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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 4 février 1836

(Moniteur belge n°37, du 6 février 1836)

(Présidence de M. Raikem.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal.

M. Schaetzen donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

- Ces pétitions sont renvoyées à la commission spéciale pour en faire un rapport.

Projet de loi accordant des crédits provisoires au budget du ministère des finances

Rapport de la section centrale

M. Jadot. - Messieurs, le budget des finances pour l’exercice 1836 n’ayant pas encore pu être voté jusqu’à ce jour, et M. le ministre se trouvant dans l’impossibilité d’acquitter les traitements de ses employés malgré l’extrême besoin que plusieurs d’entre eux en ont, le gouvernement s’est vu dans la nécessité de recourir à la voie du crédit provisoire ; en conséquence, il vous a présenté un projet de loi dont l’examen a été fait aujourd’hui par la section centrale, qui m’a chargé de vous en faire le rapport.

La section centrale à l’unanimité a reconnu, non seulement la justice de cette mesure, mais elle en a proclamé l’urgence ; toutefois, elle a trouvé à propos de modifier le projet présenté par le gouvernement.

Voici celui que la section centrale a l’honneur de vous proposer :

« Léopold, roi des Belges,

« A tous présents et à venir, salut.

« Nous avons, de commun accord avec les chambres, décrété et nous ordonnons ce qui suit :

« Article unique. Il est ouvert au ministre des finances, en attendant le règlement définitif de son budget pour l’exercice 1836, un crédit provisoire de la somme de six cent mille francs, à l’effet de pourvoir aux traitements des fonctionnaires et employés de son département.

« Mandons et ordonnons, etc. »

Le projet, présenté par M. le ministre des finances, est ainsi conçu :

« Léopold, etc.

« Considérant qu’en attendant que le budget des dépenses du département des finances puisse être réglé définitivement, il importe d’assurer la marche de l’administration ;

« Article unique. Il est ouvert au ministre des finances un crédit provisoire de la somme de six cent mille francs, pour pourvoir aux traitements des fonctionnaires et employés de son département.

« Mandons et ordonnons, etc. »

Je demande que la discussion de ce projet, dont l’adoption n’est pas douteuse, soit ouverte immédiatement.

M. le président. - Quel jour la chambre veut-elle fixer pour la discussion de ce rapport ?

M. Legrelle. - Je propose de le discuter immédiatement.

M. Dubus. - Ce projet n’est pas à l’ordre du jour. En matière de crédit le vote d’une proposition dont personne n’est prévenu présente toujours des inconvénients. On dit qu’il y a urgence ; je ne le nie pas, mais cette urgence ne tient pas à un jour. Demain aura lieu le second vote du budget de la dette publique et des dotations. On pourrait fixer aussi à demain la discussion de la demande de crédit provisoire.

M. le ministre des finances (M. d'Huart). - L’urgence de la loi dont le rapport vient d’être fait n’est effectivement pas telle qu’on doive la discuter immédiatement ; je ne vois aucun inconvénient à en remettre la discussion à demain. Cependant cette remise ne signifiera rien ; la scrupuleuse observation du règlement n’amènera aucun résultat, car il est probable que le crédit que je demande sera voté demain et ne donnera pas lieu à discussion.

Qu’on vote demain ou aujourd’hui, je n’y vois aucun inconvénient.

- La chambre décide que la discussion aura lieu demain.

Rapports sur des pétitions

M. de Nef, rapporteur. - Les bourgmestres et échevins de la ville de Hasselt, en démontrant, par leur pétition en date du 6 décembre 1835 et pièces à l’appui, le conflit existant entre le collège de la régence et le substitut du procureur du Roi, déclarent que Leur but principal consiste à faire prévenir de pareils conflits à l’occasion de la discussion de la loi communale.

La commission, tant pour faire prévenir les conflits de cette espèce que pour remplir le vœu des pétitionnaires, a conclu au dépôt sur le bureau de la chambre pendant la discussion de ta loi communale, conformément à une décision adoptée antérieurement par la chambre.


M. de Nef, rapporteur. - La régence de la ville de Verviers prie la chambre de décider que les traitements des cinq vicaires de la ville, emportant une somme de 2,000 fr., soient acquittés sur L’allocation de 3,392,900 fr. portée au budget de l’Etat pour le culte catholique pendant l’exercice 1835.

Les traitements des vicaires ne sont point compris dans l’allocation précitée, et l’usage assez généralement établi de continuer à porter aux budgets communaux les sommes des traitements des vicaires jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prise par l’adoption de la loi communale, a décidé de vous proposer au sujet de cette pétition avec les pièces à l’appui, le dépôt sur le bureau de la chambre pendant la discussion de la loi communale.

- La chambre décide que les pétitions dont le rapport vient d’être fait resteront déposées sur le bureau pendant la discussion de la loi communale.


M. de Nef, rapporteur. - La régence de Verviers ayant fait une autre demande par la même pétition, je pense qu’il convient de faire maintenant le rapport sur cette demande.

La régence de Verviers prie la chambre d’allouer au budget de 1836 un subside de 1.500 francs destiné à payer le professeur de l’école industrielle et commerciale ; elle se fonde sur ce que sa pétition adressée à M. le ministre de l’intérieur sous la date du 16 janvier 1836 et rappelée par lettre du collège des bourgmestre et échevins du 30 avril suivant, est restée sans réponse.

La commission sans vouloir rien préjuger sur le fond de la demande, vous propose le renvoi à la section centrale du budget de l’intérieur et au bureau des renseignements, afin qu’avec connaissance de cause l’allocation puisse être proposée.

- Les conclusions de la commission sont adoptées.


M. Jullien. - Il paraît qu’il a été adressé à la chambre un grand nombre de pétitions relatives à la loi communale, dont le dépôt sur le bureau a été ordonné. Il serait, je pense, plus commode pour les membres de la chambre qu’on distribuât un bulletin contenant l’analyse simple des demandes des pétitionnaires. Il y en a qui demandent l’élection directe par les électeurs des bourgmestres et des échevins ; il y en a d’autres qui demandent la nomination du bourgmestre par le Roi, dans le sein du conseil ; d’autres sont d’un autre avis.

Au moyen du bulletin que je demande, qui serait fait dans la forme ordinaire et qui comprendrait toutes les pétitions relatives à la loi communale, on verrait quel est le nombre de ces pétitions et leur objet.

M. le président. - On m’informe qu’on a fait imprimer des feuilletons de pétitions relatives à la loi communale, et que ces feuilletons ont été distribués aux membres de la chambre.

La proposition de l’honorable M. Jullien ne pourrait concerner que les pièces relatives à la loi communale qui n’ont pas encore été imprimées.

M. Jullien. - Si l’analyse que je demande a déjà été imprimée et distribuée, il est inutile d’en faire une seconde distribution. Ma demande ne concerne que les pétitions dont l’analyse n’est pas comprise dans le feuilleton qui a été distribué.

M. le président. - L’impression demandée par M. Jullien aura lieu.

M. Gendebien. - A-t-on fait le rapport de toutes les pétitions relatives à la loi communale ?

M. le président. - Des rapports ont été faits par MM. Zoude, Verdussen et de Nef ; je ne sais pas s’il est d’autres pétitions relatives à la loi communale sur lesquelles le rapport n’aurait pas été fait. Les membres de la commission sont seuls à même de donner des explications à cet égard.

Nous passons à l’objet de l’ordre du jour.

Projet de loi communale

Discussion générale

M. H. Vilain XIIII. - Messieurs, le projet de loi communale que nous sommes appelés à discuter a déjà subi bien des vicissitudes et des voyages parlementaires. Témoin d’un renouvellement de chambre et d’un changement de ministère, sujet en dernier lieu de graves dissentiments parmi les nouveaux ministres, ce code de la commune nous revient aujourd’hui sous des formes assez neuves, il est vrai, mais dont la singularité ne peut me séduire, car j’en juge l’application au pays désastreuse ou impraticable.

Je sais tous les embarras que les ministres actuels ont eu à traverser pour s’accorder sur le mode de nomination des bourgmestres et échevins. Je sais que, subissant les conséquences de leurs antécédents, les uns devaient vouloir des échevins élus par le conseil, d’autres plus ardents défenseurs de la prérogative royale, des bourgmestres et des échevins nommés par le Roi ou la province.

Cependant la chambre, diversement influencée, continuait ses délibérations sur cette grave matière, et ces délibérations qui doivent aux yeux des hommes sages décider de tout l’avenir du pays, avaient lieu devant un pouvoir exécutif sans force et sans ensemble, et souvent en l’absence de tout pouvoir. Cet état de choses ne pouvait plus se représenter. Cette division au camp ministériel, que les mandataires de la puissance royale se reprochent sans doute d’avoir laissé subsister longtemps, devait cesser soit par une nouvelle dislocation du cabinet, soit par la création d’un système mixte qui pût mettre d’accord le maintien des ministres et de leurs opinions.

Ce parti, comme on le voit, a été préféré, et de ce rapprochement est sorti cette organisation communale, où rien n’est tranché de l’une ni de l’autre part ; de cette union est né le bourgmestre tel que vous le voyez aujourd’hui, personnage sans vote et aussi sans influence réelle dans la commune, espèce de comparse administratif, devant tantôt exécuter de par le conseil des délibérations qu’il désapprouve, tantôt de par le Roi ou les états de la province des mesures odieuses à son conseil ou à ses concitoyens.

Le représentant du Roi, dans la commune, ne doit point, à mon avis, y jouer ce rôle sans effets, et en quelque sorte humiliant, perdant une partie de sa considération par la privation de son vote et de sa responsabilité dans les discussions, supportant tout l’odieux de l’exécution des lois de milice, d’impôts, de police générale, et laissant d’autre part, à des échevins, les bénéfices de la popularité ; eux, les élus de la commune, eux, maintenant, les défenseurs naturels de ses intérêts, devant les demandes, souvent très justes, de l’intérêt général.

Je ne veux pas de la commune ainsi organisée, et à défaut de voir adopter la nomination, par le Roi, des bourgmestres avec voix délibérative, et celle des échevins par le Roi ou le conseil provincial, je préfère au système bâtard du gouvernement celui de l’élection directe de tous ces fonctionnaires. Là du moins le bourgmestre aura une position nette et décidée ; là, il sera aussi l’homme du peuple ; et si le peuple a mal choisi, il supportera la peine de ses caprices, et rien de fâcheux n’en rejaillira sur la prérogative royale.

Depuis la révolution, messieurs, nous avons posé bien des théories dans l’émanation de nos lois, sans trop entrer dans les secrets de la pratique et dans les besoins de l’expérience. Cette marche dangereuse partout ailleurs qu’en Belgique, où la nation a tant de sagesse et de retenue, devrait moins que toute autre être celle des ministres, hommes pratiques par position. Cependant ce sont eux qui aujourd’hui nous convient à des expériences administratives ; ils se mettent ainsi d’accord, mais mettront-ils d’accord les habitants et leurs conseillers, les conseillers et les bourgmestres, surtout dans le plat pays ?

Durant ces cinq premières années de notre régénération politiques, nous avons vu assez souvent la marche des affaires entravée par la résistance ou le mauvais vouloir des fonctionnaires municipaux, d’autant plus libres, qu’élus directement ils étaient même rééligibles quoique démissionnés. Croit-on corriger cet abus en plaçant à la tête de ce même conseil un administrateur, nommé il est vrai par le Roi, mais qu’on laisse sans vote et entièrement isolé puisque ses échevins même tiennent leur mandat d’une autre origine ? On veut faire le pouvoir fort et on le montre désarmé, on veut détruire les ligues communales et on ne fera que les organiser plus compactes contre la personne unique du chef de l’administration. Analysons quelques détails de la loi pour démontrer ce résultat, et la pratique seule et non la théorie nous servira de guide pour cet examen.

Dans un gouvernement tel que le nôtre, dont l’essence est populaire, n’importe-t-il pas que les fonctionnaires soient, autant que possible, l’émanation de l’opinion publique, et le chef de la commune ne doit-il pas plus que tout autre en être l’expression ? Cependant, d’après les articles 2 et 4 du projet, le bourgmestre est placé à ce sujet dans une condition inférieure à ses échevins. Ceux-ci, élus directement, ont pour eux le préjugé de l’approbation générale ; ils délibèrent et prononcent : finalement (et ceci surtout est une considération essentielle à mûrir) ils ne sont révocables que par le peuple, car la suspension ou la démission ne les rend pas inhabiles à être réélus ; les articles 56 et 57 de la loi se taisent à cet égard. Les bourgmestres, au contraire, peuvent être nommés en dehors du conseil ou de la commune, c’est-à-dire, en dehors de l’opinion locale ; ils président un conseil où ils n’ont rien à décider et sont enfin révocables en tout temps.

Dépouillés des trois prestiges du pouvoir, c’est-à-dire de l’assentiment public, de l’influence du vote et de la permanence des fonctions, croyez-vous, messieurs, que dans l’usage des choses le bourgmestre puisse continuer de jouir de la liberté d’action nécessaire au bien-être de l’Etat et des habitants ? Son crédit sera effacé par celui de ses échevins, il sera absorbé par son conseil, car à eux seuls appartiendra de prononcer sur la répartition des octrois et des taxes municipales dans le plat pays ; à eux seuls de fixer les rôles des pauvres, la classification des patentables. Cependant, dans une position plus haute, plus à l’abri des sujétions de l’intérêt privé, le bourgmestre était merveilleusement placé dans la commune pour débattre ces matières délicates, pour défendre le faible contre le fort, pour énoncer le vote le plus indépendant ; mais il n’a rien à y dire, il n’a pas de vote.

Bien plus, la loi ne spécifie pas si ce bourgmestre, déjà si dépouillé, conservera la présidence des hospices et des bureaux de bienfaisance avec voix délibérative. Reste-t-il membre de droit du conseil de la fabrique d’après l’article 5 du décret du 30 novembre 1809 ? Le gouvernement se taisant à ce sujet, on ne manquera pas de disputer ces prérogatives au bourgmestre, et je ne vois pas trop à quel titre il conserverait sa voix aux hospices et à la fabrique quand il ne l’a plus au conseil.

La nomination des employés de tout grade lui est retirée. La suspension ou la révocation de ces employés lui est interdite. Le conseil seul en ordonne. Enfin, la section centrale, outrant ces principes de défiance envers le bourgmestre, lui défend d’assister à l’examen des comptes des administrations publiques dont il serait membre, ainsi qu’aux délibérations du conseil qui intéressent ces administrations (article 70).

Ainsi voilà l’homme placé par la confiance du Roi à la tête de la commune, mis en interdiction et en état de suspicion par les élus du peuple ; et pour rendre sa position plus pitoyable, il ne participera même pas au choix de son secrétaire : celui-ci, loin d’être nommé par le pouvoir le sera par le conseil. Habile ou non, il entraînera la responsabilité du bourgmestre qui devra forcément, et dans bien des actes, lui donner sa confiance.

Messieurs, à qui connaît les rouages de l’administration des campagnes, où souvent les secrétaires sont seuls au courant des lois et de la routine des affaires, on peut juger à quels abus peut entraîner ce nouveau mode de nomination. Les habiles refuseront ces places précaires subordonnées aux caprices d’un conseil, et les hommes sans fortune ou sans connaissances, seuls les acceptant, se ligueront avec les conseils dont ils dépendent contre le pouvoir du chef.

Voilà, messieurs, bien en abrégé sans doute, quelques-uns des graves inconvénients de la loi nouvelle. Voilà les motifs qui me la feront rejeter si des modifications importantes n’y sont apportées.

Et qu’on ne croie pas que je désire ces restrictions en vue de défendre la prérogative royale, dont après tout les ministres doivent être plus soucieux que nous. Dieu me garde d’être plus ministériel que les membres du cabinet, car c’est à eux à voir si dans la marche qu’ils suivent ils fortifient le pouvoir. Mais si je m’oppose au projet, c’est pour la liberté, pour le repos du citoyen belge.

Je ne veux pas qu’après avoir échappé à la dictature des préfets et des maires de l’empire, l’habitant et surtout l’habitant des campagnes retombent sous le despotisme quelquefois plus tracassier des corporations et des conseils indépendants. Ce serait retourner à la féodalité dans les villages ; ce serait livrer, là à l’influence d’un grand propriétaire ou d’un ancien seigneur, ici au joug de deux ou trois familles patriciennes, la conduite journalière des intérêts des particuliers : autre chose est l’émancipation des communes et celle du citoyen.

Les électeurs, il est vrai, auront le choix des conseillers. Mais on sait la part que l’intrigue prend à ce choix dans les petites localités. Souvent une seule personne et la plus riche le décide ; une fois formé, ce conseil est excité à tout réglementer, car l’expérience éternelle démontre, dit Montesquieu, que tout corps qui a du pouvoir est porté à en abuser. Ainsi dans les villes on élève démesurément les octrois. On arrête des règlements vexatoires pour la fermeture et le péage des portes. On tolère même le monopole de quelques corporations pour le déchargement des marchandises et le pilotage des rivières. On fixe des règles bizarres pour la tenue des foires et des marchés.

Dans les campagnes l’esprit de rivalité de commune à commune engendre des procès qu’on poursuit à outrance au grand détriment de la généralité. Cette même jalousie de localité fait que les conseils se refusent d’appliquer ou appliquent mal des règlements généraux sur la voirie, sur la santé publique ou sur la sûreté des citoyens. Les exemples de ces abus fourmillent, le tout cependant au grand désavantage des particuliers qui, sous l’influence de ces petites tyrannies journalières, ne sont réellement plus libres, et au lieu d’un maître en ont trouvé plusieurs : c’est là ce qu’on pourrait appeler le despotisme de la liberté.

Il faut donc que cet élément d’indépendance dans les conseils soit tempéré par une influence supérieure et réelle. Qu’au milieu de ces conseillers librement élus siègent avec voix délibérative des bourgmestres nommés par le Roi, et des échevins choisis par la députation provinciale ou par le Roi. Ainsi se maintiendra dans les corps municipaux l’esprit d’unité central qui, bien dirigé, écarte les divisions intestines, crée les peuples et donne enfin à un pays cet esprit de nationalité bien plus fécond, bien plus vivifiant que celui de la commune.

Les moyens d’organisation communale que le gouvernement propose maintenant s’en écartent évidemment, et leur application ne tarderait pas à engendrer dans un avenir prochain des difficultés administratives que tous nos efforts ne pourraient plus corriger.

L’expérience des temps démontre qu’il est bien plus facile d’accorder des libertés que d’en prévenir les abus : tant qu’on élargit la base des pouvoirs secondaires, tout est tranquille, tout semble satisfait dans un pays ; car le pouvoir central étant le seul qu’on dépouille, si celui-ci se tait, où les murmures pourraient-ils éclater ? Mais lorsque des conflits surgissent dans l’Etat par l’indépendance illimitée des corps provinciaux ou municipaux, lorsque ceux-ci par l’usage immodéré de leurs franchises entravent et souvent arrêtent l’action administrative, et que le gouvernement veut reprendre la position qui lui est due, alors éclatent les mécontentements, se signent les pétitions, alors s’élèvent des résistances d’autant plus difficiles à vaincre que l’habitude de cet régime s’est répandue dans les plus petites parties du pays et qu’un certain patriotisme de localité tend à le conserver avec opiniâtreté.

L application des lois provinciale et municipale aura surtout cette influence ; car elles sont plus que des lois ordinaires qu’on suspend ou qu’on abroge.

Les parties intéressées ne tarderont pas à les envisager comme des constitutions de province et de commune ; et dans des circonstances données, la législature même serait peut-être impuissante à les amender. Prévenons ces dangers, et dans ce but faisons à la commune une législation libérale, mais sage et modérée. Si plus tard le besoin s’en présente, il sera toujours temps d’agrandir le cercle de ses franchises ; et nos lois du moins n’auront point devancé les nécessités et surtout les mœurs du pays.

Nous aurons ainsi, en laissant au Roi la nomination des bourgmestres, continué un régime qui a pour lui la plus longue sanction des années, que la constitution permet à mes yeux, et qu’un premier vote de la chambre avait déjà sanctionné.

M. Doignon. - Le nouveau projet de loi du gouvernement sur l’organisation communale présente, messieurs, un changement de système de la plus haute importance, qui appelle vos méditations les plus sérieuses.

Pendant plus de deux ans, le ministère avait lutté contre l’opposition pour faire écarter l’élection directe des échevins par le peuple et conférer leur nomination au Roi contre le vœu manifeste de la constitution. Son opiniâtreté sur ce point fut la principale cause du retard qui a privé nos communes du bienfait d’une organisation définitive. Félicitons-le d’avoir enfin renoncé à ce système. Mais aujourd’hui, messieurs, prenons-y garde, tout en abandonnant à l’opposition la victoire sur ce terrain, le gouvernement, en désespoir de cause, a cru devoir se retrancher dans un autre système que je considère comme plus funeste encore aux franchises constitutionnelles de la commune. J’espère que cette nouvelle tentative ne sera pas plus heureuse que la première ; j’espère que lorsque la chambre aura mûrement apprécié les conséquences de ce nouveau système, elle n’hésitera pas à le rejeter.

Selon son nouveau projet, le ministère concède à l’opposition l’élection directe des échevins ; mais en même temps, et par une autre disposition, il leur retire la majeure partie des attributions dont ils ont constamment joui jusqu’à présent pour en investir le bourgmestre seul ; et de cette manière il supprime de fait, pour ainsi dire, l’institution du collège échevinal.

Telle est en effet, messieurs, la conséquence de la disposition du projet qui charge le bourgmestre seul, et à l’exclusion des échevins, de l’exécution dans la commune, des lois, des règlements et des mesures d’administration générale sans aucune distinction.

Ce peu de mots, messieurs, contient tout un nouveau système ; il est d’une portée incalculable ; il tend directement à faire substituer au régime représentatif de la commune le régime d’un seul avec son omnipotence au régime du collège des bourgmestre et échevins, le régime des maires et la centralisation de l’empire.

Certes, aucun de nous n’a jamais eu de prétendre qu’il fallait remettre aux magistrats communaux choisis par les électeurs l’exécution des lois qui sont purement d’intérêt général et, par conséquent, étrangères à l’intérêt particulier de la commune, telles sont les lois de finances, les lois d’impôts, les lois civiles, pénales, commerciales, etc. L’exécution de toutes les lois de cette nature est et a toujours été du domaine exclusif du pouvoir exécutif et de ses agents, et il est, je crois, sans exemple qu’une commune ait jamais voulu s’immiscer dans leur exécution.

Mais, d’une autre part, on ne pourrait, sans violer la constitution, refuser à la commune ou à ses représentants nés d’intervenir quand il s’agit de l’exécution des lois, décrets et arrêtés d’un intérêt mixte, c’est-à-dire dans lesquels l’intérêt spécial de la commune et celui de l’Etat se trouvent essentiellement inséparables ; car s’il est vrai dans ces cas que le pouvoir exécutif ne peut rester sans moyens pour y faire exécuter pareille disposition, en tant qu’elle est d’ordre public, il est également vrai que constitutionnellement la commune doit alors être représentée, en tant que la même disposition est, dans son application, tout à la fois d’un intérêt communal et général, puisqu’à son égard la constitution proclame formellement le principe « que tout ce qui est d’intérêt communal » est indistinctement attribué au conseil communal, sans l’approbation de ces actes en certains cas déterminés. (Article 108, n’ 2.)

La commune, messieurs, est la petite famille : mais celle-ci est de droit subordonnée aux lois de la grande famille qui est la nation ou l’Etat. Les intérêts de la petite et de la grande famille devant se confondre, le but de l’exécution doit être de les mettre toutes deux en parfaite harmonie pour n’en plus former, pour ainsi dire, qu’un seul. Or, cet accord parfait à établir alors entre ces deux corps est aussi pour la commune une question qui est d’intérêt communal et dont on ne peut conséquemment, d’après la constitution, soustraire la connaissance au collège des bourgmestre et échevins qui est chargé de l’administration journalière et exécutive.

Ces lois, décrets et arrêtés d’un intérêt mixte embrassent tout à la fois l’intérêt général et l’intérêt communal : tels sont les lois, décrets, arrêtés et règlements relatifs à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, aux manufactures ; ceux relatifs à la mendicité, à la vaccine, à l’échenillage, aux chemins vicinaux, aux enfants abandonnés, et une infinité d’autres. Par rapport à la petite famille, il s’agit bien moins de l’exécution en général de ces dispositions que de leur juste application à l’intérêt communal.

Mais cette application, pour être sage et prudente et atteindre le but du législateur ou du gouvernement, doit nécessairement dépendre de la connaissance des hommes et des choses de chaque localité ; elle dépend naturellement des circonstances, des temps, des lieux, de l’opportunité, des besoins de localité, etc. Or, il est clair, comme le jour, que l’appréciation de tous ces points est éminemment une question d’intérêt communal, dont on ne peut dès lors enlever la connaissance au pouvoir communal, pourvu bien entendu qu’il soit laissé à l’autorité supérieure et à l’Etat une action suffisante pour faire observer leurs dispositions, et c’est à quoi l’on a eu soin de pourvoir par la constitution et les projets eux-mêmes en discussion.

Ainsi, quoiqu’il soit vrai de dire que tous ces actes de la puissance législative ou du pouvoir exécutif ont en vue le bien général, l’intérêt collectif de la société, dès qu’il s’agit d’en faire une application particulière à la commune, cette application tombe dans le domaine du pouvoir communal, qui toutefois est à cet égard modifié de manière à ce qu’il soit tenu de demeurer dans de justes limites et soumis aux volontés de la grande famille ou plutôt de la nation ou de l’Etat.

Il est constant que presque toutes les matières administratives de la commune se trouvent réglementées par des lois, décrets ou arrêtés. Le gouvernement de Napoléon, jaloux de tout envahir et de tout dominer à sa façon, a fait éclore quelques milliers de lois, décrets, avis de conseil d’Etat et autres dispositions, qui tous ont rapport et se rattachent plus ou moins aux intérêts de la communauté. Le gouvernement déchu a eu, pour le moins, autant que l’empire, la manie de réglementer tout ce qui intéresse la commune ; et, d’après cet ordre de choses, il est incontestable que ce que le ministère appelle « exécution des lois et mesures d’administration générale » constitue la grande majeure partie des affaires de l’administration communale. Par conséquent, lorsqu’il prétend les retirer des mains du collège échevinal, pour en charger exclusivement le bourgmestre, non seulement il rend celui-ci seul juge de la question d’application qui est aussi d’intérêt communal, mais, par cela même il réunit, sur sa tête seule, presque tout le pouvoir administratif, et supprime ainsi de fait le collège échevinal pour faire place à l’institution des maires que le gouvernement de Guillaume semblait lui-même avoir proscrite à toujours. La prétendue concession du ministère, relative à l’élection directe des échevins, avec la modification qu’il y a ajoutée, ne serait donc au vrai qu’une amère dérision.

Les anciennes franchises communales étaient et sont encore trop chères à la nation néerlandaise pour que le roi Guillaume osât jamais proposer un semblable système. L’ancienne loi fondamentale, sans attribuer formellement au conseil, comme fait notre constitution, tout ce qui est d’intérêt communal, donnait simplement aux administrations locales, la direction de leurs intérêts particuliers et domestiques ; et cependant, aux termes des articles 98 et 76 des règlements des villes et du plat pays, encore en vigueur en ce moment, l’exécution des lois, ordonnances et arrêtés d’administration générale appartenait, comme elle appartient encore aujourd’hui, au collège échevinal. Si, d’une part, les échevins étaient désignés par le Roi, et dans le sein du conseil, de l’autre, malgré cette attribution, on n’avait pas le droit de les révoquer dans les villes pendant toute la durée de leurs fonctions, même pour cause de négligence ou d’inexécution des lois, et ils jouissaient à cet égard, comme encore en ce moment, d’une indépendance complète.

De plus, d’après les anciens règlements de Guillaume, non seulement ils ne pouvaient être révoqués dans les villes, mais on peut même dire que bien qu’ils fussent chargés avec le bourgmestre de l’exécution, ils tenaient néanmoins encore leur nomination du peuple, puisque le Roi ne pouvait les choisir que sur un liste triple de candidats présentés par le conseil électif.

Il ne faut qu’un peu de bonne foi pour reconnaître qu’il n’a point été et qu’il n’a pu être dans l’intention du congrès national de vouloir ôter au collège échevinal aucune des attributions dont il était déjà en possession, et qu’au contraire il a manifestement voulu les lui conserver malgré l’élection directe.

On se rappelle que, pendant nombre d’années avant la révolution, l’élection indirecte ou par degrés des magistrats de la commune avait été le sujet de plaintes universelles. L’élection par degrés réduisait en définitive les électeurs à un si petit nombre que le gouvernement pouvait, avec une extrême facilité, exercer sur eux toute son influence, et spécialement sur les bourgmestres et autres fonctionnaires qui faisaient presque toujours partie de chaque collège électoral. Guillaume ne manquait point d’user de tous ses moyens pour corrompre et rendre illusoire le système électoral ; c’est ainsi encore que tandis que la loi fondamentale voulait que les administrateurs communaux fussent renouvelés chaque année pour une partie, il statua de sa seule autorité que ce renouvellement n’aurait lieu que tous les trois ans.

Le régime électoral, principalement dans les campagnes, était devenu tellement illusoire que dans les dernières années de son règne, les administrations locales se trouvaient remplies d’hommes serviles, et qu’on vit renaître partout les abus de la centralisation impériale.

Le congrès, frappé de ces abus, voulut donc que le pouvoir communal fût une vérité, et convaincu que le peuple belge, ami de l’ordre et soumis aux lois, est le meilleur juge dans toutes les questions qui intéressent la communauté, et par conséquent dans celle du choix des personnes à appeler aux affaires administratives de la commune, il assit le nouveau système électoral sur des bases plus libérales et adopta ainsi l’élection directe ; c’est la une réforme qui était vivement désirée par tout le pays.

On voit donc qu’en agissant ainsi, le congrès, loin de vouloir apporter la moindre restriction aux franchises communales, a voulu au contraire leur donner une extension des plus importantes : c’est une réforme contre le pouvoir exécutif qu’il a voulu opérer, et non une diminution au profit de ce pouvoir des franchises auxquelles, d’ailleurs, Guillaume lui-même n’avait pas osé toucher.

(Addendum inséré au Moniteur n°38, du 7 février 1836 :) Il est si vrai de dire que l’élection directe est compatible avec la mission d’exécuter les lois et arrêtés dans la commune, qu’après avoir posé le principe de cette élection dans l’article 108, la constitution ajoute : « sauf les exceptions que la loi peut établir à l’égard des administrations communales. » Cette expression peut prouve que l’exception n’est que facultative. Or, si dans la pensée du congrès l’attribution donnée au chef ou au bourgmestre d’exécuter les dispositions d’intérêt général n’était pas de nature à empêcher que ce magistrat fût choisi directement par le peuple, cette même attribution conférée aux échevins n’était et n’est pas davantage un obstacle à ce qu’ils soient élus directement.

Le congrès devait penser qu’il y a d’autant moins d’inconvénients à admettre, malgré cette attribution, l’élection directe pour celui-là même comme pour ceux-ci, que dans le même article, n° 2 et 5, il indique les moyens de pourvoir aux dangers possibles de ce système électif. (Addendum inséré au Moniteur n°38, du 7 février 1836 :) C’est donc une absurdité d’argumenter en ce moment de l’élection directe, pour en conclure qu’il y a lieu de retirer aux échevins les attributions dont il s’agit.

Loin de là, le congrès, en donnant ici au peuple belge une preuve de la plus grande confiance, il est naturel d’en conclure qu’il a plutôt voulu qu’on augmentât les attributions des magistrats élus par lui. Aussi, après avoir décrété l’élection directe des administrateurs communaux par l’article 108, n°1, il n’hésite pas à déclarer, dans la disposition transitoire de l’article 137, qui abolit la loi fondamentale de 1814 et les statuts locaux, que les autorités locales conserveront néanmoins leurs attributions. Or, parmi ces attributions se trouvait l’exécution des lois et arrêtés confiée au collège des bourgmestre et échevins. S’il y avait eu incompatibilité, comme on le prétend, entre l’élection directe et cette attribution, le congrès n’aurait pas souffert qu’on la continuât même provisoirement, surtout à cette époque où, au sortir d’une révolution, il convenait même de donner plus de force à l’exécution des lois. Ainsi, du consentement du congrès, le collège échevinal élu directement par le peuple a constamment joui jusqu’ici, comme il doit jouir encore, de cette attribution, et cela, sans aucun inconvénient.

Une seule ville a donné l’exemple de la désobéissance, et encore est-il reconnu que le ministère lui-même a négligé tout exprès les moyens de répression, afin d’exploiter cet incident dans l’intérêt du pouvoir. Mais ce sont là de ces écarts qu’on voit dans tous les temps, et beaucoup trop rares pour motiver une loi.

Une expérience de plus de cinq années du système de l’élection directe des échevins avec la mission d’exécuter les lois et arrêtés conjointement avec le bourgmestre, vient donc prouver aujourd’hui que le congrès ne s’est pas trompé, qu’il a bien jugé du caractère belge, et que ce régime se concilie avec le maintien de l’ordre public. Il ne restera plus de doute à cet égard, je l’espère, dans l’esprit même des plus chauds partisans du pouvoir prétendu fort, lorsqu’on verra ci-après les nouveaux moyens de précaution dont la constitution et le projet de loi lui-même ont entouré l’exercice de cette mission.

Il semblait que le congrès, ayant augmenté par l’élection directe le degré de confiance due aux magistrats choisis par le peuple, devait, par la même raison, diminuer les mesures de prévoyance contre leur négligence ou les abus du pouvoir ; mais non, dominé avant tout par cette pensée qu’il fallait attacher la commune, ou plutôt la petite famille, à la grande famille, par des moyens puissants et énergiques, il stipule que la loi d’organisation pourra lui lier les mains de manière a soumettre ses actes, quand on le jugerait nécessaire, à l’approbation d’une autorité supérieure, et ce, sous peine de n’avoir aucun effet : ainsi il serait constitutionnel de faire dépendre de cette approbation certains actes du collège échevinal relatifs à l’exécution des lois et décrets.

Loin d’accorder à ce collège une confiance illimitée, le congrès prévoit dans sa sagesse qu’il peut commettre des abus de pouvoir, qu’il pourrait prendre des dispositions contraires aux lois et à l’ordre public, qu’il pourrait, en faisant l’application de la loi ou des arrêtés aux intérêts communaux, s’écarter de leur esprit et les enfreindre ; il pourvoit prudemment à tous ces cas en admettant formellement l’intervention du Roi ou du pouvoir législatif pour empêcher que les conseils communaux et par suite leurs délégués ne sortent de leurs attributions et ne blessent l’intérêt général.

Mais le congrès national n’avait pas poussé la défiance jusqu’à supposer que la commune pourrait même refuser d’exécuter les lois et ordonnances et se mettrait ainsi en rébellion ouverte avec l’autorité supérieure : cette supposition est en effet injurieuse pour le caractère belge, et je l’ai toujours repoussée de tout mon pouvoir ; j’ai dit, et je le répète, qu’il faut attendre au moins que l’expérience ait démontré l’insuffisance de tous les autres moyens avant d’en venir à une exécution forcée et de sévir contre les administrateurs personnellement ; qu’en principe législatif il est aussi dangereux qu’immoral de fonder une loi sur des suppositions de faits extraordinairement rares qui blessent les mœurs et l’honneur du Belge.

Mais enfin jusqu’à présent les chambres ont admis cette supposition de rébellion administrative ; et puisque telle est leur volonté, nous voulons bien aussi l’adopter. Or, pour ces cas tout à fait imprévus, le projet lui même (article 14) donne à l’autorité supérieure le droit de faire exécuter elle-même dans la commune les lois et arrêtes par des commissaires envoyés aux frais personnels des administrateurs.

Il est évident que cette arme est déjà le complément de tous les moyens de précaution employés pour faire marcher les administrations électives, et qu’elle seule peut assurer cette exécution dans la commune nonobstant l’élection directe des magistrats, puisque même sans leur concours, et contre leur gré et à leurs dépens, toutes les mesures peuvent y être mises à exécution, à l’entière satisfaction de l’autorité supérieure.

Si avec de pareils moyens les lois et les mesures d’administration générale n’étaient pas observées, ou si leur observation pouvait laisser quelque chose à désirer, on doit reconnaître qu’on devrait s’en prendre bien moins à la commune qu’à l’administration supérieure elle-même : c’est alors que toute la responsabilité pèserait sur elle, si elle avait négligé ces moyens ou refusé d’en faire usage ou de les provoquer le cas échéant.

Il est donc clairement démontré que, bien que le corps échevinal soit élu directement, et que le pouvoir exécutif n’intervienne pas dans le choix de ses membres à l’exception de son chef, il n’y a dans ce système aucun inconvénient ni aucun danger à lui continuer, comme on l’a fait jusqu’ici la tâche d’exécuter les lois et arrêtés, puisque le maintien de l’ordre est suffisamment assuré par les garanties stipulées dans la constitution et le projet de loi.

Mais ce n’est pas tout, nous venons d’exposer les moyens donnés à l’action gouvernementale contre les actes des administrations électives. L’action que la constitution et le projet donnent en outre au gouvernement contre leurs personnes est, si j’ose le dire, plus puissante encore.

Qu’il me soit permis avant tout de dire un mot sur le personnel en général. Le gouvernement, dit le ministère, doit être entièrement libre dans le choix des personnes, puisqu’elles sont chargées d’exécuter les lois et arrêtés dans la commune. Mais il est de fait que, depuis l’empire, nos constitutions se sont toujours opposées à ce qu’il ait sur ce point son action libre. En Belgique, depuis 1816, le pouvoir royal s’est vu obligé de désigner le bourgmestre dans le conseil, et même, d’après les anciens règlements, sur une liste présentée par ce corps. En France même, le choix de maires par le roi est aujourd’hui aussi limité aux membres du conseil, et en cela le législateur français n’a fait que reproduire la disposition du sénatus-consulte du 16 thermidor an X, qui autorisait le premier consul à nommer les maires et adjoints dans les conseils municipaux.

Cette liberté d’action pour le choix des premiers magistrats de la commune n’a donc jamais existé sous le régime constitutionnel et elle n’est plus aujourd’hui qu’une pure théorie qui a cessé de convenir au siècle actuel, siècle où les peuples se sont donné des constitutions précisément afin de brider le pouvoir royal ; et il ne faut pas que le ministère affecte de dire que cette liberté lui est indispensable pour marcher, puisque de fait les gouvernements constitutionnels, et la Belgique surtout, ont constamment marché sans elle. Ce langage ne pourrait convenir qu’aux monarchies pures ou absolues qui sont de l’autre siècle pour la plupart des Etats de l’Europe.

Quant aux échevins également chargés avec le bourgmestre de l’exécution des lois et ordonnances, le Roi n’a aussi jamais eu le droit de les choisir librement : en dernier lieu, il était tenu de les prendre parmi les membres du conseil, et suivant les premiers règlements, le pouvoir royal était même obligé d’accepter l’un des trois conseillers qui lui était indiqué par le corps électif. Ce dernier système, qui a été en vigueur pendant nombre d’années sans qu’on ait eu à s’en plaindre, se rapprochait déjà du système de l’élection directe adopté par la nouvelle constitution, puisqu’on peut dire que, dans l’un et l’autre cas, les échevins tiennent leur mandat directement ou indirectement des électeurs bien plus que du pouvoir royal. Notre chambre de 1834 avait de même adopté la proposition que le Roi serait tenu de choisir pour échevins l’un des conseillers qui lui seraient présentés par le conseil.

On voit donc à évidence qu’il n’est pas vrai de dire que le choix du pouvoir royal doit être libre pour que les bourgmestre et échevins aient mission d’exécuter les lois et arrêtés dans la commune, puisque, nonobstant cette dernière attribution, ce choix lui a été, comme il lui est encore, constamment imposé plus ou moins.

Si enfin le congrès national, au moyen de l’élection directe, a mis à l’écart la part déjà faible du pouvoir royal dans la nomination des échevins, ce fut donc, comme on l’a vu, à raison du nouveau degré de confiance que lui ont inspirée le bon jugement et l’amour de l’ordre qui distinguent le Belge, mais nullement dans la vue de porter la moindre atteinte à leurs attributions déjà existantes.

Mais, en même temps, le congrès n’a pas voulu l’indépendance absolue du collège échevinal. Nous avons dit plus haut la grande part d’action qu’il a réservée contre les actes de ce corps à l’administration supérieure, et celle plus importante encore que lui donne notre projet de loi ; de sorte que, pour que l’autorité supérieure veuille être attentive et vigilante, il est impossible que le service ne marche point.

Mais, pour surcroît de précaution, le projet de loi ajoute contre les personnes une garantie nouvelle qui devrait elle seule dissiper toute appréhension, c’est le droit nouveau de suspension et de révocation contre les bourgmestres et échevins des villes pour cause d’inconduite ou de négligence grave, droit qui n’était admis précédemment que pour le plat pays et qu’on étend aujourd’hui aux villes.

Ce droit de révocation que le ministère voudrait même pouvoir exercer d’une manière tout à fait arbitraire à l’égard du bourgmestre, ce droit est, comme l’a dit un orateur de cette chambre, l’épée de Damoclès toujours suspendue sur la tête de ces magistrats : si les lois et les mesures d’administration générale ne sont pas observées dans la commune, il est menacé chaque jour et à chaque moment de perdre ses fonctions honorables. En vain l’autorité supérieure affirmerait qu’elle sera sobre dans l’usage de ce droit ; la seule crainte de pouvoir être atteints par cette menace tous les jours et à chaque instant est évidemment le moyen le plus certain de contenir ces fonctionnaires dans le devoir et de stimuler leur attention et leur zèle pour l’exécution des lois et des règlements.

Jusqu’à présent, dès que les bourgmestres et échevins des villes étaient choisis pour six ans, ils se trouvaient à cet égard tout à fait indépendants pendant toute cette période : quand ils n’attachaient pas une grande importance à être renouvelés après leurs six ans, ils pouvaient impunément se conduire mal envers leurs supérieurs ou négliger l’exécution des lois, sans qu’on eût le droit de les révoquer ; le service pouvait ainsi rester bien longtemps en souffrance, sans qu’on pût les menacer de suspension ou de destitution. La nouvelle garantie qu’offre le projet actuel dans ce droit de révocation étendu aux villes ne laisse donc plus rien à désirer pour la pleine et entière observation des lois et décrets dans la commune.

Si donc, pour satisfaire au vœu de la constitution, le gouvernement doit désormais rester étranger à l’élection des échevins, le projet de loi lui assure d’une autre part une large compensation en l’armant du droit redoutable de suspension et de révocation entre les bourgmestres et échevins des villes, droit qu’il n’a jamais possède auparavant.

Le congrès national, en votant leur élection directe, n’a aucunement entendu affaiblir le pouvoir exécutif dans la commune ; mais il a pensé que chaque communauté d’habitants, qui est l’être le plus intéressé à faire de bons choix, ferait en général moins de mauvaises nominations que les commissaires de district, les gouverneurs et les ministres qui ont aussi leurs partis, leurs coteries et leurs cabales, et qu’ainsi l’élection directe, avec les précautions convenables, était le meilleur moyen d’assurer mieux que jamais l’ordre, la paix et la prospérité dans le royaume, comme de rendre en même temps le pouvoir exécutif véritablement fort.

Je dirai plus, quelle que puisse être la manière de voir de quelques-uns de nous sur ce point, c’est autant pour eux que pour moi un devoir impérieux de se rallier à ce système, puisque notre charte le veut, et que nous sommes tous liés par le serment de l’observer ; au moins doivent-ils reconnaître qu’il y aurait lieu d’attendre sur ce système constitutionnel les enseignements d’une nouvelle expérience de plusieurs années, expérience déjà commencée depuis 1830.

Le législateur du congrès a, en effet, nécessairement entendu conserver le collège échevinal. Ne l’oublions jamais, messieurs, il se voit de la discussion et des rapports faits au sein de cette assemblée que le pouvoir communal a été créé pouvoir constitutionnel, sur la même ligne que le pouvoir royal et le pouvoir judiciaire, avec, toutefois, quelques modifications importantes. Et c’est ce qui fut formellement sanctionné par le titre III de la constitution intitulé : « des Pouvoirs, » article 31. Par l’article 108, n°2, il est conféré au corps électif du conseil une attribution nouvelle pour tout ce qui est d’intérêt communal sans distinction : mais le congrès qui connaissait déjà l’institution des conseils, savait parfaitement qu’il est physiquement impossible à un corps composé de dix à vingt-cinq membres de se livrer à l’administration journalière et exécutive de la commune ; il entrait donc nécessairement dans ses vues que la loi d’organisation devrait confier cette administration à un plus petit nombre d’administrateurs délégués à cet effet ; si donc le congrès n’a fait dans la constitution aucune mention du collège échevinal, il n’est pas moins évident qu’il l’a maintenu d’une manière implicite, et nous ajoutons qu’il est impossible qu’il ait voulu que cette délégation appartînt à un seul membre, lequel encore serait nommé, comme le propose le gouvernement, par le seul pouvoir exécutif exclusivement. On ne pourrait supposer semblable intention au congrès sans admettre qu’il aurait voulu, pour ainsi dire, rétablir les maires de l’empire.

Or, c’est là une supposition tout aussi absurde qu’elle est injurieuse pour la représentation nationale de 1830. Déjà en 1814, lors de notre séparation de la France, il n’y eut qu’un cri de réprobation en Hollande comme en Belgique contre l’institution des maires et les abus de la centralisation : en tout temps une pareille institution a répugné aux mœurs des deux pays. La loi fondamentale de 1816 ne manqua pas de faire justice de cette institution, et pas une seule voix ne s’est élevée pour la défendre : dans toutes les provinces belges et hollandaises les maires furent donc remplaces par le collège échevinal composé des bourgmestres et échevins, et nous avons joui jusqu’à présent de cette nouvelle institution.

Or, je le demande, n’est-ce pas le comble de l’absurdité de supposer que notre congrès national aurait voulu la rejeter pour rétrograder jusqu’au régime despotique de Napoléon et ressusciter une institution proscrite depuis longues années et évidemment incompatible d’ailleurs avec un gouvernement représentatif ?

En effet, messieurs, il est de l’essence de tout système vraiment représentatif que tous les intérêts soient représentés par plusieurs. C’est ainsi que les intérêts généraux sont représentés dans les chambres par plus de 150 membres, et dans le gouvernement par plusieurs ministres solidairement ; les intérêts des provinces par trente à septante membres formant les conseils provinciaux, comme les intérêts de la commune par le corps électif du conseil ou ses délégués. Or, certes, un intérêt communal dans ses rapports avec une loi ou un arrêté qui doit lui être appliqué, n’en demeure pas moins encore un intérêt communal, dont par conséquent un seul ne peut être juge.

Le système de l’administration d’un seul ou plutôt des maires de l’empire a donc évidemment été repoussé par l’ancienne loi fondamentale comme par le régime actuel. Or, c’est cependant ce même système, à peu de chose près, que le ministère ose vous proposer, messieurs, lorsqu’il demande que vous accordiez à lui seul exclusivement la nomination du bourgmestre, et que vous consentiez en même temps à conférer aussi à ce dernier seul l’exécution des lois et arrêtes dans la commune.

Ouvrez, messieurs, comme j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, les bulletins des lois et décrets et les différents codes administratifs, vous verrez que presque toutes les matières administratives de la commune ont été prévues et réglementées par des lois, arrêtés et autres dispositions du pouvoir exécutif. Cela est si palpable que tout le monde sait que la grande majeure partie des fonctions journalières des administrateurs communaux ne consiste précisément qu’à faire observer dans la localité ces lois, arrêtés et règlements : attribuer toutes ces fonctions au bourgmestre seul, c’est concentrer entre ses mains presque tout le pouvoir communal, c’est vouloir, comme nous l’avons dit, la centralisation et les maires de l’empire ; c’est donc aussi réduire le collège échevinal à un véritable simulacre, puisqu’en lui enlevant cette attribution la plus importante de l’administration journalière, il n’existerait, pour ainsi dire, plus que de nom.

Cette prétention ministérielle étant une question de vie ou de mort pour nos franchises communales, la chambre me permettra de faire ressortir ce que je viens d’avancer par plusieurs exemples.

S’agit-il de mesures générales pour protéger dans la commune l’agriculture, le commerce, les manufactures, etc., le bourgmestre lui seul et de sa seule autorité se constituerait juge des toutes les questions qui touchent immédiatement à l’existence, ou à la ruine ou à la prospérité de toute une classe d’habitants, de telle ou telle profession ou branche d’industrie, ou d’établissements importants créés dans la commune ; et lorsque la réunion de toutes les lumières serait évidemment indispensable pour prononcer sur toutes ces questions éminemment d’un intérêt communal et souvent même très délicates, et emportant avec elles la plus grande responsabilité, il arriverait qu’il serait en droit de trancher seul toutes ces questions, d’après ses connaissances souvent incomplètes, sinon quelquefois d’après ses préventions ou ses vues et ses intérêts particuliers, et sans même être tenu de consulter le corps du conseil ni aucun de ses collègues du collège échevinal.

Le gouvernement a-t-il arrêté quelques mesures générales pour prévenir ou arrêter dans les communes les progrès d’une maladie épidémique ou contagieuse : par exemple, le choléra ; tandis que l’exécution de pareilles mesures dépend de mille et une circonstances, qu’elle doit même se modifier ou varier dans tel ou tel quartier de la même ville ou même selon les rues, les maisons, les professions, les habitudes, le régime, les besoins des habitants, et que tout cela est évidemment d’intérêt communal : dans tous ces cas encore, le bourgmestre s’érigera seul maître de tous les moyens à employer, et les membres du conseil, y compris les échevins qu’on peut regarder comme les véritables pères de la commune, devront tout voir et se taire et même laisser périr en silence leurs administrés, si les mesures ordonnées par le bourgmestre sont par lui mises à exécution de manière à être nuisibles ou funestes à la santé publique, plutôt que salutaires. On peut en dire autant de la vaccine et de toutes les mesures de salubrité publique dont l’administration supérieure a cru ou croira devoir s’occuper.

S’agira-t-il de baux de biens de communes, de baux à longues années, d’échanges, d’emprunts, d’acquisitions, de transactions au profit de la commune, bien qu’il soit incontestable que chacune de ces affaires est d’intérêt communal ; comme il existe une foule d’arrêtés et décrets qui règlent leur instruction, les formalités à remplir et le mode d’exécution, le bourgmestre, en vertu de l’article qui confère à lui seul l’exécution des lois et arrêtés, s’emparera de toutes ces affaires à l’exclusion de ses collègues. Seulement le conseil aura une simple délibération à donner ; mais l’instruction d’où dépend souvent la bonne direction et la réussite d’une affaire, l’enquête de commodo, la levée des plans, les expertises, le recours public exigé par les décrets, tout cela appartiendra au bourgmestre, et les véritables représentants de la commune n’auront pas le mot à y dire. (Lois des 3 décembre 1790, 10 août 1791,2 prairial an X, etc.)

S’agit-il encore de l’exécution du décret de décembre 1809 relatif aux fabriques d’église, et des articles organiques dans leurs rapports avec la commune, le bourgmestre sera en droit de dire que tout cela le regarde exclusivement, sauf seulement, en certains cas assez rares, l’avis du conseil municipal.

Comme tous ces décrets de l’empire appartiennent à une époque où le gouvernement cherchait à réduire et même à rendre presque nulle l’autorité des conseils municipaux, à une époque où il fallait même attendre l’autorisation du préfet pour qu’ils puissent s’assembler, on sent que toute cette législation impériale a rendu le plus rares possible les occasions où l’avis du conseil est nécessaire, en sorte que, sauf certains cas déterminés par la loi actuelle, son intervention deviendrait presque insignifiante.

Le bourgmestre revendiquera aussi pour lui seul l’exécution des lois, décrets et arrêtés concernant les octrois des villes. Ainsi, dans une matière qui offre souvent une complication d’intérêts opposés entre les habitants et diverses professions, et d’où dépend souvent la cherté ou le bon marché des objets de première nécessité dans la commune ; dans une matière où l’intérêt communal est presque le seul dominant, les échevins administrateurs nés de la communauté, devront aussi abandonner cette exécution au bourgmestre seul ; c’est la loi du 27 frimaire an VIII qui a d’abord organisé les octrois des villes.

On peut dire la même chose de l’exécution des lois, décrets et arrêtés relatifs au cadastre pour leur application à la commune et à chacune des propriétés des habitants, comme aussi de ceux qui ont rapport aux contributions à leur assiette, à l’expertise, à la classification de la commune, etc., quoique ces objets soient certainement aussi d’intérêt communal ; le collège échevinal y resterait donc étranger.

Tout ce qui tient dans chaque localité à la sûreté, à la moralité des habitants, en matière de police, sera du ressort exclusif du bourgmestre, sous prétexte que cette matière est prévue par des décrets et arrêtés.

Sous le même prétexte, tout ce qui est relatif à la mendicité, aux poids et mesures, aux enfants trouvés dans la commune, aux fêtes publiques de la ville, aux spectacles, etc., lui appartiendra à lui seul. Les tableaux mêmes de population, ordonnés par la loi du 19 juillet 1790, seront aussi par le même motif dans ses attributions, à l’exclusion de ses collègues.

Par la même raison, il faudra laisser, à lui seul, toute l’exécution de cette foule de lois, décrets, arrêtés, relatifs aux hospices et aux bureaux de bienfaisance, dans leurs rapports avec les établissements de la commune et l’administration locale.

Il aura également, sous sa seule autorité, tout de qui regarde les brevets d’ouvriers, puisqu’une loi a aussi réglementé cet objet. Il sera seul juge des différents en cette matière, et par conséquent, seul maître du sort de l’ouvrier et du fabricant.

Dans les communes devenues propriétaires de leur cimetière, ou dans celles dont la population en exige un nouveau, à lui seul encore appartiendra le droit de choisir l’endroit où il doit être établi, puisque c’est en exécution d’un décret qu’il y a lieu de le placer dans un endroit élevé et le mieux exposé au nord ; à lui seul appartiendra aussi de faire des plantations sur le cimetière communal, puisque ces plantations sont ordonnées par le même décret.

Un décret s’occupe de même des plantations à faire sur les chemins vicinaux de la commune ; par conséquent, ce sera toujours au bourgmestre seul qu’il faudra en confier le soin, à l’exclusion des échevins ; lui seul aura donc également le droit de régler aussi les distances.

Une loi du 26 germinal an XI prévoit le cas d’une répartition à faire de la contribution d’un bien communal entre les habitants qui en jouissent : par conséquent, cette répartition, qui exige une connaissance du degré d’aisance de chaque habitant et de bien d’autres connaissances locales, sera faite par le bourgmestre seul. Il en est de même des restitutions et distributions à faire en vertu d’arrêtés ou lois entre les habitants.

La commune, informée de l’arrivée du Roi, veut-elle lui faire des honneurs et régler ce qui les concerne ; le bourgmestre, un décret de l’empire à la main, aura le droit d’inviter ses collègues, les échevins et les conseillers, à ne point s’occuper de cette affaire, puisque le cérémonial et d’autres mesures convenables sont aussi prévus par ce décret. Certes, on n’oserait contester que cette affaire ne soit cependant d’intérêt communal, et partant du ressort du collège comme du conseil.

Il y a peu de temps, vous avez décrété que les villes où sont placées les universités devraient supporter les réparations et constructions à faire aux bâtiments destinés à cet usage. Puisqu’il s’agit de l’exécution d’une loi, dira toujours le bourgmestre, cet objet me regarde exclusivement.

Enfin, je croirais abuser du temps précieux de la chambre, si je continuais l’énumération de tant d’exemples dont le détail est, on peut dire, innombrable.

Mais je vous en ai assez présenté, je l’espère, pour démontrer qu’il est de fait que toute ou presque toute l’administration d’une commune consiste dans l’application aux intérêts communaux de ce nombre infini de lois, décrets, arrêtes, ordonnances qui embrassent tout à la fois l’intérêt générai et communal ; qu’ainsi en remettre, comme le demande le gouvernement, l’exécution dans la commune au bourgmestre seul, c’est réellement le constituer seul administrateur de la communauté, c’est pareillement dépouiller le collège échevinal de ses attributions essentielles et ne lui donner à peu près qu’une existence nominale.

Or, c’est véritablement se jouer de la constitution que de prétendre que c’est à ce prix qu’elle a voulu l’élection directe des membres de ce collège ; tout étant réglementé par ces lois et arrêtés, il ne leur resterait, en effet, pour ainsi dire, qu’à rester spectateurs oisifs de M. le bourgmestre, comme le sont les adjoints aux maires de France ; cependant vous l’avez vu, messieurs, le congrès national n’a voulu ni pu vouloir le rétablissement du régime de l’administration d’un seul. Dans toutes les affaires administratives dont je viens de tracer le tableau, il est évident que c’est même plutôt l’intérêt communal qui domine à côté de l’intérêt général, ou, au moins, l’un et l’autre sont sur la même ligne ; or, vous ne pourriez remettre à un seul exclusivement l’administration des intérêts de la communauté sans enfreindre la constitution, qui déclare (article 108) que tout ce qui est d’intérêt communal est attribué au conseil, ou à ceux présumés délégués par lui ou les électeurs.

Au Roi appartient le pouvoir exécutif ; mais, ajoute l’article 29, « tel qu’il est réglé par la constitution ; » or, la constitution s’oppose clairement à ce qu’un seul soit maître de presque toutes les affaires administratives de la commune, ce qui arriverait nécessairement, puisque l’application de la loi et des arrêtés aux intérêts de localité forme à elle seule la presque totalité de ces affaires. Mais rappelons-nous que, si à cause de l’intérêt communal qui y domine, ou qui s’y trouve confondu avec l’intérêt général, leur gestion doit d’abord être déférée à un corps électif, cet intérêt général est, comme nous l’avons vu, protégé et défendu à son tour de la manière la plus efficace par l’action puissante qui est donnée à l’administration supérieure et au gouvernement contre les personnes et les actes de ce corps, tant par la constitution que par les autres moyens dont la loi actuelle arme cette autorité supérieure.

L’intérêt général est donc, au vrai, représenté dans la commune par cette action puissante et protectrice, comme l’intérêt communal par le corps de conseillers ou le collège échevinal. Chaque intérêt devant être en même temps représenté dans toutes ces affaires, on doit rejeter tout système qui absorberait l’un au profit de l’autre.

Tous deux devant être intimement unis et ne former qu’un ensemble dans l’Etat, c’est une théorie absurde de vouloir les séparer et de prétendre donner à un administrateur distinct à l’un et un administrateur séparé à l’autre ; cette théorie absurde, sous un régime représentatif, devient même impraticable, puisque l’application à la commune des lois et arrêtés dont s’agit étant d’un intérêt mixte, elle est, par sa nature, indivisible ; mais comme elle ne peut constitutionnellement appartenir à un seul, il y a lieu de la confier à un corps composé de plusieurs.

La majorité de ce corps assure l’unité d’action aussi bien que la volonté d’un seul administrateur sous un gouvernement purement monarchique.

On perd sans cesse de vue que le pouvoir communal n’est point une délégation du pouvoir exécutif, mais qu’à la différence de ce qui existe en France, il est en Belgique un pouvoir constitutionnel distinct du pouvoir exécutif.

C’est la constitution elle-même qui a statué que son personnel se composerait principalement d’éléments populaires, en consacrant l’élection directe de tous les magistrats de la commune, à l’exception seulement du chef pour lequel elle permet l’intervention du pouvoir exécutif. Notre loi fondamentale ayant de cette manière établi elle-même l’homogénéité du personnel, chercher ailleurs l’homogénéité, c’est faire de la vaine théorie.

Mais en même temps qu’elle veut l’élection directe des conseillers et des échevins, la constitution a pourvu, par quelques dispositions, à faire maintenir l’équilibre entre ces deux pouvoirs, et notamment à empêcher que la commune puisse en aucun cas prévaloir sur l’Etat en donnant à celui-ci les droits d’approbation et d’annulation des actes de l’administration communale ; et, en outre (nous ne pouvons trop le rappeler ici) le projet d’organisation lui donne encore et le droit de révocation et le droit de faire lui-même exécuter ses mesures au cas de négligence ou de mauvais vouloir du corps municipal. L’élection directe ou plutôt l’élément populaire, ainsi combiné et uni avec l’élément gouvernemental, forment donc l’homogénéité du pouvoir communal, telle que l’a voulue notre constitution.

Dans un état représentatif, c’est une utopie que de vouloir chercher l’homogénéité exclusivement dans un seul de ces éléments, puisque l’action de l’un doit toujours pouvoir être contrebalancée par l’autre. L’homogénéité ne peut donc jamais résulter que d’une union sagement combinée entre eux, conformément aux principes établis par la charte.

En supposant même que certains inconvénients seraient attachés à ce système constitutionnel, il faudrait dire qu’ils ne sont que la suite du régime représentatif adopté en Belgique, et l’on ne pourrait en accuser que la constitution elle-même. Mais toutes les formes possibles de gouvernement ont leurs inconvénients. Est-ce là un motif pour les rejeter ? Il faut dans ce cas savoir les supporter pour l’amour de l’ordre et de la patrie.

Ce système du ministère qui voudrait donner au bourgmestre seul toutes ces attributions mixtes, tend évidemment à asservir au profit du gouvernement toutes les branches de chaque administration locale. Pour faire ressortir tout le despotisme que cache ce système, nous rappellerons ce qu’on disait du gouvernement impérial.

Napoléon donnait un ordre au ministre, qui le donnait au préfet, qui le donnait au maire, qui le donnait au garde champêtre. Cet obscur fonctionnaire était donc l’empereur même. Si le citoyen était lésé, il remettait sa plainte au maire qui la faisait passer au préfet, et ainsi de suite jusqu’à l’empereur. D’après cette organisation, l’ordre n’avait donc pour juge en définitive que celui-là même qui l’avait donné.

Or, messieurs, nous n’avons que les noms à changer pour retrouver à peu près le même système dans la proposition ministérielle. Toutes les fois que l’intervention du conseil communal ou provincial ne sera point formellement autorisée, et qu’il s’agira d’appliquer aux intérêts communaux une disposition de lois, de décrets, arrêtés, ou règlements (et notez bien que toute l’administration même journalière d’une commune ne consiste guère qu’en cela), le Roi constitutionnel des Belges donnera pour l’exécution un ordre ou une instruction au ministre, qui le donnera au gouverneur, qui le donnera au bourgmestre, qui le donnera au garde champêtre qui devient ainsi le gouvernement lui-même, organe de sa volonté, et dépositaire de sa force. Le citoyen belge veut-il réclamer contre cet ordre ou cette instruction ? Le bourgmestre étant seul et exclusivement chargé de cette exécution dans la commune, ce citoyen devra s’adresser à ce fonctionnaire qui, par l’intermédiaire des gouverneurs et des ministres, fera parvenir sa réclamation au gouvernement. Et, au résultat, le chef constitutionnel de l’Etat sera ainsi comme l’empereur, seul juge de son ordre ou de son instruction ; il sera seul juge d’une question d’intérêt communal d’où dépendra peut-être la fortune d’un citoyen, ou le sort de toute ou partie d’une ville ou d’un village, et tout cela sans que les représentants de la commune ni les représentants de la province aient même eu le droit de se faire entendre. Le Roi, ou ses ministres, pourront leur dire : Nous avons usé de notre droit ; la loi que les chambres ont votée vous défend absolument toute intervention dans ces sortes d’affaires.

Non, messieurs, je ne puis croire que vous aurez jamais la faiblesse de voter une semblable loi ; votre serment à la constitution m’en est un sûr garant. On veut vous faire substituer au régime représentatif le gouvernement de la force brute. A-t-on oublié que ce système de centralisation, qui a longtemps pesé sur toute la France comme un joug de fer, a enfin amené lui-même la chute de l’empire ? Malgré la coalition des puissances, Napoléon ne serait point tombé, si dans les derniers jours de son empire il eût retrouvé l’appui du peuple, qu’il avait perdu pour avoir trop longtemps méprisé ses libertés. Qui ne voit que ce système de force est au contraire un système de faiblesse et de péril pour le pouvoir royal, puisqu’il accumule sur lui une responsabilité immense vis-à-vis du peuple ?

Au surplus, la France n’a jamais eu, comme la Belgique, une constitution qui admet la représentation communale au nombre des pouvoirs constitutionnels. C’est au titre III intitulé : « des Pouvoirs, » qu’est placé l’article 31 portant : « que les intérêts exclusivement communaux sont réglés par les conseils communaux d’après les principes établis par la constitution. » On ne se trompera pas sans doute sur le sens et la portée de ce mot « exclusivement. » Le législateur n’a voulu qu’indiquer ici la matière qui pourrait être réglée librement par les conseils communaux, mais sans préjudice à l’attribution universelle qui leur est conférée par l’article 108, n°2, avec néanmoins de grandes restrictions. De même que le pouvoir judiciaire est seul compétent pour juger les droits et les intérêts purement civils, de même, a dit ici le congrès, les conseils communaux sont seuls compétents pour délibérer sur les intérêts purement communaux.

Ces expressions, « d’après les principes établis par la constitution, » signifient simplement que dans leurs dispositions ces conseils doivent eux-mêmes observer les principes de la constitution : par exemple, qu’ils ne peuvent, même dans les matières purement communales, porter aucune atteinte aux droits constitutionnels des Belges ; qu’ils ne pourraient consentir d’eux-mêmes un changement de limites de commune ou section de commune (article 3).

Mais il faut bien le remarquer, messieurs, ce mot « exclusivement » ne se trouve point répété dans l’article 108, n°2, qui d’une manière générale et sans aucune distinction attribue aux conseils tout ce qui est d’intérêt communal, en ajoutant toutefois dans ce même numéro et dans le n°5 des modifications très importantes, parce qu’en effet, dans cette attribution de tout ce qui est d’intérêt communal se trouvent nécessairement comprises des affaires qui se rattachent plus ou moins à l’intérêt général, telles que l’application des lois et arrêtés à chaque localité, et qu’il importait à cet égard de prévoir plusieurs moyens de précaution contre l’administration exécutive du corps électif. L’entendre autrement, ce serait s’arrêter à l’écorce des mots, ce serait attribuer au congrès national l’intention d’avoir voulu réduire presqu’à zéro le pouvoir constitutionnel de la commune, ce qui est évidemment inadmissible.

Du reste, lorsque la commune applique une disposition de lois ou d’arrêtés à un intérêt de localité, comme lorsque le juge civil applique aussi une loi ou un décret à une cause d’intérêt privé dans les deux cas, bien que ces lois et décrets soient en eux-mêmes des actes d’intérêt général, si le jugement d’application par le tribunal n’est plus réellement qu’un acte purement d’intérêt privé, le jugement d’application par la commune peut aussi lui-même être considéré comme un acte purement d’intérêt communal ; tous deux agissent ainsi sous la surveillance immédiate d’agents du gouvernement, les procureurs du Roi et les commissaires de districts, avec cette différence cependant que la liberté de la commune est considérablement limitée par les mesures de précaution dont nous avons parlé.

D’ailleurs, il ne serait pas étonnant qu’il y ait eu ici une inexactitude dans la rédaction comme on en rencontre plusieurs dans la constitution. C’est ainsi, par exemple, que dans le n° 1 de l’article 108, on suppose que les commissaires du gouvernement près les conseils provinciaux pourraient être soumis à l’élection directe du peuple ; ce qui est une absurdité saillante, car si ces commissaires étaient choisis par les électeurs, ils ne seraient plus les commissaires du gouvernement, mais bien les commissaires du peuple.

Au surplus, ce n’est point aux conseils communaux qu’il est question ici de conférer l’exécution des lois et arrêtés dans la commune, mais au collège échevinal.

Aux termes du n°1 de l’article 108, les administrations doivent avoir un chef ; mais les bourgmestres, tels que les désire le gouvernement, avec autant d’attributions, seraient plus que les chefs, ils seraient les maîtres de l’administration : nommés et révoqués par le Roi, ils ne seraient réellement que des commissaires du gouvernement, et l’on verrait ainsi dans chacun d’eux autant de sous-commissaires de districts près de toutes les communes.

Tandis que le pouvoir constitutionnel de la commune doit être unique et indivisible, il y en aurait cependant deux distincts avec chacun leurs représentants : l’un, enveloppant tout ce qui tient à l’exécution ou plutôt à l’application des lois et arrêtés et règlements, appartiendrait au bourgmestre seul ; l’autre, comprenant seulement ce qui n’a point été prévu ou réglementé par ces lois, décrets, etc. (et l’on conçoit que très peu d’objets ont échappé à l’esprit de centralisation des gouvernements de l’empire et de Guillaume), serait dévolu au collège échevinal ou au conseil.

Mais de cet ordre de choses naîtraient infailliblement des conflits ou des luttes perpétuelles entre cette espèce de bourgmestre et les échevins et les conseils. Ceux-ci, s’appuyant sur le texte formel de la constitution, soutiendront que telle affaire est de leur compétence, puisque, bien qu’elle se rattache à l’exécution d’une loi ou décret, elle n’en est pas moins évidemment d’un intérêt communal ; le bourgmestre au contraire prétendrait attirer à lui seul tout ce qui se rapporte à cette exécution, attendu que l’intérêt général y est compromis : par exemple, quoiqu’un décret ait réglé le cérémonial relatif à la réception du Roi dans une commune, il est palpable que cette affaire est toute d’intérêt communal, et que nonobstant même la loi qui attribuerait au bourgmestre seul l’exécution des décrets, le conseil pourrait dire que cette loi n’a pu lui enlever un droit constitutionnel, et par suite on le verrait s’emparer de cette affaire nonobstant les réclamations du bourgmestre, et régler lui-même le cérémonial et les honneurs à rendre à sa majesté.

On tomberait donc dans les plus graves inconvénients en divisant ainsi des attributions naturellement indivisibles, et qui par conséquent doivent toujours demeurer inséparables, soit que l’on adopte le système de l’administration d’un seul comme sous le régime purement monarchique, soit que l’on admette le système de l’administration de plusieurs comme en Belgique sous un régime vraiment représentatif. Pour faire la juste part de chacun, il faudrait distinguer dans chaque disposition ce qu’il y a d’intérêt communal d’un côté, et de l’autre ce qu’il y a d’intérêt général ; ce qui serait interminable ou plutôt impossible dans la pratique.

Toute la législation de l’empire ayant été faite pour l’administration d’un seul, comme si la commune n’avait point ses propres représentants, il serait nécessaire d’opérer la révision de toute cette législation, afin au moins, s’il était possible, de faire une part quelconque au corps électif chargé par la constitution de représenter l’intérêt communal. Tel fut en effet l’esprit d’envahissement du gouvernement impérial, comme de celui de Guillaume, que l’un et l’autre ont réglementé, comme on vient de le voir, toutes les affaires possibles, même de pur intérêt communal.

Au surplus, il y a à craindre également que le gouvernement actuel, qui a la même tendance, ne multiplie aussi ses ordonnances et règlements sur cette matière, dans la vue d’augmenter toujours les attributions de son prétendu agent le bourgmestre, et de réduire davantage encore celles du collège échevinal : effectivement, outre certaines attributions données en termes formels par le projet de loi au conseil et au collège échevinal, attributions qui ne sont point limitatives, toute personne qui a quelque expérience dans l’administration d’une commune, sait parfaitement qu’il existe des milliers d’autres affaires administratives qui ne sont et ne peuvent être prévues, notamment pour ce qui concerne l’administration journalière. Il y aurait donc toujours pour le ministère ample matière pour réglementer sous prétexte d’intérêt public et par forme de mesure d’administration générale.

On peut même prétendre rigoureusement que tout est d’intérêt général, car on peut dire que l’existence et le bien-être de chaque citoyen dans la commune intéressent aussi la société tout entière, et que sous ce rapport rien ne peut être étranger à l’Etat. Dans ce système le gouvernement pourrait donc se rendre maître de toutes les affaires communales, et, par ce moyen, anéantir peu à peu le pouvoir constitutionnel de la commune.

M. le ministre a avancé dans son exposé des motifs que les fonctionnaires qui représentent le gouvernement pour les intérêts généraux, doivent tenir leur nomination de lui seul. On peut lui rétorquer ainsi l’argument : les fonctionnaires qui représentent l’intérêt communal doivent de même être nommés par la commune seule, et par conséquent le bourgmestre, chargé lui-même aussi des affaires d’intérêt communal, ne devrait tenir son mandat que des électeurs et non du gouvernement. Le ministre confond ici le principe qu’il faut admettre pour les fonctionnaires du gouvernement en général avec celui qu’il faut spécialement adopter pour les fonctionnaires du pouvoir communal, pouvoir essentiellement mixte qui exige conséquemment d’autres règles.

L’indivisibilité de ce pouvoir est un obstacle insurmontable à ce que chaque intérêt qu’il embrasse ait son représentant particulier, et entièrement indépendant l’un de l’autre : il faut dès lors s’arrêter au système de conciliation établi par la constitution, et d’après lequel les affaires d’intérêt communal ou mixte sont d’abord confiés ensemble au bourgmestre et aux élus ou plutôt aux pères de la commune, mais en leur imposant un frein et des conditions tels qu’il est moralement impossible qu’ils blessent des intérêts généraux. Au résultat, d’après ce système, force doit toujours demeurer à l’autorité supérieure, puisqu’à défaut par la commune d’agir, elle peut même, aux frais de celle-ci, y faire exécuter par ses commissaires toute mesure d’administration générale.

Aux termes de l’article 66 de la constitution, le Roi nomme aux emplois d’administration générale. Mais l’administration communale n’est évidemment pas l’administration générale ; ce sont deux choses tout à fait distinctes. Depuis près de 40 ans que les lois et décrets ont successivement réglementé même les affaires d’intérêt privé de la commune, l’on a ainsi donné à son administration un caractère mixte. L’on est d’accord que le pouvoir communal comprend ce qui concerne les affaires intérieures et domestiques de la commune. Mais de ce qu’il a plu aux gouvernements de les envelopper presque toutes dans des dispositions générales, il ne s’ensuit aucunement que la question de leur application à chaque localité ait cessé d’être en même temps d’un intérêt communal. L’emploi des bourgmestre et échevins, en ce qui touche l’exécution de ces dispositions, n’est donc pas un emploi d’administration générale proprement dit, et tel qu’il est prévu par l’article 66.

Mais supposons gratuitement qu’on puisse invoquer cet article, il faudrait ici admettre l’exception qu’il autorise par ces termes : « sauf les exceptions établies par la loi, » par la raison que cette exception serait absolument indispensable pour donner une existence réelle au pouvoir constitutionnel de la commune. Jamais une exception n’aurait été plus nécessaire, puisqu’elle aurait pour effet d’empêcher que l’un des pouvoirs constitutionnels, le pouvoir exécutif, n’efface et n’absorbe presque entièrement l’autre, le pouvoir communal et cela lorsque déjà celui-ci, limité comme il l’est, et placé, pour son personnel et ses actes, dans la dépendance de celui-là, ne saurait jamais lui porter une atteinte grave.

Une volonté unique, qui est le résultat de la majorité du collège échevinal, garantit également l’uniformité d’exécution des lois et arrêtés, ainsi que d’ailleurs nous l’avons vu jusqu’à présent.

D’après l’esprit comme le texte de la constitution, tout le pouvoir communal résidant dans le conseil, il s’ensuit que cette exécution qui renferme elle-même des questions d’intérêt communal appartient de droit à ce corps chargé généralement de tout ce qui est d’intérêt communal ; mais, ne pouvant exercer lui-même ce droit constitutionnel, la nature des choses veut que cette mission soit confiée à quelques membres qui en font partie. Il n’est donc pas vrai de dire que le conseil doit être absolument assimilé à un corps législatif. Constitutionnellement, il en est de même du droit de régler ce qui concerne cette exécution, ainsi que l’administration journalière sous les restrictions ordinaires, et, si, dans le fait, il ne s’immisce point et ne peut s’immiscer dans cette exécution elle-même et cette administration, ce n’est point parce qu’il n’en a pas le droit d’après la constitution, mais parce que dans la pratique cette tâche lui est physiquement impossible, Du reste, ses actes à l’effet de régler l’exécution peuvent être préalablement soumis à l’approbation de l’autorité supérieure.

Mais qu’on veuille bien ne pas exagérer les conséquences de notre système. Nous ne prétendons pas que tout ce qui intéresse le citoyen habitant une commune du royaume est d’intérêt communal et par suite soumis au pouvoir communal. Nous disons qu’il faut distinguer entre les lois et arrêtés qui atteignent le citoyen belge comme citoyen du royaume et celles qui le concernent comme membre d’une communauté d’habitants on plutôt comme membre de la petite famille. Au premier cas, c’est à des fonctionnaires nommés par le Roi seul qu’il faut remettre leur exécution : telles sont, par exemple, les lois d’impôt, d’enregistrement, de droit de succession, de douanes, etc. Au second cas, l’application de la loi ou de l’arrêté aux personnes ou aux chose de la commune étant essentiellement pour elle une affaire intérieure et domestique, elle revient de droit à ses représentants nés, avec néanmoins cette grande part d’action qui est donnée à l’autorité supérieure contre leurs personnes et leurs actes et sous la surveillance des agents de cette autorité.

Par exemple, dans la loi sur la milice nationale que l’on croirait au premier abord entièrement d’intérêt général, le législateur y a compris des dispositions qui appartiennent aux deux catégories ci-dessus rappelées. Dès qu’il s’agit de réclamations et d’exemptions qui intéressent le milicien comme membre de la commune, la loi veut qu’il soit prononcé non par le bourgmestre seul, mais par plusieurs membres de l’administration et elle veut même que chaque année le conseil désigne ceux de ses membres qui seront chargés ensemble d’examiner ces affaires et de signer les actes nécessaires, par ce motif évident que la question d’exemption et autres de cette nature dépendent de la connaissance locale de cent et une circonstances relatives à la position de chaque administré, et qu’elles intéressent au plus haut degré toutes et chacune des familles en particulier auxquelles appartiennent les autres miliciens non réclamants. Le législateur s’est montré conséquent avec l’ancienne loi fondamentale en attribuant aux représentants communaux l’exécution de cette branche de la loi, qui est manifestement d’intérêt communal quoi qu’elle se lie nécessairement à l’intérêt général.

Eh bien ! d’après les lois françaises sous l’empire comme encore aujourd’hui, c’est le maire seul qui est juge de ces affaires et qui délivre les certificats. Or, messieurs, c’est précisément l’exécution de toutes les lois et ordonnances de cette espèce, qui ont été faites pour un pays voisin où l’on n’a jamais connu de véritable pouvoir communal, et où par conséquent toutes les questions qui l’intéressent ont été dévolues au gouvernement lui seul et à ses agents exclusivement ; c’est, dis-je, l’exécution de pareils lois et décrets dans la commune qu’on voudrait remettre au bourgmestre seul, comme si nous n’avions pas une constitution belge, comme si la France et ses maires nous régissaient encore en ce moment.

Les ministres nous parleront-ils de leur responsabilité vis-à-vis des chambres ? Mais cette responsabilité, dans notre système, reste dans toute sa force, et elle devient même d’autant plus grande que nous augmentons les moyens de l’administration intérieure contre les personnes et les actes du collège échevinal. Les ministres seront responsables de la non-exécution des lois et arrêtés toutes les fois qu’ils n’auront pas fait usage de ces moyens. Ainsi la responsabilité aura lieu lorsque l’administration locale n’exécutant point la loi ou l’arrêté par négligence ou autrement, l’autorité supérieure aura aussi négligé d’user du droit de les faire exécuter elle-même sans le concours de la commune, lorsqu’elle n’aura point donné ou fait observer elle-même les ordres et les instructions nécessaires. L’autorité supérieure sera responsable lorsqu’elle aura souffert des abus de pouvoir ou des désordres dans la commune sans annuler en temps les actes de l’administration contraires aux lois et à l’ordre public ; lorsqu’elle aura négligé de requérir l’approbation de ses actes ou les autorisations nécessaires dans les cas détermines par la loi ; lorsqu’elle aura toléré des négligences graves, des inconduites notoires, des désobéissances, des prévarications et toute espèce de résistance sans provoquer la suspension ou la révocation ; lorsque dans une commune elle aura elle-même semé la mésintelligence et le mécontentement général, et rendu ainsi l’administration très difficile, si point impossible par suite du mauvais choix qu’elle aura fait d’un bourgmestre dans le conseil, soi que notoirement il appartienne à la minorité de ce corps, ou qu’il ne réunisse aucune des conditions évidemment indispensables pour obtenir l’ordre et la bonne harmonie. L’autorité supérieure sera enfin responsable lorsqu’elle n’aura point fait surveillé, comme il convient, les administrations locales, par tous ses agents : tels que les gouverneurs, les commissaires de district, etc.

Si c’est sincèrement que nos ministres veuillent la responsabilité, qu’ils se tranquillisent donc : dans tous ces cas et une infinité d’autres, ils auront à rendre compte aux chambres de leur conduite, et ils n’échapperont pas à cette responsabilité qui, d’ailleurs, acquiert maintenant un nouveau degré d’importance, depuis que le droit de révocation et de suspension est étendu aux bourgmestres et échevins des villes.

M. le ministre dit encore que le nouveau système qu’il propose est celui qu’on a adopté pour la province : cette assertion est erronée. La loi provinciale ne contient aucun article qui attribuerait au gouverneur seul la connaissance de toutes les questions d’intérêt provincial dans ses rapports avec l’exécution d’une loi ou d’un arrêté. Il va sans dire que la représentation provinciale, pas plus que la représentation communale, n’ont aucun droit d’intervenir dans l’exécution des lois et décrets de pur intérêt général et étrangers aux intérêts communaux et provinciaux. Mais quant aux lois et décrets d’un intérêt mixte, et qui embrassent en même temps l’intérêt général et l’intérêt particulier de chaque province, il y a les mêmes raisons constitutionnelles pour que la représentation provinciale ait le droit d’intervenir et d’être entendue dans leur exécution, ou plutôt dans leur application aux intérêts particuliers de la province : c’est ainsi que la loi provinciale statue d’ailleurs expressément que la députation des conseils intervient dans l’exécution des lois et arrêtés où son intervention est requise. Or cette intervention est requise de droit dès qu’il s’agit d’une question qui est aussi d’intérêt provincial, bien qu’elle se rattache à l’intérêt général.

Le gouvernement avait même ajouté dans son projet de loi provinciale : « Et spécialement en ce qui concerne les lois relative aux manufactures, à l’agriculture, au commerce, aux hospices, bureaux de bienfaisance ; » mais cette énumération fut retranchée comme inutile par la chambre attendu qu’en effet, la législation qui concerne tous ces objets est aussi d’intérêt provincial, et que dès lors l’intervention de la députation provinciale ne peut être mise en doute aux termes de l’article 108, n°2, de la constitution, également applicable à la commune,

Mais, a-t-on objecté, le bourgmestre, tel que vous le voulez, ne sera plus le chef de l’administration mais tout au plus le président. Je réponds que, de bonne foi, on ne peut soutenir qu’en se servant de l’expression chef dans l’article 108 le congrès national avait eu l’intention d’étendre les attributions du bourgmestre au point de dépouiller pour lui le collège échevinal de ses attributions les plus essentielles sans lesquelles on peut dire que ce corps n’aurait point d’existence réelle.

Précédemment, le bourgmestre était toujours considéré comme le chef de l’administration quoiqu’il n’ait jamais eu les attributions exorbitantes qu’on voudrait lui donner, et il est naturel de penser que le congrès l’a envisagé de la même manière. Le bourgmestre faisait, comme encore en ce moment, les fonctions de président ; il dirigeait les travaux et les délibérations de chaque assemblée : de plus, dans le plat pays, il a à lui seul des attributions qu’il exerce certainement comme chef, et il n’y aurait pas d’inconvénients à les lui laisser au moins en partie ; elles sont prévues par les articles par les articles 52, 53, 54, 56, 79 et 82 du règlement en vigueur. Ce sont tous actes qui, ne pouvant de leur nature s’exercer par un corps, doivent convenablement être laissés à son chef : de même que le conseil ne pouvant se charger lui-même de l’administration journalière, cette administration doit nécessairement appartenir à quelques membres seulement faisant partie de ce corps, de même le collège échevinal ne pouvant par lui-même faire certains actes, il y a lieu d’en remettre le soin à son chef. Or, remarquez-le bien, dans tous ces cas prévus par les règlements, il n’est aucunement question de l’exécution des lois et arrêtés qui, au contraire, est positivement déférée par les articles 98 et 76 au collège échevinal et non au bourgmestre seul.

Au total, le système que nous voulons, n’est donc sous ce rapport que la continuation du régime de Guillaume, sauf seulement la réforme que le pays a obtenue dans l’élection directe des magistrats de la commune : il a pour lui une longue expérience, et depuis cinq ans il a même subi l’épreuve de l’élection directe. Si, de bonne foi, on peut dire que cette expérience ne suffit pas, qu’on veuille attendre au moins encore quelques années, sans vouloir, dès à présent, sous prétexte de dangers imaginaires, arracher à nos communes la plus précieuse de leurs franchises.

Je doute qu’elles souffriraient longtemps en silence cette usurpation du pouvoir exécutif : les nombreuses pétitions qu’elles ont adressées à la chambre doivent être pour celui-ci un avertissement qu’il comprendra, nous aimons à le croire. Gardons-nous, messieurs, de faire injure au caractère belge ; la rébellion administrative n’est point dans ses mœurs ; et, du reste, il y est même pourvu tant par l’exécution forcée de la loi dans la commune au moyen de commissaires envoyés à cette fin, que par le droit de révocation qui menace à chaque moment nos magistrats et le droit d’annulation de leurs actes qui seraient contraires aux lois et à l’ordre public.

Mais, que dis-je ? le système que je défends est celui qui déjà a été adopté par les chambres contre les prétentions du gouvernement. Il voulait dans son premier projet charger aussi le bourgmestre seul de l’exécution des lois et arrêtés, en consentant même à ce que le conseil présentât une liste pour les échevins ; la chambre et le sénat n’ont pas voulu de ce système, et ils ont adopté l’article 101, ainsi conçu : « Les bourgmestre et échevins veillent à l’exécution des lois, ordonnances et arrêtés de l’administration générale, sauf les cas où la loi, l’ordonnance ou l’arrêté, confierait au bourgmestre seul le soin de son exécution. »

Nous avons démontré à satiété que l’élection directe des échevins ne peut être un motif pour ôter cette attribution au collège échevinal : nous espérons que la chambre saura maintenir cette opinion.

Mais notre tâche ne serait point remplie, si nous n’ajoutions sur ce point une dernière réflexion.

La versatilité du gouvernement dans cette discussion a été telle jusqu’ici qu’il ne serait pas impossible qu’après avoir lui-même consenti leur élection directe, et reconnaissant toute son impuissance pour les dépouiller de leurs attributions actuelles, il veuille bientôt contester de nouveau ce mode de nomination et revenir à son premier système.

D’abord il y aurait lieu d’être plus que surpris de voir que le gouvernement, après avoir été battu trois fois sur ce terrain par trois votes solennels de la chambre, voulût retirer lui-même sa propre proposition de donner directement aux électeurs la nomination des échevins.

Toutes les sections et la section centrale ont adopté à l’unanimité cette proposition, et je ne doute pas qu’elles sauraient maintenir leur décision.

Le texte de la constitution est clair et précis ; il n’y a d’exception au principe de l’élection directe des magistrats de la commune qu’à l’égard « des chefs des administrations communales. « L’article 108 ne dit point « des chef de l’administration, » mais « des administrations. » Or, reportons-nous à l’époque où se discutait la constitution ; l’on n’a jamais connu qu’un seul chef de l’administration locale, et l’on n’a jamais compris sous ce nom que le bourgmestre seul : qu’on interroge le plus simple de nos campagnards, il répondra que le chef est le bourgmestre, et il ne viendra pas dans sa pensée, pas plus que dans celle d’aucun autre, que ce titre puisse être donné aux assesseurs ou échevins.

Le bourgmestre seul a toujours été et est encore considéré comme chef, parce que lui seul préside le collège échevinal et le conseil, qu’il conduit et dirige leurs travaux et leurs délibérations, que lui seul est ainsi placé à la tête de ces deux petits corps. Or, aucune autorité pareille n’appartient aux assesseurs ou échevins, et par conséquent la qualification de chef ne peut leur appartenir.

On se rappelle fort bien d’ailleurs qu’on ne s’est servi de cette expression générique de chef que parce que, dans ce moment, on ne s’était point fixé sur la dénomination qu’on donnerait au chef de l’administration, et qu’on doutait si l’on conserverait le titre de bourgmestre.

Au surplus, il est contre la nature des choses qu’un corps puisse avoir plusieurs chefs. Dans toute assemblée en corps, il ne peut y en avoir qu’un seul. Telle est la chambre des représentants, tels sont les cours et tribunaux ; tous ne peuvent nécessairement avoir qu’un président en chef. Si tous les membres du collège échevinal étaient des chefs, il faudrait dire que le bourgmestre est le chef des chefs, ce qui est aussi ridicule qu’absurde.

Mais en admettant gratuitement qu’il existe un doute sérieux sur l’étendue de l’exception portée par l’article 108 au principe général de l’élection directe, il faudrait alors appliquer la règle qui a été invoquée dans cette discussion par M. Ernst, actuellement ministre de la justice ; c’est que, dans le doute sur l’exception, il faut se décider pour le principe et le faire prévaloir. Or, le principe, c’est l’élection directe ; c’est alors le plus sûr moyen d’éviter la violation d’une constitution qu’on a juré d’observer. Si on se trompait en pareil cas, au moins l’on aurait sauvé la constitution. Ainsi, dans toute supposition, il faut appliquer aux échevins comme aux autres membres du conseil le principe de l’élection directe.

Mais il ne peut réellement exister aucun doute sérieux. La chambre a entendu à diverses reprises dans cette enceinte, le témoignage de M. d’Huart, aujourd’hui ministre des finances, qui a déclaré qu’au congrès national et dans les sections de cette assemblée l’on n’avait entendu parler que des bourgmestres et des échevins sous le nom de « chefs des administrations. » M. le procureur-général de la cour de cassation, aussi membre du congrès, a rendu le même témoignage dans un ouvrage qu’il a publié. Tous les anciens membres du congrès à qui j’en ai parlé affirment le même fait, et, chose remarquable, le très petit nombre de membres du congrès qui, dans cette enceinte, prétendent le contraire, ont tous été ou sont encore ministres du gouvernement.

Si le congrès national avait tenu des procès-verbaux un peu plus détaillés de ses séances, on y aurait certainement rencontré la même signification du mot chef : on n’avait à cette époque aucun journal officiel ; une seule feuille, le Courrier des Pays-Bas, rapporte en peu de mots la discussion de l’article 108, mais d’une manière un peu obscure et ambiguë. Dans tous les cas, lorsque surtout le texte de la constitution est clair, il y aurait témérité de regarder comme une autorité le rapport d’un journaliste. Surtout qu’il est de notoriété qu’à cette époque les comptes des séances étaient généralement rendus de la manière la plus inexacte.

On l’a déjà dit, le gouvernement ne pourrait avoir d’autre but en demandant de nouveau, contre le texte formel de la constitution, la nomination des échevins dans le conseil ou sur une présentation, que de se créer un moyen de multiplier ses créatures dans nos communes, afin surtout d’influencer les élections aux chambres et de corrompre peu à peu notre représentation nationale. Souvenons-nous, messieurs, que c’est toujours par cette corruption que les Etats constitutionnels périssent. Cette plaie a déjà gagné les Etats-Unis où l’on voit plus de 40 mille fonctionnaires, nommés par le président, exercer chaque fois leur influence gouvernementale dans les élections. Or, la conséquence immédiate de la nomination des échevins, conférée au gouvernement, serait nécessairement de mettre à sa disposition plus de 10 mille autres fonctionnaires révocables, et par suite autant d’électeurs pour son parti. Dans un district de cent communes, par exemple, il obtiendrait, par ce seul moyen, plus de trois cents électeurs qui, réunis à la phalange ordinaire des fonctionnaires, lui donneraient une supériorité funeste à notre système électoral.

Non, messieurs, je ne crains pas que vous remettiez entre les mains du gouvernement une arme aussi puissante, qui mettrait évidemment en péril notre constitution elle-même : vous persisterez dans votre première opinion ; vous maintiendrez l’élection directe des échevins comme leurs attributions actuelles.

Nous avons également démontré qu’à raison de ses attributions, le bourgmestre doit être nécessairement l’homme de la commune, et qu’ainsi c’est d’elle qu’il doit aussi tenir son mandat. Toutes les sections, sauf une seule, ont adopté ce principe, puisque toutes ont demandé que ce magistrat ne puisse être choisi par le gouvernement que dans le sein du conseil, et c’est déjà à mon avis une trop large concession lorsque considère que la constitution autorise la législature à le soumettre au principe de l’élection directe, comme ses autres collègues, et que l’expérience a prouvé depuis plus de 5 ans que ce mode de nomination a produit généralement de bons choix ou qu’au moins il n’en a pas produit plus de mauvais que le pouvoir exécutif sous le régime précédent. Le projet de loi a d’ailleurs adopté une disposition qui ne peut manquer d’améliorer considérablement le système de l’élection directe ; c’est de faire élire les magistrats, non à la pluralité comme précédemment, mais à la majorité absolue des voix. Je regarde donc le système du gouvernement comme rejeté d’avance par la chambre.

On ne peut admettre davantage l’amendement qui autoriserait le gouvernement à prendre le bourgmestre hors du conseil sur l’avis motivé de la députation provinciale, ce serait manifestement lui donner le moyen d’éluder quand il le voudrait l’obligation de le choisir dans le conseil, car un simple avis motivé ne le lierait en aucune manière. Le projet de la commission instituée en 1831 voulait au moins dans ce cas la demande motivée ou l’avis conforme de cette députation.

Je termine en conjurant la chambre de repousser de toutes ses forces le système du gouvernement, qui tend à paralyser le pouvoir constitutionnel de la commune et à ramener autant que possible la centralisation de l’empire avec toutes ses suites.

Pour nous, nous n’avons qu’un seul but, celui de conserver intactes les franchises communales telles que nous les avons acquises par la constitution et telles que nous avons juré de les maintenir.

La révolution est close depuis longtemps en Belgique ; le pays a fait par elle la conquête des réformes qu’il désirait. Placée entre la France qui rétrograde et l’Angleterre qui marche dans la voie de la réforme, il suffit donc aujourd’hui aux Belges de se montrer conservateurs.

Peut-être la France s’est-elle donné plus de liberté que sa situation morale lui permet de supporter en ce moment. Mais le Belge possède éminemment cette maturité de jugement et cette austérité de mœurs nécessaires pour comprendre ses libertés acquises et les pratiquer.

M. Dechamps. - Après une discussion de plusieurs mois et qui s’est renouvelée à deux reprises, chaque fois en épuisant la matière, je pense que ce serait fatiguer inutilement l’attention de la chambre, et faire perdre patience au pays, que de reproduire tout ce bagage d’argumentations avec lesquelles les divers systèmes qui ont surgi ont été tour à tour attaqués ou défendus.

Amis ou ennemis à divers degrés d’une centralisation administrative, nos idées là-dessus sont maintenant trop arrêtés pour espérer de part et d’autre de conquérir encore des convictions ; elles tiennent à tout un ensemble d’opinions qui ne se modifie pas ainsi à l’encontre de quelques discours isolés.

Je crois donc, messieurs, qu’il suffit de bien résumer les divers systèmes qui ont été présentés de tracer pour ainsi dire une table de matières de cette longue controverse, afin d’en saisir l’ensemble et le contour de chacun d’eux d’un seul coup d’œil. Ce n’est plus discuter qu’il est besoin de faire au point où nous sommes arrivés dans la discussion, c’est simplement se ressouvenir. Aussi, messieurs, ne me proposé-je que de faire une récapitulation, une histoire abrégée de ces importants débats.

La cause de toutes les difficultés et de toutes les hésitations a été le point de savoir de quelles attributions on revêtirait le bourgmestre et les échevins. Les intérêts généraux et les intérêts municipaux qui se touchent dans la commune seront-ils régis séparément et par des mandataires distincts ; ou bien un collège de bourgmestre et d’échevins en aura-t-il l’administration collective ? Là, messieurs, se trouve le point d’intersection où les opinions se divisent, et la majorité de la chambre a vacillé tour à tour vers l’un et l’autre au premier et au second vote.

L’idée qui a dominé la majorité au premier vote a été le maintien du collège de bourgmestre et des échevins en conférant à ce pouvoir collectif des attributions communes. Partant de ce fait, il lui a semblé qu’il ne pouvait gérer simultanément les intérêts généraux et les intérêts locaux sans que ses membres reçussent en même temps un mandat du gouvernement et de la commune ; et dès lors la majorité a fait découler leurs nominations de ces deux sources à la fois.

Ce système d’homogénéité a paru à la majorité celui qui se conciliait le mieux avec un collège de régence dont le maintien paraissait dans le vœu des trois quarts des membres de cette assemblée ; il lui a semblé, par conséquent, que c’était celui qui était le mieux découpé sur le patron des mœurs du peuple, dans lesquelles l’institution de ce collège est enracinée ; c’est peut-être effectivement, quand on examine bien, celui qui apporterait d’ailleurs la plus grande mesure de liberté à la commune, le principe de l’élection directe, défendu avec tant de talent, ne pouvant être placé en ligne de compte dans les dispositions de la chambre à son égard.

Et en effet, messieurs, on s’imagine avoir beaucoup fait pour la liberté communale en obtenant l’élection des échevins par le peuple. Mais si par là vous amenez la division dans les attributions de manière à augmenter le cercle de pouvoir du bourgmestre, et en restreignant d’autant celui des échevins, au lieu d’avoir gagné une victoire sur le système de centralisation administrative, c’est vous qui l’aurez perdue.

Qu’importe au gouvernement que les échevins soient choisis par les électeurs comme les conseillers, si leur rôle est presque assimilé à celui de ces derniers ! Ce n’est donc pas la commune qui a le plus de chances de profiter du système de division d’attributions qu’amène après soi l’élection directe des échevins.

La chambre l’avait bien compris lors du premier vote, et le système d’homogénéité semblait avoir acquis une majorité tellement forte, que les partisans du système contraire devaient conserver peu d’espoir de prendre leur revanche. Comment donc s’est-il fait que ce principe ait été écarté au second vote ; comment s’est-il fait que la majorité ait semblé pencher vers celui de la division des attributions, en étendant le pouvoir du gouvernement dans la nomination des bourgmestres, et en lui ôtant toute participation au choix des échevins ?

Messieurs, si nous rappelons bien nos souvenirs, il sera aisé de se convaincre que le revirement opéré au second vote n’a pas été le résultat d’un changement de principe amené par un examen plus approfondi, par des considérations nouvelles que la discussion du vote avait oubliées, mais que les principales causes qui l’ont provoqué ont été purement accidentelles et excentriques aux principes même de controverse.

Je dis les principales causes, parce qu’il en est une qui a certainement influé sur le second vote et qui tient à ces principes, je veux parler de la question de constitutionnalité à l’égard de la nomination des échevins. Quand une objection de cette nature est soulevée, de manière à jeter une certitude dans un esprit droit, elle pose une barrière au-dessus de laquelle ne saute pas légèrement celui qui a pris au sérieux le serment d’observer religieusement la constitution ; je pense donc que cette question de constitutionnalité a exercé de l’influence sur la dernière détermination de l’assemblée relative aux échevins ; mais, dans mon opinion, ce n’est pas ce qui a déterminé ce vote de la majorité que l’on n’est pas en droit de considérer comme positivement convertie sur ce point de constitutionnalité ; d’autres causes ont été selon moi plus prépondérante, quoiqu’elle puissent paraître moins sérieuses au premier aspect.

Je veux parler surtout de l’adhésion de M. le ministre de l’intérieur à l’amendement de M. de Brouckere par lequel la faculté état laissée au Roi de choisir par exception le bourgmestre en dehors du conseil.

Cette adhésion a été, selon moi, le premier coup porté au système d’homogénéité adopté précédemment et dont une fraction du ministère désirait, je pense, conserver le fond.

En effet, cette exception détruisait l’ensemble du principe qui reposait sur le double mandat, et dès lors une réaction à l’égard de la nomination des échevins n’était pas difficile à prévoir, surtout si l’on réfléchissait à la position de deux membres du ministère qui avaient défendu au premier vote un système favorable à cette réaction.

D’ailleurs, messieurs, vous savez que nous sommes presque toujours préoccupé du combat des influences que nous voulons à toute force équilibrer, de sorte que si nous sommes prodigues d’une main, nous redevenons avares de l’autre ; c’est ainsi qu’après avoir consenti à ce que le pouvoir du gouvernement fût augmenté dans la nomination des bourgmestres, nous l’avons diminué d’autant à l’égard des échevins dont la nomination a été laissée aux électeurs.

Messieurs, ce n’est pas, je pense, ce que voulait le gouvernement : si je ne me trompe, le système qu’il désirait conserver était celui qui, s’appuyant sur l’institution d’un collège de bourgmestre et d’échevins, établissait entre ses membres une communauté d’attributions et d’origine ; seulement il a tâché au second vote d’étendre un peu ses coudées en risquant une exception en sa faveur à l’égard de la nomination des bourgmestres, et cette tentation à laquelle il a cédé, a été la principale cause de la réaction qui s’est opérée pas rapport à la nomination des échevins, et du changement de système qui a eu lieu.

Vous voyez, messieurs, que le premier vote de la chambre a été un vote de principe, produit par une longue et mûre discussion, et que le second vote a été un vote de réaction, produit par la position de deux ministres qui avaient fait partie de la minorité au premier vote, par l’adhésion de M. le ministre de l’intérieur à l’amendement de M. de Brouckere qui détruisait l’ensemble du premier système adopté, et par d’autres causes accidentelles auxquelles s’est jointe, il faut le reconnaître, l’influence de la question de constitutionnalité. Le ministère retira le projet primitif. Il s’aperçut que le système défendu au premier vote par M. Fallon lui offrait les bases d’une organisation communale où l’unité administrative trouverait une part plus large que dans le système adopté au premier vote, et le nouveau projet a été habilement construit sur ce fondement.

D’après ce plan il a donc dû prendre pour point de départ l’élection des échevins par le peuple ; mais les éléments dont la majorité des 41 était formée lui fournissaient le moyen de tirer bon parti de cette position. L’un de ces éléments, la fraction même la plus compacte de cette majorité, se composait des partisans d’un système communal parallèle à celui de l’organisation provinciale ; or, si ceux-ci étaient réunis à l’égard de la question des échevins, aux défenseurs de l’élection directe et d’autres principes intermédiaires, ils tendaient la main dans la question de nomination du bourgmestre, aux partisans du système qui tend à accorder au Roi le choix exclusif du pouvoir exécutif dans la commune.

En adoptant donc les principales bases du principe de division dans les attributions du bourgmestre et des échevins, le gouvernement obtenait des résultats qui devaient lui sourire puisqu’en divisant la majorité des 41 il se ralliait une de ses fractions pour la nomination des bourgmestres.

Je suis loin, messieurs, de faire un crime aux membres du cabinet d’avoir usé d’habilité et d’avoir mis à profit les divers éléments d’opinion dont la chambre est composée, parce que je suis persuadé que le projet de loi qu’il nous présente lui a paru dans les dispositions présumées de la chambre, la meilleure organisation à donner aux communes. Mais si nous devons respecter cette conviction, nous n’en devons pas moins examiner si elle est fondée, et si réellement le système présenté laisse à la commune assez de cette activité propre, sans laquelle le corps social deviendrait une masse unitaire, il est vrai, mais sans mouvement et sans vitalité.

Le gouvernement dans le nouveau projet a pris pour point de départ, comme je viens de le remarquer, l’élection des échevins par le peuple.

Mais vous savez, messieurs, que nous avons toujours admis pour principe la corrélation entre les nominations et les attributions ; or en ne laissant au Roi aucune part dans la nomination des échevins, il en résultait que, ne recevant aucun mandat pour administrer les intérêts généraux, les échevins devenaient exclusivement des magistrats de la commune ; et dès lors le principe de la division des attributions dérivait de celui de leur élection directe par les électeurs.

Le ministère a voulu concilier ce principe avec une autre opinion qui paraissait aussi dominer la majorité : celle du maintien d’un collège de bourgmestre et d’échevins. Je suis persuadé qu’il a été surtout guidé, en conservant ce collège, par le désir de répondre au vœu des chambres et du pays, qui semblent regarder cette institution comme une de celles auxquelles les mains défendent de toucher ; mais il n’en est pas moins vrai qu’en laissant substituer ainsi le collège pour les affaires d’intérêt local seulement, le gouvernement, au lieu de faire une concession à la commune, a élargi par là le cercle de son action propre, puisque d’un côté le rôle des échevins est restreint de beaucoup, étrangers comme ils le deviennent à tout ce qui est d’intérêt général, et que de l’autre le rôle de bourgmestre s’est agrandi, devenant seul exécuteur des lois et conservant en même temps une large part dans l’administration locale, en qualité de membre et de président du collège échevinal. Vous voyez que cette institution nouvelle qui nous est proposée ne ressemble plus que de nom à ce collège, à ce pouvoir collectif auquel la Belgique est depuis si longtemps habituée.

Messieurs, toutes ces tentatives de concilier les opinions opposées n’aboutissent jamais qu’à des lois bâtardes, sans stade et sans proportions. Si nous partons du principe de l’élection directe des échevins et que nous en déduisions celui de la division des attributions, il faut franchement adopter les conséquences naturelles qui en déroulent ; il faut que le bourgmestre exécute seul les lois d’intérêt général et reçoive sa nomination directement du Roi dont il est exclusivement le mandataire ; mais il faut aussi qu’il ne fasse pas partie du collège échevinal dont les attributions sont circonscrites dans le cercle des intérêts municipaux.

Si ce système paraît une innovation trop franche, et que l’on veuille faire le bourgmestre membre et président du collège des échevins, dans l’intérêt d’une bonne administration ; eh bien, dans cette hypothèse le bourgmestre n’est plus exclusivement le représentant du pouvoir central, il devient un magistrat mixte, participant à la fois à l’administration des affaires d’intérêt général et des affaires d’intérêt particulier ; la commune ne peut donc pas rester étrangère à sa nomination

Mais, m’objectera-t-on, cette organisation que vous trouvez vicieuse, est cependant réalisé dans la province. Le gouverneur qui seul exécute les lois de l’Etat, s’immisce cependant dans la gestion des intérêts provinciaux, sans que pour cela on ait cru nécessaire de faire participer la province à sa nomination.

Pour que cet exemple eût quelque force, il faudrait établir d’abord l’identité de la province et de la commune ; il faudrait démontrer qu’elles forment deux agrégations de même nature, et auxquelles la même organisation puisse être appliquée,

La commune, messieurs, n’a pas une délimitation fictive ; elle constitue un corps vivant, une espèce de famille politique, un élément nécessaire de l’organisme social ; tandis que la province, comme le district, n’est qu’un rouage administratif et conventionnel, n’est qu’un niveau établi pour relier la commune à l’Etat. Je ne demanderai qu’une chose aux partisans du système que j’examine, consentiriez-vous à ce que le bourgmestre seul exécutât non seulement les lois générales et les règlements de police locale, mais de plus toutes les résolutions du conseil ? Je pense qu’il en est bien peu qui aient l’intention de pousser la centralisation administrative jusque là ; et cependant, c’est ce qui existe dans la province : le gouverneur est l’exécuteur des lois et de toutes les résolutions de la députation et du conseil provincial. Vous voyez, messieurs, que l’identité est loin d’être parfaite, et que dans ce cas encore comparaison n’est pas raison.

Messieurs, deux systèmes harmoniques sont en présence ; je dis deux systèmes, parce que j’écarte celui de l’élection directe de tous les magistrats communaux par le peuple, et celui de leur choix absolu par le Roi, parce que ni l’un ni l’autre ne me paraît avoir eu assez d’écho dans cette assemblée pour en tenir compte.

Il est essentiel, messieurs, de bien choisir notre point de départ. Veut-on maintenir le collège administratif, non pas celui que nous présente le nouveau projet du gouvernement, mais celui auquel le pays est habitué depuis des siècles ? Si c’est là l’intention de la majorité, nous devons rétablir le principe du premier vote. Si la chambre croit que la constitution lui fait un devoir de partir de l’élection des échevins par le peuple, eh bien ! nous aurons à nous décider entre les divers systèmes corollaires du principe de division d’attributions qui en découle, depuis celui des maires jusqu’à celui qui sert de base au nouveau projet de loi.

Pour moi, messieurs, dans la persuasion où je suis que la constitution laisse notre vote parfaitement libre entre ces deux systèmes, je donnerai mon assentiment à celui du premier vote.

D’abord, il est plus conforme aux mœurs et aux habitudes du pays ; depuis très longtemps il s’y est implanté, et vous savez, messieurs, que le régime des maires qui repose sur la division d’attributions n’a jamais été populaire en Belgique. Cette considération est pour moi décisive ; car il ne suffit pas de considérer une loi du point de vue purement théorique, il faut avant tout reconnaître à quel peuple vous devez l’appliquer ; et si vous ne l’avez pas calquée sur ces mœurs, sur ces habitudes, vous aurez élaboré une utopie, fort belle peut-être en spéculation, mais qui jamais ne prendra racine dans le sol du pays.

Ce système d’homogénéité que je défends me paraît aussi mieux correspondre aux faits. Quoi que nous décidions, il y aura toujours dans la commune des intérêts généraux et des intérêts locaux ; ces intérêts sont distincts, il est vrai, mais souvent ils se confondent, s’agencent, de manière à ce qu’il soit difficile d’indiquer la ligne qui les sépare. Si ce fait existe, il me paraît clair que le système qui y correspond le mieux est celui qui établit dans le mode de nominations et d’attributions ce principe de fusion et d’homogénéité que la nature des intérêts communaux consacre.

Ce système me semble être aussi, parmi ceux proposables, celui qui apporte le plus de liberté à la commune et je vais, messieurs, vous le prouver.

Si nous décidons, comme au second vote, que la nomination des échevins appartiendra exclusivement aux électeurs, il est indubitable que la majorité accordera au gouvernement la faculté de choisir le bourgmestre en dehors du conseil d’une manière plus ou moins étendue ; or, je vous le demande, n’est-il pas préférable de donner au Roi une part d’intervention dans la nomination des échevins, et de lui ôter en même temps la faculté de choisir le bourgmestre en dehors du conseil ? N’est-il pas préférable de faire une concession à l’égard des échevins, que d’en faire une à l’égard du bourgmestre ? Persuadé, comme je le suis, que nous n’avons de choix à faire qu’entre ces deux concessions, le mien ne sera pas difficile à former, et le bourgmestre étant en réalité le pivot de l’administration, j’aime mieux fortifier la liberté communale de ce côté, que de risquer d’avoir dans chaque municipalité un commissaire du Roi, entouré d’attributions très étendues en regard des échevins élus, à la vérité, par le peuple, mais dont les attributions deviennent tellement circonscrites que leur rôle peut être assimilé à celui des conseillers.

Il me paraît donc évident, messieurs, que le système d’homogénéité entraîne après lui un mode de nominations et d’attributions bien plus favorable à la liberté des communes, que celui qui résultera inévitablement de la nomination des échevins par les électeurs.

Mais la liberté communale n’est pas toute concentrée dans les nominations et les attributions ; le pouvoir répressif de révocation sans limites amène une question tout aussi importante et à laquelle cette liberté est intéressée au même degré ; car rien ne lie plus les agents municipaux sous la dépendance du gouvernement que cette menace qui demeure continuellement suspendue sur leur tête. Eh bien, dans le système que je défends, le bourgmestre n’étant pas exclusivement le délégué du pouvoir, mais recevant son premier mandat de la commune, il en résulte que sa révocation par le Roi ne pourra jamais avoir lieu sans conditions, tandis que dans le système qui laisse au gouvernement une plus large part dans le choix du bourgmestre pour lui ôter toute intervention dans celui des échevins, le pouvoir de révocation deviendra nécessairement plus étendu, si même il n’est pas laissé sans aucunes limites.

Il me reste une dernière objection à résoudre, et je vous avoue qu’elle m’a longtemps préoccupé. Plusieurs craignent que le système d’homogénéité du premier vote n’accorde au pouvoir central une plus grande influence dans les élections générales.

Au premier aspect cela peut paraître ainsi, mais en y réfléchissant un peu, on se convaincra que cette objection n’est pas aussi sérieuse qu’elle le semble d’abord. En effet, la part d’influence du gouvernement dans les élections dépend de deux choses : l° du degré de sujétion et de dépendance dans laquelle les magistrats de la commune se trouveront vis-à-vis de lui ; 2° de l’influence et du pouvoir que ces magistrats conserveront dans les localités par le plus ou moins d’étendue de leurs attributions.

Or, il est manifeste que le bourgmestre, dans le système qui permet de le choisir en dehors du conseil, par exception ou autrement, reste bien plus sous la dépendance du pouvoir central, que dans celui qui en fait avant tout un magistrat de la commune. D’un autre côté son influence sur ses administrés devient plus prépondérante dans ce premier système, et cela parce que le cercle de ses attributions sera considérablement élargi si ce principe de division est adopté.

Messieurs, je bornerai là mes observations, et s’il ne m’est pas prouvé qu’elles s’appuient sur une fausse base, je proposerai à la chambre, soit en forme d’amendement, soit en forme de question de principes, de rétablir le principe du premier vote.

M. Dumortier. - Je demande la parole contrecontre le projet.

M. Vandenbossche. - Messieurs, M. le ministre dans l’exposé des motifs du projet de loi sur l’organisation du corps communal, dit que :

« Au milieu des opinions divergentes qui ont été énoncées dans ces importantes discussions, l’on a été généralement d’accord que le gouvernement doit être représenté dans chaque commune. » Et je m’associe volontiers à cette opinion générale.

Il dit ensuite : « Le gouvernement n’a qu’un seul intérêt, mais aussi il ne peut s’en départir sans blesser les intérêts généraux, sans s’écarter de l’esprit même de la constitution ; c’est que les fonctionnaires qui le représentent, soit individuellement, soit collectivement, tiennent leur nomination de lui. »

Et j’approuve entièrement ce principe. Mais c’est d’après ce même principe que je ne pourrais jamais consentir à abandonner au gouvernement la nomination des bourgmestres : le bourgmestre est le représentant de la commune, c’est le chef de son administration, et il le reste d’après le projet attendu que d’après l’article 3, le bourgmestre est de droit membre et président du collège échevinal, lequel collège concentre en lui tout le pouvoir exécutif de l’administration.

Argumentant donc d’après le principe de M. le ministre, je dis : « La commune a un intérêt dont elle ne peut se départir sans blesser les intérêts communaux, sans s’écarter de l’esprit même de la constitution. C’est que le bourgmestre qui la représente, soit individuellement soit collectivement, tienne sa nomination des habitants de la commune. » Si agir autrement est s’écarter de l’esprit de la constitution, nous ne pouvons soustraire la nomination des bourgmestres à l’élection, soit directe soit indirecte du peuple, sans violer la constitution.

M. le ministre a voulu concilier les opinions divergentes sur ce point, en refusant au bourgmestre nommé par le gouvernement voix délibérative au conseil ; mais pour faire disparaître toute inconstitutionnalité, il aurait fallu qu’il ne fût point membre du conseil ni membre du collège échevinal.

La section centrale a voulu proposer un autre moyen de conciliation, qui consiste à abandonner au gouvernement la nomination des bourgmestres, mais tout en limitant son choix parmi les membres du conseil de régence, que le peuple se serait élu.

Cette proposition se rapproche davantage de l’esprit de la constitution ; mais d’après le principe de M. le ministre, ce ne serait pas encore là le consulter. La constitution n’a pas seulement réservé au peuple le droit de se choisir les conseillers de son administration, mais aussi le droit de se choisir le chef de cette administration, son principal représentant, son bourgmestre, tel que le projet de loi le dénomme, et c’est du choix de ce bourgmestre, dont, d’après le principe de M. le ministre le peuple ne peut point se départir.

Ce principe n’est pas seulement un principe de saine raison, mais un principe qui paraît consacré d’ailleurs par un article exprès de la constitution, par l’article 108 qui porte :

« Les institutions provinciales et communales sont réglées par des lois.

« Ces lois consacrent l’application des principes suivants :

« L’élection directe, sauf les exceptions que la loi peut établir à l’égard des chefs des administrations communales (les bourgmestres) et les commissaires du gouvernement près les conseils provinciaux (les gouverneurs de province). »

L’élection directe de tous les membres sans exception, qui pourraient composer soit une administration communale, soit une administration provinciale, est donc la règle établie par la constitution ; le législateur peut établir deux exceptions à cette règle : la première à l’égard des bourgmestres ; la deuxième à l’égard des gouverneurs de province. Mais quelles exceptions ? L’article a-t-il voulu que le législateur pût abandonner la nomination de ces deux personnages au gouvernement ? ou bien a-t-il voulu que le législateur pût établir à leur égard une élection indirecte, mais tout en conservant le choix au peuple ? Cette dernière version me paraît la plus probable, d’autant plus que les destitutions brutales de bourgmestres, commissaires de districts et autres respectables magistrats que nous avons vus pendant les dernières années du gouvernement précédent, devaient, lors du vote de notre constitution, naturellement faire naître l’idée de soustraire à jamais le personnel de nos administrations communales et provinciales à la nomination, et par suite à la dépendance de l’arbitraire du pouvoir exécutif.

Mais, quoi qu’il en soit, il est certain qu’il n’est jamais entré dans l’esprit du congrès d’autoriser la législature à établir des exceptions, avant d’avoir expérimenté la règle, et d’y avoir rencontré des inconvénients ; ainsi ce serait sinon directement contre la constitution, au moins contre l’esprit qu’a eu le pouvoir constituant, quand il l’a décrétée, que d’abandonner au gouvernement par une première organisation des institutions communales le droit de nommer les bourgmestres.

La constitution doit être sacrée pour nous, nous ne pouvons l’enfreindre, même dans des vues d’un plus grand bien ; si nous y trouvons des imperfections (et elle n’en est pas exemple) nous pouvons y porter des changements, mais d’après les règles qu’elle nous prescrit dans son article 131.

D’ailleurs, il me semble qu’il serait inconvenable d’attendre la nécessité, avant d’abandonner au gouvernement une prérogative quelconque, que la constitution a réservée au peuple : pour cela nous viendrons toujours à temps ; mais une prérogative une fois abandonnée, il ne nous serait plus possible de jamais la récupérer, au cas que le gouvernement en abusât ; un gouvernement n’abandonne pas ce qu’il possède.

Loin de moi cependant, de croire que notre gouvernement abuserait de la prérogative qu’il nous propose de lui abandonner ; j’ai une entière confiance dans la loyauté des sentiments de tous nos ministres actuels ; je conçois même que M. le ministre nous propose sérieusement, dans l’intérêt du peuple, la nomination des bourgmestres par le gouvernement.

Mais si nous pouvons être assurés que notre gouvernement actuel n’en abuserait pas, avons-nous l’assurance que celui qui lui succédera, n’en abuserait pas ? L’exemple du passé nous autorise au moins à croire à la possibilité du contraire.

Qu’il arrive donc un gouvernement qui ne veut pas se contenter des droits et attributions que la constitution lui confère, mais qui veut s’ériger en despote (et le despotisme a tant d’attraits pour les gouvernants, qu’il faut avoir une grande vertu afin de pouvoir s’en défendre) ; ce gouvernement nommera bourgmestre, non les personnes les plus recommandables par leurs lumières et leurs vertus, mais ceux qu’il croira les plus propres à servir ses desseins ; et s’il se trouve trompé dans ses prévisions, s’il n’y trouve pas tout à fait l’homme à ses ordres et ses caprices, il le révoquerait et en nommerait un autre.

Dira-t-on que le bourgmestre, entouré par des conseillers, et des échevins nommés par le peuple, y trouverait toujours un contrepoids, et que par conséquent il ne pourrait faire aucun mal ?

Mais le bourgmestre resterait ce qu’il a toujours été, le chef du collège échevinal, et qu’il ait ou qu’il n’ait point voix délibérative au conseil n’ôterait rien à son influence, si les membres du conseil des échevins ne lui sont pas hostiles, ce qui est à désirer dans l’intérêt de l’administration communale, et s’ils lui sont hostiles, alors encore ils ne pourraient le contredire que par rapport aux actes purement administratifs, actes que, pour beaucoup de cas, ils ne pourraient pas même prévenir ou arrêter.

Ce que le bourgmestre peut comme agent du gouvernement, l’expérience nous l’a appris.

N’avons-nous pas vu des bourgmestres tyranniser leurs administrés par rapport à l’instruction, dont Guillaume, contre la liberté du peuple, et contre la constitution, s’était arrogé par simple arrêté le monopole ? et ce que nous avons vu par le passé, ne devons-nous pas le craindre pour l’avenir, sinon pour le cas que je mets en exemple, pour d’autres cas analogues qui pourraient se présenter.

Nous avons vu comment les gouverneurs influençaient les états pour l’élection des représentants ; eh bien, les commissaires de district et les bourgmestres nommés par le gouvernement, par suite, placés sous sa dépendance, et, pour se maintenir, devant se mettre à sa dévotion, n’exerceraient point une moindre influence sur nos élections directes, au contraire, une plus grande, si le gouvernement voulait impérieusement les y contraindre.

Laisser au gouvernement la nomination des bourgmestres, est lui laisser en quelque sorte le choix des membres de la représentation nationale ; si donc un gouvernement, avec une tendance prononcée au despotisme, devait encore surgir en Belgique, avec le secours des commissaires de district et des bourgmestres à son choix, il pourrait l’exercer partout et même finalement le légitimer ; car quelle que soit la garantie que nous offre notre constitution, elle est susceptible de révisions, qui pourraient légalement enlever au peuple tous les droits et libertés qu’elle lui a consacres.

Voilà ce qui pourrait être la suite de l’abandon des bourgmestres à la nomination du gouvernement.

Je ne dis pas que cela arriverait ; mais nous avons vu Guillaume, qui ne pouvait plus respecter la constitution qu’il nous avait imposée, qu’il voulait tout soumettre à l’arbitraire de son bon plaisir, et l’exemple du passé nous autorise à craindre le possible, et doit nous inspirer au moins une salutaire précaution pour l’avenir.

J’ai dit et je le répète, que nous n’avons pas à craindre que notre gouvernement actuel abuserait de la prérogative qu’il nous demande ; mais cependant la nomination des bourgmestres par le gouvernement pourrait même aujourd’hui entraîner des inconvénients ; si le gouvernement nommait les bourgmestres, la commune serait irrésistiblement portée à élire des conseillers et des échevins qu’elle croirait être en opposition avec lui, et alors l’administration communale, dont le bourgmestre serait essentiellement le premier membre ou le chef, ne s’accorderait pas, elle se trouverait en quelque sorte divisée en deux parties opposées et même hostiles, et ce serait là un des plus grands malheurs pour la commune.

La proposition de la section centrale n’aurait pas tous ces inconvénients, mais cependant on ne rencontrera jamais de conseil dont la commune voudrait chacun de ses membres pour son bourgmestre, et ainsi le gouvernement pourrait nommer dans le sein du conseil un bourgmestre, qui n’aurait l’assentiment d’aucun des habitants ; un tel bourgmestre pourrait-il raisonnablement être le premier représentant de la commune ?

Mais je suppose que le gouvernement révoque son bourgmestre, nommé dans le conseil ; il n’en restera pas moins membre, alors le dépit ne lui fera-t-il point chercher tous les moyens pour contrecarrer son successeur, et pour entraver les opérations de la régence, au détriment de la commune ?

D’un autre côté, peut-on raisonnablement restreindre le choix du gouvernement aux membres du conseil de régence, qui pourrait n’en renfermer aucun qui obtiendrait sa confiance ?

Dans ce cas, dit-on, sur l’avis motivé de la députation du conseil provincial le gouvernement pourrait nommer le bourgmestre hors du conseil parmi les éligibles de la commune ; mais la députation donnerait-elle cet avis motivé, qui déshonorerait en quelque sorte tout un conseil, souvent sans avoir rien de déterminé à lui reprocher ? Car on peut avoir des motifs intimes pour ne pas vouloir un tel ou tel autre pour bourgmestre, et ne pas cependant pouvoir convenablement les émettre.

Mais il y a un moyen d’éviter tous ces inconvénients, et de concilier, je pense, les désirs de la nation avec ceux du gouvernement, et je me permets de vous le présenter.

La qualité de représentant du gouvernement n’est pas essentiellement inhérente à la personne du bourgmestre, ainsi que la qualité de bourgmestre n’est pas essentiellement inhérente à la personne du représentant du gouvernement, quoique ces deux qualités peuvent fort bien se rencontrer dans une seule et même personne.

Je propose donc de maintenir à la commune le droit de choisir son bourgmestre avec tout le personnel de sa régence, d’après la règle que la constitution établit. Et que le gouvernement de son côté nomme librement son représentant.

Les fonctions de cet agent du gouvernement, lesquelles sont actuellement concentrées dans celle du bourgmestre, seront également honorifiques.

La dignité de la place est mise sur le même rang que celles de bourgmestre.

Cet agent sera chargé de la publication et de l’exécution des lois et règlements d’administration générale, ainsi que de tout ce qui concerne la police et la sûreté publique, à moins que la loi n’ait spécialement conféré cette attribution à une autre autorité.

Ses attributions enfin seraient celles que la loi sur les attributions communales conférerait dans son chapitre 3 au bourgmestre comme représentant du gouvernement.

En cas d’absence ou d’empêchement de l’agent du gouvernement, et jusqu’à ce qu’il y soit pourvu par le gouvernement, ses fonctions seraient rempiles par le bourgmestre ; à moins que l’agent n’eût délégué un échevin, et en cas d’absence ou d’empêchement du bourgmestre ou échevin délégué, il serait remplacé par l’autre échevin.

Pour surcroît d’attributions je voudrais lui donner le droit d’être présent aux séances tant du conseil communal que du collège échevinal, même le droit d’y demander la parole, et l’ayant obtenue d’y émettre son avis. Le droit enfin de surveiller les opérations de la régence : mais d’un autre côté je voudrais aussi que la régence fût à son tour en droit de surveiller les opérations de l’agent du gouvernement, et de lui adresser des observations, car le peuple est intéressé autant que le gouvernement, et même davantage, à ce que les lois soient ponctuellement observées, et que la police soit strictement surveillée, attendu que c’est de l’inobservance des lois et de la police, que naît le désordre, dont le peuple est toujours la première victime.

Au moyen de ce système on maintiendrait les libertés communales telles que la constitution les établit et que le peuple désire les conserver ; on satisferait aussi aux vœux et volonté du gouvernement, qui veut que dans chaque commune un agent à sa nomination et à ses ordres surveille l’exécution des lois et le maintien de la police, dont il est responsable, et ainsi se trouveraient conciliés les droits et les volontés tant du gouvernement que du peuple.

Dira-t-on que d’après mon système il y aurait un fonctionnaire de plus dans chaque commune, lequel devrait être spécialement rétribué, et qu’ainsi je chargerai le budget de l’Etat d’une dépense que l’on épargnerait en adoptant le projet du gouvernement ou de la section centrale.

A cela je croirais pouvoir répondre :

1° Que le peuple supporterait plus volontiers ce surcroît de dépense dans le budget de l’Etat quel qu’il puisse être, que d’abandonner au gouvernement une prérogative dont il pourrait abuser, et dont l’abus pourrait être si funeste à ses droits et à sa liberté.

2° Que ce surcroît de dépenses ne pourrait jamais être très considérable, attendu que les fonctions d’agents du gouvernement seront toujours honorifiques, comme celle de bourgmestres et échevins, et qu’ainsi leur traitement devra toujours se réduire à peu de chose.

3° Que le gouvernement nommerait le plus souvent pour son agent, la personne du bourgmestre ou des échevins, qui actuellement concentrent, pour ainsi dire, les deux qualités, et dans quel cas il n’aurait pas besoin d’un traitement spécial. Je dis que le gouvernement nommerait le plus souvent, et même communément son agent parmi ces personnes, parce que le bourgmestre et les échevins se trouvent communément choisis parmi les personnes les plus respectables et les plus capables de la commune, qui par suite mériteront et obtiendront toute la confiance du gouvernement, et ainsi le surcroît de dépense, se réduirait enfin à une somme insignifiante.

Je crois en avoir dit assez, messieurs, pour pouvoir espérer que mon système obtiendra votre assentiment.

M. le président. - La parole est à M. Dequesne.

- Plusieurs membres. - Il y a séance du soir, et il est quatre heures un quart.

- D’autres membres. - Qu’est-ce que cela fait ?

M. Dequesne. - J’en ai au moins pour une demi-heure.

- Quelques voix. - C’est égal.

- La chambre consultée continue la discussion.

M. Dequesne. - Inutile est, je pense, d’insister sur l’importance de la loi qui vous est soumise en ce moment. C’est un point qui a été reconnu par tout le monde. Pour moi, la portée de la loi me paraît telle, que je ne crains pas de dire que cette loi et la loi provinciale, précédemment votée, renferment à elles deux tout l’avenir de notre pays. Cependant, malgré tout l’intérêt du sujet, si les choses étaient restées entières et telles que la première discussion les avaient laissées, je me serais abstenu de prendre la parole, reconnaissant que les longs et savants raisonnements qui ont été donnés renferment tous les éléments nécessaires pour éclairer votre religion.

Mais, depuis le renouvellement de cette chambre, la question a changé tout à fait de face : un système tout nouveau a été présenté par le gouvernement, système qui renverse entièrement l’ancien et qui doit porter la discussion sur un nouveau terrain, sinon dans les détails, au moins dans les principes. Ainsi, malgré l’urgence de cette loi, urgence reconnue par une grande majorité de la chambre ; malgré le désir que nous devons avoir tous de doter le pays d’institutions communales régulièrement établies, je pense qu’il devient nécessaire d’examiner mûrement et attentivement le principe et les premières conséquences du nouveau système, et de laisser prendre à la discussion générale tout son cours et tous les développements. Cette observation, je la fais dans l’intérêt même de vos travaux et dans le but de vous éviter beaucoup de perte de temps ; car, une fois la chambre éclairée sur le principe, l’examen des articles deviendra chose facile, et, sauf pour quelques-uns, la discussion précédente leur sera applicable.

Chaque fois qu’il s’est agi d’administrations communales, ici comme ailleurs, il est un point sur lequel tous les esprits sont tombés d’accord. Par tous il a été reconnu que dans les attributions dévolues à ces autorités, partie était d’intérêt communal, partie était d’intérêt général.

Un autre point a été à peu près unanimement admis, au moins en principe. C’est que si tout ce qui était purement d’intérêt communal devait être exécuté par des agents émanant de la commune, tout ce qui était d’intérêt général devait être attribué à des agents relevant directement du pouvoir central. Ce principe, il est impossible de ne pas l’admettre, à moins de faire des communes autant de petits Etats dans l’Etat, à moins encore d’effacer de notre constitution le principe de responsabilité des autorités supérieures. Jusque-là il ne pouvait y avoir désaccord ; la divergence commence seulement lorsqu’il s’agit d’organiser conformément à ces principes. Et c’est en effet arrivée à ce point que la question n’est plus sans difficulté.

La distinction entre les choses d’intérêt général et d’intérêt communal est très simple en théorie. Mais dans l’application elle présente beaucoup de difficultés ; elle en présente pour faire dans une loi le départ entre les deux intérêts ; elle en présente bien davantage lorsqu’il s’agit de mettre en présence des autorités d’origine différente, sans cesse en contact et jouissant d’attributions qu’une ligne imperceptible sépare à peine.

N’y a-t-il pas à craindre alors des frottements, des empiétements, des discussions de prérogatives qui tourneront tous au détriment d’une bonne administration ? En France, ces considérations et quelques autres ont déterminé les chambres à n’admettre qu’une seule autorité et à adopter un mezzo termine qui donne à chaque intérêt une part dans la nomination, comme l’honorable M. Dechamps vous l’a fort bien démontré.

Vous étiez guidés aussi, je pense, par des motifs semblables, lorsqu’au premier vote, vous aviez voulu une seule autorité, le collège des bourgmestres et échevins, choisi par le Roi dans le sein du conseil, et sous ce rapport, vous étiez tout à fait dans le système français ; au lieu du maire unique seulement vous aviez un maire en trois personnes. Au second vote vous avez changé de système, et pour ma part, tel qu’il existait, je pense que le gouvernement ne pouvait l’accepter. Car l’intérêt général, comme l’intérêt communal était exclusivement attribué à des agents nommés par la commune. L’influence des deux membres d’origine populaire devait nécessairement prévaloir, et le gouvernement se trouver sans action.

Dans des vues de conciliation, le ministère a cru devoir abandonner l’ancien projet de loi et en présenter un nouveau. Dans ce dernier, les principes ont été proclamés et déduits avec une conséquence rigoureuse. Agent spécial pour tout ce qui concerne l’intérêt général, le bourgmestre ; agent spécial pour tout ce qui regarde l’intérêt communal, en première ligne, comme corps délibérant et ayant l’initiative, le conseil communal, conseil pour la plupart des cas à peu près souverain ; ensuite, comme pouvoir exécutif, le collège des bourgmestre et échevins. Et ici, je pense avec le projet qu’il était d’une bonne logique, comme d’une sage politique, de donner au gouvernement un représentant au sein de ce collège. La bonne administration des communes n’intéresse pas seulement les localités, elle intéresse le pays tout entier. Cela est aussi vrai pour les biens que pour les personnes. A cette considération, j’en ajouterai une autre.

En excluant le bourgmestre, on lui laissait le caractère exclusif et tranché d’agent du gouvernement. En l’admettant dans le collège, on lui donne un caractère mixte, on unit et on fond ensemble les deux autorités. Malgré ce tempérament, je l’avoue, je ne suis pas sans inquiétude sur les suites, je crains les conflits et les empiétements. Puisse l’expérience me détromper à cet égard ! Mais, je le répète, tout disposé que je suis à voter pour le projet de loi, je crains que nous ayons à regretter l’abandon du premier système.

Il est un autre point sur lequel je vois avec regret que le ministère n’ait pas insisté davantage. D’après la loi, le conseil aura une grande liberté d’action. On ne lui a opposé que les barrières strictement nécessaires ; ces barrières, il importe qu’elles soient religieusement observées. Et cependant, avec un peu d’adresse, il ne serait pas impossible de les franchir sans donner prise ni moyen de l’y faire rentrer. Ne faudrait-il pas là prendre quelques précautions ? Le désir d’envahissement est un faible de notre nature, il est surtout celui des corps politiques, et plus encore des corps délibérants ; enfin il peut se présenter d’autres cas, fort rares sans doute, mais non impossibles. L’administration de ce conseil peut devenir ruineuse pour la commune, vexatoire pour ses habitants, dirigée enfin dans un mauvais esprit.

Je sais, messieurs, qu’en Belgique, nous avons peu à craindre la réalisation d’une semblable supposition. Mais enfin les électeurs peuvent se tromper ou être trompés, les élus ne sont pas toujours infaillibles, et nous sommes ici pour tout prévoir. Faudra-t-il alors que le conseil pèse six ans sur la commune ? Pourquoi dans ce cas n’y aurait-il pas un pouvoir modérateur ?

Il est un autre point sur lequel je vois avec regret que le ministère n’ait pas insisté davantage. D’après la loi, le conseil aura une grande liberté d’action. On ne lui a opposé que les barrières strictement nécessaires ; ces barrières, il importe qu’elles soient religieusement observées. Et cependant, avec un peu d’adresse, il ne serait pas impossible de les franchir sans donner prise ni moyen de l’y faire rentrer. Ne faudrait-il pas là contre quelques précautions ? Le désir d’envahissement est un faible de notre nature, il est surtout celui des corps politiques, et plus encore des corps délibérants ; enfin il peut se présenter d’autres cas, fort rares sans doute, mais non impossibles. L’administration de ce conseil peut devenir ruineuse pour la commune, vexatoire pour ses habitants, dirigée enfin dans un mauvais esprit. Je sais, messieurs, qu’en Belgique nous avons peu à craindre la réalisation d’une semblable supposition. Mais enfin les électeurs peuvent se tromper ou être trompés, les élus ne sont pas toujours infaillibles, et nous sommes ici pour tout prévoir. Faudra-t-il alors que le conseil pèse six ans sur la commune. Pourquoi dans ce cas n’y aurait-il pas un pouvoir modérateur ?

Pourquoi le conseil ne serait-il pas soumis à une disposition qui frappe la représentation nationale elle-même ? Y aurait-il grand mal à ce que le Roi renvoyât alors les élus devant leurs juges naturels ! Je le dis avec conviction, partout où il y aura un corps délibérant, le droit de dissolution est un droit nécessaire, plus nécessaire encore que lorsque, comme ici, il n’y a, en bien des circonstances, ni veto ni autre corps pour redresser les erreurs.

Tel est, à ce qu’il me semble, le projet de loi dans son essence et dans son principe ; tel qu’il est, il renferme de hautes questions d’administration et de politique. Pour les premières, je laisse à ceux de mes honorables collègues plus experts en cette matière le soin de les développer ; quant aux secondes, plus conformes à mes études, je demanderai à la chambre la permission d’entrer dans quelques considérations.

Lors de la discussion devant le sénat, M. le ministre des affaires étrangères a soutenu que la loi dont il s’agit était purement administrative et non politique. Les opinions émises par l’honorable ministre ont toujours eu à mes yeux beaucoup de poids, mais ici, j’avoue que je me suis mis l’esprit à la torture pour n’y rien voir que d’administratif et que malgré moi j’y ai toujours trouvé un côté politique très prononcé et les discussions précédentes m’ont confirmé dans cette idée.

Comment pourrait-il en être autrement dans une matière à laquelle se rattachent les grandes questions de prérogatives d’institutions, et d’organisation sociale. Pour ma part, ce n’est pas sans regret que je vois le ministère éviter de prendre une couleur plus décidée dans ces questions. Grâce à la sagesse du peuple belge, nos opinions sont, il est vrai, moins tranchée, nos divisions moins profondes qu’en d’autres pays, mais il n’en est pas moins ici comme ailleurs, une question vitale qui partage sourdement les esprits, divise les chambres aussi bien que le pays.

C’est la grande question de centralisation ; elle se présente, il est vrai, en Belgique sous d’autres formes, mais en dernier résultat elle se réduit toujours à celle-ci : faut-il étendre ou restreindre les prérogatives du pouvoir central ? Pour les uns, je le sais, quelque peu que l’on accorde à ce pouvoir est toujours trop. Les autres au contraire sentent la nécessité de concentrer les forces et ne voient de possibilité à la liberté de produire des effets salutaires qu’autant qu’elle sera contenue et dirigée par un pouvoir régulateur. Je sais que ces deux opinions peuvent diviser les meilleurs esprits. En politique l’on est souvent comme en médecine, embarrassé pour trouver le siège du mal, plus embarrassé encore pour en trouver le remède.

Comme chacun est ici pour donner son opinion, je me permettrai aussi de donner la mienne, mais en réclamant votre indulgence, et avec la défiance d’une personne nouvellement appelée à l’honneur de siéger parmi vous.

En France, je pencherai peut-être vers ceux qui veulent décentraliser ; car là, il y a, selon moi, surabondance de vie au centre, et torpeur aux extrémités ; mais en Belgique je n’hésite pas à adopter l’opinion contraire, parce que j’y trouve l’excès opposé, vitalité excessive aux extrémités, affaiblissement au centre. Je sais que cette opinion a de nombreux adversaires ici et au-dehors. Je sais même encore que dans cette chambre elle a reçu plus d’un échec, mais c’est pour cela et parce que je la crois la plus favorable au bonheur de mon pays, que je demande à entrer dans quelques développements. La question en vaut la peine, elle est de saison et toute palpitante dans la loi qui nous occupe. En se retranchant derrière les mots si chers en Belgique, de libertés, de franchises communales, les adversaires se sont fait une trop belle position pour qu’on ne soit pas obligé de reprendre la question d’un peu haut.

En commençant, je dois le déclarer, je conçois très bien ce que c’était au douzième siècle, que les libertés, les franchises communales, à une époque où il n’y avait pas de liberté individuelle sans liberté communale ; mais en 1836, mais sous un gouvernement représentatif, je ne sais plus ce que cela veut dire. En fait de liberté, je n’en connais plus que deux, la liberté individuelle et la liberté ou l’indépendance nationale. Mais des corps indépendants dans mon pays, je n’en vois point et ne dois pas en voir. Sans doute l’amour du lieu natal est un sentiment sacré, respectable, qu’il faut satisfaire, ménager, mais à qui il ne faut pas tout sacrifier. En lui accordant trop, on aurait bientôt tué un autre sentiment qui doit marcher avant lui, l’amour du pays, l’amour de la patrie. Nous en pourrions trouver la preuve dans le moyen-âge, ou le véritable patriotisme a été bien rare.

Je le reconnais ; les partisans des franchises communales sont très conséquents avec eux-mêmes. C’est bien au 11ème siècle qu’ils veulent nous ramener ; les honorables MM. Desmet et Dumortier nous ont fait un tableau très séduisant de l’époque. Nous verrons plus tard s’ils n’ont pas un peu embelli l’histoire. Ce qui m’étonne seulement, c’est qu’ils nous donnent cela comme un progrès. Quant à moi je n’y verrai jamais qu’un pas rétrograde de cinq à six siècles.

On est allé plus loin, on est remonté jusqu’à Jules César. Malgré mon respect pour les Belges de Jules César, lorsque trois ou quatre races ont passe sur le sol de la Belgique, se sont mélangées ou entre-détruites, je demanderai à l’honorable rapporteur ce que nous, Belges de 1830, nous avons de commun avec ces anciens habitants du pays. Pour nous rattacher à eux, il faudrait faire de l’histoire à peu près comme celle du couteau de Jeannot auquel il avait été remis trois lames et deux manches et qui était toujours le même couteau.

L’on ne s’est pas borné à rappeler nos anciennes institutions nationales. L’on a invoqué l’exemple de la Prusse et de l’Angleterre. A l’égard de cette dernière, je demanderai à l’honorable rapporteur si les fonctions de maire sont bien les mêmes qu’ici, si le scherif qui a une partie des attributions municipales, n’est pas à la nomination du gouvernement. Eh bien, j’admets que tout se passe comme l’honorable membre nous l’a annoncé, et je dis que l’on peut concevoir l’affranchissement complet des communes, mais comme en Angleterre, avec une aristocratie puissante et compacte à la tête, mais comme en Prusse avec un pouvoir central militaire et tant soit peu despotique. Et à ces conditions, je pense que dans cette chambre personne n’aura envie des libertés communales. Il y a toujours beaucoup de danger à transplanter dans un pays des institutions étrangères. Ce qui est bon dans un pays peut être fort mauvais dans un autre.

En agissant ainsi, au lieu d’un tout bien coordonné nous courrions le risque de n’avoir qu’un mauvais pasticcio d’institutions contradictoires. Je dirai plus, malgré notre voisinage de la France, malgré que comme elle nous ayons fait table rase sur toutes nos institutions, malgré cette communauté de 20 années, donnons-nous garde de l’imiter en tout. Car la Belgique a ses besoins et sa manière d’être à elle. N’imitons pas, si vous le voulez, la centralisation exclusive de la France, mais pour cela ne tombons pas dans le défaut contraire. Gardons, quoi qu’on dise, le juste milieu, in media virtus, et je crois que le projet du gouvernement fait une bonne part aux communes.

L’excès en tout est un défaut. Quoi de plus sacré que la famille et les droits sur lesquels elle repose. Eh bien, cependant, l’exagération de ces droits a donné naissance à cette absence de toute société qui a régné jusqu’au 11ème siècle et servi de germe et de principe au système de la féodalité. L’établissement des communes fut un progrès, je le reconnais, il fut l’aurore de la liberté et le commencement d’une organisation sociale régulière ; je suis tout prêt à lui rendre cette justice.

Mais dire qu’il ait été le dernier mot d’une bonne organisation, c’est ce que je ne puis admettre. Livrées à elles seules, les communes n’ont produit que l’anarchie et la ruine des peuples chez qui elles avaient ce mode d’existence. Contenues et dirigées par un pouvoir central fort et puissant, elles ont donné naissance à ces grands et beaux royaumes que nous voyons encore aujourd’hui. Lors de la première discussion, l’on a cité des faits historiques, et je crois en effet que les enseignements de l’histoire ne sont pas à dédaigner. Il y a toujours lieu à en profiter, lorsque surtout on y recourt non pour renouveler ce qui n’est plus, mais pour y puiser des leçons de sagesse et de prudence. Il faut bien le dire, malgré les progrès, malgré les changements de forme de gouvernement, le fond de la nature humaine sera toujours le même, et les premiers principes sur lesquels reposent les sociétés humaines seront de tous les temps et tous les lieux.

Je demanderai donc aussi la permission d’appeler l’histoire à mon secours, car je sens que personne moins que moi, n’a le droit de se contenter de simples assertions et de n’apporter aucunes preuves à l’appui.

La France est aujourd’hui un grand et puissant royaume. Elle possède une unité politique et administrative telle que d’une frontière à l’autre tout se meut comme par un seul levier. Cette unité, sans doute, froisse bien des sentiments, bien des intérêts. Pourtant, soyez-en sûr, on se gardera bien d’entamer ce bel édifice, car tous les partis sentent que la force du pays est là. Eh bien ! qui croirait, si nous n’en avions l’histoire pour garant, que ce grand, ce magnifique royaume, a commencé par le petit territoire de l’Ile de France, et que ce beau résultat a été l’ouvrage de la politique ferme et suivies de ses rois.

Je le sais, plus tard, cette politique, après avoir détruit les seigneurs par les communes, devint envahissante et finit par absorber toutes les libertés et tout concentrer dans la royauté ; et enfin vint un moment où l’un de ses monarques put dire : l’Etat c’est moi. Si les dernières conséquences ont été poussées trop loin, si par cela même elles ont été mauvaises, le principe n’en était pas moins bon, et avec l’esprit de notre époque, notre constitution, notre liberté de la presse, de pareilles conséquences ne sont plus à craindre.

En Angleterre la marche du pouvoir central, si ce n’est sous les Tudor, ne se montre pas d’une manière aussi tranchée. Mais qu’on examine bien la politique de cette aristocratie agissant comme un seul homme, se mettant à la tête de l’affranchissement des communes, et là aussi on verra qu’il y a eu un pouvoir central très fort et très décidé. Aujourd’hui encore, si j’ai bien saisi le dernier mot du parti radical, ne serait-ce point à l’unité et à la centralisation française que tendraient ses efforts ?

Enfin, plus près de nous, nous avons la Hollande ; elle aussi a fait de grandes choses, car il faut être juste envers ses ennemis comme envers ses amis. Là aussi deux systèmes ont été en présence, l’un par Barneveld, l’autre par la maison d’Orange. Loin de moi l’idée de jeter aucun blâme sur cette grande et belle figure de Barneveld, sur cet illustre martyr. Mais il est une question que l’on peut se faire : si le système de Barneveld eût prévalu, si la maison d’Orange n’eût saisi les rênes d’une main ferme, la Hollande eût-elle atteint le même degré de puissance ?

Je sens, messieurs, que j’abuse de votre patience, mais la force des choses m’entraîne malgré moi. Permettez-moi encore quelques citations. Ma démonstration ne serait pas complète, si je ne vous montrais le revers des choses, si je ne vous faisais voir que, là où le pouvoir central a été faible, il n’en est résulté qu’anarchie, ruine et désastre, Je ne prendrai que deux exemples, à peu près contemporains.

Voyez l’Espagne, dans quel état malheureux l’a menée son système de franchises et de libertés provinciales. La Pologne, nous en sommes aujourd’hui réduits à la pleurer. C’était pourtant, il y deux siècles, un beau et puissant royaume, qui pouvait dépasser en grandeur la Russie. Qui donc a empêché son développement ? Qui donc l’a réduite à n’avoir plus qu’un nom et des enfants errant sur la terre étrangère ? Serait-ce le morcellement, acte inique que l’histoire a justement stigmatisé ? Ce morcellement fut un effet et non une cause. Le mal préexistait : il était dans la faiblesse du pouvoir central, dans la royauté élective, dans le veto anarchique attribué a chaque membre de la diète.

Je m’arrêterais ici, si je ne croyais devoir une réponse à ce qu’a dit l’honorable M. Desmet dans la première discussion. Il a cité l’Italie du douzième siècle, il nous a peint son état sous les plus brillantes couleurs. L’histoire confirme-t-elle ce tableau ?

Il est vrai, les villes étaient parvenues à s’affranchir et à secouer le joug de l’étranger. Les papes avaient servi de pivot à ce mouvement. Mais après la lutte qu’arriva-t-il ? Le pouvoir spirituel devint trop faible pour contenir et centraliser ces petites républiques. Les factions et la guerre civile régnèrent dans leur sein. Une guerre permanente s’établit entre chacun d’elles, et d’un bout de la Péninsule à l’autre, le sang coula à grands flots.

Pour mettre un terme à ces malheurs, les papes appelèrent les Français ou plutôt les Provençaux, et ne firent qu’empirer les choses ; car les divisions continuèrent, et depuis lors le sol de l’Italie n’a pas cessé d’être souillé par le pas et les armes de l’étranger, et ce beau pays, qui était appelé à jouer un rôle politique, a eu pour sort d’être une proie et une victime que les autres puissances se sont successivement arrachée. La religion y gagna-t-elle ? Pas davantage. Ce fut alors que régna le long schisme, époque si déplorable pour l’histoire de l’église. Je regrette que la longueur de ce discours ne me permette pas une citation, Vous y verriez cette époque tracée de main de maître par un de ses plus illustres contemporains, par le Dante. Vous y entendriez les cris de désespoir que cette situation arrache à ce grand citoyen. Mais il est temps de revenir à notre pays.

Ses annales vous sont connues ; eh bien ! je vous le demande à tous, sous le rapport de l’ordre et de la tranquillité, nos anciennes franchises ont-elles toujours produit des résultats aussi satisfaisants qu’on voudrait bien le dire ? N’y a-t-il pas eu plus d’une page sanglante ? Je me hâte et j’aborde un autre genre de considérations.

Il est toujours une question que l’on se fera ; avec une civilisation hâtive et devançant de beaucoup d’autres nations sauf l’Italie, avec une communauté de prospérités et de malheurs, partagée pendant plusieurs siècles par toutes les Provinces de la Belgique, avec des mœurs, des manières et son individualité à elle, avec enfin tous les éléments nécessaires pour constituer un peuple libre et indépendant ; comment se fait-il qu’il ait fallu dix siècles pour réaliser cette indépendance ? lorsque deux fois surtout il y avait possibilité de le faire, lors de la révolte contre l’Espagne et après la guerre de succession ?

Il faut bien le dire, il faut avoir la force de ne reculer devant aucune vérité. La raison, la voici : c’est que tout le patriotisme de la Belgique s’était concentré dans la commune, c’est que le véritable esprit public n’a pris naissance chez nous que bien tard, faute d’un centre commun. En ce moment même il ne faut pas se le dissimuler, l’esprit de localité est encore bien vivace en Belgique, trop vivace peut-être.

A chaque instant nous entendons à cette tribune les protestations les plus énergiques contre l’esprit de clocher, et cependant, entraîné comme par une force irrésistible, pas un de nous ne peut s’y soustraire. Qu’on y prenne garde, si l’on ne se cuirasse contre cet esprit, il finira par étouffer la représentation nationale. Tels ne sont pas le but ni les intentions de nos adversaires. Je n’en doute aucunement, et cependant si leur système venait à prédominer, il aurait immanquablement ce résultat, et toutes les forces finiraient par se concentrer dans la commune, dans la province.

Si jamais vous vous lanciez dans cette voie, à quiconque aurait du talent et voudrait jouer un rôle, il faudrait lui dire : laissez là les chambres qui ne sont plus qu’une superfétation ; votre place est dans les conseils provinciaux et communaux, là doit avoir lieu la scène politique. C’est à vous, messieurs, de voir si voulez ainsi disséminer nos forces, gaspiller (je voudrais trouver une autre expression) notre nationalité naissante et compromettre peut-être pour l’avenir notre intégrité et notre indépendance. Quant à moi, je ne puis donner mon assentiment à un pareil système.

En terminant je dois presque me justifier d’être entré dans ces considérations historiques et philosophiques, mais c’était une nécessité de la position ; accepter la question sur le terrain où les adversaires l’avaient posée, c’était s’avouer vaincu.

Le principe devait avant tout être attaqué, il fallait démontrer que nous voulions aussi la liberté, mais d’une autre manière que nos adversaires la voulaient, et pour cela il fallait bien entrer un peu dans la théorie.

Il est un autre motif qui m’a déterminé à le faire. Je sens toutes les difficultés qui accompagnent l’opinion que j’ai soutenue. La position de défenseur du pouvoir est une position délicate. Au dehors, surtout, il est rare qu’on ne cherche pas à pervertir ses intentions, Ses doctrines sont traitées de liberticides, d’attentatoires aux droits du peuple. Sa personne est représentée comme inféodée et quelquefois même comme vendue au pouvoir. Si j’ai motivé aussi longuement mon vote, certes, ce n’est pas pour prévenir de semblables inculpations qu’un député doit apprendre à supporter patiemment, fort de sa conscience et du devoir qu’il a rempli.

Mais je l’ai fait pour montrer que je n’ai adopté mon opinion qu’après y avoir reconnu qu’elle était la plus utile et la plus avantageuse au bien-être et au bonheur de mon pays. Je ne demanderais pas mieux que le contraire me fût prouvé, car moi aussi je crois que le pouvoir est toujours un mal là où il n’est pas nécessaire.

Mais l’histoire et les événements qui se sont passés sous nos yeux m’ont démontré qu’il faut et faudra toujours un pouvoir, une direction et une influence centrale et que, quand ils ne seront pas dans les pouvoirs constitués, ils seront en dehors, et pour ma part je n’aime ni les pouvoirs, ni les directions, ni les influences occultes.

Je voterai pour le projet du gouvernement sauf les modifications utiles que l’on pourrait proposer, et non pour celui de la section centrale.

- La séance est levée à 4 heures trois quarts.

(Moniteur belge n°38, du 7 février 1836) (Séance du soir)

(Présidence de M. Fallon, vice-président.)

Projet de loi modifiant le classement de certains tribunaux de première instant et le traitement des substituts près les cours d'appel

Discussion des articles

Article premier

M. le président. - La discussion est ouverte sur l’article suivant présenté par le gouvernement :

« A dater du 1er janvier 1866, les substituts des procureurs-généraux près des cours d’appel jouiront d’un traitement égal à celui des conseillers. »

La commission propose :

« Les substituts des procureurs-généraux près les cours d’appel jouissent d’un traitement de quatre mille huit cents francs.

La discussion est également ouverte sur le projet de loi suivant :

« Art. 1er. Le tribunal de première instance de Verriers est porté dans la deuxième classe.

« Art. 2. Le tribunal de première instance de Hasselt est porté dans la troisième classe. »

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La chambre a décidé que le dernier article du projet adopté dans la dernière séance du soir formerait l’article premier du projet de loi mis à l’ordre du jour de cette séance.

Comme cette disposition a été présentée à la fin de l’année dernière, il est nécessaire maintenant de modifier le texte. Je propose de substituer ces mots : « à dater du 1er avril 1836, » à ceux-ci : « à dater du 1er janvier 1836. »

Le but de cette modification est de fixer le traitement à partir du deuxième trimestre de l’année courante.

Messieurs, je crois devoir faire connaître les motifs de la proposition du gouvernement.

Les substituts des procureurs-généraux ont un traitement qui n’est en rapport ni avec leurs fonctions ni avec leur position. Les officiers du parquet ont un ministère analogue à celui des avocats-généraux.

Par la loi du 4 août 1832, l’on a institué un nombre d’avocats-généraux inférieur à celui des chambres. Il n’y a que deux avocats-généraux qui siègent aux chambres civiles.

Près des chambres correctionnelles, de la cour d’assises et de la chambre des mises en accusation, les fonctions du ministère public sont remplies par les substituts des procureurs-généraux.

Si l’on compare le traitement des substituts du procureur-général avec celui des avocats-généraux, on trouve une infériorité qui ne semble pas rationnelle.

Le premier avocat-général a 6,300 fr., les autres avocats-généraux 6,000, les conseillers 5,000, les substituts du procureur-général n’ont que 3,800 fr.

Voici les occupations nombreuses et variées des substituts du procureur-général.

Ils sont chargés en général des rapports à faire à la chambre des mises en accusation, de siéger à la cour d’assises, à la chambre des appels correctionnels, à la même chambre lorsqu’elle connaît d’affaires civiles sommaires et urgentes, de rédiger tous les actes d’accusation dans le ressort de la cour, de faire exécuter les arrêts correctionnels et criminels, de donner leur avis sur les recours en grâce, de la partie de la statistique judiciaire qui concerne les chambres dont il vient d’être parlé, de remplacer les avocats-généraux malades ou empêchés.

Les substituts remplissent en réalité les fonctions d’avocats-généraux : pourquoi donc une si énorme différence entre le traitement des uns et des autres ?

Cependant, les substituts du procureur-général sont tenus aux mêmes dépenses que les conseillers pour leur bibliothèque, leur costume, leur loyer, etc., attendu qu’ils siègent dans la même ville.

Ces officiers de parquet ont des occupations difficiles et qui demandent un talent peu ordinaire.

Il est à désirer que ces fonctions soient remplies non pas par des jeunes gens qui commencent, mais par des hommes exercés qui puissent bien soutenir des accusations criminelles, et lutter dignement avec les meilleurs avocats du barreau.

Si l’on fait attention à ce qui existe dans d’autres fonctions analogues, l’on voit la convenance qu’il y a à ce que les substituts du procureur-général et les conseillers aient le même traitement. Le substitut du procureur du Roi est assimilé pour le traitement aux juges, le procureur du Roi au président, le procureur-général au premier président, l’avocat-général au président de chambre.

Comment se fait-il donc, messieurs, que les substituts du procureur général aient été mis par les lois antérieures dans une position si différente de celle des conseillers ?

J’aurai l’honneur d’en indiquer le motif : Lorsque le traitement des substituts du procureur-général fut réglé, ils n’étaient chargés que des rapports sur les mises en accusation et d’assister le procureur-général dans le service intérieur du parquet, tandis que les avocats-généraux étaient spécialement chargés de porter la parole aux audiences civiles ou criminelles (articles 44 et 45 du décret du 6 juillet 1810) ; les substituts n’étaient donc à cette époque que des fonctionnaires attachés aux bureaux du procureur-général.

Mais dans l’état actuel des choses, les fonctions des substituts du procureur-général, soit par l’usage soit par la nécessité du service, sont devenues d’une nature toute différente. Aujourd’hui, ils font en quelque sorte l’office d’avocats-généraux.

Ainsi, messieurs, si l’on compare les fonctions analogues des cours d’appel avec celles des tribunaux de première instance, il semble qu’il y a autant de raison de donner aux substituts des procureurs-généraux le traitement des conseillers qu’il y en a de donner aux substituts du procureur du Roi le traitement des juges.

Je n’ignore pas que l’on peut faire quelques objections contre ce système.

L’on dira qu’il est juste de donner aux conseillers un traitement plus fort ; que les fonctions de conseillers exigent des connaissances plus approfondies, une plus longue expérience des affaires, un jugement plus exercé.

Je veux bien admettre la vérité de ces observations. Mais d’un autre côté les fonctions de substitut du procureur-général, réclament un autre talent spécial, celui de l’élocution, le talent de la parole.

Il y aura toujours, messieurs, en supposant que les substituts du procureur-général obtiennent le même traitement que les conseillers, une différence assez grande dans leur position. Les conseillers sont inamovibles, les substituts ont de fonctions amovibles. Les fonctions des conseillers seront toujours beaucoup plus agréables et entourées de plus de considération. Les fonctions du ministère public sont plus laborieuses et plus délicates, elles ont besoin d’être encouragées.

Il y a une deuxième observation que l’on peut faire : De cette manière on donnerait aux substituts du procureur-général un traitement supérieur à celui des présidents et du procureur du Roi près les tribunaux de première classe. Cependant, dira-t-on, ces magistrats exercent des fonctions pour le moins aussi importantes que celle d’un substitut du procureur général.

Mais il ne faut pas perdre de vue que les substituts du procureur-général sont attachés à un corps plus élevé en hiérarchie : d’un autre côté, s’ils jouissent du même traitement que les conseillers, ils n’ambitionnent pas ces places qui seront réservées aux présidents et procureurs du Roi près les tribunaux de première instance ; ils chercheront de l’avancement dans l’ordre des fonctions du ministère public et deviendront de bons avocats-généraux.

La commission a reconnu la nécessité d’augmenter le traitement des substituts, mais elle l’a fixé à 4,800 francs au lieu de 5,000. Je n’attache pas une grande importance à cette différence, et je m’en réfère volontiers à la sagesse de la chambre ; je la prie cependant de peser les considérations que j’ai fait valoir ; je pense surtout qu’il est d’une bonne politique d’attacher les officiers du ministère public à leurs fonctions.

M. Jullien. - Si on avait proposé d’augmenter le traitement des conseillers de différentes cours du royaume, j’aurais examiné la question de savoir s’il y avait lieu d’augmenter dans la même proportion le traitement des substituts du procureur-général. Mais comme on ne fait aucune espèce de proposition à cet égard, et qu’on veut seulement porter le traitement des substituts du procureur-général au taux de celui des conseillers, je déclare que je ne puis admettre cette proposition. Dans la loi d’organisation judiciaire l’on n’a jamais considéré les substituts du procureur-général comme ayant le rang de conseiller. En général ces places ont été données à des jeunes gens qui venaient travailler dans les parquets du procureur-général et qui se sont estimés très heureux d’entrer dans la magistrature. Jamais l’on ne s’est avisé de penser qu’un substitut fût l’égal d’un conseiller de cour. Comme le disait fort bien M. le ministre de la justice, il faut dans la place de conseiller plus d’expérience et des connaissances plus approfondies, C’est un autre genre de fonctions. C’est une tout autre position sociale.

A cet égard je ne crois pas qu’il y ait des rapprochements d’égalité possible.

Mais, a-t-on dit, les fonctions des substituts du procureur-général sont analogues à celles des avocats-généraux, qui sont au-dessous des procureurs-généraux. Elles sont en cela analogue, à celles des substituts de tous les parquets.

Le substitut du procureur du Roi d’un siège exerce les mêmes fonctions que son supérieur. S’en suit-il qu’il faille lui donner le même traitement ?

Les substituts du procureur du Roi remplissent les fonctions de celui-ci dans des cas donnés ; ils s’en acquittent comme ils peuvent. Mais ils ne sont après tout que les substituts du procureur du Roi, et ils n’ont pas droit à un traitement plus élevé. Il y a de l’analogie dans les fonctions, Mais il y a la différence du chef à l’inférieur. Il est impossible de confondre leur rang sans renverser toute la hiérarchie judiciaire.

Il faut, dit-on encore, qu’un substitut du procureur-général ait le talent de la parole. Mais s’il n’avait pas le talent de la parole, il ne pourrait pas être substitut. De même si un avocat n’a pas le talent de la parole, il faut qu’il renonce à son état. Car je vous le demande, que serait un avocat sans le talent de la parole ? Ne venez donc pas vous prévaloir de pareilles considérations.

Je connais pour ma part d’honorables conseillers qui unissent à de profondes connaissances le talent de la parole, et qui ont trouvé, en acceptant la place qu’ils occupent, une retraite honorable dans la magistrature.

Ces considérations ne me touchent donc en aucune manière.

M. le ministre de la justice a dit encore : « Si vous n’accordez pas au substitut du procureur-général le traitement des conseillers, au lieu d’aspirer aux places d’avocats-généraux, ils aspireront aux places de conseillers.

Si, pour quelques centaines de francs de différence entre son traitement et le traitement qu’il ambitionne, un homme est disposé à abandonner la carrière qu’il a remplie avec honneur, l’on peut avoir de cet homme une très pauvre idée. Si un homme qui se distinguait dans la carrière du barreau ou au parquet, est capable de changer d’état pour une question d’appointements, cet homme ne mérite pas une grande considération.

Je rends plus de justice aux officiers qui remplissent d’honorables fonctions dans les parquets des procureurs-généraux. Je crois que lorsqu’ils sont dignes d’occuper ces places, qu’ils s’y trouvent bien et qu’ils s’y distinguent, ils ambitionneront de monter dans la carrière qu’ils parcourent avec éclat.

D’ailleurs, l’avancement est beaucoup plus ouvert aux officiers du parquet qu’aux conseillers. Ceux-ci n’ont pour perspective d’avancement que des places de vice-présidents ou de présidents de siège. Ils peuvent aspirer aux places de conseillers à la cour de cassation ; mais les chances sont plus rares dans le parquet, l’avancement est beaucoup plus rapide, et beaucoup plus certain.

Le but du projet en discussion est d’accorder une augmentation de traitement aux substituts du procureur-général.

J’avouerai avec la commission et avec M. le ministre de la justice que le traitement de ces officiers n’est pas en raison des peines qu’ils se donnent et de la position qu’ils occupent dans la société. En général j’ai toujours été d’avis que la magistrature n’est pas assez dignement rétribuée en Belgique. Il est fâcheux que les ressources du trésor aient forcé la législature à apporter une rigoureuse économie dans la fixation des traitements des magistrats. Je serai toujours le premier disposé à leur allouer des traitements plus en rapport avec les honorables fonctions qu’ils exercent et le rang qu’ils occupent dans la société.

Mais, dans l’espèce, je pense qu’un traitement de 4,800 francs, c’est-à-dire un traitement égal à celui des présidents de siége et des procureurs du Roi dans les tribunaux de première classe, est plus que suffisant pour les substituts du procureur-général. Je n’adopterai aucun chiffre plus élevé. Si vous mettiez le traitement de ces officiers sur le même rang que celui des conseillers, vous verriez le découragement s’emparer de ces magistrats, et ils seraient fondés à vous demander un supplément de traitement. Et vous ne pourriez sans injustice vous refuser à satisfaire à leur demande.

Je déclare donc en terminant que je voterai pour le projet de la commission à l’exclusion de celui du gouvernement.

M. Raikem. - Je ne parlerai pas tous à fait dans le sens de l’honorable préopinant. Mon but principal, en prenant la parole, est de faire quelques observations sur un passage de l’exposé des motifs de M. le ministre de la justice. Je mettrai d’abord sous vos yeux le passage dont je veux parler :

« Nous avons cru devoir saisir cette occasion pour réparer en même temps une injustice qu’il suffit de signaler pour le faire sentir. Il s’agit du traitement des substituts des procureurs-généraux. Par une singulière anomalie, leur traitement, qui est de 3,800 fr., n’est pas en rapport avec celui des fonctions analogues, à la différence de ce qui existe pour tous les autres officiers du parquet. C’est ainsi que les procureurs-généraux sont assimilés, pour le traitement, aux premiers présidents, les avocats-généraux aux présidents de chambre, les procureurs du Roi aux présidents, les substituts du procureur du Roi aux juges. Les substituts des procureurs-généraux seuls ont un traitement spécial et inférieur même à celui des procureurs du Roi de première et de deuxième classe, bien qu’ils leur soient supérieurs dans l’ordre hiérarchique, qu’ils aient une besogne plus forte et plus importante, et qu’ils habitent les villes où les moyens de vivre sont le plus coûteux. Nous espérons que ces considérations engageront la chambre à adopter la proposition de fixer le traitement des substituts des procureurs-généraux au même taux que celui des conseillers. »

C’est relativement à quelques expressions qui se trouvent dans ce passage que je me crois obligé de prendre la parole dans cette circonstance.

Vous savez, messieurs, que dans l’état de l’organisation du parquet, tel qu’il existe maintenant, d’après l’article 6 de la loi du mois d’avril 1810, les fonctions du ministère public sont exercées par le procureur-général. Il a des substituts dont les uns portent le titre d’avocats-généraux ; des substituts près les cours d’assises, qu’on nommait procureurs criminels ; des substituts près les tribunaux de première instance, qu’on nommait autrefois procureurs impériaux, et qu’on nomme aujourd’hui procureurs du Roi. Ceux-ci ont eux-mêmes des substituts ; enfin il y a des substituts portant le titre de substituts du procureur-général. Je pense qu’il est fort inexact de dire que les substituts du procureur-général sont supérieurs, dans l’ordre hiérarchique, aux procureurs du Roi près les tribunaux de première instance. C’est sur ce point que je me propose de faire des observations très rapides.

J’ai déjà fait remarquer que les procureurs du Roi étaient des substituts du procureur-général. C’est ce que confirme l’article 43 de la loi du 20 avril 1810.

Il y a une autre observation : c’est que dans les chefs-lieux de province, autres que ceux où siége une cour d’appel, les procureurs du Roi près les tribunaux de première instance exercent les fonctions qui étaient attribuées aux procureurs criminels établis près les cours d’assises et pour les appels de police correctionnelle.

L’article 47 de la loi du mois d’août 1832, porte :

« Les fonctions attribuées au procureur criminel dans les lieux autres que ceux où siége une cour d’appel, sont exercées par les procureurs du Roi... ou par leurs substituts. »

En combinant les divers éléments de législation, on trouve que le législateur n’a pas voulu placer, dans l’ordre hiérarchique, les substituts du procureur-général au-dessus des procureurs du Roi près les tribunaux de première instance. Ceux-ci sont chefs de corps, ils correspondent directement avec le procureur-général.

Si on admettait que les procureurs du Roi sont inférieurs, dans l’ordre hiérarchique, aux substituts du procureur-général, le procureur-général devrait correspondre avec ses substituts et ceux-ci devraient correspondre avec les procureurs du Roi. C’est ce qui n’existe pas ; et cela prouve de plus en plus que les substituts du procureur-général ne sont pas, dans l’ordre hiérarchique, supérieurs aux procureurs du Roi près les tribunaux de première instance. Je crois que ceci ne peut pas faire l’objet d’une sérieuse difficulté. En outre, les procureurs du Roi près les tribunaux de première instance dans les chefs-lieux de province où ne siège pas une cour d’appel, remplissent les fonctions des anciens procureurs criminels.

Ces derniers avaient, pour leurs fonctions près des cours d’assises, un traitement supérieur à celui des substituts du procureur-général. Si on considère les traitements existants sous le gouvernement français, on voit que ceux des procureurs criminels étaient très élevés. Comparez-les à celui des autres substituts du procureur-général. Le traitement du premier avocat-général était de 4,500 fr., celui des autres avocats-généraux de 4,200 fr. et celui du substitut du parquet de 2,700 fr. Pourtant ce dernier pouvait être délégué près des cours d’assises ; il prenait alors le titre de procureur criminel et avait un traitement supérieur à celui d’avocat-général. A Anvers et à Gand, le procureur criminel avait un traitement de 8,000 francs. A Mons, Maestricht, Namur et Luxembourg, il avait 6,000 fr.

Les procureurs du Roi près les tribunaux de première instance des chefs-lieux de province où ne siège pas une cour d’appel, remplissent maintenant les fonctions de procureurs criminels. Cependant ces procureurs du Roi qui, ainsi que leurs substituts, doivent porter la parole devant les cours d’assises, n’ont à Anvers que 4,800 fr. de traitement, et dans les autres chefs-lieux de province où il n’y a pas de cour d’appel, ils n’ont que 4,200 fr. Sous le gouvernement français les officiers du parquet qui remplissent ces fonctions avaient un traitement de huit et six mille fr. ; ajoutez à cela que sous le gouvernement précédent et jusqu’en 1832, le procureur du Roi près le tribunal de première instance de Bruxelles, ainsi que le président, ont joui d’un traitement de 6,000 fr.

Aujourd’hui ce traitement a été réduit à 4,800 francs sans aucun motif fondé ; et si on les compare aux chefs des parquets près des tribunaux, on se demandera pourquoi on donnerait aux substituts des procureurs-généraux un traitement plus élevé que celui de ces procureurs du Roi ? La besogne des procureurs du Roi est bien aussi forte que celle des substituts du procureur-général. Elle exige au moins autant de connaissances ; leur rang, à mon avis, n’est pas inférieur, mais plutôt supérieur à celui des substituts du procureur-général.

Ainsi, c’est à tort que le ministre a avancé que les substituts du procureur-général étaient, dans l’ordre hiérarchique, supérieurs aux procureurs du Roi. Si on trouvait que le traitement des substituts du procureur-général n’était pas porté à un taux convenable, pour le démontrer, ce n’est pas le traitement des procureurs du Roi qu’on aurait dû prendre pour point de comparaison. Les arguments qu’on a tirés de ce chef dans l’exposé des motifs ne sont pas de nature à faire impression. Je crois avoir démontré que le procureur du Roi avait une besogne aussi forte et aussi difficile que le substitut du procureur-général, et que son rang dans l’ordre hiérarchique, au lieu d’être inférieur, était plutôt supérieur au rang de ce dernier.

Cependant, je n’adopte pas l’opinion émise par un honorable préopinant, ni la comparaison qu’il a établie entre le conseiller et le substitut du procureur-général. Cet honorable membre prétend que le traitement des substituts doit être inférieur à celui des conseillers. Pour moi, je crois que si on prend pour point de départ le traitement des conseillers, on peut prouver que le traitement des substituts des procureurs-généraux n’est pas assez élevé ; car ces fonctionnaires ont une besogne aussi grande, si pas plus grande que celle des conseillers de cour d’appel. Mais, si on prenait pour point de comparaison le traitement des procureurs du Roi près des tribunaux de première instance, la chose serait différente.

L’honorable préopinant a fait valoir qu’on ne peut pas considérer les substituts du procureur-général comme ayant le même rang que les conseillers. S’il s’agit de préséance, il a raison ; car non seulement le président, mais les conseillers, quand ils sont en corps, ont la préséance même sur le procureur général ; il s’en suivrait alors que le traitement du procureur-général doit être inférieur à celui de conseiller.

Cet honorable préopinant a dit aussi que les fonctions de conseiller demandaient des connaissances plus approfondies que celles de substitut de procureur général. Je pense que pour bien remplir leurs fonctions, les substituts du procureur-général doivent avoir des connaissances aussi étendues qu’un conseiller, puisque d’après la loi de 1810 ils sont appelés à remplacer les avocats-généraux quand ceux-ci sont absents ou empêchés.

Inutile, je pense, de répondre aux autres arguments présentés. On a dit qu’un conseiller n’avait d’autre perspective que celle d’un président de chambre et de premier président. Mais le substitut du procureur-général n’a que la perspective de devenir avocat-général et procureur-général.

On a dit encore que si on augmentait le traitement des substituts des procureurs-généraux, on découragerait les conseillers, ou qu’il faudrait leur donner un supplément de traitement.

Je ne crois pas, messieurs, qu’on découragerait les conseillers en améliorant la position des substituts des procureurs-généraux. Le parquet et les conseillers sont respectivement dans une position indépendante. Je ne crois pas que les conseillers envieraient aux substituts du procureur-général le traitement égal qui leur serait donné.

Je dois faire une dernière observation sur ce qu’a dit le ministre de la justice dans son exposé des motifs, qu’il saisissait l’occasion de réparer une injustice qu’il lui suffirait de signaler.

Messieurs, quand quelqu’un accepte une place, il sait quels sont les émoluments qui y sont attachés. Dire qu’il y a une injustice dans la fixation du traitement des substituts des procureurs-généraux, ce serait taxer la législature d’injustice, ce qui ne peut être admis.

Mon intention, dans les observations que je viens de présenter, était surtout de m’élever contre le rang secondaire qu’on voulait assigner aux procureurs du Roi près des tribunaux de première instance vis-à-vis des substituts des procureurs-généraux. J’espère que vous aurez tous été convaincus du peu de fondement de cette allégation du ministre de la justice.

M. Demonceau, rapporteur. - Je crois devoir exposer à la chambre les motifs de l’amendement proposé par la commission ; la commission n’a pas eu pour but de proposer une réduction de 200 fr. sur le traitement des fonctionnaires dont il s’agit, mais de leur donner le même traitement qu’aux procureurs du Roi.

La commission a pensé aussi que si les fonctions de substitut du procureur-général étaient quelquefois difficiles, celles de procureur du Roi ne l’étaient pas moins, et qu’il ne fallait pas moins de capacité pour être procureur du Roi que pour être substitut du procureur-général. Les procureurs du Roi n’ayant que 4,800 fr. de traitement, elle vous a proposé de fixer au même chiffre le traitement des substituts des procureurs-généraux.

M. Bosquet. - Messieurs, j’avais demandé la parole parce que je ne pouvais admettre les considérations présentées par l’honorable M. Jullien, les comparaisons qu’il a faites me paraissant manquer de justesse ; mais l’honorable M. Raikem lui ayant répondu, je renonce à la parole.

M. Pirmez. - Je ne prends pas la parole pour m’opposer à l’augmentation du traitement des substituts des procureurs-généraux, mais pour faire remarquer quelle est la force de l’intérêt privé mis en présence de l’intérêt général, pour faire voir comme il sait se faire jour dans cette enceinte et obtenir audience. Car il ne s’agit pas ici de l’intérêt de la justice, mais de l’intérêt des juges.

Personne ne doutera que pour examiner la question de savoir si le traitement de certains magistrats devait être augmenté, on pouvait attendre qu’on s’occupât de la nouvelle organisation judiciaire, et que la justice n’en aurait pas été moins bien rendue d’ici là. Mais l’intérêt de quelques juges l’emporte sur l’intérêt des justiciables. C’est en vain que depuis longtemps les justiciables frappent à votre porte et demandent audience ; à peine leur répond-on, et encore c’est pour leur opposer des lois urgentes. S’agit-il d’une augmentation de traitement, vite on établit des séances extraordinaires et on s’empresse d’accorder les augmentations demandées. C’est ainsi que l’intérêt privé l’emporte ici sur l’intérêt général. Il est des contrées qui manquent entièrement de justice, où on ne demande point d’augmenter le traitement des magistrats, mais de les porter à un nombre suffisant pour qu’ils puissent rendre la justice à tous ceux qui la réclament.

On nous a renvoyés à je ne sais quelle époque pour nous donner cette justice que nous réclamons. On nous a parlé d’une enquête ; on veut consulter tous les tribunaux du royaume pour savoir s’il a ou s’il n’y a pas assez de juges dans un tribunal pour juger toutes les affaires qui y sont portées. Je ne sais pas si on s’est occupé de cette enquête, je ne le crois pas ; mais après tout, je ne sais pas ce que pourrait produire cette enquête, car je ne sais pas ce qu’un juge de St-Hubert ou de Turnhout pourra dire sur la question de savoir s’il y a nécessité d’augmenter le personnel du tribunal de Charleroy.

Je crois que cette enquête est inutile. Je demanderai à M. le ministre de la justice des explications sur son objet. Elle ne doit sans doute avoir rien de mystérieux. Je le prierai de nous la rendre compréhensible ; car, pour moi, je ne la comprends pas. Je ne comprends pas comment des juges qui siégent à l’autre extrémité du royaume, qui ne connaissent ni le chiffre de la population du ressort de Charleroy, ni la nature des affaires à juger, dont le pays n’a aucune analogie avec nos contrées, pourront donner des éclaircissements sur les besoins de la justice dans ces contrées qu’ils ne connaissent pas. Je crois que toute l’enquête à faire devrait se borner à s’informer comment la justice est rendue dans la contrée qui réclame un plus grand nombre de juges. On n’aura pas besoin de consulter un grand nombre de personnes : en touchant le sol, en respirant l’air de la contrée, on se convaincra de l’impossibilité qu’il doit y avoir pour trois hommes de juger les nombreuses et difficiles affaires qui doivent se présenter.

On nous a parlé des présentations qui doivent être faites par les états provinciaux. Mais ces présentations ne sont prescrites que pour autant que les états provinciaux existent. Quand il n’y a pas d’états provinciaux, le gouvernement doit nommer les juges, ou bien la justice doit manquer. Alors s’il plaisait au sénat de laisser dormir la loi provinciale pendant dix années, parce qu’il n’y aurait pas d’états provinciaux pour faire les présentations de juges, la justice devrait manquer et les justiciables devraient attendre.

Je le répète, ce n’est que pour le cas où il y aurait des états provinciaux que la présentation pour les places de juges est déférée aux états provinciaux.

J’appelle l’attention de la chambre sur l’intérêt des justiciables ; je la prie de se souvenir que c’est pour les justiciables et non pour les juges que la justice est faite, et que des justiciables se plaignent depuis longtemps de ce que la justice manque dans leur contrée.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Avant de répondre à l’honorable préopinant, je reviendrai sur quelques observations qui ont été faites par d’autres orateurs.

La nécessité de mettre le traitement des substituts des procureurs-généraux en rapport avec les fonctions dont ils sont chargés, est généralement reconnue. L’honorable M. Raikem trouve aussi qu’il est juste et convenable d’assimiler, quant au traitement, les substituts des procureurs-généraux aux conseillers.

Lorsque dans l’exposé des motifs j’ai dit que je saisissais l’occasion de réparer une injustice, je n’ai entendu adresser de reproches à personne.

On sait bien que les fonctionnaires sont libres d’accepter ou de ne pas accepter une place dont ils connaissaient le traitement ; mais il est vrai aussi que la justice et l’intérêt public réclament que chacun soit rétribué suivant ses travaux, sa position.

Or, le traitement accordé aux substituts des procureurs-généraux n’étant pas assez élevé, ainsi que je l’ai démontré, il m’a paru injuste de le maintenir à ce taux.

J’avais dit encore, dans l’exposé des motifs, que des procureurs-généraux étaient, dans l’ordre hiérarchique, d’un rang supérieur à celui des procureurs du Roi : ces expressions ont fait aussi l’objet d’une longue critique ; cependant, dans le discours que j’ai eu l’honneur de prononcer au commencement de la séance, j’avais expliqué dans quel sens cette supériorité hiérarchique devait être entendue.

Les substituts du procureur-général et les procureurs du Roi sont les uns et les autres des substituts du procureur-général. Mais les substituts du procureur-général, proprement dits, sont attachés à un corps supérieur en hiérarchie ; ils peuvent remplacer les avocats-généraux et même le procureur-général, à la demande de celui-ci, et se trouver ainsi appelés à correspondre avec les procureurs du Roi ; sous ce rapport ils sont évidemment dans un rang plus élevé.

L’honorable M. Raikem a poussé trop loin l’argument lorsqu’il a dit que si les substituts du procureur-général étaient supérieurs aux procureurs du Roi, il s’ensuivrait qu’ils devraient correspondre avec ceux-ci ; la conséquence n’est pas juste. En effet, tout le monde convient que les avocats-généraux sont, dans l’ordre hiérarchique, supérieurs aux procureurs du Roi ; cependant, on ne prétendra pas que les procureurs doivent correspondre avec les procureurs-généraux par l’intermédiaire des avocats-généraux.

J’entends qu’on dit à ma droite que cela est indifférent à la question ; mais je ferai observer que ce n’est pas moi qui attache de l’importance à ces considérations, et que je fais que me défendre contre des attaques sans fondement.

L’honorable député de Bruges a mal compris les fonctions de substitut du procureur-général lorsqu’il vous a dit qu’ils ne sont pas de simples secrétaires du procureur-général, que de jeunes avocats sont appelés à ces fonctions. C’est une erreur complète. Les substituts du procureur-général font l’office du ministère public près des cours d’appel, leurs fonctions sont analogues à celles des avocats-généraux ; et on n’élève à cette magistrature importante que des hommes qui ont déjà rendu des services, qui ont fait preuve de zèle et de capacité.

Le même orateur a ajouté que ce n’était pas justifier l’augmentation demandée que de dire que les substituts du procureur-général doivent avoir le talent de la parole, que tout avocat devait avoir ce talent. Mais je ferai observer qu’un avocat distingué par son instruction et son élocution n’est pas embarrassé de gagner 4.800 fr. et 5,000 fr., tandis qu’un substitut du procureur-général, quelles que soient l’importance et la difficulté de ses fonctions, quels que soient son activité et son mérite, ne peut pas élever ses émoluments au-dessus du chiffre fixé. Il est donc juste de lui donner un traitement convenable suivant son mérite, si on veut que des hommes distingués occupent des fonctions du ministère public.

Au reste, je ne tiens pas beaucoup à ce que le traitement des substituts des procureurs généraux soit fixé à 4,800 plus qu’à 5,000 fr. Cependant je rappellerai que M. Raikem ne trouve pas que ce serait trop les rétribuer que de leur donner 5,000 fr., et j’ai donné tout à l’heure plusieurs raisons qui pourraient déterminer la chambre à adopter le chiffre de 5,000 fr. qu'à celui de 4,800 fr.

Un honorable membre s’est plaint de la préférence qu’obtenait l’intérêt privé sur l’intérêt général. Il vous a dit que dans l’intérêt de quelques juges, de quelques fonctionnaires, on s’était empressé de fixer des séances extraordinaires, et que quand il s’agissait d’activer la justice, de compléter les tribunaux, le gouvernement ne se mettait pas en mesure de faire droit aux réclamations qui lui étaient adressées. Cette observation n’a rien de fondé. La proposition qui vous est faite est-elle juste, oui ou non ? Voilà toute la question.

La première séance du soir a été demandée pour l’examen du projet de loi relatif à l’augmentation du personnel de la cour de Bruxelles ; or, il ne s’agissait pas là d’intérêts privés, mais d’un des premiers devoirs de l’Etat, d’assurer le cours de la justice : c’est ce que la chambre a très bien compris. Et si, à cette occasion, on s’occupe du traitement des substituts du procureur-général, ce n’est pas par des considérations personnelles, mais par des motifs d’équité et d’utilité publique. Et quant à ce qui regarde les tribunaux de Hasselt et de Verviers, vous jugerez, par les motifs qui vous ont été exposés et qui seront encore développés s’il le faut, que c’est justice que de les mettre dans une autre classe et d’élever les traitements des magistrats qui les composent.

Mais, dit-on, il est des demandes faites dans l’intérêt général, et celles-là, le gouvernement ne s’en occupe pas. Le reproche est injuste : l’honorable M. Pirmez fait allusion à la proposition d’augmenter le personnel du tribunal de Charleroy. Or, vingt fois des observations de ce genre vous ont été adressées, et vingt fois elles ont été réfutées à la satisfaction de la chambre.

Une statistique générale a été réclamée par la section centrale, on y travaille sans relâche dans mes bureaux, bientôt elle sera achevée.

A quoi nous sert cette statistique ? a-t-on dit encore ; à quoi sert à Charleroy de savoir ce qui se passe à St-Hubert, à Turnhout ? Mais la chambre en a jugé autrement : il faut connaître les motifs de l’arriéré ; s’il tient à la manière d’exercer les fonctions de la magistrature, ou a un personnel trop peu nombreux. J’ai développé ces considérations dans d’autres circonstances ; je ne crois pas devoir y revenir.

Le même orateur est étonné que l’on veuille attendre la formation des conseils provinciaux pour procéder à la nomination des présidents et des vice-présidents. Il ne réfléchit pas que c’est la constitution qui le veut. Mais, dit-il, portez une loi. Je lui ferai remarquer que nous avons l’espoir de voir bientôt promulguer les lois communale et provinciale, et que par conséquent il est inutile de s’occuper d’établir, par des lois exceptionnelles, ce que l’on pourra exécuter d’une manière normale.

M. Lardinois. - Un honorable préopinant vient d’entreprendre de prouver que la justice étant faite pour les justiciables elle pouvait se rendre aussi bonne avec peu qu’avec beaucoup d’argent ; de là, il conclut qu’il ne faut pas accorder les augmentations de traitement proposées par le projet actuel.

Lorsque dans toute espèce de questions, soit politiques ou financières, on se dirige par des principes absolus, il arrive souvent que l’on tire des conséquences qui vous placent, sinon à côté de la vérité, du moins dans une fausse voie. C’est ainsi, par exemple, que, si j’ai bien saisi la pensée de M. Pirmez, il voudrait assimiler les professions libérales aux professions matérielles. Mais pour faire une comparaison exacte, il faudrait que les produits de l’homme de lettres, du médecin, de l’avocat, pussent se présenter sous une forme sensible ; alors vous pourriez peser et estimer leur valeur relative. Pour être juge, il ne suffit pas d’avoir des bras et des jambes, il faut surtout que l’on possède des connaissances profondes et étendues que l’on n’acquiert que par de longues études et des avances considérables, Et pour parler le langage des économistes, je dirai que les jugements que les tribunaux rendent sont des produits immatériels d’une valeur inappréciable, que les juges échangent contre un traitement bien chétif.

Dans le commerce et surtout dans les professions industrielles il est reçu comme un axiome cette maxime équitable et de progrès : Chacun doit pouvoir vivre de son état ; ce qui revient à dire : A chacun selon ses oeuvres. Je ne sais pas, messieurs, si cette règle a été suivie lorsqu’il s’est agi de rétribuer les fonctions publiques ; mais il est apparent pour moi que les magistrats de l’ordre judiciaire, depuis le premier président de la cour de cassation jusqu’au simple juge de paix, ne sont pas assez salariés pour les services qu’ils rendent à la société et la position qu’ils occupent et qu’ils sont obligés de soutenir dans le monde.

Et cependant nous entendons proclamer chaque jour, sans contradiction aucune, que la justice est le premier besoin des peuples. S’il en est ainsi, il est donc indispensable qu’elle soit administrée par des hommes capables et intègres.

Pour atteindre ce but, je pense que le meilleur moyen est de mettre les membres de l’ordre judiciaire à même de vivre honorablement. Mais je vous le demande, est-ce lorsqu’ils sont à peu près payés comme des commis aux barrières que vous attirerez les talents pour empêcher que nos tribunaux ne se garnissent de médiocrités du barreau ? Avec de faibles émoluments prétend-on sanctionner l’inamovibilité, maintenir l’indépendance, exciter le zèle des juges ? Poser ces questions c’est les résoudre négativement.

C’est pénétré de ces idées, messieurs, que, de concert avec l’honorable M. Davignon, nous vous avons présenté une proposition à l’effet d’élever le tribunal d’arrondissement de Verviers à la deuxième classe.

Cette proposition ainsi que celle pour le tribunal de Hasselt furent renvoyées à M. le ministre de la justice, qui les a reconnues justes et suffisamment instruites. La section centrale y a aussi donné son plein assentiment, et je ne doute pas, messieurs, que vous n’adoptiez le projet de loi qui est soumis actuellement à vos délibérations. Je crois qu’il est inutile d’entrer dans d’autres développements que ceux qui vous ont été donnés jusqu’à ce jour ; vous les avez sous les yeux, et ils suffisent pour justifier ce projet de loi.

M. Desmet. - Je voterai le projet de loi, car je ferai toujours tout ce qui est en mon pouvoir pour donner de l’indépendance aux juges et rendre aussi parfaite que possible la distribution de la justice.

Mais je dois cependant faire remarquer à l’assemblée et surtout à l’honorable ministre de la justice qu’il y a des réclamations pour d’autres tribunaux et arrondissements qui sont plus urgentes ; mais aussi nous savons que c’est à cause du défaut de renseignements que déjà M. le ministre n’a fait le rapport que la chambre attend sur ces diverses réclamations.

Mon observation a uniquement pour but d’engager M. le ministre à faire ce rapport le plus tôt possible, et en particulier je le prie de prendre en sérieuse considération les pétitions adressées aux chambres et au gouvernement des habitants des districts d’Alost et de St-Nicolas, d’une population de plus de 300 mille habitants, qui font valoir leurs justes doléances sur les gênes qu’ils rencontrent chez eux dans la distribution de la justice, et qui demandent un quatrième tribunal de première instance et un emplacement plus central des chefs-lieux. C’est une nécessité que personne ne peut méconnaître. Et le trésor comme les justiciables y gagneront considérablement ; une grande économie aura lieu dans les frais de justice, et les habitants y trouveront de même une grande économie dans les dépenses de déplacement, comme M. le ministre a pu s’en assurer par le tableau de calculs que j’ai pris la liberté de lui présenter.

M. Pirmez. - L’honorable M. Lardinois m’a fait dire autre chose que ce que j’ai dit.

Je crois bien que les magistrats ne sont pas assez payés ; mais je pense qu’ils auraient pu attendre l’augmentation de traitement qu’ils demandent, jusqu’à ce que la loi promise par le ministre fût présentée et votée ; les intérêts des justiciables me semblent plus importants que les intérêts privés de quelques juges ; il y a en cela toute la différence de l’intérêt général à l’intérêt personnel.

Quant à la statistique sur les tribunaux, on aura beau dire, je resterai toujours persuadé qu’elle ne peut rien apprendre relativement à la demande spéciale faite par l’arrondissement de Charleroy ; qu’elle ne pourra qu’embrouiller la question, parce qu’il n’y a aucune analogie entre les divers arrondissements du pays. Tous ceux qui connaissent cette matière l’ont démontré dernièrement.

Est ce qu’on peut, en effet, comparer des causes qui durent un quart d’heure à des causes qui durent six semaines ? Le nombre des causes ne peut donc rien apprendre. Cependant, d’après les renseignements que j’ai demandés au ministre, il m’a répondu qu’il fallait savoir quel nombre de causes on avait à juger à Charleroy ; quel nombre de jugements on y rendait ; quel nombre de séances qu’on y tenait, etc. Toute cette statistique ne peut servir à rien, et des hommes experts vous ont dit qu’elle ne signifiait rien.

M. le président. - M. le ministre de la justice se rallie-t-il à la proposition de la commission ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Non, M. le président.

M. le président. - En ce cas, je vais mettre aux voix la proposition de la commission puisqu’elle devient un amendement.

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - Je désire que la chambre me permette de dire deux mots. Plusieurs membres m’engagent à me rallier à la proposition de la commission ; il n’y a pas, en effet, assez de différence entre les chiffres des deux propositions pour que je doive insister.

Je crains qu’on ne soit obligé à un second vote et à une nouvelle séance extraordinaire.

En conséquence je me rallie à la proposition de la commission. (Approbation.)

- La proposition de la commission mise aux voix est adoptée.

Article 2

« Art. 2. Le tribunal de première instance de Verviers est porté dans la deuxième classe. »

M. de Nef. - Je suis disposé à voter en faveur de cet article et de la loi tout entière ; mais je demanderai à M. le ministre de la justice s’il présentera bientôt une loi relative à la suppression de la quatrième classe des tribunaux, c’est-à-dire, s’il est disposé à faire justice à des réclamations non moins fondées que celles de Verviers et de Hasselt ?

M. le ministre de la justice (M. Ernst). - La question de savoir s’il y a lieu de supprimer la quatrième classe des tribunaux a été soumise à l’examen des autorités judiciaires et administratives. Dès que l’instruction sera complète, je pourrai me former une opinion et faire un rapport à la chambre.

- L’article 2, mis aux voix, est adopté.

Article 3

« Art 3. Le tribunal de première instance de Hasselt est porté dans la troisième classe. »

- Cet article est adopté.

Vote sur l’ensemble du projet

On procède à l’appel nominal sur l’ensemble de la loi.

55 membres sont présents.

54 votent l’adoption.

M. d'Hoffschmidt s’abstient de voter parce qu’il n’avait pas assisté au commencement de la discussion.

Ont voté l’adoption : MM. Beerenbroeck, Bekaert, Berger, Bosquet, Cols, Coppieters, de Behr, Dechamps, de Jaegher, de Longrée, F. de Mérode, W. de Mérode, Demonceau, de Muelenaere, de Nef, de Puydt, Duquesne, de Renesse, de Roo, de Sécus, Desmanet de Biesme, Desmet, de Terbecq, de Theux, Doignon, Dumortier, Eloy de Burdinne, Ernst, Fallon, Hye-Hoys, Jadot, Jullien, Keppenne, Kervyn, Lardinois, Lejeune, Milcamps, Morel-Danheel, Nothomb, Pirmez, Polfvliet, Pollénus, Raikem, Raymaeckers, Rogier, Schaetzen, Scheyven, Simons, Stas de Volder, Thienpont, Ullens, Verdussen, H. Vilain XIIII, L. Vuylsteke, Zoude.

- La séance est levée à 10 heures du soir.