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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 9 septembre 1835

(Moniteur belge n°257, du 10 septembre 1835)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse fait l’appel nominal à une heure

M. Schaetzen donne lecture du procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse lit l’analyse des pièces envoyées à la chambre.

« La régence d’Echternach demande la construction d’une route de Stavelot par Diekirch et Echternach à Trèves. »

« Le sieur D.-G. Towne-Altimore, officier pensionné de l’ancien royaume des Pays-Bas, demande la naturalisation. »

« Un grand nombre d’habitants de Wavre demandent que cette ville devienne le siège du chef-lieu du troisième arrondissement de la province de Brabant. »

« La dame veuve J.-M. Lamquet demande à jouir de la pension comme veuve d’employé. »

« Plusieurs négociants et boutiquiers de Liége réclament contre le projet de la section centrale sur l’industrie cotonnière. »

« Les fabricants de draps de Hodimont (lez-Verviers) adressent des observations contre le projet de loi relatif à l’industrie cotonnière. »

- Ces pétitions sont renvoyées à la commission chargée d’en faire le rapport, à l’exception des deux dernières qui sont relatives à la loi en discussion et qui resteront déposées sur le bureau, conformément aux précédents de la chambre.

M. Lardinois. - Je demanderai l’impression au Moniteur des pétitions concernant l’industrie cotonnière. Il faut imprimer les mémoires pour et contre la question qui nous occupe.

M. de Brouckere. - Une autre pétition m’a été remise ce matin contre le projet de loi ; je n’ai pas eu le temps de la déposer sur le bureau ; elle est des frères Dumonceau, filateurs de lin à la mécanique ; je demanderai qu’elle soit imprimée demain dans le Moniteur.

M. le président. - Les pétitions concernant l’industrie cotonnière seront imprimées au Moniteur.

Voici ces pétitions :

(Note du webmaster : le texte de ces pétitions, inséré à la suite dans le Moniteur, n’est pas repris dans la présente version numérisée.)


M. Vergauwen écrit à la chambre pour demander un congé. Cet honorable membre vient de perdre sa mère âgée de 76 ans.

Vérification des pouvoirs

Arrondissements de Mons et de Soignies

M. Liedts, au nom de la commission nommée pour examiner les élections de Mons et de Soignies, est appelé à la tribune.

A Mons, dit M. le rapporteur, les électeurs se sont partages en quatre bureaux, ils étaient au nombre de 528 ; la majorité absolue était par conséquent de 265. D’après le relevé des suffrages données, M. Rémi de Puydt en a obtenu 330, c’est-à-dire beaucoup plus que la majorité ; et M. Duval de Beaulieu n’en a obtenu que 194.

La commission a examiné attentivement si toutes les formalités voulues par la loi avaient été observées, et elle s’est convaincue que le procès-verbal et toutes les opérations relatives aux élections ne laissent rien à désirer : en conséquence elle vous propose, à l’unanimité, l’admission comme membre de la chambre de M. Remi de Puydt.

- Les conclusions de la commission sont adoptées sans opposition.

Propositions de loi visant à augmenter le personnel de plusieurs tribunaux de première instance

Communication du gouvernement

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Des pièces relatives à l’augmentation du personnel et du traitement des magistrats de plusieurs tribunaux m’ont été renvoyées. Je viens déposer sur le bureau de la chambre un rapport sur ces documents. Je ne vous en donnerai pas lecture, je dirai seulement que les conclusions tendent à l’augmentation du traitement des juges de Hasselt et de Verviers. Je demanderai à la chambre de renvoyer la discussion de ce rapport après le premier vote de la loi en délibération. Il faut que mon travail soit communiqué à la section centrale qui est saisie de toutes les questions semblables relatives aux tribunaux ; elle pourra promptement donner son avis.

M. Gendebien. - Je ne veux pas m’opposer aux conclusions prises par le ministre ; j’approuve ce qu’il propose mais j’ai une observation à faire.

Je trouve très bien que la magistrature soit rémunérée selon son travail ; toutefois, il est un autre point plus urgent, c’est d’assurer aux justiciables une prompte justice, et je regrette qu’avec le projet d’augmenter le traitement de quelques magistrats, on ne nous présente pas un projet sur la nécessité d’augmenter le personnel du tribunal de Charleroy ; et je demanderai pourquoi le ministre n’a pas fait de rapport sur ce sujet ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La chambre connaît tous les documents relatifs à l’augmentation demandée du tribunal de Charleroy ; elles ont été renvoyées à la section centrale ; et cependant la section centrale a proposé de renvoyer ces documents au ministère de la justice, afin d’obtenir des renseignements généraux sur l’administration de la justice dans la Belgique.

J’ai déjà exposé à la chambre que pour décider en connaissance de cause s’il fallait établir une nouvelle chambre au tribunal de Dinant, au tribunal de Charleroy, et comme on devait résoudre d’autres questions non moins importantes, il était nécessaire d’avoir une statistique exacte des besoins des localités et des moyens de les satisfaire. J’ai donc demandé des renseignements de toutes parts, et il n’a pas dépendu de moi de vous présenter un travail complet sur cet objet. Je presse la rentrée des documents ; je hâte la classification des matériaux, et je présenterai un rapport le plus promptement possible pour satisfaire aux demandes de la section centrale.

M. Gendebien. - Je remercie le ministre sur les renseignements qu’il donne. Je demanderai cependant qu’il n’attende pas la rentrée de tous les renseignements avant de présenter un rapport sur le tribunal de Charleroy. A quoi bon attendre, quand on a toutes les pièces pour prononcer sur la réclamation d’une localité ? Vous avez toutes celles qui concernent la localité de Charleroy ; vous pouvez vous former une conviction ; faites un rapport spécial.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Les renseignements que je recherche n’ont pas uniquement pour objet de statuer sur les réclamations du tribunal de Charleroy ; d’après les demandes de la section centrale chargée de l’examen des questions relatives aux tribunaux, il faut des renseignements généraux ; elle ne veut pas prendre de conclusions sans cela. Elle veut connaître tous les faits concernant l’administration de la justice dans le royaume.

M. Gendebien. - Eh bien, j’invite M. le ministre de la justice à répondre le plus promptement possible aux demandes de la section centrale.

M. le président. - S’il n’y a pas d’opposition, le rapport déposé par M. le ministre de la justice sera renvoyé à la section centrale.

M. Dumortier. - Je demanderai que ce rapport soit imprimé séparément commue document. Nous devons avoir la collection complète des documents présentés à la chambre.

- La chambre ordonne l’impression séparée du rapport.

Proposition de loi relative aux droits sur le coton

Discussion générale

M. Rogier. - Je demande la parole.

M. le président. - Je ne puis vous l’accorder ; je dois suivre la liste des orateurs inscrits ; vous avez parlé hier.

M. Rogier. - Je demande la parole pour faire une motion d’ordre.

Messieurs, le Moniteur a publié deux notes, une française, une suisse, relatives à l’objet en discussion. Il paraît qu’une note diplomatique d’une autre puissance voisine est également parvenue au ministre des affaires étrangères pour faire des représentations sur le système que l’on voudrait introduire dans nos lois de douanes.

Je n’ai pas la certitude de ce fait ; je demanderai à M. le ministre des affaires étrangères des éclaircissements sur ce point, et s’il ne trouverait aucun inconvénient à déposer la note sur le bureau, dans le cas où elle existerait.

M. le ministre des affaires étrangères (M. de Muelenaere). - Comme je l’ai annoncé dans une séance précédente, on devait s’attendre à recevoir des notes diplomatiques sur l’objet qui nous occupe. J’ai reçu, en effet, une note de la part d’une puissance voisine, autre que la France et la Suisse, une note de la part de la Prusse ; mais comme cette note m’était adressée, à moi personnellement, j’ai demandé à l’agent diplomatique prussien accrédité ici s’il consentirait à ce que sa note fût déposée sur le bureau de la chambre.

Il m’a répondu que sa note n’était pas destinée à être rendue publique, mais qu’il ne s’opposait pas à ce que j’en fisse connaître la substance et le but à la chambre. C’est ce qui m’a empêché de la déposer sur le bureau. Je ne l’avais pas quand j’ai déposé les deux autres notes ; je ne l’ai reçue que depuis.

Si d’honorables membres de cette chambre désirent connaître le contenu de la note, rien ne s’oppose à ce que j’en fasse le résumé et que je vous le communique. (Adhésion.)

M. Kervyn. - Messieurs, la question qui nous est soumise est singulièrement simplifiée depuis 4 ans. D’un côté on n’entendait que plaintes amères, que paroles menaçantes, que souhaits sans cesse renouvelés de voir renaître en Belgique un gouvernement que la nation venait d’y détruire. D’un autre côté, les hommes attachés à la révolution traitaient de chimère les prévisions de malheurs et de ruine qui se réalisent aujourd’hui ; on allait même jusqu’à imputer à l’égoïsme et à des affections antinationales toutes les démarches que faisait l’industrie cotonnière dans l’intérêt de sa conservation ; on niait jusque dans cette enceinte l’état de gêne et de marasme dans lequel elle se trouve et auquel vous êtes appelés à porter remède.

Maintenant, messieurs, que cette question est dépouillée de l’aigreur que lui donnaient les événements politiques, notre tâche est devenue beaucoup plus facile ; la vérité sera mieux appréciée, et la discussion rejetant toutes récriminations portera uniquement sur la question de tarif et de douanes.

Messieurs, je ne vous ferai pas l’exposé des diverses mesures que prit le gouvernement hollandais à l’égard de l’industrie cotonnière. Vous savez qu’il la laissa végéter pendant quelques années sans lui accorder une protection suffisante, et qu’enfin elle se releva et prit un essor immense lorsque le débouché des Indes lui fut assuré.

Vous savez encore que ce débouché ne fut avantageux qu’à la fabrication des tissus communs, et que l’insuffisance des droits sur les tissus étrangers en Belgique fut cause que cette partie si importante de l’industrie cotonnière demeura abandonnée.

Voilà ce qu’était l’industrie cotonnière sous le gouvernement hollandais. Quelle est la situation actuelle, messieurs ?

Nous nous trouvons presque sans débouchés au-dehors ; notre propre marché nous est enlevé par la concurrence étrangère, et entre-temps plusieurs établissements chôment ; les autres ont ralenti leurs travaux ; des capitaux immenses demeurent improductifs, et ce qui est surtout déplorable, nous avons 100 mille ouvriers dont l’existence est déjà si précaire aujourd’hui, et qui bientôt peut-être n’auront d’autres ressources que l’émigration ou la charité publique. Messieurs, voilà le tableau véritable de notre situation.

J'ai été moi-même dans le cas de devoir faire une statistique des tisserands de coton dans les campagnes, et j’y ai trouvé les chefs de famille qui gagnaient autrefois 1 fr. 50 c. par jour, réduits à nourrir leurs familles et leurs enfants d’un misérable salaire de 90 centimes. Aussi la moindre maladie, la plus petite contrariété, les force de recourir au bureau de bienfaisance de leur paroisse, et si vous n’y portez remède, bientôt nous aurons la taxe des pauvres.

Vous n’hésiterez donc pas, messieurs, à sacrifier les exigences étrangères au bien-être de notre classe ouvrière, en adoptant le projet de loi qui vous est soumis.

Mais, dira-t-on, est-ce là le seul moyen efficace de relever l’industrie cotonnière ? Ne pourrait-on pas trouver de nouveaux débouchés pour l’écoulement de nos produits et remplacer ainsi ceux que nous avons perdus ? D’abord, messieurs, vous savez que les débouchés ne s’improvisent pas, et que ce n’est qu’après des essais longtemps répétés et souvent ruineux qu’on parvient à les établir.

Or, je vous le demande, est-ce dans l’état actuel de leur industrie que les fabricants peuvent faire ces essais ? Evidemment non ; les capitaux se sont retirés d’eux parce que leur situation est mal assurée ; ils ne reçoivent même plus directement la matière première dont ils ont besoin pour leur fabrication ; et comment pourraient-ils tenter des expéditions lointaines en concurrence avec les autres nations, lorsqu’ils ne peuvent lutter sans désavantage contre ces nations sur leur propre marché ? Il me paraît donc évident que ce moyen est nul pour l’industrie cotonnière et que les fabricants livrés à eux-mêmes sont, pour le moment, hors d’état de l’entreprendre.

Je ne m’attacherai pas à prouver que ce n’est pas par défaut de lumières et de connaissances, comme on l’insinue de toutes parts, que les industriels belges sont forcés de fabriquer à des prix plus élevés que leurs rivaux. Les documents que nous avons sous les yeux, et les recherches qu’on a faites, démontrent clairement que cet état de choses doit être attribués en grande partie aux circonstances mêmes dans lesquelles l’industrie se trouve.

ela établi, passons à l’examen du principe de la loi.

D’abord nous rencontrons une objection qui au premier coup d’œil paraît extrêmement grave, une objection qui est la base de beaucoup de systèmes et qui a donné naissance à des discussions interminables. Cette objection la voici : Est-il juste, est-il utile que la généralité des consommateurs paient cher à des nationaux ce qu’ils pourraient se procurer à bas prix en l’achetant de l’étranger ?

La question posée de cette manière est facile à résoudre ; tout le monde doit répondre non ! mais il est des considérations qui, à mon avis, sont assez fortes pour changer notre décision. En effet, messieurs, la généralité des consommateurs se compose de deux classes : la première comprend les riches pour qui une augmentation dans les prix sera à peine sensible ; la seconde comprend cette multitude d’artisans et d’ouvriers pour lesquels le moindre accroissement de dépenses est toujours onéreux.

Mais, messieurs, vous savez que les diverses industries ne sont pas ennemies les unes des autres ; qu’au contraire elles se prêtent mutuellement la main et que si une industrie importante prospère, elle donne du travail et de l’activité à un grand nombre d’autres industries. Or, je suis persuadé que tels seront les effets de la loi qui vous est soumise. La classe la moins fortunée des consommateurs retirera d’une main ce qu’elle aura prêtée de l’autre, et nous aurons le bonheur de rendre productifs des capitaux considérables, et du pain à une multitude d’ouvriers. Quant à la première classe de consommateurs dont j’ai parlé, je crois qu’ils préféreront supporter quelques légers droits plutôt que de voir leurs concitoyens dans le besoin, et que de leur jeter le pain de l’aumône.

On objecte encore que le système proposé rendra notre fabrication stationnaire. Messieurs, ce qui est arrivé dans d’autres pays peut nous rassurer à cet égard. D’ailleurs la rivalité des fabriques nationales entre elles sera un véhicule assez puissant pour les pousser dans la voie des progrès.

Examinons à présent les effets probables de la loi qui nous est proposée.

Nous pouvons être assurés, messieurs, que le premier bienfait de la loi sera de rendre l’activité à un grand nombre d’établissements et du travail à une armée de bras improductifs ; la confiance renaîtra aussitôt, et par conséquent il n’y aura plus disette de capitaux, et les fabricants les obtiendront à un taux plus favorable.

En outre, étant assurés du marché intérieur, ils s’adonneront à la fabrication de nouvelles espèces de tissus, qui jusqu’à ce jour nous étaient livrés presque entièrement par les fabriques étrangères. La fabrication augmentera, et ce n’est qu’alors qu’il y aura des bénéfices. Car, remarquez-le bien, messieurs, les bâtiments, les mécaniques, et tout le matériel nécessaire à l’exercice d’une industrie quelconque sont des véritables capitaux ; si une industrie ne travaille pas, ce sont des capitaux morts ; si elle travaille peu, ils ne rendent pas un intérêt suffisant ; si, au contraire, elle travaille avec activité, ils rendent et au-delà l’intérêt que l’industriel en avait attendu.

En outre il est reconnu qu’en fabricant 30,000 pièces de calicot, les bénéfices sont beaucoup plus grands, proportion gardée, que lorsqu’on n’en fabrique que 10,000. Donc l’activité imprimée à notre industrie cotonnière aura pour premier résultat d’augmenter les profits des fabricants ; ils se trouveront par là même en état de produire à meilleur marché qu’ils ne le font aujourd’hui, et par conséquent de lutter plus facilement avec leurs rivaux sur les marchés du globe qui leur sont encore ouverts. Les intérêts des consommateurs seront peu ou point froissés ; et l’on peut être assuré que toutes les autres industries participeront à la prospérité de l’industrie cotonnière.

Voilà quelques considérations générales que j’ai l’honneur de vous soumettre, messieurs ; elles me semblent assez puissantes pour me déterminer à adopter le principe de la loi, mais je ne voterai la prohibition et l’estampille que s’il m’est démontré par la discussion que ce sont des mesures indispensables pour assurer à l’industrie cotonnière la consommation de la Belgique, et la dédommager, par la fabrication des étoffes fines, de la perte qu’elle a faite de son principal débouché, où elle expédiait une si grand masse de tissus communs.

M. Verdussen. - Inscrit pour parler contre le projet de loi, mon intention n’était cependant pas de traiter la question de prohibition, ni la question relative à des droits modérés ; je voulais plutôt combattre le projet de loi en en examinant les articles. Je voulais prouver : 1° que l’article premier est inefficace, parce que les hauts droits et la prohibition seront toujours sans résultat dans un pays où la fraude n’est pas réprimée.

2° Que les articles 2 et 3 sont odieux et inexécutables et donneraient d’ailleurs ouverture aux plus criantes injustices.

3° Que l’article 4 contient le germe de destruction de tout le système de la loi projetée, et que son insertion dans une loi de douanes quelconque présente des dangers tels, qu’elle doit être envisagée comme inadmissible.

Mais hier j’ai entendu et M. le ministre de l'intérieur et l’honorable M. Rogier développer les observations que je me proposais de présenter. Je retomberais donc dans des redites qui vous feraient perdre un temps précieux si je persistais à exposer les motifs de mon opinion. Quant à ce que ces orateurs ont pu omettre, je serais à même de le compléter lors de la discussion des articles. Je renonce actuellement à la parole.

M. Hye-Hoys. - Messieurs, personne ne méconnaît que le droit d’entrée sur les tissus de coton étrangers ne protège que les qualités communes ; et que ce droit se réduit tellement pour les qualités d’un poids léger, qu’il devient tout à fait illusoire, et laisse ainsi, sous ce dernier rapport, notre industrie cotonnière sans aucune protection efficace contre la concurrence de l’industrie étrangère.

Le marché de Batavia absorbant précédemment ces qualités communes, les seules qu’il demandait, ce sont naturellement celles-ci que nos fabricants s’attachaient à produire, et qu’ils pouvaient d’ailleurs seules produire avec avantage, à défaut de protection suffisante pour les qualités supérieures.

Aujourd’hui que ce marché leur est fermé, il est de tout nécessité pour l’industrie cotonnière de se borner à la production de ces premières qualités, et de s’adonner compensativement à la production des secondes.

Mais c’est à quoi elle ne peut parvenir qu’à l’aide d’une protection qui soit assez efficace pour lui permettre de lutter, dans tous les degrés de finesse et de valeur, avec les productions similaires de ses rivaux étrangers.

La France et la Prusse repoussant par la prohibition nos tissus de coton, il ne reste à nos fabricants jusqu’à ce qu’ils puissent parvenir à s’ouvrir des débouchés extérieurs, que l’alimentation du marché intérieur, qu’il faut tendre dès lors à leur conserver autant que possible, par la protection qui leur permettra d’y livrer leurs produits à des prix moins élevés que ceux de leurs concurrents.

Messieurs, il est un axiome d’économie politique qui n’est pas contesté. C’est que le travail est la source des richesses, la garantie de l’ordre et du bien-être du peuple. Toute industrie qui procure du travail à un grand nombre d’individus, et l’industrie cotonnière le procure à des milliers de bras, est importante à conserver, dût-il en coûter pour la masse un léger sacrifice, dont elle est toujours amplement dédommagée par ceux qu’il faudrait faire si malheureusement une pareille industrie périssait.

L’axiome contraire, celui qu’il faut, dans l’intérêt des consommateurs, acheter au meilleur marché possible est destructif de tout travail industriel, car telle industrie qui n’a besoin que d’une protection temporaire pour s’acclimater dans un pays, y prospérer et souvent surpasser ses rivales, n’y pourrait jamais s’établir, et la nation qui l’aurait conquise en serait indéfiniment en possession au préjudice de celles qui, sous le leurre de ce décevant axiome, resteraient ses bénévoles tributaires.

Il faut en convenir, messieurs, admettre sur nos marchés les tissus fins de coton de France et de Prusse, à un droit d’entrée qui peut descendre au-dessous de 7, 5 et 3 p. c. pour certaines qualités, est une véritable duperie ; c’est leur en livrer l’exploitation sans obstacle ; c’est se montrer indifférent à leur égoïsme commercial ; c’est leur ouvrir nos portes lorsqu’ils nous ferment les leurs sans se montrer sensible à leur peu de réciprocité, sans rien faire pour les en détourner.

Ces nations auraient-elles à se plaindre si nous usions de représailles ? Non sans doute, car tout acte hostile en appelle, en commerce comme en guerre.

Vainement dit-on que la réciprocité commerciale entre deux pays est renfermée dans l’ensemble des rapports qui peuvent s’établir entre eux, et non dans la similitude des droits sur tels et tels articles. Cette proposition est sophistique à l’égard d’un même genre d’industrie dont les deux pays sont respectivement en possession, étant évident que l’un de ces pays ne peut recevoir les produits similaires de l’autre lorsque, celui-ci repousse les siens, sans détruire, sous le rapport industriel, la balance des avantages commerciaux, sans favoriser l’industrie concurrente au préjudice de la sienne, puisque ses moyens d’écoulement seront restreints, et que ceux qu’il trouvait sur le marché intérieur seront diminués de la somme de tous les placements qu’y fera l’industrie étrangère, toutes les fois que l’industrie nationale n’y sera pas suffisamment protégée.

Quant à l’Angleterre qui admet nos tissus de coton, au droit d’entrée de 10 p. c., c’est là de sa part une générosité commerciale toute gratuite, qu’elle s’est bien gardée de montrer aussi longtemps que ses fabriques ont eu besoin de la protection qu’elle leur accordait, et qui leur a fait acquérir la suprématie européenne à laquelle elles se sont élevées. Il n’y a pas de ce côté plus de débouchés pour nos produits que s’ils y étaient prohibés. Nous sommes donc ici de fait envers l’Angleterre dans la même position qu’envers la Prusse et la France.

Que résulte-t-il, messieurs, de la protection que notre tarif accorde aux toiles de coton communes seulement ? C’est que les conséquences de cette protection pèsent uniquement sur la classe populaire, et que les classes aisées de la société, la richesse et le luxe, n’y contribuent en rien.

Oui, il est rationnel, il est juste que cette protection ne coûte pas plus au pauvre qu’au riche, et qu’un tarif équitablement gradué les y fasse contribuer tous deux dans la même proportion.

Ce langage, messieurs, ne saurait, dans ma bouche, vous paraître suspect de vues intéressées. Je ne suis pas fabricant : j’appartiens au commerce ; mais je suis convaincu que le tarif existant est vicieux dans ses bases, comme je viens de le démontrer, et que par conséquent les plaintes de l’industrie cotonnière sont réellement fondées.

Le soulagement que je voudrais voir apporter à son malaise, devient, dans l’intérêt de mes compatriotes souffrants, le premier de mes vœux.

M. Dechamps. - Chacun envisage la question importante qui nous est soumise du point de vue général ou théorique où il s’est placé. Les uns parlent de réciprocité, les autres de prohibition, les autres d’un système de prohibition modérée ; mais tous encadrent nécessairement les faits dans une synthèse, dans un système qui leur paraît mieux en rendre raison. Voici le principe qui me sert à moi de fil conducteur dans ce labyrinthe.

A l’ombre des douanes et du système prohibitif qui a dominé et domine encore l’Europe, il s’est élevé des industries fictives à côté des industries nationales.

J’entends par industrie nationale celle qui s’alimente par les produits du sol, ou, bien qui, en puisant la matière première à l’étranger, se trouve dans une position aussi avantageuse à l’égard de son prix de revient que l’industrie étrangère.

Pour m’expliquer plus clairement encore, j’appelle industrie fictive celle qui ne pourra survivre à l’abaissement ou à l’abolition des douanes en Europe, lorsque ce jour se sera levé, et dans cette catégorie se trouveront inévitablement les industries dont la matière première, la main-d’œuvre, les moteurs et les transports, en un mot, tout ce qui concourt à former le prix de revient, seront plus élevés que ceux des fabriques étrangères.

Pour les industries nationales, une protection modérée ne peut être qu’utile au pays, quand cette protection est nécessitée par des circonstances passagères qui les placent dans une condition inférieure à celle de leurs rivales ; mais protéger des industries factices, c’est préparer des matières pour des orages et des commotions violentes, qui éclateront le jour qui, de l’aveu de tous, doit arriver une fois ; le jour où l’équilibre commercial du monde sera rétabli par l’abolition des douanes entre les peuples.

Je ne vous citerai qu’un exemple.

La France a vu naître, sous les ailes de son système protecteur, des forgeries, des usines, de clouteries, qui garnissent toute la légion de la Belgique, et ceux qui les ont fondées sont Belges pour la plupart. Ces établissements qui prennent leur matière première dans notre pays, et qui sont obligés de transplanter chez eux des colonies d’ouvriers belges, ces établissements, vous le concevez, n’ont qu’une vie d’emprunt, une vie que la prohibition seule entretient, et si un traité de commerce ou une alliance commerciale plus étroite entre la Belgique et la France avait lieu, toute cette industrie s’écroulerait.

Et cependant, messieurs, elle s’étend tous les jours à l’ombre du système français, de manière que l’époque plus ou moins prochaine de sa ruine sera témoin d’un déchirement d’autant plus épouvantable que ses racines seront enfoncées plus avant dans le sol.

Les gouvernements qui, par une fausse entente de l’intérêt national, protègent ces industries factices, préparent aux pays qu’ils gouvernent des crises périodiques commerciales et des embarras sans nombre.

Quand donc il s’agit de protéger une industrie, il faut bien se rendre compte si elle est factice ou nationale.

En examinant la question cotonnière sous cet aspect, il me paraît que tous les documents qui nous ont été fournis, prouvent que cette industrie est véritablement nationale.

En effet, par rapport à la matière première, à la main-d’œuvre, au combustible, aux moteurs et aux moyens de transport, l’industrie cotonnière belge est dans une position plus favorable que celle de France, et aussi favorable que celle d’Angleterre.

Il en résulte donc qu’en lui accordant la protection que nécessitent, si le fait est constant, des circonstances particulières, telles que les frais généraux, plus considérables ici que chez nos voisins, le trop plein que vous versent les fabriques étrangères, le manque momentané des capitaux, il en résulte que cette industrie peut vivre d’une vie réelle et intense, de manière à se trouver sur la ligne d’une concurrence égale avec les fabriques étrangères à l’époque où l’Europe pourra réaliser la liberté de commerce sur une échelle plus ou moins vaste.

Nous pouvons donc protéger l’industrie cotonnière sans craindre de poser une cause de ruine et le malaise pour l’avenir ; et sur ce point, il me semble que nous sommes tous d’accord.

Personne jusqu’ici, que je sache, n’a prétendu exempter de tout droit les cotons étrangers, et cette erreur a cependant préoccupé certains orateurs (M. Vilain XIIII). Personne n’a prétendu cela, et ceux qui veulent conserver l’état de choses actuel veulent protéger réellement l’industrie cotonnière puisque, selon le rapport de la commission, des droits de 10, de 25, de 40 p.c. frappent les produits étrangers d’après la tarification en vigueur.

Nous ne sommes d’opinion divergente que sur le taux nécessaire de cette protection, et sur le mode le plus efficace de l’établir.

Vous voyez, messieurs, que nous ne sommes pas divisés en deux camps aussi tranchés qu’on a voulu le prétendre ; c’est tout simplement une question de faits qui est débattue dans cette enceinte.

L’industrie cotonnière a-t-elle besoin d’une protection autre que celle établie par la législation actuelle ? Si cette nécessité existe, faut-il élever les droits sur certains fabricats, ou faut-il même aller jusqu’à la prohibition ?

D’abord, tout le monde est d’accord sur les vices nombreux de la tarification en vigueur, et principalement sur le mode de perception au poids qui élève le droit à un taux inutile sur les calicots et les tissus communs, et l’abaisse trop sur les percales, mousselines, et en général sur les tissus fins. Il est donc nécessaire de le modifier, mais de quelle manière et sur quelle échelle ? Là gît toute la controverse.

Ce qui m’a frappé a la première lecture du projet de loi proposé, c’est l’espèce de désaccord qui existe entre le système qui y est adopté et celui qui semblait devoir sortir des documents et des faits signalés antérieurement dans les interrogatoires vis-à-vis de la commission d’enquête et dans les mémoires présentés par les fabricants eux-mêmes.

S’il est un point sur lequel tout le monde paraissait d’accord, c’est celui-ci : que la fabrique belge ne doit craindre aucune concurrence pour les tissus communs, mais que pour la soutenir à l’égard des tissus fins, une protection assez forte doit lui être accordée. Voici comment s’exprime M. Schumacker :

« Je crois que le droit actuel suffit pour les articles communs, mais qu’il y a manque de protection pour la fabrique du fin. »

« Je trouve, dit M. Cassiers, qu’il faudrait diminuer le droit sur les tissus communs et l’augmenter sur les tissus fins. » MM. Basse, Van Hoegaerden et presque tous les fabricants partagent la même opinion sur ce fait.

MM. les fabricants de Gand l’ont toujours posé à la base de la thèse qu’ils défendent. Voici comment la députation s’exprimait vis-à-vis la commission d’enquête : « L’industrie belge a acquis une supériorité incontestable dans les articles où elle a joui d’une protection efficace. Sous le régime du tarif actuel, nous n’avons pu perfectionner que la fabrication des étoffes communes ; si donc on nous accordait une même protection pour les étoffes fines, il n’est pas à douter que nous n’acquérions bientôt la même supériorité. »

Dans leur mémoire en réponse à celui des négociants de Bruxelles, ils s’expriment de la même manière. Le débouché de Java, disaient-ils, ouvert à nos tissus de classe ordinaire, nous a mis à même d’arriver au point de ne plus avoir à redouter dans cette partie l’effet de la concurrence étrangère. »

Comment se fait-il, après que la question a toujours été envisagée sous ce point de vue, que le projet de loi l’abandonne tout à coup pour proposer la prohibition sur ces mêmes tissus communs ? S’il est vrai, comme l’affirment les fabricants de Gand, que pour les tissus de classe ordinaire ils n’ont plus à redouter l’effet de la concurrence étrangère, je ne puis comprendre à quoi servira la prohibition ; par le fait seul de cette supériorité avouée, le marché intérieur leur est garanti, et la prohibition effective existe. S’il est vrai, comme ils l’avancent, que l’industrie cotonnière jouit d’une protection efficace pour ces tissus, pourquoi vouloir s’y soustraire aujourd’hui, pourquoi vouloir quelque chose au-delà de l’efficace, et réclamer une mesure parfaitement inutile pour eux, et dont le principe est si dangereux pour nos relations commerciales à l’extérieur ?

Il y a là, messieurs, une contradiction manifeste.

Je connais fort bien la raison qui a occasionné ce revirement de système ; pour s’assurer des capitaux nécessaires au changement et au progrès à opérer dans la fabrication, nous devons, disent les fabricants, posséder le marché intérieur pour les fabricats de grande consommation et par conséquent de classe ordinaire ; les bénéfices que nous ferons sur cette espèce de tissus formeront un capital qui nous aidera à perfectionner les tissus que nous ne fabriquons pas encore.

Vous vous apercevez, messieurs, que ce raisonnement tourne dans un cercle vicieux : il s’agit d’assurer aux fabricants le marché intérieur pour les articles de grande consommation et par là des capitaux de réserve ; eh bien, ce marché leur est assuré, ces capitaux leur sont assurés, et ce sont eux qui nous l’apprennent en nous disant qu’ils sont parvenus à proscrire la concurrence étrangère pour les tissus de cette espèce.

Je sais, messieurs, qu’on revient un peu sur ces premières assertions, et qu’on objecte les soldes de magasins que nous versent à vils prix les pays circonvoisins. On pourrait croire l’importance de ce fait exagérée si l’on réfléchit que là, comme chez nous, il y a une concurrence intérieure qui ne permet pas de vendre à des prix assez élevés pour pouvoir nous jeter leurs soldes pour rien, et que d’ailleurs il paraît peu probable que l’on choisisse la Belgique où règne l’élégance, où la mode est connue presqu’en même temps qu’à Paris, pour y déposer les fonds de magasins.

Nous avons été accablés de marchandises anglaises pendant les premières années qui ont suivi 1814, mais c’était parce que l’industrie était fortement arriérée, que les droits d’entrée étaient très faibles, et que le blocus continental avait encombré les magasins en Angleterre. Depuis rien de semblable n’a eu lieu, et les circonstances analogues n’existant plus, il est difficile de croire que des résultats semblables puissent revivre.

Cependant, malgré ces raisons qui me font penser que l’objection s’est placée sur des échasses pour grandir, je suis loin de la regarder comme fausse, et les affirmations que plusieurs fabricants respectables m’ont faites à cet égard, me portent à admettre ce fait, sans toutefois lui attribuer une importance exagérée.

Mais en résulte-t-il, messieurs, que l’on doive sauter d’un seul bond de la diminution de droits que M. Cassiers et d’autres conseillaient sur ces tissus jusqu’à la prohibition avec son cortège et ses dangers ? je ne le pense pas, messieurs, et ce qui me persuade que les auteurs du projet se sont laissés aller à des craintes chimériques, c’est que les fabricants eux-mêmes dans leur interrogatoire affirment qu’ils ont joui pour ces tissus d’une protection efficace ; or, rien n’a pu changer cette position, et le trop plein des magasins étrangers pouvait tout aussi bien se déverser sur la Belgique.

De deux choses l’une, ou bien les soldes des marchandises étrangères sont d’assez haute importance pour qu’une rivalité dangereuse existe, et dans ce cas on a avancé trop légèrement que la protection était efficace et que la concurrence n’était pas à redouter ; ou bien cette première assertion est exacte, et alors il est absurde de demander la prohibition sur les tissus de classe ordinaire.

Pour ne pas être inconséquents, les industriels des Flandres doivent se borner sur ces objets à réclamer une protection qui ne soit pas illusoire.

Je touche ici, messieurs, à la grande difficulté de la question : pour protéger efficacement, établirez-vous des droits modérés qui ne dépassent pas la prime du fraudeur ? Ce serait le système le plus logique ; mais dans la position exceptionnelle et anormale où se trouve l’industrie cotonnière, je ne pense pas que ce taux soit assez protecteur.

Etablirez-vous des droits élevés ? Mais sans l’estampille et la recherche à l’intérieur trouverez-vous un moyen d’empêcher la fraude ? Reste donc la prohibition et les mesures odieuses qu’elle traîne après elle.

Je ne me dissimule pas, messieurs, combien cette question est ardue et compliquée.

Si j’étais persuadé que des droits protecteurs s’appuyant sur un système plus fort de douane, ne pourraient pas assurer à nos fabricants la grande portion de notre marché intérieur et les moyens d’étendre leurs exportations, je me résignerais, messieurs, j’adopterais le projet de loi ; mais ce serait, je vous l’avoue en baissant la tête, dans la persuasion où je serais que nous n’aurions fait que reculer la mort de notre industrie nationale.

On vous l’a dit, messieurs, on sait très bien comment le système prohibitif s’intronise, mais on ignore comment il abdique ; c’est que toutes les industries se tiennent et deviennent solidaires l’une de l’autre. Le système répulsif une fois admis au profit d’une industrie, vous serez obligés de l’admettre pour une autre ; on invoquera les antécédents de la chambre, et la justice qui doit présider à toutes vos décisions vous forcera d’étendre ce privilège à l’industrie nationale tout entière.

Messieurs, plusieurs orateurs ont voulu nous démontrer les avantages de ce système, en nous montrant les pays les plus avancés en industrie, et l’Angleterre en particulier, s’y abriter pendant de longues périodes d’années, et développer sous sa protection leurs moyens de production.

Messieurs, ces faits sont loin d’être incontestables, et d’ailleurs la position particulière de l’Angleterre, et les immenses débouchés qu’elle avait, rendent la comparaison impossible.

Mais ces exemples fussent-ils à l’abri de l’objection que je viens de faire, je vous avoue qu’ils n’en feraient pas plus d’impression sur moi, parce que dans cette matière, le passé ne peut nullement rendre compte du présent.

Je conçois fort bien que dans un temps et dans un pays où l’industrie est encore en enfance, le marché intérieur puisse suffire ; je conçois même que la prohibition soit le régime actuel de cet état de choses qui a précédé l’époque rapprochée de nous où la production a pris un développement prodigieux par l’introduction des machines dans la fabrication ; mais depuis ce grand changement qui s’est opéré, le régime prohibitif doit se transformer, comme l’a si bien prouvé M. Koechlin, et faire place graduellement au système d’échange et de liberté, qui seul pourra rétablir l’équilibre rompu entre les industries de tous les pays,

Messieurs, il faut bien se rendre compte de la situation actuelle de l’industrie ; il est nécessaire pour celui qui veut faire des lois de douanes de bien apprécier la transformation qui tend à s’opérer. Pour tous ceux qui ont médité sur cette matière, il demeure évident qu’une révolution industrielle, aussi vaste et aussi profonde que la révolution politique, tend à changer ce qui existe à cet égard. Cette révolution, c’est le passage du régime prohibitif à celui de la liberté du commerce.

Si cette transformation ne commence pas bientôt à se faire, si les puissances ne comprennent pas l’importance de jeter au plus tôt les bases de traites de commerce entre leurs différents peuples, une catastrophe épouvantable ne pourra manquer d’avoir lieu, et plus tôt peut-être qu’on ne le pense communément. Sous les remparts de la prohibition chaque peuple a étendu depuis quelques années sa production sur une échelle telle que le marché intérieur ne peut plus suffire à aucun d’eux, et malheureusement, messieurs, une multitude d’industries factices ont planté dans le sol leurs troncs sans racines.

L’Angleterre, vous le savez, a mesuré sa production sur la consommation du monde entier, et cependant voilà que chaque nation entre maintenant en concurrence avec elle sur presque tous les marchés qu’elle avait cru monopoliser. Chaque fabrique qui s’élève dans un pays voisin cause la ruine inévitable d’une fabrique anglaise, et il en résulte, si le système commercial ne change pas bientôt, qu’avec sa production colossale elle n’aura plus que des débouchés restreints.

Le jour où les colonies anglaises s’émanciperont, et ce jour arrivera une fois, je ne sais vraiment ce que deviendra la mère patrie, et l’imagination s’effraie du bouleversement qu’il est impossible de ne pas prévoir.

Cette situation de l’Angleterre peut servir de type à celle de presque tous les pays industriels de l’Europe, et, je le répète, messieurs, si les gouvernements ont la vue assez courte pour ne pas apercevoir cette crise qui compliquera singulièrement la révolution politique à laquelle elle est entièrement liée, si les gouvernements n’ont pas assez de courage pour sacrifiez quelques industries factices par des échanges graduellement élargis, je croirai qu’un vertige inexplicable les aveugle et que le monde est destiné à subir cette commotion d’autant plus terrible qu’elle aura deux causes combinées, le malaise industriel et le malaise social.

Je vous demande pardon, messieurs, de cette digression, si toutefois c’est est une, mais j’ai voulu vous asseoir au milieu de l’Europe commerciale telle qu’elle est, afin que la résolution que nous allons prendre n’aille pas envenimer cette plaie, n’aille pas contrarier le mouvement régénérateur qui s’opère.

Messieurs, puisque le monde industriel tend vers un régime libéral, vers un système d’échange, ne commençons pas à nous enfoncer dans le système rétrograde ; n’allons pas fournir du bois pour l’incendie qui aura lieu si nous ne changeons pas de voie ; protégeons les industries nationales, mais de manière à ne pas forcer la production outre mesure ; il faut habituer les fabricants, a dit M. Koechlin, à ne pas s’éloigner trop de la concurrence étrangère, et le jour de la levée de la prohibition entre les peuples, ceux qui auront été assez sages pour se diriger avec prudence vers ce but, n’éprouveront aucun de ces déchirements que les nations prohibitionnistes ne peuvent manquer de ressentir.

Je sais, messieurs, qu’on va me répondre que ce n’est pas du système prohibitif qu’il s’agit, mais de celui de réciprocité qui tend au contraire vers le but que j’indique. Messieurs, c’est là une illusion ; et jusqu’à présent j’ai toujours vu des représailles provoquer des représailles, mais je ne connais pas de prohibition qui ait amené un échange et favorisé la marche de l’industrie vers la liberté modérée.

D’ailleurs, malgré les efforts que M. Desmaisières a faits pour me l’expliquer, je n’ai pas encore bien compris le sens que l’on voulait donner, par rapport à la question cotonnière, à ce système de réciprocité ; car, en dernière analyse, il faudrait introduire une mesure exceptionnelle pour la Suisse tout au moins, et cette trouée une fois opérée à notre système de douanes, l’Alsace et l’Angleterre n’auraient qu’un détour à faire pour écouler sans droits leurs marchandises sur notre marché.

On objecte l’article 4 de la loi, qui laisse au gouvernement la faculté de traiter avec la Suisse, et l’exception, dit-on, s’effectuera beaucoup mieux, par cette négociation qu’en l’insérant dans une loi générale.

Messieurs, c’est encore là une illusion, et l’article 4 de la loi est ou bien inexécutable, ou bien il doit renverser la loi tout entière.

En effet, messieurs, il est impossible que le gouvernement conclue un traité de commerce avec toutes les nations à la fois. Eh bien, je suppose qu’on commence les négociations avec la Suisse, et que, comme il est probable, les cotons suisses soient admis sur le même pied qu’elle reçoit les nôtres, l’inconvénient que j’ai signalé existera toujours, et la France et l’Angleterre se serviront de cette brèche pour inonder notre marché de leurs produits. De deux chose l’une : ou bien nous appliquerons le système de réciprocité de bonne foi, et dans ce cas les négociations à intervenir avec la Suisse doivent amener l’admission des cotons de ce pays avec franchise des droits ; or, vous venez de voir que ce traité de commerce que nous ne pouvons pas éviter, détruira non seulement la loi tout entière, mais l’industrie cotonnière elle-même ; ou bien, l’inconvénient que je vous signale empêchera la conclusion de ce traité de commerce, et alors que devient le système de réciprocité ?

Je repousserai donc la prohibition que je crois inutile sur les articles communs, et que les auteurs du projet n’ont pas cru nécessaire pour protéger les articles fins.

Mais je voterai pour un droit protecteur réel et efficace. J’espère que M. le ministre des finances nous indiquera le moyen d’empêcher la fraude par des améliorations à apporter à notre système de douanes, et qu’il rendra ainsi inutiles les moyens indiqués, l’estampille et la recherche à l’intérieur.

M. le ministre de l’intérieur vous a signalé hier les nombreux inconvénients de cette mesure, et il serait infiniment regrettable que nous dussions adopter un système vexatoire qui nuirait à la longue à la popularité du gouvernement. Mais je le déclare, s’il m’était démontré que des droits assez élevés sont nécessaires et que la fraude ne pourrait être empêchée que par ce moyen, il faudrait bien adopter cette législation qui, du reste, est en vigueur chez les peuples qui nous avoisinent.

Cependant, je le répète, ce n’est qu’en désespoir de trouver un autre expédient que j’adopterais cette mesure, et sous la condition que les droits iraient en décroissant jusqu’au taux moyen qui suffira dans quelques années pour protéger notre industrie.

Ce système que je voudrais voir accueilli, a beaucoup d’analogie avec celui présenté par M. Koechlin, et cette autorité m’a enhardi à vous soumettre un système de juste milieu.

D’abord, je changerais le mode de perception et je suivrais le conseil donné à cet égard par MM. Schumacker et Cassiers, de porter le droit non sur le poids, mais sur la valeur. De cette manière, nous éviterions la complication de la tarification proposée, et nous atteindrions le but que nous nous proposons de rétablir, la proportion entre les droits sur les tissus fins et ceux sur les tissus communs

On objecte que si nous ne combinons pas la valeur avec le poids, nous ne pouvons compter sur une bonne perception, parce que les douaniers ne connaissent qu’imparfaitement cette valeur. Pour obvier à cet inconvénient, on pourrait à chaque bureau d’entrée attacher de deux à quatre employés pris dans le commerce de coton, et on les trouverait facilement en les payant bien. Ce serait le système le plus simple, et vous vous souvenez dans la discussion de la loi sur les toiles, combien la chambre a eu lieu de se repentir de n’avoir pas préféré ce mode à celui qu’on a choisi.

On pourrait porter les droits sur tous les tissus écrus à 25 p. c., et à 30 p. c. sur les tissus teints, etc., moyennant de diminuer ce taux, en partant de la seconde année, de 2 p. c. par an, jusqu’à ce qu’il fût descendu à 10 p.c. sur les écrus, et à 15 p. c. sur les tissus teints. Le droit pour les fils de coton pourrait être porté à 16 p. c. en suivant une décroissance parallèle de 2 p. c. jusqu’au taux de 6 p. c.

De cette manière, nous aurons posé en principe la liberté commerciale ; nous ne marcherons pas à reculons vers l’abîme qui se trouvé derrière nous et que plusieurs s’obstinent à ne pas voir. D’un autre côté, nous aurons protégé l’industrie cotonnière, et cette protection n’aura pas l’inconvénient de les rendre stationnaires, puisque la décroissance des droits tiendra leur activité continuellement en haleine en leur montrant la concurrence qui s’approche graduellement vers eux.

Messieurs, si nous suivons un système de juste milieu, nous courrons risque, en nous plaçant entre le oui et le non, ou bien de nuire considérablement à une industrie intéressante qui souffre, en rejetant la loi, ou bien d’adopter un système que je crois mauvais en l’adoptant sans modifications.

M. le président. - La parole est à M. Dumortier.

- Plusieurs membres. - Il faut entendre alternativement des orateurs pour et contre.

M. de Roo. - Je n’ai rien à dire à l’honorable orateur qui m’a précédé, ce ne sont pas là des phrases qui font impression ; mais je dois vous dire, messieurs, que j’ai été tout à fait ému en entendant hier le dernier orateur qui a pris la parole, non pas du ton pathétique avec lequel il a débité son discours ; mais d’entendre un ancien ministre de l’intérieur professer des principes tout à fait subversifs de toute industrie en Belgique, et nous dire qu’il veut protéger toutes les industries, tandis qu’il finit par rejeter la première protection qu’on lui demande ; un avocat payé pour plaider la cause de l’industrie étrangère ne l’aurait pas mieux fait ; mais heureusement pour les industries belges, il n’est plus ministre, il est député d’Anvers.

M. Rogier. - Je ne peux pas permettre à l’orateur de continuer sur ce ton-là !

M. Lardinois. - Il faut le rappeler au règlement !

M. de Roo. - Il a toutefois bien fait de dire, en commençant son discours, que ce n’était que des doctrines d’écrivain politiques qu’il mettait en avant ; il aurait mieux fait de dire que c’étaient des reproches qu’il faisait à l’industrie.

Malgré donc ces reproches, malgré le discours sur la loi de son collègue, que tout le monde a pu apprécier à sa juste valeur, et qui n’était qu’un tissu de diatribes contre la loi, contre l’industrie belge, et cela par un chef de commerce belge (pauvre industrie belge, où êtes-vous livrée !) malgré leur statistique (on rit) qui n’est basée sur aucune pièce admissible et probante, et victorieusement réfutée par la statistique de l’honorable rapporteur de la loi, et les calculs de M. Desmaisières puisés à de meilleures sources que dans la gazette d’Anvers ; malgré les hérésies en commerce de l’honorable M. Pirmez (on rit encore) qui rêve toujours la liberté de commerce, système désirable, mais qui mène à une ruine complète lorsqu’elle n’est pas réciproque, c’est ce que nous prouve malheureusement la pratique dont nous ressentons les fâcheuses conséquences ; malgré le système de liberté égoïste de l’honorable M. Lardinois qui désirerait la prohibition pour tous les tissus étrangers, mais qui en définitive ne la veut que pour les draps et la refuse aux cotons ; malgré les explications du ministre de l’intérieur qui ne paraît avoir en vue qu’une demi-mesure, je suis obligé de maintenir la loi telle que je l’ai signée.

Trêve donc à ces vaines théories, à ces reproches mal placés, à ces injustes statistiques qui injurient les faits. Est-ce avec une feuille hérissée de chiffres que vous pouvez dénier l’évidence ?

Direz-vous à l’ouvrier qui n’a pas de travail : Mais vous devez en avoir, ma statistique prouve que tant de coton est entré ? Direz-vous à l’industriel qui a dû cesser son industrie : Pourquoi cesser ? nos chiffres prouvent que tant de coton est entré dans ce pays ? Direz-vous à l’industriel qui fait travailler et entretenir ses machines qu’il a montées à grands frais et qui ne fait pas plus travailler qu’il ne doit pour les entretenir, qui au lieu de 300 à 400 ouvriers n’en emploie que 150 à 200 : Mais pourquoi ne travaillez-vous pas ? tant de balles de coton sont entrées. Ils répondront : Mais non, ne pouvons ni ne voulons travailler, parce que l’ouvrier n’a pas de quoi vivre, parce que nous sommes obligés de travailler à perte, parce que les débouchés de nos fabricats à l’intérieur ne sont pas protégés et que ceux à l’extérieur nous sont ôtés, et parce que ces balles de coton ne sont pas des débouchés. Mais procurez-nous un débouché quelconque vous, chef de commerce en Belgique, qui semblez dire que nous ne sommes pas en souffrance, que les débouches ne nous manquent pas. Mais où sont-ils donc, pourquoi n’avez-vous pas réussi à nous en procurer en France, où vous avez été envoyé à cet effet ?

Mais les Français ne se connaissent pas en fait de commerce, dit M. Smits ; ils sont arriérés, leur industrie s’anéantit. Pourquoi donc la nôtre s’y expatrie-t-elle ? La seule ville de Roubaix compte les deux tiers de Belges. Plût à Dieu que nous connussions aussi bien nos intérêts ! nos industries cotonnières ne seraient pas si languissantes.

Ils ne s’y connaissent pas, parce qu’ils ne veulent pas adopté votre système ; mais ne soyez pas si bénévole à persister dans un système d’attente qui conduit à la mort de nos industries, et la simple raison ne dit-elle qu’en ce cas il faut user de représailles ?

Tentez de mieux faire, voilà toute leur réponse ; mais vous ne nous mettez pas dans le pouvoir de tenter. Comment voulez-vous que nous tentions ! Si nous avions à lutter contre une industrie intérieure, nous tenterions ; mais nous avons à lutter contre une industrie étrangère que vous protégez par vos minimes droits au lieu de nous donner le temps et le moyen de tenter ; vous nous écrasez.

Je ne suivrai pas les orateurs qui ont parlé contre la loi dans les faux calculs qu’ils ont faits et qui ont déjà été suffisamment réfutés. Mais je dirai que les expéditions de 1834 qui figurent sur vos tableaux sont presque toutes pour Batavia, et sont l’effet des avances que le gouvernement a faites à la société cotonnière ; c’était là un palliatif partiel, il est vrai, mais ce n’est pas ce qu’il faut, c’est un remède durable et général, c’est une loi protectrice avec laquelle nous puissions lutter avec l’étranger.

Vous avez beau dire que la loi est mauvaise, mais vous ne la voulez ni bonne ni mauvaise ; si vous voulez l’anéantissement de l’industrie cotonnière, si elle vous porte ombrage, il vaudrait mieux le dire franchement. Mais en 1835 aurons-nous encore le même débouché ? Non, nous n’expédierons plus rien. L’augmentation des droits de 50 p. c. nous a ôté toute concurrence. Les feuilles de statistiques se réduiront ainsi à zéro pour l’année courante.

Mais un argument bien fort qu’on avance pour prouver l’aisance des ouvriers de Gand, c’est la statistique du mont-de-piété de cette ville. En 1829, temps de l’opulence, il y avait la moitié plus de gages au mont-de-piété qu’en 1834 ; or, moins de gène et plus d’opulence.

Mais qu’aurez-vous de 1835 à 1840 si cela continue ? vos feuilles de statistiques seront toutes réduites à zéro, vous n’aurez plus d’objets au mont-de-piété de la part des ouvriers, parce qu’ils n’en auront plus, et les fabriques suivront le même sort : au lieu donc d’opulence c’est un signe évident de détresse. Mais n’a-t-on pas vu vendre des objets de 10,000 francs de valeur au mont-de-piété ; je l’ai connu, c’était un collier en brillants : ce n’est certainement pas ce que portaient les ouvriers, et cela ne prouve-t-il pas qu’un seul individu peut mettre pour 60,000 fr. au mont-de-piété, et que 2,000 ouvriers ensemble n’en mettent pas pour 25 mille ? Toutes vos statistiques et vos chiffres ne prouvent donc rien du tout.

Mais, dit M. Rogier, vous-même avez invoqué cet argument : oui, et alors il était basé non sur la hauteur du chiffre, mais sur le nombre des effets y mis par les ouvriers. Ainsi ni les statistiques de M. Smits ni les reproches de M. Rogier et les avis de M. Lardinois, ni les théories de M. Pirmez, ne peuvent nous tirer d’embarras.

Je ne suis point industriel ; mais je vois les faits tels qu’ils sont ; je suis convaincu avec toutes les sections que l’industrie cotonnière est en souffrance par le défaut de débouchés au-dehors, par le peu de protection au-dedans. C’est un fait palpable, et il convient, il est du devoir de la représentation nationale de porter remède à une industrie nationale qui souffre, quelle qu’elle soit ; mais il ne suffit pas de le dire, il faut le faire et commencer par la loi actuelle. Alors vous serez conséquents.

Un grand argument s’élève ici, de nouveau : que ferez-vous avec la Suisse, demande-t-on, le pays de liberté ? Notre système de réciprocité ne pourra s’étendre à la Suisse. Mais je demanderai ce que nous envoyons en Suisse. Il est vrai que M. Lebeau a eu la complaisance de mettre avant-hier sur le bureau de la chambre une pétition de quelques libraires de Bruxelles qui réclament pour la Suisse. Il paraît que cette pétition est signée par M. Hauman et de deux à trois libraires français.

M. Lebeau. - Il est Belge comme vous ; et au moins aussi bon Belge que vous !

M. de Roo. - Le premier, à ce qu’il parait, a envoyé quelques ouvrages de Mme de Staël en Suisse, édition de M. Lebeau. (On rit.) Les autres, quelques volumes analogues. Depuis nous avons reçu une requête de Verviers : en bien, messieurs, ces requêtes seront prises en considération, et s’il est prouvé que nous faisons des envois en Suisse qui valent la peine d’un traité de commerce, nous espérons que notre ministre des affaires étrangères s’entendra avec le gouvernement suisse pour faire un traité de réciprocité, dans lequel toutes les industries prendront une égale part. Ce à quoi on a pourvu par l’article 4 du projet de loi. Et voilà pour la Suisse.

Quant à la pétition des détaillants de Bruxelles, il paraît, messieurs, et il est certain, que l’on a mis tous les préposés de la police de Bruxelles en mouvement pour faire le relevé des boutiques de toutes les ruelles de Bruxelles, où on a trouve à peine un coupon de coton, et dont on a demandé la signature.

M. Coghen - Je demande la parole.

M. de Roo. - Je vous demande si ce sont là des moyens admissibles pour tâcher d’écarter une loi salutaire à l’industrie belge. On devrait avoir honte d’employer de pareils moyens.

Mais quel changement s’opérera-t-il chez les boutiquiers de Bruxelles ? Ils vendront des objets belges au lieu de vendre des objets étrangers ; et si elles veulent continuer à les vendre, elles les vendront à un prix qui protégera la fabrication indigène.

Quant aux dames, elles porteront des robes belges au lieu de robes étrangères. Et s’ils en veulent absolument, elles les paieront plus cher, et il y aura plus de distinction à les porter. Et c’est à quoi elles tiennent, mais elles seront Belges avant tout, et nos industriels auront soin de rivaliser avec les étrangers. C’est leur intérêt, et cela ne manque jamais.

On craint les vexations des recherches. Ce sont là encore des chimères, qui peuvent effrayer ceux qui ne connaissent pas l’exécution de ces visites, et les formalités à remplir ; mais ces visiteurs existent dans toutes les boutiques et chez tous les marchands. Elles existent même chez tout le monde qui est suspect. D’ailleurs, c’est au gouvernement chargé de l’exécution de la loi à avoir soin que des vexations n’arrivent pas, et raisonner de ce qui peut arriver à ce qui arrivera n’est jamais fondé.

Mais je me trompe, le ministre paraît hésiter sur ce moyen : qu’il se rassure, je crois qu’on n’exécutera pas assez la loi. Interrogez les habitants des frontières, et ils désirent ces formalités pour empêcher la fraude qui devient scandaleuse sur certain point, et dont ils sont indignés.

La douane est coûteuse, dit M. Rogier, elle coûte 4,000,000. Oui, elle est coûteuse et encore elle est mauvaise, et vous n’aurez jamais une bonne douane, si vous ne la rendez pas ambulante, aussi bien les chefs que les subalternes, afin qu’ils se contrôlent mutuellement et empêchent la corruption. Mais elle sera plus coûteuse et inutile même si vous n’employez pas le moyen pour réprimer la fraude.

Quant à l’estampille, elle ne doit et ne peut vous effrayer. Elle n’effraie que les fraudeurs ; elle existe en France, en Angleterre et en Prusse. Votre nationalité vous en fait un devoir, elle est nécessaire pour l’efficacité de la loi ; si vous voulez protéger l’industrie, il faut rendre la loi efficace : qui veut la fin doit vouloir les moyens.

Quant à la prohibition elle n’existe que pour un article dans toute la loi, un article qui mérite une protection particulière, qui peut subir encore des modifications, et l’on s’en empare pour recréer la loi entière ; c’est là encore une peur chimérique ; ce n’est pas nous qui devons avoir peur, ce sont les étrangers ; or ceux-là possèdent un moyen très simple de s’en débarrasser, c’est d’entrer avec nous dans un système réciproque de douanes et de faire des concessions mutuelles ; l’article 4 de la loi y a pourvu.

On a cité souvent dans les discussions la France, l’Angleterre, la Prusse ; pourquoi ne les citons-nous pas ici ? Ces pays plus expérimentés que nous admettent le système prohibitif. Ignore-t-on que la loi du 10 brumaire an V, loi de prohibition, a fait fleurir les manufactures et fabriques de France, qui auparavant étaient tributaires de l’Angleterre, depuis le traité de 1786 comme nous le sommes maintenant ? Il paraît qu’on veut l’ignorer. Néanmoins, imitons ces exemples que l’expérience a prouvé être salutaires, et nous agirons sagement.

Quant aux représailles ne les craignons pas, elles existent déjà à l’étranger ; tout y est prohibé, excepté ce dont ils ne se peuvent passer ; et ce ne sera pas le rejet de la loi qui les en empêchera lorsque leur intérêt le commande.

Je parlerai franchement, messieurs, cette question qui est toute simple et toute nationale, a fait surgir des questions qu’on se forge pour soutenir le système égoïste et contraire ; que dis-je, elles sont plutôt des fantômes qu’on a créés pour effrayer, que des arguments pour combattre le projet de loi en discussion.

Mais vous avez fait une loi sur le lin, sur les céréales, dit l’honorable M. Rogier en nous reprochant ; où en êtes-vous avec cette loi ? A-t-elle fait effet ?

Le temps nous l’apprendra, mais une chose qui est certaine, c’est que vous avez dénaturé la loi sur le lin par vos amendements, et la loi actuelle subira le même sort si vous en ôtez les moyens de la rendre efficace. N’interrogez donc point des lois vicieuses par votre propre faute pour en tirer un argument ; c’est une loi qui contient un principe infaillible si vous l’exécutez telle qu’elle est conçue. Il en est de même de la loi sur les céréales. Il faut une loi forte, et alors elle produit effet.

En somme, messieurs, les industries cotonnières, passementeries, rubanneries, etc. sont dans une crise complète par la défectuosité de nos lois actuelles ; ils s’adressent à la chambre pour les en relever. Je crois qu’il est de notre devoir de le faire, si nous voulons exécuter notre mandat, en combinant par un tarif sage et fort les moyens d’efficacité avec la justice et la réciprocité. J’ai dit.

M. Rogier. - Je demande la parole pour un fait personnel. En entendant les premiers mots du discours de l’orateur j’ai cru qu’il parlait sérieusement et je prenais aussi ses paroles au sérieux ; mais je me suis bientôt aperçu que son discours était composé de bouffonneries plus ou moins grossières, et j’ai pris le parti d’en rire avec toute l’assemblée. Il m’a trouvé trop pathétique dans le développement de mon opinion ; je le trouve trop bouffon dans le développement de la sienne. Chacun sa manière et son but.

M. de Roo. - Vous pouvez prendre mon discours pour bouffon ; j’ai pris le vôtre comme je l’ai conçu et tel qu’il est.

M. Coghen - J’ai demandé la parole pour rectifier un fait que je considère comme m’étant personnel. M. de Roo a annoncé que la pétition que j’ai déposée sur le bureau de la chambre, avait été colportée dans les ruelles de Bruxelles par les agents de la basse police pour y recueillir des signatures. M. de Roo ne connaît pas la ville de Bruxelles : s’il la connaissait, il eût parlé autrement. Au bas de la pétition des marchands de la capitale se trouvent les noms les plus respectables, les plus honorables dans le commerce, et les insultes gratuites dont ils seraient l’objet ne pourraient que retomber sur ceux qui les leur adresseraient.

M. Dumortier. - En me levant pour prendre la parole dans la grave question qui nous occupe, j’éprouve la nécessité de dire quelques mots sur ma manière de voir relativement aux besoins de l’industrie en général ; car il m’a paru que les intentions de la plupart des orateurs que nous avons entendus contre le projet ont été mal comprises, ou méconnues ou même calomniées.

Dans l’opinion que je professe, la Belgique n’aurait rien à craindre d’aucune nation si la liberté du commerce pouvait y être établie un instant. Le bon marché des choses utiles à la vie est tel dans notre patrie, que nous lutterions sans désavantage contre toutes les nations étrangères, sil était possible que la liberté illimitée du commerce s’y réalisât.

Mais si je déclare que la Belgique n’aurait rien à craindre, je déclare en même temps que je regarderais, pour mon compte, comme la plus amère dérision de créer chez nous la liberté illimitée du commerce, lorsque nous avons à ménager une foule d’intérêts particuliers qui ont été créés sur la foi des lois existantes, et qui ont droit à notre protection.

Je repousserai donc toute mesure qui tendrait à établir la liberté absolue du commerce, comme je repousserai toute prohibition.

La liberté du commerce entraînerait la ruine de nos manufactures ; la prohibition serait un moyen de voir s’arrêter les progrès de notre industrie, de voir s’arrêter sa marche progressive. Ce n’est pas par la prohibition que les industries se perfectionnent. C’est par la concurrence, c’est par la comparaison des produits.

Je voudrais une loi qui accordât à nos filateurs de coton, à nos fabricants de tissus de cette matière, une protection sage par des droits convenables ; mais je m’opposerai de tous mes moyens à la proposition qui a été déposée sur le bureau de la chambre et qui est une prohibition absolue, qui de plus a l’inconvénient d’imposer à la Belgique les estampilles et les visites domiciliaires que des hommes libres ne peuvent vouloir souffrir chez eux.

Incontestablement nous devons accorder des avantages à notre industrie, car elle assure du travail à une grande partie de la population du pays : ces avantages doivent-ils aller jusqu’à la prohibition ? Je ne le pense pas. Tout système de protection qui va au-delà de ce qui est nécessaire à l’industrie qu’on veut protéger est un grand malheur pour une nation : un pareil système nuit à la nation tout entière en ce qu’il empêche le développement des capitaux et la perfection de l’industrie. Il faut accorder à nos manufactures ce qui leur est nécessaire, mais rien que ce qui leur est nécessaire.

Je reconnais que le tarif actuel des douanes est suffisant. Il a été fait pour d’autres circonstances que celles où nous sommes. Il s’agissait de créer la fabrication du calicot, étoffe commune, pesante ; le poids suffisait pour déterminer le tarif ; maintenant nos manufactures sont arrivées à une fabrication plus parfaite, et il leur faut une protection pour les tissus fins ; et pour parvenir à ce but, un changement dans les tarifs est indispensable. Ainsi, il faut transformer le droit sur le poids en un droit sur la valeur, en un droit qui frapperait d’une manière égale les tissus fins et les tissus grossiers. J’avais l’intention de proposer de porter à l’avenir le droit sur les tissus à 25 p. c., et sur les tissus colorés à 30 p. c. Toutefois, je désirerais que l’on pût introduire dan le projet quelques restrictions en faveur des tissus suisses.

Il ne faut pas se tromper sur les faits, les mousselines ne peuvent se fabriquer chez nous ; ces tissus ne peuvent se faire à la vapeur ; ils doivent être faits à la main. Dans les pays de montagnes la journée de l’ouvrier est peu de chose et on peut y fabriquer des mousselines ; je désirerais donc que les droits fusent modérés sur ces étoffes.

Quant aux percales et aux jaconas nous pouvons les fabriquer et il suffit qu’on accorde un droit protecteur. Les industriels doivent comprendre qu’il est nécessaire qu’ils agissent pour rivaliser avec les nations voisines.

Voilà le système que j’adopterais.

Il me reste à combattre la proposition de la section centrale.

Pendant toute cette discussion j’ai entendu prononcer de grands mots, j’ai entendu parler de malaise général, de prohibitions, de réciprocité et d’autres choses semblables dont probablement beaucoup de membres ne connaissent la portée… (On rit.) Il me sera facile de le prouver ! (On rit encore.)

Par exemple, on a parlé de réciprocité. On voudrait établir ce système. La commission a elle-même dit qu’il est des cas où la réciprocité doit être admise.

Pour moi, j’ai étudié les matières commerciales, et pour cause, et je ne reconnais pas la possibilité de la réciprocité commerciale. La théorie de la réciprocité est une absurdité commerciale. Que serait ce système comme on l’entend ? Ce serait l’adoption pure et simple de tous les tarifs des nations avec lesquelles nous sommes en rapport.

Ainsi la France prohibe les cotons imprimés et il nous faudrait prohiber les siens ; l’Angleterre les reçoit avec un droit de 10 p. c., et nous devrions recevoir les siens à ce taux : la Suisse plus libérale les admet sans droit, et il vous faudrait recevoir les siens de même. Voilà la mise en pratique du système que l’on préconise sans le comprendre car si on l’avait compris, on ne le préconiserait pas.

Le système des prohibitions n’est pas moins absurde.

Que diriez-vous d’une nation qui aurait besoin dans plusieurs de ses localités des produits étrangers, et qui refuserait de les recevoir sous le prétexte qu’on en produit de semblables dans quelques-unes des manufactures du pays ?

Ainsi, le pays produit du bois propre à la bâtisse, il faudrait se passer du bois de l’étranger et le prohiber.

M. de Roo. - Ce n’est pas la même chose !

M. Dumortier. - Je conçois que vous trouviez que ce n’est pas la même chose, parce que le bois ne vient pas dans les Flandres, mais il vient dans le Luxembourg et je suis persuadé que les habitants du Luxembourg trouveraient que c’est la même chose.

Je demande à MM. les députés des Flandres s’ils voudraient se passer du bois de l’étranger. Lorsqu’un pays produit une denrée, d’après eux, il doit prohiber la même denrée de provenance étrangère. En supposant que la Belgique possédât une mine d’argent, quelque peu considérable qu’elle fût, on dirait qu’elle doit faire valoir son propre minerai, et vous arriveriez à n’avoir dans le pays que de la monnaie faite avec de l’argent extrait de votre mine. Nous cultivons du vin, il faudrait nous passer du vin de l’étranger.

D’après le système que préconisent les défenseurs du projet, on arriverait à ces conséquences absurdes. L’absurdité de ces conséquences prouve l’absurdité de leur système ; car c’est ainsi qu’ils entendent la réciprocité.

Moi, messieurs, j’entends la réciprocité d’une toute autre manière. Sans doute, il faut de la réciprocité entre les nations ; si elle n’existait pas, la nation pour laquelle elle n’existerait pas en serait la première victime. Mais cette réciprocité doit-elle se fonder sur chacun des articles d’un tarif de douane ? Non certainement, elle doit reposer sur l’ensemble du tarif.

Voilà la réciprocité que vous devez rechercher, et je ne crains pas de déclarer non seulement qu’elle existe entre la France et la Belgique, mais même que la balance est tout à fait en notre faveur.

En effet, j’ouvre le tableau général du commerce de la France en 1832, je n’ai pas pu m’en procurer de plus récent, et j’y trouve que la Belgique a importé en France pour 44 millions et demi de valeur, tandis que la France n’a importé en Belgique que pour 40 millions et demi. La Belgique a donc fait en 1832 un bénéfice de 4 millions d’importations sur la France.

Aujourd’hui l’avantage est bien plus considérable. Voilà où est la réciprocité, c’est dans la balance du commerce, c’est dans le résultat des faits généraux et non pas sur tel ou tel article en particulier. S’il en était ainsi, il n’y aurait pas de si petit industriel, de marchand d’allumettes qui ne pût venir vous demander une loi de réciprocité et de prohibition.

Lorsque la grande balance commerciale, comme cela résulte de l’exemple que je viens de citer, est en faveur d’une nation, on peut en conclure, sans craindre de se tromper, que cette nation fait de bonnes affaires et que la réciprocité est en sa faveur.

On parle aussi de traités de commerce, on dit : il faudra faire des traités de commerce avec les étrangers.

Mais encore une fois les honorables membres qui parlent ainsi savent-ils ce que c’est qu’un traité de commerce ? Je ne le pense pas ; car on ne fait plus de traités de commerce à l’époque actuelle. Cependant la section centrale vous a fait un rapport dans lequel elle vous dit qu’elle fonde de grandes espérances sur les traités de commerce que le gouvernement pourra faire avec les puissances étrangères.

Je le répète, messieurs, à l’époque actuelle on ne fait plus de traités de commerce ; chaque pays fait un tarif dans son intérêt. Il n’y a plus eu de traité de commerce, depuis celui qui fut conclu entre l’Angleterre et la France sous Louis XVI, et on sait quels furent les résultats de ce traité pour la France.

Vous voyez que tous ces grands mots, ces grands arguments, réciprocité, traités de commerce, se réduisent à bien peu de chose quand on les examine au fond.

J’en dirai autant de la crise commerciale. Ici, je dois distinguer, si l’on entend parler d’une crise commerciale momentanée qui existerait dans le moment actuel, ou aurait existé à une autre époque ; je suis le premier à reconnaître que de semblables crises peuvent avoir lieu ou avoir eu lieu, car il s’en manifeste dans tous les pays ; je dirai même plus, je dirai qu’elles sont inévitables. Mais si on présente la crise commerciale comme l’état permanent de notre industrie, je dirai que cette assertion est repoussée de la manière la plus péremptoire par les faits qui vous ont été exposés par un honorable orateur, et qui doivent encore être présents à votre mémoire.

La quantité de coton brut, nous a-t-il dit, importée de 1826 à 1829 n’était que de 13 millions, tandis que cette importée de 1832 à 1834 est de 15 millions.

Il vous a établi que le nombre des machines à vapeur, appliquées à la fabrication des tissus de coton était de 67 ; aujourd’hui, il y en a 81. Il a été établi aussi que les ateliers de charité avaient occupé à Gand en 1829, 543 ouvriers, maintenant il n’y en a que 493. Les dépôts au mont-de-piété ont diminué de moitié. Et on vient parler de la crise du commerce de Gand, en présence de pareils faits. Les faits sont manifestement contraires aux allégations.

Il est un autre fait que peut-être la plupart d’entre nous ignorent, c’est que dans la ville de Gand, les ouvriers des manufactures de tissus de coton travaillent chaque jour jusqu’à neuf heures du soir. J’avais demandé à un fabricant pourquoi on ne faisait pas travailler les ouvriers plus tard, il me répondit, parce qu’on ne peut pas les tenir plus longtemps ; quand ils ont travaillé jusqu’à neuf heures, ils ont gagné assez pour vivre, ils retournent chez eux.

Encore une fois, s’il ne s’agit que d’un moment de stagnation, de ces fluctuations que tout commerce éprouve, nous pouvons admettre que les manufactures de tissus de coton éprouvent une crise, mais si on prétend qu’elles soient dans un état de crise permanent, il est incontestable que cela n’est pas exact.

La fabrication des calicots a perdu, il est vrai, le débouché de Java, mais depuis la révolution, cette industrie a gagné dans le pays plus qu’elle n’avait perdu à l’extérieur. Il a été démontré devant moi à la commission, que toutes les fois que les fabricants belges ont bien voulu lutter contre les étrangers pour la fabrication d’un article quelque peu protégé, l’avantage est toujours resté à l’industrie indigène.

Messieurs, l’état de malaise dont on parle et qui sert de base au projet qui vous est soumis, n’existe pas. J’irai même plus loin, je dirai que cet état de malaise existât-il, vous seriez impuissants pour y porter remède et le projet qui vous est présenté est le plus mauvais moyen auquel on puisse recourir. Ma proposition paraîtra peut-être paradoxale, mais en examinant les faits de près, on verra qu’elle est incontestable.

C’est une vérité reconnue que plus un droit est élevé, plus il offre d’appât à la fraude. Si nous avions, comme la Grande-Bretagne, des frontières maritimes qui nous entourassent de toutes parts, la répression de la fraude serait facile ; mais notre pays est ouvert de tous côtés et la fraude y est si facile qu’elle se fait moyennant une prime de 5 p. c. Il est incontestable que la prohibition, loin d’y mettre un frein, ne ferait que lui donner un nouvel appât.

Nous établirons, dit-on, l’estampille et les visites domiciliaires.

Qu’en résultera-t-il ? vous pensez qu’en établissant l’estampille et les visites domiciliaires, vous aurez gagné grand chose ? Vous obtiendrez pour résultat de faire détester le gouvernement actuel par la population, mais ce que l’industrie cotonnière y aura gagné se réduira à presque rien.

On a dit que l’estampille existait en France. Le fait est vrai en partie et faux en partie. L’estampille existe en France pour les tulles, mais il est inexact de dire qu’elle existe pour toutes les étoffes tissées de coton. Mais cette mesure est complètement illusoire.

Savez-vous combien on donne en France pour faire apposer l’estampille sur les marchandises fraudées ! Je vous prie de bien faire attention à ceci : On peut faire apposer, sur toutes les marchandises fraudées, l’estampille par le fabricant qui l’a entre les mains, moyennant un 1/2 p. c. Ainsi, toutes ces mesures rigoureuses qu’on propose aboutiront à favoriser notre industrie d’un 1/2 p. c. Ces faits, je peux vous les garantir comme authentiques.

Eh bien, faut-il pour donner une protection d’un demi p. c. faire détester le gouvernement sorti de la révolution, et le faire détester pour favoriser des personnes qui à une certaine époque vous ont présenté des pétitions dans un intérêt autre que celui de l’industrie.

On sait que cette fameuse pétition couverte de 10 mille signatures, qui fut déposée sur le bureau de la chambre, n’était qu’une manœuvre contre la révolution et que la question qui lui avait donne lieu était moins industrielle que politique. En présence de pareils faits, faut-il pour accorder une protection d’un demi pour cent à ces mêmes personnes, faire détester le gouvernement actuel ?

Rappelez-vous les faits, messieurs, le gouvernement de l’empire, malgré toute la gloire dont il était entouré, est tombé moins par la force des baïonnettes étrangères que par suite de l’animadversion qui lui avaient attirée et la conscription et les droits réunis. Ce sont ces droits réunis qu’on veut rétablir. Qui a fait tomber Guillaume ? Ce sont les vexations fiscales auxquelles il a dû recourir pour exécuter des lois onéreuses au pays. Les mêmes causes doivent amener les mêmes effets. Ce qu’ont produit les vexations fiscales sous Napoléon et sous Guillaume, si vous les rétablissez, elles produiront le même résultat sous le Roi Léopold.

Y a-t-il rien de plus vexatoire que de violer le domicile du citoyen, de remuer tout dans sa maison, jusqu’au matelas de son lit, pour voir s’il ne s’y trouve pas de marchandises prohibées. Dans un pays comme le nôtre, où on attache tant de prix à la liberté intérieure de la famille, où chaque citoyen a son domicile particulier, une maison (ce n’est pas comme en France où une famille n’occupe qu’un étage dans une maison) vous introduirez des hommes qui iront fouiller du grenier à la cave, les endroits les plus secrets du domicile.

Alors que la constitution déclare positivement qu’aucune visite domiciliaire ne pourra avoir lieu que sur mandat du juge, un simple douanier, sur une dénonciation fallacieuse suggérée quelquefois par l’envie, pourra pénétrer dans le domicile d’un citoyen et retourner tout ce qui se trouve dans la maison ! Voilà, messieurs, ce que je ne puis pas comprendre. Un pareil système est tout à fait contraire aux principes de la révolution, et je ne pense pas que les hommes de la révolution puissent jamais donner leur assentiment.

A mon avis, il est un autre système qui serait plus favorable à l’industrie et que je désirerais voir adopter. Je veux parler d’une bonne loi sur la navigation, d’une loi semblable à celles qui ont amené la prospérité des nations maritimes. J’ai entendu dans une séance précédente divers orateurs partisans du système prohibitif, nous préconiser ce système, et nous dire que c’était au système prohibitif que l’Angleterre avait dû sa prospérité. C’est là une grave erreur.

L’Angleterre a dû sa prospérité à son système d’exportation et de navigation. Encore une fois, ce qui fait la prospérité d’une nation, c’est qu’elle exporte plus de marchandises qu’elle n’en reçoit ; lorsque la balance commerciale est en sa faveur, il y a avantage.

La prohibition a tellement peu été le moyen par lequel l’Angleterre s’est enrichie, que nous voyons à des époques différentes d’autres nations acquérir le même degré de prospérité que l’Angleterre, sans cependant s’être jamais servi de ce moyen. Si la prohibition eût été un moyen de prospérité, ces nations ne l’auraient pas négligé.

Ouvrez les pages de notre histoire sous la maison de Bourgogne, sous les comtes de Flandre, la Belgique était le pays le plus riche de l’Europe, toutes les richesses y affluaient à ce point que quand les bourgeois de Bruges s’asseyaient sur les tabourets des rois, pour leur faire honte, ils y laissaient leurs manteaux brodés, en guise de coussins.

La Belgique, avait-elle alors des lois prohibitives ?

M. Desmet. - Oui elle en avait.

M. Dumortier. - C’est une erreur ; elle n’en avait pas. La Belgique avait acquis son immense fortune au moyen de sa marine marchande. C’est elle qui faisait tous les transports, et c’est par ce moyen qu’elle est arrivée à un si haut degré de richesse.

Plus tard, la Hollande, a acquis aussi une immense richesse, avait-elle établi un système prohibitif ? Non sans doute, elle avait fait plus, elle avait admis un système de liberté illimitée ; et elle s’est enrichie au point de devenir la rivale de l’Angleterre.

Ce n’était donc pas par son système de prohibition que l’Angleterre s’était enrichie. Ces deux puissances ont dû leur prospérité à un système commun, leur système de navigation. Voilà le système qui a enrichi l’Angleterre et la Hollande et qui, auparavant, avait fait la prospérité de la Belgique. Vous n’aurez de grandes richesses dans le pays que quand vous adopterez un système de navigation semblable.

Portez vos regards sur une époque plus rapprochée de nous, voyez ce qui s’est passé après la révolution des États-Unis.

Les Etats-Unis d’Amérique étaient une nation peu fortunée eu égard à la mère patrie. Elle n’avait ni marine ni commerce : elle ne pouvait exporter ses produits que dans la seule Angleterre. La révolution se fait. Les Etats se réunissent et portent un acte qui frappe les navires anglais d’un droit analogue à celui qu’on fait payer en Angleterre aux navires commerçants. Une marine marchande s’est formée et aujourd’hui elle est la plus belle du monde après celle d’Angleterre et la seule qui puisse lutter avec elle.

Pour arriver au même résultat, c’est d’adopter le même système. Il y a des faits qui prouvent jusqu’à l’évidence le besoin de ce système. L’Angleterre a aujourd’hui trente mille navires, la France en a quinze mille et la Belgique n’en a que cent.

Maintenant, messieurs, voulez-vous savoir l’influence immense, qu’aura une loi semblable sur les fabriques de tissus de coton, car j’entends dire qu’est-ce que cela fait aux fabriques de coton ?

Je suppose deux navires qui ont fait charge ensemble de produits du Brésil ; l’un de ces navires est anglais, l’autre est belge. Ces deux navires se rendent dans un des ports de la Belgique, dans le port d’Anvers, ils ont fait le trajet ensemble, ils déchargent leur cargaison dans le port ; les voilà au même point. Mais le navire anglais s’en retourne en Angleterre où il prend une cargaison de produits anglais, tandis qu’au contraire le navire belge, fait un chargement de marchandises belges qu’il a sous la main. L’avantage est du côté du navire belge. Songez que l’exportation d’un seul navire équivaut à la consommation de plus de 60,000 personnes. C’est donc en créant des débouchés à l’extérieur, en accordant de fortes primes pour les constructions de navires, en donnant un privilège sur le droit de tonnage à nos vaisseaux, que vous assurerez la prospérité de notre industrie. Voilà, je crois, un moyen qui est de beaucoup préférable à la prohibition.

Je reconnais que les effets du moyen que je propose ne se feront pas sentir du jour au lendemain, mais si la chambre adoptait le système que je lui propose, dans peu d’année l’industrie arriverait à une telle prospérité qu’elle ne laisserait rien à désirer. Vous ne vous verrez plus accablés par des plaintes incessantes.

Pour le présent, je me bornerai à déclarer que je donnerai mon assentiment à un projet qui modifiera la perception de l’impôt, qui substituera le mode de perception à la valeur à celui au poids. Je consentirai aussi à ce qu’on porte à 25 p. c. le droit sur les tissus de coton blanc autres que les mousselines, et à 30 p.c. le droit sur les cotons en imprimés. Mais quant à la prohibition et à l’estampille, je n’y donnerai jamais mon assentiment.

J’ai une dernière réflexion que je vous demanderai la permission d’ajouter.

Si l’Europe entière ne fabriquait que des cotons de la largeur et de l’aunage de ceux qu’on fabrique à Gand, je concevrais qu’on pût exécuter le système proposé par la section centrale, mais chaque négociant fabrique à sa manière. En Suisse chaque pièce a un aunage et une largeur différente ; il faudrait donc déballer toutes les marchandises, les mesurer pièce par pièce, les déployer. Un contrôleur de douane serait tenu toute une journée sans pouvoir donner l’expédition d’une balle à la fin de la journée. De plus, la marchandise serait gâtée.

En définitive vous aurez établi un droit équivalant à la prohibition.

Quant à l’estampille, j’ai déjà dit que c’était une mesure illusoire, parce que tout négociant qui voudra frauder, trouvera facilement moyen de la faire apposer.

En substituant la valeur au poids pour la perception et en augmentant le droit sur certains articles, comme j’ai proposé, vous aurez satisfait à toutes les réclamations et même accordé aux négociants de Gand un avantage auquel ils ne devaient pas s’attendre.

M. Desmet. - L’honorable membre qui a parlé hier le dernier a commencé son discours en faisant un compliment très flatteur à l’honorable ministre de l’intérieur sur le discours qu’il venait de prononcer et sur les principes libéraux qu’il y avait établis. Je ne voudrais pas critiquer la manière courtoise avec laquelle l’orateur a complimenté le ministre, mais si j’ai bien compris le discours de l’honorable M. de Theux, il me semble qu’il n’y a pas lieu de blâmer ou d’applaudir à ce qu’il avait dit sur la question qui nous occupe, puisqu’il ne s’était formellement attaché à aucun point.

J’ai cru m’apercevoir au contraire qu’il doutait de tout, qu’il avait peur de tout, qu’il n’approuvait rien, qu’il ne blâmait rien, qu’il était enfin irrésolu, qu’il ne pouvait s’attacher à rien et ne prendre aucune décision ; il n’a donc contesté ni blessé aucune opinion ; tout ce que j’ai pu voir dans le discours de l’honorable ministre, c’est qu’il a parlé comme simple député, qu’il n’a pas été l’organe du ministère, que jusqu’à présent nous ne connaissons pas l’opinion du gouvernement sur la proposition, et que nous pouvons supposer que le ministère se trouve partagé sur l’importante question du coton, et conclure que, comme dans celle des toiles et des céréales, le gouvernement a été à la chambre sans opinion à lui.

J’aime à croire à la timidité du ministre de l’intérieur pour se prononcer sur le moyen de mettre à exécution la loi de protection, car si je pouvais soupçonner qu’elle n’existait pas en lui, alors je verrais que d’accord avec son bureau de commerce et d’industrie, il ne veut pas de la loi et ne reconnaît pas la nécessité de venir au secours de l’industrie cotonnière, car comment pourrait-on reconnaître le besoin de prendre des mesures quand on ne voudrait pas des moyens pour les mettre à exécution ?

Cependant j’aurais beaucoup désiré que M. le ministre de l’intérieur se fût positivement déclaré sur le mode de la mise à exécution de la loi, car c’est certainement au département de l’intérieur qu’on doit le mieux savoir si le mode présenté est nécessaire et exécutable et d’accord sur le principe ; une telle déclaration aurait mis à l’aise une grande partie de la chambre, et raccourci de beaucoup la discussion.

M. le ministre de l’intérieur paraît pencher vers des droits élevés, mais rebuter la prohibition ; et il désire connaître pourquoi on veut plutôt prohiber les impressions communes que les fines, et quel est le motif qu’elles ne se trouvent pas sur la même ligne.

M. le ministre a une peur excessive de l’estampille et de la recherche dans l’intérieur, et il pense qu’il y a peut-être moyen de s’en passer en cherchant des mesures de surveillance à la ligne de douanes, qui y ferait percevoir la totalité des droits imposés.

Si M. le ministre pouvait trouver ce moyen de faire percevoir à la douane la totalité des droits élevés, alors le grand problème serait résolu et vous ne verriez plus demander ni prohibition, ni marque, ni recherche dans l’intérieur ; mais je crois qu’il serait plus facile de déterminer la quadrature du cercle que de résoudre le problème.

Un mur comme celui qui ferme une partie de l’empire de la Chine, ne pourrait pas encore arrêter la fraude, car on voit que les murs des villes ne peuvent y mettre obstacle.

Pour connaître si vos droits sont perceptibles, il faut vous informer des primes de la fraude, et vous ne pouvez pas prétendre de toucher un droit plus élevé que la hauteur de cette prime, il serait donc impossible en Belgique, où la contrebande est si bien organisée et une branche importante de commerce et d’industrie, de percevoir sur les tissus de coton un droit plus élevé du 8 à 10 p. c., puisque la prime de fraude n’est pas plus élevée.

Pour ce qui concerne la prohibition que les fabricants sont seulement obligés de demander pour les impressions communes, M. le ministre le comprendra de suite, quand il saura que la fraude est beaucoup plus difficile pour un objet prohibé que pour celui qui est frappé d’un droit élevé, et que si nous voulons réellement donner quelque protection à l’industrie cotonnière, nous devons assurer aux fabricants le marché intérieur au moins pour ce qui concerne le commun des impressions, qu’ils peuvent faire aussi bien que les étrangers et à si bon compte quand les soldes de magasins ou les in globo ne viennent point de l’extérieur gâter tout notre marché, et quoi qu’en puisse penser l’honorable M. Dechamps, il n’est que trop certain que ce sont les soldes des magasins qui gâtent notre marché. Et je prie l’honorable membre de remarquer que la mesure prohibitive n’est appliquée qu’aux tissus imprimés et non aux blancs ou écrus qui peuvent entrer moyennant un droit, et il doit sentir que ce ne sont que les impressions qui n’ont souvent qu’une valeur de caprice qui peuvent continuellement faire tort à notre fabrication et que nous ne pourrons arrêter que par une prohibition.

Avec la libre entrée, moyennant des droits, on donne facilité à la contrebande d’établir un commerce étendu et régulier, de faire des opérations à l’avance, de conclure des marchés pour des quantités et pour des époques déterminées. On peut s’engager à coup sûr. Si le passeur est saisi, non seulement l’expéditeur est remboursé par l’assureur, mais si le temps lui manque pour tenter de nouveaux passages par la fraude, il trouve dans les entrepôts les moyens de remplir les engagements ; et la chance la plus fâcheuse pour lui c’est d’acquitter les droits à la douane. M. le ministre sentira donc quel avantage on donne par là à ce genre d’opérations et combien il tenterait et engagerait de spéculateurs.

D’un autre côté, beaucoup de maisons qui ne voudraient pas tenir des marchandises prohibées dans leur maisons, les unes par scrupule, les autres par crainte, n’hésiteront pas de le faire quand ce commerce pourra être hautement avoué, le public étant dans l’ignorance si les droits des marchandises étrangères sont ou ne sont pas acquittées.

Tandis que sous l’empire de la prohibition, la marchandise pouvait être saisie à chaque instant, partout où on la rencontre, les opérations fixes et régulières deviennent presque impossibles, les époques de vente peuvent se trouver manquer. On ne peut guère opérer que sur de petites quantités, par l’incertitude où l’on est de recevoir, car en manquant ses assortiments, on risque de perdre sa clientèle.

Et veuillez ne pas perdre de vue que sans la prohibition, les Anglais et les Français auront toujours la grande facilité de nous inonder de leurs marchandises dans les époques d’engorgement si fréquentes dans les grands centres de production, et principalement chez les Anglais. Dans ce cas les droits aussi élevés qu’ils pourraient être, n’arrêteront point l’entrée des tissus étrangers et leur débit dans l’intérieur, car on les laisserait à tout prix.

Si le ministre se trouve convaincu de la réalité de ce que je viens d’avancer, encore je crains qu’il ne nous objecte que les mesures d’estampille et de recherche dans l’intérieur sont trop violentes pour pouvoir être mises à exécution.

Mais alors il me permettra que je lui tienne ce langage. Quoi ! vous, qui dans le pouvoir êtes essentiellement le défenseur de l’industrie nationale, vous ne voulez pas tolérer des visites très rares chez des marchands, que leur intérêt d’accord avec les circonstances, rend en grande partie fauteurs et complices de fraude, d’introduction et du débit de marchandises étrangères ! chez des gens dont le plus grand nombre est sans contredit très honnête, et qui sous ce rapport ne craignent ni inspection des douanes, ni celle des accises, mais dont une portion, et qui en grande partie n’appartiennent pas au pays, sont assez éhontés pour afficher la violation des lois ; enfin contre des gens qui sont le fléau de leur patrie, par l’opposition qu’ils mettent à sa prospérité, en favorisant celle des étrangers, et qui pour leur propre lucre enlèvent aux pauvres ouvriers, leurs compatriotes, le pain de chaque jour.

Vous ne voulez pas mécontenter les marchands, mais vous tuez et poussez au désespoir les manufacturiers et tout ce qui y a rapport, c’est-à-dire la classe la plus intéressante et la plus nombreuse de la société, beaucoup plus considérable sans doute que celle des marchands, une classe qui entraîne avec elle une grande partie de la population de votre pays, celle des ouvriers qui, une fois privés de pain par la cessation du travail, sont bientôt plus dangereux dans leurs mouvements, que la clabauderie des marchands contrebandiers, qui ne sont proprement dits que des agents commissionnaires de l’industrie étrangère, car il n’y a que ceux-là qui se récrieront contre une mesure qui, renfermée dans les bornes d’une sage administration, ne peut pas compromettre ceux qui respectent les lois : ceux-ci au contraire applaudiront à toutes mesures qui les débarrasseront d’hommes immoraux, et d’autant plus dangereux que leurs profits, en vendant la marchandise étrangère, se fondent sur la ruine de ceux qui, honnêtes et fidèles aux lois de leur pays, n’achètent et ne tiennent que des marchandises indigènes.

En suivant le système de nos adversaires et surtout celui du bureau de commerce et de l’industrie, j’ose prédire à M. le ministre qu’il verra réaliser ces paroles prophétiques proférées un jour à la tribune française : « Qu’un pays qui voudrait s’écarter du système de protection de l’industrie nationale, tandis que d’autres le suivraient, aurait en peu d’années tant acheté et si peu vendu qu’il n’aurait bientôt plus le moyen d’acheter ni les moyens de vendre. »

J’ose me flatter que M. le ministre de l’intérieur, mieux informé prendra, avant la fin de la discussion, une résolution qui sera favorable et à son pays et à ses concitoyens !

Mais, messieurs, permettez-moi que je revienne sur un discours des deux adversaires qui ont parlé dans la séance de lundi ; sur celui de l’honorable députe d’Anvers, que a voulu remettre en question les souffrances de l’industrie, je ne dirai pas gantoise, mais je me servirai de l’épithète nationale. Car je la vois éparpillée dans tout le pays, et dans toutes les parties du royaume, elle donne du travail et du pain au peuple.

Oui, j’ai été étrangement surpris qu’un député à la tête du bureau de commerce et de l’industrie ait pu mettre cette souffrance en doute et la nécessité de venir au secours de cette industrie. Je ne pense pas cependant qu’il puisse y avoir dans la chambre, dans le gouvernement, dans le pays entier et même à l’étranger, deux idées différentes sur la situation désastreuse de cette industrie, et sur le besoin de la protéger.

Des avis des chambres de commerce qui ont été adressés à la chambre, je ne pense pas qu’il y en ait aucun, même pas celui du commerce d’Anvers, quoique conçu dans des termes de la plus grande inconvenance et insolence envers les industriels du pays, ait voulu méconnaître l’état réel de l’industrie cotonnière. Si les chambres n’ont pas été toutes d’accord sur les moyens à employer, au moins leurs avis ne sont pas douteux sur la nécessité de le faire.

Dans l’espèce d’enquête qui a été faite par votre commission d’industrie, excepté les trois interrogatoires qui ont été cités hier par l’honorable M. Smits, je me trompe fort si tous les autres n’ont pas de même reconnu que l’industrie cotonnière était en souffrance en Belgique et dans une position insoutenable.

Que les deux maisons de Bruxelles, citées par l’honorable député d’Anvers, n’ait pas voulu reconnaître la réalité de la situation de la fabrication de coton, cela doit se comprendre, car elles n’ont aucun intérêt de la devoir apprécier et occupées au commerce des mêmes produits, mais de ceux venant de l’étranger, il est assez naturel qu’elles veulent ignorer que la fabrication indigène souffre.

Pour ce qui concerne l’agent du gouvernement prés de la fabrique d’Andenne, j’ignore si cet agent ait parlé avec connaissance de cause, du moins j’ai le droit de croire que non ; car je viens de recevoir une note d’une personne intéressée dans cette fabrique qui de ce chef comme par ses connaissances particulières dans la matière, est, je pense, plus croyable que l’agent gardien d’Andenne. Voici ce que porte cette note. Elle est de M. Cockerill :

« M. Soyez ne s’est jamais occupé de sa vie ni de filage, ni d’impression, et les fonctions dont il est chargé par le gouvernement ne sont pas du tout de la nature qu’on paraît les supposer.

« M. Soyez se présente dans notre bureau une fois par an, mais jamais plus souvent, pour vérifier le bilan remis au gouvernement, et cette opération terminée, M. Soyez s’en va et nous ne le voyons plus qu’à pareille époque de l’année suivante.

« Voilà tous les rapports que M. Soyez a avec notre établissement. »

Les négociants de marchandises étrangères eux-mêmes ne contestent point qu’il y a nécessité de prendre des mesures de protection pour l’industrie cotonnière ; le premier mémoire de M. Perrot, dit le mémoire des négociants, contient la déclaration que notre tarif doit être modifié à l’égard de cette industrie. Et le second mémoire du même écrivain qui a été distribué le jour que la discussion a commencé, ne dit pas le contraire.

Tout en avançant que la Belgique a toujours aimé la liberté, l’auteur du mémoire a en même temps dû avouer que les diverses branches d’industrie y ont toujours été protégées par des droits ; et s’il eut eu connaissance du recueil de nos lois anciennes, il y aurait vu que non seulement des droits ont servi de protection, mais que chaque fois que le besoin en avait été reconnu, on s’était servi des mesures prohibitives ; c’est ainsi qu’il aurait vu qu’à différentes reprises, les lins ont été prohibés à la sortie, aussi que les fils de la même étoffe ; que les verreries et rubanneries ont parfois été prohibées à l’entrée ; il aurait aussi trouvé qu’en faveur d’une société établie à Dambrugge pour l’impression d’indiennes, ces mêmes étoffes venant de l’étranger étaient prohibées à l’entrée, comme il aurait aussi vu que les bois sciés du Nord étaient de même défendus d’entrer dans le pays.

Tout le pays est donc unanime sur les souffrances et les besoins de l’industrie qui nous occupe en ce moment. N’est-il dont pas étonnant, messieurs qu’on ait l’air d’en douter dans le bureau de l’industrie et du commerce ? Et je ne crains point de l’avancer, que tout le pays aura, à ce sujet, trouvé fort étrange le langage qu’a tenu le chef de ce bureau, et d’autant plus qu’un instant avant, l’honorable député de Saint-Nicolas, gouverneur de la Flandre orientale, nous avait donné, avec des preuves à côté, un tableau détaillé de l’état de décadence où se trouvait la fabrication du coton dans le chef-lieu de la province !

On dirait bien que les rapports de nos gouvernants sur l’industrie et le commerce de leur province respective, n’arrivent point jusqu’au département de l’intérieur, et que les bureaux qui devraient les recevoir ont d’autre part leurs renseignements et leurs instructions.

Si l’honorable député d’Anvers eût traité la question sans citer tous les faits qu’il nous a mis en avant dans son volumineux discours, je n’eusse pas fait cette observation, mais comme les faits doivent être les mêmes pour le député comme pour l’employé, j’ai dû me le permettre, mais uniquement dans l’intérêt de la discussion. Et, je le répète, tout le monde doit trouver étrange qu’il ne soit pas connu à notre bureau de commerce et d’industrie que 2,800 ouvriers de la ville de Gand se sont émigrés, laissant à charge au bureau de bienfaisance leurs femmes et leurs enfants.

Aux faits qui vous ont été allégués par l’honorable membre, gouverneur de la Flandre orientale, permettez que je vous en ajoute encore quelques-uns.

Je sais bien que vous n’en avez pas besoin, que votre conviction est suffisamment faite sur le véritable état de l’industrie cotonnière en Belgique et que les doutes à son égard sont aussi dans cette chambre que dans le pays, mais je trouve utile de les faire connaître pour l’information de notre bureau de l’industrie et du commerce qui paraît les ignorer.

L’émigration en Prusse et en Hollande des maisons de Poelman, Previnaire, Wilson, de Grandy et Pouwicks. Cette importante maison de Verviers vient de transporter en Prusse son tissage à la mécanique.

La diminution dans la vente des cotons en laine à Anvers, qui est, pour les six premiers mois de l’année, à peu près de 4,000 balles de moins qu’en 1834. Et je pense vous donner le calcul positif par balles, où vous trouverez plus exactement la quantité de matière première employée dans la fabrication que dans le calcul de l’honorable député d’Anvers, qui peut se tromper, à cause de la différence des prix ; mais je vous dirai avec lui que la consommation de la quantité de la matière première est le plus juste baromètre de l’état de la fabrication.

J’ai dit tout à l’heure que l’étranger jugeait comme nous la situation de nos fabriques de coton ; permettez que je vous communique ce qu’en pensent nos voisins.

Le même M. Mimerel, industriel français, que l’honorable M. Smits vous a cité, s’est énoncé ainsi dans son interrogatoire dans l’enquête industrielle du gouvernement français.

« On comptait à Gand 60 machines à vapeur, on y voyait les plus belles usines, lorsque la révolution est venue séparer la Hollande de la Belgique et enlever aux Belges les marchés qu’ils exploitaient. Les fabriques sont en grande partie arrêtées ou travaillent très faiblement, et celles qui produisent sont obligées de vendre à vil prix. Je crois que de tels résultats sont un avertissement assez significatif et qu’on ne sera pas tenté de lever la prohibition en France. »

Un autre industriel de France, M. Barbet, délégué de la chambre de commerce de Rouen, s’est énoncé dans l’enquête dans le même sens et a affirmé que l’industrie cotonnière de la Belgique ne pouvait se relever si son gouvernement ne venait pas promptement et efficacement à son secours.

Les Anglais partagent la même opinion ; voici ce qu’on trouve dans un ouvrage anglais intitulé. « History of the coton manufacture, » par Ed. Banies, à la page 526 :

« L’industrie cotonnière de Gand, établie pendant la guerre, a succombé devant la concurrence anglaise. Le monopole dont jouissaient les Belges du marché des colonies, avait fait fleurir cette industrie pendant le gouvernement des Pays-Bas, mais la séparation des deux pays qui a amené la perte des débouchés qu’avaient les Belges, a anéanti cette industrie, et les filateurs et les tisserands sont aujourd’hui dans la plus grande misère. »

Ainsi, messieurs, la Belgique, l’Angleterre, la France, enfin tout le monde est informé de la détresse de nos fabriques de coton, et notre bureau de l’industrie et du commerce est seul qui ne le sait pas !

A la vérité, c’est chose inexplicable, et je ne sais réellement à quoi un tel bureau sert à notre gouvernement et pourquoi nous lui votons des fonds dans le budget ! Au moins, par pudeur on devrait changer son nom et l’intituler : bureau de commerce pour les produits venant de l’étranger.

L’honorable M. Smits, pour prouver ce qu’il avait avancé sur l’état des fabriques de coton, a fait des raisonnements et a emprunté ses arguments au mémoire des négociants et cité ce que ce mémoire avait allégué concernant le coût de la fabrication en Belgique ; vous savez, messieurs, qu’on a répondu à ce mémoire, ce serait donc inutile d’y revenir sur tous les points, et je me borne à lire à l’assemblée ce qu’a dit la chambre de commerce de Bruxelles :

« Les négociants de Bruxelles, signataires de ce dernier document, ont cherché à y établir que nos industriels sont plus favorisés que ceux des autres pays, quant aux matières premières ; ce qui, selon eux, doit leur donner les moyens de lutter avantageusement contre l’industrie similaire des pays voisins.

« Pour le prouver, ils disent entre autres que la potasse est frappée en France d’un droit d’entrée de 9 fr. 90 c. les cinquante kilogrammes, tandis qu’elle ne paie en Belgique que 96 centimes ; que la soude paie dans ce premier pays 6 fr. 32 c. pour la même quantité, tandis qu’elle ne doit chez nous que 48 c. ; enfin que la garance n’est admise en France qu’au moyen d’un droit de 13 fr. 20 c. les 50 kilog., et que nous la recevons pour 2 fr. 40 c.

« Mais, messieurs, si les auteurs de ce mémoire y avaient bien réfléchis, ils auraient vu que les arguments qu’ils veulent tirer de ces faits, que nous prenons au hasard entre beaucoup d’autres, tournent entièrement contre les conséquences qu’ils cherchent à établir.

« En effet pourquoi le législateur français a-t-il frappé la potasse d'un droit si élevé ? c’est parce qu’il savait fort bien que les fabriques de soude suffisant et au-delà à tous les besoins de l’industrie, celle-ci peut se passer de potasse.

« Le contraire existe en Belgique, et c’est par cette raison que nous avons intérêt à baisser plutôt qu’à augmenter les droits sur cette matière première, qui nous est encore aujourd’hui indispensable, parce que les produits du petit nombre de nos fabriques de soude sont loin de pouvoir suffire à notre consommation.

« Le droit de 6 fr. 32 c. établi sur l’entrée de la soude en France se conçoit d’autant plus facilement, que les fabriques de ce pays comme nous venons de le dire, en produisent non seulement au-delà de tous les besoins mais en exportent considérablement ; vous venez de voir ce qui en est quant à nous.

« En ce qui touche la garance, il semble que les auteurs du mémoire aient voulu passer sous silence qu’elle nous vient d’Avignon, de l’Alsace, et que, loin d’avoir une condition égale, sous le rapport de cette matière colorante d’une importante consommation, le fabricant belge est obligé, non seulement de payer le droit d’entrée établi chez nous, mais encore des frais considérables de transport, auxquels l’industriel français est absolument étranger, puisqu’il trouve cette précieuse couleur dans son propre pays, et que les 13 fr. 20 c. les 50 kilog. ne sont autre chose qu’un droit protecteur pour le fabricant de garance de France, qui n’est nullement payé par l’industriel de ce pays.

« Nous ne continuerons plus à signaler les erreurs dont ce mémoire fourmille, notamment encore quant au prix de la main-d’œuvre. Nous payons à Bruxelles de 2 fr. 25 c. à 4 fr. les imprimeurs auxquels on n’attribue dans ce document qu’un salaire de 1 fr. 25 c. à 2 fr. Il nous suffira donc d’avoir démontré qu’il part de fausses bases, et qu’en admettant que nos prix de revient fussent inférieurs à ceux de nos voisins, il resterait vrai que nous ne pourrions soutenir leur concurrence, parce que le coût de la marchandise étant toujours en raison de la quantité fabriquée, les frais généraux du fabricant belge retomberaient sur des produits alimentant une consommation de quatre millions d’habitants, tandis que ceux du fabricant français, par exemple, se répartiraient sur une consommation de plus de trente millions, en supposant même, très gratuitement, que l’industriel du dernier pays n’eût pas plus de débouchés extérieurs que celui du premier. »

Reconnaissant donc que l’industrie cotonnière a besoin d’une protection si on veut la conserver dans le pays, on ne peut être partagé que sur celle qu’elle doit recevoir.

Messieurs, je n’entrerai point dans de grands développements pour vous démontrer que les moyens de protection que contient le projet qui vous est présenté, sont ceux dont l’industrie a réellement besoin ; je me bornerai à vous dire que les articles de ce projet sont pris, je peux dire, littéralement de l’interrogatoire d’un industriel français, qui a figuré avec un certain éclat dans l’enquête de son pays, puisque lui seul entre les industriels avait parlé pour modifier les mesures de prohibition.

Oui, messieurs, ils sont littéralement empruntés à ce même interrogatoire que nos adversaires ont, avec empressement, fait imprimer dans un cahier à part, et distribué aux membres de cette chambre, celui de M. Koechlin, qui, comme vous le savez, a un double établissement, un en Suisse et un autre en France.

Voici la déclaration que fait cet industriel, en cas que la prohibition serait levée en France, sur ce dont alors l’industrie aurait besoin pour pouvoir lutter contre la concurrence étrangère :

« 1° Que les cotons filés fussent admis au droit de 25 p. c. au plus ;

« 2° Que l’admission des tissus ne comment qu’une année après celle des cotons filés ;

« 3° Que le droit sur les tissus étrangers fût de 25 p. c. et vînt décroître de 1 pour cent pour au bout de 10 ans rester à 15 pour cent ;

« 4° Que le droit fût établi sur le poids combiné avec la valeur moyenne des articles en France, par conséquent par catégorie ; le droit étant alors le même sur la marchandise courante comme sur les rebuts, ces derniers seraient rarement introduits.

« Les chambres de commerce seraient appelées à établir le nombre des catégories nécessaires pour les différentes qualités.

« 5° Lors de l’acquittement des marchandises, il serait apposé des marques et un numéro d’ordre, même le nom du bureau, et le commerce devrait être tenu de n’entamer les tissus que d’un bout de la pièce, afin que l’autre restât muni de la marque ;

« 6° Que l’on conservât à l’administration des douanes le droit de visite et de saisie dans l’intérieur. »

Alors le même industriel, répond ainsi à une autre question qui est celle-ci :

« D. Avons-nous en France, sous tous les rapports, les mêmes moyens d’exécution que les Anglais, et nos machines à imprimer sont-elles aussi perfectionnées que les leurs ? - R. Pour les dessins compliqués, les genres riches, l’invention des couleurs, notamment l’enluminage sur fond rouge Andrinople et le bon goût, la France peut l’établir avec avantage en concurrence avec l’Angleterre à cause de la différence sur la main-d’œuvre. Malheureusement ces articles riches sont, en tout pays, d’une consommation très bornée, tandis que la consommation est immense en indiennes communes imprimées au rouleau. Les fabriques anglaises en font par masse, et comme la main-d’œuvre est peu de chose, il nous sera toujours difficile d’entrer en concurrence avec elles et de leur enlever une partie de la consommation des trois millions de pièces qu’elles exportent annuellement, à moins que la France, ainsi que je l’espère, profitant de son avantage sur la main-d’œuvre, n’établisse des filés et des tissus à plus bas prix que les fabricants anglais. »

En répondant ainsi, M. Koechlin ne reconnaît-il pas formellement que pour les impressions communes, on ne peut nulle part lutter contre les Anglais pour le bas prix et notre proposition n’est-elle pas écrite dans cet interrogatoire ?

De la manière chaleureuse dont la discussion a lieu, on dirait que la proposition va faire une révolution complète dans le commerce et l’industrie du pays, et que c’est chose toute neuve qu’on lui présente.

Mais, messieurs, vous ne pouvez l’ignorer, et je viens de suite de vous le démontrer, que toujours la Belgique a eu ses lois protectrices pour ses fabriques, ses usines, et pour vous en convaincre, vous pouvez consulter une de ces dernières lois des années 70 où vous trouverez plusieurs prohibitions et droits élevés établis en faveur des branches manufacturières qui en avaient besoin.

Si le Belge a toujours aimé la liberté et son indépendance, il les a conçues de la manière que les Anglais l’ont toujours entendu, qu’il fallait pour les conserver et se mettre à l’abri du despotisme, porter l’aisance dans la classe prolétaire et ne jamais laisser manquer du travail à l’ouvrier, qu’il fallait protéger l’industrie et préserver le pays contre les étrangers qui viendraient enlever sa main-d’œuvre.

Et pourriez-vous prétendre, messieurs, que votre tarif actuel est vierge de prohibitions et droits élevés ?

Vous ne pouvez ignorer que les divers sels et acides, huile de vitriol, les teintures, boissons distillées d’origine française, draps et casimirs de même origine, les papiers, le sirop mélasse, sirop de sucre, pipes à fumer, verres et verreries de toutes sortes, d’origine française, sont prohibés à l’entrée, et que la houille et la chaux, les fers ouvrés et les clous paient à l’entrée des droits qui équivalent à une prohibition ; qu’à la sortie sont aussi prohibés les cercles d’osier, cendres de savonnerie et de salines, les vieux cordages, rognures de cuir, le cuivre, les drilles et chiffons, l’eau régale, divers engrais, le minerai de fer, la mitraille et les vieux clous, verres cassés ou groisil, les pierres à chaux et divers autres objets que le tarif indique. Non pas que je veuille critiquer ces mesures, au contraire j’y applaudis de tout mon cœur, et je me réjouis qu’elles font prospérer les branches d’industrie auxquelles elles s’attachent.

Mais peut-être qu’on dira que s’il est vrai que ces mesures prohibitives existent dans nos douanes actuelles, du moins elles n’ont point ces moyens extrêmes d’exécution de l’estampille et de la recherche dans l’intérieur.

Je crois que la raison en est palpable et qu’on verra de suite que plusieurs des objets prohibés dans le tarif actuel n’ont pas besoin de ces moyens d’exécution pour être scrupuleusement exécutés, car certainement la douane n’a pas besoin de la marque pour empêcher l’entrée frauduleuse du charbon de terre, de la chaux, du fer, etc., etc. et je crois que si c’étaient des objets faciles à frauder, on demanderait aussi des moyens efficaces pour en empêcher la fraude, et on aurait raison de le faire.

J’aurais aimé que l’honorable député du district de Charleroy, qui a prononcé ce discours, écrit avec tant de talent et d’élégance, eût plus directement traité la matière et nous eût expliqué comment il se fait qu’il se déclare si fortement contre la protection qu’on demande pour l’industrie cotonnière, tandis qu’il voit sous ses yeux employées les plus fortes mesures pour protéger diverses branches importantes de son district et à la prospérité desquelles cette brillante contrée doit ses immenses richesses.

Il nous a très éloquemment développé une fraction du système économique de Say, mais je ne sais pas si en lisant tout entier le livre de cet économiste, on ne pourrait pas facilement démontrer que les raisonnements et les conclusions de Jean-Baptiste Say, sur l’économie politique, combattent victorieusement le discours de M. Jean Pirmez.

Car Say n’a fait que copier son prédécesseur, Adam Smith, et vous trouverez, messieurs, que le système de cet économiste anglais est conforme à celui que nous proclamons, que la véritable richesse d’une nation est dans le travail, que cette source de bonheur et d’aisance ne peut pour la tranquillité d’un pays ne jamais être tarie, et que s’il est vrai que les populations nombreuses font la prospérité des royaumes, ce ne peut être que parce qu’elles leur procurent une plus grande somme de travail et de production.

A côté de la théorie de Jean-Baptiste Say, vous me permettrez que je vous communique ce que pense à l’égard de la prohibition qu’on doit à l’industrie d’un pays, un des plus habiles ministres de l’intérieur que nous ayons eus sous l’empire, et auquel à sa qualité de grand homme d’Etat on peut ajouter celle de savant distingué et particulièrement dans des branches de la science qui touchaient le plus près à l’objet que nous traitons ; c’est un extrait de l’ouvrage de Chaptal sur l’industrie française que je veux vous citer.

« Admettre le principe de la prohibition comme base de législation des douanes, serait un acte d’hostilité envers des nations qui ne prohibent point.

« Adopter ce principe avec ménagement contre les navires qui prohibent, c’est user d’un simple droit de représailles.

« Prononcer la prohibition dans les cas très rares où un objet très important d’industrie ne peut pas soutenir la concurrence par le seul secours des droits, est une nécessité, lorsque la nation a un grand intérêt à s’approprier et à consolider ce genre de fabrication. »

C’est dans ces principes établis par Chaptal, que nous avons puisé le projet de loi qui vous est présenté.

Et voici les motifs pour lesquels cet habile ministre a déclaré que c’était le seul système que la France pouvait suivre aussi longtemps que la concurrence universelle existerait.

« Si les nations ne s’étaient pas écartées de leur véritable destination, dit-il, si chacune d’elles s’était bornée à fonder sa prospérité sur la portion d’héritage dont la nature l’avait dotée, le commerce des échanges serait régulier, les diverses productions de l’industrie auraient une patrie comme celles du sol, et les produits de tous les pays seraient répartis naturellement entre toutes les nations, en raison des besoins ; mais on s’est jeté imprudemment hors de la ligne qu’avait tracée, pour chaque peuple, le régulateur suprême de nos destinées ; on n’a plus consulté la différence de position, la nature du sol, le caractère des habitants, la variété des climats, etc., etc. ; on a voulu tout concentrer, tout fabriquer sur chaque point du globe.

« Comme les principes immuables de la nature ne se plient point aux caprices des hommes, on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’on s’était ouvert une fausse route ; on a eu à vaincre toutes les difficultés auxquelles on ne peut échapper en se plaçant dans une fausse position ; et pour conserver l’industrie qu’on venait de créer, il a fallu recourir à des moyens extrêmes et prononcer la prohibition des produits étrangers.

« L’Angleterre en a donné l’exemple et elle a entraîné presque toutes les nations ; aujourd’hui nous sommes obligés d’imiter la conduite de nos voisins et user de représailles. C’est peut-être le seul moyen que puisse employer une nation opulente et industrielle, comme l’est la France, pour ramener les peuples aux vrais principes. Osons croire que ce retour désirable n’est point éloigné, et en attendant ne prenons de mesures de représailles que pour autant que nous en avons nécessairement besoin pour prévenir la perte totale des principales branches de notre industrie. »

Messieurs, j’aurais encore bien longtemps à parler si je pouvais m’occuper en détail à vous faire voir combien sont erronées les nombreux faits qui vous ont été allégués par l’honorable député d’Anvers, mais comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vous pouvez en trouver une réfutation complète dans le mémoire que les fabricants ont fait en réponse à celui des négociants et où ce membre a puisé ses faits.

Cependant je n’en puis laisser passer un de la plus haute importance et qui est aussi de la plus grande inexactitude, c’est quand il a avancé que les fabricants font des expéditions en Hollande, je voudrais que l’honorable membre nous indique ce fabricant.

Je crois que ce serait difficile à lui, mais de mon côté je pense qu’il me serait plus facile de lui démontrer le contraire et lui prouver que les expéditions sont nulles ; je ne lui en citerai qu’un seul exemple.

Il y a deux ans la fabrique de Servaes, à Alost, exploitait avec un certain avantage ses étoffes en Hollande où elle a une maison de commerce, et particulièrement les impressions de la couleur bleu lapis, dans lesquelles elle excelle ; les Anglais s’apercevant que la maison Servaes avait un grand débit d’indiennes de sa fabrique à Amsterdam, et voulant l’arrêter, a envoyé sur cette place une si énorme quantité d’impressions de la même espèce et les a vendues à un si vil prix, que le débit d’Alost a totalement cessé et que ces expéditions sont dans ce moment nulles pour la Hollande. Si on pouvait consulter chacun des fabricants qui sont ici dans les tribunes, je ne doute pas qu’aucun ne pourrait me donner un démenti, mais que tous s’opposeraient à l’assertion de l’honorable député d’Anvers.

La même erreur existe dans ce que M. Smits a avancé à l’égard des soldes de magasin ou des in globo que les étrangers n’enverraient point dans le pays pour gâter le marché de nos produits indigènes et faire tort à nos fabriques ; mais, messieurs, consultez tous ceux que vous voulez, le négociant, le fabricant, le boutiquier, en France comme en Belgique, tous vous diront et vous prouveront que ce fait que M. Smits voudrait nier n’existe que trop réellement, et que ce sont les in globo et soldes de magasin, les principales causes que nos fabriques ne puissent lutter contre la concurrence étrangère.

C’est vraiment étonnant et je ne saurais assez le dire, que ce que tout le pays connaît, que le bureau de commerce et d’industrie n’en est aucunement informé.

Et d’ailleurs, messieurs, vous en avez une preuve convaincante dans toutes les démarches que les négociants d’indiennes étrangères ne cessent de faire et par les moyens qu’ils emploient pour arrêter les mesures que les fabricants du pays implorent depuis cinq ans, pour pouvoir rester dans leur patrie et subsister de leur industrie.

Messieurs, j’ai encore à répondre à une objection qui est celle des représailles, que nous aurions à craindre de la part des gouvernements étrangers, si nous mettions à exécution ces mesures de protection que l’industrie cotonnière implore.

La Suisse, dit-on, menace d’exclure les draps de Verviers, les armes de Liége, etc., etc., si nous repoussons ses impressions.

Agirait-elle dans son intérêt en mettant à exécution ce qu’elle paraît menacer ? Certainement que non, parce qu’elle prend les objets plutôt chez nous qu’ailleurs, y trouvant le bon marché, il n’est pas à supposer que, pour ce qu’elle envoie de mousselines dans ce pays, et remarquez ici que ce ne sont pas les impressions communes qu’elle nous envoie le plus et qui sont les seules prohibées dans le projet, mais les mousselines fines, brodées et façonnées, elle se mettrait, dis-je, dans le cas de payer son drap et les autres objets plus chers. Car en le faisant, elle n’aurait pas seulement perdu un débouché, mais elle achèterait pour sa consommation plus cher qu’auparavant ; une semblable conduite serait tout à fait contre son propre intérêt, nous ne devons donc pas la craindre.

Quant à l’Angleterre et à la France qui seront principalement atteintes par la mesure, nos exportations pour le premier pays ne sont pas très considérables, nous pourrons même nous dispenser de les y envoyer, et l’Angleterre n’aura garde de les repousser, elles ne se composent qu’en écorces, os, lins, etc., etc. D’ailleurs, l’Angleterre étant dans ce moment entièrement pour la liberté du commerce, ne peut pas changer tout à coup son système pour se venger de la Belgique.

Les armes, la houille, la fonte, les toiles, le bétail, etc., etc., qu’on envoie en France lui sont indispensables et les industriels français réclament depuis longtemps qu’on prenne des mesures pour qu’ils puissent se procurer plus vite de ces articles sans entraves et au meilleur marché possible.

Je ne pense donc pas qu’un système de représailles et de vengeance est celui qui sera adopté par ces deux pays, et principalement par la raison que recevant d’eux plus que nous ne leur vendons, il nous serait toujours possible de pousser de pareilles mesures plus loin qu’eux.

D’ailleurs ce sont les intérêts belges que nous devons soutenir et non pas ceux de l’étranger, et nous montrerions une extrême faiblesse si nous nous laissons intimider par quelle puissance que ce soit.

Imitons en ceci l’Angleterre qui ne s’occupe jamais des autres nations. Quand ses intérêts commerciaux sont en danger, elle les met toujours à couvert.

L’idée d’exportation domine beaucoup trop dans tout ce qui a rapport à l’industrie du pays ; je dis que cette idée domine trop, en ce qu’il paraît de la manière qu’on traite les questions, que le commerce étranger mérite plus de considération que celui de l’intérieur.

Cependant s’il y a un point sur lequel tous les grands écrivains de système d’économie politique sont le plus d’accord, c’est celui que le commerce intérieur de chaque pays est sa grande source de richesse et que son commerce extérieur n’est que secondaire. L’industrie cotonnière en Angleterre est une bien grande preuve de la justesse de cette assertion.

En 1833, cette industrie a produit pour 34 millions de livres sterling, et elle a exporté pour 18,459,000 livres sterling. Reste donc au-delà de 15 millions et demi que la Grande-Bretagne, avec une population seulement de 24 millions d’habitants, a consommé chez elle, presque les trois septièmes de sa production, tandis qu’elle a tous les marchés du globe à elle.

Je pense que ces chiffres suffiront pour démontrer quel cas on doit faire du marché intérieur, et combien d’instances on doit faire pour le conserver intact.

Messieurs, je crois donc que la grandissime majorité de la chambre et surtout le gouvernement ne partagent point l’idée de notre bureau de commerce et d’industrie, et qu’ils sont unanimes sur les points que l’industrie cotonnière est en pleine souffrance, et qu’on ne peut trop tôt lui porte secours.

Nous pouvons entre nous être partagés sur les moyens à employer pour donner ces secours, mais le gouvernement instruit plus parfaitement de la chose et connaissant les difficultés d’arrêter la contrebande ne peut pas mettre en doute que les moyens indiqués dans le projet sont les seuls qu’on puisse employer avec quelque efficacité.

Et, messieurs, je dois le déclarer, si vous ne les voulez pas de la loi, rejeter le tout, les droits comme la prohibition, car vous ne ferez qu’empirer l’état malheureux des fabriques de coton, et, pour mon compte, je les repousserai si je ne puis obtenir les moyens d’exécution, car c’est un leurre qui se présenteraient aux fabricants, qui achèverait la ruine de ceux qui en seraient dupes, et je leur ferais administrer un remède qui serait pire que le mal.

Je ne parle cependant que des indiennes ; pour ce qui concerne les bonneteries et les rubanneries, je crois aussi que le projet doit subir des modifications. Pour la partie du tricot, nos honorables collègues députés de Tournay pourront nous dire quels sont les besoins de cette industrie.

Et j’ai été très étonné que l’honorable député de Tournay dans le discours qu’il vient de prononcer n’ait pas dit un mot sur la branche principale de l’industrie de sa ville et de son district ; il doit cependant connaître l’état désastreux où elle se trouve, et elle vaut bien la peine, je pense, que la chambre s’en occupe.

Peut-être que l’honorable membre pense que l’acte de navigation qu’il propose pourra la tirer de sa détresse et lui rendre toute l’activité et l’importance qu’elle avait avant que les produits étrangers qui s’introduisent dans le pays en si grande quantité, soient venus lui porter un coup mortel. Pour mon compte, je ne puis avoir une telle confiance dans un traité qui réglerait notre navigation maritime avec celle des étrangers, et je vois que les Anglais, pour protéger leurs différentes branches d’industrie ont à côté de l’acte de navigation de Cromwell, élevé de hauts droits et des mesures prohibitives et que la France a fait de même quoiqu’elle eût aussi son acte de navigation, protecteur de sa marine, établi par la loi du 21 septembre 1793.

M. Gendebien (pour une motion d’ordre.) - Depuis trois jours on discute très savamment sans doute, comme s’il s’agissait d’établir sérieusement un système complet de prohibition ou un système de liberté illimitée de commerce. Je crois qu’il est inutile de discuter sur une question qui n’est pas soumise sérieusement à la chambre, nous en sommes tous convaincus. Je crois qu’en fait de théories nous ferons mieux de les étudier dans le cabinet que de continuer de les développer en séance.

Je pense donc que l’on pourrait clore la discussion générale et passer à la discussion des articles ; ou si l’on veut, et si l’on croit que les systèmes de prohibition complète et de liberté illimitée nous font sérieusement soumise, qu’on les mette aux voix ; car je crois que la question est mûre sur ce point. Au reste, si les orateurs des deux systèmes ont encore quelque chose à dire, ils le placeront dans la discussion des articles. Je demande donc la clôture de la discussion générale. (Appuyé ! appuyé !)

M. Eloy de Burdinne. - J’appuie la proposition de l’honorable M. Gendebien. Je crois que l’on ne pourrait rien ajouter à ce qui a été dit. Mon tour de parler était je crois venu. Mais je n’aurais fait que motiver non vote et me serais abstenu de longs développements parce que réellement la matière est épuisée. J’aurais désiré relever quelques erreurs échappées à d’honorables préopinants. Mais j’y renonce, afin que la discussion puisse marcher plus rondement.

Je me réserve de faire dans la discussion des articles une partie des observations que je m’étais proposé de soumettre à la chambre dans la discussion générale.

M. Zoude, rapporteur. - J’aurais désiré, en ma qualité de rapporteur, résumer la discussion.

M. Dumortier. - Si c’est pour résumer les différentes opinions émises dans l’assemblée, comme vous avez résumé celle de la chambre de commerce de Tournay, ce n’est pas la peine.

M. F. de Mérode. - Il me semble que l’on doit accorder la parole à l’honorable rapporteur pour qu’il puisse répondre aux attaques dont son rapport a été l’objet.

M. Desmet. - Je demanderai si quelqu’un des ministres ne désire pas prendre la parole dans la discussion générale.

M. le ministre des finances (M. d'Huart). - Nous parlerons dans la discussion sur les articles.

- La clôture de la discussion générale et mise aux voix. Une épreuve est douteuse. L’épreuve est renouvelée. La clôture n’est pas adoptée.

- Plusieurs membres. - A demain.

- La séance est levée à 4 heures et demie.