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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 19 juin 1833

(Moniteur belge n°172, du 21 juin 1833)

(Présidence de M. Raikem )

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Liedts fait l’appel nominal à midi et demi.

M. Dellafaille donne lecture du procès-verbal ; la rédaction en est adoptée.

M. Lebeau est au banc des ministres.

- Les pièces adressées à la chambre sont renvoyées à la commission des pétitions.

Proposition de loi relative aux actions en expulsion des fermiers et locataires

Lecture

M. le président. - Plusieurs sections ayant autorisé la lecture de proposition de M. Liedts, la parole est à cet honorable membre.

M. Liedts s’exprime en ces termes. - (Le discours de l’honorable membre ne nous est pas parvenu.)

Projet de loi autorisant un transfert de crédit au budget du ministère de la justice

Dépôt

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) donne lecture de l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi autorisant un transfert au chapitre 2 du budget du ministère de la justice pour 1832.

Projet de loi relatif à l'émission d'un emprunt affecté à l'établissement d'une partie de la route en fer vers l'Allemagne

Dépôt

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) donne lecture de l’exposé des motifs accompagnant le projet de loi autorisant un emprunt affecté à l’établissement de la première partie de la route en fer de la mer et de l’Escaut à la Meuse et au Rhin.

- Ces projets seront imprimés et distribués. Ils sont renvoyés devant les sections.

Projet d'adresse en réponse au discours du trône

M. les ministres de la guerre, des affaires étrangères et des finances entrent en séance.

Discussion générale

M. Angillis. - Messieurs, en Angleterre on se borne à retourner immédiatement les expressions du discours du trône ; cette sorte de formule n’engage à rien le parlement ; elle n’entraîne aucune conséquence. L’adresse en réponse au discours de la couronne est rédigée, proposée, votée et envoyée le jour même de l’ouverture des chambres. Qui ne voit que cette sage précipitation a pour but de rendre nulle une approbation donnée par pur sentiment de convenance ?

Je sais qu’il ne faut pas souvent chercher les exemples chez l’étranger, parce que la similitude est rarement exacte ; mais l’Angleterre fait exception pour toutes les matières constitutionnelles, et, sous ce rapport, elle est digne de nous donner des leçons et des exemples ; car les Anglais sont le premier et le seul peuple de l’Europe qui ait raisonné et constamment perfectionné les principes de son gouvernement.

Nous aurions bien fait de suivre cet exemple et de ne considérer l’adresse que comme une simple cérémonie d’étiquette et de convenance. Nous aurions ainsi évité des discussions interminables, et qui ont souvent pour résultat des conséquences, sinon fâcheuses, du moins désagréables. Mais il n’en est pas ainsi, nous avons adopté la mode observée en France et celle suivie par nos anciens états-généraux. Mais puisque nous considérons l’adresse comme l’expression du vœu de la nation, pour être conséquent, il faut qu’elle exprime, avec une respectueuse franchise, tout ce que la nation exprimerait elle-même si elle pouvait se faire entendre.

Si l’on n’attachait pas une si grande importance à l’adresse, j’adopterais volontiers celle qui est en discussion, parce qu’elle n’est autre chose que le discours retourné et écrit dans un style d’une admirable simplicité ; mais, puisqu’on considère l’adresse comme le vœu de la nation, je me permettrai quelques remarques sur le point principal qu’elle traite.

Le traité du 21 mai qui a été fabriqué sans notre participation, sans nous, malgré nous, contre nous ou pour nous, tout comme on voudra, ne me fait ni peine ni plaisir : il me ferait de la peine si la diplomatie m’eût inspiré quelque confiance, ou si j’eusse espéré une bonne solution du concours de nos patrons ; mais comme je n’ai jamais eu foi dans l’amitié et le désintéressement des chefs de la conférence, mon attente n’a pas été trompée par ce dernier acte.

Mais s’il y a entre nous divergence d’opinions sur l’influence que ce traité peut exercer sur nos intérêts matériels, je pense qu’il y a unanimité parmi tous les Belges amis de leur pays pour remarquer avec indignation le peu de cas que font les puissances de notre nationalité et de notre indépendance ; elles nous traitent comme si nous étions des interdits, et je demanderai à nos diplomates passés et présents s’il est bien dans les usages de la diplomatie de régler les affaires d’une nation qu’on a reconnue comme indépendante sans sa participation ?

Mais, dit-on, le traité a été envoyé à notre gouvernement ; il a pu ne pas l’accepter. Oui, il a été envoyé à notre gouvernement à peu près de la même manière que le gouvernement ou ses agents adressent aux régences des villes et communes des lois et des arrêtés pour les faire publier. Le traité, fût-il aussi avantageux comme on veut le faire à croire au peuple, ne serait pas moins à mes yeux un acte de patronage contraire à nos droits, un acte qui décèle les intentions des puissances relativement à la Belgique.

Quant au fond du traité, il ne me plaît pas plus que la forme. C’est une mauvaise trêve que le drame oriental a fait naître, qu’on prolongera aussi longtemps qu’on sentira la nécessité de conserver la tranquillité dans le nord-ouest de l’Europe, et qui, en attendant, laissera la Belgique dans une incertitude accablante et ruineuse.

Mais que sont devenus, et les 18 et les 24 articles, ces actes qu’on est venu déclarer à cette tribune irrévocables, ces actes dont la ratification n’était plus qu’un objet de forme ? Messieurs, il n’en est plus question, le traité, qui n’est pas plus irrévocable comme tout ce qui est sorti des ateliers de la conférence, n’en dit pas un mot ; au contraire, il parle d’un traité à faire comme si rien n’était fait, et dans des termes si vagues, que chacun peut interpréter à sa manière, et cette interprétation fournira aux ennemis de notre révolution des armes nouvelles pour maintenir l’inquiétude dans le pays.

Voilà donc anéanti le fameux traité des 24 articles, si laborieusement élaborée par la conférence, qui a fait naître tant de protocoles, et qui comme chacun sait, était devenu un acte irrévocable le jour de sa naissance ; cet acte qu’on proclamait notre droit public n’existe plus, et, après trois années de négociations, nous sommes replacés dans le provisoire et ramenés devant le tribunal de la conférence.

Tout annonce, messieurs, que ce provisoire sera long, car il me paraît constant que toute transaction politique avec le roi Guillaume est impossible. J’ai lu quelque part que les puissances absolutistes ne nous feront pas la guerre, non qu’elles éprouvent quelque affection politique pour nous, mais parce qu’elles sont prudentes, car elles comprennent leur propre position. Cette prudence leur conseille de ne pas commencer la lutte ; elles feront taire leurs passions et se tiendront du côté de leur intérêt. Or, en temporisant de notre côté, les passions et les intérêts des puissances demeureront les mêmes, et dans un an, dans deux ans, leurs sentiments et leurs intérêts ne seront point changés ; mais il n’en sera pas de même de notre position, qui sera beaucoup aggravée, et par la continuation de nos grandes dépenses, parce qu’un désarmement complet serait un acte de la plus haute imprudence, et par la stagnation de notre commerce et de notre industrie.

Moyennant le petit désarmement que le gouvernement propose d’opérer, et qui n’est pas à dédaigner, nos dépenses seront allégées de onze millions, mais elles seront encore dans une proportion effrayante avec nos revenus réels ; et comme la conférence paraît de nouveau destinée à se mêler de nos affaires, le temps qu’elle a employé pour fabriquer deux actes irrévocables qui n’existent plus que dans l’immense recueil des protocoles, nous donne la mesure de ce que nous pouvons attendre de sa participation dans nos affaires.

Nous conservons provisoirement, et jusqu’à bon plaisir ultérieur, Venloo et les autres territoires ou parties de territoires cédés par le défunt traité des 24 articles et on fait sonner bien haut cette possession temporaire. Cette circonstance, messieurs, prouve deux choses : d’abord, que le roi de Hollande ne veut point reconnaître le traite des 24 articles, et en second lieu qu’il nourrit toujours des intentions hostiles. Il nous laisse Venloo et les territoires cédés, parce qu’en les occupant il ferait acte de ratification et il conserve Lillo et Liefkenshoek qui ne lui rapportent presque rien, de préférence à un territoire qui lui rapporterait 300,000 fr. d’impôts et un bon nombre de soldats, parce qu’il veut dominer surtout l’Escaut, parce qu’il sait que c’est sur l’Escaut que la question belge est tout entière. Cette conduite prouve à la dernière évidence que les intentions du roi Guillaume sont hostiles, et confirme ce que j’ai déjà dit, qu’il faut tenir pour constant que toute transaction politique avec lui est impossible.

Il demeure également constant que le roi de Hollande n’a consenti à la trêve que pour donner à l’empereur de Russie le loisir de jouer son rôle dans le drame oriental ; donc, que le traité du 21 mai n’a d’autre cause déterminante que le besoin d’un calme plus ou moins long dans la partie de l’Europe que nous habitons ; et je ne crains pas de le dire, si la France, et l’Angleterre sont de bonne foi dans cette négociation, comme je le suppose, elles seront jouées et dupes tout comme nous.

Voilà, messieurs, ce que j’avais à dire sur le traité du 21 mai, qui, à mes yeux, n’est qu’un acte qui nous embourbe dans un provisoire ruineux pour la Belgique. Nous devrions nous unir pour faire comprendre au gouvernement que l’intérêt du pays réclame une prompte solution de nos affaires, que le vœu du peuple est que notre indépendance s’établisse dans toute son intégrité, que le traité des 24 articles qui nous a été imposé, et que nous avons accepté sous l’influence de la plus inexorable nécessité, doit être exécuté dans toute sa teneur, et que la nation belge n’est plus disposée à consentir à aucune concession autre que celles qui résultent dudit traité. Il doit être bien entendu que la rente annuelle mise à notre charge ne commencera à courir que du moment de l’exécution pleine et entière du traité, car elle n’a été consentie de notre part qu’en compensation des avantages que ce traité nous procure. Les mêmes intérêts, messieurs, commandent les mêmes vœux, le salut de la patrie ; mais malheureusement nous prenons souvent des différences d’opinions pour des différences de principes ; de là une espèce de défiance qui règne dans une assemblée où devraient régner la confiance et l’estime.

En me résumant, je dis que je désapprouve l’adresse : 1° parce qu’elle considère le traité du 21 mai comme avantageux pour la Belgique, opinion que je ne peux pas admettre et 2° parce qu’elle garde un silence absolu sur les désordres qui ont eu lieu, et presque en même temps, à Gand, à Anvers et à Grammont, et qui viennent de recommencer à Gand.

Ces désordres, par leur caractère, leur gravité, et plus encore par les funestes conséquences qui doivent nécessairement en résulter, méritent bien la peine qu’on s’en occupe, et qu’on rappelle l’autorité à l’accomplissement de ses devoirs. Le temps où ces excès pouvaient être tolérés, parce que l’autorité était sans force, est passé. Il faut donc que le pouvoir sache que c’est pour maintenir l’ordre que la force nécessaire lui a été donnée ; que l’esprit de désordre est le Méphistophélès de la liberté ; que la sûreté des personnes est le plus sacré de tous les droits ; que, sans la tranquillité, sans cet élément de la prospérité nationale, l’industrie restera agonisante, et le gouvernement sans considération. L’ordre, c’est la vie ; le désordre, c’est la mort des sociétés. Par toutes ces considérations, je protesterai contre le projet d’adresse, au même titre que j’ai protesté contre celle qui a été votée au commencement de la session qui a été clôturée par un arrêté d’expulsion.

Je sais bien, messieurs, que l’opinion que je professe ne sera pas partagée par la majorité de cette chambre, mais elle aura peut-être de l’écho dans la Belgique. Au reste, je ne consulte que les inspirations de ma conscience accoutumé à parler comme je pense, à laisser courir mes pensées sans contrainte et sans déguisement ; ni l’amour d’une popularité, ni l’ambition de la faveur ne modifieront mon langage ni mes actions ; mon seul but, mon unique ambition est d’être utile à mon pays.

M. de Nef. - Si le discours du Roi avait été conçu de manière à faire naître la crainte que le ministère fût dispose à faire des concessions au sujet des 24 articles, je concevrais que la chambre manifestât dès à présent sa désapprobation ; mais il n’est est pas ainsi ; le discours nous donne au contraire l’assurance que le traité du 15 novembre est resté intact, et que le gouvernement veillera à ce qu’il ne soit porté aucune atteinte aux droits qui nous sont acquis, ce qui d’ailleurs vient encore d’être confirmé par les communications récentes qui nous ont été faites sur nos relations extérieures.

Tant que le gouvernement restera dans cette voie, je pense que nous lui devons notre appui ; l’harmonie entre les hauts pouvoirs lui prêtera la force nécessaire pour nous conduire le mieux à une solution prompte et définitive ; la désunion, au contraire, ne ferait que l’affaiblir, tout en donnant à notre ennemi des espérances et des forces nouvelles ; il suffit que le gouvernement sache que le traité des 24 articles est un droit acquis, auquel est attachée notre existence politique, et au sujet duquel toute concession est par conséquent interdite.

Un désarmement partiel nous est annoncé ; il doit avoir pour triple résultat de diminuer nos dépenses, de rendre une quantité de bras à l’agriculture et à l’industrie, et enfin de soulager les habitants des frontières de la charge accablante des logements militaires qu’ils ont supportée depuis si longtemps et avec tant de patriotisme.

Sous ces divers rapports, j’espère bien que le gouvernement sentira la nécessité de se hâter, et de faire jouir de suite la nation en général, et les habitants des frontières en particulier, des avantages de la convention du 21 mai dernier.

Dans ces circonstances, le projet d’adresse ne devait être autre que celui qui nous est présenté par la commission, et auquel je croirai conséquemment pouvoir donner mon assentiment.

M. Van Hoobrouck. - Messieurs, lorsque le ministère actuel est arrivé au pouvoir, il a fait connaître aux puissances les principes sous l’empire desquels il était constitué. La condition d’existence de tout ministère belge, disait la note du 23 novembre, est l’exécution immédiate du traité du 15 novembre, soit par l’intervention des puissances, soit par ses propres forces. Le ministère regardait alors la position de la Belgique comme tellement critique, le malaise du pays comme tellement intolérable, et la mauvaise foi de la Hollande comme tellement prononcée, qu’il ne lui était plus permis de laisser subsister le moindre doute sur le terme où commencerait pour lui, à défaut de l’intervention des puissances, l’impérieuse obligation d’employer ses propres forces. Telle était la pensée intime du cabinet, c’était la cheville ouvrière de tout son système de politique extérieure.

Combien, messieurs, ne devons-nous pas être péniblement surpris de voir le même ministère s’applaudir de se trouver, après un an de pénibles efforts, exactement dans la même position où il se trouvait lorsqu’il a pris la direction des affaires ! Toute notre force, nous disait-il, consiste dans ce dilemme : « Vous exécuterez ou nous exécuterons, » et mes honorables collègues qui ont fait partie de la chambre dissoute, se rappellent encore que, à la dernière séance, le ministère de la justice s’est écrié : « Ce que nous voulons, c’est l’emploi des mesures coercitives, et si elles sont inefficaces la guerre par nous-mêmes. »

Eh bien, messieurs, les mesures coercitives sont inefficaces, elles cessent par la volonté des puissances, et le ministère se réjouit de ce qu’un désarmement partiel va devenir possible ! Le ministère juge le malaise du pays tellement intolérable qu’il attache son existence à faire cesser cet état de choses, et il se réjouit de voir indéfiniment prolonger le statu quo ! Car voilà, messieurs, en dernière analyse, le résultat du traité du 21 mai, traité qui, par un singulier mépris de tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, nous déshérite des droits que la foi des serments et la religion des traités nous avaient irrévocablement acquis.

Par le traité du 15 novembre, ces puissances s’étaient portées garantes de l’exécution pleine et entière de toutes les clauses de ce traité ; il formait ainsi notre droit public. Au lieu de ces stipulations positives, la convention du 21 mai ne nous offre plus qu’une exécution partielle, des conditions incertaines ; elle fait dépendre notre avenir des interminables négociations de la conférence. Dans cet état de choses, il a fallu sans doute de puissants motifs pour déterminer l’honorable général qui dirige avec tant de talent nos affaires étrangères, à souscrire à un traité qui le met en opposition flagrante avec ses engagements pris dans cette enceinte, et qui n’offre plus à la Belgique en échange d’une position nettement définie que des avantages provisoires et conditionnels.

En effet, quatre points ressortent de ce traité : la suspension du paiement de la dette, la liberté de l’Escaut et de la Meuse, et la conservation provisoire des territoires cédés à la Hollande. Certes, messieurs, la conservation du Limbourg et du Luxembourg est une considération bien propre à exercer une puissante influence sur notre détermination, et pour ma part je serais bien heureux de pouvoir concourir à éloigner le moment de nous séparer de ces Belges qui se sont si généreusement associés à notre régénération politique. Mais ce sacrifice est consommé sans retour, et il faudra bien, tôt ou tard, en venir à l’exécution d’une mesure que la politique européenne nous a si cruellement imposée.

La liberté de la Meuse et de l’Escaut. Mais remarquez, messieurs, que déjà en 1815 l’Europe avait proclamé la libre navigation des fleuves ; et la Hollande ne saurait mettre obstacle à ce principe, sans commettre à notre égard un acte hostile qui n’autorisât immédiatement des représailles. Cette liberté nous était d’ailleurs garantie par tous les traités précédents, et vous vous rappelez ces paroles d’un honorable orateur qui ne siège pas loin de moi et dont l’opinion a certainement quelque poids en diplomatie : « L’Escaut est libre pour toutes les nations, à l’exception de celles qui par leur fait ont autorisé contre elles des représailles. La liberté forme le droit commun, mais à côté du droit se trouve l’exception que nous avons provoquée nous-mêmes. » Mais, lorsque cette exception que nous avons provoquée nous-mêmes n’existe plus, par une conséquence tout évidente nous rentrons dans le droit commun, et sous ce rapport la convention du 21 mai est un pléonasme diplomatique qui n’ajoute rien à ce qui nous était déjà garanti par le droit commun et la foi des traités.

La dette. Ici, je me permettrai d’adresser une interpellation formelle à M. le ministre des affaires étrangères et de lui demander s’il a prononcé la déchéance de tous droits qu’aurait la Hollande aux arrérages de sa dette mise à notre charge ? S’il en était autrement, si nous devions un jour acquitter ces arrérages, le seul avantage qui résulterait pour nous de la nouvelle convention serait d’encombrer les coffres-forts de la trésorerie belge. D’ailleurs, messieurs, au point où en sont nos affaires, cette déchéance est la dernière mesure de coercition qui nous reste ; si vous vous en dépouillez encore, la question belge devient un problème dont nous ne verrons probablement pas la solution.

Vous voyez, messieurs, que le traité du 21 mai n’ajoute aucun avantage à ceux qui nous étaient antérieurement acquis. Mais à côté de cette absence complète de résultats, se trouvent encore les plus graves inconvénients.

D’abord, il prolonge indéfiniment le statu quo qui est beaucoup plus pernicieux à la nation qu’on aime à se l’avouer. Il laisse planer sur notre avenir une incertitude qui nuit essentiellement au développement de notre industrie commerciale ; il entrave ces grandes entreprises qui sont le véhicule de la prospérité et de la richesse nationale ; il porte atteinte à notre crédit public, et empêche le gouvernement lui-même à donner tous ses soins aux améliorations intérieures que la Belgique réclame. Le statu quo vous force encore à tenir sur pied une armée comparativement beaucoup plus forte que celle de la Hollande. Cette puissance est couverte par son système d’inondation, et par sa ligne de forteresses ; et elle peut incessamment devenir menaçante pour vous au moyen de sa formidable marine. Vous ne pourrez donc désarmer qu’avec prudence, et vous savez ce que la prudence vous commande vis-à-vis d’un ennemi comme la Hollande.

Vous vous rappellerez que cette puissance, au mépris de la foi jurée et des droits de gens, et sans provocation aucune, a envahi votre territoire, brûlé vos villages, détruit vos écluses de mer, et plongé toute une contrée florissante dans la plus affreuse misère.

Ainsi messieurs, cette convention du 21 mai ne nous offre que des résultats illusoires en échange d’une position nettement caractérisée et où tout était à notre avantage. Après un an de pénibles efforts et de savantes manœuvres diplomatiques le ministre des affaires étrangères était enfin parvenu à assurer à la Belgique une position extrêmement favorable vis-à-vis de la France et de l’Angleterre. Il avait décidé ces puissances à employer des mesures coercitives pour amener l’exécution du traite du 15 novembre ; et soit que ces mesures ne sortissent aucun effet, soit qu’elles vinssent à cesser par suite d’un revirement de politique, la convention qui les avait provoquées restait intacte, et nous conservions le droit de réclamer en tout temps l’exécution des engagements que la France et l’Angleterre avaient contractés.

Je crois que dans les circonstances actuelles cette position devenait très embarrassante pour ces deux puissances ; mais c’est précisément cet embarras qui devenait pour nous un puissant auxiliaire dans les négociations nouvelles, où le ministère va se présenter sans antécédent, et renonçant même aux avantages qu’il avait su tirer d’une diplomatie appuyée de 120,000 baïonnettes. Dans cet état de choses, il ne vous est pas difficile de préjuger le résultat de ces négociations. En effet, si dès le 20 octobre 1832, la France et l’Angleterre ont reconnu l’inutilité de leurs efforts ; si les mesures coercitives qu’un honorable orateur que j’ai déjà cité regardait comme tellement audacieuses qu’il était presque tenté de les croire inconsidérées, si ces mesures n’ont produit aucun résultat, qu’attendons-nous d’un tribunal où la majorité des juges vous est évidemment contraire, et où trois puissances viennent siéger avec de fâcheuses préventions, et le besoin si naturel de se venger d’une révolution qui a deux fois menacé leur existence.

Messieurs, si ces puissances ont eu tant de répugnance à traiter avec vous, alors que l’Europe entière était en fermentation, que la Pologne lançait sa vaillante armée dans les steppes glacées de la Russie, et que le pacha d’Égypte faisait brandir son cimeterre sur les rives du Bosphore, il y aurait plus que de la présomption de croire qu’elles puissent vous être favorables, alors que l’Italie est plongée dans la stupeur, que l’Allemagne courbe sa tête devant les décrets de la diète germanique, que le double aigle russe presse dans ses serres la malheureuse Pologne, et que l’étendard moscovite flotte sur les minarets de Constantinople.

M. Legrelle. - J’aperçois dans le projet d’adresse deux lacunes qu’il me semble important de signaler.

On dit dans le second paragraphe de l’adresse : « L’expulsion de notre ennemi de la forteresse d’Anvers lui a enlevé un puissant point d’appui. La convention du 21 mai, en nous mettant en possession de plusieurs avantages matériels, stipulés dans le traité du 15 novembre 1831, n’a pu porter atteinte à aucun des droits qui nous sont irrévocablement acquis par ce traité. »

En me bornant à lire ces mots, ne semble-t-il pas que la convention du 21 mai a reçu sa pleine et entière exécution ? Je crois devoir vous signaler ici qu’il n’en est pas ainsi ; que la libre navigation de l’Escaut n’est pas encore telle qu’elle doit être ; que le pilotage éprouve encore des entraves ; qu’il n’est pas permis aux pilotes d’Anvers de descendre la rivière jusqu’à Flessingue ; qu’enfin, cette manière d’agir des Hollandais vous annonce assez l’intention qu’ils ont de maintenir ce qu’ils appellent leur droit exclusif de souveraineté sur les bouches de la rivière.

Il est important que la nation se prononce à cet égard. L’article 3 du traité du 21 mai permet la libre navigation de l’Escaut et un autre article interprétatif dit qu’il est entendu que la navigation de l’Escaut aura lieu comme avant le premier novembre 1830. Or, qu’existait-il avant le premier novembre 1830 ? Les pilotes de Flessingue remontaient jusqu’à Anvers ; les pilotes d’Anvers descendaient jusqu’à Flessingue, c’est-à-dire qu’il y avait partage de travaux et de bénéfices ; maintenant les Hollandais ne permettent aux pilotes d’Anvers de descendre la rivière que l’espace de trois lieues ; ce qui fait que les Hollandais ont plus des trois quarts des bénéfices. Il est temps que le ministre des affaires étrangères s’occupe d’un tel état de choses qui établirait un antécédent fâcheux pour nos intérêts.

Un honorable orateur a parlé des désordres qui ont éclaté dans quelques cités : oui, des désordres ont été commis ; des pillages ont eu lieu des citoyens ont été, je ne dirai pas assassinés, mais menacés et maltraités, Je demanderai que le ministère fasse une enquête sur tous ces faits : sous le règne des lois et de la liberté, il ne faut pas que la Belgique devienne un repaire à assassins.

- Plusieurs membres. - Bien ! bien !

M. Legrelle. - Le nombre des individus qui se sont livrés à ces désordres est minime ; mais c’est parce qu’il est minime que le gouvernement peut empêcher que ces désordres se renouvellent. Nous avons la force en mains, nous avons le pouvoir ; il faut que justice soit faite.

Je n’accuse pas les ministres ; je crois, au contraire, qu’ils ne savaient rien de ce qui se tramait contre l’ordre public mais il faut que tout ce qui s’est fait soit mis au grand jour, et c’est dans ce but que je demande une enquête.

J’ai dit.

M. de Brouckere. - Messieurs, au moment où je me dispose à prendre part à la discussion qui nous occupe, je me fais cette question :

Qu’est-ce qu’un discours du trône, et qu’est-ce qu’une adresse en réponse à un semblable discours ?

S’il est bien convenu qu’un discours du trône doit être considéré comme l’œuvre exclusive du ministère (car je tiens à ce que l’on ne puisse pas, plus tard, m’accuser à tort d’avoir fait allusion à un personnage que la constitution déclare inviolable et dont il ne peut jamais être question dans nos débats) ; s’il est bien convenu qu’un discours du trône ne doit être qu’une suite de phrases banales et vides de sens, mais ayant toujours pour but d’élever haut les succès de la diplomatie et la prospérité du pays ; si l’on est d’accord que l’adresse en réponse à ce discours ne doit être qu’une insignifiante paraphrase du discours lui-même ; si l’on pense en un mot que cet échange de discours n’est rien qu’une vaine cérémonie, dès lors, nous devons nous déclarer pleinement satisfaits et de ce que nous avons entendu le jour de l’ouverture de la session et de ce qu’on veut nous faire dire aujourd’hui.

Nous n’avons qu’un regret à manifester, c’est d’avoir perdu six jours pour préparer la réponse.

Que si l’on veut, au contraire, quelque vérité, quelque franchise dans ces premières relations entre la chambre et le gouvernement ; que si l’on veut qu’elles aient un but d’utilité, qu’elles servent à fonder la confiance qui devrait exister entre la chambre et le gouvernement, peu contents des phrases diplomatiques formulées par les ministres, et du silence qu’ils ont gardé sur des faits graves, n’imitons pas leur conduite, et loin de nous borner à une simple paraphrase, saisissons cette première occasion de faire connaître notre pensée au gouvernement, car notre pensée c’est l’expression de la pensée du pays.

L’an passé, c’est-à-dire, au mois de novembre dernier, la chambre a fait un effort pour sortir de l’ancienne ornière ; mais vous vous le rappellerez, cet effort a été en partie comprimé par des considérations que j’ai regretté de voir prévaloir.

Au lieu d’entraver la marche du ministère, il était question de la blâmer ouvertement ; quarante-deux membres le voulaient ainsi, quarante-quatre membres adoptèrent un terme moyen ; ils ne blâmèrent ni n’approuvèrent ; et chose digne de remarque, à peine dans toute la chambre le ministère put-il trouver un seul défenseur.

Qu’avons-nous gagné, messieurs, en tergiversant ainsi ? Les ministres ont fait semblant de se retirer ; ils ont boudé la chambre pendant trois semaines, après quoi ils ont repris leurs places et leur ancienne politique.

J’ai dit qu’ils avaient fait semblant de se retirer ; je suis obligé de prouver ce que j’ai avancé.

A la séance du 27 novembre, M. Lebeau, ministre de la justice comme actuellement, disait : « Il serait peu convenable de laisser la chambre dans le doute s’il y a un ministère ou non ; » et l’interpellation d’un honorable membre (M. Legrelle) me fait sentir la nécessité de donner quelques explications à cet égard...

« Après le vote de la séance d’hier, les ministres ont cru qu’il était de leur devoir et de leur dignité de donner leur démission au Roi ; c’est ce qu’ils ont fait hier soir… »

Effectivement, messieurs, obéissant à ce que leur commandaient leur devoir et leur dignité, ils ne siégèrent plus comme ministres et nous restâmes sans gouvernement, ce qui vaut autant qu’un mauvais gouvernement, car le pays ne fut pas troublé. Nous restâmes sans gouvernement pendant trois semaines ; au bout de ce temps paraît dans le Moniteur cette espèce d’annonce, conçue dans les termes dans lesquels on rédige les avis pour fournitures ou changements de domicile : « Après une dernière et inutile tentative pour compléter une administration nouvelle, le Roi, voulant mettre un terme à un état de choses qui ne pouvait se prolonger sans conséquences funestes… a continué dans leurs fonctions les ministres ? »

Et sur ce, les ministres firent le sacrifice de leur devoir et de leur dignité, ils reprirent leurs fonctions sans daigner en informer la représentation nationale, et le pays peut prendre acte de la déclaration formulée par ces messieurs qu’il n’y avait qu’eux seuls capables d’être ministres. S’il en est ainsi réellement, il faut leur savoir gré d’avoir sacrifié leur devoir et leur dignité ; mais moi qui ne sacrifie mes devoirs à aucune considération, je me borne à dire la vérité.

Je dis donc, messieurs, que si nous voulons atteindre un but quelconque, il faut que nous nous expliquions franchement et sans ambiguïté.

Or, trouvez-vous qu’en obtenant le traité du 21 mai, les ministres aient rendu un service aussi immense qu’ils voudraient le faire croire ? Dites-le ouvertement, et faites connaître au pays les grands avantages qu’il en retirera.

Trouvez-vous que ce nouveau provisoire est nuisible au pays ; êtes-vous convaincus, comme je le suis, que le traité du 21 mai adopté avec tant d’imprudence, remplace réellement le traité du 15 novembre dont il ne sera plus question, et qu’il faut renoncer aux avantages énoncés dans ce dernier, avantages dont le premier ne fait pas mention ? Dans ce cas, messieurs, parlez encore sans détour, et ne vous bornés pas à dire au chef de l’Etat :

« La convention du 21 mai, en nous mettant en possession de plusieurs avantages matériels stipulés dans le traité du 15 novembre 1831, n’a pu porter atteinte à aucun des droits qui nous sont irrévocablement acquis par ce traité. Si la Belgique était trompée dans sa juste attente, elle resterait libre de réclamer les garanties d’exécution auxquelles les puissances se sont engagées. »

Cette dernière phrase ne signifie absolument rien ; car on est toujours libre de réclamer, comme les puissances sont toujours libres de refuser.

Quand je dis que vous n’aurez plus de traité définitif, je parle avec tant d’assurance que si le ministre des affaires étrangères voulait quitter son rôle de diplomate et s’exprimer avec franchise, j’affirme que sa pensée serait conforme à la mienne, que lui-même sait très bien que nous n’avons à attendre, ni reconnaissance de notre indépendance de la part du roi Guillaume, ni traité direct, quel qu’il soit, avec lui.

Je n’en dirai pas davantage sur la politique extérieure. Je m’en rapporte sur ce point à ce qu’a dit M. Angillis et à ce que diront d’autres orateurs avant la clôture de cette discussion. Je ferai plus ; je ne dirai rien des autres paragraphes qui se trouvent dans l’adresse, parce que je ne les crois pas dignes d’un examen ultérieur. Je n’examinerai donc pas ce qui se trouve dans le projet d’adresse, mais ce qui devrait s’y trouver.

On a parlé d’événements graves qui se sont passés depuis l’ouverture de la session précédente mais s’il s’est passé quelque événement grave, n’est-ce pas la dissolution de la chambre ?

D’où vient donc que les ministres ne nous en disent pas un seul mot ? c’est que cette dissolution est un véritable coup d’Etat ; c’est que ce coup d’Etat n’est pas justifiable et que les ministres auraient bien voulu que toute discussion à cet égard n’eût pas lieu.

Pourquoi la chambre a-t-elle été dissoute ? Qu’on me réponde : n’est-il pas vrai qu’elle marchait d’accord avec le sénat, et que nulle apparence de désunion ne s’est manifestée entre ces deux branches du pouvoir législatif ? n’est-il pas vrai que la majorité de la chambre a voté les lois que le ministère demandait ? n’est-il pas vrai que chaque fois que le gouvernement demandait à la nation ou des hommes ou de l’argent, la chambre accordait tout, presque sans opposition, souvent à l’unanimité ?

Pourquoi donc cette dissolution de la chambre ? Eh bien ! il faut le dire : elle n’a d’autre cause qu’un amour-propre froissé. Messieurs, ceux qui appartiennent, comme moi, à l’ancienne chambre, se rappelleront que lors du vote du budget de la guerre, un malencontreux amendement fut présenté par M. le ministre de l’intérieur ; et cet amendement était si absurde, que l’immense majorité l’accueillit par la question préalable, c’est-à-dire, que la chambre déclara qu’il n’y avait pas lieu à délibérer. Cependant, il était imprudemment échappé aux ministres de dire que si la chambre ne se conformait pas à leur bon plaisir et n’adoptait pas l’amendement, ils étaient décidés à se retirer et à ne plus reparaître devant la chambre ; qu’ils ne joueraient pas cette fois une ignoble comédie.

La chambre ne fit pas attention à cette phrase ; elle adopta la question préalable ; et dès lors l’embarras des ministres fut grand : paraître devant la chambre, ils ne l’osaient pas ; dissoudre la chambre parut hardi, et ce ne fut qu’après de longs délais qu’ils recoururent à ce coup d’Etat. Le coup d’Etat n’a donc d’autre cause que l’amour-propre compromis des ministres.

Au lieu des motifs ambigus, insignifiants de l’arrêté de dissolution, si l’on avait voulu être vrai, on aurait dit : « Considérant que nos ministres tiennent à rester au pouvoir… » (Bruit.) C’est la vérité… « Considérant que nos ministres tiennent à rester au pouvoir, et que cependant ils ne peuvent plus paraître devant cette chambre où ils se sont imprudemment conduits et où ils ont été un peu durement traités… » Voilà le considérant que l’on aurait mis en tête si l’on avait voulu être franc. Toutefois, l’amour-propre ministériel coûtera cher au pays.

Je ne parlerai pas du temps perdu, et qui aurait pu être employé dans l’intérêt de la nation ; je ne dirai pas que, grâce à la susceptibilité ministérielle, nous n’aurons pas de budget avant le huitième mois de l’année ; je ne dirai pas que les pensionnés du ministère des finances languissent dans la misère en attendant le paiement du deuxième semestre de l’année 1832 ; je ne dirai pas que, grâce à cette susceptibilité, la nation attendra encore longtemps les lois les plus importantes, et entre autres celle sur les distilleries, qui déjà aurait été promulguée.

Messieurs, la dissolution de la chambre a eu d’autres résultats plus pernicieux encore :

Je place au premier rang la désunion semée entre les différentes classes de citoyens. Il fallait empêcher la réélection de certains membres de l’ancienne chambre, et pour cela tous les moyens étaient bons : destitutions de fonctionnaires, promesses, menaces, calomnies, rien n’a été épargné.

- Des voix. - C’est ce que vous prouverez !

- D’autres voix. - C’est vrai ! c’est vrai !

M. de Brouckere. - Le grand point était de diviser les citoyens, d’après la maxime machiavélique : diviser pour régner. Des émissaires furent envoyés dans les provinces, et les journaux du ministère furent chargés de seconder leurs efforts.

Chaque jour ils excitaient les citoyens les uns contre les autres ; ils excitaient les libéraux contre les catholiques et les catholiques contre les libéraux, et surtout contre ceux que les ministres appellent des démolisseurs. Chaque jour ils déversaient l’injure sur des hommes honorables qui n’avaient d’autres torts que de n’avoir pas traité les ministres avec les ménagements que ceux-ci exigeaient : tantôt on les accusait d’être orangistes et de jouer le rôle que joue en France un député connu par son attachement aux Bourbons de la branche aînée ; tantôt on prétendait qu’ils voulaient la république ; tantôt enfin on les faisait passer pour saint-simoniens. (On rit.) Et je pourrais citer, messieurs, un homme jouissant de toute l’estime publique, de l’estime générale, à l’exception pourtant de celle du ministère, qu’une pareille accusation n’a pas peu contribué à écarter de la représentation nationale.

Ces inimitiés semées entre les habitants ne s’éteindront pas de si longtemps ; c’est un nouveau bienfait dont nous sommes redevables aux ministres.

J’arrive, messieurs, à d’autres événements qui se rattachent cependant plus ou moins à celui dont je viens de vous entretenir, et à l’égard desquels le gouvernement a trouvé à propos de ne pas faire la moindre mention dans son discours du trône ; je veux parler des scènes déplorables qui ont eu lieu à Gand, à Bruxelles et à Anvers dans le courant du mois de mai, la veille des élections.

C’est à Gand que se commirent les premiers excès ; et, par une fatale coïncidence, ils suivirent immédiatement le départ du Roi et de sa suite. Vous connaissez en quoi consistent ces excès : des citoyens maltraités, d’autres menacés ; des lieux publics envahis, des attroupements effrayants ; en un mot tous les signes d’effervescence, tous les désordres qui préludent aux révolutions, et qui se commettent en l’absence de toute autorité. Si le gouvernement avait alors agi avec sévérité, avec énergie, il aurait réprimé ces excès ; s’il avait voulu seulement montrer qu’il les désapprouvait, tout était fini. Au lieu de cela, il arriva que l’autorité compétente à laquelle on s’adressa refusa d’intervenir ; il arriva que l’autorité à laquelle on en appelait déclara les lois impuissantes ; il arriva que l’autorité regardait certains citoyens menacés comme ennemis du pays et du Roi ; il arriva enfin que l’autorité approuva de la manière la plus formelle ceux qui s’étaient abandonnés à des excès.

Je n’ai pas l’habitude de parler sans preuves ; je vais lire deux lettres qui, l’une et l’autre, sont du commandant des deux Flandres. La première est adressée à la société de la Concorde qui a eu le malheur d’être soupçonnée d’orangisme. La voici :

« Gand, 16 mai 1833.

« Messieurs,

« Tout en regrettant que la tranquillité ait été momentanément troublée à la société de la Concorde, je ne puis qu’approuver la susceptibilité d’officiers qui ont crû devoir lacérer une feuille qui contenait depuis quelques jours des injures dégoûtantes contre le Roi. Ces injures étaient personnelles à chacun de nous, car le Roi est le chef suprême de l’armée. Toutefois j’ai donné des ordres pour que les scènes qui se sont passées dans votre local ne se renouvellent plus. Je méconnaîtrais les intentions du gouvernement, si je tolérais plus longtemps une conduite, qui, quels que soient les sentiments honorables qui la dictent, porterait atteinte à la tranquillité publique.

« Ce n’est pas votre lettre qui a provoqué les mesures que j’ai prises, c’est le sentiment de mon devoir ; ce devoir m’eût été plus agréable à remplir si les murs et les tables de vos salons n’étaient pas constamment couverts de billets et de caricatures contre le Roi et son gouvernement.

« J’ai l’honneur, etc. »

Voici la seconde qui est adressée à l’éditeur du Messager de Gand :

« Gand, 16 mai 1833.

« M. l’éditeur responsable,

« J’ai reçu votre lettre du 13 de ce mois, par laquelle vous me demandez protection pour vous et les rédacteurs du Messager de Gand. Je ne pourrais sans faiblesse ou sans trahison vous l’accorder, et je n’ai jamais connu ni l’une ni l’autre. Vos rédacteurs et vous, vous êtes mis au-dessus des lois par vos provocations continuelles à la révolte et à la désobéissance au gouvernement établi en Belgique, et les lois ne peuvent rien pour quiconque les brave. Par vos injures contre le Roi, chef suprême de l’armée, vous avez blessé l’armée dans son honneur et son affection. L’armée vous l’a fait connaître. Par vos diatribes continuelles vous avez soulevé l’indignation des honnêtes gens ; par vos attaques contre l’autorité, vous avez mis cette autorité dans l’impossibilité de vous protéger contre les ressentiments que vous avez suscités.

« Quant à moi, placé entre les Hollandais et vous qui servez leurs projets, je ne puis vous regarder que comme l’ennemi du pays et du Roi que je sers. La position où vos rédacteurs et vous vous trouvez aujourd’hui est la conséquence de celle qu’il vous a plu de prendre, et je ne dois ni ne peux y rien changer. »

Ces lettres sont conçues dans des termes tellement clairs, qu’elles dispensent de tout commentaire.

Ce n’est pas tout encore. Un journal qui est généralement connu comme organe de la pensée ministérielle, un journal dont les ministres et un secrétaire-général du ministère sont les rédacteurs et les actionnaires..... (Marques de dénégation), ce journal a trouvé ces excès fort naturels et y a en quelque sorte poussé indirectement ; car il dit en substance : « Le Messager de Gand se lamente beaucoup des menaces faites à ses rédacteurs par les officiers de l’armée ; mais quand les écrivains abusent aussi étrangement de leur plume, pourquoi les officiers n’abuseraient-ils pas de leur épée… ? »

En présence des troubles, le gouvernement ne fit rien ; et le stupide et insignifiant Moniteur garde le silence.

Il était, par conséquent, facile de prévoir que ce qui se passait à Gand se passerait ailleurs.

A Bruxelles, des écrivains furent menacés. Dans les cafés, des hommes armés arrachaient les journaux des mains de ceux qui les lisaient. Voilà ce qui s’est passé pendant plusieurs jours sous les yeux mêmes des ministres. Ces hommes armés étaient si bien les instruments envoyés par d’autres individus, que dans leur aveugle fureur ils allèrent jusqu’à déchirer l’innocent Journal de la Belgique. (On rit.)

Que fit le gouvernement ? Le gouvernement, je vous l’ai déjà dit, ne fit rien, et il n’était pas fâché de détourner quelque peu l’attention des écrivains indépendants des élections. Il espérait effrayer le public par des scènes de désordre, comme il avait effrayé les fonctionnaires par des destitutions.

Si je voulais, je pourrais indiquer un magistrat auquel on s’adressait et qui répondit : Allez au commissaire de police.

A Anvers on laissa piller, on laissa assassiner, on laissa massacrer ; et cela, dans une ville qui renferme une nombreuse garnison, dans une ville où six gendarmes suffisaient pour dissiper la foule. Je n’entrerai pas dans les détails de ce qui s’est passé dans cette dernière cité ; ces tristes événements ont déjà eu assez de retentissement à l’étranger ; les feuilles françaises et anglaises ont tenté assez d’efforts pour faire retomber ces actes sur la nation, actes dont on ne doit accuser que quelques hommes.

Les feuilles d’Allemagne ne sont pas restées en retard dans ces conséquences fâcheuses pour le pays qu’elles en voulaient tirer. Voici un fragment du Journal de Francfort....

- Des voix. - C’est un journal rédigé par Durand !

- D’autres voix. - Durand, qui a rédigé un journal en Hollande.

M. de Brouckere lit en effet un long fragment du journal qu’il désigne, et continue en ces termes. - Messieurs, en rappelant tous ces faits je n’ai pas le même but qu’a eu tout à l’heure M. Legrelle : je ne demande pas la poursuite des individus qu’on a vus dans les troubles ; je déclare hautement que je suis convaincu, dans mon âme et conscience que depuis le général, auteur des deux lettres que j’ai lues, jusqu’aux hommes armés qui se sont introduits dans les cafés, tous ont agi par suite d’impulsion supérieure. Tout le démontre, et j’ai pour moi des motifs de le croire ; mais je m’abstiendrai de fournir les preuves, parce que je n’ai pas l’habitude de nommer les personnes.

L’obéissance passive est regardée chez le soldat comme un premier devoir ; les coupables sont donc ceux qui les ont fait agir. Du reste, je suis fâché de devoir le dire : il est probable que ces scènes se représenteront encore. Ce n’est pas sans quelque fondement que j’ai cette triste prévision : je vais lire une lettre qui s’est trouvée, il y a quelques jours, insérée dans les colonnes du journal dont j’ai parlé tout à l’heure. Voici la lettre :

« Oui, tous nous sommes prêts à sacrifier mille fois notre vie quand l’indépendance de la nation et l’honneur du Roi seront attaqués ; tous (nous aimons à le proclamer hautement) nous partageons les sentiments de nos frères d’armes qui, à Bruxelles, à Anvers et à Gand, ont châtié l’insolence, et tout en voulant la liberté de la presse dans toute sa latitude, nous saurons la corriger par l’épée quand elle nous attaquera nous ou notre chef suprême…

« Songez-y donc bien, messieurs les folliculaires, la même opinion, les mêmes principes règnent dans toute l’armée, il n’est qu’un cri, et l’écho le répétera au loin : Vive la liberté ! Vive Léopold ! »

Quelle liberté ! c’est une liberté de barbare ! une liberté enfin que l’armée peut interpréter à sa guise. Et le ministère voit avec indifférence l’armée se charger du soin de surveiller la presse et de la liberté individuelle sous le bon plaisir de l’armée !

Ne craignez rien, dira-t-on ; ce sont des orangistes qu’on a maltraités ; les patriotes peuvent être tranquilles. Je ne sais pas sur quoi l’on se base pour mettre les orangistes hors la loi ; les opinions sont libres, leur manifestation est libre ; un orangiste n’a-t-il pas le droit d’être protégé quand sa personne et ses biens sont menacés ? Encore une fois cette qualification d’orangiste on la donne à tous ceux qui déplaisent. Et moi-même, lors des élections de Bruxelles, les ministres le savent, et s’ils l’ignorent, je les renverrai au témoignage d’un haut personnage qui me l’a appris, moi-même on voulu me faire passer pour orangiste.

Puis, remarquez bien que lorsque les ministres parlent de patriotes, ils entendent les patriotes de pure race, pour me servir des expressions du ministre de l’intérieur ; quant à ceux qui ne sont pas de pure race, c’est-à-dire, qui n’approuvent pas tout ce que font les ministres, ils ne valent pas mieux que les orangistes ; ils sont menacés d’avoir le même sort et d’être mis hors la loi quand ils gêneront le ministère par leur désapprobation.

Les considérations que je fais valoir vous font pressentir, messieurs, que je ne donnerai pas mon suffrage au projet d’adresse : je me réserve de présenter des amendements aux paragraphes si je prévois que des amendements recevraient un accueil favorable ; si je vois que tout amendement sera repoussé, je serai satisfait d’avoir exprimé mon opinion, d’avoir dit ce que je devais dire pour l’acquit de mon devoir.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Messieurs, je sens dès à présent le besoin de répondre à une spécialité du discours que vous venez d’entendre. Je veux parler des troubles qui ont éclaté dans diverses localités de la Belgique ; et comme, dans les questions de cette nature, il est extrêmement difficile de ne pas aller, en improvisant, au-delà de sa pensée, j’ai, contre mon habitude, exposé mes idées sur le papier. Je vous demande votre indulgence et toute votre attention.

Messieurs, réédifier le pouvoir, telle est, au sortir d’une révolution, la tâche de l’homme qui veut le calme après la tempête, l’ordre après le chaos, l’empire des lois après l’irruption des volontés individuelles.

Tâche ingrate, incomprise, impopulaire, dans laquelle vous délaissent les sympathies de la foule, et où vous soutiennent presque seules l’approbation de quelques penseurs silencieux, celle de votre conscience et l’espoir parfois trompé d’une tardive justice.

Cette tâche, messieurs, qu’on ne s’y méprenne point, est à peine ébauchée, quand on a inscrit dans les tables de la loi nouvelle les prérogatives qu’une liberté jalouse a bien voulu laisser au pouvoir.

Cette ombrageuse susceptibilité, qu’un long régime d’arbitraire et de déception a soulevée, ne réagit pas seulement sur la constitution du pouvoir nouveau ; elle en paralyse la force morale, elle en affaiblit longtemps la marche, le prive de la confiance qu’il a besoin de puiser en lui-même pour accomplir une mission d’autant plus difficile, que là où naguère encore le gouvernement déchu trouvait concours et subordination, le gouvernement nouveau ne rencontre que tiédeur, fronde, résistance.

Exiger d’un pouvoir ainsi énervé, à qui le temps et la confiance peuvent seuls rendre une partie de son action sur les esprits, la même énergie de répression, la même compression des passions populaires qu’on est en droit de demander à un gouvernement ancien, incontesté, possesseur d’une prérogative exorbitante, c’est vouloir l’effet alors que la cause a cessé.

Ainsi s’expliquent, messieurs, les excès qui ont signalé le cours de toutes les révolutions. Si nous n’avons pas revu en France les horreurs de 93, en Belgique les turpitudes de la révolution brabançonne, le mérite n’en est pas aux pouvoirs qui se sont succédé dans ces derniers temps, mais aux progrès de la civilisation aux idées de modération, à l’humanité qu’une instruction plus générale a semées dans le peuple.

Cependant, même en 1830, personne n’a dû croire qu’un reste d’agitation ne survivrait point à une révolution ; que les passions contre-révolutionnaires, par exemple, n’alimenteraient point, n’exalteraient point les passions révolutionnaires ; que le pouvoir, né d’hier, interviendrait toujours efficacement dans ces déplorables conflits. Presqu’en même temps, Varsovie était témoin d’excès qui consternaient les plus purs patriotes de la Pologne, et Bruxelles voyait une population exaspérée livrer au pillage les demeures des citoyens qu’elle tenait pour suspects.

Mais il n’y avait alors, ni à Varsovie, ni à Bruxelles, de pouvoir définitif, dira-t-on peut-être ?

Qu’est-ce donc qu’un pouvoir définitif au sortir d’une révolution ?

Qu’est-ce qu’un pouvoir définitif dont un parti conteste chaque jour, par de nombreux organes, la légitimité ?

Qu’est-ce qu’un pouvoir définitif pour parler à l’imagination du peuple, pour contenir ses passions sous le frein des lois, lorsque l’ennemi est sur la frontière et que la guerre dont il menace serait, en cas de succès, la mort de la révolution, l’extinction de la nationalité reconquise, la proscription de tant de citoyens compromis ?

Pour qu’une révolution soit finie, et avec elle les agitations qu’elle a soulevées, il faut quelle n’ait plus rien à craindre. La crainte rend les nations, comme les individus, aveugles, violentes, cruelles.

En France il existe un pouvoir définitif depuis juillet 1830, reconnu presqu’immédiatement par tous les gouvernements européens, dégagé de tout embarras extérieur.

A-t-il su pendant deux ans empêcher les émeutes contre lui-même ? N’est-ce pas par une espèce de miracle que les ministres de Charles X ont échappé aux fureurs populaires ? M. Dupin aîné n’a-t-il pas vu son domicile assiégé par une multitude de jeunes ultra-révolutionnaires animés contre ce courageux adversaire de l’anarchie, des plus sinistres desseins ? Après les derniers événements de Varsovie, MM. Casimir-Périer et Sébastiani n’ont-ils pas failli être massacrés dans leur voiture ? Une imprudente provocation du parti contre-révolutionnaire n’a-t-elle point soulevé la population de Paris, causé la dévastation des temples et celle de l’archevêché, la destruction des signes religieux et des armes mêmes de la famille royale, sans que pendant plusieurs jours l’action du pouvoir soit parvenue à réprimer aucun de ces excès ?

Quelle voix impartiale s’est élevée du sein des assemblées législatives pour imputer ces saturnales au gouvernement ?

S’il était donné à un gouvernement de savoir toujours résister au torrent des passions populaires, ii n’y aurait jamais de révolution, car une révolution n’est autre chose que le triomphe du peuple spontanément réuni sur le pouvoir organisé.

A l’issue d’une révolution, la tempête populaire dont elle est le produit ne se calme pas ainsi tout à coup. Une fois les passions de la foule soulevées, il faut du temps, de pénibles efforts pour refouler le torrent dans son lit.

On sait les dangers que les députés belges aux états-généraux ont courus pendant leur séjour à La Haye. Plusieurs d’entre eux n’osaient plus sortir de leur demeure, il en est qui ont failli être jetés dans les canaux.

Supposez aujourd’hui des écrivains soldés par le Roi Léopold, publiant à La Haye et Amsterdam des journaux dans lesquels ils provoquent au renversement de la maison d’Orange, attachant à des noms révérés du peuple les plus infamantes épithètes, flétrissant les populations entières, traînant dans la boue la nationalité néerlandaise, la peignant déshonorante et ruineuse, et dites après cela si ces populations, dont tant d’orages politiques ont nourri l’effervescence, si ce peuple qui massacra les frères Dewit, qui mutila leurs cadavres, n’aurait pas, brisant comme un verre l’intervention de l’autorité, fait bientôt prompte et sanglante justice de ses ennemis ; car c’est malheureusement du nom de justice que le peuple appelle ses déplorables vengeances.

Une opposition qui ne prend pas pour son point de départ le gouvernement établi, n’apparaît plus comme opposition. Une opposition qui appelle ouvertement le retour d’un régime proscrit, la domination d’un prince avec lequel on est en guerre, se présente comme un auxiliaire de l’ennemi lui-même. Ce n’est plus là de l’opposition ; c’est plus même que de l’espionnage, c’est la guerre. Qu’importe qu’elle se fasse à coups de plume ou à coups de fusil ? Ne sait-on pas que, si on l’osait, l’on aurait bientôt pris la place de l’autre ? Ainsi raisonne la foule, ainsi raison le peuple encore ému de la crise politique dont il sort, tremblant encore qu’on ne lui enlève le fruit de sanglantes et glorieuses journées, de longs et cruels sacrifices ; tremblant qu’une restauration déshonorante ne vienne avec son cortège de haines, de proscriptions, de mépris, décimer les défenseurs de ses droits, profaner la cendre de ses martyrs.

Qu’est-ce qu’un pouvoir naissant, ballotté par les factions ; pour lutter contre ces soudaines réactions populaires, d’autant plus impétueuses qu’elles se sont plus longtemps contenues en présence de quotidiennes et incendiaires provocations ? Défendre même ses plus cruels ennemis, c’est, je le reconnais, le devoir de tout gouvernement qui se proclame national ; mais ne pas lui tenir compte des difficultés de sa position, exiger de lui cette intervention rapide et toute-puissante qu’on n’obtient pas toujours d’un gouvernement fort, ancien, incontesté ; vouloir enfin que dans notre jeune Belgique on ne voie jamais l’action du pouvoir un moment annulée par une émeute, comme il l’est trop souvent en France et même dans la vieille Angleterre, c’est méconnaître les enseignements de l’histoire et l’empire des passions populaires ; c’est demander au gouvernement, en faveur de ses adversaires, ce qu’il ne parvient pas toujours à obtenir pour lui-même.

En règle générale, messieurs, plus les institutions d’un peuple sont démocratiques, plus, par conséquent, l’action du pouvoir est faible, et plus aisément les volontés individuelles font irruption dans le domaine des lois. Parcourez l’histoire de la Hollande, et vous y verrez fréquemment les conflits de la démocratie et du stathoudérat passer des assemblées délibérantes sur la place publique. Lisez les annales de la révolution américaine, et, longtemps après la fondation de l’indépendance, de pareilles scènes frappent vos regards.

Aujourd’hui encore, grâce à la liberté de la presse qui y est illimitée, l’Amérique du Nord est le pays du monde où il y a le plus de duels. Au dire de ses propres historiens, qui certes, dans leur patriotique partialité, n’ont pas rembruni le tableau, les duels aux Etats-Unis sont, par comparaison aux divers Etats de l’Europe dans la proportion de cinq à un.

Les premiers jours de la révolution belge ont été signalés par de tristes excès. Qu’a pu faire le gouvernement du roi Guillaume pour les prévenir, lui qui était si intéressé à comprimer ces premières agitations populaires ? Absolument rien.

En mars 1831, une conspiration contre-révolutionnaire dont les symptômes frappaient tous les yeux, a soulevé une réaction violente, générale, simultanée, contre laquelle les efforts des autorités ont été impuissant. Alors aussi on a accusé le gouvernement. Le congrès, où le parti des amis de l’ordre et de la modération fut toujours en majorité, institua une commission d’enquête chargée de rechercher les causes de ces excès, de signaler les coupables. Cette commission n’épargna rien pour remplir sa tâche. Qu’en est-il résulté ? Absolument rien.

C’est qu’il y a, messieurs, dans les temps d’effervescence politique, de ces faits qui ne sont l’œuvre de personne, précisément parce qu’ils sont l’ouvrage de tout le monde, et qu’ils sont considérés comme une de ces fatalités attachées aux révolutions.

C’est de ce point de vue qu’il faut juger les événements d’Anvers, non pour les justifier, mais pour les expliquer ; non pour en faire l’apologie, mais pour disculper le pouvoir de l’absurde imputation de les avoir provoqués.

Je dis absurde imputation, parce que le pouvoir qui se ferait une arme de pareils excès commettrait la plus inconcevable imprudence. Rien ne saurait lui faire plus de mal ; rien ne donne à ses adversaires de plus grands avantages contre lui. Le parti qu’on en tire aujourd’hui même contre le ministère prouve assez cette vérité.

Ailleurs n’a-t-on pas vu depuis près de trois ans l’opposition accuser la police de toutes les émeutes et de toutes les conspirations ?

Une accusation plus fondée et dont je ne crains pas de me constituer ici l’organe, c’est que les derniers troubles sont le produit de la presse contre-révolutionnaire.

Plusieurs d’entre vous, messieurs, savent à quel excès d’audace et de cynisme la presse contre-révolutionnaire est parvenue.

C’est surtout à partir des premiers jours de mai que sa violence a franchi toutes les bornes. Les partis sont d’ordinaire fort indulgents pour ceux qui servent leurs intérêts et leurs passions ; mais, à l’époque dont je viens de parler, le cynisme des journaux d’une certaine couleur fut porté si loin, que des hommes connus pour regretter le gouvernement déchu se croyaient obligés d’exprimer hautement leur dégoût pour de pareils auxiliaires.

Je ne profanerai point cette enceinte en y donnant lecture de quelques-unes de ces révoltantes diatribes, mais j’ai cru que le droit légitime de défense et la nécessité de mettre hors de doute la véritable origine des troubles qu’on accuse le ministère d’avoir suscités nous autorisaient à placer sons vos yeux comme pièces du procès un échantillon de ces turpitudes imprimées à Bruxelles et Gand, et reproduites aussitôt dans d’autres journaux du parti.

Ceux d’entre vous, messieurs, qui auront le courage de les parcourir, se demanderont si quiconque a du sang dans les veines souffrirait qu’on imprimât impunément contre son père, contre son épouse, contre sa sœur, la centième partie de ce qu’on a publié contre d’augustes personnages que la constitution et la haute convenance placent en dehors des débats politiques. La calomnie ne s’est pas même arrêtée devant la vie privée, bien qu’on proclame que pour le plus obscur citoyen elle doit être murée.

Est-il étonnant qu’en présence d’attaques aussi dégoûtantes et si prolongées, et constamment impunies, quelques officiers n’aient pu voir sans indignation l’honneur du chef de l’armée indignement outragé et le nom d’une jeune femme, plus intéressante encore par ses vertus que par son rang, mêlé à ces turpitudes ?

Est-il étonnant qu’une population dévouée à la révolution, à une dynastie qui à ses yeux en est la sauvegarde, ait un moment cédé aux provocations imprudentes dont elle fut longtemps le témoin passif ?

Contre un peuple ainsi égaré et dont la colère est contagieuse est-il toujours facile aux magistrats de diriger la force armée, à une époque où l’on proclame que les baïonnettes sont intelligentes ? Encore une fois, messieurs, j’expose des faits, je ne justifie rien.

Mais, dira-t-on, pourquoi avoir toléré ces provocations de la presse contre-révolutionnaire ? Pourquoi avoir laissé l’indignation populaire s’allumer à l’aspect d’une impunité calculée ?

Moins que personne, messieurs, il m’appartient de critiquer les décisions judiciaires ; mais l’issue récente d’un procès de presse commencé par l’ancien ministère n’est pas trop de nature à pousser l’administration dans cette voie.

Naguère encore les journaux de l’opposition louaient le gouvernement de cette même tolérance dont on voudrait aujourd’hui lui faire un crime. Si nous avions ordonné des procès de presse, l’opposition n’aurait vraisemblablement pas assez de reproches pour les flétrir.

J’ai déjà fait observer d’ailleurs qu’à l’époque où la presse contre-révolutionnaire a déployé le plus de violence, la loi du 19 juillet 1831 que des circonstances imprévues avaient empêche de proroger, venait de cesser son effet, et cette circonstance nous donne peut-être le secret de ce dédoublement d’injures et de diffamations auquel l’impunité légale semblait convier

Le gouvernement se voyait ainsi réduit, s’il voulait poursuivre, à recourir au code pénal dont l’application aux injures et aux calomnies dirigées contre la personne du prince et contre les autorités civiles et militaires est fortement contestée.

Ce fut vers le milieu de mai que les excès populaires dont on a entretenu la chambre commencèrent.

Des scènes affligeantes troublèrent la tranquillité des villes de Gand et d’Anvers.

Les troubles de Gand, suscités par quelques rassemblements de militaires, par quelques rencontres individuelles, furent promptement réprimés ; la tranquillité ne tarda pas à y être rétablie.

Des scènes plus déplorables ont eu lieu à Anvers ; l’action de la police n’a pu les prévenir ; ils ont été réprimés cependant avec assez de promptitude.

Voyons quel fut dans cette circonstance le rôle de la police judiciaire, placée sous la surveillance du ministère de la justice, et celui de l’administration.

Une lettre écrite par un officier général, qui n’avait de réquisition à recevoir que de l’autorité civile, à laquelle on devait avant tout s’adresser, et qui écrivait dès lors plus en homme privé qu’en homme public, a servi de texte à des accusations d’autant moins fondées, que le même général, au premier symptôme d’excès nouveaux, s’est associé avec empressement au langage et à l’action des magistrats.

Dés le dix-huit du mois dernier, le procureur du Roi a Anvers fut prévenu qu’on se proposait de donner un charivari, la semaine suivante, aux membres de la société dite La Loyauté, lors de son installation. Il recueillit des informations, et ayant appris le lundi 20 mai que l’installation devait avoir lieu ce jour-là ou le suivant, il écrivit au commandant de la place de consigner à la caserne une demi-compagnie d’infanterie, et requit le capitaine-commandant la gendarmerie de tenir à sa disposition un certain nombre de cavaliers.

Voici la lettre du procureur du Roi d’Anvers qui rend compte de ces mesures :

« Anvers, le 21 mai 1833.

« Monsieur le procureur-général,

« Informé par la police que ce soir doit avoir lieu l’installation de la société date la Loyauté, j’ai pris toutes les mesures de précaution de concert avec l’autorité militaire et le capitaine commandant la gendarmerie. J’espère que la tranquillité publique et le repos des habitants ne seront point troublés.

« Il paraît que l’on a l’intention de donner ce soir, ou tout autre jour, un charivari aux sociétaires. J’ai fait veiller par la police et invité le commandant de la place à tenir des troupes casernées pour agir à la première réquisition. M. le commissaire de police de la troisième section (Hague) m’a informé à cinq heures qu’un ordre du jour avait été lu aux soldats de la marine royale, portant qu’ils pourraient se rendre à la place de Meir de 6 à 9 heures du soir, pour siffler tons les orangistes qui entreraient dans le local de cette société.

« 8 heures du soir. On me prévient à l’instant que déjà plusieurs marins et autres personnes sont assemblés devant le local, et que le propriétaire voulant sortir a reçu un coup de baguette. Je veillerai moi-même pour diriger la police. Le commandant de la place est informé par moi de tout ce qui précède. »

Cette lettre me fut communiquée le 22 par le procureur-général.

Toutes les précautions avaient donc été prises d’avance pour ce jour-là et le suivant, dès le 20 mai.

Dans le courant de ce même jour, le capitaine commandant la gendarmerie vint promettre au procureur du Roi que, pour les six heures du soir du lendemain 21, il consignerait à la caserne le nombre de cavaliers demandé, et que pour 9 heures il pourrait au besoin réunir toute la lieutenance, composée de 30 hommes.

Le mardi 21, à 4 1/2 heures du soir, le procureur du Roi apprit par l’intermédiaire d’un commissaire de police que ce jour, d’après des ouï-dire, un sergent-major de la marine avait lu un ordre du jour, portant que les soldats devaient se rendre sans armes sur la place de Meir, de 6 à 9 heures du soir.

La lecture de cet ordre du jour paraît être un fait controuvé mais il prouve que la police judiciaire veillait, et était attentive à prévenir les excès.

Le procureur du Roi en écrivit aussitôt au commandant de la place qui en fit part au général Buzen. Le capitaine Claes, commandant la compagnie des mariniers, fut mandé chez le général et nia formellement que semblable ordre eût été donné.

A huit heures du soir, lors du commencement des rassemblements, le procureur du Roi se transporta aux abords de la place de Meir et de là se rendit chez le commandant de la place, en le requérant de nouveau par écrit de mettre à sa disposition la force armée.

Les commissaires de police de la 2ème et de la 3ème section se rendaient en même temps à différents postes de la ville, notamment à celui des Minimes qui touche au local où devait se réunir la société de la Loyauté. Ils y éprouvèrent un refus basé sur un manque d’ordres.

Le commissaire de la 2ème section (Deduwe), qui s’était rendu à la caserne de la gendarmerie, n’y trouva pas le piquet de six gendarmes qui devait y être consigné ; la compagnie tout entière rentrait à la caserne au moment où il se disposait à la quitter ; malgré sa réquisition, un délai s’écoula avant que les gendarmes se fussent rendus sur le théâtre des troubles.

Pendant cet intervalle de temps, plusieurs milliers d’individus s’étaient rassemblés sur la place de Meir ; selon le rapport du commissaire de police Deduwe, les deux messieurs Geelhandt avaient été maltraités ; le substitut du procureur du Roi, M. Van Cutsem, en voulant les protéger, fut maltraité lui-même, et ne dut son salut qu’aux employés de la poste aux lettres. M. l’échevin Janssens vit aussi son autorité méconnue ; il fut insulté, frappé, et ne parvint à se soustraire aux poursuites de la foule que par l’entremise du commissaire de police de la 3ème section, qui le protégea en le prenant sous le bras, et en requérant force à la loi.

Par un hasard qu’on doit sans doute déplorer. M. le bourgmestre Legrelle et M. Van Camp, échevin, chargé de la police municipale, étaient absents.

Cependant, à l’arrivée de la gendarmerie, le commissaire de police Deduwe se mit à leur tête et fit les sommations ordinaires.

La foule se retira ; elle obéissait aux injonctions régulièrement faites et appuyées par la force armée,

Par quel concours de circonstances recevait-elle en même temps, au dire du commissaire Deduwe, l’ordre d’un officier supérieur de ne point agir et de se retirer ? C’est ce qui dans ce moment fait l’objet d’une enquête par devant une commission de la haute cour militaire ; nous devons nous abstenir de rien préjuger, jusqu’à ce que la justice qui est saisie ait prononcé.

Le commissaire de police Deduwe fut en même temps assailli, insulté, frappé ; ses vêtements furent déchirés.

Le procureur du Roi s’était transporté à l’hôtel-de-ville où il ne cessa de donner des ordres avec MM. Ogez, faisant les fonctions de bourgmestre, et de Backer, échevin. A 10 heures du soir, un intendant militaire, suivi bientôt d’un lieutenant et du major de l’Eau, se présenta pour demander de la part du général Buzen un réquisitoire par écrit, à l’effet d’agir.

L’autorité militaire se mit enfin en mesure d’agir ; les rassemblements furent dissipés, et la tranquillité paraissait entièrement rétablie.

A minuit et demi, les rapports des commissaires de police firent savoir que tout était tranquille.

Cependant, à une heure du matin, un rassemblement peu considérable se porta chez le sieur Delrue, imprimeur du Journal du Commerce, et y brisa les vitres et les meubles d’une petite pièce où l’on pénétra ; quand la force armée arriva, l’attroupement était dissipé ; on ne trouva plus personne.

Voici la lettre par laquelle le procureur du Roi rend compte de ce fait :

« Anvers, le 22 mai 1833.

« M. le procureur-général,

« J’ai l’honneur de vous faire un rapport de ce qui s’est passé en cette ville, hier, jusqu’à huit heures soir. A cette heure je suis sorti de chez moi, pour vérifier si la police était à son poste : arrivé aux environs du local que devait occuper la société de La Loyauté, j’entendis des cris de vivent les Belges, etc. ; et des personnes du peuple me dirent en même temps qu’on emmenait deux orangistes ; je chargeai à l’instant les commissaires de police de sauver ces individus qui étaient les sieurs Geelhandt, dont l’un a été vice-président de ce tribunal sous le gouvernement précédent, et me rendis chez le commandant de place, afin de mettre sur pied les troupes nécessaires pour dissiper les attroupements et prévenir de grands malheurs.

« M. le commandant crut ne pouvoir obéir qu’à un réquisitoire de la régence qu’il n’avait pas encore obtenu ; mais, sur l’observation que je lui fis que les lois m’autorisaient à requérir la force armée il me fournit du papier et j’écrivis un réquisitoire, quoique dès le lundi 20 mai j’eusse déjà informé cet officier de ce qui paraissait devoir arriver hier, de même que le commandant de la gendarmerie, et invité l’un et l’autre de tenir à la disposition des commissaires de police un certain nombre de troupes.

M. l’échevin Janssens et les commissaires de police se sont placés à la tête de la force armée, et moi je me suis rendu à la salle des séances à l’hôtel-de-ville, où je suis resté en permanence avec M. Ogez, faisant fonctions de bourgmestre, et M. de Backer, également échevin, jusque vers minuit et demi, quand les rapports de la police nous ont annoncé que tout était dans l’ordre. Les rapports par copie de M. le commissaire de police de la deuxième section, et celui en original du commissaire de police de la troisième section, que je joins à la présente, vous feront connaître ce qui s’est passé dans la soirée d’hier et la nuit dernière.

« Vers une heure de ce matin, on a brisé les carreaux de vitre de la maison de l’éditeur du Journal du Commerce et quelques meubles : n’ayant pas reçu l’avertissement que le commissaire de police de service m’avait envoyé, je n’ai pu me concerter avec la régence et l’autorité militaire. M. l’échevin Ogez s’est rendu seul sur les lieux avec une patrouille ; mais, à son arrivée, tout était terminé.

Hier, dans la soirée, on est également entré, en brisant la porte, dans la maison de M. Roelandts, occupée par cette société ; mais ou est parvenu à les faire sortir, appuyé alors par la force armée, commandée par le général Buzen. Mon substitut, M. Van Cutsem, avec qui je m’étais rendis hier à 8 heures du soir sur les lieux, lorsqu’il vint m’annoncer que son oncle, M. Roelandts, propriétaire dudit local, avait reçu des coups de canne en voulant sortir de sa maison, désirant faire relâcher, à ce qu’il m’a dit, deux messieurs que les mariniers avaient arrêtés et maltraitaient, a également été assailli par ces hommes et maltraité par eux, au point que les employés de la poste aux lettres ont dû le sauver. Tout cela se passait à mon insu, et pendant que j’indiquais aux commissaires de police les mesures à prendre et à exécuter : il a malheureusement cru, par sa qualité et la persuasion, sauver les deux MM. Gheelhandt dont il est question plus haut, il a heureusement échappé.

« La régence a ordonné la fermeture de cette société par un arrêté de ce jour, et M. Roelandts a déclaré avoir résilié le contrat qu’il avait fait avec les sociétaires.

« J’oubliais de vous informer, M. le procureur-général, que, prévenu par une lettre de la régence de ce jour qu’on signalait la maison de M. Roelandts, local de la société, comme devant renfermer des poudres et munitions de guerre, j’ai conjointement avec M. le juge d’instruction, un échevin, le commissaire de police de la 4ème section, le major de place et le major commandant les troupes qui gardaient les issues du local, fait une visite domiciliaire, qui nous a convaincus que ni poudres, ni munitions ne se trouvaient dans cette maison, et on n’a découvert aucune trace qu’il y aurait eu quelque chose de recelé.

« Sept heures de soir. Je viens de prendre, de concert avec MM. le général Buzen, le bourgmestre et le commandant de place, les mesures nécessaires pour prévenir des troubles ultérieurs.

« P. S. Le commandant de place m’a assuré aujourd’hui que l’ordre du jour n’a pas été lu hier aux mariniers, comme on l’a dit ; cependant l’échevin Janssens et les commissaires de police m’ont assuré que les mariniers ont dit qu’ils avaient ordre de rester sur la place de Meir et qu’ils ne quitteraient pas pour la police. »

Cette lettre, arrivée le 23 à Bruxelles me fut communiquée le même jour par le procureur-général. « Je témoigne, me disait ce magistrat, ma satisfaction à M. le procureur du Roi sur la conduite qu’il a tenue. Je l’engage à persévérer et à renouveler ses efforts auprès des autorités militaires et locales pour parvenir par un commun accord, à empêcher la reproduction de pareils troubles et assurer le respect dû aux personnes et aux propriétés sans distinction de catégories : c’est dans cette partie surtout qu’un gouvernement constitutionnel ne saurait trop maintenir l’égalité de tous devant la loi. »

Le même jour 23 mai, j’adressai la réponse suivante à M. le procureur-général :

« Bruxelles, le 23 mai 1833.

« Monsieur le procureur-général,

« Je vous remercie des communications contenues dans vos rapports des 22 et 23 courant, n°1182 et 1194 ; j’applaudis comme vous à la conduite ferme et prudente de M. le procureur du Roi d’Anvers ; j’approuve la réponse que vous lui avez faite, et j’espère que ses efforts réunis à ceux des autres autorités parviendront à prévenir de nouveaux troubles et à ramener le bon ordre. Quelque blâmables que soient les provocations qui ont amené les scènes déplorables dont Anvers a été le théâtre, ces provocations ne doivent être réprimées que par des moyens légaux ; tous les agents du gouvernement doivent s’appliquer à faire respecter les personnes et les propriétés. Des instructions rappelant cet important devoir ont été adressées par MM. les ministres de l’intérieur et de la guerre aux autorités administratives et à MM. les commandants militaires. Il m’est agréable pour ma part d’apprendre que, dans la circonstance spéciale dont il s’agit, l’autorité judiciaire a rempli sans hésiter sa pénible tâche.

« Le ministre de la justice, Lebeau.

« A M. le procureur-général près la cour d’appel de Bruxelles. »

Mes rapports m’annonçant que des symptômes d’agitation se manifestaient dans le même temps à Liége, j’adressai aussi le même jour la lettre suivante à M. le procureur-général :

« Bruxelles, le 23 mai 1833

« M. le procureur-général,

« Il est peut-être à craindre que les scènes fâcheuses provoquées à Gand et Anvers par des articles de journaux contre-révolutionnaires n’aient quelque retentissement à Liége, où une feuille attaque également sans mesure le gouvernement et le chef que la nation s’est choisi.

« Quelque blâmables que soient ces attaques, elles ne doivent être réprimées, s’il y a lieu, que par les voies légales ; et je viens vous recommander de prendre toutes les mesures en votre pouvoir pour faire respecter les personnes et les propriétés, et pour assurer le maintien du bon ordre et de la tranquillité publique. »

Par ce récit des faits on aperçoit que l’autorité chargée de la police judiciaire avait pris toutes les précautions nécessaires ; que l’autorité militaire avait été avertie, la demande d’une force armée faite d’avance, et que par un concours de circonstances que nous ne saurions encore apprécier, puisqu’il fait l’objet d’une enquête, les troupes demandées semblent ne pas avoir été consignées, et leur intervention n’avoir eu lieu que tardivement.

En ce moment, le juge d’instruction d’Anvers est saisi de plusieurs plaintes déposées contre des individus signalés pour s’être portés à des excès.

La justice militaire agit de son côté ; nous devons attendre le résultat de ses recherches.

J’ai prescrit ces enquêtes par la lettre suivante :

« Bruxelles, 27 mai 1833.

« M. l’auditeur-général,

« J’ai l’honneur de vous transmettre, en copie, deux rapports dressés par deux commissaires de police de la ville d’Anvers, et relatifs aux troubles dont cette ville a été le théâtre. Ces rapports paraissant n’inculper directement jusqu’ici que des militaires, je pense que c’est à la justice militaire qu’il incombe de poursuivre la répression des faits relatés dans ces rapports. La gravité de ces faits, surtout par l’effet moral qu’ils ont produit, exige, s’ils sont exactement rapportés, une prompte punition.

« Veuillez, en conséquence, ordonner qu’ils soient sans retard l’objet d’une instruction judiciaire, si déjà elle n’est entamée. Je désire être tenu au courant de la marche de cette affaire que je recommande spécialement à votre attention, et je rappelle en même temps à votre souvenir la plainte du sieur de Tournay, éditeur de Knout, sur laquelle je n’ai reçu encore aucun rapport. »

« Bruxelles, le 29 mai 1833.

« M. le procureur du Roi,

« M. le procureur-général a dû vous faire connaître ma satisfaction et mon approbation de la conduite que MM. les officiers du ministère public à Anvers ont tenue lors des scènes de désordre dont cette ville a été récemment le théâtre. Les rapports des commissaires de police paraissant jusqu’ici n’inculper directement que des militaires, j’ai donné des ordres pour que la justice militaire procède aux devoirs et poursuites prescrits par le code militaire. Néanmoins, comme il serait possible que d’autres que des militaires aient pris part à ces excès, puisque l’on assure qu’entre autres les individus désignés comme marins ne font plus, depuis longtemps, partie de la marine royale, vous aurez sans doute continué de votre côté les investigations propres à découvrir les coupables, et en même temps à constater à quelle juridiction ils doivent être livrés. Je vous engage à continuer vos recherches avec la fermeté et la prudence dont vous avez fait preuve jusqu’ici, afin que les coupables n’échappent point à la vindicte des lois. »

Y a-t-il eu irrégularité dans la manière de donner les ordres ; y a-t-il eu refus mal fondé d’y obéir ? C’est ce que les enquêtes seules pourront éclaircir.

C’est à l’autorité judiciaire, à l’autorité civile qu’appartient le droit de réquisition. Ce droit ne peut être convenablement exercé qu’avec le sincère concours de ceux qui sont chargés d’assurer l’obéissance à la loi.

Ainsi, hiérarchie dans le commandement et obéissance hiérarchique chez les subordonnés. Responsabilité chez ceux qui ordonnent et obéissance de la part de ceux qui exécutent. Le refus de ces derniers est fait à leurs risques ; ils sont responsables à leur tour de la non-exécution.

Ces liens, ces rapports entre l’autorité civile et l’autorité militaire doivent être bien conçus, bien médités. Il ne faut pas que l’autorité militaire soit juge de la convenance de son intervention. Quand tout le monde commande, personne ne commande.

Ces ordres contradictoires affaiblissent l’autorité. C’est surtout au principe des émeutes qu’il faut les réprimer. La stricte exécution des réquisitions données par l’autorité judiciaire ou civile peut seule la mettre en état d’agir convenablement, et le moindre retard rend insuffisantes les dispositions prises.

Je dois déclarer qu’un officier inculpé par le rapport d’un des commissaires de police a porté plainte en calomnie contre ce fonctionnaire.

En résumé, toutes les mesures nécessitées par la crainte de quelques légers troubles à l’occasion de l’installation d’une société que le peuple accusait d’orangisme, où, d’après des bruits très répandus et accueillis trop aisément sans doute par la crédulité populaire, on avait transporté des décors oranges, où l’on devait brûler les bustes du roi des Belges et du roi des Français, où des armes, des poudres devaient être cachées ; toutes les mesures, dis-je, avaient été arrêtées par l’autorité. Les magistrats chargés de la police judiciaire et les magistrats municipaux présents ont fait personnellement tout ce qui était en leur pouvoir pour protéger les personnes, et les propriétés menacées. Les troubles, si on peut leur donner ce nom, n’ont duré que peu d’heures. Le lendemain à Anvers, tout était rentré dans la tranquillité.

En se reportant aux causes de ces événements, il faut, je le répète, les attribuer à des excès d’une autre nature, et qui se reproduisaient quotidiennement par la presse contre-révolutionnaire. Ces troubles n’ont donc eu qu’une faible importance par eux-mêmes puisqu’ils ne sont que le résultat d’une exaspération momentanée, et n’ont point leur origine dans un malaise local ou dans un défaut de notre position et de nos institutions.

Rien ne sera négligé pour prévenir leur retour, et pour protéger la personne et les biens de tous les habitants, sans distinction de couleurs et d’opinions et les ordres qui ont été donnés nous font espérer que si, à l’avenir, la possibilité de pareils événements se reproduisait, ils seraient, dès l’abord, et par l’effet d’une sage intervention de la force publique, réprimés comme il convient dans un pays libre et qui doit être gouverné par des lois et non par des émeutes.

M. Desmet. - Messieurs, pour se mettre à l’abri du mensonge et de la calomnie, je pense qu’il est bon et prudent pour un député, dans le temps où nous vivons, de motiver son vote, quand on doit l’émettre sur une question plus ou moins grave, et surtout quand on veut l’énoncer dans un sens qui ne répond pas au désir des hommes qui ont le pouvoir en Belgique. C’est pour cette raison que je prends la parole dans cette occasion, désirant que la nation et mes commettants sachent de quelle manière j’ai voté.

Car, je vous dirai aussi avec l’honorable M. de Brouckere que vous ne pouvez ignorer, messieurs, ce qui s’est passé dans les dernières élections, les sales et les plats moyens qui ont été employés pour les influencer et éliminer de la représentation nationale des anciens députés qui constamment avaient montré un amour ardent pour leur patrie et fait preuve d’indépendance ; aucun n’a été épargné, tous étaient bons ; Machiavel a été épuisé, et souvent on l’a amplifié.

En lâches et vils calomniateurs, des émissaires sont venus dans les provinces pour flétrir l’honneur, la probité et le patriotisme de nos meilleurs citoyens, de ces hommes aussi distingués par leurs talents que par leur caractère, et que tous les vrais amis de la patrie entourent de leurs respects.

C’étaient des brouillons, des anarchistes, des démolisseurs ; enfin c’étaient des républicains, des réunionistes... Eh ! bon Dieu, si l’enquête eût pu avoir lieu, nous eussions pu distinguer ceux qui avaient réellement travaillé pour le bien-être du pays, et pour donner une bonne fin à notre révolution, de ceux qui dès le commencement l’avaient trahi, et nous eussions pu nous assurer si ces mêmes hommes se trouvent aujourd’hui en place et dirigent encore nos affaires à l’extérieur comme dans l’intérieur.

Quoique le projet d’adresse n’en parle point, je demanderai cependant qu’a gagné, je ne dirai pas le pays, le gouvernement même par le machiavélique coup d’Etat que les hommes qui dirigent nos affaires ont exécuté en dissolvant si brusquement la chambre des représentants ? Rien, me semble-t-il, absolument rien, si ce n’est l’élimination de la représentation nationale de quelques capacités que la nation déplorera toujours, et que le gouvernement même avait intérêt de conserver pour élaborer ses projets de loi, qui très souvent n’en ont eu que trop besoin. Fallait-il donc être si imprévoyants et si maladroits d’agiter toute la Belgique sans aucuns motifs suffisants, comme elle l’a été, comme elle l’est encore et comme elle le sera toujours, si vous continuez à la gouverner sur un tel pied ! Car ne vous imaginez pas, quoique déjà elle n’est que trop déshonorée, qu’elle se soit jetée dans une telle apathie qu’elle se laisserait conduire comme un troupeau de moutons, de la manière que le voudraient bien les absolutistes de la sainte-alliance et ceux qui servent leur complot.

Fallait-il perdre deux mois qui auraient pu être utilement employés à l’examen de plusieurs projets de loi d’une haute importance, et qui ont été consacrés à toutes sortes de manœuvres et d’intrigues qui ont causé une exaspération extrême dans le pays et qui ont été portées à un tel excès, qu’on se croyait encore sous les Guillaume, les Van Maanen et les Bagnano ? A la vérité il n’y a manqué qu’une seule chose, c’est l’exemple des frères Dewitte que Monsieur Lebeau vient de citer.

Et qu’on ne vienne point ici, pour nous fasciner les yeux, nous citer quelques feuilles publiques qui certainement sont répudiées par la nation ; mais qu’on veuille lire tous les jours l’Indépendant, on pourra se convaincre que ce journal ministériel ne doit céder le pas aux pamphlets orangistes, car pour mon compte j’en sais quelque chose.

Je passe au projet d’adresse et je demanderai d’abord quelle était la situation de la Belgique, quant à la question extérieure, avant la convention du 21 mai. La Hollande rendait effectivement la révolution incomplète par le seul fait de la possession de la citadelle d’Anvers. En cas d’attaque de sa part, l’occupation de cette forteresse était pour elle de la plus haute importance et lui assurait sur ce point la possibilité d’une forte diversion. Elle paralysait le commerce d’une des villes plus opulentes, par la terreur perpétuelle qui planait sur son enceinte, et fomentait puissamment une réaction en sa faveur.

Ces dangers étaient graves ; un commencement d’exécution du traité du 15 novembre en affranchit la Belgique. Les mesures destinées à compléter cette exécution auraient forcé le roi Guillaume à acquiescer à toutes les clauses du traité, car le blocus, quoi qu’on en dise, frappait au cœur son commerce, et on l’a abandonné lorsqu’il pouvait être le plus efficace, c’est-à-dire à l’époque de l’année où arrivent les retours de Java.

Qu’a-t-on obtenu par la convention du 21 mai ? Un arrangement provisoire qui n’est favorable qu’à la Hollande. Guillaume, en dépit de la France et de l’Angleterre, a gardé et garde les forts de Lillo et de Liefkenshoek. On ne devait lui rendre la garnison de la citadelle qu’en échange de ces deux forts ; la garnison retourne dans ses foyers et les deux forts restent entre ses mains ; ne pouvant le faire céder, on a eu la complaisance de lui céder ; on lui rend ceux qu’on avait obtenus par la force. Guillaume a sujet d’être fier. Cette convention a été signifiée à la Belgique par la note de messieurs Talleyrand et Palmerston à M. Van de Weyer. Ces diplomates qui ont, comme d’ordinaire, traité à l’insu du gouvernement belge et sans sa participation, ont adroitement obtenu son adhésion à ce traité en lui en remettant une copie authentique sous la forme apparente de réclamer son engagement à un armistice indéfini.

Notre gouvernement, malgré les termes de la réponse de M. Van de Weyer, est lié, et le traité du 15 novembre qui était devenu son code politique, n’existe plus puisque par la convention du 21 mai on a renoncé à son article vingt-cinq qui constituait tout entier cet acte diplomatique, en déterminant son exécution obligatoire de la part des hautes parties contractantes.

La convention du 22 octobre était une conséquence du traité du 15 novembre ; elle le corroborait et le rendait encore plus, par une nouvelle sanction, irrévocablement acquis à la Belgique, à l’égard de laquelle elle réglait le mode et la ferme volonté de la mettre en possession des clauses qu’il stipulait.

La convention du 21 mai lacère tout et met ce traité des 24 articles, lequel cependant nous avait été imposé aussi et qui, je peux le dire, avait été extorqué à la représentation nationale, au néant. Nos faiseurs font tout cela sans consulter les mandataires de la nation, mais malheureusement toujours au détriment de la pauvre Belgique.

Elle assure, dit-on, la jouissance de plusieurs avantages matériels. Dites plutôt la tolérance ; et que sont ces avantages, lorsque tout demeure incertain et que la moindre complication en Europe, dont certes nous ne sommes pas très éloignés, suffira pour les ravir ?

Est-on si bon de penser que Guillaume n’en profitera point, et que des prétextes et mille griefs qu’il suscitera lui manqueront pour rompre comme de droit l’armistice et nous attaquer à l’improviste quand il trouvera le moment propice, comme déjà vous en avez eu une triste expérience dans les journées de Louvain, qui, quoique on en ait fait tant d’étalage en Hollande et en pays étrangers, ont été plus fameuses par la trahison de nos propres hommes que par la victoire que nos ennemis y ont remportée ? Vous ne pouvez ignorer qu’il a de son côte une position géographique qui fait sa principale force, et tellement plus avantageuse que la nôtre qu’elle lui permet un désarmement qui nous offre au contraire tant de danger.

Et l’on veut que ce soit au milieu de si graves inconvénients que la sécurité renaisse, que le commerce se livre à des spéculations et qu’il vivifie notre industrie et notre agriculture !

A quoi bon la possession de ces avantages matériels, si pompeusement vantés, si par l’incertitude de notre position qu’on a voulu bénévolement consacrer au profit de Guillaume dans la convention du 21 mai, si par la force écrasante de ce provisoire qui nous accable, nous sommes impuissants pour en jouir.

Guillaume est intervenu pour la première fois, après trois années de pénibles négociations, dans un acte diplomatique, et c’est pour donner en quelque sorte une trêve à notre révolution et annihiler les funestes conséquences qu’avait pour son existence la convention de Londres du 22 octobre 1832 qui réglait les mesures coercitives. Et l’on espère encore, lorsqu’on nous a mis à la discrétion de notre ancien despote, qu’on a remplacé par un armistice sans garantie la reconnaissance de notre neutralité qui était une véritable abdication ; et l’on espère, dis-je, que des relations libres et commerciales s’ouvriront avec la Prusse ? qu’on se détrompe. Nos intérêts matériels, ceux de notre viabilité ont fléchi en présence des principes ; par la convention du 21 mai tous les avantages commerciaux à concéder sont réservés par ce seul motif à la Hollande.

Je n’en dirai pas plus sur cette matière dans le moment, me réservant de la traiter plus en détail quand il sera question du fameux projet de la route en fer.

Et quand on nous dit que la navigation de l’Escaut est libre, l’honorable M. Legrelle vient de vous dire de quelle manière les navires étrangers arrivent à Anvers, et vous savez aussi que votre pavillon est exclu. Cette liberté de l’Escaut, comme elle se trouve stipulée dans la convention du 21 mai, est un affront de plus qu’on fait subir à la Belgique et une consécration du droit exclusif que Guillaume prétend avoir sur ce fleuve.

Pour ces motifs, messieurs, je ne pourrai jamais souscrire à une adresse telle que celle que nous présente la commission ; jamais je ne pourrai dire ce qui ne me paraît pas subsister ; et si je comprends bien l’essentiel d’un tel acte, je voudrais y trouver la situation réelle du pays, tant de son régime intérieur que pour ce qui concerne ses relations avec les gouvernements étrangers, et ce qu’il exige pour du moins le voir arriver une fois à quelque amélioration et le faire sortir de cet état insupportable du provisoire ; et je voudrais particulièrement insister pour que le gouvernement fasse connaître les motifs qu’il a eus pour exécuter son coup d’Etat de la dissolution de la chambre et le bénéfice qu’en a retiré le pays. Si les amendements ne remplissent point ces lacunes, mon vote sera pour le rejet du projet.

- M. le ministre des affaires étrangères a quitté la salle pendant la lecture de ce discours.

M. le président. - Il n’y a plus d’orateur inscrit pour la discussion générale. Si personne ne demande à parler, la discussion générale est fermée.

- Plusieurs membres. - A demain ! à demain !

- Quelques voix. - La clôture ! La clôture !

M. Gendebien. - Je demande la parole. Messieurs, permettez-moi de faire remarquer combien il est étonnant que M. le ministre des affaires étrangères quitte la salle au moment où il devrait prendre la parole ; à moins qu’il n’accepte comme vrai, comme fondé, tout ce qui a été dit dans cette séance, il me semble qu’il doit y répondre.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - M. le ministre des affaites étrangères est comme tout le monde ; il peut avoir besoin de prendre l’air de temps en temps, mais il n’a certainement pas cherché à se soustraire à des explications par une absence ; s’il y avait des doutes à cet égard, qu’on suspende la séance pendant quelques minutes, le ministre ne tardera pas à se rendre dans cette enceinte.

- Nombre de voix. - A demain ! à demain !

M. Eloy de Burdinne. - Si nous prolongeons davantage une discussion qui me semble assez éclairée maintenant, nous pourrons marcher encore sur les traces de l’année dernière où nous avons employé 10 jours pour répondre au discours du roi, et c’est par cette marche que nous n’arriverons jamais à terminer des objets essentiels, réclamés par les intérêts du pays. Je demande la clôture.

M. Dumortier. - Je demande la parole contre la clôture. Messieurs, il y aurait une rare inconvenance à clôturer une discussion à peine entamée...

- Plusieurs voix. - Eh bien, parlez !

M. Dumortier. - Je parle contre la clôture ; je parlerai ensuite contre les ministres ; je le répète, il y aurait une rare inconvenance à clôturer une discussion à peine entamée. En effet, messieurs, plusieurs membres se proposent de prendre la parole, et moi-même je me serais déjà prononcé, si une indisposition ne m’en avait empêché ; mais demain je prendrai la parole et j’espère alléguer contre les ministres des raisons assez fortes.

M. Gendebien. - M. Lebeau vient de nous dire que M. le ministre des affaires étrangères était disposé à répondre.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je n’ai pas dit cela, vous dénaturez mes paroles sans le vouloir. J’ai dit que l’absence momentanée de notre collègue n’avait pas pour but de se soustraire à des explications, mais je n’ai pas dit qu’il fût prêt à répondre à toutes les interpellations qui lui seraient faites ; il est des questions sur lesquelles le silence est un devoir pour lui comme pour ses collègues.

M. Dumortier. - Il ne faudrait pas jouer sur les mots. Il est certain que le ministre des affaires étrangères n’est pas prêt à répondre à tout, et nous savons bien qu’il n’est pas disposé à s’expliquer sur toutes les questions. Mais puisque M. le ministre de la justice a déjà répondu sur ce qui est relatif aux troubles, et qu’il reste d’autres points à éclaircir, il me semble qu’un orateur ministériel devrait prendre la parole pour répondre aux autres accusations dirigées contre les ministres.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Pour ma part, je suis prêt à répondre à toute la partie du discours de M. de Brouckere, qui concerne spécialement mon administration ; mais je voudrais pouvoir résumer tous les griefs de nos adversaires dans une seule réfutation. Aussi aurai-je désiré que tous les orateurs qui se proposent de parler contre les ministres, et qui ne sont pas empêchés de le faire, comme l’honorable M. Dumortier, par une indisposition qui doit finir demain matin (on rit), se fissent entendre ; mais je le répète, dès à présent je suis prêt à répondre à une partie du discours de M. de Brouckere.

M. Gendebien. - Puisqu’il n’y a pas encore assez de griefs pour que les ministres prennent la peine de répondre, j’en citerai un nouveau : on est venu, pour justifier des désordres injustifiables, vous dire qu’ils avaient été provoqués par les journaux orangistes. Eh bien, moi je dis qu’il y a eu d’autres instigations, d’autres provocations que celles de ces journaux orangistes que je ne prétends pas justifier, que je ne lis pas et que je ne connais que par ouï-dire. Je veux parler des provocations d’un journal déjà signalé ici comme étant sous l’influence ministérielle, de l’Indépendant enfin, puisqu’il faut l’appeler par son nom, d’un journal fondé par des ministres et des secrétaires-généraux de ministre, d’un journal salarié et qui reçus 1000 florins par mois (bruits divers) ; je citerais des noms, messieurs, si j’étais autorisé à le faire, mais je ne veux compromettre personne. (Rires ironiques au banc des ministres).

M. Nothomb. - Je demande la parole.

M. Gendebien. - Vous qui riez, M. le ministre de la justice, vous êtes un des fondateurs de ce journal, vous l’avez proclamé le journal de la majorité. Eh bien, qu’on la lise, et on nous dira quel est le journal de la Belgique qui insulte le plus l’un des pouvoirs constitués, les chambres.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je demande la parole.

M. Gendebien. - Cependant dans l’ordre de nos fonctions nous siégeons ici à parité de droits avec les autres pouvoirs, nous représentons la nation souveraine, et à ce titre nous sommes supérieurs à tous en principe. Qu’on lise les diatribes déversées sur la chambre des représentants, sur cette chambre que l’on a flattée tant qu’on s’est cru en possession d’une majorité qu’il était, se disait-on, impossible de perdre, mais dont on n’abusa à tel point qu’elle a senti qu’il était une ligne que l’on ne pouvait franchir sans déshonneur. Vous avez fait l’essai de cette majorité, vous avez voulu lui faire décider le contraire de ce qu’elle avait résolu déjà et à 14 jours d’intervalle, et ce fut là pour vous l’occasion d’un échec.

Dès ce jour, vous vous rappelez les sarcasmes et les injures qui ont été déversés sur cette prétendue minorité de 42 voix qui était en effet la majorité puisque la majorité de 44 comprenait 3 voix des ministres. Qu’on lise toutes les attaques dirigées contre cette minorité de 42 voix qui est devenue la majorité des 48. Je n’ai pas tous les passages du journal dont j’ai parlé présents à la mémoire, mais vous avez pu voir qu’on allait jusqu’à menacer la représentation des violences de l’armée : oui, l’on provoque l’armée contre les représentants de la nation, et vous remarquerez que ce journal est spécialement reçu et favorisé dans les camps et parmi les soldats. Voulez-vous savoir comment il vous traite : lisez l’article du 5 mai 1833.

Si donc, dit-il, nos ministres voulaient une chambre docile à leurs volontés, ils auraient pris le moyen le plus sûr d’être trompés dans leur attente ; nous ne craignons pas d’avancer qu’il leur eût été plus facile de corrompre la chambre dissoute, si la corruption pouvait jamais être chez nous un moyen de gouvernement, que d’obtenir par les élections générales une chambre corrompue.

Vous avez remarqué ces expressions, « il leur eût été plus facile de corrompre la chambre dissoute. » Ainsi nous sommes tous si disposés à la corruption que ce serait la chose la plus facile de faire de nous une chambre docile aux volontés des ministres. C’est pour ainsi dire par magnanimité ou peut-être par un sentiment de mépris qu’ils n’ont pas daigné le faire.

Voilà, messieurs, ce que le journal de M. Lebeau et compagnie débite et distribue ; et c’est pour ainsi dire le seul qui soit connu à l’armée et dans les camps. Voilà jusqu’où va ce journal et voilà comme on traite le premier pouvoir de l’Etat, pouvoir sans lequel non seulement il n’y aurait pas de ministres, mais de chef de l’Etat. Ce n’est pas assez d’attaques individuelles que pour ma part j’ai toujours méprisées, car je livre ma vie publique aux censeurs les plus rigides et à tous les envieux ; c’est d’une accusation en masse qu’il s’agit ici, et je demande la permission de relire encore le passage de cet article. (L’honorable membre en donne une deuxième lecture.)

Eh bien ! je vous demande, messieurs, s’il est un pays dans le monde où l’on ait insulté, conspué un pouvoir comme on s’est permis de faire le premier pouvoir en Belgique. Jamais les Libry-Bagnano, les Durand, tous les écrivains salariés du roi Guillaume n’ont osé parler de cette manière, je ne dirai pas de la majorité des états-généraux, je ne dirai pas même de la minorité, mais des individus ; non, jamais Libry, tout forçat qu’il était, ne s’est permis de telles calomnies, de telles infamies !

M. le ministre de la justice a cherché à justifier les désordres en disant qu’ils ont été provoqués par les journaux contre-révolutionnaires. Eh bien ! si les patriotes à leur tour, et il y en a encore en Belgique, si les patriotes voulaient se venger des insultes que l’on déverse sur des hommes qui n’ont jamais trahi leur cause, sur des hommes qui sont constamment restés sur la brèche, s’ils voulaient se permettre des représailles, qu’en adviendrait-il ? la guerre civile ; et qui l’aurait excitée ? le journal fondé par MM. Lebeau, Devaux, Nothomb, de Mérode et tutti quanti. (On rit.)

Voilà ce que j’avais à dire, ce que je n’aurais peut-être pas dit si je n’avais en quelque façon été forcé de le faire par d’imprudentes provocations. Réfléchissez-y donc jusqu’à demain, MM. les ministres, et prenez-y garde : si les populations au 1er mars 1831 se sont trouvées dans la dure nécessité de se faire justice elles-mêmes, c’est parce que l’administration trompait le pays, insultait aux patriotes et tournait le dos à la révolution ; c’est parce qu’elle trempait dans la conspiration de cette époque et que le peuple était abandonné à lui seul. Que fit-on alors ? L’autorité était sans force, et pourquoi ? parce qu’elle conspirait, parce que surprise en quelque sorte sur le fait elle n’osa faire usage d’aucun de ses moyens. C’est trois jours après seulement que parut une proclamation du ministre de l’intérieur, que dans son trouble sans doute bien motivé il avait trouvé plus commode d’emprunter à Lamennais que de la rédiger lui-même.

Et aujourd’hui, après deux ans de constitution définitive, d’organisation de tous les pouvoirs, alors que vous avez une armée de 110,000 hommes sous les armes, alors que cette armée est à votre disposition, ce n’est qu’au bout de trois jours de désordres qu’on songe à les réprimer ; cependant, messieurs, un magistrat vous l’a dit, ce n’est point le peuple qui agissait, il n’y avait que trop d’ordre dans le désordre ; un signe pouvait le faire cesser comme il paraît l’avoir fait commencer.

Si ma mémoire est fidèle, M. de Muelenaere, il y a 18 ou 20 mois, nous disait ici qu’on ne voulait plus gouverner par les émeutes et les pillages. Vous voyez, messieurs, que nos malencontreux hommes d’Etat sont aussi mauvais prophètes pour l’administration intérieure que pour les affaires extérieures. Nous avons eu des émeutes parce qu’il fallait effrayer les populations par des menaces d’anarchie, comme les fonctionnaires publics par des destitutions. On a essayé de donner quelque faveur, quelque créance à des calomnies, à des injures contre des hommes soumis à réélection ; on les a accusés d’orangisme, et c’est pour que l’on crût à cette insinuation et afin d’en faire pour ainsi dire toucher du doigt et de l’œil les effrayantes conséquences qu’on a tout au moins laissé faire, si on n’a pas donné le mot d’ordre.

Puisqu’on a parlé des événements du mois de mars 1831, je rappellerai ce qui fut dit au sujet de ces troubles. Chacun se souvient, pour me reporter à une époque antérieure, ce que disait M. Lebeau à l’occasion de quelques désordres qui ont eu lieu à cause des prédications des saint-simoniens. A cette époque cependant on n’a assommé personne comme on l’a fait ici en plein jour ; pas une égratignure ; seulement il y a eu obstacle aux prédications. Eh bien ! il serait curieux de voir comment s’exprimait M. Lebeau au mois de janvier 1831, alors que le gouvernement n’était fort ni par l’armée ni par l’administration qui ne faisait que de naître. Il serait curieux de voir comment il attaquait le directeur-général de la police. Il est vrai qu’alors M. Lebeau faisait de l’opposition, je ne dirai pas parce qu’il convoitait l’héritage du gouvernement provisoire, mais parce que, sans doute, la marche du pouvoir n’était pas de son goût ; et il faisait une telle opposition qu’il ne permettait pas même aux membres du gouvernement provisoire de répondre à ses attaques.

Eh bien ! M. Lebeau qui s’élevait à cette époque avec tant de chaleur contre un simple obstacle mis aux prédications saint-simoniennes, lorsque l’administration était sans force et non encore organisée, trouve tout simple, aujourd’hui qu’elle est solidement établie depuis plus de deux ans, qu’elle a sous la main une armée de 110,000 hommes, qu’elle dépense passablement d’argent pour sa police ; il trouve tout simple, dis-je, qu’on n’ait pas réprimé les derniers désordres. Je vous demande, messieurs, s’il y a de la vraisemblance dans tout ce long discours qui vous a été lu, s’il y a quelque chose qui puisse faire disparaître les observations de mon honorable collègue M. Henri de Brouckere.

Maintenant il me reste encore un mot à dire sur les événements du mois de mars 1831. On est forcé de reconnaître aujourd’hui que ces événements ont été d’une haute importance et qu’ils ont fait dévier la diplomatie de sa marche.

Cela n’a pas empêché qu’on ne calomniât alors les citoyens les plus honorables et qu’on ne fît peser sur eux l’accusation de pillages.

Eh bien ! voici le moment de dire toute la vérité ; je me reprends, je ne veux pas la dire tout entière parce que je ne veux pas compromettre certaines personnes, ni abuser de votre patience. Il est certain qu’à cette époque il y eut une conspiration, qu’elle fut flagrante ; elle était sue de tout le monde, et même le jour était fixé pour la mettre à exécution. Le pouvoir soit par faiblesse, soit par crainte, soit par complicité, n’osait prendre aucun parti.

Dans cette circonstance, des citoyens patriotes jetèrent les bases de l’association. Chacun sait quel était le but de cette association ; c’était de maintenir l’intégrité du territoire et de sauver le pays contre la conspiration et l’anarchie. Le moyen d’action de cette association était de s’emparer du ministère de la guerre et du commandement de la garde civique de Bruxelles, en un mot de la force publique. Je fis en vain toutes les démarches possibles pour engager un haut fonctionnaire à prêter serment ; il refusa. Ce ne fut que le dimanche matin, lendemain du jour où le peuple se mit en mouvement, que je l’y déterminai. Dès lors je me rendis chez le régent et je lui dis que tout était fini maintenant, mais que j’exigeais que le serment fût prêté immédiatement et qu’il montrât l’énergie qui demandaient les circonstances. Puis, je fus au local de l’association à onze heures et demie, où il fut résolu d’arrêter l’exécution du plan concerté, vu les assurances que j’y apportai.

A peine étais-je arrivé qu’on nous annonça qu’on voulait piller la maison de M. Mattieu, négociant. Nous avions à notre disposition environ 60 braves chasseurs de Chasteler, nobles jeunes gens qui n’ont jamais renié ni trahi la révolution. Eh bien ! nous en envoyâmes 37 sans armes, et depuis midi jusqu’à 5 heures 1/2 du soir ils détournèrent le peuple du pillage de la maison de M. Mathieu, en le lui faisant envisager comme un crime. Mais ces jeunes gens cédant enfin à la fringale et à la faim furent remplacés par deux bataillons de la garde civique, et l’on sait comment le pillage commença. Tous les officiers de la garde civique diront si c’est par ordre de l’association ou si c’est par l’inexplicable hésitation de certains hommes que je m’abstiens de nommer.

Le lendemain on vint nous annoncer qu’on voulait piller M. Prévinaire, un de nos plus capables et de plus laborieux industriels habitant le faubourg de Flandres, et par conséquent à une grande distance des bureaux de l’association. Eh bien ! nous envoyâmes encore des chasseurs de Chasteler avec leurs armes, et à l’instant même les tentatives de pillages furent réprimées. Moi-même je fis des démarches auprès de la garde civique pour empêcher ces actes coupables. Je puis citer des hommes très honorables que j’ai rencontrés à l’état-major et qui ont gémi avec moi de la confusion qui régnait dans les commandements supérieurs.

Malgré tout cela, messieurs, nous avons été indignement calomniés ; des citoyens honorables furent accusés d’avoir excité le peuple au pillage comme si la juste indignation d’une conspiration flagrante, les menaces de nos ennemis et les hésitations de ceux qui étaient chargés de défendre et de garantir le peuple, n’étaient pas des éléments suffisants pour le pousser au désordre ! Et remarquez bien, messieurs, c’est, non des masses soumises à la hiérarchie civile ou militaire vengeant les injures de journalistes contre leur chef, mais le peuple abandonné, trahi par ses chefs, qui défendait la révolution, son existence, son honneur qu’on avait lâchement vendus au roi qu’il avait chassé de la Belgique au cri de liberté.

C’était pour moi un devoir de dire ici quelques mots de justification pour une population qui a été indignement calomniée. Je pourrais aller plus loin, mais le moment n’est pas venu de faire connaître toute la vérité. J’ai tenu des notes exactes, je les ferai imprimer quand je pourrai le faire sans danger pour certains hommes que je ne puis estimer, mais que je ne veux point livrer à des vengeances que je désapprouverai toujours.

M. le ministre de la justice (M. Lebeau) - Je ne puis assez m’étonner de voir jeter comme grief, dans une discussion qui doit porter sur une réponse au discours du trône, un hors-d’œuvre aussi étrange que des articles de journaux. Il me semble que la chambre doit à sa dignité de s’occuper de tout autre chose que de faire le procès à certains journaux qui déplaisent à certaines opinions.

Pour ce qui me concerne spécialement, je n’ai pas mission de les défendre ; mais comme on a rattaché mon nom à ce hors-d’œuvre parlementaire, je suis bien aise de présenter quelques observations.

Je dirai d’abord en fait que déjà, avant d’entrer au ministère, j’avais cédé toute espèce de droits que je pouvais avoir à la propriété d’un journal dont, il est vrai, j’ai été l’un des fondateurs ; c’est là un fait que je ne répudierai jamais ; que, depuis cette époque, pas une ligne n’est sortie de mes bureaux et moins encore de ma plume pour passer dans un journal quelconque, si ce n’est dans le Moniteur dont nous avouons les opinions et le langage.

Maintenant, je dois en faire l’aveu, je ne puis assez m’étonner de la manière dont une partie de la chambre entend la liberté de la presse ; et, par exemple, en ce qui touche le journal dont on a parlé, sans vouloir m’en constituer le défenseur, je le lis assez attentivement pour oser porter le défi d’y relever rien qu’on puisse qualifier d’injure on de calomnie ; vous y trouverez l’exposition de systèmes, de doctrines politiques, la critique de certaines opinions qualifiées plus on moins sévèrement ; c’est là le droit de la presse, mais rien que l’on puisse taxer d’injurieux ou de calomnieux. Je crois mes souvenirs assez fidèles pour oser porter le défi d’y apercevoir rien de semblable.

Ensuite, quelle est donc cette opinion qui viendrait soutenir que tout journal qui n’est pas l’organe ou le défenseur de l’opposition est un journal aux gages ou au service du ministère ? Quoi donc ! n’y a-t-il indépendance que dans les écrivains qui censurent le gouvernement, sa conduite et ses actes ? Et quand des amis politiques des ministres ne partageront pas toujours la manière de voir de l’opposition, devront-ils être accusés de vénalité, de telle sorte que la défense consciencieuse et désintéressée du pouvoir soit regardée comme chose impossible ?

Un journal sera-t-il essentiellement honorable aussi longtemps qu’il suivra la ligne de l’opposition ; et lorsque des écrivains politiques plus ou moins liés aux membres du pouvoir par des relations privées, par conviction et par identité de principes, appuieront, dans une autre feuille, le gouvernement, sans personnalités injurieuses, sans calomnie contre qui que ce soit, on viendra, dénaturant une phrase qui n’est autre chose que l’éloge de la chambre et de la nation, qui représente l’une et l’autre comme essentiellement incorruptibles, car c’en est là le véritable sens de cette phrase pour tout lecteur impartial ; on viendra, dis-je, prétendre que cette feuille est nécessairement l’organe de chaque ministre, et que nécessairement aussi chacune des opinions qui s’y trouvent est une calomnie ou une invective !

Et si nous disions nous à l’opposition, en lui citant certains journaux où se trouve l’éloge quotidien de ses membres, où la chambre se voit presque chaque jour insultée, où les votes de la chambre sont traités d’actes d’iniquité, où on lui reproche de violer sans pudeur la raison et le bon droit, où il est dit que la chambre pourrait bien, si elle continuait comme elle débute, se transformer en un coupe-gorge ; si nous disions à l’opposition : Vous êtes solidaire de ces journaux, ils expriment votre pensée, c’est vous qui les inspirez ; que nous répondrait-on ? Qu’une telle solidarité est une injure. Et cependant nous aurions tout aussi bien le droit de le prétendre que vous de dire que ceux qui nous défendent d’une manière indépendante reçoivent de nous salaire et mot d’ordre.

Si nous établissions cette solidarité entre l’opposition parlementaire et l’opposition extra-parlementaire, nous pourrions vous montrer le ministère traité de concussionnaire, d’assassin, de protecteur de pillages ; nous pourrions montrer la majorité de la chambre attaquée dans son honneur, la majorité représentée comme tendant à devenir un coupe-gorge, comme ayant consacré sciemment une iniquité électorale, comme ayant violé sans pudeur la justice et les lois. Voilà pourtant ou l’on arrive quand on veut voir dans les articles de journaux autre chose que l’intention et le système politique des rédacteurs.

Cette accusation je ne l’appliquerai pas à l’opposition, mais il ne faut point non plus qu’on la fasse peser sur nous ; et dans tous les cas nous aurions, beaucoup moins que l’opposition, à redouter les conséquences de l’étrange doctrine qu’elle veut établir.

M. de Brouckere. - Je défie qu’on nous cite un membre de l’opposition qui soit actionnaire d’un journal ni qui ait l’habitude d’écrire dans un journal tandis que M. Lebeau ne peut nier qu’il n’y ait des actionnaires de journaux parmi les membres du ministère, les secrétaires-généraux.... (Hilarité.)

M. Nothomb. - Je demande la parole pour un fait personnel ; cependant je ne m expliquerai pas sur le fait en lui-même, qui m’a été reproché pour la deuxième ou troisième fois.

- Une voix. - Personne ne vous a nommé.

M. Nothomb. - M. Gendebien m’a nommé, et, dans tous les cas, j’ai été suffisamment désigné dans cette enceinte. Je ne m’expliquerai pas, dis-je, sur ce fait, et c’est mon droit. Je dénie à chacun de mes collègues le pouvoir de me traduire à cette barre comme journaliste. C’est là une considération que beaucoup de personnes comprendront et que comprendra surtout cette partie du public qui peut être composée ici de journalistes.

C’est une chose bien étrange, messieurs, que la discussion qui vient d’être soulevée ! Mais depuis quand donc la presse est-elle justiciable de la tribune ? Depuis quand donc la presse n’a-t-elle plus sa sphère d’action ? Depuis quand donc n’est-elle plus indépendante ? Depuis quand la tribune vient-elle revendiquer sur la presse je ne sais quelle compétence ?

Est-ce que vous avez à rechercher ici si tel ou tel membre appartient à la rédaction de l’un ou de l’autre journal ? mais, je le demande, si je venais vous lire un article et prétendre ensuite qu’il est dû à l’influence d’un de vos collègues, est-ce que, vous ne m’arrêteriez pas en disant : Songez-y bien, vous portez là une atteinte à la liberté de la presse ?

Messieurs, depuis deux ans, mes honorables amis et moi nous avons essuyé assez de calomnies, assez d’outrages. Avons-nous jamais reproché à un membre de l’opposition même de ne pas avoir répudié la dédicace d’un pamphlet ?

Non, nous ne l’avons pas fait, parce que nous sommes conséquents avec nos doctrines, parce que nous ne reconnaissons pas à la chambre le droit de traduire la presse à sa barre.

Laissons aux journaux leur action indépendante : croyons qu’il est en dessous de la dignité de la représentation nationale de s’occuper des organes de la presse. Je suis certain que le préopinant sentira la justice et la convenance de mon observation, et qu’il comprendra que s’il était permis à un membre d’imputer à l’un de ses collègues l’article d’un journal exprimant certaines opinions, rien n’empêcherait un autre membre de lui imputer un article exprimant une opinion contraire.

Messieurs, la presse n’est pas justiciable de la chambre, elle ne l’est que des tribunaux et lorsqu’elle a commis un délit ; je garderai donc le silence sur le fait principal parce que je vous dénie le droit de m’interroger. Je dirai seulement que je ne suis pas actionnaire du journal qu’on a cité ; je crois avoir des relations plus ou moins intimes avec ses rédacteurs, mais cela ne regarde personne.

M. Gendebien. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - J’ai demandé la parole depuis longtemps.

M. le président. - M. Gendebien a demandé la parole pour un fait personnel et je dois la lui accorder.

M. Gendebien. - Messieurs, on m’a accusé de traduire la presse devant la chambre. Je vous prie de remarquer que ce n’est pas moi qui ai traduit les journaux devant vous, mais bien M. Lebeau qui a désigné les journaux orangistes.

M. Nothomb. - Oh ! oh !

M. Gendebien. - Je prie M. Nothomb de ne pas m’interrompre par des oh ! oh ! qui ne signifient rien. M. Lebeau a cru justifier les excès qui ont été commis en alléguant les excès des journaux orangistes, et j’ai répondu en révélant à la chambre l’accusation la plus infâme qu’on puisse porter contre un corps, celle de corruption.

Il me semble qu’en l’absence d’une loi de la presse, absence dont il faut accuser les ministres, il vaut encore mieux traduire les journaux à la barre de l’assemblée nationale que de les livrer à la soldatesque armée. On vous a dit que je n’avais pas répudié la dédicace d’un pamphlet ; mais si l’on avait vu la deuxième ou la troisième livraison de cet écrit, on n’aurait plus retrouvé mon nom. Si je n’ai pas répudié de suite cette dédicace, c’est que l’écrit n’était pas signé, que je n’en connaissais pas l’auteur ; mais quand une fois je l’ai connu, j’ai répudié la dédicace. Je n’ai pas fait à cette occasion grand éclat dans le public, mais ce n’est pas mon habitude.

Quant à ma participation à un journal, M. Nothomb sait mieux que personne que je ne suis jamais entré dans un bureau comme journaliste ni comme actionnaire, mais par duperie ; car les événements prouvent bien que nous sommes tous dupes.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - C’est à regret que je prends part en ce moment à une discussion qui dégénère en récriminations toutes personnelles ; mais j’affirmerai tout d’abord que je ne suis ni actionnaire ni rédacteur d’un journal.

M. Nothomb. - Cela ne regarde pas la chambre.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Quand le gouvernement a besoin de défendre ses actes, il se sert de la voie du Moniteur comme il l’a déclaré maintes fois. Aussi je ne conçois pas à quel titre on l’accuse d’opinions qu’il n’a jamais reconnues siennes. Nous avons ici M. de Brouckere qui ne niera pas d’avoir été ou d’être rédacteur d’un journal.

M. de Brouckere. - Je nie de l’être (on rit).

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Je lui rappelle qu’il faut bien qu’il l’ait été puisque dans une séance assez récente il a déclaré que dès l’entrée des ministres au pouvoir, il avait pris leur défense dans un journal. Ce fait dont nous pouvons personnellement lui savoir gré (on rit) prouve au moins qu’il a été journaliste. Vous savez à quels outrages inouïs le même journal s’est porté contre la majorité de cette chambre. Eh bien, y aurait-il justice à en accuser M. de Brouckere ? Non, messieurs, il en est incapable ; mais reconnaissez au moins que par cela seul qu’on est ministre, on n’en est pas réduit à calomnier, à injurier ses adversaires pour les combattre.

Je nie toute coopération de notre part à un journal ; j’affirme de même qu’il n’est pas sorti un sou du trésor pour salarier un journal. Il serait vraiment puéril de réfuter sérieusement une pareille accusation : ne m’a-t-on pas dernièrement accusé d’accorder une subvention de 12 mille fr. à un prétendu journal ministériel, où j’ai la faveur d’être attaqué très fréquemment ? (On rit.)

M. de Brouckere s’est livré à des assertions qu’à mon regret il n’a pas fait suivre de preuves ; il a dit qu’à la suite de la dissolution nous avions recouru à toute espèce de moyens que l’honneur et la loyauté réprouvent, aux promesses, aux menaces, aux calomnies.

- Quelques voix. - Aux destitutions.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - J’y viendrai, messieurs, car de ce fait j’en suis bien auteur, et auteur responsable ; à l’égard des menaces et des calomnies, j’aurais voulu que M. de Brouckere dénonçât les coupables sans user de cette réserve qui le sert si bien.

M. de Brouckere a été pendant les journées électorales accusé d’être orangiste ; mais a-t-il entendu dire qu’il l’ait été par les ministres, ou en vertu de leurs instructions ?

- Une voix. - Il n’a pas dit non.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier) - Mais si, pour faire échouer l’élection des ministres, on les a accusés de trahison, d’infamie, ils auraient donc de leur côté le droit de dire que ces accusations venaient de M. de Brouckere ou de ses amis ?

M. Poschet. - Qu’on remette la discussion à demain.

M. Dumortier. - Si M. Poschet est si pressé, il peut s’en aller et nous laisser écouter.

M. Poschet. - Je prie M. le président de vouloir bien inviter M. Dumortier à s’abstenir de pareilles sorties. (On rit.)

M. Dumortier. - Je voulais seulement que M. le ministre ne fût pas interrompu, je croyais que cela n’était pas convenable. Quant à moi je suis fortement opposé à la manière dont le gouvernement entend le système des destitutions, et je serais bien aise de voir comment il justifiera les actes à la Van Maanen dont il s’est rendu responsable. Je demande donc qu’on n’empêche pas M. le ministre de s’expliquer sur ce point.

- De toutes parts. - A demain ! A demain !

M. Poschet. - Je demande la parole pour un fait personnel.

M. le président. - La discussion est remise à demain.

M. Poschet. - Mais, M. le président, j’ai demandé la parole. Je ferai observer que je n’ai aucune espèce d’intérêt à ce qu’on entende ou non M. le ministre aujourd’hui. Je réclamais seulement la remise à demain parce que M. le ministre annonçait que le discours qu’il avait préparé répondait à des attaques qui n’avaient pas été faites. Je n’ai rien à ajouter si ce n’est que j’ai voulu relever une inconvenance de M. Dumortier, et je lui dirai que ce n’est pas la première qu’il se le permet. (On rit.)

- La séance est levée à 4 heures.