plus compromis par cette publication n'ont pas encore, jusqu'à présent, trouvé un mot pour répudier la solidarité de pareils principes » (Séance du 12 Mars, Moniteur du 13). A cette inter­pellation si nette et si pressante, M. Rogier répondit, avec un em­pressement qui honorait son cœur, mais qui ne faisait que doubler les inquiétudes de la majorité : « Je n'ai jamais désavoué mes amis ! » (Ibid.) Et le lendemain, passant de la personne de son ami aux doctrines de la Revue nationale, il accepta hautement la solidarité des théories politiques de ce recueil. Il se contenta de dire que ces doctrines étaient exagérées et dénaturées par l'esprit de parti (Séance du 13 Mars, Moniteur du 14).

Depuis cinq jours ces débats irritants occupaient et agitaient l'assem­blée, lorsque tout à coup, dans la séance du 16 Mars, à la grande surprise des spectateurs qui remplissaient les tribunes, onze membres réclamèrent le comité secret. Ayant acquis la conviction que plusieurs sénateurs éprouvaient de la répugnance à recourir à la mesure extrême du refus d'un budget, ils avaient imaginé de manifester la désapproba­tion de l'assemblée sous la forme plus adoucie et plus respectueuse d'une adresse au roi. Immédiatement après l'évacuation des tribunes, l'un d'eux donna lecture d'un projet conçu en ces termes :

« Sire, la nationalité belge a été fondée par l'union d'opinions divergentes, réunies dans un but commun. Le maintien de cette union peut seule permettre le développement des nombreux éléments de (page 78) prospérité que possède le royaume et garantir son existence poli­tique. – Les divisions déplorables qui se sont manifestées pendant cette session, dans le sein de la représentation nationale, sont une preuve nouvelle de l'impuissance où se trouvent les assemblées légis­latives de s'occuper des besoins réels de la nation, lorsque les par­tis s'éloignent au lieu de se rapprocher. – Une telle situation, Sire, entrave la marche régulière de l'administration et lèse les intérêts les plus chers à la Belgique. - C'est sous ce point de vue surtout que le Sénat a dû s'en préoccuper. Pouvoir essentiellement modé­rateur, ses efforts tendront à concilier les opinions dans l'intérêt général. – Le Sénat regarde comme un devoir d'appeler l'attention de Votre Majesté sur une position qui peut faire naître de véritables dangers ; il place toute sa confiance dans cette haute sagesse, dans cette impartialité auxquelles toutes les opinions se plaisent à rendre un juste hommage. Il a la conviction que, quels que soient les moyens que Votre Majesté croie d’avoir employer pour arrêter de funestes divisions, les hommes sages et modérés viendront s'y rallier et prêteront ainsi à la royauté, placée au-dessus de tous les partis, l'appui nécessaire pour remplir la mission qui lui est assignée. – Votre Majesté peut compter sur le dévouement inaltérable du Sénat et sur son loyal concours à vos vues éclairées pour la prospérité et l'union de la patrie.» (Note de bas de page : Les signataires étaient MM. le baron Dubois de Nevele, le baron de Peuthy, Van Saceghem, le comte Vanderstraeten de Ponthoz, d'Hoop, le comte de Briey, le baron Dellafaille, le baron de Pélichy, de Rouillé, le baron de Stockhem, le baron de Mooreghem.)

Dans la séance du lendemain, cette adresse fut prise en considération par 23 voix contre 19 et renvoyée aussitôt à une commission nommée par le bureau. Ce fut en vain que les ministres combattirent vivement cette mesure et posèrent nettement la question de cabinet. La majorité de l'assemblée, jalouse de maintenir la politique féconde et nationale de l'Union, était décidée à porter ses plaintes au pied du trône. La com­mission fit son rapport avant la fin de la séance, et l'adresse, telle que l'avaient formulée ses auteurs, fut adoptée par 23 voix contre 19. La majorité eût été bien plus forte si quelques sénateurs catholiques ne s'étaient pas séparés de leurs collègues, parce que la lutte leur sem­blait inopportune et prématurée.

(page 79) Deux jours plus tard, une députation du Sénat se rendit au palais pour remettre l'adresse aux mains du roi (Note de bas de page : Le tirage au sort des membres de la Commission amena un incident regret­table. A l'appel de son nom, M. de Haussy s'écria: « Je refuse de faire partie d'une députation chargée de présenter au roi une adresse que je crois attentatoire aux droits de sa couronne. » Le comte de Quarré fit une déclaration analogue, aux applaudissements chaleureux du public des tribunes. - Le roi répondit à la Commission: « Messieurs, je reçois l'adresse du Sénat. Je n'ai jamais douté de ses bonnes intentions. J'examinerai cette adresse avec attention. » (Moniteur du 18 Mars 1841)

 L'agitation causée par cette démarche peut être comparée sans exagération à celle qui régnait dans toutes les provinces pendant les mémorables débats qui précédèrent le traité de paix de 1839. Les nuances extrêmes du libéralisme, qui nourrissaient encore des pensées de méfiance ou d'hostilité envers MM. Rogier et Lebeau, se rallièrent immédiatement au ministère avec un élan extraordinaire. Un formi­dable concert de récriminations, de menaces et d'injures retentit dans les colonnes d'une foule de journaux qui, acquis jusque-là à toutes les oppositions, avaient endossé pour la première fois la livrée ministé­rielle. Les démocrates eux-mêmes, toujours en petit nombre, mais toujours actifs et bruyants, se mirent à lancer des traits contre une « assemblée aristocratique » qui, disaient-ils, voulait ramener les ténè­bres de la théocratie et les iniquités de l'ancien régime.

Mais bientôt se produisit un fait infiniment plus grave. Les conseils communaux, oubliant leur rôle de corps administratifs chargés de la direction des intérêts exclusivement locaux, se mirent à juger, à con­trôler, à blâmer les actes des Chambres, et votèrent à leur tour des adresses au roi pour demander le maintien du ministère libéral. Soixante communes, parmi lesquelles figuraient les villes les plus importantes, se permirent cette grave infraction aux règles fondamen­tales de notre droit public. Les ministres n'eurent pas le courage de blâmer ces démarches inconstitutionnelles. Au lieu de dire au pays que le maintien de la liberté exige que chaque pouvoir se renferme dans le cercle de ses attributions propres, ils gardèrent un silence que leurs subordonnés accueillirent comme une approbation tacite. Loin de formuler un blâme, la presse ministérielle annonçait minu­tieusement l'arrivée de chaque manifeste communal.

Nous avons déjà dit que le renversement du cabinet, au moment (page 80) où l'on ne pouvait lui reprocher d'autre grief sérieux que les tendances de sa politique, était une mesure à la fois inopportune et dangereuse. L'expérience n'a que trop prouvé que l'adresse de 1841, loin de ramener l'union et la paix dans les régions officielles, fut en réalité un nouveau brandon de discorde, une nouvelle et inépuisable source de haines et de luttes. Mais s'ensuit-il que le Sénat n'eût pas le droit de signaler à l'attention du chef de l'État les dangers d'une attitude qui tendait à fonder la politique nationale sur un système d'exclusion, injuste dans son point de départ, périlleux dans ses conséquences, humiliant dans son exer­cice pour une grande opinion largement représentée dans le pays et dans les Chambres ? Nous ne le pensons pas. On peut différer d'avis sur l'opportunité, mais non pas sur la légalité de l'adresse. Le Sénat représente la nation au même degré que la Chambre des Représen­tants. L'un et l'autre sont les délégués du même corps électoral. L'un et l'autre sont l'expression de la souveraineté nationale. Si la Constitu­tion requiert pour l'entrée au Sénat des conditions d'âge et de cens qui ne sont pas exigées pour l'éligibilité à la Chambre populaire, c'est uniquement pour préserver ses décisions de toute ardeur inopportune, de toute précipitation dangereuse. Loin de restreindre l'exercice de ses prérogatives, l'existence de ces conditions sévères ne le rend que plus apte à faire entendre sa voix au milieu des clameurs des partis et des passions en effervescence. Quand le Sénat croit la paix publique menacée d'un péril réel, il peut, de même que la Chambre des Repré­sentants, communiquer respectueusement, ses craintes à la sagesse royale. En France, sous le cabinet présidé par le général Dessolle, la Cour des. Pairs, si souvent citée dans ces débats, avait voté, malgré les ministres, une adresse au roi pour le supplier de présenter aux Chambres une loi électorale moins favorable au parti libéral (Voy. le Moniteur universel du 4 Mars 1819). Prier le roi d'user de ses prérogatives pour calmer les esprits et maintenir la politique nationale dans la ligne de la modération et de l'équité, ce n'est pas porter atteinte aux droits de sa couronne. La Constitution attribue au roi la nomination et la révocation des ministres ; mais elle lui donne aussi le droit de négocier et de conclure des traités de paix. Or, en 1832, M. Lebeau, M. Rogier, M. Devaux et tous leurs amis avaient voté en faveur d'une adresse qui appelait l'attention de la cou­ronne (page 81) sur les dangers que pouvait offrir une négociation directe avec la Hollande avant l'évacuation du territoire. Tellement il est vrai que les esprits les plus éclairés ne sont pas à l'abri des suggestions de l'intérêt personnel et de l'aveuglement systématique des passions poli­tiques (Note de bas de page : Voy. t. 1, p. 241. Le ministre de la Justice (M. Leclercq), dont la compé­tence ne sera niée par personne, en fit lui-même l'aveu, dans la séance du Sénat du 17 Mars. « Il nous semble, disait-il, que les précédents qui ont eu lieu dans les deux Chambres et qui nous présentent des votes d'adresse sur des points touchant à la prérogative royale, mettent hors de doute la constitutionnalité de cette adresse ; nous n'y voyons qu'une question de convenance... » (Moniteur du 18 Mars 1841.) Avait-on porté atteinte à la prérogative royale lors­que, en Mai 1832, les deux Chambres votèrent une adresse pour prier le roi de refuser son assentiment à des plans qu'on attribuait à la Conférence de Londres ? (Voy. 1. 1, p. 241.) - M. Van den Peereboom défend l'opinion contraire (Du gouv. représ. en Belg., t. l, p. 309) ; il base son système sur une affirmation impossible à admettre en droit et en fait : à savoir que le Sénat n'est pas au même degré que la Chambre une branche du Parlement ou l'expression du vœu populaire. Nous croyons avoir suffisamment réfuté cette objection (Voy. ci-des­sus,p.80)).

On ne doit pas non plus accepter sans réserve les théories d'une partie de la presse sur l'iniquité des procès de tendance (Note de bas de page : C'était encore un terme d'importation française. On sait que la législation française sur la presse, votée en 1822, permettait d'incriminer la tendance résul­tant d'un ensemble d'articles successivement publiés). Nous avons fran­chement avoué que l'opposition eût agi plus sagement en attendant des actes manifestes, des faits irrécusables, avant de s'engager dans une lutte sérieuse ; mais les reproches qu'on veut lui adresser à ce sujet ne doivent pas s'éloigner de la question d'opportunité. Si un cabinet exclusivement catholique était arrivé aux affaires, et qu'en même temps l'organisateur de ce cabinet, le confident, l'ami intime des ministres, se fût permis de dire et d'écrire que désormais les catholiques entendaient régner en maîtres, aurait-on trouvé un seul député libéral qui ne se fût pas écrié que le ministère n'avait pas sa confiance ? Or, c'était là pré­cisément la position parlementaire des ministres. Les catholiques n'avaient émis qu'un vote de défiance ; ils s'étaient contentés de protes­ter contre l'ostracisme politique dont on voulait les frapper. Le procès de tendance n'était ici qu'un refus de confiance. Les sénateurs refu­saient leur concours, parce que la combinaison ministérielle ne leur semblait pas offrir des garanties suffisantes pour le maintien de la (page 82) politique généreuse de 1830. Ils ne demandaient pas une mise en accu­sation ; ils déclaraient simplement que le programme ministériel, com­menté par la Revue nationale, leur inspirait des craintes légitimes. Les Chambres ne sont pas obligées de se renfermer strictement dans le cercle des actes accomplis sous l'impulsion des hommes qui occupent le pouvoir ; elles ont le droit d'examiner si l'esprit qui souffle dans les régions officielles est bien réellement l'esprit national. Elles peu­vent incontestablement demander des garanties et indiquer parmi ces garanties une nouvelle répartition des portefeuilles. Est-ce que toutes les attaques dirigées contre le cabinet de 1834, où les ministres libé­raux se trouvaient cependant en majorité, étaient autre chose qu'un procès de tendance, qu'une interminable série de déclamations sur l'existence présumée d'une influence occulte ? Les défenseurs du cabi­net aimaient à citer l'exemple de la pairie française. Pourquoi gar­daient-ils le silence sur la Chambre des Députés? Pourquoi ne disaient-­ils pas que le vote négatif dans la question des fonds secrets y était, au début de chaque administration nouvelle, un véritable procès de tendance que l'opposition intentait aux ministres ? Ici encore l'homme impartial avouera que le Sénat ne portait aucune atteinte aux institutions constitutionnelles du pays. Il n'y verra, comme nous, qu'une question d'opportunité.

Trois semaines s'écoulèrent dans l'attente de l'exercice de la pré­rogative royale, trois semaines pleines d'agitation, d'anxiété, de trouble moral, pendant lesquelles la presse des deux partis discutait les actes du pouvoir et l'adresse du Sénat, avec une ardeur fiévreuse qui seule suffisait pour prouver que la politique unioniste avait reçu une atteinte profonde.

On ne tarda pas à connaître les propositions que le conseil des ministres avait soumises à la sanction royale. On apprit que les idées et les projets du cabinet se trouvaient formulés dans un mémoire rédigé par M. Lebeau.

Dans ce document, très remarquable sous le rapport de la forme, M. Lebeau commençait par énumérer les raisons qui, à son avis, rendaient nécessaire la dissolution des deux Chambres. La députation de cinq provinces devant être bientôt soumise à la réélection, le ministre ne voyait pas grand inconvénient à étendre l'élection à quatre autres provinces. Cette mesure lui semblait même très utile, parce que toutes (page 83) les probabilités faisaient supposer que le renouvellement partiel n'au­rait pas changé notablement l'aspect de la chambre des Représentants, et qu'ainsi on se serait trouvé, un peu plus tard, en présence du même conflit, des mêmes causes d'irritation, de la même nécessité d'un appel au pays. Les élections de Juin 1841 accomplies, les esprits se seraient préoccupés immédiatement des élections de Juin 1843 ; les mêmes inquiétudes, les mêmes appréhensions auraient continué d'agiter le pays. Aux yeux de M. Lebeau, il était infiniment préférable d'ob­tenir un résultat immédiat et décisif. Il affirmait que, dans la pro­vince de Liége, le ministère était entouré d'une grande popularité. Il ajoutait que, dans la ville de Gand, une partie de l'opinion catho­lique et une très grande partie de l'opinion orangiste soutenaient le cabinet. Ailleurs encore il apercevait des symptômes favorables. La conclusion de toutes ces prémisses était que la dissolution des deux Chambres, opérée dans les circonstances où l'on se trouvait, aurait laissé aux catholiques une minorité d'environ trente voix, nombre suffisant pour servir de contrepoids utile à l'action prédominante d'un ministère libéral.

Cependant M. Lebeau ne faisait pas de la dissolution de la Chambre des Représentants. une condition absolue. A la rigueur, il se serait contenté de la dissolution du Sénat ; mais aussi il signalait cette mesure comme absolument indispensable. L'intervention du Sénat dans l'exercice de la prérogative royale était, à son avis, un précédent fâcheux et irrégulier qui ne devait pas être toléré par la couronne. Déjà, disait-il, la conduite imprudente de cette assemblée avait entraîné les conseils communaux dans des démarches qui pouvaient flatter l'amour-propre des ministres, mais qui n'en offraient pas moins quelque chose d'anor­mal et dénotaient un état de crise profonde. Avant de changer le cabinet pour le mettre en harmonie avec le Sénat, il était naturel et logique, disait le ministre, de s'assurer si l'opinion du Sénat était d'accord avec l'opinion du corps électoral.

Ainsi, dissolution des deux Chambres, et subsidiairement dissolution du Sénat: telles étaient les conditions offertes par M. Lebeau au nom de ses collègues.

La tâche de la royauté était loin d'être facile. La dissolution de la Chambre des Représentants eût été un acte souverainement illogique, puisque la majorité s'était déclarée en faveur des ministres. Prononcer (page 84) cette dissolution pour réduire le nombre des catholiques à trente, c'eût été justifier toutes les plaintes et légitimer tous les griefs de l'opposition ; c'eût été mêler la prérogative royale aux théories exclusives de la Revue de M. Devaux. Pour le Sénat, la question se présentait sous une autre face ; mais la mesure réclamée par M. Lebeau n'en était pas moins grave. Dissoudre une assemblée parce qu'elle avait fait un appel au roi, dans un langage empreint du dévouement le plus profond, de la confiance la plus illimitée, c'eût été un acte d'autant plus rigoureux que le Sénat comptait dans son sein une foule d'hommes qui avaient largement contribué à l'indépendance du pays et à l'établissement de la royauté constitutionnelle. D'un autre côté, renvoyer le cabinet avant qu'il eût eu le temps de manifester sa poli­tique par des faits d'une importance réelle et décisive, c'était jeter le germe d'un mécontentement profond dans la nuance parlementaire représentée par les ministres; c'était ouvrir l'arène politique à une irritation permanente qui pouvait prendre des proportions redouta­bles. Sous quelque face qu'on envisageât le problème politique, la solution était entourée de difficultés sérieuses. Un honorable sénateur, jetant un regard sur l'avenir, eut raison de s'écrier avec douleur : « Le roi de Hollande n'a pas été notre plus grand ennemi, il est en nous. La paix sous ce rapport nous est fatale, car avant la paix nous sentions le besoin de rester unis. Aujourd'hui les ennemis nous viennent de l'intérieur et les partis commencent à déchirer notre belle patrie. » (M. Desmanet de Biesme; séance du Sénat du 12 Mars)

Après de longues et mûres réflexions, le roi finit par prendre le parti qui lui semblait le plus propre à conduire à la pacification des esprits et au rétablissement de l'union patriotique de 1830. Après avoir vaine­ment engagé les ministres à rester au moins provisoirement à leur poste, il accepta leurs démissions, et chargea M. Nothomb, l'un des hommes les plus éminents du parti libéral, du soin d'organiser une administration nouvelle (Note de bas de page : Malgré les difficultés qui entravaient sa marche, l'administration du cabinet du 18 Avril 1840 n'avait pas été stérile. On lui doit le vote de plusieurs lois impor­tantes, notamment celle du 8 Janvier 1841 sur le duel, celle du 25 Mars 1841 sur la compétence en matière civile, celle du 10 Avril 1841 sur les chemins vicinaux. On peut encore citer parmi ses actes la fondation du pénitencier de St-Hubert pour les jeunes délinquants (loi du 8 .Juin 1840), le vote d'un crédit pour l'établissement d'une ligne de navigation à vapeur entre la Belgique et les États-Unis (loi du 29 Juin 1840), et un emprunt de 82,000,000 fr. (loi du 26 Juin 1840) conclu, il est vrai, à des conditions moins avantageuses que celui de 1836).

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