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Chambre des représentants de Belgique
Séance du vendredi 15 mars
1833
Sommaire
1) Projet de loi portant modification du code
d’instruction criminelle (Jonet)
2) Projet de loi portant modification du code de
procédure civile (Jonet, Lebeau)
3) Projet de loi relatif à la procédure en
naturalisation.
a) Discussion générale (conditions d’octroi,
différence entre naturalisation ordinaire et grande naturalisation, serment,
etc.) (Lebeau, Milcamps, de Haerne, Lebeau, de Brouckere, Lebeau, de Brouckere, de Robiano, Marcellis, Fallon, A. Rodenbach, Lebeau, de Brouckere, Fallon, Dumortier)
b) Discussion des articles. Droits politiques
attachés à la grande naturalisation et à la naturalisation ordinaire (Fallon, de Theux, Fallon,
de Theux, de Brouckere, Dubus)
(Moniteur belge
n°76, du 17 mars 1833)
(Présidence de M. Raikem.)
M. Jacques fait
l’appel nominal à une heure,
M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.
PROJET DE LOI PORTANT MODIFICATION DU CODE
D’INSTRUCTION CRIMINELLE
M. Jonet, rapporteur de la commission chargée de l’examen du projet de loi, présenté par M.
le ministre de la justice, et relatif à la réhabilitation des condamnés, est
appelé à la tribune.
Messieurs, la commission que vous avez chargée
d’examiner le projet de loi que vous a présenté le ministre de la justice,
relativement à la réhabilitation des condamnés et à une modification à faire
subir, à cet égard, à deux dispositions du code d’instruction criminelle, me
confie le soin de vous présenter l’analyse de ses délibérations et les
observations que l’examen de ce projet a fait naître dans son sein.
Par ce projet, M. le ministre vous demande d’abroger
les articles 630 et 631 du code précité, et de les remplacer par deux
dispositions qui seraient aussi conçues :
« Art. 630. Il en sera fait rapport au Roi par le
ministre de la justice. »
« Art. 631. Si le Roi accorde la réhabilitation,
il en sera dressé un arrêté dans la forme ordinaire, et qui tiendra lieu de
lettres de réhabilitation. L’avis de la cour sera inséré dans cet
arrêté. »
Au premier examen de ce projet, il a été remarqué que
l’article 630 que l’on vous propose est le même que celui qui a été adopte en
France depuis 1826 ; là comme ici, un changement a été nécessité par
l’abrogation de l’acte de la constitution du 16 thermidor an X.
Mais, tout en reconnaissant le besoin d’une
modification, la commission s’est demandée deux choses : la première, si la
réhabilitation n’était pas plutôt un acte du pouvoir judiciaire qu’un acte du
pouvoir royal, et si, en admettant l’intervention de ce dernier pouvoir dans la
réhabilitation, on ne portait pas atteinte la constitution ? La seconde, si, en
supposant que la constitution n’eût rien d’obstatif à cette intervention, il
était néanmoins utile et convenable de l’admettre ?
Après une discussion approfondie, la première question
fut résolue dans ce sens que de droit l’intervention royale n’était pas de
rigueur dans l’acte de réhabilitation, et l’on en a trouvé la preuve écrite
dans les dispositions des articles 604 et suivants du code de commerce, qui
donnent à la seule autorité judiciaire la réhabilitation des faillis. Cependant
la commission a pensé à l’unanimité qu’une loi pouvait, sans
inconstitutionnalité, donner au Roi cette intervention, si on le jugeait utile.
L’article 28 de la constitution a paru formel et applicable à ce cas.
La seconde question fut plus controversée ; quelques
membres de la commission ont pensé qu’il était naturel que le pouvoir qui avait
prononcé les condamnations dont les incapacités à remettre n’étaient qu’une
suite ont seules le droit de prononcer sur les réhabilitations ; que cela était
d’autant plus convenable, que la réhabilitation, comme la condamnation, devrait
être précédée d’une instruction qui ne pourrait se faire que par l’autorité
judiciaire ; qu’il était à désirer qu’il y eût de l’uniformité dans cette
matière comme dans d’autres, et puisque déjà les tribunaux étaient investis du
droit exclusif de prononcer sur la réhabilitation des faillis, il fallait aussi
leur donner le pouvoir de prononcer seul sur la réhabilitation des condamnés
criminels ; ils ajoutaient que l’intervention du pouvoir royal pouvait avoir
ses inconvénients, surtout si on laissait subsister le veto, que le code
d’instruction criminelle paraît lui donner ; c’est-à-dire, si on maintenait au
Roi le droit de refuser la réhabilitation, malgré l’avis et l’opinion contraire
de la cour d’appel.
Cependant l’opinion contraire a prévalu ; les membres
qui la défendaient la fondaient sur la législation actuelle, qui n’a présenté,
selon eux, aucun inconvénient connu ;
ils disaient que le droit de réhabilitation, ayant des rapports avec le droit
de grâce, devait, comme celle-ci, être conservé au pouvoir royal. Ils ont
prétendu que la réhabilitation des faillis ne présentait pas les mêmes
caractères que la réhabilitation des autres condamnés ; enfin, par 4 voix
contre 3, il a été décidé qu’on maintiendrait l’intervention royale sur le pied
réglé par le code d’instruction criminelle.
L’article 631, proposé par le ministre, n’a trouvé
aucun appui dans la commission ; on a cru que l’article 631 encore en vigueur
disait sur cette matière tout ce qu’il fallait dire ; que les mots
« arrêtés de réhabilitation, » substitués aux mots « lettre de
réhabilitation, » n’avaient aucun avantage réel, puisque aux termes de
l’article 64 de la constitution, aucun acte (arrêté on lettre) ne peut avoir
d’effet, s’il n’est contresigné par un ministre ; enfin, si l’on changeait
l’article 631, qui se sert des mots « lettre de naturalisation, » il
faudrait aussi changer ces mots dans l’article 632, ce qui était inutile.
En conséquence le nouvel article 631 a été rejeté.
D’après ces considérations, la commission a l’honneur
de vous proposer d’adopter le projet modifié comme suit :
« Article unique. La disposition de l’article 630
du code d’instruction criminelle est abrogée et remplacée par l’article suivant
:
« Art. 630. Il sera fait rapport au Roi par le
ministre de la justice. »
PROJET DE LOI PORTANT MODIFICATION DU CODE DE
PROCEDURE CIVILE
M. Jonet, rapporteur. - La même commission a été chargée d’examiner le projet de loi relatif
aux poursuites contre des personnes qui seraient dans un pays avec lequel les
communications seraient interrompues.
Messieurs, la commission nommée pour examiner le
projet de loi relatif aux actes à signifier à l’étranger, a pensé que le
principe consacré par l’arrêté du 1er avril 1814 était préférable à celui
consacré par le n°9 de l’article 69 du code de procédure civile ; qu’il était plus
conforme aux usages et aux mœurs de nos pères, qui signifiaient leurs actes par
édits et missives. Elle a pensé surtout qu’il fallait maintenir la disposition
de cet arrêté qui exige qu’une copie de l’exploit soit affichée à la principale
porte du tribunal qui doit connaître de la cause, parce que par ce mode, il est
rare que la personne intéressée ne soit pas immédiatement informée de ce qui se
passe, soit par son avocat, soit par son avoué, soit par quelques-uns de ses
amis.
En suivant le mode établi par l’article 69, n°9, du
code de procédure, au contraire, il arrive souvent que la partie n’a nulle
connaissance de l’exploit qui lui est signifié, ou ce qui revient au même,
qu’elle n’en a qu’une connaissance tardive.
Cependant la commission a reconnu qu’il pouvait
arriver des circonstances où la notification par lettre chargée à la poste
pouvait devenir impossible. Elle a reconnu que ce cas existait maintenant entre
la Belgique et la Hollande. Elle a donc approuvé la sollicitude du ministère ;
mais au lieu de détruire ce qui est bon, pour le remplacer par ce qui est
défectueux, la commission, tout en maintenant l’arrêté de 1814, comme règle
générale et ordinaire, a cherché un mode qui pût satisfaire aux besoins des
plaideurs, dans le cas où les communications entre la Belgique et un Etat
étranger seraient interrompues.
Une seule difficulté a été signalée. On s’est demandé
si ce serait l’huissier ou le directeur de la poste qui prononcerait sur le
fait d’interruption des communications. La commission y a vu du danger, et pour
le prévenir, elle a déféré la déclaration du fait au gouvernement, qui devait
la proclamer par un arrêté, c’est-à-dire par un acte qui, aux termes de
l’article 129 de la constitution, doit être publié dans les formes voulues par
la loi.
Une partie de la commission aurait voulu obliger le
ministre à qui l’exploit sera envoyé de le rendre public par une insertion dans
un journal officiel. Mais cette proposition a été écartée par 4 voix contre 3.
En conséquence, au nom de la commission, j’ai l’honneur
de vous proposer d’adopter le projet de loi amendé comme suit :
« Léopold,
« Vu l’arrêté du 1er avril 1814, porté en
application de la disposition de l’article 69, n°9, du code de procédure ;
« Considérant que l’exécution
de cet arrêté présente dans certains cas des difficultés qui entravent la
marche des procédures ;
« Article unique. Lorsque les communications par
la poste entre la Belgique et un Etat étranger auront été déclarées
interrompues par un arrêté du gouvernement, la copie de l’exploit qui devait
être chargée à la poste, sera remise au domicile du procureur du Roi, qui
visera l’original.
« Cette copie sera par lui transmise immédiatement au
ministre des affaires étrangères.
« Mandons, etc. »
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Si rien de plus urgent n’était à l’ordre du jour,
je demanderais que la chambre discutât les deux projets après la loi sur les
naturalisations. Il s’agit de lever deux sortes d’entraves ; l’une résultant de
l’interruption des communications avec l’étranger, l’autre résultant des
demandes en réhabilitation.
Je ne crois pas que ces projets puissent rencontrer de
graves difficultés ; et vu leur urgence, je demanderai que l’on s’en occupe
après la loi qui va être mise en délibération aujourd’hui, si rien de plus
urgent n’est à l’ordre du jour.
- La proposition de M. le ministre de la justice est
adoptée.
PROJET DE LOI RELATIF AUX NATURALISATIONS
Discussion générale
M. le président. - L’ordre du jour est la discussion du projet de loi
relatif aux naturalisations.
M. le ministre se rallie-t-il au projet de la section
centrale ?
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Je m’y rallie avec d’autant moins de scrupule que
le projet primitif n’émane pas du ministère. Sauf un amendement que je pourrai
proposer, ce projet remplit les vues du gouvernement.
M. le président.
- La discussion est ouverte sur l’ensemble de la loi.
M. Milcamps.
- Messieurs, pour bien apprécier le projet de loi concernant la naturalisation,
il importe de connaître quel était l’état de la législation au moment où notre
constitution a été décrétée.
Sous l’empire de la loi fondamentale était Belge :
1° L’habitant, né dans le royaume des Pays-Bas ou dans
les colonies, de parents y domiciliés. (Art. 8.)
2° L’enfant né à l’étranger, pendant une absence de
ses parents, momentanée ou pour un service public. (Art. 8.)
3° Celui qui pendant une année, après la promulgation
de la loi fondamentale, avait obtenu l’indigénat. (Art. 10.)
4° Celui qui avait reçu la naturalisation.
Les personnes appartenant aux trois premières
catégories avaient des droits et des privilèges que n’avaient pas celles de la
dernière ; ceux qui étaient nés dans le royaume, ou en pays étranger de parents
belges, et ceux qui avaient obtenu l’indigénat, pouvaient être nommés membres
des états-généraux, chefs ou membres d’administration générale, conseillers
d’Etat, commissaires dans les provinces, et membres de la haute cour (art. 8 et
10 ) ; tandis que les naturalisés, ou réputés tels par une fiction de la loi,
n’étaient admissibles qu’à toutes autres fonctions. Ceux-ci cependant avaient
droit de suffrage dans les assemblées publiques. (Art. 6 de la loi
fondamentale, et 20 du règlement pour la formation des états provinciaux.)
Indépendamment de ce qui précède, le roi pouvait
accorder à un étranger l’autorisation d’établir son domicile dans le royaume ;
mais cette autorisation donnait à cet étranger la jouissance des droits civils
seulement. (Art. 13 du code civil.)
Sans doute, lorsque notre constitution a été décrétée,
le congrès national avait sous les yeux cette législation.
Nous voyons d’abord qu’il pose en principe, dans
l’article 4 de la constitution, premier paragraphe, que : « La qualité de
Belge s’acquiert, se conserve et se perd, d’après les règles déterminées par la
loi civile. »
Ainsi, il appartient à la loi civile de donner à un
étranger la qualité de Belge ; et de là il faut conclure que la législature
peut offrir à l’étranger, pour devenir Belge, d’autres moyens que ceux de la
grande naturalisation et de la naturalisation ordinaire. Qu’à cet égard il est
omnipotent.
De ces principes il doit être permis de conclure
encore que la constitution, dans le paragraphe 2 du même article 4, et dans son
article 5, qui a eu moins en vue d’établir les conditions auxquelles un
étranger pourrait devenir Belge, que de déterminer l’étendue de la capacité de
cet étranger devenu Belge, c’est-à-dire ses droits comme citoyens ; car on peut
être Belge et n’être pas citoyen belge. (Art. 17 du code civil.)
Le paragraphe 2 de cet article 4 porte que la
constitution et les autres lois relatives aux droits politiques déterminent
quelles sont, outre la qualité de Belge, les conditions nécessaires pour
l’exercice de ces droits.
On sait, messieurs, que les lois relatives aux droits
politiques sont celles qui concernent les relations des particuliers avec le
gouvernement. Tels sont les droits de voter, d’être électeur, juré, et en
général d’être admissible aux fonctions publiques, à la différence des lois
relatives aux droits civils, qui règlent les relations de particulier à
particulier, comme sont les droits d’être tuteur, témoin, de faire un
testament, etc.
Ainsi, voilà qu’il est bien posé en principe par la
constitution que des lois régleront l’exercice des droits politiques, et
conséquemment que nous pouvons faire une loi qui règle ces droits.
Mais la constitution, dans ses articles 5, 50, 56 et
86, a mis à cet égard des bornes au pouvoir législatif ; d’après les
dispositions de ces articles, pour siéger aux chambres, pour être ministre, il
faut être Belge de naissance ou avoir reçu la grande naturalisation.
Ainsi, dans les lois à décréter, la législature ne
pourra jamais conférer à d’autres qu’aux Belges de naissance et à ceux qui ont
reçu la grande naturalisation, la plénitude de jouissance des droits
politiques.
Quant aux étrangers qui
obtiendront la naturalisation ordinaire, la constitution ne détermine pas les
effets de cette naturalisation ; elle s’en réfère, par cela seul, à l’action de
la loi.
De là il devenait indispensable ou de porter une loi
qui déterminât les effets attachés à la naturalisation ordinaire, c’est-à-dire
qui réglât les droits civils et politiques des naturalisés, ou il devenait
indispensable que le projet contînt une déclaration de principe à cet égard, et
c’est ce qu’il fait en disposant que les étrangers qui obtiendront la
naturalisation ordinaire jouiront des droits civils et politiques, à
l’exception de ceux pour lesquels la constitution elle-même, ou des lois
particulières, actuellement en vigueur, exigeraient qu’on fût Belge de
naissance, ou qu’on eût obtenu la grande naturalisation. Je crois devoir borner
ici mes observations
M. de Haerne.
- Messieurs, le projet de loi présenté par la section centrale, et auquel le
gouvernement a donné son adhésion, ne m’a point paru faire un assez grand cas
de la qualité de Belge ; il m’a paru trop prodigue de faveurs envers les
étrangers.
On ne peut pas se dissimuler que tout étranger, en
devenant Belge, en adoptant une nouvelle patrie, ne se dépouille pas, pour
cette raison, des sentiments, des idées, des opinions, des attachements avec
lesquels il s’était familiarisé avant de devenir membre de la nouvelle
association. L’esprit de nationalité est pour ainsi dire dans la nature ; il
est sucé avec le lait, et l’on ne s’en dépouille pas sans peine. C’est donc une
raison de ne pas se montrer trop facile à accueillir les étrangers et à les
doter de toutes les faveurs et de toutes les grâces dont jouissent les
indigènes. Un étranger, quoique naturalisé, n’est autre chose qu’un enfant
adopté : je parle en général. Je ne disconviens pas qu’il peut se présenter des
cas où un étranger, par les services qu’il a rendus au pays dont il veut
devenir citoyen, par les talents ou l’industrie qu’il y apporte, ne soit digne
de jouir, jusqu’à un certain point, de toutes les faveurs réservées aux
indigènes ; mais ces cas sont bien plus rares que le projet de la section
centrale semble l’insinuer.
Je trouve que les articles 1er et 2 sont conçus en
termes vagues, et sont beaucoup trop larges. Je sais bien que la législature
sera toujours souveraine en cette matière ; mais cependant si nous commençons à
nous tracer une règle de conduite, si nous adoptons ces dispositions si larges,
les lois particulières qui conféreront les lettres de naturalisation devront
être entachées des mêmes défauts que la loi organique. C’est ce mal que je
remarque dans l’article 2 du projet ; mais il y a un vice non moins saillant
dans l’article 1er qui porte : « La naturalisation ordinaire confère à
l’étranger les droits civils et politiques attachés à la qualité de Belge, à
l’exception de certains droits politiques pour l’exercice desquels la
constitution et les lois exigent spécialement la grande naturalisation. »
Cet article me paraît beaucoup trop large, non
seulement en ce qu’il serait trop facile d’obtenir la petite naturalisation,
mais aussi en ce qu’il faudrait plus tard dépouiller de certains droits
politiques ceux auxquels vous les auriez accordés d’abord.
Mais n’y aurait-il pas de l’injustice à enlever ces
droits aux personnes naturalisées ? N’y aurait-il pas une certaine défaveur
attachée à une telle mesure ? Oui certes, et cette considération vous empêchera
plus tard de porter la main sur ces droits, dont on aura joui jusqu’alors, ce
qui fera que la naturalisation ordinaire sera pour ainsi dire semblable à la
grande, et que ceux qui l’auront obtenue jouiront à peu près des mêmes
avantages, et seront ainsi assimilés en quelque sorte aux Belges indigènes.
Que si vous les dépouillez plus tard de ces mêmes
droits dont ils auront joui jusqu’alors, vous sentez que vous les indisposerez
contre vous, que vous les détacherez de leur patrie adoptive, et que vous vous
ferez de ces hommes des ennemis. C’est pour ces motifs que je serais d’avis de
rédiger autrement l’article premier. Je ne suis pas encore bien fixé sur la
manière dont cette rédaction devrait être conçue ; mais ce serait à peu près en
ces termes : « La naturalisation ordinaire confère à l’étranger les droits
civils et politiques qui pourront être fixés par la loi. »
Ainsi vous obtiendriez un résultat tout contraire,
vous attacheriez de plus en plus à notre pays les personnes jouissant de cette
naturalisation ; vous les identifieriez de plus en plus avec les Belges, et
vous leur feriez épouser nos intérêts d’où il résulterait un avantage immense
pour le bonheur de la patrie.
Quant au deuxième article,
j’adhérerai aux amendements qui pourront être faits pour rétrécir le cercle des
faveurs qui me paraissent trop larges.
Je suis aussi de l’avis des deux membres de la section
centrale qui ont repoussé le serment, et pour les mêmes raisons qui ont dicté
leur opinion. Voici ce que dit le rapport à cet égard : « Deux membres,
toutefois, ont repoussé le serment, par les motifs que cette solennité ne leur
paraît pas indispensable, et qu’elle impose au Belge naturalisé des obligations
de conscience que le Belge de naissance ne contracte pas. »
Cela me paraît tout à fait jute, d’autant plus que les
étrangers qui demanderaient la naturalisation avec des titres suffisants,
pourraient avoir des opinions religieuses opposées à la prestation de serment.
Vous savez qu’il y a des sectes qui professent des principes contraires au
serment.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Messieurs, les appréhensions de l’honorable
préopinant pourraient être fondées, si la faculté d’accorder des lettres de
naturalisation était attribuée au pouvoir exécutif, comme cela avait lieu sous
l’empire de l’ancienne loi fondamentale, comme cela a encore lieu en France,
pour la naturalisation ordinaire, sous l’empire de la charte. Mais il me semble
que par cela seul qu’on a enlevé cette prérogative au pouvoir exécutif pour la
laisser à la législature, on a fait contre l’abus possible des lettres de
naturalisation toutes les réserves que pouvait commander la prévoyance.
Remarquez d’ailleurs que la restriction que vous
apporteriez aujourd’hui à l’exercice du droit d’accorder la naturalisation,
réservé au pouvoir législatif, que cette restriction ne constituerait pas une
bien puissante garantie, et pourrait disparaître devant une volonté contraire
du même pouvoir. Si donc l’on avait voulu aller au-delà des garanties assurées
par l’intervention du pouvoir législatif, ce n’est pas dans une loi que ces
garanties plus grandes devaient être posées, puisque cette loi pouvait
disparaître devant une loi postérieure mais bien dans la constitution.
Remarquez encore que ces garanties, ces restrictions,
vous pouvez les formuler dans d’autres lois particulières. C’est ainsi, par
exemple, que dans la loi électorale il a été arrêté que la grande
naturalisation seule donnait le droit de voter dans les collèges électoraux
pour la nomination des membres du sénat et de la chambre des représentants.
Vous pourrez encore poser d’autres limites, si l’expérience en démontre la
nécessité. Je pense donc que la constitution et le projet de la section
centrale ont assez fait pour prévenir l’abus dont s’effraie à l’avance
l’honorable M. de Haerne.
N’oublions pas, par une exagération d’esprit national,
que nous sommes un peuple nouveau, que l’espèce d’ilotisme politique auquel nous
ont condamnés les gouvernements précédents, n’a pas permis aux facultés
intellectuelles des Belges de se développer, comme elles l’eussent fait, sans
contredit, sous l’empire d’institutions libérales et d’une nationalité
affermie. Il ne faut pas, par excès d’orgueil national, repousser légèrement
les lumières, les grands talents qui peuvent nous arriver de l’étranger.
Dans un pays nouveau aussi, aux Etats-Unis, la qualité
de citoyen s’acquiert avec la plus grande facilité, par la simple déclaration
qu’on veut le devenir et par une résidence de quelques années dans le pays. Or,
je crois qu’il y a quelque analogie entre la Belgique libre, la Belgique
régénérée et le pays auquel je fais allusion. Je voudrais donc des précautions,
mais pas de règles inflexibles,
Mais, dit-on, si vous avez consacré aujourd’hui un
principe trop large, par rapport à la naturalisation ordinaire, vous aurez
conféré des droits acquis que vous ne pourrez plus enlever sans une espèce
d’injustice. D’abord, je répondrai qu’on ne peut jamais adresser le reproche
d’injustice au pouvoir législatif qui est toujours le maître de modifier sa
résolution. Ensuite il y aurait fort peu d’inconvénients à restreindre
l’exercice du droit de naturalisation dans des limites plus étroites, du moment
où l’on ne ferait pas subir de rétroactivité à une loi nouvelle. On pourrait
toujours déclarer, si l’on voyait des abus, que, pour l’avenir, la faculté
d’obtenir des lettres de naturalisation est soumise à des conditions plus
sévères. Les abus ne m’effraient pas, car le remède est très facile. Je prie
l’honorable préopinant de bien remarquer la différence de la législation
ancienne d’où pouvaient résulter ces abus, avec la législation nouvelle qui
accorde exclusivement à la législature la faculté de conférer la
naturalisation.
Je ne suis pas de
l’avis de M. de Haerne et de la minorité de la section centrale touchant la
formalité du serment. Je trouve même, dans quelques-unes des considérations
qu’on vous a présentées, des raisons de la conserver. Si vous voulez avoir un
témoignage que l’esprit de nationalité ne prévaut pas sur les sentiments qui
portent le postulant vers une nouvelle patrie, je crois que le serment est
indispensable ; c’est une profession de foi politique, une profession de foi
officielle qu’il adopte les institutions du pays qu’il adopte.
Quant aux scrupules sur le serment que l’honorable
préopinant a allégués et qui pourraient résulter d’opinions religieuses, je
ferai remarquer que la formule est rédigée de manière, je crois, à pouvoir
apaiser les scrupules de toutes les sectes, car il y a le serment et la
promesse simple.
M. de Brouckere. - Messieurs, bien que je ne partage pas l’opinion désavantageuse que
certaines personnes semblent avoir, bien que je ne sois pas de ces hommes qui
croient que tout est bon, venant de l’étranger, et qui désapprouvent tout,
quand c’est un produit national, je suis bien loin de vouloir repousser les
étrangers qui par des services, des talents, des connaissances éminentes,
auraient acquis des droits à être accueillis parmi nous, comme s’ils étaient
nés sur le sol de la Belgique. Mais je crois cependant que nous ne devons
accorder à des étrangers la faveur d’être regardés comme enfants de nos
familles qu’avec une extrême parcimonie, qu’avec une prudence excessive. Sous
ce rapport, je ne sais pas trop si la loi n’est pas conçue dans un sens trop
large. Mais, avant de me livrer à l’examen de la loi, il est une question que
je me suis faite, c’est celle de savoir quelle était l’utilité de cette loi et
les avantages que nous pouvions en tirer.
M. le ministre de la justice vient de faire observer
avec raison qu’il ne s’agit pas ici d’un droit à conférer au pouvoir
législatif, mais uniquement d’établir de quelle manière le pouvoir législatif
exercerait un droit qui lui est conféré par la constitution ; d’où il suit,
comme le fait remarquer M. le ministre, que quelque borne que vous mettiez à
l’exercice de ce droit dans la loi qu’on vous présente, vous reculeriez cette
borne plus tard, si cela était dans votre volonté, chaque fois que vous auriez
à décider sur une demande en naturalisation.
Ceci posé, je vous demande à quoi il sert de dire que
la grande naturalisation ne sera accordée qu’aux hommes ayant rendu des
services importuns à notre pays, ou qui y apporteront des talents, des
inventions ou une industrie utile. Car si demain il vous convient d’accorder la
grande naturalisation à des étrangers qui ne se présenteraient pas avec ces
titres, quelle chose, malgré l’existence de la loi, pourrait vous empêcher de
le faire ? Rien, messieurs, parce qu’une loi ne lie pas le pouvoir législatif,
parce que le pouvoir législatif n’est lié que par la constitution. Eh bien
! s’il en est ainsi, je déclare que,
dans mon opinion, la loi est tout à fait inutile par rapport au serment, et à
cet égard je partage l’avis de M. de Haerne et des deux membres de la section
centrale, qu’il ne faut pas astreindre les postulants à une prestation de
serment, à laquelle ne sont point tenus les indigènes. Maintenant veuillez
suivre les articles, et si vous reconnaissez que le serment est inutile, vous
verrez que la loi elle-même est inutile aussi.
En effet, que dit l’article premier ? « Que la
naturalisation ordinaire confère à l’étranger les droits civils et politiques
attachés à la qualité de Belge, à l’exception de certains droits politiques
pour l’exercice desquels la constitution et les lois exigent spécialement la
grande naturalisation. »
Mais c’est là l’esprit de la constitution dont
l’article 5 s’exprime formellement à cet égard. Si donc cela se trouve déjà
dans la loi fondamentale, pourquoi le mettrions-nous dans une loi ? Cela serait
oiseux.
Quant à l’article 2, il porte : « La grande
naturalisation pourra être accordée à ceux qui rendront des services importants
à l’Etat, ou qui apporteront dans son sein des talents, des inventions ou une
industrie utiles, ou qui formeront de grands établissements en Belgique, ainsi
qu’à ceux qui ont omis de faire la déclaration prescrite par l’article 133 de
la constitution. »
Messieurs, vous accorderez la grande naturalisation à
qui bon vous semble, et dès lors qu’est-il besoin de cette disposition ?
D’ailleurs, cet article dit trop ou dit trop peu, parce que si vous voulez
mettre à la grande naturalisation des conditions, vous devez encore en ajouter
d’autres. Ainsi il faudrait déterminer à quel âge et après quel temps de
domicile en Belgique on pourra l’obtenir.
Ensuite, si vous n’exigez pas que les postulants vous
donnent la preuve que dans leur propre pays ils ne sont pas privés de
l’exercice de leurs droits civils et politiques, il arrivera que des hommes se
trouvant sous le poids de condamnations judiciaires recevront de vous la
jouissance de droits qu’ils n’ont pas chez eux. Cet article est donc
insuffisant, ou, pour mieux dire, tout à fait inutile, puisque le pouvoir
législatif est omnipotent en matière de naturalisation.
Je passe à l’article 3 qui est
ainsi conçu : « La grande naturalisation sera toujours l’objet d’une
disposition spéciale. » Messieurs c’est là une disposition purement
réglementaire, et à laquelle vous n’êtes nullement tenus de vous conformer.
Toutes les autres dispositions sont relatives au
serment et à l’exécution de la loi. J’ai déjà démontré que le serment est
inutile, et je n’ai plus besoin de rien ajouter.
Il résulte de tout cela que la loi est complétement
inutile. Si l’on peut m’en faire voir les avantages, je suis prêt à changer
d’avis ; mais jusque-là je persisterai dans mon opinion.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Il résulte naturellement des principes que j’ai
exposés, qu’il y a, pour moi, quelque chose de très vrai dans les observations
de l’honorable M. de Brouckere, et qu’elles rentrent en grande partie dans
celles que j’ai moi-même soumises tout à l’heure à la chambre. Mais, je crois
que tout n’est pas superflu dans le projet de loi, et qu’il est réellement
indispensable sous certains rapports. D’abord, je crois utile d’indiquer une
marche régulière au gouvernement pour les actes de naturalisation. Vous direz :
Le pouvoir législatif peut changer ces règles à volonté ; cela est vrai, mais
je pense qu’il ne les changera pas sans des motifs fort graves. La loi, une
fois faite, ne peut être rapportée qu’avec le concours des trois branches du
pouvoir législatif ; les règles subsisteront tant que ce concours n’existera
pas, et ne pourront tomber que devant l’accord unanime des trois branches du
pouvoir législatif.
Je ferai remarquer en outre que nous ne stipulons pas
seulement pour les indigènes, mais aussi pour les étrangers. Il est bon, si
nous ne voulons pas être obsédés d’une masse de pétitions sans fondement, que
les étrangers soient avertis par un acte solennel, par un acte public, des
conditions auxquelles ils peuvent obtenir chez nous la grande et la petite naturalisation.
Sous ce rapport donc la loi est utile.
Elle est encore nécessaire en ce point, qu’il est
indispensable de déterminer une ligne de démarcation entre la grande et la
petite naturalisation, de déterminer l’étendue de la naturalisation ordinaire
pour les droits politiques qu’elle confère car, dans le silence absolu du
pouvoir législatif, où trouverez-vous cette limite ?
Quant au serment, je l’ai déjà dit, je le regarde
aussi comme nécessaire, L’indigène est naturellement présumé, jusqu’à preuve contraire,
attaché à son pays, avoir foi dans les institutions de ce pays. Mais il n’en
est pas de même de l’étranger. On peut dire que, par rapport à lui, c’est la
présomption opposée. Eh bien ! ne peut- on pas demander à ce dernier, s’il veut
devenir Belge, de faire une profession de foi patente, officielle, une
déclaration qu’il adhère aux lois et aux institutions du peuple belge, et qu’il
sera fidèle au chef élu par ce même peuple ? Je crois que cette prétention n’a
rien d’injuste, d’exorbitant, et nous restons ici parfaitement dans notre droit
et dans les convenances.
Relativement à l’âge et à la résidence, le projet n’en
parle pas ; mais on peut s’en rapporter à cet égard aux lois particulières. Je
crois que l’exercice d’un droit, qui consiste à changer de pays, doit tout au
moins demander la majorité ordinaire. C’est là une limite rationnelle et
légale. Pour la résidence, on peut l’exiger à l’appui d’une demande
individuelle ; mais cependant il est tel cas où la condition de résidence ne
serait pas remplie par l’étranger qui voudrait se faire naturaliser, et où il
serait à regretter que cela fût un obstacle à sa réclamation.
Quant à ce qu’a dit l’honorable M. de Brouckere, de la
nécessité de s’assurer si l’étranger postulant ne serait pas privé dans son pays
de l’exercice de ses droits politiques et civils, je ne crois pas encore qu’il
faille se montrer trop sévère sur ce point. Remarquez, messieurs, qu’un
étranger peut être privé de ses droits civils et politiques dans son pays, sans
mériter pour cela d’être repoussé du sein de la nation belge. Il y a, par
exemple, à la suite des commotions politiques, de ces bouleversements
d’existences sociales, qui, loin de porter atteinte à l’honneur de ceux qu’ils
frappent, les élèvent dans l’opinion, et leur donnent droit à la considération
générale. Ainsi, tel Polonais, tel Italien frappé dans son pays d’une
condamnation capitale et de mort civile pour délit politique, pourrait être
accueilli chez nous avec une vive sympathie, eu égard au caractère hospitalier
de la Belgique. Cet exemple vous fait sentir le besoin de ne pas poser une
règle trop sévère et trop générale.
Il n’est pas exact
de dire non plus que dans le silence du pouvoir législatif on pourrait
abandonner l’exécution de chaque loi particulière au pouvoir exécutif. Ainsi,
par exemple, pour la déchéance, je ne crois pas qu’il appartienne au pouvoir
exécutif de la décréter. Si dans un délai donné on n’a pas accompli les
formalités nécessaires pour que la naturalisation sorte ses pleins effets,
c’est au pouvoir législatif à déclarer dans quel délai il y aura déchéance. Le
pouvoir exécutif excéderait, en le faisant, les droits qui lui sont conférés.
Par toutes ces considérations, je persiste à croire
que le côté nécessaire de la loi l’emporte de beaucoup sur les points qui
présentent une apparence de superfluité.
M. de Brouckere. - J’ai dit tout à l’heure que je regardais la loi comme tout à fait
inutile, et, malgré les arguments de M. le ministre de la justice, je reste
entièrement dans mon opinion. Maintenant, si la loi n’était qu’inutile, je ne
m’attacherais pas autant à la combattre ; mais vous savez, messieurs, qu’une
loi inutile est souvent dangereuse, et telle est celle qui nous occupe. Je
l’établirai tout à l’heure.
Je répondrai d’abord deux mots à M. le ministre. Il a
dit qu’un des avantages que nous retirerions de l’adoption de la loi, c’est que
les étrangers seront informés des conditions qu’ils doivent réunir pour avoir
droit à la naturalisation, et qu’ainsi nous éviterions d’être assaillis de
pétitions tendant à l’obtenir.
Messieurs, la loi est tellement vague que tout
étranger, en quelque position qu’il se trouve, se croira apte à l’obtenir ; et
il en résultera que souvent vous serez dans le cas de la refuser à des hommes
qui la demanderaient avec confiance, en s’appuyant sur cette loi ; car y
a-t-il, je vous prie, quelque chose de plus vague et de plus large que les
termes de l’article 2, et toute personne ne pourra-t-elle pas, avec une
apparence de fondement, croire qu’elle en remplit les conditions ?
Du reste, on ne demande pas la grande naturalisation ;
on ne renonce pas à son pays avec légèreté : on a soin, avant tout, de
s’enquérir des formalités du nouveau pays qu’on veut adopter. Ainsi l’étranger
qui voudra postuler lira sans doute notre constitution, et, s’il lui reste
quelque doute, il s’adressera à un indigène pour avoir des explications, par
exemple, sur l’article 5 de notre loi fondamentale, et ces explications seront
très faciles. Voilà donc un avantage de la loi qui n’existe pas.
Mais, dit M. le ministre, il faut déterminer la ligne
de démarcation entre la grande et la petite naturalisation, Je n’en vois pas
non plus la nécessité, et je crois même que cela entraînerait de très graves
inconvénients. En effet, ou cette ligne de démarcation résulte de la
constitution, et alors il est inutile de la mettre dans une loi, ou elle n’en
résulte point, et alors nous exerçons le pouvoir constituant qui ne nous
appartient pas.
Enfin, a ajouté M. le ministre, la loi est nécessaire,
afin de tracer au pouvoir exécutif la marche à suivre pour les naturalisations,
Mais qu’a-t-on fait pour la loi relative au général
Evain ? Le gouvernement n’a rencontré à cet égard aucune opposition. Eh bien !
l’on fera à l’avenir ce qu’on a fait pour le général Evain. La manière dont le
gouvernement s’y est pris n’a excité aucune plainte.
J’ai revu ce matin cette loi, et j’ai trouvé qu’on
s’était entouré de toutes les garanties, et qu’on avait rempli toutes les
formalités. Nous devrons avoir tous nos apaisements dès l’instant où l’on
suivra la même marche. Ainsi tombent tous les arguments qu’on a fait valoir.
J’ai dit que la loi serait dangereuse, et je vais le
prouver. Messieurs, laissez la constitution telle qu’elle est, et chaque fois
qu’une demande en naturalisation vous sera soumise, vous aurez le droit
d’examiner quels sont les antécédents, quels sont les titres du postulant pour
prétendre à l’honneur de devenir Belge. Adoptez-la loi, au contraire, et vous
vous enlevez le droit de procéder à cet examen ; car l’étranger, la loi à la
main, pourra venir vous dire : J’ai rendu des services à l’Etat, ou bien :
J’apporte des talents à l’Etat, et tout le monde s’imagine avoir des talents (on rit), ou bien encore : J’exerce une
industrie utile, j’ai fait telle invention ; et il pourra ajouter : Voilà la
seule condition que la loi exige de moi pour être apte à la grande
naturalisation. Alors, messieurs, sous quel prétexte la lui refuserez-vous ?
Vous ne le pourrez sans tomber dans une espèce de contradiction avec la loi.
Vous voyez donc bien que cette loi est non seulement inutile, mais dangereuse,
et qu’elle amènerait de funestes résultats.
Je répondrai encore un mot à
M. le ministre de la justice, relativement aux étrangers qui ne jouiraient pas
chez eux des droits civils et politiques. Il vous a fait observer, à bon droit,
que des étrangers, quoique les ayant perdus dans leur pays, ne seraient pas
indignes de les acquérir chez nous. Mais j’établis nécessairement une
distinction à l’égard de ceux qui sont frappés pour délits politiques ; j’ai
voulu parler de ceux qui étaient sous le coup de condamnations judiciaires.
D’ailleurs, c’est sur le texte d’une loi sur la matière, portée au Brésil et
publiée par l’Emancipation, que je me
suis appuyé. (L’orateur donne lecture du passage de cette loi.)
Voilà, messieurs, dans quel sens j’ai raisonné.
M. de Robiano de Borsbeek. - Messieurs, je suis de l’opinion de ceux qu’il faut
mettre beaucoup de circonspection, beaucoup de prudence dans l’admission des
étrangers à exercer parmi nous les grands devoirs de citoyen belge ;
c’est-à-dire admettre les étrangers à la grande naturalisation. Nous avons un
caractère national qui mérite d’être conservé : ce caractère fait la gloire de
la Belgique. Je reconnais que la manifestation de l’intelligence n’a pas été
aussi étendue qu’elle l’aurait été si nous avions joui plus tôt du bonheur de
former une nation indépendante ; mais ne devons-nous pas craindre que ce que
nous avons de bon dans notre nationalité ne se corrompe par le mélange avec des
étrangers ?
Ceux qui quittent une patrie pour en chercher une
autre, s’ils sont venus par des motifs d’intérêt, d’industrie, font une chose
louable ; mais il en est beaucoup qui cherchent une nouvelle patrie par esprit
de légèreté : on doit examiner quels sentiments ils apportent avant de les
admettre à la grande naturalisation. Pour adopte une patrie, il faut être
susceptible de patriotisme. En thèse générale, ceux qui cherchent à abandonner
leur patrie natale ne font pas grande preuve de patriotisme.
Ceux qui viennent pour former des établissements
industriels n’ont besoin que de jouir des droits civils et de la protection que
les lois accordent à tous ; je ne vois pas que par là ils doivent avoir les
droits politiques. Il faut accorder les droits politiques avec de grands
ménagements.
On a parlé des étrangers expulsés de leur patrie ou
condamnés par suite d’événements politiques, et on a pensé que c’était un motif
pour les admettre ; je ne partage pas cette opinion. On ne peut pas supposer
partout des gouvernements tyranniques ; la règle est de présumer qu’un homme
expulsé de son pays doit être soumis à plus d’épreuves qu’un autre pour être
accueilli avec bienveillance, et que le législateur doit être plus défiant
envers cet homme qu’envers tout autre.
Aujourd’hui, les passions politiques s’agitent de tous
côtés ; les esprits sont en fermentation dans l’Europe, dans le monde. Beaucoup
de malheurs en sont le résultat. Si une restauration avait eu lieu en Belgique,
nous aurions tous pu être expulsés de notre patrie.
Quoi qu’il en soit, on peut dire généralement que
celui qui cherche une nouvelle patrie est une tête ardente, surtout quand on le
voit vouloir se mêler des affaires politiques. Il faut se défier de ces têtes
ardentes qui n’ont des idées hétérogènes au pays où elles prétendent s’établir.
Les Etats-Unis, dont on a parlé, sont dans une
situation différente des peuples de l’Europe. Des conversations que j’ai eues
avec un Américain m’ont confirmé dans les idées que j’avais déjà depuis
longtemps. L’Amérique est un pays neuf ; les passions politiques, les passions
religieuses n’y sont pas en contact ; les habitants sont trop loin les uns des
autres ; ils sont trop occupés de leurs travaux, ils ont trop besoin de ces
travaux pour s’occuper de politique.
Il n’y a qu’une passion en Amérique, c’est celle de
s’enrichir ; les autres passions y sont mortes, ou plutôt n’y sont pas encore
écloses. Cependant la trop grande facilité d’accueillir étrangers en Amérique
porte déjà ses fruits dans les villes de cette contrée ; nous savons combien de
désordres en résultent et combien d’ambitions s’agitent, dans les cités du
nouveau monde.
Si la loi générale ne pose pas des limites, n’établit
pas les conditions de naturalisation, chaque acte législatif que vous rendrez
pour les naturalisations sera une personnalité : on se trouvera gêné dans son
vote. La question sera : « pourquoi exclut-on, pourquoi admet-on telle
personne ? » Il serait donc important d’avoir des bases, de guider le
législateur et d’empêcher les aberrations.
Les lois doivent tout préciser pour se garantir de la
faiblesse humaine. Je ne sais si nous devons présumer que toutes les
législatures seront bien prudentes.
Cependant, en précisant les cas d’admission, je vois
d’autres inconvénients : on parle dans le projet en discussion de grands
établissements industriels, d’inventions utiles, de talents, de services rendus
; mais qui pèsera les motifs ? Quand on viendra alléguer qu’on a fait des
inventions fort belles, qu’on a le talent d’historien, de poète, de musicien,
que sais-je ? Est-ce qu’on devra accorder la grande naturalisation sur ces
allégations ? L’impétrant dira : J’ai les conditions requises, pourquoi ne
m’admettez-vous pas ? Mais on peut être industriel, recommandable, savant
historien, etc., et être un citoyen dangereux.
La loi est plus difficile à porter qu’on ne pense.
Ceux qui possèdent de grands
talents sont par cela même heureux. En venant en Belgique, ils trouvent une
terre où ils peuvent les mettre à profit ; que veulent-ils de plus, ayant
encore la protection des lois ? Notre patrie est fort heureuse par ses lois ;
par la richesse de son sol, par son climat ; elle doit attirer beaucoup
d’étrangers. Si nous accordons facilement les grandes naturalisations, tous
voudront en avoir ; et l’esprit national, au lieu de garder son type, pourra
prendre une teinte différente, pourra devenir violent, parce que les hommes qui
seraient appelés à la tête des affaires, qui siégeraient dans les chambres,
seraient effervescents ; parce que les étrangers s’agitent d’autant plus qu’ils
n’ont rien à ménager.
Beaucoup d’aventuriers, beaucoup d’intrigants quittent
leur patrie et cherchent fortune ailleurs ; ces hommes sont habiles par l’intrigue
; ils écrivent, ils parlent ; si vous leur donnez la facilité d’avoir la grande
naturalisation, ils l’obtiendront ; vous n’échapperez pas à leur adresse.
Sans pouvoir indiquer au juste les conditions qu’il
faut imposer pour avoir la grande naturalisation, je crois qu’en tous cas, il
faut exiger plusieurs années de domicile dans le pays. Pendant plusieurs
années, on peut s’enquérir du caractère de l’étranger, de ses antécédents, des
motifs pour lesquels il a quitté sa patrie, de ses sentiments à l’égard de
celle qu’il veut adopter. Il faudrait dix années de domicile pour avoir la
grande naturalisation.
M. Marcellis.
- Je crois la loi qu’on nous présente, et que la section centrale a modifiée,
trop large, beaucoup trop large, dans la concession de la grande
naturalisation. Je ne voudrais la grande naturalisation que pour les services
éminents ; je dirai plus, pour les services les plus éminents. Je voudrais que
la loi se servît de ces termes. Il ne faut point être ingrats envers ceux qui
ont rendu de grands services à la Belgique, et voilà tout ; pour les talents,
pour la haute industrie l’emploi suffit. Je voudrais cependant qu’on pût leur
concéder tous les droits politiques, sauf les droits législatifs, y compris les
droits électoraux ; mais cette question n’est plus entière puisque la loi a
déjà prononcé.
Pour les pouvoirs législatifs, il faut des sentiments
belges ; or, l’éducation des sentiments se fait de bonne heure et ne change
plus. Je partage à cet égard l’opinion de l’honorable M. de Haerne.
Qui de nous, en faisant appel à ses souvenirs, ne se
représente des hommes remarquables par leurs lumières, qui, après un très long
séjour dans notre pays, après de longs bienfaits reçus de nos divers
gouvernements, ont conservé toutes leurs antipathies pour le pays qui les a
reçus, toutes leurs prédilections pour le pays qu’ils ont quitté ?
J’aborde les objections qui ont été faites ; elles me
frappent peu. Le pouvoir législatif, dit-on, seul prononcera sur les grandes
naturalisations, et non point le pouvoir exécutif. Mais le pouvoir législatif
peut aussi se tromper ; je ne crois point que cette opinion puisse blesser la
chambre ; le pouvoir législatif peut s’engouer.
Mais comment, ajoute-t-on, arrêter le pouvoir
législatif ? Par lui-même, oui, par lui-même. Une règle générale établie par le
pouvoir législatif dans les circonstances les plus calmes peut arrêter ce
pouvoir, lorsqu’on lui soumet des espèces qui laissent son jugement moins
libre, moins sain. Un des membres de l’assemblée indiquera cette règle établie
par le pouvoir législatif lui-même, et avec succès ; car, messieurs, déjà
plusieurs fois j’ai vu la chambre arrêtée par ce qu’elle avait décidé dans
d’autres moments. Ajoutons-y que le temps donne aux règles établies un
caractère respectable. Je ne partage donc nullement l’opinion de l’honorable M.
de Brouckere qui croit la loi que nous faisons entièrement inutile,
Nous sommes, nous dit-on, un peuple nouveau ? Mais
c’est précisément pour cette raison qu’il faut créer une nationalité parmi
nous. Il ne faut donc point prodiguer la grande naturalisation. Nos dons,
d’ailleurs, seraient reçus avec peu de reconnaissance, peut- être avec dédain.
Quant aux Etats-Unis, peut-on en raisonner contre nous
? Les Etats-Unis sont-ils dans notre position ? Sont-ils dans le voisinage de
leurs anciens maîtres ? De ceux qui les ont exploités ? De ceux qui ne leur
permettaient pas même d’aspirer à la dignité de sous-préfet ? Les Etats-Unis
d’ailleurs sont patriotes, éminemment patriotes ; pouvons-nous avec vérité en
dire autant de notre pays ? Pouvons-nous dire que l’esprit étranger doit se
perdre par l’influence, par l’ascendant de l’esprit national ?
Je le répète donc, il faut restreindre la grande
naturalisation aux services les plus éminents. Mais les étrangers trouveront
chez nous tous les soins de l’hospitalité la plus attentive.
Je ne puis, par rapport aux condamnés pour délits
politiques, adopter l’opinion d’un citoyen distingué, d’un excellent Belge, de
l’honorable M. de Robiano. Je crois au contraire que, dans la tourmente
politique actuelle, la règle doit être qu’il faut envisager les étrangers avec
faveur et qu’il faut supposer qu’ils ont quitté leur pays par des motifs
honorables.
Mais j’en appelle à eux-mêmes,
j’en appelle à un jury de différentes nations : est-ce dans la Belgique que
l’étranger malheureux a été mal accueilli et qu’il s’est trouvé sans emploi ?
Je ne crains point ici de réponse humiliante.
Je finis. Comment les autres nations, sauf les
Américains, qui ne sont pas nos voisins, partant nos modèles, comment les
autres nations confèrent-elles les droits de la grande naturalisation ? En
sont-elles prodigues ?
M. Fallon.
- Messieurs, dans la discussion générale à laquelle on vient de se livrer on a
soulevé plusieurs difficultés dont l’examen se trouvera mieux placé dans la
discussion des articles. Pour le moment je n’ajouterai que quelques mots à ce
que vient de dire M. le ministre de la justice pour prouver l’utilité du projet
en lui-même.
Quant à l’utilité de l’article premier, elle est
évidente. Depuis deux ans de nombreuses demandes de naturalisation nous ont été
adressées ; nous en sommes saisis ; il faut statuer. Mais avant de statuer il
faut que le législateur établisse les effets de l’une et de l’autre
naturalisation.
L’article de la constitution concernant les
naturalisations a quelque chose de vague. Pour la grande naturalisation il n’y
a pas de doute ; elle confère la plénitude de tous les droits politiques, mais
quels droits confère la petite naturalisation ?
Sur l’article 2, je partage l’avis de quelques membres
de cette assemblée, qui veulent que l’on n’use de la grande naturalisation
qu’avec sobriété. Si la section centrale a été trop large dans la rédaction de
cet article, cela ne prouve pas qu’il soit inutile, cela prouve seulement qu’il
faut le restreindre.
Il est utile, cet article 2,
parce qu’il faut que l’étranger sache à quelles conditions il pourra solliciter
la grande naturalisation.
Mais dit-on, la législature, qui ne peut se lier,
établira d’autres conditions ; sans doute on ne peut pas lier la législature ;
mais ne croyez pas pour cela qu’il sera facile de changer les conditions :
c’est ce que vient de démontrer l’orateur que vous venez d’entendre.
Relativement au serment, la section centrale a été
dirigée par les motifs exposés par le ministre de la justice, et de plus par la
chose jugée. La loi qui accorde la grande naturalisation au général Evain, l’a
soumis au serment ; le serment est ainsi une chose jugée, une chose établie.
Je n’en dirai pas davantage. Je me réserve de prendre
la parole lors de la discussion des articles.
M. A. Rodenbach. - J’ai une question à faire à mon honorable collègue
M. de Brouckere, Je trouve son opinion très juste et qu’il a parfaitement
raison sur la grande naturalisation. Un étranger qui la demande, c’est qu’il
veut être ministre, représentant, sénateur, etc. ; donc, il ne faut pas d’article
pour cette grande naturalisation. Mais lorsqu’un étranger vient demander la
petite naturalisation, connaît-il également ses droits. La constitution n’en
dit rien. De là, je conclus qu’il ne faut pas de loi de grande naturalisation,
puisqu’il n’y a pas d’incertitude ; et qu’il en faut une pour la petite.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Plusieurs arguments ont été présentés avec une
sorte de doute et pour ainsi dire sans conviction, du moins sans conclusion. Il
est assez difficile d’établir que le pouvoir législatif peut être lié par ses
propres décisions ; cela est vrai ; cependant, une loi est un frein moral, dont
il n’est pas facile de se dégager ; on ne touche pas aisément à une règle
posée, alors que cette règle a été fixée, abstraction faite des personnes et de
ce qui pouvait la fausser dans des esprits naturellement impartiaux.
Je crois, messieurs, que l’exercice de la prérogative
que le pouvoir législatif s’est réservée est soumise à des inconvénients. Il en
sera de même chaque fois que, dans une assemblée délibérante, on devra agiter
des questions de personnes. Par des motifs, des raisons de convenances que l’on
peut apprécier, le vote n’a pas la liberté pleine et entière qu’il reçoit sur
des questions purement de principes.
Sous ce rapport, il eût été désirable, si l’abus
n’était pas à côté de la faculté, que le pouvoir de naturaliser fût conférer au
gouvernement, parce que ce pouvoir agit sans délibération patente, et qu’il
présente une garantie que n’offrent pas les actes du pouvoir législatif ; c’est
qu’à la responsabilité morale, il joint la responsabilité légale, la
responsabilité parlementaire.
Ces considérations ne sont pas de mise aujourd’hui
; la question est jugée, Mais
l’honorable M. de Robiano a effleuré un argument sur lequel il est utile de
revenir.
Si, quand nous sommes appelés à juger une question de
personnes, nous pouvons éloigner le plus possible l’élément purement personnel,
il est évident que la discussion sera plus libre. Autre est la position du
député qui aurait à dire : Je repousse tel étranger comme indigne de la faveur
qu’il sollicite ; et de celui qui aurait à dire : Tel étranger ne remplit pas
les conditions imposées par la loi.
En l’absence complète de règles pour la naturalisation,
vous n’avez plus que des questions de personnes sur lesquelles aucune
jurisprudence ne peut s’établir, parce que les questions de personnes différent
entre elles autant que les personnes mêmes. Sous ce rapport, en posant des
règles, le pouvoir législatif diminue les difficultés de sa position.
L’étranger qui demande la grande naturalisation ne le
fera pas avec légèreté, car il n’y a pas tout avantage à faire une semblable
demande : à côté de la qualité d’indigène qu’on acquiert se trouve la perte de
la qualité de citoyen dans son pays natal.
Ce n’est pas avec
irréflexion que l’on abdique la qualité de citoyen du pays où l’on a vu le jour
; il faut pour cela des motifs puissants.
Remarquez qu’alors que le gouvernement pouvait
accorder la naturalisation ordinaire sans le concours du pouvoir législatif, il
n’y a guère d’exemple qu’il en ait fait abus, parce qu’il n’y a guère d’exemple
que l’on abandonne facilement son pays.
Les règles de la loi qui vous est soumise sont
extraites de la législation française, et en France on n’a vu ni la presse ni
les tribunaux réclamer contre l’abus des naturalisations.
Je pense que s’il n’est pas sans inconvénient de poser
les règles de l’article 2, il y aurait plus d’inconvénients à ne poser nulle
règle.
M. de Brouckere. - L’honorable M. A. Rodenbach m’a fait une interpellation. En présence
de l’article 5 de la constitution, qui est bien vague, il est naturel de
demander ce que c’est que la petite naturalisation. Mon opinion n’est pas
conforme au projet de loi relativement aux effets de cette petite
naturalisation, et vous verrez, quand nous en serons venus à l’article premier,
qu’il y aura à cet égard des difficultés dont la solution sera fort difficile.
L’article 5 de la constitution dit que la naturalisation est accordée par le
pouvoir législatif, et que la grande naturalisation assimile seule l’étranger
au Belge, quant aux droits politiques. D’où il semble résulter, par un argument
à contrario sensu, que la grande naturalisation donne seule des droits
politiques, et que la petite naturalisation ne donne que les droits civils.
On est encore plus porté à admettre cette opinion en
mettant l’article 5 en regard avec l’article 6 : « Les Belges sont égaux
devant la loi ; seuls ils sont admissibles aux emplois civils et militaires,
sauf les exceptions qui peuvent être établies par une loi pour des cas
particuliers. »
L’exercice de fonctions publiques est un droit
politique, et le gouvernement ne peut conférer les fonctions publiques qu’à
ceux qui auraient la grande naturalisation. Autant je désire favoriser les
étrangers qui viennent chez nous pour y ériger des établissements utiles, pour
y introduire des inventions, autant je désire éloigner les étrangers qui ne
viennent chez nous que pour remplir des fonctions publiques.
Quand nous en viendrons à la
discussion de l’article premier, je donnerai de nouveaux développements à cette
opinion.
Je persiste à croire que la loi est inutile. J’aurais
pu proposer la question préalable ; je ne le ferai pas, puisque l’on a paru
discuter les articles.
Je démontrerai que par l’article premier, les
étrangers qui auront la petite naturalisation n’auront que les droits civils,
et qu’ils n’auront pas celui d’exercer des fonctions publiques. On pense qu’ils
renonceront difficilement à la qualité de citoyens de leur pays : mais pourquoi
ne renonceraient-ils pas à leur qualité de Français, d’Allemands, d’Anglais,
pour remplir des fonctions publiques chez nous ?
M. Fallon. - La section centrale n’a pas compris l’article 5 de
la constitution dans le même sens que l’honorable M. de Brouckere.
Plusieurs membres.
- Remettez-ce débat pour l’article premier.
- M. Fallon cède la parole.
M. Dumortier.
- Je ne puis m’empêcher de répondre quelques mots à ce qu’a dit M. le ministre
de la justice dans le but de rendre facile la grande naturalisation.
M. le ministre de la justice (M. Lebeau). - Je n’ai pas dit cela !
M. Dumortier.
- Je ne dis pas que vous ayez demandé qu’elle fût facile, mais je dis que vos
opinions tendent à la rendre facile.
Je ne suis pas plus content du projet que M. de
Brouckere. Si j’en suis mécontent, c’est que je le trouve trop large, il faut
restreindre la grande naturalisation. Avec l’article 2 tel qu’il est conçu, il
est indubitable que tout étranger qui viendra sur notre territoire aura droit
de réclamer cette grande naturalisation, et par conséquent aura droit de
s’immiscer dans les grandes affaires de l’Etat. Je ne puis admettre ce système.
Je pense que la nation ne saurait être trop avare dans tout ce qui concerne la
grande naturalisation.
Quand on en viendra à l’article relatif aux grandes
naturalisations, je demanderai qu’une enquête ait lieu pour s’assurer des
antécédents et des droits de celui qui sollicitera la grande naturalisation.
Sous l’ancien gouvernement fédéral du pays, la grande
naturalisation pour le Brabant était réservée pour des cas extrêmement rares.
Le peuple belge était extrêmement jaloux de ses prérogatives, il ne voulait se
voir représenter que par des hommes qui avaient sucé avec le lait l’amour de la
patrie.
Sous le gouvernement hollandais, vous avez vu quels
abus résultaient de l’accueil favorable fait aux étrangers. Si un article de la
loi fondamentale eût empêché le roi Guillaume de prodiguer l’indigénat, on
n’aurait pas vu au pouvoir des hommes qui n’avaient d’autre mérite que d’avoir
bafoué la nation.
L’article 10 de la loi fondamentale du royaume des
Pays-Bas autorisait le roi à accorder aux étrangers, pendant une année après sa
promulgation, le droit d’indigénat et d’admissibilité à tous emplois
quelconques.
L’article 8 portait que nul ne peut être membre des
états-généraux, chef ou membre d’administration générale, conseiller d’Etat,
gouverneur ou membre de la haute cour, s’il n’est habitant des Pays- Bas, né,
soit dans le royaume, soit dans ses colonies, de parents y domiciliés.
Je vais avoir l’honneur de vous lire les motifs de ces
deux articles, motifs que vous avez tous dans votre cœur. Voici comment
s’exprimait la commission :
« En réservant les premières fonctions de l’Etat aux
indigènes nés de parents domiciliés dans le royaume, la loi admet aux autres et
les naturels du pays et ceux qui y seront naturalisés. Cette terre hospitalière
offrira toujours protection et bienveillance à ceux que des lois libérales et
un gouvernement paternel y appelleront ; mais le droit de voter sur les plus
grands intérêts, ou de prendre part à leur direction, ne doit appartenir qu’à
ceux qui ont sucé avec le lait l’amour de la patrie. »
Remarquez-le bien, messieurs, lors de la discussion de
l’article 5 de notre constitution, au congrès national, c’est cette même idée
qui le dominait. Il a voulu rendre difficile aux étrangers l’entrée dans le
sein de la représentation nationale.
Le ministre a dit qu’il ne fallait pas être sévère
pour la grande naturalisation ; il a cité l’Amérique où on l’obtient aisément. Je
répondrai à cette assertion par l’opinion d’un grand publiciste anglais sur
l’Amérique.
(Ici l’orateur
donne lecture d’un assez long passage du publiciste anglais, passage qui se
résume à peu près dans ce peu de mots : Le premier devoir d’un peuple libre est
de veiller à la conservation de sa liberté… Le gouvernement doit surtout
exclure les étrangers des emplois publics ; il doit les protéger dans leur
industrie… Tout homme, à moins qu’il ne soit profondément corrompu, conserve
toujours un attachement secret pour le pays qui l’a vu naître…)
Je pense, poursuit l’orateur, que les raisonnements du
publiciste vont un peu loin ; mais il nous montre ce que l’on doit penser de
l’opinion de M. le ministre de la justice.
Je déclare que je serai sévère pour le fait de grande
naturalisation. Loin de moi l’idée d’exclure les étrangers qui ont pris part à
nos grands événements politiques ; je sais que nous avons un devoir à remplir
envers ceux qui ont contribué à la révolution ; mais je n’avilirai pas
l’indigénat en le prodiguant, en le rendant trop commun.
Je m’arrêterai un moment sur une autre question.
Il s’agit de savoir quels seront les droits que l’on
accordera à la naturalisation ordinaire.
L’article 5 dit que la grande naturalisation seule
assimile l’étranger au Belge. A prendre cette phrase dans le sens le plus
absolu, il est manifeste que la petite naturalisation deviendrait un non-sens,
et qu’elle se réduirait à accorder les droits civils.
Qu’est-ce que les droits politiques ? Ce sont les
rapports qui existent entre les citoyens et l’Etat ou le gouvernement.
Qu’est-ce que les droits civils ? Ce sont les rapports qui naissent des
citoyens entre eux. Si donc on restreint la petite naturalisation, comme le
propose l’honorable préopinant, l’article 5 sera une absurdité. La petite comme
la grande naturalisation, accordée par le pouvoir législatif, confèrent des
droits politiques ; il n’y a de différence que dans leur étendue ; mais si le
pouvoir législatif n’accordait que ce que le pouvoir exécutif accorderait lui-même,
à quoi bon une loi pour donner la petite naturalisation ? Le pouvoir civil
consiste dans la faculté d’être témoin, d’être tuteur, etc., mais tous ces
droits naissent de la résidence ; et il est évident que le pouvoir exécutif
peut dans ce cas faire autant que le pouvoir législatif.
Dans l’embarras où je me trouve pour entendre
l’article 5 et pour connaître l’étendue des droits accordés par la petite
naturalisation, j’ai recherché quelle avait pu être la pensée des auteurs de la
constitution ; et voici ce que j’ai trouvé dans un journal qui passe pour
rendre le mieux compte des débats du congrès :
« La discussion s’ouvre sur l’article 2 du projet
de constitution, qui forme aujourd’hui l’article 5.
« M. le comte Vilain XIII lit l’article 2 ; en
voici les termes : « La naturalisation assimile seule l’étranger au Belge
pour l’exercice des droits politiques ; elle ne peut être accordée que par le
pouvoir législatif. »
Remarquez bien, messieurs, que dans le projet on
n’admettait qu’une seule espèce de naturalisation, et dans ce sens il va sans
dire qu’elle devait assimiler l’étranger au Belge pour l’exercice des droits
politiques, puisque l’exercice des droits civils est conféré par le pouvoir
exécutif, au moyen de la faculté de résider. Mais je poursuis le compte-rendu
de la séance du congrès :
« M. Devaux propose un amendement ; le voici ;
« La naturalisation ne peut être accordée que par le pouvoir législatif ;
la grande naturalisation seule assimile l’étranger au Belge. »
« Il développe ainsi sa proposition : « Je
veux deux naturalisations, la petite et la grande ; l'une et l'autre accordées
par le pouvoir législatif. Si vous admettez le système de la section centrale,
il s'ensuivra que tous les naturalisés auront les mêmes droits, et comme la
naturalisation s'accordera facilement, on verra des étrangers devenir
ministres, sénateurs, etc. Je ne veux pas que semblable chose arrive, et il
faut, pour l'empêcher, que le législateur sache bien ce qu'il accorde en
donnant la naturalisation. Cette seule distinction entre la grande et la
petite suffira pour fixer son attention sur les individus qui demanderont la
première. Et il sera d'autant plus difficile que cette loi donnera des droits
plus étendus. »
« M.
Forgeur s’oppose à l’amendement ; il croit qu’il suffit de s’en rapporter au
bon sens des électeurs.
« M. de Stassart - M. Forgeur a
dit qu'il fallait s'en rapporter au bon sens des électeurs, relativement à
l’élection des étrangers naturalisés. Mais je lui ferai observer que des
étrangers peuvent devenir ministres ; cela ne dépend pas des électeurs. Si vous n'avez qu'une seule espèce de
naturalisation, vous vous trouverez entre deux écueils : vous vous montrerez
trop faciles ou trop sévères. Il convient sans doute d'accueillir favorablement
celui qui se présente avec des capitaux ou des connaissances industrielles ;
mais il ne faut pas que cet homme puisse compromettre nos libertés ou notre
indépendance politique, si le chef de l’État le choisit pour ministre, quoique
étranger à nos mœurs, à nos habitudes, à nos institutions. On ne doit négliger,
à cet égard, aucune précaution, et l'amendement de M. Devaux me paraît fort
sage. (Appuyé ! Appuyé !)
« L'amendement est mis aux voix
et adopté. »
Je vous ferai remarquer que dans l’amendement ne se trouvent
pas les mots qui font l’objet de la difficulté. Mais la discussion de
l’amendement montre quel esprit a dicté l’article de la constitution.
Discussion des articles
Article premier
On passe à la discussion de l’article premier ainsi
conçu :
« La naturalisation ordinaire confère à
l’étranger les droits civils et politiques attachés à la qualité de Belge, à
l’exception de certains droits politiques pour l’exercice desquels la
constitution et les lois exigent spécialement la grande naturalisation. »
M. Fallon.
- Messieurs, comme je viens de vous le dire, votre section centrale n’a pas
compris l’article 5 de la constitution dans le sens de l’honorable M. de
Brouckere.
Voici l’objection. : « Aux termes de l’article 5,
la grande naturalisation seule assimile l’étranger au Belge pour l’exercice des
droits politiques, donc la naturalisation ordinaire ne lui confère aucun droit
politique. »
Cette objection est évidemment plus spécieuse que
solide. D’abord, elle n’est fondée que sur l’argument à contrario sensu, et
tout le monde sait que cet argument est en général très sujet à égarer ceux qui
l’emploient, et tout le monde sait qu’il n’est pas toujours concluant,
lorsqu’il s’agit surtout de l’interprétation de la loi.
Si votre section centrale eût trouvé convenable de
s’arrêter à des subtilités, il lui eût été très facile de neutraliser
l’argument a contrario sensu, par un argument au moins d’égale valeur.
Le voici :
La naturalisation ordinaire confère tout au moins la
qualité de Belge, cela est incontestable.
Il est également incontestable que la qualité de Belge
confère l’exercice des droits politiques sauf les cas spécialement exceptés, où
la constitution et les lois exigent d’autres conditions.
C’est ce que dit l’article 4 de la constitution.
Or, si, suivant l’article 5, la grande naturalisation
seule assimile l’étranger au Belge pour l’exercice des droits politiques, la
seule conséquence exacte à en tirer, c’est que celui qui aura la grande
naturalisation jouira de l’exercice des droits politiques, dans les cas, même
exceptionnels, où la qualité de Belge seule ne suffit pas, et que celui qui
aura la naturalisation ordinaire jouira seulement des droits politiques pour
l’exercice desquels la qualité de Belge seule suffit.
Voilà une argumentation puisée dans la combinaison des
articles 4et 5, et elle vaut bien l’argument a contrario sensu, qui est obligé
de s’isoler dans l’article 5.
Mais votre section centrale n’a pas cru devoir
raisonner d’une manière aussi étroite, elle s’est dirigée par les règles du
droit et de la raison généralement adoptées dans l’application des lois.
Elle ne s’est pas bornée à interroger isolément un
article de la constitution, elle a interrogé la constitution dans son ensemble.
Pour saisir le sens de la disposition, elle a plus
consulté l’esprit que les mots et surtout elle a rejeté tout système qui
refuserait aux mots leur signification propre ou qui tendrait à ne leur faire
produire aucun effet.
Si la naturalisation ordinaire ne devait conférer que l’exercice
des droits civils, on fait dire à la constitution quelque chose d’inutile ou
d’absurde.
Inutile, puisqu’aux termes du code civil,
l’autorisation royale seule suffit pour conférer ces droits.
Absurde, puisque sauf la différence dans les mots, on ferait
concouru le pouvoir législatif à une opération que le pouvoir exécutif peut
consommer sans lui.
Le reproche d’inutilité et d’absurdité ne se bornerait
pas là.
En effet si, dans le système de l’argument a contrario
sensu, la naturalisation ordinaire ne devait conférer l’examen d’aucun droit
politique malgré qu’elle confère la qualité de Belge, pourquoi est-il dit, dans
les articles 50 et 56, que pour être éligible aux chambres, la grande
naturalisation est requise ? Pourquoi est-il dit, dans l’article 86 que, pour
être ministre, il faut avoir reçu la grande naturalisation ?
Pourquoi est-il dit enfin, dans l’article premier de
la loi électorale, qu’il faut cette grande naturalisation pour être électeur ?
La seule réponse raisonnable à donner, c’est que la
naturalisation ordinaire, ne conférant que la qualité de Belge et non tous les
droits politiques attachés à cette qualité, la grande naturalisation serait
mise spécialement en condition dans tous les cas où la qualité de Belge seule,
acquise par la naissance ou la naturalisation ordinaire, serait jugée
insuffisante pour l’exercice de certains droits politiques d’un ordre élevé.
Enfin, messieurs, il est une autre circonstance qu’il
ne faut pas perdre de vue, c’est que l’on n’a admis deux sortes de naturalisation
dans notre nouveau système politique, que sous l’impression de la loi
fondamentale de 1815 que l’on a trouvé bon d’adopter en ce point.
Là, on avait distingué l’indigénat de la
naturalisation proprement dite, et ici on a distingué la naturalisation
proprement dite de la grande naturalisation qui est bien l’indigénat.
Là, on ne pouvait être membre des états-généraux, des
départements d’administration générale, conseiller d’Etat, commissaire du Roi
dans les provinces ou membre de la haute-cour, sans l’indigénat, c’est-à-dire
sans la grande naturalisation ; et ici, l’on a voulu également que, pour
l’exercice des droits politiques dans les degrés supérieurs, la naturalisation
ordinaire ne fût également pas suffisante.
Ce régime, que la loi fondamentale de 1815 avait
introduit, devait faire d’autant plus impression que la France avait, de son
côté, adopté le même système, en ne restreignant pas toutefois dans des limites
aussi resserrées les effets de la naturalisation ordinaire.
Une ordonnance du 4 juin 1814 avait déclaré que,
conformément aux anciennes constitutions françaises, aucun étranger ne pourrait
siéger, ni dans la chambre des pairs ni dans celle des députés, à moins qu’il
n’eût obtenu des lettres de naturalisation vérifiées par les deux chambres, et
ce régime fut sanctionné par la loi du 14 octobre 1814.
Ainsi, comme vous voyez,
messieurs, en France comme sous la loi fondamentale de l815, il existait deux
sortes de naturalisations qui conféraient toutes deux les droits politiques,
mais à différents degrés ; l’une qui conférait les droits politiques dans toute
leur plénitude et qui devait être vérifiée par les chambres, et l’autre qui
était accordée par le Roi, sans le concours des chambres et qui conférait aussi
les droits politiques dans les degrés inférieurs.
C’est sous l’influence de ce régime, commun aux deux
nations qui nous avoisinent le plus, que le congrès a formulé l’article 5 de
notre constitution, et cette circonstance complète la justification de
l’opinion que votre section centrale vous a proposé de partager.
M. de Theux. - Messieurs, la question que l’article premier tend
à décider est très grave. Il s’agit d’interpréter l’article 5 de la
constitution. Dans le rapport de la section centrale, ainsi que dans le
discours de son honorable rapporteur, on s’étaie principalement pour soutenir
l’opinion que la petite naturalisation emporte la jouissance des droits
politiques, sur ce que sans cela la petite naturalisation serait totalement
inutile. Il est important de prouver que la petite naturalisation produit
différents effets, abstraction faite de l’exercice des droits politiques. En
premier lieu, l’étranger qui a obtenu la petite naturalisation cesse d’être
soumis aux lois relatives aux étrangers ; en deuxième lieu, ses enfants
deviennent de plein droit Belges de naissance ; en troisième lieu, il est
admissible à tous les emplois militaires, et à tous les emplois civils, pour
autant qu’ils sont indépendants de l’exercice de droits politiques. Je pourrais
peut-être signaler encore d’autres effets de la petite naturalisation, mais
ceux que je viens de citer suffisent pour me dispenser de plus amples
recherches.
L’article 5 de la constitution est presque entièrement
conforme au projet de la section centrale du congrès. Le paragraphe premier
portant « la naturalisation est accordée par le pouvoir législatif »
est littéralement le même. Au paragraphe 2, ainsi conçu : « La grande
naturalisation seule assimile l’étranger au Belge pour l’exercice de droits
politiques, » il y a addition des mots « grande » et
« seule. » Or, quel est l’effet de cette addition ? A-t-on eu en vue
de décider qu’aucune autre naturalisation que la grande ne puisse faire jouir
de quelques droits politiques ? Les termes de la disposition favorisent cette
opinion, puisqu’il n’est fait mention d’aucune différence entre les divers
droits politiques, entre ceux d’une haute importance et ceux d’une importance
moindre.
On prétend qu’en soutenant cette opinion, on doit
admettre que la constitution renferme des dispositions inutiles dans les
articles 50 et 56. Mais on peut répondre à cette objection que les articles 50
et 56, énumérant toutes les conditions d’éligibilité, ont dû énumérer également
celle de la grande naturalisation.
Quant à l’article premier de la loi électorale, qui
requiert également la qualité de Belge de naissance, ou la grande
naturalisation, pour exercer les droits d’électeur, loin de favoriser l’opinion
opposée, il peut être invoqué comme fixant de plus en plus, le sens du paragraphe
2 de l’article 5, de manière à ce que la grande naturalisation soit nécessaire
pour l’exercice de tous droits politiques.
Cet article fût-il d’ailleurs inutile, il n’en
résulterait aucun argument important, puisque la même loi a reproduit dans les
articles 41 et 42 les textes des articles 50 et 56 de la constitution,
reproduction que l’on pourrait également regarder comme inutile, si elle
n’avait pour effet, ainsi que l’article premier, de remettre sous les yeux des
électeurs les règles tracées par la constitution, et de former un ensemble de
dispositions dans la loi électorale.
J’avoue que j’ai toujours
conservé un véritable doute sur le sens de l’article 5. Je l’ai entendu
discuter par d’habiles jurisconsultes qui y trouvaient la plus grande difficulté.
Dans le projet de la loi provinciale, qui vous a été soumis l’an dernier, l’on
exige aussi la grande naturalisation pour être électeur ou éligible au conseil
provincial.
Du reste, j’attendrai les observations qui seront
présentées ultérieurement pour me décider.
M. Fallon. - Bien loin de combattre l’article premier du projet
de loi, l’honorable M. de Theux semble l’avoir entièrement justifié. En effet,
dès lors qu’il me fait la concession qu’aux termes de la constitution, la petite
naturalisation attribue la capacité nécessaire pour exercer les emplois civils
et militaires, le procès de l’article premier est gagné : il suffit seulement
de se mettre d’accord sur la différence qui existe entre les droits civils et
les droits politiques. Or, messieurs, les droits civils diffèrent des droits
politiques par leur objet et par les personnes auxquelles ils s’appliquent. Les
droits civils sont ceux qui règlent les relations entre particuliers,
exclusivement, tandis que les droits politiques règlent la faculté de concourir
à la puissance et aux fonctions publiques. Cela est si vrai que la nomination
d’un garde-champêtre appartient au pouvoir politique. Si donc M. de Theux
concède que la petite naturalisation confère la capacité pour les emplois
civils, il est certain que la petite naturalisation confère aussi la capacité
pour les droits politiques.
M. de Theux. - Ce que vient de dire M. Fallon serait parfaitement
juste si j’avais dit que la petite naturalisation confère l’aptitude à tous les
emplois civils. Mais je n’ai pas dit cela. Je soutiendrai que la petite
naturalisation donne le droit d’occuper un emploi dans les finances ; mais je
n’envisage pas cela comme un droit politique, pas plus que l’occupation d’un
grade dans l’armée.
M. de Brouckere. - Messieurs, je tâcherai d’être court et clair, et de ne pas tomber
dans des redites.
L’article 5 de la constitution fait ici la base de nos
discussions. C’est donc sur le texte et l’esprit de cet article que nous devons
fonder nos raisonnements.
L’article 5 de la constitution définit ce qu’on entend
par grande naturalisation. Il dit expressément : « La grande
naturalisation seule assimile l’étranger au Belge, pour l’exercice des droits
politiques. » Quant à la petite naturalisation, la constitution n’en dit
rien. Dans le silence de la loi fondamentale, la section centrale s’est dit :
Eh bien ! puisque la constitution ne définit pas la petite naturalisation, nous
la définirons, nous, et nous appellerons petite naturalisation celle par
laquelle nous donnons à l’étranger la jouissance de tous les droits, tant
civils que politiques, à l’exception cependant de celui d’être membre des
chambres, de celui d’être ministre et de celui d’être électeur, ce dernier
droit refusé à la petite naturalisation par la loi électorale.
Ainsi dit la section centrale : Grande naturalisation,
assimilation à la qualité de Belge ; petite naturalisation, jouissance de tous
les droits, à l’exception de celui d’être ministre, de celui d’être membre des
chambres et de celui d’être électeur.
Moi je raisonne tout différemment, et je dis : Puisque
la constitution est muette sur la petite naturalisation, et qu’elle porte que la
grande seule assimile l’étranger au Belge pour l’exercice des droits
politiques, évidemment la petite ne confère pas de droits politiques. On dit
que c’est un argument a contrario et qu’on est exposé, en l’employant, à se
trouver induit en erreur.
Oui, quand cet argument est isolé, mais non quand il
se fonde sur la raison et l’esprit de la loi. Eh bien ! j’ai pour moi la raison
et l’esprit de la constitution.
Un étranger veut se faire naturaliser, mais il ne veut
pas demander la grande naturalisation, parce que, du moment où il l’a obtenue,
il devient Belge dans toute la force du terme ; son intention n’est pas de
renoncer entièrement à sa patrie ; il veut jouir ici des droits civils, mais
sauf à réclamer plus tard sa qualité de Français, d’Allemand, d’Anglais, etc.
Eh bien ! faut-il lui accorder des droits politiques ?
Non, messieurs accordez-lui des droits civils, mais refusez-lui des droits
politiques, puisque la constitution ne vous dit pas de les lui conférer. Quoi !
un homme qui ne veut pas renoncer d’une manière définitive à sa qualité
d’étranger, pourra être nommé membre de tribunal, et en cette qualité il pourra
être président d’un collège électoral, réunion d’hommes qui exercent dans le
pays le droit le plus précieux ! Et personne de nous n’ignore quelle influence
le président d’un corps, le président d’un collège électoral, a sur les membres
de ce corps, de ce collège.
Mais que nous dit-on ? Que nous rendons la loi
ridicule, parce que non en faisons une loi qui ne signifie rien : car tout
étranger qui vient s’établir dans le pays jouit, s’il veut, des droits civils.
C’est là une erreur, et je vais prouver que l’étranger n’est pas assimilé au
Belge pour les droits civils. En effet, voici ce que porte l’article 128 de la
constitution : « Tout étranger qui se trouve sur le territoire de la
Belgique, jouit de la protection accordée aux personnes et aux biens, sauf les
exceptions établies par la loi. »
Ainsi donc l’étranger qui
vient s’établir en Belgique, peut se voir privé de l’exercice des droits civils
lorsque le législateur le trouve bon, tandis que celui qui a obtenu la petite
naturalisation, jouissant de tous les droits civils, aucune loi ne peut
l’empêcher de les exercer. L’étranger ne jouit pas des droits civils, car, dans
tous les cas, il dépendra de la législature de fixer le lieu de sa résidence et
même de lui faire quitter le pays. Vous savez, messieurs, que dans la session
dernière, le gouvernement vous avait demandé une loi qui lui donnait sur les
étrangers un pouvoir presque absolu. Nous avons refusé cette loi, comme c’était
notre devoir, mais si nous l’avions accordée, le gouvernement aurait pu en user
contre l’étranger non-naturalisé, tandis qu’il n’aurait pu le faire contre
celui qui aurait obtenu la petite naturalisation, parce que ce dernier est
assimilé au Belge pour les droits civils. Mais quant aux droits politiques,
quant au droit d’occuper des fonctions publiques, nous les lui refusons ; s’il
veut les obtenir, qu’il renonce à sa qualité d’étranger et devienne Belge. Sans
cela, je m’y opposerai de toutes mes forces.
M. Dubus.
- Il n’a pas été répondu à un argument que l’honorable M. de Brouckere vient de
faire valoir pour la seconde fois ; c’est que, selon lui, l’étranger qui
obtiendrait en Belgique la naturalisation simple, ne renoncerait point par-là à
la qualité d’étranger. Je crois que c’est une erreur ; je crois que la
naturalisation acquise en Belgique ferait nécessairement perdre à cet étranger
sa qualité de Français, s’il était Français. La constitution à cet égard ne
distingue pas entre la grande et la petite naturalisation. Toute naturalisation
aurait pour conséquence de rendre cet étranger Belge, et dès qu’il devient
Belge il abdique nécessairement la qualité de Français. L’honorable préopinant nous
a dit que l’étranger ayant obtenu la petite naturalisation, échappait à
l’article 128 de la constitution. Sans doute ; mais pourquoi ? Parce qu’il
n’est plus étranger et qu’il est devenu Belge. S’il entend au contraire
conserver sa qualité d’étranger, l’article 128 lui devient applicable.
Dans le système du préopinant, messieurs, il y aurait
deux sortes de naturalisation : l’une qui aurait tous effets et l’autre
qui n’en aurait aucun. Je vous avoue que cela me paraît tout à fait absurde. Je
ne puis croire que telle ait été la pensée du congrès ; d’après les débats sur
la matière qui vous ont été lus par mon honorable ami M. Dumortier, il vous est
impossible d’admettre une pareille idée. Vous avez remarqué que dans toute la
discussion on a eu un seul objet en vue, c’était d’imposer des conditions plus
rigoureuses pour les hautes fonctions publiques, celles de ministre et celles
de membre de la représentation nationale, ce qui vous fait voir que la
naturalisation mineure peut accorder d’autres droits politiques. Voilà quelle a
été la pensée du congrès. Cette pensée ne ressort pas seulement de l’article 5
de la constitution, mais d’autres articles de cette constitution et de diverses
lois votés par le congrès. En effet, il est impossible de rapprocher l’article
6 de l’article 5, sans reconnaître que la naturalisation mineure confère aussi
certains droits politiques.
Voici le texte de cet article : « Les Belges sont
égaux devant la loi ; seuls ils sont admissibles aux emplois civils et
militaire, sauf les exceptions qui peuvent être établies par une loi pour des
cas particuliers. » Je vous prie de remarquer que cet article contient
seulement le mot « Belge, » tandis qu’à l’article 50 relatif à
l’éligibilité pour la chambre des représentants, à l’article 56 relatif à
l’éligibilité pour le sénat, et enfin à l’article 86 indiquant les conditions
nécessaires pour être ministre, on s’est servi des mots « Belge de
naissance. » Ainsi dans l’article 6, et à cet égard je suis d’accord avec
l’honorable M. de Theux, la constitution comprend aussi bien les personnes
ayant obtenu la petite naturalisation que celles qui ont obtenu la grande
naturalisation Mais est-ce là un droit politique ? Cela ne fait aucun doute que
l’admission aux emplois civils et militaires soit un droit politique. C’est une
chose tout à fait étrangère aux droits civils.
Toute prérogative qui appartient aux citoyens est
essentiellement politique. Voilà donc le Belge ayant obtenu la naturalisation
mineure qui est admissible aux droits politiques quelconques, à l’exception de
ceux spécialement réservés aux Belges de naissance et à la grande
naturalisation. Ainsi voilà dans la constitution même le véritable sens de
l’article 5 qui a voulu réserver certains droits politiques à la grande
naturalisation, mais qui n’a pas voulu les lui réserver tous, sans cela les
articles 5 et 6 seraient en contradiction. Est-il vrai que le texte de
l’article 5 repousse cette interprétation ? Non, messieurs, non ; il me paraît
rendre uniquement cette idée qu’il n’y a que la grande nationalisation qui
rende le Belge et l’étranger égaux sous tous les rapports, et dès qu’il y a un
seul rapport sous lequel ils ne soient pas égaux, cette similitude cesse. Les
articles 50, 56 et 86 dont l’ensemble présente une parfaite concordance, ont pu
vous le démontrer.
Au reste, il me paraît manifeste que la loi du 3 mars
1831 n’aurait pas été rédigée telle qu’elle l’est, si réellement l’exercice de
tous les droits politiques avait été réserve à la grande naturalisation par
l’article 5 de la constitution. Je me souviens qu’un membre du congrès,
aujourd’hui ministre d’Etat, proposa un amendement à cet article tendant à
accorder l’exercice des droits électoraux à toutes les naturalisations. Cet
amendement, il est vrai, a été rejeté, mais personne ne l’a repoussé par la
question préalable, comme étant contraire à la constitution. On l’a fait
seulement parce que le droit électoral était trop important pour l’accorder à
toutes les naturalisations, et on l’a réservé à la grande.
Je terminerai par une considération, celle même qui a
décidé le congrès à adopter l’article 5 de la constitution Je vous l’ai dit, on
avait un seul objet en vue : le danger qu’il y avait que les étrangers ne
pussent parvenir trop facilement aux hautes fonctions de l’Etat. Eh bien ! pour
parer à cela, on a voulu qu’une naturalisation particulière qu’on appellerait
grande naturalisation fut soumise à des conditions rigoureuses qui seraient
difficilement remplie. Si donc vous décidiez que le Belge ayant obtenu la
petite naturalisation ne jouit pas de droit politiques, vous serez entraînés à
admettre sans examen à la grande naturalisation. Si au contraire vous adoptez
le système de la section centrale, si vous déterminez certaines hautes fonction
comme appartenant à la grande naturalisation, et que vous admettiez le Belge
ayant obtenu la naturalisation simple à toutes les autres fonctions, alors vous
aurez une raison d’être plus difficiles pour conférer la grande.
Je voterai pour le projet de la section centrale, sauf
les amendements qu’on pourrait présenter, tendant à l’améliorer.
- On demande la remise de la discussion à demain.
La séance est levée à quatre heures et demie.