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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 8 septembre 1835

(Moniteur belge n°253, du 9 septembre 1835)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à une heure.

M. Schaetzen donne lecture du procès-verbal de la séance précédente.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse lit l’analyse des pièces envoyées à la chambre.

« Le docteur Coremans demande que la chambre intervienne auprès du gouvernement afin qu’il obtienne du gouvernement bavarois l’indemnité à laquelle il a droit du chef des pertes qu’il a éprouvées par suite de son emprisonnement en Bavière à cause de ses opinions politiques. »

« L’administration du mont-de-pieté de Bruxelles possédant 46,000 florins de certificats de domaines, dits los-renten, réclame de nouveau l’intérêt de 5 p c. sur le capital de ses obligations. »

« Le sieur M. Guillery, né le 16 août 1793, à Versailles, habitant Liège, demande la naturalisation. »

« Le sieur C. J. Deloose, huissier à Mons, né à Zirickzee, demande la naturalisation. »

« Six sauniers de Bruxelles réclament une nouvelle loi sur les sels. »

« Plusieurs marchands et boutiquiers de Gand proposent des modifications à la loi du 21 août 1816 sur les poids et mesures. »


- Renvoi à la commission des pétitions chargée d’en faire le rapport.


« Les fabricants de draps de Disco (Verviers) réclament contre la proposition des représentants des Flandres, relative à l’industrie cotonnière. »


« Même réclamation de la chambre de commerce de Verviers. »


M. le président. - Les deux dernières pétitions se rapportant au projet en discussion resteront déposées sur le bureau.

M. Demonceau. - Il me semble qu’il conviendrait de donner lecture de ces pétitions.


M. Ch. Vilain XIIII informe la chambre qu’un pressant intérêt de famille l’appelle dans le pays de Namur et qu’il se hâtera de revenir à son poste mercredi.

Proposition de loi relative aux droits sur le coton

Discussion générale

M. le président. - Nous passons à l’objet qui est à l’ordre du jour.

M. Demonceau a demandé la lecture des pétitions relatives au projet en discussion. S’il n’y a pas d’opposition, l’un de MM. les secrétaires va donner cette lecture.

M. de Renesse donne lecture des deux pétitions suivantes : (suit le texte de ces deux pétitions, non repris dans la présente version numérisée).

M. le président. - La parole est à M. Rogier.

M. Rogier. - M. Lardinois ayant réclamé son tour, je le lui restitue.

M. Lardinois. - Messieurs, il n’est pas de matière plus grave à examiner pour le législateur que les questions de douanes, parce qu’elles ont un effet immédiat sur la fortune des citoyens, ainsi que sur la richesse publique. La responsabilité devient encore plus grande lorsqu’il s’agit de passer d’un système libéral à un système répressif ; car alors elles sont appelées à prononcer sur les intérêts les plus vitaux de la société.

Le projet de loi que nous abordons, messieurs, a donc une portée immense. Ce n’est pas la question cotonnière qui doit fixer notre attention dans ces débats, ce sont les principes que vous allez poser comme bases du système futur qui doit régler les tarifs de douanes de la Belgique.

Ami de mon pays, je regrette qu’un pareil projet de loi soit présenté à la législature belge, parce qu’il nous ravalera infailliblement aux yeux des étrangers, tandis que nous avions grandi dans leur opinion par l’érection du chemin de fer.

Cette marche rétrograde s’explique lorsqu’on connaît toutes les menées qui ont assailli le gouvernement et la représentation nationale depuis quatre ans. Si les fabricants gantois étaient aussi actifs dans l’administration intérieure de leurs établissements qu’ils sont adroits et persévérants à poursuivre les monopoles, les privilèges et les faveurs de tous genres, ils deviendraient sans contredit les premiers industriels du monde. Mais la discussion doit faire jaillir la vérité, et j’espère que la chambre ne se laissera pas fasciner par un système d’exagérations révoltantes, par une prétendue détresse et une ruine prochaine qui n’arrivera pas.

Ce préambule annonce assez, messieurs, que je viens combattre les gros droits, la prohibition, l’estampille et les visites domiciliaires. Mais au préalable, il est indispensable que je réfute une objection qui m’a été faite plusieurs fois, et qu’on n’a pas manqué de reproduire dans la séance d’hier, à savoir que les draps français sont prohibés à l’entrée en Belgique.

Le fait est exact. Le roi Guillaume, irrité des mesures hostiles de la France contre le commerce des Pays-Bas prit sous la date du 20 … 1823, un arrêté par lequel il augmentait les droits, à l’entrée, sur plusieurs objets d’origine française, et en prohibait d’autres, tels que les draps, les acides, les eaux-de-vie de grains, les verres et verreries de toute sorte, etc. Cet acte de représailles montrait une certaine énergie, mais il ne pouvait produire aucun résultat favorable pour l’industrie ainsi que je le veux prouver.

En fait de draperie, la concurrence que Verviers craint n’est pas du côté de la France, mais bien de l’Allemagne et de l’Angleterre, qui peuvent faire entrer leurs fabricats en payant, terme moyen, un droit de 5 p. c. Quant à la France, elle peut les introduire au même droit en transit par l’Allemagne ou par la frontière maritime. Je ne sais pas, messieurs, par où les draps français arrivent, mais il est constant qu’on en rencontre chez tous les détaillants et l’enquête française nous a révélé que M. Cunin-Gridaine, fabricant de Sedan, fournissait la cour belge.

Je m’abstiendrai autant que possible de vous entretenir des principes d’économie politique applicable à la question actuelle. Je ne vous dirai rien de nouveau après le discours remarquable prononce hier par l’honorable M. Pirmez ; et d’ailleurs, je sais que beaucoup de gens qualifient d’études chimériques les sciences économiques. Cependant tout système doit être basé sur une théorie quelconque si l’on ne veut marcher à l’aventure et sans guide.

Les divers ministères qui se sont succédé depuis la révolution, n’ont jamais formulé de système de douanes. Je ne les en blâme pas, car je pense que cette force d’inertie a mieux servi les intérêts matériels du pays que ne l’ont fait des combinaisons plus ou moins hasardées. Mais comme un grand nombre de députés des Flandres ont pris l’initiative, il est peut-être opportun que le cabinet se prononce catégoriquement.

Je désire que le gouvernement adopte pour règle le tarif actuel et qu’il déclare que les industries qui ne peuvent lutter contre la concurrence étrangère avec un avantage de 10, 20 et quelquefois 30 p. c. ne méritent aucun intérêt et qu’elles doivent être abandonnées à leur sort. Imposer les produits étrangers à des droits plus élevés, ce n’est plus protéger telle ou telle branche d’industrie, mais pressurer la consommation, favoriser la fraude, l’apathie et l’incapacité.

Démontrer cette proposition, c’est réfuter le projet de la section centrale, et c’est ce que je me propose de faire aussi brièvement que la question le comporte.

La Belgique émancipée s’est trouvée en face de trois grandes puissances industrielles, savoir : l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Chacune de ces nations est régie par un système de douanes différent, c’est-à-dire que le tarif de l’Angleterre est libéral pris dans son ensemble et comparé aux deux autres : celui de la France est prohibitif et celui de la Prusse beaucoup moins répulsif.

Examinons quelle a été l’influence de ces lois sur la prospérité et les progrès industriels de ces peuples.

L’Angleterre est arrivée au maximum de la puissance commerciale et industrielle. Les richesses qu’elle a acquises lui donnent une force immense qui lui permet de dominer la politique de l’Europe mieux éclairée. Depuis longtemps, son but est d’arriver à la liberté commerciale, et déjà en 1823 le parlement anglais adopta un bill par lequel il déclara que la Grande-Bretagne recevrait « sous la seule condition de réciprocité, en franchise de droits, » les produits de l’industrie des étrangers qui feraient jouir celle de l’Angleterre du même avantage. Vous connaissez aussi les principes proclamés par Huskinson et Caning. Cependant les promoteurs du système prohibitif citent toujours avec complaisance l’Angleterre qui a vécu sous ce régime pendant dix siècles. Ils attribuent à ce système la prospérité de cette nation qui a accumulé pendant ce temps de grandes richesses.

Cette opinion est à mon avis erronée, et il est plus vrai de dire que le peuple anglais a prospéré malgré le régime prohibitif, parce qu’il pouvait exploiter les marchés du monde entier, qu’il jouissait d’une constitution libérale, que la liberté individuelle était respectée, que les capitaux ne manquaient jamais pour seconder les entreprises sagement combinées ; enfin par une infinité de causes et de circonstances heureuses qu’il serait oiseux de développer.

La France est aussi parvenue à un haut degré de production, et il faut le reconnaître, c’est au système répulsif qu’elle doit son grand développement industriel. Mais consultez et comparez la statistique des deux peuples dont les systèmes se combattent, vous trouverez qu’en Angleterre chaque habitant est trois fois mieux nourri, mieux vêtu, et qu’il jouit d’une somme de bien-être trois fois plus grande qu’un Français. Et cependant le sol français est bien autrement fécond que celui de l’Angleterre.

Le gouvernement français comprend bien cette position, et il voudrait pouvoir lever les obstacles qui enchaînent le génie et le travail ; mais les lois prohibitives ont créé des intérêts et des droits qui opposent, pour le moment, une résistance invincible à tout changement notable. Néanmoins, comme l’opinion publique s’éclaire chaque jour davantage, le gouvernement procède par petites améliorations en attendant qu’il puisse réaliser la destruction graduelle des monopoles industriels.

Je ne m’arrêterai pas à la Prusse qui représente la confédération commerciale de l’Allemagne. Cette partie de l’Europe ne compte comme puissance manufacturière que depuis une vingtaine d’années. Les progrès qu’elle a faits en industrie sont immenses, et ils se manifestent principalement sur les articles qui ont à lutter contre la concurrence étrangère.

Maintenant, venons à la Belgique, et demandons-nous ce qu’elle a à envier ou à craindre de ces trois puissances sous le rapport industriel et abstraction faite des spécialités ?

Ce n’est pas certainement la France agricole et manufacturière que la Belgique doit craindre, car notre supériorité industrielle est constatée sur tous les marchés que nous fréquentons. Nos rivaux eux-mêmes la proclament et l’appréhendent ; voyez dans l’enquête comme les fabricants français s’expriment lorsqu’ils sont consultés sur la concurrence des produits anglais et belges. Maintenez, disent-ils, la prohibition absolue, car c’est une question de vie ou de mort pour nos fabriques.

Si vous y touchez, c’est notre ruine, nous devons fermer nos ateliers, renvoyer nos ouvriers lors même que vous la remplaceriez par des droits restrictifs, parce que nous ne manquerions pas d’être inondés de fabricats anglais et belges, et les négociants de ces pays sont capables de sacrifier cinq cents millions pour envahir notre marché intérieur. Tel est, messieurs, le langage des industriels français en face de la nation. A part leurs craintes exagérées, ce langage a quelque chose de vrai ; mais ils ne doivent s’en prendre qu’à leur mauvais système de douanes qui les tient arriérés des progrès des autres peuples.

Les conséquences de la prohibition et des monopoles n’ont-elles pas de quoi révolter tout homme généreux ? Ne blessent-elles pas la justice et la raison ? Imaginez -vous un principe plus absurde que d’imposer la moitié d’une nation en faveur de l’autre moitié dans la vue de lui faire employer ses capitaux à telle ou telle industrie ? Les sacrifices qui en résultent sont incalculables et je ne serais pas surpris si on évaluait à un milliard la différence que les consommateurs paient aux producteurs français et au fisc.

L’enquête française n’est pas seulement une leçon pour la France, mais encore pour le monde civilisé. Tous ceux qui l’ont suivie attentivement ont pu reconnaître le caractère de ce peuple. Les réponses aux interrogatoires sont faites avec suffisance, présomption et légèreté. Elles fourmillent d’erreurs et d’inexactitudes, ils ne connaissent de l’industrie étrangère que la superficie ; mais peu importe, ils en parlent avec un grand ton d’assurance et de vérité ; ils la déchiquètent et avancent des opinions et des faits les plus contradictoires et les plus ridicules, toujours cependant en harmonie avec leurs vues intéressées.

Plusieurs industriels français ont annoncé la ruine prochaine de notre industrie, par suite de la perte de quelques-uns de nos débouchés. Heureusement que nous pouvons appeler de leur sentence, faire mentir leur prophétie, et je ne doute pas que nous leur prouvions que nos industries agricoles et manufacturières ont des racines autrement profondes que celles qui ne poussent et ne se soutiennent qu’à l’aide de monopoles et de privilèges de toute nature.

La politique commerciale du gouvernement et des chambres doit être de procurer à la nation la plus grande somme de bien-être possible. Deux systèmes se présentent, le système prohibitif et des droits restrictifs, et le système libéral.

Nous sommes régis par un tarif semi-libéral ; je demanderai si l’industrie belge a tant à se plaindre de la concurrence étrangère, et si nos manufactures, notre commerce de détail ne sont pas généralement parlant en pleine activité ?

Vous objectez que plusieurs industries souffrent ; j’en conviens, mais sommes-nous plus souffrants, plus à plaindre que les fabricants français qui jouissent du système prohibitif ? Je dis que non. Au contraire, nous sommes dans une position plus heureuse, infiniment moins anomale. Notre richesse nationale est plus réelle, mieux répartie que dans aucun autre pays, et si vous en voulez une preuve, il me suffira de vous rappeler que la révolution de juillet a entraîné la France dans des faillites pour six cents millions, tandis que la Belgique n’a éprouvé, par sa révolution de septembre, que pour dix millions de francs environ de sinistres de cette espèce.

Sous le point de vue purement politique le régime prohibitif est encore un grand mal, en ce qu’il détruit les relations de peuple à peuple, qu’il affaiblit les liens politiques lorsqu’il ne les brise pas ; et à cette occasion je ne puis me dispenser de rappeler à votre souvenir les notes de nos alliés ; la France, l’Angleterre et la Suisse. Les progrès de la civilisation et des lumières doivent aussi nécessairement être affectés de ce régime par l’isolement de communications avec les nations étrangères.

Depuis 1820 l’industrie belge a marché à pas de géants. Nous avons fait des progrès dans toutes les branches, et il faut bien le dire puisqu’on nous y force, nous ne trouvons de rivaux qu’en Angleterre, et encore pour quelques industries seulement. Et pourquoi donc en serait-il autrement ? Avons-nous moins de génie et sommes-nous moins laborieux que le peuple anglais ? Nos richesses minérales, la houille, le fer, nos moyens de communications, nos capitaux sont-ils insuffisants ? Payons-nous plus cher les matières premières ? Notre main-d’œuvre n’est-elle pas beaucoup à meilleur marché ? Ne jouissons-nous pas de toutes les libertés qu’un peuple raisonnable puisse ambitionner ? Répondez ! Ah ! je le sais, l’Angleterre a quelques avantages sur nous.

D’abord sa position topographique et sa marine qui lui permettent de communiquer facilement et avec toute sécurité avec les marchés de l’univers ; il y a plus de savoir, plus d’expérience et de perfection dans la construction des machines ; la production est établie sur une plus grande échelle ; la division du travail y est pratiquée, ce qui rend les ouvriers plus habiles ; et enfin l’accumulation énorme des capitaux. Au moyen de tous ces avantages on peut produire mieux et à meilleur marché, mais il n’y a que le temps et le travail qui peuvent les procurer, et avec le système prohibitif la Belgique n’y atteindrait jamais.

La production agricole, minérale et manufacturière excède de beaucoup la consommation intérieure. J’estime notre superflu à 200 millions que nous devons exporter, si nous ne voulons pas perdre cette valeur. Or, pour exporter nos produits, il nous faut recevoir ceux de l’étranger, à moins que nous ne nous décidions à les donner pour rien, ce que, je pense, personne n’est tenté de faire.

Un principe d’une vérité triviale et que les partisans de la prohibition semblent toujours méconnaître, c’est qu’il ne peut y avoir d’importations sans exportations. Ils insinuent que recevoir les produits étrangers c’est s’appauvrir de toute la façon ajoutée à la matière première, comme si les valeurs que nous donnons en échange n’avaient subi aucune transformation. D’ailleurs le commerce des nations entre elles ne se fait qu’autant que les avantages sont à peu près balancés soit directement ou indirectement.

C’est principalement contre la France que le projet de loi est dirigé et on le justifie comme mesure de réciprocité. Mais ferez-vous une exception avec la Suisse, qui ne perçoit aucun droit sur nos produits, et avec l’Angleterre qui n’impose les tissus de coton à l’entrée qu’à 10 p. c. de la valeur, malgré que vous ayez prétendu dans vos rapports que la prohibition existait sur ces fabricats. On vous l’a déjà dit, le système de réciprocité est une utopie, et vous auriez beau vouloir être justes, vous ne pourriez pas l’établir sans faire crouler tout l’échafaudage sur lequel vous voulez bâtir.

Remarquez, messieurs, la prudence qui dirige nos prohibitionnistes. Je ne vous parlerai pas de l’intérêt qu’à la Belgique de se maintenir en bonne harmonie avec la France ; mais je vous dirai que c’est avec cette nation que nos principaux échanges ont lieu : il est constant qu’elle nous fournit pour 50,000,000 de produits, dont 25,000,000 en objets manufacturés, et que nous importons chez elle pour 65,000,000 au moins, dont près de 30,000,000 en produits de nos fabriques.

Dans ce commerce international je ne porte pas en ligne de compte la valeur des articles introduits en fraude, laquelle est considérable de part et d’autre. D’ailleurs, une pareille supputation ne peut jamais être exacte. Vous avez pu en juger lorsque deux orateurs ont élevé, à plaisir, la fraude de tissus de coton à la somme de 32 millions.

Parmi les articles que nous exportons pour la France se trouvent les bestiaux, les céréales, la houille, le fer, le cuivre, le zinc, le marbre, la toile, les dentelles, le fil, le lin, les armes, les machines, etc. Il n’y a pas une seule de nos provinces qui ne participe à cette faveur ; mais ce sont surtout les deux Flandres et le Hainaut qui retirent le plus d’avantages de ces échanges.

Et si par des lois restrictives vous anéantissez ce commerce, ou même si vous ne faites que le diminuer, quelle compensation accorderez-vous aux producteurs de houille, de fer et de toile ? Vainement vous prétendez que la France ne peut se passer de ces matières premières, en cela vous vous trompez. N’avez-vous pas lu dernièrement dans les journaux que le ministre du commerce de la Grande-Bretagne a déclaré en plein parlement que si la France n’accordait pas le même avantage au fer anglais qu’au fer belge, il proposerait des mesures de représailles ? Eh bien ! indisposez maintenant la France par une loi hostile, et vous verrez si elle recevra vos houilles et vos fers.

Et la Suisse, mérite-t-elle qu’on la traite en ennemie ? La Suisse, qui reçoit deux fois plus de marchandises qu’elle ne nous en envoie ! Nous expédions pour ce pays des draps, des armes, des toiles, de la quincaillerie et une infinité d’autres produits de nos fabriques. Dites-nous également quelle indemnité vous préparez à ces industriels, à qui vous enlevez une partie de ce débouché.

Je vous prie, messieurs, de comparer les droits des industriels dont je vous entretiens, avec les prétentions des fabricants de coton et de leurs organes.

Dans la séance d’hier, vous avez entendu des orateurs vouloir rendre la nation responsable de tous les malheurs que la révolution a entraînés. L’on vous a dit que des indemnités sont dues à l’industrie cotonnière, au même titre qu’à ceux qui ont perdu par les événements de septembre ; l’autre demande si nous ne devons pas soutenir la prospérité gantoise, parce qu’elle fut un des abus du roi Guillaume ; enfin, un troisième soutient que la seule industrie cotonnière reste à protéger et qu’elle ne réclame qu’un droit imprescriptible.

Il faut qu’une cause soit bien mauvaise lorsqu’on veut la faire triompher avec des arguments de cette force.

Dans chaque mémoire, dans chaque discours on s’écrie : Ne ferez-vous rien pour l’industrie cotonnière ? Je comprends ce cri arraché aux manufacturiers en général, car ils sont à plaindre, surtout ceux qui ne commandent pas à de grands capitaux. Leur vie est sans repos, ils doivent perfectionner sans cesse, étudier, essayer et risquer des avances pour n’obtenir que des bénéfices médiocres que souvent la première tempête politique nous enlève. Cette classe de citoyens mérite donc toute la sollicitude du gouvernement et toute la sympathie publique, ne fût-ce qu’à cause du travail qu’elle procure à la classe nombreuse des prolétaires. Mais je le répète, c’est une funeste pensée que de vouloir faire dépendre de mesures législatives l’avenir de l’industrie.

Cependant je n’admets pas des principes absolus en matière de douanes. Les maximes générales d’économie politique sont rarement mises en pratique, parce que les hommes d’Etat rencontrent des difficultés et des exceptions que les auteurs n’ont pas prévues. Lorsque dans un pays l’industrie est naissante, je conçois qu’un gouvernement soit obligé de faire des lois pour la favoriser et lui faciliter un certain avantage sur les produits des manufactures étrangères ; mais lorsque l’industrie, comme en Belgique, a pris de grands développements, et qu’elle est arrivée à ce point de produire au-delà des besoins de la consommation intérieure, alors il y aurait injustice et ineptie de formuler des lois répulsives pour empêcher son superflu par le commerce extérieur. Il faut au contraire chercher à multiplier les exportations qui sont la grande source des richesses publiques.

Sous le système continental toutes les manufactures prospéraient et notamment celles implantées sur le sol de la Belgique. Cette prospérité s’explique facilement ; nous produisions comparativement peu, nous avions 50 millions de consommateurs à exploiter, nous n’avions pas de concurrence et nous pouvions à peu près fixer arbitrairement les prix de nos marchandises. Mais reportez-vous à cette époque, et demandez quel était le sort du consommateur qui payait le sucre 5 francs lorsque l’Angleterre aurait pu nous en fournir à 5 sous, quel était l’état de l’industrie en général, et ce qui est arrivé à la chute de l’empire.

En 1814 les fabricants de Verviers perdirent une grande partie des débouchés qu’ils possédaient sous l’empire. Ils se trouvèrent en présence de capitaux engagés dans des bâtiments et des machines et d’une population ouvrière qu’il fallait nourrir. Produire était facile, mais trouver la vente des produits était très difficile ; car toutes les anciennes relations étaient à peu anéanties.

On comprit de bonne heure que les regrets, les doléances et les récriminations ne pouvaient remédier à un si grand malheur : alors les industriels examinèrent leur position et étudièrent les ressources que le nouvel état de choses pouvait amener.

Chaque fabricant se creusa l’imagination pour se procurer des débouchés, et plus on rencontrait d’obstacles, plus on faisait d’efforts pour économiser et produire à bon marché, afin d’agrandir le cercle de la consommation. On fit irruption en Angleterre pour connaître son système de fabrication, et on en rapporta des machines plus perfectionnées et même des mécaniques dont on n’avait pas une idée sur le continent et au moyen desquelles les manipulations devenaient moins coûteuses. Le succès a couronné ces efforts ; mais vous concevez que le nouvel édifice a été bâti sur des ruines et que des peines et des sacrifices de tous genres ont dû se faire pour atteindre le progrès qui permet de vendre à 15 francs l’aune de drap qui en valait 25 pendant notre réunion à la France.

Ces détails, messieurs, peuvent paraître fastidieux ; néanmoins je pense qu’on peut en tirer des conséquences sérieuses et applicables à la question actuelle.

Deux défenseurs du projet de loi vous ont donné la statistique de l’industrie cotonnière. Il auraient bien dû se mettre d’accord, car ils ne se rencontrent ni sur les chiffres, ni sur les faits. L’honorable rapporteur vous disait qu’il existait à Gand avant la révolution 65 établissements destinés à l’industrie cotonnière, dont 22 en activité complète, 24 en activité irrégulière, 10 inactifs et 9 qui ont passé la frontière ; tandis que l’honorable gouverneur de Gand élève seulement le nombre de fabriques à 59, dont 44 en activité, 12 en non-activité et 3 qui sont passés à l’étranger.

Au reste, toutes ces assertions n’ont qu’un but, c’est de prouver que l’industrie cotonnière est souffrante, ce que nous n’ignorons pas ; mais conclure de là à la détresse, à la ruine de cette industrie, n’est ni logique ni exact, car vous savez fort bien, et l’honorable M. Smits vous l’a dit encore hier, que depuis la révolution les fabriques de coton s’étendent puisque 14 machines à vapeur de plus ont été placées pour donner le mouvement à ces établissements.

L’honorable M. Manilius repousse, lui, les monopoles et les privilèges ; il ne demande qu’un juste droit et il se contentera de la prohibition et des droits prohibitifs.

Messieurs, je discute en courant, parce qu’il y a trop de choses à dire sur l’ensemble du projet, mais nous pourrons peut-être entrer dans plus de détails lors de la discussion des articles, et alors je reproduirai sous les yeux de la chambre le tableau des faveurs qui ont abondé avant et après la révolution sur l’industrie cotonnière. Je m’arrêterai aussi sur la dernière société formée pour l’exportation des produits cotonniers, pour laquelle le gouvernement a donné un subside de 350,000 francs, qui seront acquis aux plus adroits et au détriment des fabricants qui avaient réellement besoin d’un secours.

Les exagérations n’ont pas manqué pour prouver, tantôt l’importance, tantôt le grand nombre d’ouvriers qu’elle occupe, tantôt les succès de sa fabrication et tantôt la grande consommation, un jour estimée à 10 fr. par individu et l’autre jour à 17 fr. Tâchons un peu de trouver la vérité à travers ces mille contradictions.

La Belgique reçoit, terme moyen, 5,200,000 kilogrammes de coton en laine pour sa consommation. Comme elle n’emploie que des cotons d’un lainage commun, je suppose qu’après les déchets éprouvés dans toutes les manipulations, il reste un poids net de 4,500,000 kil. convertis en filature.

Avec ce poids, vous ne pouvez confectionner en calicots, en raison de 8 kil. pour 100 aunes et 35 francs pour cette longueur, que pour une somme de 20,687,500 fr.

Ajoutez : pour teinture et frais d’impression, 6,312,500 fr. ; pour frais généraux, 3,000,000 fr. ; pour intérêts des capitaux employés et dégradation des bâtiments et ustensiles, 4,000,000 fr. ; pour bénéfice des fabricants, 3,000,000 fr.

Je trouve un total de 37,000,000 fr.

Je ne prétends pas garantir l’exactitude de ce calcul, mais je l’ai établi sur des chiffres qui m’ont été donnés par un fabricant à la commission d’industrie. En tout cas, il ne doit pas exister une grande différence avec la production réelle qui s’élève tout au plus à une valeur de 40,000,000 de francs.

Maintenant que penser du calcul produit par les fabricants dans leur pétition du 23 décembre 1833 et par lequel ils font monter la production à 83,200,000 fr. ? A la vérité ils se basent sur une importation de 8,361,000 kilos de coton en laine, tandis que les plus forts arrivages qui ont eu lieu en 1833 ne donnent qu’un chiffre de 6,163,064 kilogrammes.

Pour faire ronfler l’importance de la main-d’œuvre, on ne vous parle que de 300,000 ouvriers employés à la fabrication des tissus de coton. Eh bien, en admettant que les deux tiers de la valeur de la production appartiennent à la main-d’œuvre, vous aurez pour salaire 25,000,000 environ, ce qui ne peut représenter plus de 85,000 ouvriers, à raison d’un franc, terme moyen, par journée de douze heures de travail, pour enfants, femmes et hommes.

J’estime que la consommation annuelle de la Belgique est d’environ 50,000,000 de francs ; l’industrie nationale y participe pour 30,000,000, la France pour 10, l’Angleterre pour 5, la Suisse et l’Allemagne pour 5. En accordant ce chiffre, je crois que c’est le maximum des importations générales, car je n’admets pas avec M. Manilius qu’on fraude pour 32,000,000 de tissus de coton.

Il est donc nécessaire que l’industrie cotonnière trouve à l’extérieur un débouché pour écouler son excédant de dix millions.

A la vérité elle a conservé en grande partie de débouché de la Hollande ; mais il est nécessaire qu’on fasse en sorte de remplacer celui de Java. Je pense qu’on y parviendra, si l’on veut s’en occuper, et en faisant des essais de placement sur plusieurs points des Indes orientales et occidentales, en Italie, en Espagne et en Turquie. Un immense débouché se présente avec la fédération commerciale allemande, si le gouvernement veut se présenter aux ouvertures de la Prusse pour une modification dans les tarifs et des concessions réciproques.

En résumé, messieurs, vous aurez beau établir la prohibition et vouloir la soutenir par des mesures sévères, vous ne parviendrez qu’à nuire à l’industrie, aux consommateurs et au trésor. Les bas prix pénètrent à travers les lois et les lignes de douanes. C’est une vérité déplorable qu’attestent les faits de chaque jour.

Pour parer aux inconvénients de leur position, les fabricants cotonniers doivent se pénétrer que la prospérité d’une industrie dépend moins de la perfection des machines que de la bonne administration des manufactures ; que l’ordre, l’économie, la surveillance sont les premiers éléments du succès d’une entreprise industrielle.

Deux conditions essentielles sont attachées à la production : la plus grande perfection possible et le bon marché. Lorsqu’un produit réunit ces avantages, le fabricant est presque certain de trouver des consommateurs et des bénéfices. Les faits ont constaté depuis longtemps que la consommation d’un article augmente toujours en proportion du bon marché. C’est une vérité que les manufactures ne devraient jamais perdre de vue ; ainsi il importe de combiner toutes les opérations d’un établissement quelconque, de manière à produire au prix le plus bas possible.

Une malheureuse disposition des esprits qu’il est important de signaler et qu’amène la concurrence, c’est qu’en général dans les endroits de fabriques, on n’apprécie pas assez l’utilité des grandes manufactures et l’influence salutaire qu’elles exercent sur l’industrie. En Angleterre comme en France, en Belgique comme en Prusse, la rivalité et la jalousie aveuglent et divisent souvent les industriels. Il résulte de ce défaut d’harmonie un isolement complet qui s’oppose à la communication des idées utiles et au développement de l’esprit d’entreprise. Cet état de choses est une plaie sociale pour les villes manufacturières.

Vous me permettrez, messieurs, de citer à cette occasion le passage d’un rapport qui a été fait en 1806 à la chambre des communes par le comité du commerce de laines. Je le fais sans arrière-pensée ; mais je désire qu’il soit médité et qu’il profite aux industriels de Gand, aussi bien qu’à ceux de Verviers et d’autres ville du royaume, afin qu’il y règne plus de confiance et de bienveillance parmi des hommes si utiles à la société.

« Votre comité a la satisfaction de pouvoir déclarer que les craintes auxquelles a donné lieu l’agglomération de la fabrication des lainages sont matériellement erronées et son opinion est telle à cet égard qu’il est prêt à recommander des principes diamétralement opposés. Il ne serait pas difficile de prouver que l’existence de manufactures d’une certaine étendue est aujourd’hui tout à fait indispensable au bien-être de la fabrication disséminée ; en ce sens, qu’elle tend à pallier les inconvénients tout particuliers que présente le système de la dissémination. Il est évident, en effet, que le petit fabricant ne saurait se livrer comme celui qui possède de grands capitaux, aux expériences que réclame le progrès des arts, et se trouve hors d’état de supporter les pertes inséparables de toute tentatives de créer un produit nouveau.

« Il ne peut aller s’assurer par lui-même des besoins et des habitudes des contrées étrangères ; et il est également obligé de s’en rapporter à autrui sur l’état des arts et des manufactures, et sur la marche des perfectionnements, dans les mêmes pays. Il lui faut de l’activité, de l’économie, de la prudence. Mais l’invention, le goût et l’esprit d entreprise ne sont pas de son domaine, et il ne saurait s’exposer à la perte d’aucune portion de son faible capital. Sa carrière, en un mot, est assurée, tant qu’il suit les routes battues et il a tout à risquer, s’il s’engage dans les voies de la spéculation.

« Le chef d’une grande manufacture, au contraire, disposant ordinairement d’un capital considérable et tenant tous ses ouvriers réunis sous la main, peut tenter impunément le hasard des essais et des spéculations. Il peut chercher des méthodes plus promptes et meilleures pour l’exécution des procédés connus. Il peut créer des produits nouveaux, et perfectionner les anciens produits. Il peut enfin faire une large part à son imagination, et parvenir à l’honneur d’avoir à lui seul donné aux manufacturiers de son pays les moyens de soutenir la compétition étrangère. Ce qui est surtout digne de remarque, et ce que l’expérience prouve chaque jour, c’est que les inventions nouvelles, une fois que le succès est constaté, sont adoptées par la généralité des producteurs, et qu’ainsi la formation des grandes manufactures finit par profiter à ceux mêmes dont elles ont le plus excité la jalousie.

« On pourrait invoquer à l’appui de ces considérations l’histoire de presque toutes nos industries. On y verrait que les immenses progrès que nous avons faits dans le cours des dernières années ont coûté des sommes énormes, et n’ont été quelquefois obtenus qu’après une foule d’essais improductifs. Il y a d’ailleurs un fait à la connaissance de tout le monde, c’est que les chefs des manufactures peuvent être souvent comptés au nombre des plus forts acheteurs sur les marchés où les particuliers apportent leurs produits. Pour les articles, en effet, dont la fabrication est bien connue, les manufacturiers n’hésitent pas à se pourvoir auprès des petits fabricants, et ils trouvent même dans cette combinaison la possibilité d’exécuter plus rapidement les ordres qu’ils reçoivent.

« Mais quand il s’agit d’articles de fantaisie, c’est-à-dire d’articles plus nouveaux, plus chers et plus difficiles à faire, ils ont d’autant plus de profit à les établir dans l’enceinte même de leur établissement et sous leur continuelle surveillance, que le recours qu’ils ont eu aux petits fabricants pour la fourniture d’un autre genre de marchandises a laissé à leur disposition une plus grande quantité de capitaux. C’est ainsi que les deux systèmes, bien loin de se nuire, se prêtent un mutuel secours, et concourent à la prospérité l’un de l’autre en apportant réciproquement un palliatif à leurs défectuosités respectives. »

J’espère, messieurs, que les séances d’hier et d’aujourd’hui auront suffi pour battre en brèche et faire crouler le projet de loi que nous discutons. Je ne vous parlerai donc pas pour le moment des visites domiciliaires ; je craindrais de ne pouvoir garder mon sang-froid en présence de l’inquisition et des entraves que l’on veut créer au commerce et à l’industrie.

Si, contre mon attente, le système prohibitif, avec son cortège d’odieuses mesures était adopté, vous auriez plus fait pour aliéner à la révolution l’esprit des populations patriotes de nos alliés, et par là servir les intérêts du roi Guillaume, que n’eussent pu l’imaginer les plus grands ennemis de notre nationalité. Dans cette hypothèse, il me restera un devoir à remplir ; la prohibition ne peut être partielle, et je déposerai sur le bureau un projet de loi pour prohiber tous les tissus de laine étrangers, ou plutôt, pour rester fidèle à mes principes, je déposerai mon mandat et j’engagerai mes commettants à me remplacer par un défenseur du système prohibitif. J’ai dit.

M. Desmaisières. - Messieurs, un des honorables préopinants qui a parlé hier contre la proposition a demandé qu’on définisse une fois bien, avant toute discussion, ce que l’on entend par système de réciprocité.

J’aurai l’honneur de faire connaître tout à l’heure quelle est ma définition et quelle est aussi l’espèce de réciprocité que je préférerais si elle était possible. Mais je dois l’avouer, elle sera malheureusement encore longtemps une utopie, et elle ne cessera de l’être que lorsqu’on aura pu amener la réforme des législations commerciales qui régissent presque tous les peuples actuellement. L’expérience nous démontrera si c’est par les voies que nous indiquons ou par celles qu’indiquent nos honorables adversaires qu’on parvient à obtenir ces réformes si désirables, je le reconnais, pour le bonheur de l’humanité entière.

Une expérience de cinq années nous a déjà démontré de quels dangers sont hérissées les voies indiquées par nos adversaires et combien peu elles nous poussent vers la réforme ; ce n’est donc pas trop présumer que de croire que les voies contraires conduiront plus sûrement au but.

L’honorable membre auquel je réponds dans ce moment, a défini lui, si je l’ai bien compris, le système de réciprocité, en disant qu’il consistait à calculer pour chaque nation les prix de revient de leurs fabricats et à compenser par des droits équivalents à l’entrée les différences qui existeraient entre ces prix de revient et ceux des autres nations.

Mais, messieurs, n’est-ce pas là une véritable utopie, par laquelle on prétend en remplacer une autre, celle de la liberté quand même ?

Ces prix de revient, qui les déterminera ? Quels seront les juges qui jugeront en dernier ressort s’ils ont été bien déterminés ? Ne varient-ils pas chaque jour ? Y a-t-il seulement deux fabricants dans un pays dont les prix de revient soient les mêmes ? Ces prix de revient ne se composent-ils pas d’une infinité d’éléments que les spéculations mercantiles et mille autres causes font varier sans cesse ? Sont-ils les mêmes pour tous les peuples ? N’est-ce pas alors qu’il y aurait lieu à avoir une foule de tarifs différents ? Ce n’est pas l’honorable auteur de cette définition qui peut ignorer tout cela.

J’en viens à ma définition.

Je l’ai déjà dit plus d’une fois, messieurs, dans cette enceinte, je suis partisan de la liberté de commerce entre les nations ; mais c’est d’une liberté réciproque et non pas d’une liberté qui n’existe que sur notre marché en faveur des nations étrangères, et qui se change pour nous en prohibition sur les marchés des peuples industriels, nos rivaux.

Ce dernier système de liberté, véritable système de duperie et de ruine, ferait de notre beau pays, si éminemment agricole et industriel, une simple factorerie de l’étranger ; et ce rôle peut bien convenir à une localité de la Belgique, mais nullement à toute la Belgique. Aussi la chambre a-t-elle unanimement, dans son adresse au Roi de la session dernière, proclamé comme système commercial à suivre celui fondé sur le principe d’une juste réciprocité.

Vous avez déclaré par ce vote solennel, messieurs, que vous n’adoptiez exclusivement des autres aucun des divers systèmes de législation commerciale et industriel : ni celui de la prohibition absolue, ni celui des droits prohibitifs, ni des droits modérés, ni celui de liberté pleine et entière. Vous avez voulu opposer prohibition et droits prohibitifs ou modérés à prohibition et droits prohibitifs ou modérés, vous avez voulu accorder liberté là où on vous accorde liberté. En un mot, vous avez voulu accorder la concurrence sur votre marché à ceux qui vous accordaient la concurrence sur le leur, et vous avez voulu la refuser à ceux qui vous la refusent.

Eh bien, messieurs, ce système fondé sur les principes d’une éternelle justice est encore le mien ; c’est celui de mes honorables collègues cosignataires de la proposition (l’article 2 en fait foi), c’est encore celui de votre section centrale, et c’est enfin, tout le monde en conviendra, le seul système qui convienne à la Belgique devenue Etat politique indépendant.

Si vous prohibiez les produits industriels de l’étranger, lorsque la plupart des pays industriels les admettraient librement, vous marcheriez à une ruine certaine parce que bientôt tous ces pays vous fermeraient à vous seuls leurs marchés, et parce que vous n’avez ni colonies, ni pays non industriels soumis à votre influence pour vous compenser.

D’un autre côté, si vous admettiez librement les produits étrangers, lorsque la plupart des marchés étrangers vous seraient fermés, vous ne marcheriez pas, mais vous courriez à une ruine certaine, car bientôt toutes vos richesses, tous vos trésors, fussent-ils immenses, passeraient chez l’étranger pour y payer la main-d’œuvre de ses fabricats que vous consommeriez alors exclusivement, vu que les industriels et les ouvriers de votre pays auraient été mis dans l’impossibilité de soutenir contre une concurrence si favorisée et partant si écrasante des fabricants et ouvriers étrangers. Que dis-je, contre une concurrence ?... Non, messieurs, ce n’est plus concurrence, alors, c’est oppression de la part des étrangers. Car il n’y a concurrence que lorsqu’il y a réciprocité, lorsque les combattants sont placés dans les mêmes conditions et lorsqu’on ne lutte que par les armes de son génie et de son activité industrielles.

Je tenais, messieurs, à bien poser préalablement ces principes fondamentaux qui, selon moi, doivent être les bases de notre système gouvernemental en ce qui concerne l’agriculture, l’industrie et le commerce.

J’y tenais d’autant plus que je désire qu’on comprenne bien que si, dans la suite de mon discours je m’appuie sur des faits pour en tirer des conséquences en faveur de tel ou tel système de régime commercial adopté par l’une ou l’autre nation, il faut toujours entendre que ces faits et ces conséquences ne sont que relatifs au système prédominant, au système suivi en général par les divers peuples agricoles et industriels, car bien certainement, si le système le plus généralement adopté était celui de la libre concurrence par exemple, les faits et les conséquences à en tirer ne seraient pas les mêmes que dans le cas de la prédominance du système prohibitif lorsqu’il s agirait d’un peuple qui aurait adopté seul un des autres systèmes contraires, et qui n’aurait pas de colonies ni pays soumis à son influence pour se compenser.

Il est un principe d’économie politique bien simple, messieurs, mais aussi d’une vérité évidente pour tout le monde : c’est par le travail que la fabrication se perfectionne. Or, si vous admettez la fabrication étrangère à venir concourir sur votre marché, vous lui accordez nécessairement une part de travail dans la confection des objets de consommation de votre pays, vous diminuez donc les chances de perfectionnement pour vous, vous augmentez ainsi celles de la fabrication étrangère, et cela a lieu sans compensation aucune pour vous lorsque l’étranger répond à vos procédés généreux en vous fermant impitoyablement ses marchés. Prenons-y bien garde, messieurs, le travail est la richesse en même temps que la moralité des peuples. Il est donc de notre devoir de législateurs de prendre toutes les mesures qui peuvent assurer du travail au peuple.

Le système de réciprocité étant celui que doit suivre la Belgique, recherchons comment il doit être mis en pratique aujourd’hui, et pour y parvenir jetons d’abord un coup d’œil sur le système suivi jusqu’à ce jour par les principales nations industrielles. Voyons aussi quelles en ont été les conséquences heureuses ou malheureuses pour ces nations.

L’Angleterre (MM. Bowring et Villiers, commissaires anglais pour les négociations du traité de commerce avec la France, en conviennent) s’est lancée la première dans le système prohibitif. Elle le pouvait parce que, quand bien même toutes les autres nations indépendantes l’eussent imitée, elle avait dans ses possessions des Indes et de l’Amérique du nord des populations immenses de consommateurs pour ses produits manufacturés, populations envers lesquelles elle a d’ailleurs été toujours injuste, il est bon de le remarquer, pour ne pas leur donner les moyens de fabriquer elles-mêmes et pour leur fermer le marché de la mère patrie lui-même.

Messieurs, il est inutile de vous tracer le tableau actuel de la situation actuelle de l’Angleterre après des siècles de prohibition de ce pays qui, avouons-le franchement, s’est placée au-dessus de tous les autres et de beaucoup au-dessus par sa prospérité et ses progrès industriels.

La France imita bientôt l’exemple de l’Angleterre et devint bientôt le second peuple industriel de l’Europe. Pendant la réunion de la Belgique à la France, le système continental fit prospérer l’industrie belge, et celle-ci ne prospéra de nouveau depuis que lorsque des mesures répulsives furent prises par son nouveau gouvernement contre la concurrence ou plutôt contre lutte des produits étrangers

La Suisse est aujourd’hui entrée, à ce qu’il paraît, dans un système libre ; mais elle est plus ancienne que nous dans son genre de fabrication et il n’en a pas toujours été ainsi ; d’ailleurs sous l’empire français elle s’était soumise au système de Napoléon. Elle se perfectionna dans ce système. Elle se trouve d’ailleurs, sans qu’il y ait pour cela identité, comme la Hollande, dans une position tout à fait exceptionnelle qui lui permet de mettre en pratique jusqu’à un certain point la liberté commerciale quand même ; toutefois nous verrons tout à l’heure que cette liberté quand même ne lui a pas toujours été avantageuse malgré sa position tout à fait exceptionnelle.

Th. Jefferson, ancien président des Etats-Unis, écrivait en 1815 :

« Nous sommes devenus manufacturiers à un point qui est à peine croyable pour ceux qui n’en ont pas été témoins, surtout si l’on considère le peu de temps qu’il nous a fallu pour le devenir. Les prohibitions dont nous avons frappé les articles de fabrique étrangère et la patriotique résolution de nos concitoyens de n’employer rien qui vienne du dehors quand nous pourrons l’exécuter nous-mêmes, sans égard au bon marché, nous garantissent à jamais d’une influence étrangère. »

En 1829, une ligue centrale ou saxonne pour l’industrie et le commerce s’établit entre la Saxe, le Hanovre, la Hesse électorale, le duché de Brunswick, celui de Nassau, les villes libres de Francfort et de Brême, etc. Cette association fit la faute de permettre la libre introduction des produits industriels étrangers et l’exportation des produits naturels des Etats confédérés dans les Etats voisins. L’industrie a l’intérieur de l’association fut frappée d’un coup mortel et la fabrication paralysée.

Le 27 mai 1829 la Prusse et le duché de Hesse-Darmstadt d’un côté, la Bavière et le Wurtemberg de l’autre, s’étant réunis pour la circulation libre de certains articles, l’association reçut un premier échec ; deux ans après, le 25 août 1831, la Hesse se retira de cette dernière association pour adhérer au système de la Prusse ; le grand-duché de Weimar et ceux de Cobourg-Gotha suivirent bientôt, de sorte que le système saxon qui n’avait fait que favoriser le commerce étranger et particulièrement celui de l’Angleterre dans l’intérêt du Hanovre fut tout à coup détruit ; et pourquoi ? Parce que les peuples qui y avaient adhéré virent qu'il les menait à une ruine certaine.

L’enquête française n’est-elle pas venue démontrer à l’évidence que nous ne devons espérer aucune concession de ce côté, si nous ne trouvons pas moyen de prendre vis-à-vis de cette puissance une position telle, qu’elle-même, se sentant frappée au cœur, vienne demander à traiter avec nous sur les bases d’une juste réciprocité.

Lisez les interrogatoires des fabricants de draps français, et vous y verrez que tout en avouant que les draps étrangers peuvent difficilement arriver sur le marché français, vu la forte prime de fraude qu’il faudrait payer pour les introduire en raison de ce qu’ils sont d’un transport difficile et de ce que sous un grand volume ils présentent peu de valeur, vous y verrez, dis-je, qu’encore ils ne veulent pas que la prohibition soit levée, pas même en la remplaçant, comme le leur a proposé le ministre du commerce, par un droit élevé, assuré par un bon mode de perception par l’estampille et par la saisie à l’intérieur.

« Toutes les fois que nos rivaux de l’extérieur ont voulu faire des sacrifices sur les marchés étrangers, dit M. Lefort dans son interrogatoire, nous avons dû nous en retirer. Mais comme les sacrifices ne peuvent pas être de tous les jours nous sommes revenus lorsqu’ils ont cessé. Remarquez que nous avons pu y revenir, parce que nous avions une retraite non inquiétée sur nos propres marchés ; mais il n’en serait pas de même si la lutte s’établissait sur notre marché intérieur. Je pourrai citer ce qui est arrivé dans un canton suisse : Des manufactures très importantes de mousseline s’étaient établies dans le canton de St-Gall. Mieux placées pour la main-d’œuvre que les manufactures du même genre en Angleterre, elles pouvaient donner leurs produits à meilleur marché.

« Cela n’a pas empêché les Anglais de venir les écraser d’une masse de marchandises dans leur propre centre. Ils ont fini par les anéantir, des villages entiers ont été forcés à l’émigration faute de travail.

« Voilà ce qui arriverait chez nous ; une fois le travail arrêté, les habitudes se perdent, nous serions bientôt arriérés et nous n’aurions plus les moyens d’entrer en concurrence. »

Lisez encore, messieurs, l’interrogatoire de M. Koechlin de Mulhouse, de ce riche fabricant à la fois Français, Badois et Suisse, que par conséquent ses intérêts combinés doivent engager à adopter les principes de la liberté commerciale. Eh bien, s’il propose la levée de la prohibition, par quoi veut-il qu’on la remplace ? N’est-ce pas par des droits élevés perçus d’après un mode qui en assure la perception ? N’est-ce pas avec l’estampille, le droit de visite et la saisie à l’intérieur ? N’est-ce pas sous condition que la prohibition des tissus ne sera levée qu’une année après celle des cotons filés ? Enfin le principe lui- même qui domine tout le plaidoyer de M. Koechin en faveur du remplacement de la prohibition par des droits élevés ne consiste-t-il pas à dire : « Nous nous sommes assez perfectionnés sous l’égide de la prohibition pour n’en avoir plus besoin. Il ne nous faut maintenant que des droits élevés dont la perfection soit assurée » ?

Je vous le demande maintenant, messieurs, avons-nous demandé par notre proposition plus que ce fabricant, le seul libéral au milieu d’une quantité innombrable de fabricants français prohibitionnistes ? Ne serions-nous pas fondés, au lieu de n’aller que jusqu’à ce qu’il conseille à la France, ne serions-nous pas fondés à suivre entièrement l’avis qu’il nous donne à nous Belges, en disant : « L’Allemagne, faute d’entrer avec elle en relations d’échange et de bon voisinage, adopte un système de représailles qui va nous fermer complètement ce débouché. La Belgique, malgré les liens qui l’attachent à la France, sera bien forcée de faire de même si nous persistons à nous renfermer dans les voies prohibitives. »

Et après un tel conseil donné par un fabricant cotonnier de France lui-même, on voudrait que nous reculions devant des notes diplomatiques venues de ou par l’aristocratie industrielle de France ! devant des notes qui font mieux voir que toute autre preuve que notre prohibition, si elle est convertie en loi, portera un coup terrible aux fabricants prohibitionnistes de France, et les forcera de solliciter eux-mêmes de leur gouvernement qu’il établisse avec nous, non seulement en ce qui touche l’industrie cotonnière, mais en ce qui touche nos autres industries qui ne sont sans doute pas moins intéressantes, et le demandent à grands cris, des relations d’échange et de bon voisinage fondées sur les principes d’une juste et libre réciprocité.

Nous marchons tous ici vers un même but, messieurs, mais nous croyons devoir suivre des voies différentes pour y arriver. Ceux qui s’opposent à l’adoption de notre proposition pensent qu’il faut patienter encore, qu’il faut tout attendre du temps, que la France finira par se rendre à nos humbles instances ; et nous, nous pensons, au contraire, que si nous ne prenons pas vis-à-vis de la France une position telle qu’elle soit forcée par ses propres intérêts de chercher à traiter avec nous, nous n’obtiendrons jamais rien d’elle.

L’expérience de cinq années de concessions et de sollicitations fait voir mieux que tous les meilleurs raisonnements possibles si nous nous trompons.

Et pourquoi, dirons-nous à nos adversaires, vous qui êtes d’une opinion contraire, vous refuseriez-vous à nous laisser prouver par l’expérience le fondement de notre opinion, lorsque surtout nous vous avons laissés librement agir pendant cinq années pour prouver le fondement de la vôtre, sans que vous ayez pu jamais y réussir en aucune manière ?

Messieurs, j’ai dit dans une précédente séance que si la législature avait reculé d’un seul jour la discussion de notre proposition, par suite de l’espèce de coup de théâtre à l’aide duquel on avait cherché à l’effrayer, en la menaçant de notes diplomatiques, la législature ne se montrerait pas nationale. Et quoi qu’en ait dit alors un honorable membre dont je respecte beaucoup les talents et les connaissances, je n’hésite pas à ajouter aujourd’hui que reculer devant des menaces diplomatiques, qui, vis-à-vis de l’article 4 du projet de loi, ne doivent, au reste, nous laisser aucune espèce de crainte de les voir mettre à exécution, que reculer devant ces menaces diplomatiques, dis-je, en n’adoptant pas le principe de notre proposition, ce serait de notre part un acte de lâcheté et d’anti-nationalité.

Je reprends l’exposé des faits qui prouvent combien nous serions dupés de persister dans notre système actuel tandis que les autres peuples suivent un système tout opposé.

La France, qui nous abandonnait la fabrication de la rubannerie de coton lorsque nous étions réunis à elle, créa bientôt, à l’aide de la prohibition, des fabrications de cette espèce chez elle quand nous en fûmes séparés. Il y a même un fait qui est constaté dans l’enquête cotonnière elle-même, qui vient à l’appui de mon assertion ; mon honorable collègue M. Zoude vous l’a déjà cité : le fabricant Lowyk de Comines nous a appris qu’habitant de la moitié de la ville de Comines située sur le territoire belge, il a depuis la séparation porté une partie de son industrie de l’autre côté de la Lys. En Belgique il lui reste 12 métiers dont 2 chôment, et à Comines (France), il a 50 métiers en plein travail.

Vous parlerai-je maintenant de nos belles blanchisseries de toiles de Menin et de Courtray qui toute ont émigré en France parce que les doubles droits qui frappent nos toiles blanches ne permettent qu’à nos toiles écrues d’arriver en France ? Vous citerai-je encore, messieurs, l’Espagne et le Portugal, qui possédaient autrefois de belles manufactures de draps et qui n’en ont presque plus ou point aujourd’hui ? Vous citerai-je ces exemples frappants des malheurs qui pèsent bientôt sur les peuples qui laissent anéantir ou empêcher leur industrie de s’élever par la libre concurrence accordée sur leurs marchés aux puissantes nations, qui, tout en les opprimant ainsi, se gardent bien de leur accorder la réciprocité sur leurs propres marchés ?

Le tarif prussien enfin, dont on fait tant de bruit aujourd’hui et que l’on avoue avoir fait prospérer l’industrie de ce pays, n’est-il pas prohibitif ?

Certainement, messieurs, si nous étions à la veille d’obtenir de nos puissants rivaux en industrie un traité de commerce favorable ou bien un abaissement de droits, ou enfin une suppression des prohibitions qui pèsent sur nos produits chez eux, nous devrions peut-être attendre de voter la loi proposée en faveur de l’industrie cotonnière, jusqu’à ce que ce traité ou cet abaissement de droit, ait eu lieu. Mais tout nous prouve au contraire que nous sommes encore loin de là, et nous n’y parviendrons, soyons-en persuadé, qu’en refusant par réciprocité notre marché intérieur aux produits de l’étranger.

Les négociations avec la France, précédées de concessions de législation douanière, ont été ouvertes et suivies par nous depuis plusieurs années ; nous n’en sommes pas plus avancés qu’auparavant. Au contraire, nous le sommes bien moins, car l’enquête française, je le répète, est venue nous prouver que de longtemps encore, la France persistera dans son système répulsif ; et l’on voudrait, je ne puis assez m’étendre et insister sur ce point, et l’on voudrait que nous reculions devant cette puissance, notre amie politique, il est vrai, mais qui se pose de plus en plus notre rivale en fait d’industrie ! Et l’on voudrait que nous reculions devant des notes transmises par le ministre suisse, à Paris, apparemment sous l’influence du cabinet des Tuileries !

Non, messieurs, j’en suis certain, nous ne nous laisserons pas prendre aux pièges de l’étranger. Nous avons déjà donné une preuve que la mesure proposée en faveur d’une de nos plus grandes et productrices industries n’a rien de directement hostile aux intérêts de la Suisse, en admettant le conseil suisse lui-même, résidant à Bruxelles, et qui y tient un dépôt de marchandises suisses, à émettre son opinion dans l’enquête faite par notre commission d’industrie.

Et faut-il vous le faire remarquer, messieurs, ce consul a oublié assez le caractère dont il est revêtu pour insulter nos honorables industriels belges.

Quoique la Suisse admettre librement nos produits, nous n’avons pas cru devoir l’excepter de la disposition générale proposée par nous, qui impose aux nations étrangères l’obligation d’un traité de commerce avec nous, pour jouir des avantages d’une juste réciprocité en fait d’abaissement de droits ou de libre entrée.

Dans un traité on stipule des garanties, et si nous avions purement et simplement excepté la Suisse des effets de la loi, nous n’en aurions eu aucune. C’eut été une faute des plus graves de notre part de poser dans une loi générale, destinée non pas à attaquer, remarquons-le bien, mais à nous défendre contre nos rivaux en industrie, qui viennent concourir sur notre marché sans nous permettre de concourir sur les leurs ; c’eût été une faute impardonnable de notre part, dis-je, de poser une exception à l’égard de la Suisse, sans stipuler en même temps des garanties contre l’introduction frauduleuse par ce pays des marchandises des autres pays ; et ces garanties, je le répète, nous ne pouvons les obtenir, elles ne peuvent être stipulées, que par un traité de commerce ou par un acte d’association, si la distance entre les deux pays le permet.

Messieurs, la question suisse est une question bien délicate, je l’avoue, et d’autant plus délicate qu’elle nous est venue par la France, que ce pays est un débouché pour plusieurs de nos industries, auxquelles nous devons porter et nous portons autant d’intérêt qu’à toute autre industrie indigène, et que certainement enfin il faut se garder, pour protéger une industrie, de nuire à une ou à plusieurs autres. Nous ne pouvons donc assez recommander de circonspection au gouvernement lorsqu’il traitera avec la Suisse, et nous pouvons prévoir qu’il traitera, car bien certainement, lorsque le gouvernement suisse aura connaissance de l’article 4 de la loi, il fera des ouvertures, et s’il ne nous en fait pas, nous lui en ferons qui ne peuvent manquer d’amener à un traité équitable et qui ne nuise pas plus à une de nos industries qu’aux autres ; car lorsque nous parlons d’une juste réciprocité, nous n’entendons pas qu’elle soit spécialement appliquée aux marchandises de coton, mais qu’il en résulte un système général de réciprocité.

On a fait grand étalage, messieurs, de ce que depuis 1834, en Angleterre, on ne perçoit plus que 10 p. c. sur les tissus de coton venant de l’étranger. On en a conclu même que l’Angleterre montrait des dispositions plus libérales, et que par conséquent ce n’était pas le moment pour nous d’entrer dans la voie répulsive.

Mais, messieurs, ceux qui ont tiré cette conséquence de ce fait, ont-ils réellement cru à cette conséquence ? Non certainement, car ce n’est pas après des siècles de prohibition, ce n’est pas lorsqu’à l’aide du système le plus atrocement prohibitif (l’expression n’est pas trop forte) on est parvenu à se poser tellement au-dessus des autres que l’on n’a plus rien à craindre, ce n’est pas alors que l’on est fondé à se donner des airs de libéralité. L’Angleterre a-t-elle réduit aussi à 10 p. c. les droits sur les tissus de lin par son nouveau tarit de 1834 ? Elle s’en est bien gardée, et pourquoi ? Parce que cette industrie est chez elle encore dans l’enfance, et que si elle nous admettait pour ces articles à des droits non prohibitifs, elle ne réussirait jamais à implanter chez elle cette fabrication. Aussi a-t-elle frappé nos toiles d’un droit de 40 p. c. qui serait perçu rigoureusement s’il nous était permis d’aborder les marchés de l’Angleterre ; et lorsqu’il n’y a que peu de temps encore don Pedro a voulu supprimer les 15 p. c. de faveur dont était privilégié le commerce anglais en Portugal, un cri de réclamation et de détresse n’a-t-il pas retenti d’un bout de l’Angleterre à l’autre ?

Voulez-vous encore une preuve, messieurs, de l’excellence du système protecteur (toujours bien entendu dans l’état actuel des législations commerciales des différents peuples ), ce sera dans le rapport même (Moniteur Belge du 7 septembre 1834) de MM. les commissaires anglais, que je la trouverai.

« Louis XIV, en 1664, disent MM. Bowring et Villiers, fit une ordonnance sur la navigation par laquelle on prétendait engager les constructeurs et les négociants à construire des vaisseaux français, et en même temps on prélevait un impôt de 50 s. seulement par tonneau sur les navires étrangers, c’est-à-dire beaucoup moins que sur les navires français, raison pour laquelle les premiers (les navires étrangers) s’étaient emparés de tout le commerce. »

Mais la France, dit-on, s’est déjà désistée en partie de son système prohibitif. En quoi donc, s’il vous plaît ? Je vois bien qu’en faveur de son industrie elle a abaissé les droits sur certaines matières premières ; sur les lins, par exemple, parce que maintenant son agriculture (surtout dans les départements du nord voisins de Belgique) commence à en produire ; que dès lors elle a jugé ne plus lui devoir autant de protection de ce chef, tandis qu’en abaissant les droits, elle favorise ses fils et ses toiles.

Elle a aussi levé la prohibition sur les fils de coton dont elle ne peut se passer ; mais a-t-elle levé des prohibitions ou abaissé des droits autrement qu’en ce qui concerne des matières premières dont son industrie a besoin, ou en ce qui concerne des marchandises étrangères, de la concurrence desquelles elle n’a absolument rien à craindre pour son industrie ou son agriculture.

S’il faut en croire un article du Journal des Débats, inséré dans le Moniteur Belge du 15 septembre 1834, l’état commercial où règne le tarif prussien fait une population de plus de 25 millions d’âmes.

Les Etats restés en dehors sont, au nord : Hambourg, Lubeck, Brême, le Holstein, les deux Mecklembourg, le Hanovre, Brunswick, Oldenbourg.

Au centre : Francfort, Nassau, grand-duché de Luxembourg.

Au midi : le grand-duché de Bade.

En tout 5 millions d’âmes. Et si ces Etats ainsi que les Etats allemands de l’Autriche, qui comptent 10 millions d’habitants, venaient à s’y joindre, il en résulterait un marché de 38 millions d’âmes, c’est-à-dire plus grand que le marché de la France elle-même. Si donc la mesure que nous allons prendre, je n’en doute pas, et dont la France industrielle, quoi qu’en a dise, a tellement peur que déjà elle menace de notes diplomatiques de sa part et qu’elle nous en fait remettre par d’autres nations ; si donc la mesure que nous allons prendre, je n’en doute pas, n’amenait pas la France à devenir plus traitable dans ses négociations pour régler des relations commerciales avec nous, eh bien, oui, messieurs, nous devrions, soit en y entrant, soit en traitant avec elle, nous jeter dans l’association prussienne, qui, j’en suis persuadé, verrait avec plaisir la riche Belgique venir augmenter de 4 millions la population de l’association.

Et ne nous le dissimulons pas, entrer dans la ligue allemande, ce serait non seulement un grand pas de fait dans le système de liberté commerciale réciproque, puisque ce système serait alors pratiqué entre nous et les autres Etats de l’association, mais ce serait encore augmenter nos moyens d’action contre les Etats qui persisteraient dans le système prohibitif quand même, car, il faut bien le remarquer, la Prusse n’a fait qu’étendre le cercle territorial de son tarif, sans en adoucir la rigueur. Entre les divers Etats de la coalition, c’est le tarif le plus élevé et le plus rigoureux qui est devenu le tarif commun.

Je ne m’étendrai pas plus sur ce point, messieurs ; je crois avoir démontré suffisamment que la Belgique ne doit, pour le moment, se décider ni pour le système prohibitif quand même ni pour le système de liberté quand même, ni en un mot pour tout système absolu et exclusif. Réciprocité est la devise qu’elle doit quant à présent inscrire sur sa bannière commerciale. C’est là le seul système qui pourra nous faire obtenir des conditions meilleures de la part des autres nations.

J’en viens maintenant à l’application de ce système à l’industrie cotonnière ; mais auparavant, puisqu’on conteste encore l’état de souffrance de cette industrie, je dois en dire quelques mots. Car si je prouve qu’il y a réellement état de souffrance et que cet état de souffrance est exceptionnel par rapport aux autres industries, j’aurai démontré la nécessité de ne pas attendre de lui porter secours jusqu’à ce que nous soyons enfin arrivés à la révision générale de notre tarif, que j’appelle du reste de tous mes vœux.

Je vous avoue, messieurs, qu’il m’et pénible de devoir encore une fois fournir ces preuves, lorsque déjà elles ont été tant de fois fournies, lorsque la réalité de l’état de souffrance de cette belle industrie résulte de tous les avis des diverses chambres de commerce, soit qu’elles se soient prononcées pour ou contre la proposition de loi, ainsi que de tous les interrogatoires de l’enquête, et voire même de ceux des négociants en marchandises étrangères.

« On travaille encore, il est donc à croire que cela ne va pas si mal. » Voilà une accusation vraiment banale qu’on ne cesse de lancer contre l’industrie cotonnière.

Messieurs, interrogez les fabricants qui travaillent ; faites mieux, transportez-vous chez eux, vous verrez combien ils travaillent. Inspectez leurs livres, comparez ceux d’aujourd’hui avec ceux d’avant la révolution et vous verrez s’ils travaillent autant qu’alors ; vous pourrez vous assurer aussi, comme l’a fait un honorable membre du Luxembourg, si c’est avec le même bénéfice et si ce n’est pas même à perte.

Mais alors pourquoi travailler si l’on a peu ou pas de bénéfices, demandera-t-on peut-être ? Eh ! messieurs, tous ceux qui ont pratiqué une industrie quelconque ne savent-ils pas qu’une fois une grande fabrication mise en mouvement, il n’est pas toujours possible de l’arrêter quand on le voudrait bien ?

Celui-là seul dont la fabrique n’est qu’une faible partie de sa fortune colossale, celui-là seul peut arrêter sa fabrication quand il le veut, au moment où il ne fait plus que peu ou pas de bénéfices.

Aussi plusieurs fabricants de Gand dont la position est telle, se sont-ils depuis longtemps empressés d’en agir ainsi. D’autres aussi placés dans les mêmes conditions de fortune ont eu plus de foi dans l’avenir et y ont sacrifié une partie de cette même fortune ; mais cela ne pourra durer longtemps encore, sans qu’ils soient complètement ruinés ; et quant à tous les autres, ce sont malheureusement les plus nombreux, sur la foi de nos lois politiques antérieure à l’ordre de choses actuel, ils ont placé toute leur fortune dans leurs établissements. Ils ne peuvent donc s’arrêter quand ils le veulent. Ils peuvent bien ralentir leur marche, mais ils doivent marcher, et lorsqu’ils viendront à s’arrêter, c’est que l’heure fatale de leur entière ruine aura sonné.

Et l’honorable rapporteur de la section centrale vous a fait connaître que déjà malheureusement cette heure fatale a sonné pour plus d’un établissement. Attendrez-vous que tous soient tombés pour leur prêter une main secourable ?..

Mais déjà il y a eu des crises, dit-on, antérieurement à celle d’aujourd’hui. Toutes les industries sont sujettes, et le mal dont se plaint l’industrie cotonnière est un mal commun à toutes les industries et qui se renouvelle de temps en temps.

Je concevrais cette objection, messieurs, s’il s’agissait d’une de ces crises ordinaires, mais passagères, qui effectivement se font sentir de temps à autre envers toute industrie ; mais ce n’est point d’une de ces crises qu’il s’agit ici, c’est au contraire d’une de celles que j’appellerai permanentes, et qui amènent bientôt la ruine complète d’une industrie, si l’on n’a pas le bon esprit de s’empresser de les faire cesser.

Certainement, messieurs, tout industrie, tout commerce, tout ce qui entre en un mot dans le domaine de la spéculation est sujet à des crises, et l’industrie cotonnière en a été affectée plus d’une fois. Mais, heureusement, il a suffi des moyens ordinaires qui sont toujours à la disposition d’un gouvernement pour y parer.

C’est ainsi par exemple qu’en 1810 une crise se manifesta par suite de la reprise de l’état de guerre qui empêcha la réussite de presque toutes les spéculations commerciales dans l’empire français, dont nous faisions alors partie. Mais cette crise ne tarda pas à disparaître entièrement, lorsque Napoléon eut fait acheter par la maison Coulon-Muiron de Paris tous les calicots qui se trouvaient en magasin dans les fabriques, et eut fait en outre au principal fabricant d’alors, qui avait importé au péril de sa vie et de sa fortune cette industrie en Belgique et en France, une avance de trois cent mille francs.

Mais, je le répète, ce n’est point d’une pareille crise qu’il s’agit actuellement. Il s’agit au contraire d’une crise permanente, d’une crise semblable à celle qui suivit bientôt notre séparation d’avec la France en 1814 et contre laquelle tous les secours pécuniaires ne peuvent rien, parce que de pareils secours ne peuvent jamais être que de véritables palliatifs du moment.

En 1814, la Belgique fut unie à la Hollande et dut admettre librement les produits de l’industrie étrangère ; la France, au contraire, persista dans son système prohibitif. L’industrie cotonnière française, en arrière de la nôtre lorsque nous concourions librement avec elle, nous surpassa bientôt, et qui plus est, s’éleva bientôt aussi à un degré de prospérité tel qu’il excita plus d’une fois l’envie de l’Angleterre.

En Belgique, au contraire, cette industrie devint languissante, et eût fini par succomber entièrement si enfin, ouvrant les yeux à la lumière, le gouvernement et la législature n’étaient venus à son secours par des mesures telles que non seulement les marchés de la Belgique et de la Hollande, mais encore le vaste débouché des Indes soumises à la domination hollandaise, furent assurés à l’industrie cotonnière belge, en ce qui concerne les fabricats de qualité commune.

Ainsi on trouva moyen de concilier les exigences des intérêts du haut commerce avec celles de l’industrie, ainsi encore on trouva moyen d’éviter des réclamations de la part des autres nations industrielles qui s’étant principalement adonnées à la fabrication des étoffes fines, purent toujours faire arriver leurs fabricats sur notre marché.

Et qu’on ne s’y méprenne pas, messieurs, le marché de Batavia, où la consommation était presque toute entière en étoffes communes, se développait encore tous les jours et allait bientôt s’étendre sur les pays avoisinants d’une population immense, lorsque tout à coup la révolution vint nous l’enlever à toujours.

C’est dès ce moment, ayons la franchise de le reconnaître, comme le roi Guillaume dut finir aussi par le reconnaître lors de notre séparation d’avec la France, que date la crise permanente qui pèse encore de tout son poids fatal sur cette industrie si belle, si riche, et naguère si florissante et si productive en richesses pour le pays.

Je le demande maintenant, messieurs, est-il besoin d’autres preuves pour démontrer l’état de souffrance où doit se trouver nécessairement l’industrie cotonnière après cinq années d’existence de cette cause permanente et déterminante de souffrance, et lorsque si ce n’est quelques véritables palliatifs qu’on avoue officiellement n’avoir produit que des résultats désastreux, on n’a pris aucune mesure réelle de secours en faveur de cette industrie souffrante.

Si quelque chose est à déplorer, messieurs, c’est qu’on ait laissé d’autres preuves venir s’ajouter à cette grande preuve qui domine toutes les autres. Je veux parler de la ruine complète de plusieurs établissements, de l’inactivité de beaucoup d’autres et de la presque inactivité de tous, et de l’émigration de près de trois mille ouvriers, qu’une autorité irrécusable, l’honorable membre placé à la tête de l’administration de la Flandre orientale, vous a annoncé avoir eu lieu, en y ajoutant que ces trois mille ouvriers nous ont quittés en abandonnant leurs femmes et leurs enfants, certainement dignes d’un meilleur sort aux soins généreux de nos établissements de charité.

Messieurs, on a argumenté d’une note, détachée apparemment du grand travail de statistique dont un des organes du gouvernement a annoncé qu’il s’occupait, on a argumenté de cette note publiée à la suite de l’enquête cotonnière, pour soutenir que nos fabriques ont consommé plus de coton brut par année depuis qu’avant la révolution. Permettez-moi de vous faire un petit calcul basé sur cette même note et qui vous démontrera tout le contraire.

D’après cette note la fabrique aurait employé ;

En 1831, en coton brut, pour une valeur de 3,249,962 fr.

En 1832, 8,412,50 fr.

En 1833, 10,426,265 fr.

En 1834, 6,774,514 fr.

Total : 28,862,289 fr.

Donc terme moyen par année, 6,665,574 fr.

Mais, messieurs, le pris du demi-kilo de coton brut ayant été :

Pour 1831, fr ; 0 95 c.

Pour 1832, fr. 0 95 c.

Pour 1833, fr. 1 50 c.

Pour 1834, fr. 1,20 c.

J’arrive à un prix moyen de 1-15 pour les 4 années, ce qui me donne pour 6,665,547 francs un poids moyen par année de 5,796,127 demi-kilos, soit 2,898,063 kilos.

Maintenant, messieurs, le prix moyen du demi-kilo de coton brut était dans les années antérieures à la révolution de 80 c., et nous avons, toujours suivant la note. :

En 1824, pour une valeur de 3,825,042 fr.

En 1825, 4,875,755 fr.

En 1826, 4,744,183 fr.

En 1827, 7,055,435 fr.

Total, 20,500,415 fr.

Donc terme moyen par année, 5,125,103 fr.

Ce qui donne un poids moyen par année de 6,406,378 1/2 kilos, soit 3,303,378 kilos.

Ainsi, messieurs, s’il fallait en croire la note ministérielle, il y aurait eu plus de coton consommé dans les années 1824 à 1827 par an que dans les années 1831 à 1834.

Maintenant, messieurs, cela prouve-t-il que de 1824 à 1827 nos fabriques étaient plus prospères qu’en 1831 à 1834 ? Eh, mon Dieu, non, j’ai la bonne foi d’en convenir. Car qui me répond de l’exactitude des chiffres statistiques de la note ministérielle ? et si je me suis donné la peine de faire ce petit calcul, c’est tout bonnement pour prouver combien sont peu exactes les conséquences que nos honorables adversaires ont prétendu tirer de cette note.

Et puis il y a encore une autre observation à faire, c’est que pour être juste il aurait fallu prendre pour terme de comparaison, aux quatre premières années de la révolution, les quatre dernières années qui ont précédé la révolution et non les années 1824 à 1827.

Si je suis bien informé, nos négociations à Paris n’ont pas été sans incidents remarquables. Le ministère français fit remettre un jour à nos commissaires une note statistique sur les relations commerciales entre les deux pays. Cette note, à laquelle il semblait n’y avoir rien à répondre, était vraiment assommante, pétrifiante même pour nos négociateurs. L’un d’eux eut la présence d’esprit de faire à l’instant même une statistique tout à fait opposée, et la présenta ensuite aussi comme résultant d’un travail fait au ministère en Belgique. Le négociateur français fut battu, et on ne parla plus de la fameuse note de statistique qu’il avait produite.

Voilà, messieurs, le cas qu’il faut faire de la plupart des documents statistiques.

On nous dit encore : Nous admettons que l’industrie cotonnière souffre, mais faut-il pour la soulager nuire à d’autres industries ? A cette question, messieurs, je réponds : Non, il ne faut pas nuire à d’autres industries, mais prouvez-moi que notre proposition nuit réellement à d’autres industries.

On cite les toiles, les draps et les houilles.

Quant aux toiles, certes, on peut soutenir que l’emploi des tissus de coton a diminué jusqu’à un certain point la consommation des toiles. Mais en supposant que l’industrie cotonnière en Belgique n’eût jamais existé, croit-on que cette diminution de consommation des toiles n’eût pas eu lieu tout de même ? Bien certainement, au contraire, elle eût eu lieu avec cette différence toutefois : c’est qu’alors c’eût été l’industrie étrangère qui aurait profité de cette diminution, tandis que maintenant c’est l’industrie belge qui en profite ; qui plus est, comme l’industrie cotonnière avait le plus grand avantage à s’établir au milieu d’une population qui connaissait le filage et le tissage, son siège principal fut en effet au milieu des tisserands liniers, et ceux-ci trouvèrent ainsi dans le tissage des calicots un dédommagement du tort que le coton faisait éprouver au lin. C’est ce qu’ont fort bien senti les chambres de commerce des districts où l’on tisse les toiles ; ainsi toutes ont-elles fortement appuyé notre proposition.

En ce qui concerne les draps et les houilles, je ne vois vraiment pas quel tort ; que dis-je, je ne vois que du bien qui puisse provenir pour eux de la prospérité de l’industrie cotonnière. Cette industrie ne consomme-t-elle pas des houilles et même des draps ? Et si rétorquant l’argument, elle disait aux industriels qui fabriquent les draps et qui entravent les houilles : Mais vous jouissez de la prohibition des draps étrangers qui vous feraient le plus de tort, et ce n’est pas une prohibition purement nominale car les fabricants de draps français en conviennent eux-mêmes, les draps ne sont pas faciles à frauder sans de grands frais.

Vous jouissez de la prohibition des houilles étrangères au moyen d’un droit élevé qui, en raison du grand poids de votre marchandise relativement à sa valeur équivaut à une prohibition assurée.

Eh bien ! adoptant votre système d’opposition à ce que nous soyons protégés, ne pourrions-nous pas exiger que pour ne pas nous nuire plus que nous ne vous nuisons, il faut lever ces prohibitions qui vous protègent et qui nous rendent nos matières de fabrication plus chères ?

Vous craignez des représailles ; mais de la part de qui ? Veuillez-nous le dire. Est-ce de la part de la France ? elle n'en a plus à prendre, elle s’est déjà nui à elle-même par toutes celles qu’elle a voulu prendre et elle se nuirait bien plus encore si elle voulait en prendre d’autres.

Je lis dans un mémoire du 16 février 1822 présenté à l’appui du système prohibitif par la chambre de commerce de Verviers qu’en France, en Angleterre, en Suède, en Danemarck, en Autriche, en Lombardie et Venise, et enfin en Espagne, nos draps sont prohibés ; qu’en Portugal, dans les Etats du pape, en Russie, en Pologne, dans le royaume de Naples et de Sicile, en Prusse, en Toscane, duché de Parme et Plaisance, en Piémont et Sardaigne, en Hesse et en Bavière enfin, ils sont soumis à des droits prohibitifs.

Il n’y a qu’en Saxe, dans le Wurtemberg, le Hanovre, le pays de Bade, la Suisse, à Francfort et dans les villes anséatiques qu’ils entrent moyennant des droits modérés.

Maintenant, depuis lors, je l’avoue, quelques-uns de ces Etats peuvent avoir admis les draps belges, ce que je ne sais pas, mais à coup sûr, si cela a eu lieu, c’est parce qu’il était dans l’intérêt de ces pays d’avoir nos draps ; et une remarque essentielle à faire c’est que cela a eu lieu depuis que par le tarif de 1822 nos industriels ont obtenu une protection prohibitive et que par conséquent on ne prend pas de représailles lorsqu’il n’y a pas de profit à les prendre. Les mesures de représailles qui ne profitent pas au peuple qui les prend aux dépens de celui contre qui on les prend sont des mesures de duperie, car c’est alors que le peuple qui les prend qui en est en définitive la victime.

C’est ainsi que la France ne se trouve pas si mal de presque toutes les représailles prises sous l’ancien gouvernement, et c’est aussi pourquoi elle voudrait que tout reste dans le statu quo.

Mais le gouvernement belge se dispose-t-il à prendre une représaille qui doit porter coup et qu’au reste, il faut l’avouer, ce gouvernement est en bonne conscience obligé de prendre, malgré tous ses rapports d’amitié avec le gouvernement de France ; mais, dis-je, le gouvernement belge se dispose-t-il à opposer la répulsion hors de son marché des produits cotonniers français à la prohibition des produits cotonniers belges en France, oh ! alors l’impassibilité du gouvernement français cesse ; c’est là une mesure qui doit porter coup et il faut s’y opposer.

Eh bien, que pourra répondre notre ministre aux notes du cabinet des Tuileries, lorsque notre proposition cotonnière sera convertie en loi ? Voici ce qu’il aura à répondre et je suis persuadé qu’il le fera. L’article 4 du projet de loi vous offre les moyens de faire cesser cet état de choses qui vous blesse. Terminez avec nous les négociations entamées pour un traité de commerce fondé sur des bases bien pondérées et réciproquement avantageuses aux deux pays. Levez des prohibitions qui nous nuisent, et nous lèverons les nôtres, par réciprocité.

Loin donc que notre proposition puisse nuire en la moindre des choses à l’industrie qui se pratique à Verviers et aux houillères du Hainaut, elle ne peut qu’amener un ordre de choses beaucoup plus prospères pour elles.

L’agriculture souffrira-t-elle de notre proposition convertie en loi ? Non certainement, car la consommation des produits agricoles n’augmente-t-elle pas en raison de ce que l’industrie prospère ?

On cherche et avec raison à implanter la culture de la garance en Belgique. L’industrie cotonnière n’est-elle pas le principal débouché pour cette plante précieuse ?

Est-ce le commerce extérieur, est-ce le commerce maritime qui souffrira ? Eh, messieurs, plus on fabriquera dans le pays, plus il y aura de matières premières à importer et plus aussi il y aura de fabricats à exporter, et on parviendra alors à les exporter, car encore une fois, plus on fabrique (et cela est prouvé du reste en Belgique par l’expérience surtout) ; plus on fabrique, plus on perfectionne ses produits et à meilleur compte on peut les livrer. Or, ce n’est qu’en remplissant ces deux conditions, qu’on pourra réussir à concourir sur les marchés extérieurs où nous sommes admis sur le même pied que nos rivaux.

La loi que nous avons proposée mettra nos fabricants à même de remplir ces deux conditions, et aura donc pour effet d’augmenter les importations de matières premières et l’exportation de fabricats. Est-ce là nuire au commerce ?

Mais le commerce des 50,000 boutiquiers qui vivent de la vente des tissus de coton fabriqués par l’étranger, a-t-on dit dans une autre séance, qu’en ferez-vous ? La loi ne tuera-t-elle pas leur industrie ? Faut-il, pour favoriser une centaine de fabricants, (on passe sous silence le nombre de leurs ouvriers et des ouvriers d’autres industries qui profitent de la leur), faut-il ruiner 50,000 boutiquiers ?

Je ne sais vraiment, messieurs, si je dois répondre sérieusement à de pareilles objections.

Quoi ! il y a 50,000 boutiquiers en Belgique, auxquels la vente des cotons étrangers produit les moyens d’existence ! Voilà une statistique qui, si elle est vraie, viendra, bien mieux que je ne le pourrais faire, combattre les statistiques fournies par le ministère ; car, en supposant qu’il faille pour vivre et élever leur famille, à chacun de ces boutiquiers, seulement 1,000 francs par an, voilà 50 millions de bénéfices qu’ils doivent faire sur les produits cotonniers de l’étranger qu’ils introduisent en Belgique. Ainsi donc ce ne serait pas ni 30 millions, ni 50 millions de fabricats de coton que l’étranger vend en Belgique au préjudice de l’industrie indigène, ce serait (évaluant le bénéfice des marchands à 10 p. c.) une contribution de 500,000,000 de fr. que le pays paierait à l’étranger ! Mais rassurons-nous, messieurs, il n’en est pas ainsi.

D’abord il serait difficile de prouver qu’il y a 50,000 boutiquiers qui vendent du coton en Belgique, et ceux qui en vendent s’en tiennent bien rarement à cet article-là seul ; tout ce qui résultera pour eux de la mesure proposée par nous, c’est qu’ils vendront moins de cotons étrangers, mais par compensation ils en vendront plus d’indigènes.

Ensuite nous ne payons pas à l’étranger 500 millions (4/5 du prix total), mais, selon les évaluations des négociations en marchandises eux-mêmes, 24 millions, et selon d’autres évaluations, 40 millions. Ce qui est sans doute déjà très honnête.

Un honorable membre qui a parlé hier a fait un discours en deux parties. Dans la première il a avoué l’état de souffrance où se trouve l’industrie cotonnière depuis cinq années, puisqu’il a annoncé avoir coopéré à lui faire accorder des secours. Dans la seconde partie, au contraire, il a cherché à prouver par des faits, pris sans doute hors du grand travail de statistique dont il s’occupe au ministère, que cette industrie ne souffrait réellement pas.

Cette contradiction flagrante ne m’a, je dois le dire, nullement étonné, car il y avait réellement deux opinions chez ce honorable préopinant, l’une que j’attribue au représentant, et l’autre que j’attribue au protecteur-né de l’industrie par les fonctions que ce membre occupe. Aussi avait-il demandé la parole « sur » la question, et quand les observations de l’honorable M. de Brouckere sont venues le forcer d’opter entre le pour ou le contre, je dois le faire remarquer, parce que cela lui fait infiniment d’honneur, il n’a pas hésité à sacrifier son opinion de fonctionnaire public pour celle de représentant ; il a pris la précaution d’annoncer que des deux opinions qu’il allait émettre, c’était celle contre la proposition qu’il nous fallait accepter.

Je ne répondrai qu’à deux des faits statistiques qu’il nous a communiqués.

D’abord, quant à celui de monts-de-piété, il est possible qu’il soit exact, mais l’honorable préopinant en tire-t-il bien la conséquence à en tirer ? Car tout le monde sait que les objets que l’on possède au mont-de-piété, c’est emprunter sur gages. Or, lorsque l’ouvrier est en voie de prospérité, lorsque du travail lui est assuré dans l’avenir, il n’en éprouve pas moins quelquefois des besoins au-delà de ses ressources pécuniaires du moment, et alors il emprunte sur gages dans peu de temps en économisant sur ce qu’il gagne par son travail. Mais lorsqu’il manque de travail, il ne gagne rien par son travail ; alors il vend peu à peu ce qu’il possède, et comment pourrait-il alors emprunter sur gages au mont-de-piété ?

En ce qui touche le fait des emprunts hypothécaires, je veux bien encore le croire exact, mais encore une fois je ne m’accorde nullement avec l’honorable membre sur les conséquences qu’il en tire. Il y a moins de prêts hypothécaires à Gand après qu’avant la révolution, dit-il ; donc il n’y a pas souffrance pour l’industrie cotonnière de Gand. Mais, messieurs, depuis quand la rareté des emprunts est-elle la mesure de la prospérité d’une industrie ? N’indique-t-elle pas au contraire que l’industrie ne sait plus faire valoir les capitaux ? N’indique-t-elle pas encore peut-être que les établissements industriels sont diminués de valeur hypothécaire par suite de leur état de souffrance ?

Il me serait facile de répondre ainsi, une à une, aux diverses objections présentées par notre honorable adversaire ; mais comme j’ai peut-être déjà abusé de votre longue attention, messieurs, que j’ai encore d’autres points à traiter, et que d’autres membres feront probablement ces réponses, je m’en tiendrai là pour le moment. Cependant, je ne puis passer son silence les seuls arguments que je regrette d’avoir trouvés dans un discours aussi remarquable, je veux parler du renouvellement des récriminations contre notre honorable et vénérable président et rapporteur de la commission d’industrie, auquel du reste la chambre entière au commencement de cette session a rendu la pleine justice qui lui était due en lui renouvelant à l’unanimité son mandat de membre de la commission d’industrie.

Enfin, j’arrive à une objection qui a été présentée il y a quelques jours, celle des 4 millions de consommateurs.

Messieurs, il y a peu d’instants que j’y ai fait une réponse, car n’est-il pas de l’intérêt général de ces 4 millions de consommateurs de ne pas voir sortir de leur pays 24 à 40 millions annuellement au profit des industriels et des ouvriers étrangers ?

Et, d’ailleurs, messieurs, est-ce ainsi comme le font nos honorables adversaires qu’il fait raisonner en économie politique ? Faut-il ainsi placer individuellement une seule industrie vis-à-vis de toute la population ? Cette manière de raisonner, appliquée ainsi séparément à chacune des industries, ne conduirait-elle pas à l’absurde ? Est-ce que nous ne sommes pas tous consommateurs ? Les propriétaires, les fabricants, les négociants, les ouvriers, les agriculteurs, etc., ne font-ils pas tous partie des 4 millions de consommateurs ? Sans agriculture, sans industrie manufacturière, sans le commerce, sans industrie aucune, enfin (car l’agriculture et le commerce sont aussi des industries), de quoi vivraient donc les 4 millions de consommateurs ?

Et certes, s’il fallait laisser perdre toutes les industries parce que chacune d’elles, placées vis-à-vis des 4 millions de consommateurs, est en désavantage quand on ne compare que les chiffres numériques sans faire attention à aucune considération d’économie politique, il en résulterait bientôt que ces 4 millions de consommateurs se verraient réduits à la plus profonde misère par la suppression de ces mêmes industries qu’on aurait cependant anéanties en leur faveur.

J’aborde maintenant, messieurs, la question de la renaissance des droits réunis que l’on prétend voir dans les mesures d’exécution proposées par la section centrale, et c’est au nom de la majorité que je vais parler.

Nous avons la certitude la plus entière que la fraude est arrivée à un tel point de raffinement qu’il n’y a plus qu’un seul moyen de l’empêcher de rendre illusoires les droits qui seront établis sur les étoffes étrangères ; c’est celui d’apposer à ces étoffes, pour constater que l’impôt en a été acquitté lors de leur entrée, une marque qui ne puisse être imitée, ni servir plusieurs fois au même usage.

Cette marque devrait rester au chef de chaque pièce, tant qu’il existerait un morceau dans les magasins, et les employés des accises auraient le droit de saisir toute étoffe qui ne la porterait pas ou qui ne serait pas munie de celle nationale. Ce moyen, nous le répétons, est le seul propre à conduire au but qu’on se propose par la nouvelle loi, et s’il n’est pas adopté, nous n’hésitons pas de déclarer de la manière la plus formelle, que la loi manquera son objet tant par rapport à la protection que nos manufactures doivent trouver en elle, que par rapport aux ressources que les droits d’entrée doivent procurer au trésor.

Si l’on voulût faire à la disposition que nous proposons le reproche de soumettre à une inquisition fiscale les demeures des commerçants, nous opposerions l’exemple de l’Angleterre, d’un pays qui passe depuis des siècles pour la terre classique de toutes les franchises et de toutes les libertés publiques.

Dans ce même pays, on attache une si haute importance à la prospérité de l’industrie nationale, que personne ne pense à regarder comme vexatoires les nombreuses et sévères lois prohibitives qui y existent pour la protéger.

La France a imité ce qui se pratique depuis des temps immémoriaux en Angleterre.

Mais pourquoi chercherions-nous des exemples chez l’étranger, lorsque notre propre législation nous en fournit ? La loi sur les raffineries de sel admet les visites domiciliaires, si nous ne nous trompons pas, celle sur les distilleries et le commerce des vins contient de semblables dispositions ; les brasseries y sont également assujetties. Or, les négociants qui font venir des marchandises de l’étranger, donnent-ils plus de garanties que les raffineurs de sel, les distillateurs, les marchands de vins et les brasseurs ? Nous allons positivement soutenir la négative, et nous ne craignons pas d’être injustes en posant en fait que le plus grand nombre des commerçants en étoffe a trempé dans ce honteux système de fraude qui a causé des pertes si sensibles au trésor, et contribué à la décadence de l’industrie intérieure, système auquel ils ne renonceront que par la certitude de voir leurs manœuvres découvertes et réprimées par des mesures sévères, dont d’ailleurs ils auraient d’autant moins le droit de se plaindre qu’eux-mêmes les ont rendues indispensables.

Nous ajouterons encore que les commerçants sont obligés par nos lois financières actuelles de laisser l’accès de leur comptoir libre aux agents des contributions directes et à leur donner l’inspection de leurs livres pour s’assurer si leurs déclarations sur l’étendue des affaires qu’ils font, sont sincères. Cependant il n’y pas de doute que les négociants auraient moins de répugnance à laisser examiner les étoffes qui existent dans leur magasin, que leurs livres dont l’inspection rend en quelque façon publiques les opérations mercantiles qu’ils sont souvent intéressés à tenir secrètes.

On ne veut pas mécontenter les marchands, dit-on, mais on pousse au désespoir les manufacturiers et tout ce qui y a rapport, c’est-à-dire la classe la plus intéressante, la plus nombreuse de la société, beaucoup plus considérable sans doute que celle des marchands ; une classe qui entraîne avec elle une grande partie de la population, celle des ouvriers qui, une fois privés de pain, par la cessation du travail, sont bien plus dangereux que les clabauderies des marchands contrebandiers car il n’y a que ces derniers qui se récrieront contre une mesure qui, renfermée dans les bornes d’une sage administration, ne peut pas compromettre ceux qui respectent les lois.

Ceux-ci, au contraire, applaudiront à toutes mesure qui les débarrasseront de la concurrence d’hommes immoraux et d’autant plus dangereux, que leurs profits, en vendant les marchandises étrangères entrées en fraude, se fondent sur la ruine de ceux qui, honnêtes et fidèles aux lois de leur pays, n’achètent et ne tiennent que des marchandises indigènes.

Mais à quoi donc enfin seront assujettis les marchands ? A rien qu’à une simple vérification. En vain, voudrait-on donner ce mode le nom d’exercice ; le marchand ne devra aucun compte de ses ventes ; il ne sera tenu que de justifier de l’origine des marchandises et de l’identité de la marque. Il n’y a donc aucune comparaison raisonnable à faire entre les uns et les autres.

En outre, il est bon d’observer que depuis nombre d’années, les magasins de dépôts sont obligés de s’ouvrir pour les employés chargés de la vérification des poids et mesures. Le moyen proposé étant tout à fait semblable ne saurait être regardé comme vexatoire.

« L’on a paru regarder aussi comme un obstacle à l’adoption de la marque les difficultés qu’entraînerait l’estampille des étoffes existant dans les magasins. Mais nous ferons observer que cette opération a eu lieu en 1814, dans le vaste royaume de France lorsque le tarif qui a exclu les objets de l’industrie des draps y a été mis en vigueur.

« Nous avons maintenant pris la liberté d'exposer toutes les raisons qui nous ont paru propres à éclairer la religion du gouvernement sur une matière à laquelle se rattache éminemment le bien-être du royaume : nous voulons parler de l’industrie en général dans laquelle celle dont il est question ne joue assurément pas le rôle le moins important. De la solution, qui interviendra, dépendra le bien-être ou l’état contraire de beaucoup de milliers d’individus.

« Quelle que puisse être cette solution nous conserverons le sentiment consolant d’avoir fait, comme citoyens dévoués à la chose publique, tout ce qui a dépendu de nous pour la préserver de dommages irréparables peut-être, si le tarif ne subit pas les modifications que l’industrie nationale réclame. »

Messieurs, je vous demande pardon d’avoir peut-être été trop long dans mes extraits, mais tout ce que je viens de dire en faveur des mesures proposées par la section centrale est extrait littéralement d’un recueil publié à Liége et qui contient plusieurs mémoires présentés en 1822 et 1823 au gouvernement d’alors par la chambre de commerce et les principaux fabricants de Verviers.

J’y ajouterai maintenant que j’adhère pleinement aux réserves faites en faveur d’une exécution sage de la part de l’administration. Cette exécution doit être nécessairement garantir l’honnête négociant de toute vexation, mais, en revanche, elle doit être des plus sévères envers le fraudeur.

A cet égard, j’ai pleine confiance, je le déclare, dans le ministère, et je suis persuadé que les arrêtés royaux à intervenir rempliront toujours parfaitement ces conditions. S’il n’en était pas ainsi, la chambre connaîtrait son devoir ; elle retirerait sa confiance au ministère qui se serait rendu responsable de ces arrêtés.

Du reste la majorité de la section centrale m’a autorisé à déclarer qu’elle ne se montrera nullement contraire à des amendements qui auront pour but de régler équitablement pour tous, dans la loi elle-même, le mode d’exécution de la loi, et qui lui paraîtront réellement atteindre ce but, qu’elle reconnaît être de toute justice.

Loin de moi messieurs, d’avoir voulu faire ici un crime aux honorables industriels de Verviers.

Je reconnais que ce qu’ils demandaient était on ne peut pas plus juste, et si j’avais eu l’honneur comme aujourd’hui, de faire partie de la représentation nationale, je n’aurais pas manqué de leur prêter mon faible appui, mais tout mon appui, comme je le prête aujourd’hui à l’industrie cotonnière.

Aussi longtemps que ma carrière législative durera, j’appuierai toujours les mesures qui, dans ma conviction, doivent amener la prospérité de toutes les industries nationales de toute industrie manufacturière aussi bien que de toute branche agricole ou commerciale. Je n’en excepte qu’une seule industrie et c’est celle de la fraude que je repousserai et combattrai toujours.

Je me résume, la Belgique constituée aujourd’hui en Etat indépendant, ne doit adopter aucun système exclusif, soit prohibitif, soit libéral ; le seul système qu’elle doit suivre, c’est celui de la réciprocité, c’est celui qui doit amener entre elle et les autres nations dans un avenir plus ou moins éloigné, la liberté réciproque.

L’industrie cotonnière a perdu par suite des événements politiques la belle position de prospérité où elle se trouvait. Ses plaies deviennent de plus en plus saignantes ; il appartient au gouvernement et à la législature de les cicatriser. Et notre proposition accompagnée des mesures d’exécution proposées par la section centrale leur en fournit le moyen. Par ce grand acte de protection que nous ne pouvons refuser à une industrie nationale et souffrante, nous forcerons nos puissants voisins d’entrer enfin avec nous dans des relations d’échange qui seront favorables à toutes les industries des deux pays, et ainsi nous aurons accompli ce qu’il y a en même temps de plus sacré et de plus glorieux dans la mission qui nous a été confiée par nos concitoyens, car nous aurons guéri une des plaies inévitables de la révolution, nous aurons rallié à nous une foule de citoyens recommandables, et nous aurons ainsi consolidé l’indépendance et le bonheur de la patrie.

M. le ministre de l'intérieur (M. de Theux). - L’industrie cotonnière emploie tant de capitaux, occupe tant de bras, que nous ne pouvons nous empêcher de la considérer comme digne de notre intérêt ; mais faut-il adopter, pour encourager cette industrie, la prohibition, l’estampille et la recherche à l’intérieur, que la section centrale nous propose ? Voilà la question principale que nous avons à examiner.

Sous le gouvernement précédent, on crut devoir accorder une protection à l’industrie cotonnière. Le tarif des droits fut établi au poids, il en résulta que ce fut la fabrication des produits du poids le plus fort qui fut encouragée, tandis que les produits du poids le plus léger et par conséquent les plus fins échappèrent à l’application du tarif, ou du moins n’y furent soumis que dans une proportion plus faible que les produits communs ou grossiers.

La législation du royaume des Pays-Bas était fondée sur ce que d’abord il était plus facile de développer la fabrication des marchandises grossières et communes que celle des marchandises fines.

Ces étoffes grossières étaient d’ailleurs recherchées pour Java où elles trouvaient un grand débit. Le transport de ces marchandises était encore un aliment à la navigation nationale. Sous ce rapport, on conçoit facilement les motifs de la législation du précédent gouvernement.

Une conséquence nécessaire de cette législation fut que les fabricants s’adonnèrent principalement à la production d’étoffes communes et s’occupèrent peu de la production des étoffes les plus fines.

Aujourd’hui que le débouché de Java est perdu pour notre industrie, il est sensible que notre fabrication a dû éprouver une altération notable. Il est donc nécessaire de modifier notre tarif, pour introduire dans le pays et y développer autant que possible la fabrication des étoffes les plus fines, afin que notre marché pour ces produits ne soit pas exclusivement abandonné à l’industrie étrangère, et il faut établir ce tarif à la valeur en adoptant le mode d’application que la discussion avait démontré être le meilleur. Il faut encore améliorer la surveillance de la ligne de douane, et en le faisant, nous protégerons non seulement l’industrie cotonnière, mais l’industrie en général.

Si on ne réclamait en faveur de l’industrie cotonnière que la protection dont jouissent les autres industries, ces réclamations devraient être recueillies avec faveur, car pour qu’il y ait justice, il faut qu’il y ait égalité. Mais malheureusement pour l’industrie cotonnière, il existe dans la nature des choses un obstacle presque insurmontable à ce qu’elle jouisse du même avantage que d’autres industries, telles que l’exploitation de la houille et du fer. En effet, l’importation en fraude de la houille et du fer est impossible.

Il suffit, pour protéger efficacement ces industries, d’établir un tarif. Vous avez atteint le but que vous vous proposez si le tarif est bien établi. Mais en ce qui concerne l’industrie cotonnière, il ne suffit pas d’établir un tarif, il faut encore que ce tarif reçoive son application, il faut que les objets ne puissent pas être introduits frauduleusement.

Voilà le point de différence entre l’industrie cotonnière et les autres.

La section centrale a cru devoir proposer, en faveur de l’industrie cotonnière, la prohibition étendue à un grand nombre d’articles ; et la conséquence nécessaire de la prohibition, le droit de recherche.

Ces moyens, ainsi que nous venons de le dire, ne sont pas réclamés dans l’intérêt des autres industries, parce qu’elles n’en ont pas besoin. L’industrie cotonnière les réclame avec empressement, il est vrai. Mais devons-nous les lui accorder ?

D’abord en ce qui concerne la prohibition, il est à remarquer qu’elle est proposée pour les tissus communs et pour les plus grossiers, et qu’elle ne l’est pas pour les tissus les plus fins. C’est sans doute parce que cette fabrication n’est pas introduite dans le pays, et qu’on ne croit pas pouvoir priver subitement le commerce des étoffes de cette qualité.

Mais d’autre part, les partisans de la prohibition conviennent qu’en ce qui concerne les gros tissus, il ne se fait pas de fraude, parce que la fabrication en est arrivée à un tel point de perfection que l’étranger ne peut pas soutenir la concurrence. On aurait dû conclure de ces assertions que la prohibition ne devait pas être proposée pour ces objets.

Je conçois la partie de la proposition en ce qui concerne les tissus communs. C’est là qu’elle recevrait son application. Mais je demanderai si des droits élevés doivent suffire pour protéger la fabrication des tissus les plus fins, pourquoi ils ne suffiraient pas pour les tissus communs et les plus grossiers. Sous ce rapport il est difficile de justifier les propositions de la section centrale.

Il ne faut pas perdre de vue qu’une fois la prohibition établie, il est difficile pour ne pas dire impossible de la lever, parce que l’industrie prétend qu’elle est froissée dans ses plus chers intérêts, qu’on manque à la foi donnée, foi sous laquelle des établissements ont été créés ou se sont développés.

En outre, du moment où l’on admet la prohibition, il faut aussi admettre l’estampille et le droit de recherche à l’intérieur.

En ce qui concerne l’estampille, je dois soumettre quelques observations sur les difficultés pratiques qu’elle entraîne.

Vous avez remarqué que la section centrale la propose pour tous les fabricats depuis la rubannerie jusqu’aux pièces d’étoffe. Il est facile de se faire une idée de la quantité prodigieuse d’objets soumis à l’estampille et de la difficulté qu’on rencontre d’abord pour estampiller ce qui se trouve dans les magasins.

En second lieu, quel embarras n’aura-t-on pas pour estampiller ce qui sera fabriqué à l’intérieur, car il ne faudra pas seulement estampiller les objets importés de l’étranger, mais encore ce qui sera fabriqué dans le pays.

Lorsque l’estampille est admise, il faut admettre aussi, comme conséquence finale, la recherche à l’intérieur.

Sous ce rapport, on a dit que le droit de recherche pourrait être exercé avec modération. Mais je ferai remarquer que si ce droit est exercé avec beaucoup de modération, bientôt on dira que c’est une mesure illusoire qui ne porte pas coup, et emporté par l’appât d’un grand bénéfice, on risquera le hasard d’une recherche et d’une poursuite, il arrivera qu’après avoir établi des moyens rigoureux auxquels le pays n’est pas habitué, et après avoir froissé l’opinion publique, on n’aura obtenu qu’un faible résultat. Si au contraire, le droit de recherche est exercé avec rigueur, il faudra faire des visites domiciliaires plus ou moins fréquentes, dès lors toutes les personnes exposées à ces visites ne manqueront pas d’élever des plaintes très vives, qu’il leur sera facile de faire partager par leurs co-intéressés qui se verront menacés des mêmes visites.

Je pense donc que les moyens proposés par la section centrale soulèvent des difficultés inextricables.

Jusqu’à présent, on n’a rien dit qui fasse disparaître ces difficultés. On a parlé des visites auxquelles sont exposées certaines professions, tels que les distillateurs et autres industriels de même nature ; mais il est à remarquer que ces visites ne se font que chez les assujettis, tandis que pour l’industrie cotonnière il faut admettre la visite même chez les individus qui ne sont ni fabricants, ni négociants, parce que si vous borniez les visites aux fabricants et aux négociants on ne manquerait pas d’établir des dépôts chez des particuliers qui se prêteraient à la fraude.

Il faut en outre observer que le commerce des objets de fabrication de coton est extrêmement étendu, qu’il est répandu dans le pays, dans les communes rurales comme dans les villes. Il y a un grand nombre de négociants, qui par le fait seul de leur profession, seront plus ou moins exposés à être inquiétés. Dès lors, on conçoit qu’une infinité de personnes voient avec appréhension les mesures dont il est question.

J’en reviens à la première observation que j’ai eu l’honneur de vous faire, c’est qu’il serait à désirer que toute l’attention de la chambre se portât plus spécialement sur la tarification qu’il conviendrait d’établir et sur les moyens de surveillance qu’on pourrait organiser. Si nous parvenions à établir à la frontière une surveillance active et efficace, nous aurions rendu un grand service à l’industrie cotonnière et à l’industrie en général et nous aurions échappé aux grands inconvénients que le projet de la section centrale menace d’entraîner après lui.

M. Rogier. - Messieurs, avant de commencer, je prends acte des observations qui viennent d’être faites par M. le ministre de l’intérieur. Je vois avec plaisir, pour le pays et pour le gouvernement, que nous n’en sommes pas encore réduits là, que des propositions telles que celles qui vous sont soumises par la section centrale aient trouvé un appui dans les membres du cabinet belge.

Quant à moi, messieurs, je repousse de toutes mes forces le système qui vous est proposé. Mes opinions en matière de liberté commerciale ne sont pas nouvelles ; elles ne sont ni de circonstance, ni de position. Je me considère ici, ainsi que chacun de nous doit le faire, comme députe du peuple belge, et j’attaque ou je défends en cette qualité toutes les mesures proposées selon que je les regarde comme funestes ou avantageuses à tout le pays, et sans m’inquiéter si elles blessent les intérêts de telle ou telle localité, si elles protégent aujourd’hui Gand, si demain elles sont agréables à Liège, et enfin si elles doivent être utiles à Anvers.

Pour ce qui concerne cette dernière ville, je ferai observer à la chambre que le tarif proposé doit lui être agréable ; car, entre autres nouveautés que propose la section centrale, il y a un système de protection spéciale en faveur du pavillon national ; d’après ce tarif, les 100 kil. de coton en laine importés par navire national paieront 1 fr., tandis que, par navire étranger, ils paieront 1 fr. 70 c. C’est une gratification que l’industrie gantoise vent bien faire au pavillon national, je l’en remercie. Mais cette circonstance, toute favorable qu’elle paraisse à la localité que je représente en partie, ne me fera pas voter pour la proposition.

J’ai dit que l’opinion que j’ai l’honneur de défendre devant vous n’était pas nouvelle. En effet, s’il m’est permis de rappeler des antécédents politiques, je dirai que pendant six ans j’ai soutenu cette opinion en ma qualité d’écrivain politique, qualité dont j’ose encore m’honorer aujourd’hui.

Sous le gouvernement provisoire dont je puis dire que j’eus l’honneur et le bonheur d’être membre, puisque je pus en cette qualité servir mon pays, je m’associai à une mesure libérale qui porta d’heureux fruits pendant trois années consécutives. Le gouvernement provisoire décréta la liberté du commerce des céréales, et trancha cette grande question depuis longtemps débattue entre les économies. La question fut résolue en faveur du principe libéral, en faveur du progrès. Pendant trois années, la Belgique a joui de la liberté du commerce des céréales, et pendant tout ce temps elles se sont toujours soutenues à un prix très favorable. C’est un fait que je me plais encore une fois à rappeler et à constater.

Ce fait, messieurs, il n’en a pas été tenu compte, ainsi que vous le savez ; une loi contre l’importation des céréales fut votée par les chambres, et une loi protectrice de l’industrie des toiles suivit de près celle sur les céréales. Comme membre du cabinet précédent, je crus devoir m’opposer à un tel système ; et mes amis et moi ne craignîmes pas de nous isoler de la majorité pour repousser un système que nous considérions comme contraire aux vrais intérêts de l’industrie nationale. J’avouerai que les résultats obtenus par les deux lois rétrogrades que je viens de citer n’ont pas changé ma conviction.

Une des conséquences fâcheuses de ce premier pas dans la voie rétrograde, ce sont les prétentions de toutes les industries qui se sont élevées dans cette enceinte et qui aujourd’hui viennent invoquer comme un droit les antécédents de la chambre, et lui demander de suivre ses errements.

La thèse soutenue hier par un habile orateur a été celle-ci : Vous accordez une protection aux céréales, à la fabrication des armes, des toiles, des draps ; accordez-nous la même protection. La conséquence ne serait pas tout à fait rigoureuse, car de ce qu’une industrie est protégée d’une manière spéciale, ce n’est pas une raison pour que telle autre industrie qui va chercher à l’étranger ses matières premières, doive recevoir la même protection.

Mais l’assertion que l’industrie cotonnière est insuffisamment protégée n’est pas exacte, car cette industrie est très fortement protégée. J’irai plus loin, je soutiens qu’elle est plus protégée que beaucoup d’autres, et la seule même qui l’ait été directement depuis la révolution.

Une nouvelle protection ne lui est pas due ; et les mesures qu’on propose pourraient devenir fatales à toutes les autres industries, de telle manière que si elles étaient adoptées, la question ne serait pas, comme l’a posée hier un honorable membre, de savoir si on lui accordera la prohibition avec toutes ses conséquences, si on nous reportera pour elle et pour elle seule aux vexations du régime impérial, si on entraînera pour elle la Belgique dans un régime qu’en aucun temps de sa prospérité industrielle et commerciale elle n’a connu ni pratiqué ; si l’industrie cotonnière prendra place dans l’industrie belge ; cette place elle l’occupe, et elle la tiendra ; mais si l’industrie cotonnière prendra la place de toute les autres industries, si elle jouira à elle seule de privilèges qu’aucune autre ne possède, ni ne réclame.

Comme je partage le sort d’être rangé par quelques-uns parmi ces théoriciens, parmi ces âmes honnêtes qui veulent le bien général, mais qui en cela cèdent plutôt à leurs sentiments qu’à la connaissance pratique des faits, c’est surtout sur des faits que je veux étayer mon opinion. Je tâcherai de combattre à cet égard, par un simple exposé des faits, les assertions qui ont été jetées à la tête. Ces faits je les puiserai dans l’enquête, dans des documents authentiques, dans les aveux même des intéressés.

Le malaise dont se plaint l’industrie cotonnière n’est pas de fraîche date.

Sans remonter aux crises de 1810, sous l’empire, c’est un fait reconnu dans l’enquête que les années de 1816 à 1824 furent généralement mauvaises.

En 1826, par suite de la création de la société de commerce, dont il ne faut pas d’ailleurs faire sonner trop haut les heureux effets, l’industrie commença à recevoir un développement qui paraît être parvenu à son plus haut période en 1829 ; car dans le courant de 1830, avant la révolution, des industriels de Gand s’étaient rendus auprès du gouvernement hollandais pour réclamer assistance.

C’était vers la même époque qu’un puissant industriel de Liége, alors président de la chambre de commerce, se plaignant que les forgeries travaillaient sans bénéfices sur les fers forts et avec perte sur les fers communs, et signalant beaucoup de mauvaises affaires ajoutait : « Du reste, ces réflexions ne s’appliquent pas seulement à la fabrication du fer, elles sont communes à toute l’industrie en ce moment. »

A la suite du mouvement glorieux de 1830, l’occasion était belle pour renouveler les demandes de secours.

Le gouvernement provisoire cédant à ce qu’il regardait alors comme une nécessité politique et d’ordre public, accorda des secours ; et, chose étonnante, beaucoup d’autres industries qui auraient eu des titres au moins égaux à réclamer ne demandèrent rien. Parvenues à se soutenir seules, elles se remirent bravement à marcher et sont aujourd’hui pleines de sève et d’avenir. Que faisait cependant l’industrie cotonnière ? Une partie au moins des pétitions, des lamentations, des articles de journaux contre l’ordre de choses ? Cela ne peut durer, leur disait-on. A quoi bon vous fatiguer à chercher de nouveaux débouchés ? Java vous reviendra ; notre roi Guillaume, votre père, va vous revenir. Dès là, chez quelques-uns apathie, inertie et par suite malaise.

Ajoutons une simple observation : des industriels qui ont eu foi dans l’avenir du pays, qui ont marché avec les événements, qui ont accepté franchement la révolution ; ceux-là, il faut le dire, ont prospéré ; les autres ont langui. Je soutiens, au reste, que l’industrie cotonnière en général n’a pas été dans ce cas, qu’il n’y a pas eu stagnation dans les fabriques, un pas rétrograde dans la fabrication ; qu’au surplus, elle a été secourue dans une mesure suffisante et d’une manière exceptionnelle.

La thèse pourrait paraître quelque peu hardie, si elle ne s’appuyait sur des faits difficiles à récuser.

Que la chambre veuille bien se rappeler de quelle manière elle fut avertie de l’état de malaise de l’industrie cotonnière.

Une pétition énorme, une pétition monstre fut déposée sur le bureau de la chambre ; elle présentait un tableau sinistre de la détresse des ouvriers et de la détresse des fabricants ; d’après cette pétition, toute la cité industrielle allait tomber en dissolution.

Un fabricant français, dont les industriels de Gand ont appelé la déposition à leur secours, nous a même appris des choses étonnantes. Toutes les fabriques belges ont été anéanties, a dit l’estimable M. Mirmel, en pleine commission d’enquête, à Paris ; les ouvriers belges sont dans un état bien grand de misère ; le paupérisme ronge ce pays ! Pauvre Belgique et pauvre M. Mirmel. (On rit.)

Après tout, il n’est pas étonnant qu’un étranger se trompe aussi grossièrement sur la véritable situation du pays, quand des journaux, imprimés dans le pays, ont l’impudeur d’entretenir la créance à de pareils mensonges, et de répandre ces mensonges dans les pays voisins où, malheureusement, la presse patriote n’est pas admise avec autant de tolérance que la presse de nos ennemis.

Je ne rappellerai pas les faits cités par l’honorable M. Smits. Je dois faire seulement une observation sur ce qu’a dit l’honorable M. Desmaisières relativement aux monts-de-piété. La situation des monts-de-piété avait été, dans une autre période un argument présenté par les défenseurs des mesures prohibitives.

On avait dit : les ouvriers ont mis tous leurs meubles au monts-de-piété. Le gouvernement dût vérifier ce qui en était, et il se trouva que les monts-de-piété n’avaient jamais eu moins de dépôts qu’en 1833 et qu’ils n’avaient jamais offert autant de dégagements qu’en 1833.

Nous pourrions donc renvoyer victorieusement à nos adversaires l’argument qu’ils avaient tiré de la situation des monts-de-piété.

Le gouvernement crut cependant que les circonstances exigeaient à l’égard de l’industrie de Gand une mesure exceptionnelle, temporaire. Cette industrie avait perdu à la révolution le débouché de Java ; elle demandait un équivalent : quoi qu’il en soit, le malaise signalé par la pétition fut l’objet d’une enquête minutieuse du ministère d’alors ; avant d’aviser aux remèdes il fallut reconnaître la profondeur du mal, et je dois le dire, si jamais symptômes furent trompeurs, ce furent ceux qui de tous côtés éclatèrent aux yeux,

Je sais que d’autres industries, celle des draps, etc., auraient pu faire la même demande, je sais aussi, tout le monde ne le savait pas aussi pertinemment alors, que le débouché de Java dont on a fait si grand bruit n’a jamais eu, eu égard à la production générale du coton dans le pays, qu’une importance secondaire ; que ce marché n’était ouvert que depuis 1826, que pendant 1826, 1827, 1828 et 1829, l’importation moyenne par année n’a pas dépassé 4 millions de francs.

Le gouvernement céda, non sans répugnance, à une demande qui paraissait raisonnable au premier abord.

La société cotonnière de Gand fut formée. Un capital de 3,000,000 fut constitué, destiné à des opérations qui pouvaient s’élever jusqu’à cette somme avec garantie de 11 1/2 p. c. représenté par 350,000 francs.

Depuis le gouvernement a ajouté à cette première garantie 150 mille, donc faculté pour la société de faire des opérations jusqu’à concurrence de 5 millions de fr.

Le but de la société était, dans la pensée du gouvernement, acceptée par les industriels, non pas seulement de faciliter les voyages sur Java, mais de rechercher d’autres débouchés, et ces marchés ne manquent pas. Sur une exportation de plus de 12 millions de livres st., l’Angleterre, au rapport de Mac Culboch, n’exporte dans les îles de la mer des Indes que pour une valeur de 200,000 l. s. Au reste, le reste est introduit en Allemagne, Italie, Portugal, Cuba, Etats-Unis et tout l’Amérique du centre et du Sud.

La plupart de ces débouchés nous sont ouverts aux mêmes conditions que pour les Anglais.

J’ignore si la société cotonnière a cherché à ouvrir un marché sur ces divers points.

Je vois que ses premières opérations se sont principalement dirigées sur Java. Une partie pourtant a été dirigée sur le Chili.

A la vérité, on ne dit pas le résultat de ces exportations. Mais si je suis bien informé, les importations par Valparaiso aurait réussi ; et il y aurait moyen de placer là les cotons. Je voudrais, dans le seul intérêt de la vérité, que l’on précisât le résultat des exportations faites à Valparaiso. Je ne sais si l’honorable M. Manilius serait à même de donner des renseignements sur ce point.

M. Manilius. - Non. Je ne suis pas membre de la société cotonnière.

M. Rogier. - La société doit compte au gouvernement de ses opérations, et le gouvernement pourrait en rendre compte aux chambres. Je ne suis pas non plus membre de la société cotonnière ; mais je voudrais connaître les résultats de ses opérations.

Je le répète, pour le Chili, d’après les renseignements que j’ai reçus le marché n’a pas été désavantageux. Les bénéfices pourront venir, quand on connaîtra mieux les besoins, les goûts et les allures du pays.

On a parlé du port franc de Singapore à même par sa position de desservir les marchés de la mer des Indes. Je connais un armateur dont les navires ne pourrissent pas dans nos ports et qui a tenté une exportation à Singapore. Notez qu’il n’avait pas, lui, la prime de 11 1/2 p. c., et qu’il avait expédié a ses risques et périls. Il m’a remis une note sur cette exportation ; voici ce qu’elle porte :

« Tous les articles exportés ne m’ont pas laissé du bénéfice ; mais ils le pourront donner dans la suite. Cette fois le marché en était encombré par suite des mesures prises par le gouverneur de Batavia (mesure paternelle du roi Guillaume), d’imposer les manufactures étrangères de 50 p. c., plusieurs navires ont dû se relever de Batavia et partir de Singapore ; d’ailleurs, les mêmes marchandises y sont importées par les Anglais, qui les peuvent vendre à meilleur marché étant de moindre qualité, n’ayant que 1,600 à 2,000 fils, de sorte qu’en y envoyant des toiles qui coûtent moins, on les vendrait au même prix et la vente en est très facile puisque tous ces articles ont été vendues 14 jours après le débarquement pour une valeur de 51,200 florins des Pays-Bas, on pourrait y trouver un bon débouché. »

D’autres armateurs dont les navires ne pourrissent pas non plus dans nos ports (car j’engagerai l’honorable auteur de cette assertion, à profiter de la route en fer et à pousser jusqu’à Anvers ; il s’assurera que tous les navires de nos armateurs ne pourrissent pas dans nos ports, que plusieurs naviguent au long cours et aident efficacement l’industrie, dont ils exportent une quantité de produits) ; d’autres armateurs, dis-je, ont tenté des expéditions vers d’autres parages, à Cuba, au Brésil, à Porto-Alegio, non pour des sommes considérables, mais au moins ils ont réussi. Enfin, il est un fait rassurant pour l’avenir, c’est que l’exportation des fabricats s’est accrue depuis la révolution dans une proportion marquée. En 1831 elle était de 7 millions ; en 1333 de 13 millions ; en 1834 également de 13 millions.

Il y a plus, un document publié en Hollande porte à 9 millions seulement les exportations de fabricats néerlandais pendant quatre années, de 1824 à 1827, tandis que pour les années 1831 à 1834, la valeur de ces mêmes exportations a été d’après les documents officiels qui nous sont soumis de 45 millions.

Voilà pour l’extérieur, on voit que rien n’est désespéré, qu’il y a progrès, avenir, pour ceux qui savent espérer et travailler.

Quant au marché intérieur, de jour en jour, il est plus que jamais fermé aux produits étrangers et la production est loin de s’être ralentie.

C’est un fait incontestable et incontesté qu’en ce qui concerne les cotons, de qualité commune, Gand est parvenu à éteindre dans le pays toute concurrence étrangère ; nous n’en voulons les preuves entre mille que dans le tarif nouveau qui nous est proposé et qui, par grâce toute spéciale, maintient au taux actuel ou réduit même considérablement les droits existants sur les calicots blancs de 2,000 et 1,800 fils.

Le 28 novembre dernier, dit un négociant de Bruxelles (séance de la commission d’enquête du 26 septembre), nous envoyâmes à Gand une personne de notre maison à l’effet de prendre en consignation des marchandises de l’industrie gantoise ; nous voulions consacrer à cette opération des capitaux qui nous restaient sans emploi. Cette personne... a parcouru toutes les fabriques de la ville ; nulle part elle n’a trouvé de marchandises. Ici il y avait 40 pièces, là il y en avait 50 ; d’un autre côté il y en avait 100 ; mais je puis vous l’affirmer, il n’y avait pas dans toute la ville de Gand plus de mille pièces de calicots. Renseignements suspects, dira-t-on, venant d’un négociant en tissus étrangers. Écoutons un fabricant lui-même.

Le 25 mai dernier, M. le président de la commission d’enquête demanda à M. Schumaker si le malaise dont on s’est plaint à Gand dure encore. Réponse : « Je ne crois pas que Gand ait à craindre de manquer de travail cet hiver ; je crois même que Gand manque de marchandises en ce moment. »

Voyons maintenant la déposition d’un honorable sénateur qui ne fait pas mystère de ses tendances prohibitives : « Dans la bonne saison, dit-il (1834), il nous a fallu attendre deux à trois mois des commandes que nous avons faites aux fabricants de Gand. Envoyez-nous, écrivait-il, 7 à 8 mille fr. de marchandises par semaine et ce n’était qu’avec peine et après un long retard que nous avons pu les obtenir. »

M. Cassiers ajoute : « L’importation des tissus de coton anglais n’a fait que diminuer depuis la révolution, nous ne tirons plus de l’Angleterre qu’à peu près la moitié des produits de ce genre que nous faisions venir avant la révolution. » Et l’exactitude de ce dire se trouve confirmée par le tableau officiel des exportations de coton fabriqué anglais non seulement cotons blancs et unis, mais cotons imprimés.

Les quantités de ces espèces importées depuis 1820 ont été constamment en diminuant, à tel point qu’en 1833 elles étaient descendues au quart de ce qu’elles étaient en 1820.

Dans l’établissement d’Andenne, établissement qui a commencé à travailler depuis la révolution, et où par parenthèse l’on imprime pour Gand, on imprimait 200 à 300 pièces par semaine ; depuis le commencement de 1835, on imprime 500 pièces par semaine.

Ce qui peut faire supposer encore que le marché de Gand n’est pas encombré de ses propres produits, c’est que la même fabrique de M. Cockerill sur 14,000 pièces vendues en diverses places pendant l’année 1834, en a fourni 2,120 à la ville de Gand.

Que conclure de tous ces faits, de tous ces chiffres ? Qu’il n’y a pas eu stagnation, et que la concurrence étrangère a laissé beaucoup à faire.

Je ne nie pas qu’il y ait eu stagnation et malaise dans quelques établissements particuliers. Nous nous abstiendrons d’en rechercher les causes. Mais de nouveaux établissements se sont érigés, et il y a eu dans la marche de l’industrie cotonnière aussi progrès et amélioration. Au tableau trop sombre, tracé par un député de Gand, un seul fait a répondu, c’est que le nombre des machines à vapeur appliquées à l’industrie cotonnière a été en augmentant de soixante-sept à 81.

Un autre fait confirmatif de celui-ci nous est cité par la chambre de commerce de Mons.

Les envois de charbon du Hainaut dans la Flandre ont été de beaucoup plus considérables en 1833 et 1834 qu’en 1829 et 1830 ; il faut observer que durant ces deux dernières années beaucoup de bateaux étaient en destination pour la Hollande.

1829 : 2,388 bateaux pour la Flandre et la Hollande.

1830 : 2,730 bateaux pour la Flandre et la Hollande.

1833 : 2,190 bateaux pour la Flandre seulement.

1834 : 2,152 pour la Flandre seulement.

Si la fabrication souffre, est languissante agonisante depuis cinq ans, à coup sûr elle aura consommé depuis 1830 moins de cotons bruts, matière première, qu’autrefois, elle aura d’année en année fourni moins à la consommation extérieure et intérieure.

D’après un autre document tout récemment fourni par le même fonctionnaire le coton brut importé et resté dans le pays a été pour les trois dernières années de plus de 15 millions de kilogrammes, tandis que le chiffre des importations, pendant les quatre années 1826 à 1829, a atteint à peine 13 millions de kilogrammes.

Sans vouloir traiter les fabricants de Gand aussi sévèrement que l’a fait la chambre de commerce d’Anvers, on ne peut nier qu’ils ont eu un tort grave, celui de s’estimer fort au-dessous de leur valeur, de s’exagérer à leurs propres yeux leur malaise ; par leurs plaintes incessantes ils ont ébranlé leur crédit, éloigné la confiance, déprécié imprudemment leurs produits. Toutefois, il ne faut pas croire qu’ils aient été en rétrogradant ni même qu’ils soient restés stationnaires, nous avons même depuis cinq ans plus d’un progrès à constater.

« L’exposition nationale de 1830 a produit, dit la chambre de commerce de Gand, des fils et tissus qui ne cédaient en rien en finesse ni perfection, à ceux que nous fournissent la France et l’Angleterre. »

Sans demander pourquoi, le fait étant considéré comme constant, la fabrique de Gand n’a pas continué à offrir au consommateur ce qu’elle a offert à l’exposition, nous nous arrêterons à des perfectionnements qui n’ont pas été de circonstance et qui sont réels et durables.

Les mignonnettes imprimées de MM. Desmet frères à Gand, dit M. Borel dans son interrogatoire, ont lutté avec grand avantage contre les mignonnettes étrangères. Ces fabricants ont fait venir de Mulhouse un coloriste, et il a tellement réussi à faire des produits aussi bons qu’en Alsace, que l’on ne veut plus de mignonnettes de ce pays.

Il y a quatre ans, dit un autre déposant, la fabrication des shirtings n’existait pas à Gand. Aujourd’hui, les shirtings de Gand qui se vendent à beaucoup meilleur compte que les shirtings anglais sont généralement préférés à ceux-ci.

On peut en dire autant des gros-bleus fabriqués par MM. Servues d’Alost, du rouge d’Andrinople de MM. de Leemans et Prévinaire à Bruxelles.

Grâce à nos machines et à nos procédés perfectionnés, dit le délégué du gouvernement, nous sommes parvenus à fournir des cotons filés au marché d’Allemagne.

La chambre de commerce de Ruremonde déclare que l’industrie cotonnière de cette ville et des environs fait vraiment des progrès louables, progrès qui ne sont arrêtés que par les droits trop élevés qui frappent les cotons filés.

Une preuve de la possibilité de perfectionner nos impressions sur cotons, c’est l’exemple déjà connu et cité par M. Basse, des impressions belges sur foulards que l’on porte à Paris de préférence, sinon en concurrence avec celles faites en France.

Enfin en ce moment même, un fabricant d’Anvers qui n’a pas cessé de perfectionner les procédés pour le blanchiment des tissus et calicots, est en instance, auprès du ministre des finances, pour obtenir la libre introduction d’une machine destinée à un nouvel établissement qu’il vient de créer pour teindre, lustrer et apprêter les étoffes de coton.

Voilà, certes, assez de signes auxquels peuvent se reconnaître des progrès faits par l’industrie cotonnière ; ceux qui ont voulu marcher ont marché ; pour ceux-là le malaise actuel dont d’autres se plaignent ne s’est pas fait sentir, et l’avenir ne se montre pas gros de tempêtes.

« J’ai toujours lutté contre les produits étrangers. Je ne me suis jamais tenu pour battu, » a dit courageusement M. Schumaker. Si ces paroles tranchées avaient pu servir de mot d’ordre à tous ses confrères, ils se seraient épargné bien des soucis.

Une singulière révolution s’est opérée dans la tête de quelques-uns de nos industriels. Naguère, on ne parlait que de la perte de nos débouchés extérieurs, que de la nécessite de les remplacer ; Java ! Java ! criait-on de toutes parts, il nous faut Java ou la mort !

Aujourd’hui, on semble tenir compte à peine de l’importance de débouches à l’extérieur ; c’est le marché intérieur qu’il faut assurer à l’industrie nationale, le marché intérieur est devenu comme un nouveau mot d’ordre, et l’on s’écrie : le marché intérieur ou la mort, la Belgique à exploiter à nous seuls ou la mort !

Et pour s’assurer de ce monopole, on ne reculera devant aucune mesure quelque onéreuse qu’elle soit pour le consommateur, quelque vexatoire qu’elle soit pour le négociant, quelque fatale qu’elle puisse devenir à toutes les autres industries qui comptaient pour prospérer sur d’autres marchés que le marché intérieur.

Certes, c’est bien là une prétention plus qu’étrange.

Il ne suffit pas que l’industrie soit favorisée par un tarif qui frappe les produits similaires de l’étranger de droits qui s’élèvent taux moyen de 20 à 30 p. c.

Il ne suffit pas que le fabricant belge jouisse, sous le rapport du prix de la main-d’œuvre et de tout ce qui peut être considéré comme matières premières, d’avantages énormes sur ses concurrents étrangers ; il ne suffirait même pas de restreindre par un droit élevé la concurrence étrangère, on veut plus que cela : on ne veut pas réprimer, on veut supprimer toute concurrence et pour cela on demande ou des droits prohibitifs ou la prohibition pure et simple, la prohibition dans toute sa rigueur, la prohibition avec l’estampille avec les visites domiciliaires, avec la confiscation, avec les peines sévères contre les fraudeurs, avec toutes ses conséquences, en un mot.

Les conséquences de la prohibition comme les entrevoient les partisans du monopole, c’est pouvoir exploiter à leur gré le consommateur.

Les conséquences telles qu’elles se présentent aux yeux de l’homme impartial et ami du pays sont tout autres.

A l’extérieur :

1° Les représailles se présentent comme première conséquence. Et n’avons-nous que l’industrie cotonnière en Belgique ?

Nos armes, nos draps, nos fers, nos lins, nos toiles, nos charbons, nos clous, nos zincs, nos quincailleries, nos coutelleries, nos sucres raffinés, nos pierres, nos marbres, nos verres et cristaux, nos tulles et dentelles, nos bières et genièvres, et bien d’autres industries dont les produits sont reçus à l’étranger, ne sont-elles pas aussi des industries nationales ?

2° Du moins ne soyez pas absurdes. Ne vous exténuez pas à élever à grand peine un échafaudage dont vous sapez en même temps la base, à dresser contre l’industrie étrangère un bastion qui renferme en son sein la mine qui doit le faire éclater.

Ou l’article 4 de votre loi dit quelque chose, ou c’est un mensonge. Nous devons l’interpréter comme l’a fait M. le ministre des affaires étrangères ou le garder comme un véritable leurre. Il résulte de l’article 4 de la loi que la réciprocité devrait être admise envers les pays qui admettent nos produits. Il se trouve précisément que le pays contre lequel la loi est en grande partie dirigée, la Suisse, accepte nos colons sans aucun droit. La Suisse a pour sa part réalisé ce rêve de l’homme de bien : Elle a aboli la douane et permet l’entrée libre aux marchandises étrangères, ce qui ne l’a pas empêchée d’établir sur les marchés du continent une concurrence redoutable aux pays où la prohibition est le système dominant.

L’article 4 de la loi, s’il est interprété comme l’a interprété M. le ministre des affaires étrangères, comme tout homme de bonne foi doit le faire, détruit complètement l’effet de la loi.

Voilà pour l’extérieur.

Examinerai-je les conséquences de la loi à l’intérieur, la charge nouvelle qu’elle imposera au consommateur ? Je sais qu’en matière d’économie sociale il est de mise de ne considérer le consommateur pour rien. L’on traite de théoriciens ceux qui prennent leur défense. Passe donc pour les consommateurs.

Je n’examinerai que le sort des négociants et des détaillants. Ce sont des industriels payant patente comme les fabricants et dont il est à désirer que les magasins ne soient pas plus déserts que les fabriques de ces derniers.

Je vois à la suite de la prohibition et de son escorte d’estampille et de visites domiciliaires, des vexations de tous les jours dans les domiciles de tous les fabricants et de tous les détaillants.

Il n’est pas écrit en effet sur la porte de ces commerçants : ici on ne fraude pas. Pour que la loi ait de l’efficacité, il faudra que les employés de la douane descendent chez tous les commerçants sans distinction. Les fraudeurs ne seront pas les seuls exposés à leurs recherches. Il arrivera même souvent qu’ayant un intérêt puissant à détourner les visites, ils débaucheront les employés et seront moins importunés par eux que les négociants honnêtes. Ainsi donc vexations continuelles pour le détaillant honnête, dénonciations, fraude et mécontentement. Voilà quelques-uns des résultats de la prohibition.

Extinction de l’émulation vis-à-vis de l’étranger, extinction de l’émulation des fabricants entre eux, production outre mesure, enfin création de droits acquis. Ce dernier inconvénient est le plus fécond en résultats déplorables.

n effet, lorsque sous la loi de votre système prohibitif les fabricants auront trop produit, si vous sentez l’impérieuse nécessité de changer de système, vous aurez créé de nouveaux droits. Lorsque par suite de traites de commerce vous aurez ouvert dans votre pays un débouché aux produits des nations avec lesquelles vous les aurez conclus, les fabricants qui aurons travaillé à l’abri de votre loi seront obligés de fermer leurs ateliers qui auront pris une trop grande extension, que ferez-vous dans ce cas ? Les indemniserez-vous ? Ou exigerez-vous qu’ils perdent leur avoir sans indemnité ?

Enfin pourrez-vous sans injustice fermer l’oreille aux réclamations des autres industries, qui, si elles ne vous ont pas demandé la prohibition, encouragées et justifiées par un premier exemple, la réclameront de votre équité ?

L’industrie des draps et celle des toiles auront, tout aussi bien que celle des cotons, le droit de demander la prohibition des draps et des toiles étrangères ?

Il faudra donc étendre l’estampille et la visite domiciliaire à deux autres industries.

Engagés dans cette voie, nous nous verrons obligés d’augmenter proportionnellement le nombre des employés de la douane et de permettre la visite domiciliaire chez un plus grand nombre de détaillants. Car il s’établira une foule de magasins clandestins.

Considérez l’armée nouvelle d’employés que vous aurez à créer à la suite de l’adoption d’une pareille mesure. Déjà la douane coûte énormément à l’Etat. C’est l’impôt le plus onéreux à percevoir puisque sur 8 millions que le trésor reçoit, il en dépense 4 en frais de perception. Que ferez-vous de ces nuées d’employés, lorsque vous aurez obtenu de bons traités de commerce basés sur le pied d’une parfaite réciprocité des nations avec lesquelles nous entretenons aujourd’hui des relations diplomatiques ?

Et c’est un tel système que l’on ne craint pas de proposer à la Belgique, si fière et si heureuse de ses bonnes et vieilles libertés, si jalouse de la sécurité du foyer domestique ; à la Belgique de 1830, qui peut, à bon droit et sans forfanterie, marcher des premières parmi les plus libéralement constituées, les plus libéralement gouvernées, les plus industrieuses et les plus prospères ; non, messieurs, une telle erreur ne pourrait trouver accès au sein de la représentation nationale, et si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, le projet qui vous est soumis venait à se convertir en loi, je plaindrais sincèrement le pays d’avoir à gémir sous l’empire d’une réaction égoïste contre laquelle protestent et son caractère et ses intérêts, et tout son passé et tout son avenir ; sincèrement je plaindrais le ministère que je croirais obligé d’associer son nom à ce grossier contretemps politique.

- La séance est levée à 4 heures et demie.