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Chambres des représentants de Belgique
Séance du samedi 9 mars 1839

(Moniteur belge du 10 mars 1839, n°69)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Scheyven procède à l’appel nominal à midi ½.

M. B. Dubus lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Scheyven fait connaître l’objet des pièces adressées à la chambre :

« Les habitants des hameaux d’Ombret, Raula et Ponthier (commune d’Amay) demandent que ces hameaux soient érigés en commune séparée. »


« Cinq militaires pensionnés demandent à jouir des bénéfices de la nouvelle loi sur les pensions. »


« Le sieur J.-B. Potty, à Lasne (Wavre), réclame contre une décision du conseil cantonal de la garde civique de Wavre qui le déclare apte au service du premier ban. »


« 62 fabricants de salin et de potasse de la Famenne (Luxembourg) demandent qu’il soit établi sur les potasses étrangères un droit égal à celui qui est établi en France. »


« Le sieur A. Holvoet, auditeur militaire de la Flandre occidentale, se plaint d’une détention arbitraire.


« Le sieur Herpain, chirurgien à Genappes, demande que la chambre adopte le projet de loi relatif au traité de paix, et qu’il soit créé dans la Campine un champ d’asile pour recevoir les habitants des parties à céder du Limbourg et du Luxembourg.


- Ces pièces sont renvoyées à la commission des pétitions.

M. Bekaert – Je viens, messieurs, de recevoir de Courtray une pétition contre le morcellement ; cette pétition énergique me semble contenir l’expression d’une conviction bien établie, je demande qu’elle soit insérée au Moniteur, comme les autres pétitions relatives à la question qui nous occupe.

Projet de loi qui autorise le roi à signer le traité de séparation entre la Belgique et la Hollande

Discussion générale

M. Desmanet de Biesme (pour un fait personnel) – Messieurs, dans la séance d’hier j’ai été violemment attaqué par un honorable député du district d’Alost ; je demande la permission de lui répondre quelques mots.

Dans mon discours d’avant-hier, je m’étais imposé la loi d’être court, et c’est pour cela que je n’avais pas écrit mon discours et que je n’ai parlé que sur des notes. Je sais très bien que, dans un discours improvisé, il peut quelquefois échapper quelques-unes de ces expressions que l’on aurait à regretter parce que souvent on veut donner une série d’idées en très peu de mots ; c’est là un écueil dangereux surtout pour ceux qui, comme moi, n’ont pas une très grande habilité de la parole. Cependant, messieurs, en relisant mon discours, j’y ai vu des choses qui pouvaient choquer des opinions, mais je n’y ai rien rencontré qui pût choquer des individualités. Toutefois ce que je dois dire, c’est que s’il m’était échappé un seul mot qui pût choquer le moins du monde les honorables députés du Limbourg et du Luxembourg, j’en aurais le regret le plus amer et je ne pourrai que m’en excuser devant vous ; mais je ne pense pas qu’il en soit ainsi.

Plusieurs voix – Non ! non !

M. Desmanet de Biesme – Parce que j’ai dit que je ne voyais pas de déshonneur pour la Belgique à céder devant les grandes puissances de l’Europe y compris la France et l’Angleterre, opinion qui m’est commune avec tous les membres de la chambre qui défendent l’acceptation du traité, l’honorable député auquel je réponds m’a accusé de mal apprécier l’honneur de l’armée et de faire peu de cas de la légion d’honneur dont j’ai l’honneur d’être membre. Messieurs, j’ai servi peu de temps dans l’armée française et je n’ai certes pas la fatuité de croire avoir mérité la décoration de la légion d’honneur pour des exploits, j’ai simplement la prétention d’avoir fait mon devoir, et si je suis membre de la légion d’honneur, je le dois, à la haute bienveillance d’un auguste personnage et c’est sous ce rapport qu’elle m’est chère.

Si j’ai servi peu de temps, messieurs, j’ai eu le triste avantage d’assister au grand drame, la chute de Napoléon, et j’ai pu voir là combien le courage est quelquefois inutile contre la force. Napoléon n’a pas voulu traiter, on ne lui a pas arracher son épée, il l’a brisée entre ses mains. Par son refus de traiter il a perdu les provinces rhénanes et la Belgique, et quelqu’admirable que fût cette campagne, elle sera peut-être l’objet d’éternels reproches.

Je ne connais pas de plus bel exemple d’une conduite conforme à l’honneur militaire que ce qui s’est passé à l’armée de la Loire ; cette armée était admirable, le bien de la patrie exigeait qu’elle fût dissoute, elle l’a été sans aucune secousse.

Un dernier mot, messieurs, en ce qui touche l’allusion que j’ai faite à la conduite d’un noble pair de France. Je ne suis pas ingrat, non plus ; tant que le noble comte s’est borné à traiter la question belge à la chambre des pairs et à défendre notre cause, il a eu toute ma reconnaissance ; mais un écrit a été publié (je n’examine pas comme il l’a été, tout écrit publié est du domaine public), j’y ai trouvé des paroles amères contre la Belgique, et j’ai cru pouvoir y répondre avec un peu d’ironie.

M. le ministre des travaux publics (M. Nothomb) – Messieurs, plusieurs orateurs m’ont directement imputé l’idée de l’échange entre une partie du Limbourg et une partie du Luxembourg, ou, en d’autres termes, l’idée de l’acquisition d’une partie du Luxembourg au moyen de la cession d’une partie du Limbourg.

L’honorable député qui a clos la séance d’hier, sans toutefois m’accuser personnellement, a désiré obtenir sur ce point des explications appuyées de pièces ; je vais donc compléter les renseignements qui vous ont été donnés par M. le ministre des affaires étrangères.

L’idée du démembrement du Limbourg est très ancienne ; elle est antérieure à l’idée de l’acquisition du Luxembourg en tout ou en partie par la Belgique ; elle remonte aux premiers temps des négociations de Londres, à l’époque où nous étions le plus étrangers à ces négociations.

Ce n’est pas l’idée de l’acquisition d’une partie du Luxembourg qui a fait naître celle du démembrement du Limbourg ; c’est tout lecontraire ; c’est la nécessité du démembrement du Limbourg qui a conduit à l’idée de démembrer le Luxembourg.

La conférence, en déclarant le 20 décembre 1830 le Royaume-Uni des Pays-Bas dissous, annonça qu’elle s’occuperait des nouveaux arrangements les plus propres à combiner l’indépendance future de la Belgique avec les stipulations des traités, avec les intérêts et la sécurité des autres états, et avec la conservation de l’équilibre européen ; en ajoutant que ces arrangements laisseraient subsister le grand-duché de Luxembourg. (Protocole n°7 du 20 décembre 1830.)

Tout en protestant contre le principe de la dissolution du royaume, le cabinet de La Haye fit remettre à la conférence, sous la date du 6 janvier 1831, un projet de séparation.

Pour régler les bases de séparation du royaume, on aurait pu, en consultant, non pas la volonté des populations, mais certains principes de droit public, que je suis loin d’admirer, considérer la Hollande comme représentant la république des Provinces-Unies de 1790, la Belgique comme représentant les Pays-Bas autrichiens de 1790, et réputer acquêts de la communauté tout ce qui se trouve en dehors de ces deux états de possession, c’est-à-dire la principauté de Liège, le duché de Bouillon, et les huit cantons repris sur la France par le deuxième traité de Paris (20 novembre 1815).

Tel est, en effet, le système que le cabinet de La Haye chercha à faire adopter par la conférence.

Ce système ne détruisait pas le grand-duché de Luxembourg, bien que cette province eût fait partie des Pays-Bas autrichiens en 1790 ; en admettant un échange fictif, on supposait la principauté de Liège donnée à la Belgique en compensation du Luxembourg.

La révolution s’est arrêtée devant la forteresse de Maestricht ; je ne veux pas rechercher ce qu’il serait advenu si elle eût emporté cette place ; il me suffit de constater l’influence décisive que le fait de la non-possession de Maestricht par la Belgique a exercée sur les négociations.

La ville de Maestricht étant demeurée en la possession du roi Guillaume, il n’a pu entrer dans les intentions de la conférence d’en faire l’objet d’une cession volontaire à la Belgique ; l’idée qui s’est emparée de la conférence dès le début des négociations, c’est de conserver cette place à la Hollande, en l’y rattachant par un territoire contigu.

Quel sera le territoire contigu à rattacher Maestricht à la Hollande ? Comment justifiera-t-on la cession de ce territoire à la Hollande ?

Telles sont les questions que soulevait cette combinaison.

Par son projet du 6 janvier 1831, le cabinet de La Haye demandait comme territoire contigu nécessaire pour rattacher Maestricht à la Hollande, les deux rives de la Meuse et du canal de Bois-le-Duc : la rive gauche jusqu’à Visé, la rive droite jusqu’à la limite des provinces de Limbourg et de Liége, c’est-à-dire le Limbourg moins l’arrondissement de Hasselt et le district de Tongres ; le gouvernement hollandais reconnaissait que les anciennes enclaves ne suffisaient pas pour justifier cette cession, mais il y suppléait par la part qui selon lui devait revenir à la Hollande, des huit cantons repris sur la France après la bataille de Waterloo.

Comme il importe de constater ce point de départ, ne fût-ce que pour démontrer que la Hollande non plus n’a pas tout obtenu, je vous demande la permission de vous donner lecture de ces propositions qui d’ailleurs, ne se trouvent que dans un recueil peu répandu, le Recueil de Londres, 2e partie, p. 16-17, p. 22-23.

« Extraits des propositions du 6 janvier 1831

« A. Territoire.

« Les frontières de la Hollande seront telles qu’elles étaient pour les Provinces-Unies des Pays-Bas en 1790, sauf les modifications résultant de la description qui suit :

« La ligne de démarcation partira de la mer au point où se touchaient à ladite époque les territoires hollandais et autrichien, et longera, jusqu’à la rive gauche de l’Escaut, celui de la Flandre zélandaise, ci-devant la Flandre des états. Sur la rive droite de l’Escaut, elle sera identiquement la même que celle qui sépara le Brabant septentrional des provinces d’Anvers et de Limbourg jusqu’au point de cette dernière ligne, situé immédiatement au-dessous de Valkenswaard. De là, tirant vers le midi, la ligne de démarcation, laissant Peer, Bilsen et Tongres à l’ouest et Ackel, Hammont et Brée à l’Est, ira rejoindre la limite actuelle entre les provinces de Limbourg et de Liége, au nord de Visé sur la Meuse, et de là, après avoir traversé cette rivière, elle se prolongera jusqu’à la frontière de la Prusse, en suivant exactement ladite limite actuelle entre les provinces de Limbourg et de Liége.

« Tous les territoires et pays situés au nord et à l’est de cette démarcation appartiendront à la Hollande.

« En traçant cette ligne, on a eu en vue d’établir une démarcation qui ne laissât pour l’avenir aucun prétexte à des discussions quelconques ; et le système de désenclavement et de contiguïté ayant été adopté autant que possible dans toutes les transactions modernes, le roi n’hésite pas à demander l’application de ces principes en sa faveur. Il en résultera que S.M aura une communication libre avec Maestricht, communication indispensable, et qu’elle aura renoncé, de son côté, aux enclaves que la Hollande a possédées hors de cette ligne.

« L’addition de territoire que cette démarcation procurera à la Hollande, peu importante en elle-même, comprenant en grande partie un terrain peu fertile et n’ayant, d’ailleurs, à l’exception de quelques districts, pas fait partie des Pays-Bas autrichiens, ne pourra pas être regardée par les cinq puissances comme un accroissement réel.

« Pour rendre encore plus claire la délimitation indiquée, on peut aussi la décrire comme assurant à S.M. les provinces du nord du royaume des Pays-Bas, avec deux arrondissements de la province de Limbourg, ceux de Ruremonde et de Maestricht, à l’exception toutefois de Tongres et de son district, lesquels appartiendront à la Belgique.

« Extrait d’une note du 12 février 1831

« Pour compléter les arrangements relatifs au territoire dans le sens proposé par le roi des Pays-Bas, et approuvé par les cinq cours, il reste à établir de quelle manière il s’étendra depuis la frontière de la Hollande jusqu’à Venloo et Maestricht.

« On a fait observer que les deux arrondissements, demandés à cet effet, de la province de Limbourg n’ont pas grande valeur, soit en terrain, soit en population, lorsqu’on en déduit :

« 1° Les deux susdites de Maestricht et de Venloo avec leurs environs immédiats, qui de droit appartiennent à la Hollande ;

« 2° Tongres et son district qui resteraient à la Belgique.

« A quoi il faut ajouter quelques villages et terrains que la Hollande possédait en 1790 dans le pays de Liége, et qui seraient à présent acquis à la Belgique à titre d’enclaves.

« Mais pour prouver encore davantage que les cinq cours ne doivent pas craindre de déroger à l’impartialité dont elles font profession en adjugeant au roi les deux arrondissements mentionnés plus haut, il convient de rappeler que les huit cantons qui étaient restés à la France en 1814 et auxquels elle a renoncé par la paix de Paris, en 1815, sont une acquisition du royaume des Pays-Bas ; et que, puisqu’ils appartiendront en totalité aux Belges, ceux-ci n’auront pas à se plaindre s’ils perdent d’un autre côté un territoire à peine équivalent à la moitié de cette acquisition à laquelle la Hollande à un droit incontestable. »

La conférence n’adopta pas les propositions du cabinet de La Haye ; par les bases de séparation des 20 et 27 janvier 1831 (protocoles n°11 et 12), elle déclara que la Hollande reprendrait seulement ce qui lui avait appartenu en 1790 ; elle ajourna l’application du principe de désenclavement, en ajourant, article 4 des bases de séparation :

« Comme il résulterait néanmoins des bases posées dans les articles 1 et 2 que la Hollande et la Belgique posséderaient des enclaves sur leurs territoires respectifs, il sera effectué par les soins des cinq puissances, tels échanges et arrangements entre les deux pays qui leur assureraient l’avantage réciproque d’une entière contiguïté de possessions et d’une libre communication entre les villes et places comprises dans leurs frontières. »

Remarquez que l’échange des enclaves devait s’effectuer « par les soins des cinq cours » ; disposition menaçante pour le Limbourg, car évidemment elle recelait la pensée de rattacher Maestricht à la Hollande.

Ce danger avait frappé le gouvernement belge ; aussi fût-il stipulé par les 18 articles du 26 juin 1831 qu’il serait fait à l’amiable entre la Belgique et la Hollande les échanges qui pourraient être jugés d’une convenance réciproque (article 5).

Ce n’est pas la seule stipulation favorable au Limbourg que renfermaient les 18 articles, négociés par mon honorable ami M. Devaux et moi ; nous avions découvert que le principe qui ne rendait à la Hollande que ce qui lui appartenait en 1790, créait des enclaves au profit de la Belgique même ailleurs que dans le Limbourg : interprétation que la conférence a depuis reconnue exacte dans un acte solennel, son mémoire du 4 janvier 1832 ; en admettant le principe du postliminium de 1790, nous avions voulu que la conséquence la plus exorbitante en fût expressément reconnue ; et nous l’avions obtenu de la conférence : il résultat de l’article 4 des 18 articles que la Belgique aurait dans la ville de Maestricht la part de souveraineté qu’y exerçait en 1790 le prince-évêque de Liége ; disposition importante qui eût pu donner ouverture à bien des combinaisons, si la campagne du mois d’août n’était venue changer la situation diplomatique.

Puisque des Limbourgeois m’ont accusé, je dois bien insister sur l’observation que les 18 articles, à la négociation desquels j’ai pris part, étaient principalement à l’avantage du Limbourg : reconnaissance, quant à Maestricht, de la conséquence la plus exorbitante du principe qui ne rend à la Hollande que ce qu’elle avait en 1790 ; échange des enclaves, non pas obligé et par l’arbitrage de la conférence, mais facultatif et au gré de la Belgique et de la Hollande. Tels sont, en ce qui concerne le Limbourg, les deux grands caractères de cet acte.

En ce qui concerne le Luxembourg, le statu quo que rien jusque là ne garantissait, devait y être maintenu au profit de la Belgique durant la négociation à ouvrir au sujet de cette province ; c’était sans doute beaucoup, après des décisions si hostiles, que d’obtenir une garantie de statu quo dans le Luxembourg et l’ouverture d’une négociation ; il était permis de concevoir les plus belles espérances ; mais ces espérances et tant d’autres ont disparu dans nos désastres du mois d’août.

Et c’est là, messieurs, ce que l’on perd toujours de vue ; c’est ce que l’on ne devrait jamais perdre de vue et pour juger les promesses personnelles et pour apprécier les résultats généraux ; août 1831 est une date qui domine la situation de la Belgique et les situations individuelles. C’est toujours de cette date fatale qu’il faudrait tenir compte pour juger de ce qui a été promis avant cette date par la Belgique ou à la Belgique ; et c’est ce que l’on ne fait pas.

Je fais cette remarque, bien que j’aie été d’une grande réserve dans la discussion des 18 articles.

Dans la négociation ouverte à la suite de ses succès militaires, le roi Guillaume reproduisit ses prétentions du 6 janvier 1831 ; il demandait les deux rives de la Meuse et du canal de Bois-le-Duc, sans rien offrir dans le Luxembourg qu’il entendait réserver à une négociation ultérieure, mais en exigeant avant tout sa réintégration. Cette fois même il s’attribuait des droits à une part dans la principauté de Liége : voici en quels termes ses plénipotentiaires s’exprimaient à cet égard dans leurs propositions du 26 septembre 1831 : « Pour établir la libre communication avec Maestricht, forteresse conquise par le prince Frédéric Henri et cédée à la république et à la république seule par l’article 3 du traité de Munster, ils ont demandé une plus forte portion de territoire, que n’en possédait la république dans le Limbourg. « Mais ils ont pensé y pouvoir prétendre à cause de l’annexation géographique à la Belgique de la province de Liège et des huit cantons, annexation qui, étant faite simultanément avec l’érection du royaume, quant à ce qui concerne la province de Liége, et postérieurement à cette érection, quand à ce qui regarde les huit cantons, donne à la Hollande, à l’époque de la dissolution de l’union un droit incontestable de partage (Recueil de Londres, p. 115-116, première partie.)

La conférence rejeta de nouveau ces prétentions ; comme elle avait reconnu que les anciennes enclaves possédées par la république seraient insuffisantes pour assurer à la Hollande la rive droite de la Meuse jusqu’à la limite de la province de Liége, elle avait conçu le projet de chercher le complément de l’échange dans le grand-duché de Luxembourg ; ce projet convenait d’ailleurs à la France qui avait compris, un peu tard il est vrai, qu’il était de son intérêt de voir reculer le royaume des Pays-Bas et la confédération germanique vers la Meuse, en abandonnant à la neutralité belge un nouveau territoire le long de la frontière française. Les plénipotentiaires d’Autriche et de Prusse, au nom de la conférence, s’étaient adressés à la diète pour obtenir ses pleins pouvoirs (protocole n°36 du 30 août 1831) ; ils leur furent donnés par une résolution fédérale du 15 septembre 1831(protocole n)42 du 24septembre 1831). Tous ces actes furent tenus secrets par la conférence ; relisez les propositions remises à la conférence, le 23septembre 1831 par le plénipotentiaire belge (protocole n°43 du 24 septembre 1831) et vous reconnaîtrez qu’il était loin de se douter du sort que l’on nous préparait.

Comme vous l’a dit hier M. le ministre des affaires étrangères, la résolution de la conférence fut tellement subite que nous n’en eûmes connaissance que quelques jours avant le 14 octobre, et encore par la voie de Paris ; dans cette extrémité, et tout en protestant au fond nous fîmes des efforts pour obtenir des rectifications, notamment pour sauver Ruremonde et Aron ; car dans le Luxembourg, on se proposait de prendre pour ligne de démarcation la limite de l’arrondissement de Neufchâteau. On tira précipitamment une nouvelle ligne dans le Luxembourg, sans attendre de détails sur les limites naturelles qu’auraient pu offrir quelques rivières ; on fit cette rectification dans l’intérêt non de la Belgique, mais de la France qui avait compris qu’il fallait couvrir la place de Longwy en donnant à la Belgique neutre la route de Longwy vers Arlon.

Le roi Guillaume refusa d’adhérer aux 24 articles, notamment à cause des stipulations territoriales ; il reproduisit, à plusieurs reprises et entre autres dans son projet de traité du 30 janvier 1832 (Recueil de La Haye, tome III, page 4), ses propositions du 6 janvier et du 26 septembre 1831, il ne se désista que par le projet de traité du 30 juin 1832 ; depuis lors son opposition aux arrangements ne tenaient plus qu’au désir de réunir la rive droite de la Meuse en entier à la Hollande sans en considérer une partie comme substituée au Luxembourg wallon(protocole n°67 du 10 juillet 1832).

Nous sommes arrivés à la deuxième période de la négociation.

En septembre 1833, le roi Guillaume en adhérant en principe aux arrangements territoriaux, se chargea d’obtenir de la diète et de sa maison, leur consentement à ce que la rive droite de la Meuse fût en entier réunie à la Hollande ; ce consentement lui fut refusé ; il lui fut refusé, vous le savez, principalement sur les instances des états secondaires de l’Allemagne par sa résolution du 10 août 1836, la diète déclara ne consentir à la cession d’une partie du Luxembourg que moyennant une compensation territoriale dans le Limbourg et sous la condition que dans le Luxembourg belge on n’élèverait pas de fortifications, que nommément on ne fortifierait pas Arlon, condition qu’elle a depuis retirée. La résolution du 10 août 1836 a été prise par suite des démarches du roi Guillaume pour le mettre à même de faire rouvrir les négociations interrompues à Londres.

Il résulte de ces explications :

Que Maestricht étant resté en possession de la Hollande, on conçut, dès le début des négociations de Londres, et bien à notre insu, le projet de rattacher cette ville à la Hollande par un territoire contigu ;

Que, dans ce but, le roi Guillaume demanda le 6 janvier 1831, les deux rives de la Meuse et du canal de Bois-le-Duc, sans offrir d’autre compensation que quelques anciennes enclaves hollandaises, et en se réservant le grand-duché de Luxembourg en entier ;

Que la conférence réduisit à la rive droite de la Meuse et à l’extrémité de la rive gauche le territoire nécessaire à la contiguïté de la Hollande avec Maestricht ;

Que jugeant néanmoins insuffisante la compensation territoriale offerte par le roi Guillaume, elle en chercha le complément dans le grand-duché de Luxembourg, qu’elle démembra en vertu des pouvoirs donnés par la diète ;

Qu’il n’a obtenu que la rive droite de la Meuse, tandis qu ‘il demandait l’une et ‘autre rive de la Meuse et d canal de Bois-le-Duc ;

Qu’il n’a obtenu la rive droite de la Meuse que moyennant des indemnités territoriales qu’il a longtemps refusées.

Je ne dis pas ceci pour atténuer ce qu’il y a d’injuste et de douloureux dans le sacrifice qu’on nous imposé ; je le dis parce qu’on a voulu connaître les faits.

Enfin il résulte encore de ces explications :

Que le gouvernement belge est resté totalement en dehors de la combinaison du double démembrement qu’il n’a connu qu’à la veille de la signature de l’acte du 14 octobre.

Nous ajouterons que s’il avait pu intervenir dans cette combinaison, en temps utile, et non à la dernière heure, il aurait, peut-être, sans empêcher l’ensemble des arrangements, obtenu de meilleurs limites dans le Limbourg et le Luxembourg ; il aurait peut-être, dans le Limbourg, obtenu pour limite la route de Maestricht à Aix-la-Chapelle ; dans le Luxembourg, la Chiers et d’autres rivières ; mais il n’a été instruit que la veille des décisions de la conférence, et s’il les avait connues plus tôt, encore aurait-il dû s’abstenir d’un concours actif, pour ne pas sanctionner, au moins indirectement, par son intervention, une combinaison qui devait être imposée et non acceptée.

Je n’ai pris la parole, messieurs, que pour donner spécialement ces explications ; j’attendrai l’occasion de prendre de nouveau part à la discussion d’une manière plus générale, et notamment pour insister sur les raisons qui expliquent et justifient la marche suivie par le gouvernement depuis l’adhésion donnée par le roi Guillaume, le 14 mars 1838 au traité non modifié, jusqu’à l’adhésion qu’il a donné, le 4 février, au traité modifié. Je terminerai par une réflexion qui me semble pour trouver place ici.

La conférence nous a laissé les parties les moins fertiles du Limbourg et surtout du Luxembourg ; c’est à la Belgique à les fertiliser en se les rattachant encore plus intimement par les travaux publics et l’industrie ; peut-être avec le temps parviendra-t-elle à donner aux deux provinces restées belges l’importance qu’elles avaient dans leur intégralité ; il y va d’ailleurs de son honneur que le Luxembourg belge et le Limbourg belge n’envient jamais le sort du Luxembourg germanique et du Limbourg hollando-germanique.

M. Mast de Vries – Messieurs, après tous les discours que vous avez entendus, je n’ai point la prétention de vous faire envisager la grave question qui nous occupe sous un nouveau point de vue. Mais je sens le besoin de motiver mon vote, c’est ce qui m’oblige à prendre la parole.

Les adversaires du traité sont d’accord avec nous qu’une guerre ne peut que nous être désavantageuse, nul doute, messieurs, qu’au moindre désastre notre nationalité ne se trouve en jeu et qu’en tous cas les 24 articles ne subissent un changement dans le même sens que les 18 ont été suivis des 24, c’est-à-dire, tout en notre défaveur. Tant que j’ai pu croire qu’il nous restait une voix amie dans la conférence, j’ai voté toutes les mesures qui ont été proposées pour conserver les territoires qu’on nous arrache ; mais aujourd’hui, messieurs, il y a unanimité pour nous imposer le fatal protocole, et celui même, qui avait déclaré ne jamais vouloir reconnaître la Belgique, vient d’y donner son adhésion. La France a détruit toutes nos espérances, elle était la plus intéressée à nous soutenir, et toute sa bienveillance politique s’est bornée à signer la dernière le traité qui nous morcelle, et à nous faire connaître, avec un peu plus de politesse que nous devions nous y soumettre. Quel que soit le résultat des élections de ce pays, elles ne peuvent plus rien pour nous. Le nouveau cabinet qui devra surgir, posera nécessairement pour premier acte la reconnaissance des précédents du ministère Molé.

Mais supposez l’impossible, supposez un ministère extrême gauche, qui ne recule point devant une conflagration générale, qui ne recule point devant les malheurs qu’elle traîne à sa suite, associés à sa fortune, nous n’en partagerions point les bénéfices. Vainqueurs, nous connaissons son programme, le Rhin pour frontière, la Belgique redevient les neuf départements de l’empire ; vaincus, la restauration est inévitable : dans l’un et l’autre cas notre nationalité n’existe plus.

Ces considérations, messieurs, font taire mes sympathies, l’âme navrée, je cède à la force, je me crois obligé de me soumettre au plus odieux document qu’ait enfanté la diplomatie.

M. de Longrée – Messieurs, lors de l’ouverture des chambres au mois de novembre dernier, les trois grands pouvoirs de l’état apparurent sous les auspices les plus honorables, les plus flatteurs ; l’unanimité des chambres et du cabinet était loin d’être douteuse pour repousser avec un ferme dignité les propositions, la sommation même qui pourraient nous être faites par la conférence de Londres, tendantes à expulser de la grande famille belge environ 400,000 de nos frères ; le pays tout entier applaudit à cette résolution de caractère, les nombreuses adresses qui nous sont parvenues l’attestent ; personne ne voulait consentir à l’abandon de ses compatriotes, ni au moindre morcellement de notre territoire ; aucun sacrifice matériel ne serait trop onéreux pour pouvoir maintenir l’honneur national intact ; le gouvernement, fort de ces dispositions, vint nous demander tous les moyens d’action qu’il jugeait nécessaires ; les chambres votèrent avec empressement, avec enthousiasme même, tous les fonds demandés ; notre armée fut mise sur un pied respectable ; le cœur des braves qui la composent, palpitait de joie, croyant voir arriver à chaque instant l’heure à laquelle elle aspirait pour prouver à l’Europe ce qu’elle était, ce qu’elle pouvait.

Au mois de janvier dernier, chacun de nous, profitant de quelques jours de repos, rentra dans sa famille ; ceux d’entre nous députés des populations menacées furent, dès leur arrivée, entourés de leurs commettants, qui s’empressaient de témoigner leur joie, comme leur reconnaissance, de l’attitude que la législature venait de prendre en leur faveur ; chacun de nous, agissant avec la plus parfaite sincérité, s’attacha à corroborer par des sentiments profondément sentis, leur espoir, leur foi même dans une solution honorable et avantageuse de nos différends avec la Hollande.

Mais, hélas ! d’après ce qui se passe depuis quelque temps, dans le pays, comme dans cette enceinte, ne serait-ce pas une véritable déception de notre part, que de les entretenir dans leurs espérances, quoique fondées sur un droit sacré, sur un droit incontestable ?

Mais, messieurs, qu’il me soit permis de vous retracer rapidement les maux, la terrible tourmente, auxquels vous les livrerez par un arrêt qui, pour ces populations, serait celui d’une agonie bien cuisante. Notre constitution a été acceptée avec enthousiasme par eux comme par vous ; des milliers d’entre eux, par leur position, ont juré, par un serment solennel, de la maintenir ; n’avez-vous pas à craindre de leur faire croire que de nos jours le serment n’est plus qu’un vain mot ?

Cette constitution consacre les libertés religieuses, comme celles de leur exercice ; libertés si précieuses pour tous, et profondément appréciées et chéries par les malheureux ! Les libertés civiles, politiques, ainsi que celles de l’enseignement, sont également garanties par ce pacte fondamental ; autre illusion, lettre morte, pour les malheureuses populations.

Vous parlerais-je des intérêts matériels de ces populations ? Non messieurs, car je vous ai promis d’être bref, tandis que l’exposé que je pourrais vous en faire serait fort long, et surtout trop affligeant ! Il n’y aura plus dorénavant pour elles que la misère, accompagnée de tout son lugubre cortège ; voilà l’héritage qui leur est réservé !!

Je termine en vous conjurant de puiser profondément dans votre conscience, la résolution que vous avez à prendre sur une question de vie ou de mort de quelques centaines de milliers de vos frères ! Quant à moi, je repousse avec toute la conviction de mon âme, le terrible projet soumis à notre décision.

M. Milcamps – Messieurs, je rends grâce aux orateurs qui m’ont précédé de nous avoir éclairé, par de longs débats, sur toutes les questions de fait, de droit, de moralité et d’honneur national que l’objet en discussion fait naître. Quoiqu’il ne puisse rester de doute, que toutes les convictions sont établies, je me permettrai cependant encore quelques observations qui porteront sur le vote de l’adresse de la chambre et sur la proposition d’accepter le nouveau traité.

Aux énergiques paroles qui ont retenti dans cette enceinte et qui révélaient une si vive sympathie pour les habitants du Limbourg et du Luxembourg, la chambre a répondu par une adresse conforme à ces paroles ; elle a de plus, et, comme conséquence, voté tous les crédits qui ont été demandés pour l’organisation d’une nombreuse armée, et le gouvernement n’a pas fait faute de cette organisation.

Aujourd’hui on s’étonne même de voir le gouvernement proposer une délibération dans un sens tout contraire à ces actes, et on déplore de trouver la majorité de la chambre disposée à accéder à cette proposition.

Messieurs, nul de vous ne l’ignore, lorsque nous avons posé ces actes et que nous semblions ainsi nous associer à la persévérante et courageuse politique du gouvernement, nous nous trouvions dans un statu quo paisible, mais en présence de des deux faits récents, l’adhésion du roi des Pays-Bas au traité des 24 articles et la reprise des conférences à Londres.

La Belgique s’est émue de cette adhésion, et à la pensée que le pays allait subir l’exécution des 24 articles.

L’opinion générale s’était manifestée d’une manière éclatante contre l’exécution de ce traité.

Le discours d’ouverture et votre adresse n’ont été que l’expression du sentiment national.

Si alors le ministère se fût présenté devant les chambres avec un autre langage, on l’eût mal accueilli.

L’Europe, après tant de secousses, a le droit de réclamer la paix, l’humanité le commande, l’intérêt des puissances est de la rendre générale. Voilà l’intérêt européen.

Devant cet intérêt, les cinq grandes puissances avaient, par le traité du 15 novembre 1831, imposé une transaction, que devant le même intérêt, en raison des circonstances et à cause des réserves que cette transaction renfermait, elles pouvaient modifier.

Or, c’étaient des modifications qu’il s’agissait d’obtenir et d’appuyer.

Le discours d’ouverture m’a prouvé que le gouvernement désespérait d’obtenir des modifications sur la question territoriale, ou du moins que s’il en espérait, c’était ou d’une attitude ferme ou au moyen de sacrifices pécuniaires, et encore fallait-il compter sur l’intérêt et les sympathies de la France.

Ce sont là les impressions sous lesquelles j’ai voté l’adresse et les crédits pour l’organisation de l’armée ; mais, je dois le dire, ce n’a pas été pour faire la guerre aux cinq puissances. Je n’aurais pu prendre au sérieux une pareille résolution.

Je n’ai nul regret, messieurs, d’avoir, par mes votes, donné de l’appui au gouvernement, et je suis bien aise de me retrouver ici avec mon collègue le rapporteur de la section centrale. Quel meilleur appui que celui du pays tout entier attestant l’intérêt et le prix qu’il mettait à la conservation intégrale des provinces du Limbourg et du Luxembourg, et quels reproches pourrait-on nous faire de ces sentiments généreux envers des populations avec lesquelles, depuis quatre siècles, nous avons une communauté d’intérêts, de religion et de mœurs ?

Ah ! si des événements graves n’étaient pas survenus, si notre situation était la même qu’à l’époque de l’adresse, si notre crédit n’était pas compromis, nos industries souffrantes, peut-être céderions-nous encore aujourd’hui à l’entraînement des chaleureuses paroles des députés du Limbourg et du Luxembourg ; mais les événements maîtrisent le ministère, les chambre, le pays tout entier ; une réaction complète s’est opérée dans l’opinion. Belges, nous pleurons la perte de nos concitoyens, mais comme membres de la chambre, comme hommes politiques, nous devons faire taire notre douleur et remplir un rigoureux devoir.

Un moment, on a pu avoir encore quelqu’espoir, on attendait avec impatience la discussion de l’adresse en France. Mais là encore nous avons trouvé peu de sympathie.

Permettez-moi de vous rappeler quelques paroles de cette discussion.

Je conviens, disait M. Thiers, qu’il était grave pour la France d’aller dire à l’Angleterre, qui s’était attachée au traité, d’aller dire aux autres puissances : J’accepte le traité, si vous voulez, mais à une condition, c’est qu’on en modifiera quelques clauses ; pour ma part, j’aurais premièrement employé toute mon influence à empêcher la réouverture des négociations, par la certitude que j’avais qu’elles ne pouvaient aboutir qu’à beaucoup de troubles et de difficultés.

La révolution belge a déchiré un article du traité de Vienne, disait M. le président du conseil, elle a démembré le royaume des Pays-Bas qui avait été formé contre la France et transformé en un état allié, ami et indépendant.

Si nous portons intérêt à la Belgique, d’autres puissances portent intérêt au roi Guillaume, et quand ce prince sera venu leur dire : Il faut que je signe, l’intérêt de mes peuples l’exige ; voulez-vous que les cinq puissances répondissent : il n’est plus temps ! Est-ce la France qui, à elle seule, entendez-vous, messieurs, aurait refusé de négocier ?

Et depuis, la France a signé et l’Angleterre, elle s’était attachée au traité.

Ainsi nul espoir du côté de la France, la France a signé, la cause est jugée, c‘est maintenant un fait accompli, vous savez à quoi servent certains faits accomplis, à renverser les ministères.

Pour moi tout est désespéré.

Le ministère belge n’a pas réussi dans ses négociations sur la question territoriale. Pourquoi ? parce qu’il avait tenté l’impossible.

Les cinq grandes puissances ne pouvaient s’accorder qu’en donnant une paix dans laquelle il y eût pour elles et pour toutes les parties honneur, justice et égalité. Vous savez, messieurs, que le grand-duché de Luxembourg, avait été, comme état allemand, érigé contre la France ; que le royaume des Pays-Bas avait été également érigé contre la France ; or, il n’y eût eu ni honneur ni égalité pour l’Allemagne si le Limbourg et le Luxembourg fussent demeurés à la Belgique, tout eût été au profit de la France.

Le ministère a eu du succès sur la question de la dette, et la (erratum, Moniteur du 12 mars 1839 : ) stipulation du péage sur l’Escaut pourrait être une amélioration du principe de l’article 9 du traité des 24 articles.

Je n’examine pas si sa politique a été ce qu’elle devait être, s’il a mis de l’habilité dans ses négociations, tel n’est pas l’état de la question.

Je suis préoccupé d’une question bien autrement grave.

Un nouveau traité, le traité du 23 janvier 1839, plus favorable que celui de 1831, nous est proposé.

Son acceptation assure notre indépendance et notre avenir, en signant les puissances et la Hollande elle-même reconnaissent notre jeune royauté, et la Belgique entre ainsi dans la grande famille.

Mais cette acceptation nous sépare de notre frère du Limbourg et du Luxembourg.

Le refus d’adhérer au traité empêcherait-il cette séparation ? je le dis à regret ; non.

Il nous placerait identiquement dans la position de la Hollande, après qu’elle eût refusé d’adhérer au traité des 24 articles. Rappelez-vous qu’il a suffi aux grandes puissances du simple refus d’adhésion de la Hollande pour l‘y contraindre.

Sous doute, sur notre refus, ce ne serait pas le traité du 15 novembre 1831, mais bien le nouveau traité que les cinq puissances feraient exécuter comme imposant une paix où, dans leur pensée, les parties trouvent honneur, justice et égalité.

Je veux bien croire, et ici, messieurs, j’abonde dans le système de mes contradicteurs, je veux bien croire que les mesures d’exécution seraient de même nature que celles qui ont été employées contre la Hollande, et que l’exécution se bornerait à la prise de possession des territoires cédés à la Hollande par le nouveau traité.

Croyez-vous que la Hollande n’a pas de regrets de n’avoir pas accédé immédiatement au traité des 24 articles ? et n’est-ce pas rien pour cette puissance que la perte des arrérages de la dette ? n’est-ce rien que la réduction de cette dette ? n’est-ce rien pour son roi d’avoir été obligé de dire, après huit années, il faut que je signe, l’intérêt de mes peuples l’exige ?

Croyez-vous que votre refus n’amènerait pas des résultats analogues ? Ne repoussez pas, messieurs, la leçon des faits.

Mais ceux de nos collègues que l’amour et l’indépendance animent, et qui dans leurs douleurs ne peuvent ou ne savent abandonner le parti qu’ils ont jugé le plus honorable et le plus digne, pensent-ils qu’une plus longue résistance sauvera le Limbourg et le Luxembourg ?

Oui, sans doute, telle est leur conviction.

Mais mes collègues, y réfléchissez-vous bien ?

Ce n’est pas la guerre que vous voulez, vous le proclamez assez haut.

Ce n’est même pas une guerre défensive, et cependant celle-ci seule serait rationnelle.

Que voulez-vous donc ?

Attendre que l’une des cinq puissances ou la confédération du Rhin ait consommé ses préparatifs ?

Attendre qu’elle ait porté le théâtre de la guerre dans le Limbourg et le Luxembourg ?

Attendre enfin les dernières extrémités, puis, s’il le faut, céder ?

Ah, messieurs, je ne puis, je ne saurais m’associer à ce système. Je n’y vois que calamités pour le pays, l’anéantissement de notre crédit, la ruine de notre industrie et de notre commerce, déjà compromis sans servir aucun intérêt moral, et en dernier résultat la perte du Limbourg et du Luxembourg.

Je voterai, en acquit d’un devoir rigoureux, pour le projet de loi.

M. d’Huart – Je n’accorderai pas, à raison de la clause territoriale, mon assentiment au traité que la conférence de Londres nous offre, parce que l’acceptation de cette clause serait subversive des principes, c’est-à-dire de la base de la révolution qui a donné vie au royaume de Belgique ; parce que cette acceptation, produite sans nécessité absolue, sans exemple dans l’histoire d’aucun peuple, serait inhumaine, contraire aux lois naturelles de la société et dangereuse pour une Belgique n’ayant plus ainsi d’autre existence que celle des protocoles.

Vous vous rappellerez, messieurs, que la prospérité matérielle du royaume des Pays-Bas n’avait jamais été plus grande que pendant ses dernières années ; le commerce et l’industrie étaient en progrès. Les intérêts matériels qui agissent si puissamment sur beaucoup d’esprits dans les circonstances actuelles, n’étaient donc pour rien dans la pensée à peu près unanime qui a amené le succès de la révolution.

C’étaient les intérêts moraux, c’était l’honneur, la dignité nationale qui ont motivé et consommé l’expulsion des maîtres qui pendant quinze ans avaient pris plaisir à humilier les Belges, à les froisser dans leurs affections les plus chères. Je n’ai pas besoin de rappeler ces vexations gratuitement accumulées contre nous, elles sont encore trop vivement présentes à vos esprits pour qu’il faille les énumérer.

Ainsi, messieurs, si nous nous laissons entraîner aujourd’hui par des considérations basées sur les intérêts matériels, nous ne resterions pas fidèles aux principes de la révolution, nous frapperions de la plus cruelle déception ceux qui ont eu foi dans les promesses solennelles de la Belgique de 1830, dans les appels de tout genre, qui leur ont été adressés. Et qu’il me soit permis de répéter messieurs, que ces Limbourgeois, ces Luxembourgeois qu’il s’agit de livrer à leur plus cruel ennemi pour assurer, dit-on, la nationalité de l’autre fraction de la Belgique, ont puissamment aidé à établir cette nationalité et que c’est à leur patriotisme généreux que vous en devez la conservation jusqu’aujourd’hui.

La prise de Venloo et le blocus de Maestricht, le désarmement des garnisons hollandaises d’Arlon et de Bouillon, le sang versé par les volontaires limbourgeois et luxembourgeois sur les champs de bataille, n’ont-ils pas efficacement contribué à la victoire ? et qui oserait prétendre que sans la coopération des Limbourgeois et des Luxembourgeois, la Belgique eût pu se soutenir seulement pendant quelques mois ? Supposez les Hollandais restés maîtres en 1830 de Hasselt, St-Trond, Lommel ; supposez que les tentatives de restauration dans le Luxembourg n’eussent point échoué à Ettelbruck dans l’hiver de 1830 à 1831 contre la bravoure des habitants abandonnés à eux-mêmes, et dites-nous sincèrement si alors, l’ennemi vous enveloppant de ce côté sur 40 lieues de longueur, la Belgique, ainsi réduite, ne serait pas rentrée immédiatement sous le jour renforcé de ses oppresseurs.

Et ce sont ces concitoyens sans lesquels il n’y aurait point de Belgique, qu’on voudrait donner en holocauste, afin de ménager des intérêts matériels qu’ils ont, eux, foulés aux pieds, pour n’écouter que la voix de l’honneur ! ce sont ces hommes qui seraient cédés et livrés comme une marchandise en vue exclusive de l’aisance, du bien-être matériel d’autres hommes qui doivent aux premiers d’être affranchis d’un despotisme odieux.

Eh ! messieurs, je le demanderai ave d’honorables préopinants, où est donc cette nécessité absolue de sacrifier ainsi nos semblables ; les colonnes d’ennemis inexpugnables sont-elles là, réunies, organisées, prêtes à fondre sur nous ; qu’on nous indique la réalité, l’imminence de ces dangers qui doivent nous rendre de si facile composition. Je réclamerai, moi, des partisans de l’abandon volontaire du territoire, la preuve que l’unanimité actuelle des membres de la conférence de Londres subsistera s’ils sont mis en demeure d’aviser aux moyens d’exécution de la clause territoriale.

La susceptibilité nationale de nos voisins du midi, les souvenirs de Waterloo, encore si vivaces, s’effaceront-ils assez subitement, et assez complètement pour permettre aux puissances du nord, une représentation des actes de 1815, sur les limites mêmes de la France ? Ou bien la révolution de juillet se chargera-t-elle de donner par elle-même l’exemple d’une restauration chez sa sœur de septembre ? je demanderai encore à nos adversaires qu’ils justifient, sur l’expérience, la probabilité de la mise en mouvement des forces fédérales que nous savons être parfaitement organisées théoriquement. Il ne suffit pas, messieurs, de poser en fait ce qui est en question ; lorsqu’il s’agit de se résigner à une mesure qu’on est forcé de déplorer amèrement, la nécessité la plus palpable doit en être démontrée à l’évidence. On nous parle de menaces combinées qui indiquent cette nécessité, mais nous n’en voyons pas même l’apparence formulée dans les actes diplomatiques qui nous sont connus. Et en ce point la situation est encore bien différente de celle de 1831.

En vain, messieurs, chercherait-on à se dissimuler le cruel malheur qu’il y aurait de mutiler la Belgique, en quelque sorte spontanément, comme on nous le demande ; en vain chercherait-on l’exemple d’un tel acte. On a cité des territoires changeant de domination par la force des armes immédiatement après la défaite. Mais, qu’en pleine paix, après huit ans de nouvelle vie commune, on détache froidement et sur la simple idée de la probabilité d’un conflit, des populations contre leur gré, contre leurs intérêts les plus chers, qu’on les arrache, dis-je, d’autres populations avec lesquelles elles ont toujours vécu, régies par les mêmes lois, pour les soumettre à des maîtres antipathiques dans tout ce qu’il y a de plus sacré pour l’homme, cela serait sans précédent.

Que dirait-on, messieurs, d’un père de famille qui menacé de l’enlèvement de tel ou tel de ses enfants, sous peine de voir incendier sa maison, laisserait consommer cet attentat, sans résistance, sans user du droit naturel de légitime défense, sans s’y opposer, en un mot, par tous les moyens qui seraient en son pouvoir ; on dirait, messieurs, que c’est là un père dénaturé, égoïste, chacun chercherait à éviter désormais toute espèce de contact avec un tel homme ; Eh bien, je crains que cette réprobation méritée ne soit également réservée à la nation qui suivrait un exemple analogue, car une nation est, dans la réalité, une grande famille ont les enfants, égaux entre eux, sont tous les citoyens qui la composent.

La constitution de la Belgique actuelle est due à la vigueur déployée en 1830, au patriotique désintéressement des hommes généreux qui ont affronté les dangers les plus imminents pour faire triompher la liberté. Ce qui a conservé cette Belgique ainsi constituée, c’est la force morale de sa révolution toute d’honneur, basée exclusivement sur les intérêts moraux : détruisez ce principe, laissez maintenant, pour satisfaire aux intérêts matériels, morceler le territoire, et la révolution est réprouvée par vous-mêmes et vous n’existerez plus que selon le bon plaisir des diplomates qui voudront se réunir pour disposer de vous.

Que dans un certain temps, après avoir suscité quelques difficultés administratives quelques contestations militaires (et il ne vous en manquera pas, vous pouvez y compter), la Hollande d’accord avec la confédération germanique et moyennant certaines satisfactions à donner aux souverains de France et d’Angleterre, prétendent qu’il est indispensable à la tranquillité de l’Allemagne que le nouveau territoire confédéré soit en continuité entre le Limbourg et le Luxembourg à travers la province de Liège, vous serez amenés à y consentir, parce qu’une telle prétention occasionnera nécessairement une crise commerciale et industrielle, et parce qu’on invoquera alors, avec autant de raison qu’aujourd’hui, le besoin d’éviter la possibilité d’une guerre générale que votre résistance (dont le passé prouverait du reste l’improbabilité), ne manquerait pas d’amener. Ce serait inutilement que vous voudriez vous prévaloir du traité de 1839, on vous opposerait que vous voudriez vous prévaloir du traité de 1815, et alors comme à présent, de savantes dissertations sur l’intérêt général de l’Europe viendraient probablement vous démontrer que le repos du monde doit prévaloir sur la conservation de tel lambeau de votre territoire.

Je crois avoir justifié la proposition que j’ai posée en commençant comme indication des motifs de ma détermination à l’égard d’un projet de loi qui nous occupe.

Mais on oppose à la liberté du vote que nous avons à émettre en cette circonstances des engagements pris antérieurement par nous, en un mot le traité du 15 novembre 1831. Tout a été dit et écrit à cet égard ; assez d’écrivains et d’orateurs ont développé les puissantes raisons qui démontrent la caducité, la nullité de cet acte. Modifié et remis en question par les réserves de plusieurs des signataires, repoussé pendant huit ans par l’une des parties essentiellement intéressée, afin de se réserver la faculté de profiter des événements qu’elle espérait pour arriver à une restauration ; considéré implicitement par la convention du 21 mai 1833, seul acte obligatoire qui fasse loi pour nous ainsi que pour nos alliés ; considéré, dis-je, comme devant être remplacé par un traité définitif à intervenir, le traité du 15 novembre n’existe plus que comme un projet suranné, prescrit par la non-exécution en temps utile.

Ce point a été jugé récemment par le gouvernement lui-même dans le rapport (pages 45 à 47) fait le 1er février par M. le ministre des affaires étrangères et de l’intérieur ; voici comment s’exprime la note portée à Londres dans les premiers jours de l’an et qui a pris la date du 14 janvier :

« Si, en un mot, la conférence a pu, en raison de motifs majeurs qu’elle a exposés dans ces actes, dévier des propositions des 18 articles, il ne paraît point douteux que la Belgique puisse insister aujourd’hui avec justice, pour un arrangement conforme au principe posé dans le troisième de ces 18 articles. Cette prétention se fonde sur la non-acceptation des 24 articles par la cour de La Haye dans le délai utile ; sur les réserves mêmes apportées aux ratifications de ces articles ; sur les gages de sécurité que la Belgique a donnés à l’Europe au milieu des temps si difficiles qui ont accompagné et suivi sa constitution en état indépendant ; sur la convention du 21 mai 1833, qui, consacrant dans les termes les plus absolus la cessation complète des hostilités, permît de négocier avec toute maturité un arrangement final qui garantirait, d’une manière efficace et stable, la mission dévolue à la Belgique comme état neutre, et qui offrirait au gouvernement néerlandais des avantages plus certains que la possession de deux demi-provinces, éloignées qu’elles seraient désormais des sources de leur prospérité, et privées de leurs rapports naturels, fortifiés par une longue communauté d’intérêts.

« Le soussigné doit encore faire remarquer à leurs excellences les plénipotentiaires, qu’il résulte des adresses votées au mois de mai et de novembre 1838, par les chambres belges, que ces chambres supposent la nécessité de communications ultérieures de la part du gouvernement pour être muni de pouvoirs nouveaux conformément à la constitution, à l’effet de signer un traité, attendu que, s’il a été mis par elles à même de souscrire, dans les premiers temps, le traités des 24 articles en vue de l’exécution immédiate annoncée dans les annexes B et C du protocole n°49, et sous l’empire de considérations énoncées dans ces actes, il n’en est plus de même aujourd’hui que l’acceptation du gouvernement néerlandais n’ayant pas eu lieu en temps opportun, et sous l’empire des mêmes circonstances qui avaient déterminé l’acceptation de la Belgique, et celle-ci n’ayant pas obtenu les résultats qu’elle attendait d’une paix immédiate et notamment la possibilité du désarmement.

« Il est à observer surtout qu’une séparation telle que celle dont il s’agit à la suite d’événements désastreux, quoique toujours douloureuse, est cependant susceptible d’exécution immédiate ; mais qu’une semblable mesure acquiert une tout autre gravité lorsque ces populations ont continué de vivre pendant un grand nombre d’années sous les mêmes lois et de jouir des mêmes avantages que le reste du pays, et que, par cette longue communauté, de nouveaux liens se sont formés. »

Ainsi, messieurs, nous sommes libres, même diplomatiquement, de refuser le morcellement du territoire. J’ajouterai qu’en droit le refus d’accéder au traité qui nous est proposé nous laisserait, ainsi que les puissances, sous l’empire de la convention du 21 mai ; et pour vous démontrer que le sens que je donne ici à la force obligatoire de cette convention n’est nullement forcé, il suffit de vous rappeler qu’il est en concordance avec l’interprétation formulée par notre propre diplomatie ; veuillez relire la lettre du 13 novembre dernier, adressée par M. le ministre des affaires étrangères et de l'ntérieur (M. de Theux) à M. le ministre d’Angleterre à Bruxelles ; le dernier paragraphe de cette lettre (annexe F), page 140 du rapport que je viens de citer, est ainsi conçu :

« Quant à la déclaration qui termine la lettre que sa seigneurie a chargé votre excellence de me communiquer, le moment ne me paraît pas opportun pour la discuter, puisque l’événement auquel il est fait allusion est purement hypothétique. Je ne puis cependant admettre que, dans le cas où la négociation actuelle viendrait à échouer, les effets de la convention du 21 mai 1833 cesseraient par cette seule circonstance. Les conséquences que l’on voudrait tirer de ce fait seraient certainement moins fondées que celles que la Belgique aurait pu vouloir tirer contre la Hollande de l’échec des négociations de 1833 qui avaient suivi immédiatement cette convention. Le gouvernement belge persiste donc à compter sur l’appui sincère et loyal du gouvernement de S.M.B. Il se croirait, en outre en droit, si le statu quo venait à être troublé, de profiter des chances des événements favorables, et de s’indemniser des dommages qui pourraient être causés au pays. »

Je rencontrerai maintenant le reproche principal que l’on adresse à l’opinion de ceux qui, ainsi que moi, voudraient vous voir persister dans les résolutions antérieurement prises de résister à l’exécution de tout traité qui aurait pour effet de morceler le territoire.

On prétend que nous sommes en défaut de préciser la nature et l’étendue de cette résistance.

Je vais exprimer très clairement ma pensée à cet égard.

La révolution de 1830, et non la diplomatie, nous a donné le Luxembourg et le Limbourg au même titre et pour les mêmes moyens que les autres provinces ; nous sommes en possession du tout. Eh bien, après avoir formellement déclaré la cession des territoires impossible par la seule puissance des actes diplomatiques, nous attendrions les événements. Vous voyez que selon nous il ne s’agit pas d’aller, comme tant de personnes ont feint de le croire, faire la guerre à qui que ce soit ; nous ne l’appelons pas plus que nos adversaires, et ils le savent très bien ; nous ne sommes en dissension avec eux sous ce rapport, que parce que nous ne partageons pas leurs craintes.

Si, malgré les dangers immenses que, selon les paroles éloquentes de M. Devaux, tous les souverains ont à redouter également d’une collision, c’est-à-dire que si, contre toutes les probabilités, une puissance quelconque se mettait en mesure d’attenter au statu quo, il serait usé par nous du droit naturel de légitime défense, et l’usage de ce droit de tous les temps serait poussé jusqu’aux dernières limites de ce qui est raisonnablement possible ; c’est-à-dire que le devoir sacré de l’honneur serait rempli jusqu’au bout.

Cette résistance, messieurs, est absolument la même que celle qu’a définie en quelques mots mon honorable ami, M. Ernst, dans la séance du 19 février dernier et que nous avions développée après dans la section aux délibérations de laquelle nous avons pris part pour l’examen du projet de loi ; ce ne peut donc être que par mégarde qu’on a donné une autre portée à ces paroles.

Afin de s’arranger un thème facile à déduire, les plus zélés défenseurs du traité ont posé en fait incontestable qu’il n’y avait pour les opposants qu’un seul système qui ne fût point absurde, celui d’une résistance désespérée dont le programme sera « vaincre ou mourir », et de suite pour combattre aisément ce système, l’exemple de la Pologne et toutes les calamités analogues que l’histoire enseigne.

Nous repoussons, messieurs, cette manière commode de poser la question et nous prétendons qu’entre l’humble soumission et l’extravagante témérité, il y a un milieu qui est conforme à l’honneur et à la dignité d’une nation civilisée.

« Nous ne pouvons aller à un rendez-vous de duel pour ne pas combattre », a dit M. le ministre de la guerre. Nous sommes entièrement de son avis et nous admettons volontiers cette comparaison. Le duel une fois accepté, les deux combattants en face sur le terrain ne peuvent se retirer sans lutte ; mais, messieurs, si au lieu de trouver votre adversaire seul sur le champ de batailles, dix adversaires tirent à la fois l’épée et se disposent à fondre tous sur vous, serez-vous déshonorés pour n’avoir point combattu ; non, messieurs, le déshonneur, l’indignation seraient pour ceux-là seulement qui auraient organisé le lâche assassinat dont vous auriez évité d’être la victime. (Bien ! très bien !)

Pour soutenir, messieurs, la position qui, dans notre système, devrait être prise immédiatement, l’armée ne serait jamais numériquement plus forte que les troupes ennemies disposées contre nous ; elle ne serait d’ailleurs jamais portée au-delà d’une proportion convenable avec la population et les ressources financières. Des sacrifices pécuniaires deviendraient bientôt indispensables, il seraient successivement demandés au pays, qui les supporterait avec résignation, parce qu’il apprécierait le mérite et l’avenir d’une nationalité fondée et consolidée par de généreux efforts, parce qu’il comprendrait que, pour rester nation, il doit sans cesse prouver qu’il est digne de l’être.

Je viens de dire qu’un appel aux contribuables serait bientôt nécessaire, et que chacun de vous s’y était attendu. On savait très bien en effet que si grands armements, comme ceux qui ont été subitement opérés, avaient lieu, des moyens nouveaux de finance ne tarderaient pas à suivre. Le service du trésor marcherait très bien ainsi durant les quatre premiers mois de l’année, mais force serait de s’occuper avant l’expiration de cette période de pourvoir aux besoins ultérieurs des caisses publiques.

En 1833, après la charge des emprunts forcés de dix ou douze millions, 40 centimes additionnels furent ajoutés au principal de la contribution foncière et recouvrés régulièrement ; comment donc les chambres, en offrant au gouvernement par leurs adresses les plus grands sacrifices, avaient-elles pu songer un moment qu’en 1839 quelques centimes additionnels suffiraient dans des circonstances qui pouvaient devenir analogues ; et ces quelques centimes additionnels seraient-ils peut-être tout ce dont on suppose le patriotisme des Belges capable ; serait-ce à cela que se rapporterait l’allusion d’un orateur qui s’est écrié plusieurs fois que la Belgique avait fait ce qu’elle pouvait et que par conséquent elle avait fait ce qu’elle devait ? Quant à moi, je n’admets point une telle justification.

Je reviens, messieurs, aux conséquences du système de la résistance. Si la violence n’était pas immédiatement exercée contre nous, loin de m’effrayer de cette tournure de l’affaire, nous l’accepterions volontiers, parce que la Belgique s’habituerait de nouveau insensiblement à ce statu quo qui se consoliderait par la durée.

On a contesté, je le sais, la possibilité du rétablissement de la conférence qui s’était successivement formée dans l’état provisoire créé par la convention du 21 mai 1833, mais on n’a donné que des conjectures à l’appui de cette objection, tandis que nous appuyons nos prévisions à cet égard de l’exemple du passé. L’épuisement du pays était bien autrement réel après les 3 premières années de la révolution qu’aujourd’hui ; à peine la nationalité belge apparaissait-elle vraisemblable au milieu des partis qui la contestaient, et cependant cette confiance qui a amené la prospérité industrielle et commerciale des années 1834, 1836 et 1837, avait bientôt pris racine. Pourquoi donc serait-elle sans retour quand les autres partis ont disparu et que neuf années ont habitué les plus incrédules à voir une Belgique née viable ?

Mais, a-t-on dit, que le jour de la violence avenu, la force brutale des armes s’empare des deux demi-provinces, les habitants seront alors livrés à la merci d’ennemis vainqueurs et irrités. Ah, messieurs, les députés des parties menacées du Limbourg et du Luxembourg vous ont déjà répondu avec cet accent de la douleur qui nous accable aussi : Quoi que vous fassiez, si les malheureux Limbourgeois et Luxembourgeois rentrent soit diplomatiquement, soit militairement sus le joug de leurs anciens maîtres, le même sort est réservé ; les preuves d’attachement qu’ils ont données à la Belgique équivalent à toutes celles qu’ils pourraient y ajouter ; vous auriez beau écrire l’oubli du passé dans les protocoles, ce sera lettre morte ; vos vœux (car des vœux seuls vous seront permis à cet égard) deviendront impuissants : l’exclusion à perpétuité des Nassau, que tous les Limbourgeois et les Luxembourgeois n’ont pas hésité à jurer pour obéir aux lois, de dates récentes, qu’ils ont faites et exécutées avec vous, serait seul un grief éternel que ne parviendraient pas à expier des vexations de toute espèce.

Et la Belgique des protocoles que deviendra-t-elle objecte-t-on encore, si des armées étrangères franchissant votre résistance, pénètrent sur le sol de la Belgique de 1830 ? La Belgique serait dans ce cas avec honneur ce que, selon nous, on la ferait aujourd’hui par la faiblesse. Les appréhensions de la guerre générale qui retiennent les souverains vous viendraient en aide. Le maintien de cet équilibre européen auquel est nécessaire l’existence d’un état neutre quelconque entre le nord de la France et la Prusse, serait la garantie contre toute tentative d’envahissement ultérieur de cette nature. Afin de dissiper, du rester, dans l’esprit de nos adversaires qui placent leur entière confiance dans les déclarations diplomatiques, les doutes qu’ils pourraient conserver à ce sujet, permettez-moi de vous remettre sous les yeux ce que vous en a dit M. le ministre des affaires étrangères et de l’intérieur dans son rapport du 1er février (page 32 et 33).

« La plupart des plénipotentiaires se montraient fort impatients de recevoir la réponse du cabinet de Bruxelles. Ceux d’Autriche et de Prusse remirent à lord Palmerston, le 27 octobre, un memorandum pour déclarer que, dans l’opinion de leurs cours, les puissances, si la Belgique repoussait l’arrangement proposé, devaient mettre un terme au statu quo établi par la convention du 21 mai. Quelques jours après, lord Palmerston faisait savoir, à son tour, au gouvernement belge, que « si la négociation présente échouait par suite d’obstacles suscités par nous, la Grande-Bretagne ne pourrait s’opposer à ce que, ou la confédération germanique ou le roi des Pays-Bas, soit dispensé de respecter plus longtemps le statu quo territorial, et ne pourrait accéder à l’occupation prolongée, par les Belges, de la partie allemande du Luxembourg et des équivalents dans le Limbourg. »

« Cette déclaration, l’Angleterre en donna connaissance au cabinet de Paris. J’en pris occasion pour rétablir, par une suite de déductions tirées des faits, le sens et la portée de la convention du 21 mai, convention dont, à mes yeux, la violation donnerait à la Belgique le droit de profiter des chances favorables et d’imputer, sur le chiffre de la dette, le montant des frais et des dommages qu’elle pourrait avoir à supporter (Annexes F et G.)

« Le cabinet français, près duquel nous insistâmes sur les obligations résultant pour lui de la convention du 21 mai, quelle que fût, d’ailleurs, l’interprétation qu’y attachassent les autres parties contractantes, pensait qu’il serait obligé de s’abstenir, si le statu quo cessait d’être maintenu par la Grande-Bretagne, dans le cas où la confédération germanique interviendrait, pourvu, toutefois, que celle-ci ne dépassât point les limites de la Belgique aux termes des 24 articles. »

Messieurs, on nous a renvoyés à l’histoire ancienne, à celle du siècle dernier pour nous démontrer que les révolutions doivent transiger, pour nous amener à la cruelle cession qu’on nous demande. Il ne m’a point paru que l’on ait établi dans les citations qu’on a produites, la similitude, l’analogie des positions ; mais, quoi qu’il en soit, je vous prierai, moi, de n’aller pas si loin en arrière chercher des exemples d’une application moins incontestable ; je vous prierai de réfléchir où en serait la révolution si en 1830 et en 1831 le congrès national avait admis les transactions qu’on prétendait lui imposer par la terrible menace, en cas de refus, de la perte même du nom belge. L’acceptation de ces transactions, messieurs, c’eût été la honte, l’avilissement, puis la restauration ou le démembrement.

Un préopinant toutefois a essayé de vous mettre à l’aise relativement à vos antécédents, aux obligations de conscience, qui peuvent résulter des adresses que vous avez votées pour le maintien de l’intégrité du territoire en cherchant à vous persuader que le congrès national qui, par son adresse du 1er février 1831, protestait avec énergie contre tout morcellement du territoire, rétrograda lui aussi en votant plus tard les 18 articles qui, selon cet orateur, nous enlevaient, en principe, le Luxembourg ; or ses souvenirs sont évidemment en défaut. Un des motifs principaux qui ont déterminé la majorité des membres du congrès à consentir le vote approbatif de ces préliminaires de paix, était particulièrement la considération que la conservation du Luxembourg nous était assurée. Les uns basaient cette opinion sur le texte même du protocole, les autres ajoutaient que des assurances positives en dehors de ce document donnaient les garanties les plus certaines à cet égard. La minorité, seule, conservait des doutes sérieux sur ce point.

Je ne veux pas recourir au Moniteur du temps pour rendre sans réplique ce que je dis à ce sujet, les citations dont je m’appuierais pourraient paraître désobligeantes pour plusieurs de mes honorables collègues, et cela suffit pour que j’y renonce.

Ce serait donc erronément qu’on tenterait de vous entraîner par l’exemple du congrès, cette mémorable assemble n’a jamais dérogé à ses antécédents ; la dignité constante de son langage, la fermeté inébranlable de ses résolutions ont, seules, sauvé le pays.

Je n’en dirai pas davantage, messieurs, pour motiver mon vote, dans la grave question qui nous occupe. Je pourrais cependant ajouter quelques considérations saillantes aux raisons que je viens de vous exposer ; mais je préfère, alors qu’une si vive et si pénible agitation tourmente les esprits, que mon langage soit celui de la plus sévère modération ; je veux éviter surtout que mes paroles puissent être considérées par la suite comme contribuant au malaise moral, que je redoute pour mon pays. (Approbation.)

M. de Jaegher – Au point où en est venue la discussion, tout est dit, toutes les opinions sont formées ; j’aurais donc renoncé à la parole, si à l’approche du moment où j’aurai à assumer ma part de responsabilité dans l’acte mémorable que vous êtes appelés à consacrer le besoin de me mettre à couvert sous l’expression franche et entière de ma conviction, de ma conscience, était moins impératif que lors de l’ouverture de vos débats.

Je vous épargnerai le tableau des impressions pénibles contre lesquelles j’ai eu à prémunir ma raison ; portant un cœur qui sait battre aux sentiments généraux, dans l’âge où ils exercent leur plus puissant empire, qu’ils me suffisent de vous dire que j’ai dû me défendre de l’entraînement de mon caractère et de mes sympathies pour m’élever à la hauteur de mon mandat, celui de représentant, appelé à émettre un vote sérieux et réfléchi dans une question vitale pour la nationalité, l’honneur, l’indépendance de tout un peuple.

Séparé en deux camps, la chambre ne présenterait certes pas l’aspect de sa division actuelle, si pour toutes les intelligences, l’antithèse de l’acceptation des propositions qui lui sont soumise était, dans un sens absolu, la guerre. La guerre, peu de vous la veulent, et la résistance chez les autres se borne à une halte dans la crise, qui arrache des conditions meilleures à l’impuissance d’exécution forcée, au besoin de faire disparaître de l’Europe un élément de discorde. Aux uns et aux autres, je dirai : libre à vous de choisir, dans le champ des illusions, un chemin qui conduise à votre but, mais du point de départ il faut bien que vous teniez compte.

Lorsque, par la volonté d’un peuple, il s’érige en état libre, que les modifications introduites dans ses institutions, dans la forme de son gouvernement, conviennent ou non à ses voisins, peu lui importe s’il a pour lui la force matérielle ; le fait seul suffit pour lui tenir lieu de tout acte de reconnaissance, de tout traité d’admission dans la grande famille des peuples à laquelle alors il s’impose ; mais quand ce fait n’est pas appuyé sur la force matérielle, qu’il froisse des intérêts, qu’il blesse des convenances, cette admission, cette reconnaissance restent soumises à des conditions basées sur ces intérêts, sur ces convenances, conditions auxquelles les circonstances peuvent momentanément imposer silence, mais que le temps ne détruit pas pour les avoir assoupies.

La république française s’est imposée à l’Europe ; l’empire a renversé tout ce qui se présentait comme obstacle ; la France de 1814 a subi la loi du congrès de Vienne ; la Belgique de 1830 celle des 18 articles.

Auront beau s’insurger contre l’illégalité, l’injustice, la violation des droits qu’ils consacrent, ceux qui se posent au centre de l’Europe et se font une politique à eux sans s’inquiéter des intérêts et de la politique des autres ; auront beau, les mêmes hommes, supputer les modifications onéreuses qui y ont successivement été apportées et dans le traité des 24 articles et dans celui qui nous est soumis ; ce traité avait pour base une condition de politique européenne, et s’il a été modifié, c’est qu’il ne tendait qu’à consacrer des principes ; que les circonstances n’en permettaient pas une plus complète application définitive ; qu’elles conseillaient de vous bercer dans l’espérance ; c’était une question de temps ; dès alors comme aujourd’hui vous étiez condamnés ; mais on se réservait le prononcé du jugement. Je puis me tromper et j’en demande pardon à ceux dont cette manière de voir peut blesser l’amour-propre : j’abandonne à la diplomatie des victoires ou des défaites sur les questions accessoires, mais quant au fonds, je crois ne devoir à sa conduite ni blâme ni éloge. Nos revers de 1831, le refus d’acceptation du roi Guillaume, son acceptation tardive, tels sont les faits qui ont déterminé les actes ; mais, quant à elle, impuissante pour arrêter le torrent, elle n’a pu que le suivre.

Messieurs, si dans ma pensée, l’Europe a su attendre neuf ans pour en venir à ses fins, pour compléter son œuvre, la résistance au traité doit à mes yeux se réduire à une question de temps dans l’exécution. Vous résisteriez et je n’oserais pas avancer qu’il en résulterait, ni une guerre ni une exécution immédiate ; mais la volonté du plus fort n’en deviendrait pas moins tôt ou tard la loi du plus faible. J’admets pour un instant l’éventualité la plus favorable, je fais devant vos menaces, vos manifestations, les difficultés d’exécution, reculer l’Europe entière :

Dès cet instant, la position change : le refus du roi de Hollande en 1831 vous avait placés dans un situation favorable : vous aviez cédé pour ne rien perdre. Votre agréation vous avait acquis des droits à la protection de ceux dont les intérêts avaient fixé le but, et qui voulaient l’atteindre sans guerre ; la convention du 21 mai 1833 vint nous couvrir de leur égide.

Quelque peu sérieux qu’il fut, votre état de guerre permanent fut admis comme nécessité indépendante de votre volonté, comme conséquence nécessaire du refus du roi Guillaume, et vous valut à titre de compensation le non-paiement de l’arriéré de votre part dans la dette ; tournez l’échiquier, mettez-vous par un refus dans l’ancienne situation du roi Guillaume, et les positons nouvelles sont dessinées : votre garantie cesse, la convention du 21 mai est déchirée, et votre part dans la dette devient exigible. Je me trompe, votre position devient plus dangereuse, car autre chose est de refuser, comme le roi Guillaume, un bénéfice qui lui était octroyé, autre chose, de s’opposer, comme vous, à une cession qui vous est imposée ; autre chose est de rester comme le roi Guillaume en deçà des limites assignées à un état reconnu, autre chose, de se maintenir de force, comme vous, dans un état dépouillé par votre fait de toute espèce de reconnaissance.

C’est dans cet état que vous vous préparez à la résistance , non contre la Hollande, mais contre l’Europe.

Je me reporte involontairement, messieurs, à vos séances de 1831. A entendre certains orateurs, quelques blouses suffisaient pour passer le Moerdyck ; nos désastres du mois d’août sont venus cruellement nous apprendre la valeur des mots et des choses.

Je sais bien que de vos lèvres est prêt à tomber le nom des traîtres ; pour nous qui avons eu les faits sous les yeux, nous pouvons y trouver de quoi sauver l’honneur national ; mais vous aurez beau faire, aux yeux de l’étranger, la trahison n’en restera pas moins le manteau sous lequel se cache toujours l’amour-propre des vaincus.

Le prestige est détruit ; les grandes phrases ne sont plus cotées dans les arsenaux militaires ; si vous voulez résister, il vous faut du plus solide, il vous faut du positif.

On a développé trois systèmes de résistance ; le premier, qui commence pour le désarmement, a été apprécié à sa juste valeur, et ne sera guère goûté par tous ceux qui ont assez de l’humiliation d’une première invasion hollandaise ; le second, qui consiste à ne pas dépasser le chiffre de notre ancien état d’armement, et à ne consacrer que des corps spéciaux pour la défense du territoire contesté et de certains places, a été discuté et condamné par l’homme le plus compétent, le ministre de la guerre. Je ne m’aventurerai pas jusqu’à essayer de reproduire ses arguments assez positifs pour dispenser qui que ce soit de lui venir en aide, et me bornerai à consigner que les résultats qu’on s’en promet, ne portent en rien sur le fond de la question, et se réduisent à fournir à la partie de l’armée qui serait appelée sous les drapeaux, l’occasion de se faire tuer quelques milliers d’hommes pendant que l’autre serait en semestre dans ses foyers. De ce résultat, je ne veux pas, et pour de bons motifs.

Pourquoi ne pousserait-on pas la défense jusqu’à ses dernières limites ? pourquoi n’appellerait-on pas sous les armes tout ce que la Belgique aurait d’hommes disponibles ? Ce ne serait certes pas dans l’intérêt de la défense ; ce serait donc pour ménager les sacrifices de la nation ; pour ménager ses intérêts financiers ! Quand par votre résistance vous auriez frappé de mort votre commerce, anéanti votre industrie, détruit votre crédit, une pareille économie, outre qu’elle impliquerait une abominable cruauté, serait plus qu’une ridicule et inconséquence lésinerie, elle serait une insulte faite à vos victimes. Reste le troisième système, celui d’une guerre à outrance, et c’est le seul que j’admette comme présentant un côté logique, comme digne d’un peuple qui aurait su tout sacrifier au besoin de rester uni.

La force, de quelque part qu’elle vienne, est toujours imposante, et le premier effet d’une manifestation qui montrerait à un peuple entier en armes pour défendre son territoire, serait peut-être, je vous l’accorde, de faire réfléchir à deux fois ceux qui seraient chargés de vous exécuter. Cette première réflexion vous coûterait déjà cher ; nous le verrons plus loin.

S’il s’agit d’aller arracher à des mains étrangères un sol qu’on vous conteste, l’attente ne serait pas longue ; et l’offensive prise de votre part, précipiterait le dénouement ; mais vous êtes en possession de ces territoires, et à moins de vous prêter audacieusement des idées de conquête, la défense serait nécessairement votre rôle.

Que l’on ne se récrie pas contre cette condition ; j’apprécie autant que qui que ce soit notre belle et courageuse armée ; mais quand chacune de ses victoires ne pourrait être que le signal de nouveaux combats, ce ne peut pas être sérieusement que vous songeriez à l’opposer à l’Europe entière. Vous n’aurez pas à me rappeler que, sans être plus nombreux, certains corps d’armée de la république et de l’empire ont neutralisé, en les prenant isolément, des forces qui, réunies, leur étaient bien supérieures ; mais ces corps d’armée avaient derrière eux quarante millions de concitoyens pour regarnir leurs rangs à mesure que le canon les éclaircissait, et le vôtre n’en aurait pas quatre.

Dans les limites que, sans la plus injustifiable des témérités, vous ne pourriez pas franchir, votre rôle serait donc la défensive… la défensive, moins la convention du 21 mai ; la défensive sérieuse contre l’Europe entière. J’accepte cette nouvelle position.

Lorsque, dans d’autres circonstances comme dans celle-ci, on a de certaine part cherché à faire entrer en ligne de compte la possibilité d’armement et d’intervention de la confédération germanique, l’un des principaux arguments déclinatoires avait pour base ses embarras financiers. J’en conclus que, tout comme aux nôtres, aux yeux des orateurs qui s’emparaient de ce moyen , et qui sont aujourd’hui au nombre des partisans de la résistance, la question militaire est étroitement liée, subordonnée même à la question financière.

A Dieu ne plaise que je porte atteinte à notre crédit, à sa salutaire influence ; mais quand de divers côtés partent des cris de guerre, quand la résistance est érigée en système, un devoir est de ne pas laisser subsister d’illusion sur les moyens de le mettre en pratique.

Votre armée, au grand complet, peut être portée de 100 à 110,000 hommes ; les dimensions de sa tâche ne vous permettraient guère de rabattre sur ce nombre. Compulsez vos budgets, et vous y verrez qu’un million est nécessaire pour chaque mille hommes ; votre administration intérieure absorbe en outre environ 60 millions ; à ces dépenses approximativement établie, opposez vos ressources.

En temps ordinaires, vos recettes s’élèvent à environ 100 millions ; portez atteinte à la confiance qu’alimente la paix, et les sources principales de nos produits, celles que vivifient l’industrie et le commerce, se détournent et se tarissent. Augmentation de moitié de vos dépenses d’une part, diminution notable de vos recettes de l’autre ; et vous restez à découvert pour toute une moitié de vos besoins.

Que vous reste-t-il pour y faire face ? Votre encaisse ? Il est insignifiant, et vous allez entamer par anticipation le premier semestre de votre principal impôt sur le foncier. Vos emprunts ? ils sont conditionnellement affectés à des services spéciaux, à l’exécution de vos chemins de fer. Vos domaines ? ils sont grevés d’hypothèques pour vos obligations contractées. Votre crédit…, vous n’oserez plus en invoquer le souvenir.

Reste l’impôt extraordinaire et l’emprunt forcé ; l’impôt, quand tout ce qui alimente le travail et la production serait en souffrance ? l’emprunt forcé, triste et dernière ressource dont vous avez pu apprécier l’effet moral, dès votre premier essai de 1833.

Après avoir consommé la ruine de votre commerce, de votre industrie, celle de votre sol comblerait la mesure.

J’ai admis, messieurs, toutes les chances les moins immédiatement funestes à votre résistance. A la Belgique s’insurgeant contre l’humiliation de céder au plus fort, j’ai opposé l’Europe en acceptant l’humiliation de céder au plus fort. J’ai opposé l’Europe acceptant l’humiliation de reculer devant le plus faible. Par de pareilles concessions, j’ai pu pêcher contre le bon sens, non contre la condescendance. Je l’ai fait, parce que, dans cette hypothèse même, la résistance nous vous aiderait pas, vous ne pourriez pas attendre. La conclusion, le but de votre système, j’attends que vous me l’indiquiez vous-mêmes.

Quant à moi, de quelque côté que j’envisage la résistance, je ne vois pour terme que mécomptes et désastres : simulacre de résistance : sacrifice barbare et inutile d’hommes et d’argent ; résistance réelle : statu quo ruineux et insoutenable, ou invasion à main arme, défaite, morcellement ; assistance insurrectionnelle des peuples : nationalité compromise avec de pareils auxiliaires, plus compromise encore s’ils deviennent vos sauveurs.

Vous auriez reçu de nos mains une Belgique prête à recueillir les fruits de ses neuf années de lutte pénible contre la convoitise, les intérêts, les préventions de ses voisins : forte de sa sagesse, de son industrie, de sa prospérité ; heureuse d’avoir su justifier ses institutions ; la chance la moins défavorable pour vous serait de pouvoir la rendre au terme de vos efforts, revenue à 1830 ; à 1830 moins son avenir, chargée de dettes et de haines ; consignée à la porte des nations, debout encore, mais devant les mêmes difficultés d’existence intacte qui occupent aujourd’hui vos débats.

Je n’ai pas mission de prêter les mains à un pareil acte de démence.

J’honore, messieurs, la haute intelligence avec laquelle notre situation politique a été esquissée par certains orateurs ; mais, dans la nécessité même qui les a inspirés, je puise un nouvel enseignement des dangers de notre position. A des gens que l’on accuse d’être mal intentionnés, il n’est pas sans inconvénient de montrer si clairement tout le mal qu’ils pourraient nous faire.

Je me suis circonscrit dans le cercle de la position, telle qu’elle nous est faite, sans m’arrêter aux probabilités de celle qu’on aurait pu nous faire, parce qu’affaiblir les hommes, c’est aussi affaiblir les moyens de nous en tirer, et que, dans les crises violentes, le remède doit être prompt pour être efficace.

Toutes pénibles qu’elles soient, je subirai les conditions qui nous sont dictées. Je les subirai douloureusement, pénétré de toute l’étendue des sacrifices qu’elles imposent ; et fort du sentiment d’avoir rempli mon devoir ; je trouverai dans ma conscience la récompense la plus chère pour un bon citoyen : la conviction d’avoir fait quelque chose pour le bonheur de ma patrie.

M. Dechamps – Messieurs, lorsque j’avais l’honneur, il y a peu de temps, de vous entretenir de notre question belge, le rôle de la diplomatie n’était pas encore terminé ; les négociations étaient encore pendantes, mais nous devions pressentir déjà, d’après les déclarations faites par le cabinet français à la tribune des deux chambres, quel sort notre intime allié voulait nous faire.

Cependant, tout préparé que j’étais à sa faiblesse, j’étais loin de m’attendre qu’il se fût courbé plus profondément devant les cours du Nord que ne pouvaient l’espérer même les ennemis de la France.

Le ministère Molé, accusé d’inhabilité par la moitié de la chambre des députés, forcé de donner sa démission, parce que sa politique à l’extérieur surtout, n’avait pas reçu l’approbation de la majorité ; en appelant au pays par la dissolution ce ministère, s’il avait compris, la dignité de la nation et la sienne, n’aurait-il pas dû, dans un pareil moment, laisser en suspens la question belge ? De toutes les questions extérieures, elle était la seule qui restât en litige ; et n’est-il pas inouï que M. le comte Molé aille trancher ainsi la difficulté principale sur laquelle il appelait, par la dissolution, le pays à se prononcer, comme s’il avait craint que ses successeurs ne défendissent avec plus de succès l’intérêt français compromis par le traité du 15 novembre.

La France et l’Angleterre ont signé le traité. L’une et l’autre avaient cependant un intérêt direct et évident à ne pas laisser consommer cette injustice.

Le ministère whig a dû être bien flatté des applaudissements que les torys lui ont donnés à la chambre haute, pour sa conduite dans l’affaire hollando-belge ; il a dû comprendre tout ce que cette approbation avait de poignant pour lui.

Et la France, messieurs, a-t-elle pu ignorer que la question territoriale toute entière est une offensante hostilité dirigée contre elle ? Lord Wellington, en lui adressant ses félicitations pour l’adhésion qu’elle avait donnée au traité, ne lui a-t-il pas lancé la plus sanglante ironie ? Le vainqueur de Waterloo, celui qui tous les ans, avant 1830, venait inspecter, au nom de la Russie, nos forteresses tournées contre la France, en s’informant soigneusement à la chambre des lords, si, après l’occupation de la Meuse et du Luxembourg par la confédération, la Belgique se refermerait dans les conditions strictes de sa neutralité, a-t-il assez fait comprendre à la France le sens et la portée des stipulations auxquelles elle a consenti.

Messieurs, elle ne l’a pas compris, si j’en juge par le rôle inqualifiable que le gouvernement semble vouloir faire remplir en ce moment par son armée, sur nos frontières : Peut-être, et j’aime à le croire, le ministère français ne sait pas précisément quelle sera la destination de l’armée du Nord, mais, si elle n’était là que pour appuyer indirectement la signature que le gouvernement a apposé au traité, un tel acte justifierait la mise en accusation du cabinet qui s’en rendrait responsable.

Comment ! il s’agit d’élever dans le Limbourg et le Luxembourg une deuxième barrière contre la France, et c’est une armée française qui serait destinée à y présider, afin que la Prusse ne soit pas dérangée à l’œuvre ! Il s’agit d’humilier la Belgique, d’imprimer sur sa joue un soufflet destiné à la France, et c’est son armée qui sera chargée de la police pendant l’exécution, qui sera chargée d’empêcher qui que ce soit de trouver mauvais qu’on l’humilie ainsi. Ah, messieurs, si cette impossibilité s’exécute, on pourra dire vraiment que la discipline règne dans les armées françaises précisément comme on a dit que l’ordre régnait à Varsovie.

Ce n’est plus dans les plaines de Waterloo que devrait s’élever le monument érigé en souvenir de la défaite de 1815, c’est dans la plaine de Maubeuge et de Metz. A Waterloo, la France a été vaincue, mais non humiliée ; aujourd’hui, sur nos frontières, elles serait vaincue et humiliée tout à la fois.

Messieurs, il faut le proclamer hautement, nous sommes victimes de l’alliance française ; c’est à cette alliance trop exclusive que nous devons tous ces mécomptes qui sont là comme de tristes jalons dans notre carrière diplomatique.

Je suis loin de méconnaître les immenses services que la France nous a rendus depuis 1830, comme cette grande nation n’oubliera pas non plus que c’est notre révolution qui a détruit la grande hostilité du royaume des Pays-Bas, que c’est notre révolution, avec celle de la Pologne, qui se sont mises au devant de la nouvelle coalition projetée à cette époque contre elle.

Mais, au lieu de tendre une main de son côté, en laissant l’autre libre pour la tendre vers l’Allemagne, si notre intérêt le voulait, nous avons eu l’imprudence de les tendre toutes les deux à la fois vers la France. Nous avons fait la preuve d’une évidente inhabilité.

La Prusse, la confédération germanique nous regarde encore comme une province française, et cela par notre faute, messieurs. Elle veut une barrière entre nous et elle ; elle nous regarde avec la France comme des régions suspectes où règne la contagion, et la Hollande, que le traité place tout autour de nous, doit servir de cordon sanitaire.

C’est une faute énorme que l’Allemagne commet là ; elle ne tardera pas à s’en apercevoir, mais nous aurions dû l’en avertir nous-mêmes depuis longtemps, en abandonnant cette politique exclusivement française qui nous tue et à laquelle nous devons toutes nos déceptions diplomatiques.

Messieurs, la force des choses nous ramènera vers le Nord, où nous trouverons peut-être plus de sympathies véritables, plus d’analogie nationale, je dirai même plus de respect pour nos institutions, que du côté de ce peuple que nous nous sommes habitués depuis cinquante ans à regarder comme notre seul allié naturel.

Ne croyez pas que de désespoir de nous voir abandonnés par la France, je veuille que la Belgique se jette tête baissée de l’autre côté. Non, messieurs, du moment où l’Allemagne croira à notre entière indépendance, du moment où elle aura la preuve que nous ne sommes pas une succursale de la France, de ce jour notre alliance avec elle est possible, elle est réalisée.

Messieurs, si depuis huit ans que dure le statu quo, nous avions dirigé une partie de nos efforts et de nos négociations vers la confédération germanique, pour entamer notre question territoriale sur le pied où les 18 articles l’avait laissée, croyez-vous que cette politique toute rationnelle ne nous eût pas réussi ? Croyez-vous que nous en serions aujourd’hui à opter entre la résistance et le déshonneur ?

C’est là où notre gouvernement a commis la plus grande faute : des sacrifices pécuniaires pouvaient désintéresser la Hollande, mais ce n’est pas entre la Hollande et nous que s’agitait la question territoriale, c’est entre nous et la confédération.

C’était donc aux prétentions de la confédération qu’il fallait s’adresser, et nos ministres n’y ont pensé que le 1er février, 10 jours après la signature du traité par tous les membres de la conférence.

M. le ministre des travaux publics a voulu nous prouver que la France ne consentirait jamais à voir établir des liens entre nous et la confédération germanique. Messieurs, si cela est, si M. le ministre a en toujours été convaincu, je lui demanderai pourquoi il a fait à la conférence une proposition rédigée dans ce but ?

Messieurs, la France y aurait consenti, d’abord parce que le gouvernement de Louis-Philippe a pris pour base de son système pacifique de ne s’opposer jamais à rien. Et puis, lui qui consent sans difficultés à ce qu’on élève contre la France, une barrière le long de la Moselle et de la Meuse, pourquoi préfèrerait-il en donner la garde à la Hollande plutôt qu’à nous ? déjà, d’ailleurs, le cabinet des Tuileries a admis implicitement ce système de politique belge, en adhérant aux 18 articles qui le supposait.

C’est ici, messieurs, que je dois répondre à l’objection fondamentale que M. Nothomb a pris tant de soin de vous développer. Ce n’est pas par des subtilités que je veux le combattre, je désire me placer franchement sur son terrain, afin de vous montrer la pensée que je trouve derrière ces décors si brillants.

M. le ministre vous a fait le tableau de la Belgique repoussée en même temps par la confédération et par la France, dans la question de nos limites territoriales.

La Prusse, considérant la Belgique comme un département français, veut et doit vouloir, a-t-il, des frontières sûres de notre côté, des frontières qui réédifient en partie du moins, le système du congrès de Vienne, en servant de barrière contre la France et contre nous. Ainsi, la ligne de la Moselle et de la France est une nécessité pour l’Allemagne, contre laquelle nos prétentions vont se briser.

La France, de son côté, comprend que la Belgique ne peut conserver ces territoires contestés qu’en se rapprochant de la confédération germanique, qu’en donnant à l’Allemagne des gages de véritable indépendance.

Or, la France ne nous veut pas indépendante à cette condition.

Vous le voyez, s’écrie M. Nothomb, vous avez un intérêt supérieur qui écrase le vôtre dans la question territoriale, l’intérêt européen.

Eh bien, messieurs, toute cette argumentation contre laquelle j’ai fait tout-à-l’heure mes réserves, toute cette argumentation, si elle est vraie, savez-vous où elle nous conduit ? Elle nous conduit à démontrer qu’une Belgique indépendante, une Belgique européenne est radicalement impossible.

Si notre destinée est de nous heurter le front alternativement contre ces deux écueils, contre la confédération qui prend ses précautions contre notre tendance française, qui ne croit pas en nous comme peuple indépendant : de nous heurter contre la France, qui ne nous veut pas non plus ; eh bien, M. le ministre, veuillez me dire comme la Belgique est désormais possible, veuillez me dire quel est le système de politique extérieure vraiment belge qui vous restera entre les mains !

Tout ce que vous avez dit de l’intérêt européen, qui exige que le Limbourg et le Luxembourg ne nous appartiennent plus, et cela à cause de l’insuffisance du royaume de Belgique, aux yeux des cours du Nord, pour rester une barrière contre la France, tout cela conduit directement à prouver que l’intérêt européen exige notre anéantissement par la restauration ou le partage.

L’idée qui a présidé à l’érection du royaume de Belgique en 1830, est la même, avez-vous dit, que celle qui a présidé à la formation du royaume des Pays-Bas : c’est de constituer un état neutre faisant barrière à tous les envahissements ; 1830 est une modification de 1815, ce n’en est pas le renversement.

Eh bien, vous vous ingéniez à nous prouver précisément que cette idée, l’Allemagne n’en veut pas, qu’elle ne compte plus sur notre neutralité, qu’elle ne nous regarde plus comme barrière ; vous vous ingéniez à nous prouver que la France, de son côté, n’en veut plus de cette idée ; qu’elle nous veut faible, que les trois grands partis qui divisent la France pensent toujours au Rhin. La Belgique est donc impossible !

M. le ministre, vous avez mis beaucoup de talent à plaider contre la possibilité d’une nationalité belge, et le jour où nous nous trouverions en face d’une restauration ou du partage, on n’aurait qu’à nous relire votre discours pour nous démontrer que c’est toujours l’intérêt européen qui domine, qui écrase, de son haut, cet intérêt belge trop chétif pour résister. (Sensation.)

Non, messieurs, ce n’est pas là l’intérêt des puissances. Le but européen qu’elles doivent avoir dans la question belge, c’est que la Belgique soit forte, soit durable, c’est que sa neutralité ne devienne pas une fiction.

Or, le traité que l’on nous propose contrarie directement ce but, ce traité tend à nous séparer de l’Allemagne, en interposant la Hollande entre elle et nous ; ce traité tend à nous rendre faibles, ce traité ne nous laisse pas libre de contracter des alliances politique et commerciales qu’il serait dans notre intérêt d’établi du côté de la confédération ; ce traité tend à nous murer entre les défiances de nos voisins ; il est, en un mot, anti-européen, au dernier chef.

En déclarant la Belgique un état perpétuellement neutre, les puissances n’ont pu vouloir lui interdire les alliances politiques que son intérêt de conservation lui prescrit de contracter. Que la Belgique ait une allure à elle, qu’elle ne soit plus la satellite obligée de telle ou telle grande nation, qu’elle soit indépendante en un mot, et sa vraie neutralité sera fondée.

Mais si la conférence voulait une neutralité d’impuissance, au lieu d’une indépendante neutralité ; si elle entendait parler de cette neutralité qui a amené le complet dépérissement du Danemark, de cette neutralité qui a place la Prusse dans une situation fausse et périlleuse qui a failli l’anéantir dans cet intervalle qui sépare la paix de Bâle de la bataille d’Iéna ; messieurs, nous devrions repousser de toutes nos forces cette conception de la conférence qui créerait une Belgique impossible.

Eh bien, messieurs, l’idée politique qui est au fond du traité, que la conférence l’ait su ou l’ait ignoré, cette idée n’est-elle pas de nous faire cette neutralité de faiblesse et d’isolement ?

Vous qui croyez que nos relations avec la confédération germanique doivent se nouer plus étroites, ne voyez-vous pas que le traité est rédigé précisément en sens inverse de ce but ? Nous tous qui voulons que la Belgique reste libre dans ses alliances ; qu’elle puisse pencher sa politique au Midi ou au Nord, selon que les événements le lui indiqueront, ne voyons-nous pas que cette indépendance, seul gage de durée pour nous, seule garantie de stabilité pour l’Europe, que cette indépendance, le traité la suppose irréalisable ?

Messieurs, réfléchissons-y ; voulez-vous accepter un traité qui vous fait cet avenir plein d’embarras, de périls, de ruine, et c’est M. Nothomb qui vous l’a prouvé ? Voulez-vous rendre dérisoire l’indépendance de notre pays ? Voulez-vous prêter vous-mêmes les mains à ce complot organisé contre vous ? Eh bien, faites, mais pour moi je ne le saurais jamais.

En rejetant le traité, l’une des pensées qui m’a le plus déterminé, est celle de donner le temps à la confédération de se reconnaître, de mieux comprendre son intérêt en consentant à notre alliance ; et, messieurs, il est certain qu’elle commence à se retourner vers nous, quoiqu’on en affirme ; c’est de donner à l’Europe le temps de comprendre quelle est la faute qu’elle va si imprudemment commettre.

Lorsque, dans quelques années, notre politique impossible se sera clairement manifestée, lorsque nous reprocherons à l’Allemagne d’avoir ainsi repoussé notre alliance, qui sera devenue un besoin pour nous et pour elle, n’aura-t-elle pas le droit de nous dire : Pourquoi avez-vous accepté si facilement ces entraves ? Pourquoi avez-vous signé si vite le traité qui vous créait un tel avenir ?

Les traités de Vienne, déchirés en cent endroits depuis leur existence, ces traités auxquels aucune vue d’avenir et de véritable équilibre n’a présidé, c’est toujours cela qu’on reproduit ; c’est un de leurs feuillets dispersés par les révolutions qu’on nous présente encore aujourd’hui. C’est ce système aveugle qui ne tient compte dans la délimitation des états ni des affinités nationales, ni des croyances, ni des mœurs, ni des éléments historiques ; c’est ce droit public qui consacre ces marchés d’hommes ou plutôt ces marchés d’esclaves, puisqu’on en dispose malgré eux, c’est tout cela qu’on veut mettre en vigueur contre nous !

Les admirateurs de l’équilibre applaudirent beaucoup la conception du congrès de Vienne, de réunir la Belgique à la Hollande ; ils ne voyaient pas qu’au lieu d’une nation forte et durable, c’était une révolution que l’on créait. Eh bien, comment la conférence e voit-elle pas qu’elle ressuscite en petit la faute du congrès de Vienne, en voulant souder à la nationalité hollandaise les populations belges et catholiques du Limbourg et du Luxembourg ? Tous ces projets ne tiendront pas, messieurs, et c’est encore des troubles et des révolutions que l’on sème là.

M. Nothomb vous a parlé de l’intérêt de l’Europe comme vous en auraient parlé Castlereagh et Talleyrand ; l’Europe, pour lui, date toujours de 1815 ; c'est de ce point de vue qu’il juge les événements politiques qui passent devant nous.

Je sais bien que M. le ministre nous a dit qu’il expliquait, mais qu’il ne justifiait pas. Cependant, vous m’avouerez, messieurs, qu’il a mis tant d’âme à expliquer ce système sans entrailles, qu’on aurait pu croire que sa propre conviction était en cause.

Messieurs, il y a deux Europes dans l’Europe, l’une qui se démolit et qui tombe, l’autre qui s’édifie lentement.

Le première est cette Europe artificielle façonnée à la hâte, au hasard, par le congrès de Vienne, au milieu des influences égoïstes qui s’arrachèrent des lambeaux de pays comme on se partage une proie.

Pour elle, les limites des états sont fixées d’après la position d’une forteresse ou d’une rivière ; pour elle les nationalités historiques ne sont rien. Peu importe à l’Europe de 1815 que le Luxembourg ait une origine belge de plusieurs siècles, qu’il ait été identifié aux provinces méridionales des Pays-Bas, sans réclamation de la part de la confédération, peu importe que ses populations restent attachées des deux mains à la Belgique pour ne pas en être séparées, non, elle a lu, sous la poussière qui recouvrait ce feuillet de 1815, que le Luxembourg était allemand. Le fait pour elle n’est rien, c’était écrit !

Ce système par âmes et par lieues carrées de la vieille Europe de 1815, ce système fondé sur le triple pivot d’une France bourbonienne, d’un royaume des Pays-Bas constitué comme barrière contre la France, et du rétablissement d’un royaume de Pologne, ce système ne se délabre-t-il pas de tous côtés ? Où est la France de la restauration ? où est le royaume des Pays-Bas ? où est la Pologne ? Ne pourrait-on pas se demander que deviennent les provinces du Rhin, que va faire la Saxe mutilée, ces deux autres combinaisons des traités de Vienne ? Tout cela tombe, messieurs, pour faire place à une nouvelle Europe non plus fondée sur les calculs d’une diplomatie matérialiste, mais sur les sympathies politiques et religieuses, sur les véritables nationalités.

Quand M. Devaux nous a prédit le moment où, dans le remaniement qu’il prévoit en Europe, les puissances allaient se jeter encore des lambeaux de territoires comme des appoints, c’était aussi un souvenir de 1815 qui le préoccupait. Non, messieurs, tout cela est du passé.

Comment se fait-il, en présence des démentis que les événements donnent chaque jour au système des négociateurs de Vienne, que ce soit encore lui que l’on appelle pour présider à la séparation de la Belgique et de la Hollande ? c’est encore la question d’un cours d’eau qui domine des traditions nationales, ce sont encore des populations que l’on déracine, de ces unions forcées que le divorce ne tarde jamais à dissoudre.

Messieurs, nous qui n’acceptons pas le traité, c’est au nom de l’intérêt de l’Europe nouvelle que nous protestons ; vous, c’est de celle qui tombe dont vous nous parlez.

Messieurs, je vous ai démontré que le mouvement politique qui entraîne aujourd’hui les nations et les gouvernements n’est plus celui imprimé par le système de 1815 ; je vous ai démontré que, même au point de vue du congrès de Vienne, c’est un royaume de Belgique assez fort, assez indépendant, assez neutre pour être une barrière qu’il fallait constituer ; tandis que c’est une Belgique faible, repoussée par l’Allemagne vers laquelle elle devrait peut-être pécher, jetée du côté de la France d’où son intérêt lui ordonne peut-être de s’éloigner, que c’est une Belgique impossible que le traité veut faire, une Belgique antieuropéenne, à moins que le partage ne soit européen ; car c’est sur cet écueil, messieurs, que cette politique tend à nous jeter.

Ah ! pour celui qui aime son pays, qui en est fier, qui a la conscience du beau rôle qu’il était destiné à jouer en Europe, être condamné à délibérer froidement soi-même sur des projets de démembrement, c’est bien pénible, il faut l’avouer, messieurs. Lorsque les puissances ordonnèrent les trois partages successifs de la Pologne, elles lui épargnèrent du moins la tâche cruelle de prononcer elle-même sur cette grande iniquité. Je voudrais être assez heureux pour me persuader, comme quelques-uns d’entre vous, qu’il n’y a là aucune humiliation à subir, mais je le sens, messieurs, pour moi, j’irai longtemps la tête courbée et l’amertume dans l’âme, si la Belgique succombe à cette triste épreuve.

En 1831, affaissés que nous étions sous le poids des désastres d’un mois d’août, les 24 articles n’ont été acceptés qu’en présence d’une imposante minorité ; ils n’ont été acceptés par tous qu’avec tristesse et dans le silence du découragement. « le souvenir de ces grandes douleurs, a dit un de nos ministres actuels, restera dans ma mémoire, ineffaçable ; mais la nécessité absout ».

Le traité du 15 novembre était donc regardé unanimement comme humiliant, comme onéreux, comme étant le résultat de nos malheurs, que nous devions subir comme des vaincus.

Ce traité, est-il aujourd’hui amélioré, après huit années d’intervalle ? Est-il vrai que Messieurs les ministres puissent se vanter d’avoir recueilli les bénéfices du temps, d’avoir obtenu mieux que 1831 ? Je ne le pense pas, messieurs : Les arrangements territoriaux, et pour moi, c’est presque tout le traité, sont restés les mêmes, je me trompe, messieurs, ils ne sont plus les mêmes ; ils sont bien plus préjudiciables qu’en 1831. A cette époque, le lendemain de la révolution, on pouvait croire peut-être à la possibilité de réunir à la Hollande les parties du Limbourg et du Luxembourg dont le sort pouvait paraître provisoire et irrésolu.

Mais aujourd’hui, après huit années de vie commune, après avoir vu nos habitudes, nos affections, nos meurs se nouer plus étroitement, à l’ombre de nos institutions et sous le sceptre d’un roi aimé, dites-moi, messieurs, le sacrifice que nous devrions consommer ne serait-il pas dix fois plus pénible, le déchirement qui résulterait aujourd’hui de cette séparation, combien ne serait-il pas plus douloureux, qu’il ne l’eût été alors.

Ainsi, messieurs, la question territoriale n’est plus la même qu’en 1831 ; le morcellement auquel nous consentirions serait un fait d’une tout autre gravité après un intervalle de huit ans.

Sous ce rapport, le plus important de tous, le nouveau traité qu’on nous propose est donc empiré, et je ne vois pas là ces bénéfices que le temps vous a légués.

Mais, après avoir ainsi blessé au cœur notre nationalité, la conférence nous donne-t-elle, en échange, des avantages matériels ?

Après nous avoir défendu d’être une nation que l’on puisse avuer avec orgueil, une nation ayant son honneur sauf, nous permettra-t-elle, comme quelques-uns l’espèrent, d’être une peuplade d’honnêtes marchands que la neutralité protège ? Non, messieurs, cette triste compensation, vous ne l’avez même pas.

Et d’abord, quand la vie politique s’affaiblit chez un peuple, sa vie industrielle s’éteint en même temps. Comment voulez-vous établir des relations de commerce avec les autres peuples, si votre existence est problématique, si ces peuples ne croient pas à vous.

Mais j’abandonne ces réflexions générales pour entrer directement au cœur de la question, et il ne me sera pas difficile de prouver, messieurs, que le traité proposé est plus encore peut-être une conspiration contre notre avenir commercial que contre notre avenir politique.

Lorsque j’ai eu l’honneur, il y a peu de temps, de vous entretenir encore de notre question belge, je vous ai indiqué la savante combinaison commerciale qui se trouve dans le système de délimitation territoriale telle que nous le fait le traité. M. le ministre des travaux publics a parfaitement résumé cette question, en nous disant que l’idée fondamentale du traité du 15 novembre était de priver la Belgique de la triple position de l’Escaut, de la Meuse et de la Moselle.

C’est toujours la même conspiration ourdie si savamment à Utrecht par l’habilité de Guillaume d’Orange : il s’agit toujours, comme alors, de donner la garde de nos frontières et de ses forteresses à la Hollande ; il s’agit toujours, comme au traité de Munster, d’accorder à notre rivale le principe de la souveraineté de l’Escaut ; il s’agit toujours de la décadence d’Anvers, projet que la Hollande conduit depuis deux siècles, sous la complicité de l’Angleterre, ave cette patience qui sait attendre l’heure du succès.

La Hollande assise sur la Meuse qui acquiert une importance immense pour elle ; la Hollande rend impossible les relations qu’il était si essentiel, pour la Belgique d’établir avec l’Allemagne du côté de Düsseldorf, du côté du Rhin ; elle rend impossible la réalisation de ce canal du nord qui avait tant épouvanté le commerce hollandais sous l’empire, et depuis, canal qui devait compléter l’idée à laquelle nous devons notre chemin de fer. Je vous ai montré la Hollande jalouse d’être établie comme la sentinelle de ce chemin de fer, afin d’être en position de nous susciter, là aussi, les difficultés que son astuce proverbiale a su, depuis des siècles, nous susciter sur l’Escaut.

La seule question territoriale, telle que le traité la posait, me paraissait déjà alors compromettre évidemment les espérances commerciales que la Belgique était en droit de concevoir. Cette seule question me faisait déjà craindre sérieusement que ce ne serait pas la Belgique qui désormais formerait le grande ligne de transit entre l’Océan et l’Allemagne, mais que ce serait la Hollande.

Mais alors je ne prévoyais pas, messieurs, que maîtresses sur la Meuse, la Hollande allait être reconnue définitivement souveraine de l’Escaut. Il ne restait plus que cela pour nous activer, et ce coup ne nous a pas été épargné.

J’examinerai tout à l’heure s’il est vrai que la conférence ait posé derrière une phrase obscure, artificieuse, le principe d’un péage sur l’Escaut dans le traité primitif, mais cette excuse ne rend pas le fait moins funeste, la souveraineté du fleuve n’en est pas moins donnée, en principe, à la Hollande. Or, cela est immense, messieurs, c’est là le but vers lequel toute la politique de notre rivale, à toutes les époques, a constamment tendu.

Savez-vous, messieurs, ce que disaient, en 1785, les états-généraux de Hollande, dans une note adressée à l’ambassadeur de Joseph II ? (Ces paroles sont remarquables) : « Nous n’avons pas, disaient-ils, réclamé la possession des Pays-Bas autrichiens, parce que les restrictions apportées au commerce de la Belgique et la servitude de l’Escaut nous suffisent. »

Messieurs, quand, à l’aide du principe de la souveraineté du fleuve qu’on lui concède aujourd’hui, la Hollande aura complètement fermé l’Escaut, et elle y parviendra, soyez-en bien persuadés, messieurs, la restauration lui importera très peu désormais.

Si des nations de vieille expérience, comme la Hollande ou l’Angleterre, étaient dans la position de la Belgique actuelle, elles feraient cent ans la guerre, plutôt que de céder leur co-souveraineté sur l’Escaut.

Vous le savez, messieurs, la prospérité commerciale de la Belgique a toujours été s’élevant ou s’abaissant, selon que la liberté de l’Escaut était plus ou moins entravée.

Le traité de Munster, celui de la barrière, la paix d’Aix-la-Chapelle, le traité de Fontainebleau en 1785 où Joseph II vendit l’Escaut pour 9 et demi millions de florins, le traité de La Haye, celui de Vienne, celui que nous discutons aujourd’hui, ce sont là pour la Hollande autant de champs de bataille pour conquérir la souveraineté de ce fleuve par lequel seul le commerce belge peut avoir assez d’air pour respirer.

Je vous ai dit tout à l’heure, messieurs, que dans ces projets dirigés contre nous, l’Angleterre, était peut-être complice de la Hollande.

Messieurs, il faut bien le comprendre, l’Angleterre veut une Belgique, tout justement assez prospère pour continuer à rester un marché de consommation important pour ses produits ; elle désire voir nos communications avec l’Allemagne tout justement assez faciles pour qu’elle en profite, mais l’Angleterre ne nous veut pas assez riches et assez puissants pour que notre industrie manufacturière fasse une concurrence sérieuse à la sienne, pour que nos ports surtout partagent avec Londres et Liverpool l’empire commercial du monde.

Huskisson, chaque fois que des questions de navigation et de douanes s’agitent au sein du parlement anglais, montre du doigt avec terreur ce port d’Anvers, le plus beau du monde, et dont l’importance n’est peu comprise que par nous seuls.

Messieurs, veuillez réfléchir au double fait que je vais vous signaler, et vous aurez la clef du mauvais résultat de nos négociations relativement à l’Escaut, et peut-être à tout l’ensemble de nos négociations.

La veille d’adhérer au traité qui allait lui donner la souveraineté de l’Escaut la Hollande avait conclu avec l’Angleterre un traité de commerce et de navigation qui accordait à cette dernière puissance le transit libre sur les eaux intérieures de la Hollande.

A peu près en même temps, le roi Guillaume signait avec la Prusse un second traité de commerce, dont l’idée principale est que le tarif des douanes allemandes ne pourra s’élever plus qu’il ne l’est à l’égard des produits coloniaux arrivant par les eaux hollandaises. Toute la pensée du gouvernement du roi Guillaume ne vous est-elle pas dévoilée ici ?

Il lui fallait, d’un côté, empêcher le contact de nos frontières avec celles de la confédération : on l’a fait. Il lui fallait la souveraineté de l’Escaut pour être en position et en droit de l’entraver ; on la lui a donnée. D’un autre côté, il devait augmenter la liberté de ses fleuves en concurrence avec l’Escaut, il devait abaisser les barrières douanières de l’Allemagne, abaisser les siennes du côté de l’Angleterre, amener ces deux grandes nations dans ses intérêts ; tout cela est fait ; voilà comme on négocie, messieurs. Les ministres du roi Guillaume connaissent peut-être moins bien que les nôtres l’intérêt européen ; mais vous conviendrez qu’ils ont mieux compris celui de la nation qu’ils dirigent.

Le traité une fois accepté, je pense, pour moi, que la grande question est de savoir si ce sera la Belgique ou la Hollande qui va servir de grande route au commerce européen, si ce sera Anvers ou Rotterdam qui va devenir le grand entrepôt ; je pense, messieurs, que cette question restera irrévocablement décidée contre nous.

L’objection que l’on oppose est que le principe d’un péage se trouvait posé dans le traité primitif.

D’abord pour ceux qui ne considèrent pas ce traité comme encore debout, cette objection n’a d’autre portée que de démontrer que la conférence avait consacré dans les 24 articles une injustice de plus qu’on ne le croyait.

Mais le principe d’un péage est-il bien consacré par le traité de 1831 ? Je ne le pense pas.

D’abord, veuillez remarquer, comme antécédents, que dans les bases de séparation du 20 janvier, acceptées par la Hollande, le principe d’un péage sur l’Escaut ne se rencontre pas plus que dans les 18 articles. Dans la convention du 21 mai qui a suivi le traité du 15 novembre, il n’y a pas de trace non plus d’un tel principe. Est-il vraisemblable que la Hollande eût consenti à voir effacer son droit de souveraineté de l’Escaut de la convention du 21 mai qui pouvait rester en vigueur pendant de si longues années, si ce droit avait été réellement reconnu en 1831.

Ainsi, messieurs, si ce principe avait été inséré dans les 24 articles, il y eut novation, et novation sur un point capital. Ce principe nouveau, dont la portée est immense, aurait dû y figurer en lettres majuscules, au lieu de se glisser furtivement sans être aperçu, derrière une phrase obscure et si propre aux contestations.

Je reconnais bien là l’ancienne diplomatie hollandaise, mais la conférence n’a pu y prêter les mains, ni la Belgique en être la dupe.

Examinons maintenant l’article 9 à la lumière de la bonne foi :

Le premier paragraphe pose en principe général que c’est le traité de Vienne qui sert de base à toutes les stipulations qui vont suivre le traité de Vienne qui a introduit le nouveau droit public relativement aux fleuves, celui de leur liberté.

Or, quel est le système de 1815 ? c’est que la quotité des droits à fixer ne pourra en aucun cas excéder ceux existant actuellement.

Eh bien, messieurs, à l’époque de la promulgation de ces traités, il n’y avait pas de péage sur l’Escaut ; de simples droits de pilotage et de balises y étaient établis.

En 1816, le roi Guillaume fit de nombreuses tentatives pour fixer un droit de tol, en violation du traité de Vienne, mais il échoua contre la vive opposition du commerce d’Anvers.

Ainsi, messieurs, le premier paragraphe de l’article 9 pose en système qu’un droit de péage ne pourra être établi sur ce fleuve. Comment serait-il possible, après cela, que le dernier alinéa vînt, non modifier, mais contredire directement le principe adopté comme base des autres stipulations ?

Veuillez relire attentivement l’article en entier, et vous serez convaincus que le tarif de Mayence, dont il est parlé dans ce denier paragraphe, n’est relatif aux eaux intermédiaires entre l’Escaut et le Rhin ; vous le croirez d’autant mieux que c’est précisément pour ces embranchements du Rhin que la convention de Mayence a été conclue

Croyez-vous, messieurs, s’il était vrai qu’un droit de 4 florins qui équivaut à la complète fermeture du fleuve, eût été admis dans le traité primitif, croyez-vous que les puissances eussent consenti à cette révoltante injustice ? Croyez-vous que la Belgique n’eût pas élevé les plaintes les plus vives, au lieu de se croiser les bras sans s’en apercevoir ? croyez-vous surtout que la Hollande eût jamais transigé sur cette victoire, en admettant la diminution que l’on s’imagine avoir obtenue.

Messieurs, tout cela n’est pas admissible.

De toute façon, messieurs, l’application du tarif de Mayence ne devait être que provisoire, en attendant le traité définitif.

La seule base de ce traité final ne pouvait être un tarif en contradiction manifeste avec le principe de la liberté du fleuve, le principe du traité de Vienne, clairement posé comme devant servir de prémisse à tout règlement ultérieur sur l’Escaut.

Messieurs, je n’examinerai pas tout ce qu’il y a d’illusion à compter sur le rachat du péage, comme quelques-uns semblent l’espérer.

Pour moi, tout le mal se trouve dans le principe de la souveraineté du fleuve que vous concédez si bénévolement à la Hollande.

Une fois cette propriété établie, ne comprenez-vous pas toutes les conséquences fâcheuses pour notre commerce, que pourra en déduire ce gouvernement qui a su prolonger, pendant 15ans, les conférences de Mayence, appuyé sur les prétextes les plus futiles et les moins honorables ?

Un fait tout récent et dont l’analogie est frappante avec la question qui m’occupe, vient d’attirer toute l’attention du parlement anglais. Une convention conclue à Dresde en 1821, en conséquence des traités de 1815, avait établi sur l’Elbe, au profit du roi de Hanovre, qui a quelque parenté de caractère et de position avec le roi Guillaume, avait établi, dis-je, des droits de péages modérés sur les navires en destination de Hambourg.

Eh bien, malgré cette convention, le Hanovre, se fondant sur telles circonstances imprévues, sur telle interprétation forcée, a successivement augmenté ces péages, malgré les vives réclamations du commercer anglais. Les plaintes qui viennent, il y a quelques jours, d’être manifestées au parlement, portent plus encore sur les vexations de toute espèce, dont la perception du péage est accompagnée, que sur son élévation même.

Si vous me demandez maintenant, messieurs, quelles seront ces vexations que le roi Guillaume tient en réserve, je vous répondrai qu’il les trouvera facilement dans cet arsenal où la Hollande a constamment puisé de pareilles mesures contre notre commerce depuis plusieurs siècles.

Messieurs, en examinant la fâcheuse position politique et commerciale que le nouveau traité nous fait, je pense vous avoir démontré que ce traité, en réalité, nous est plus préjudiciable encore que celui du 15 novembre ; plus préjudiciable sous le rapport de la question territoriale, plus préjudiciable sous le rapport de l’Escaut. Or, pour moi, ce sont là les deux grandes questions qui renferment tout notre avenir commercial et politique. Pour la dette, d’autres membres, qui se sont spécialement occupés de ce point important aussi, vous prouveront qu’en renonçant au boni qui nous revenait du syndicat, nous avons peut-être plus donné que nous n’avons reçu par le dégrèvement des trois millions. Notre situation est donc plus fâcheuse aujourd’hui que le lendemain des désastres du mois d’août.

Mais il y a plus, messieurs, j’espère vous convaincre que si aujourd’hui on nous présentait le protocole des 20 et 27 janvier comme bases de séparation entre la Hollande et nous, nous devrions accepter de préférence, et avec gratitude, ce traité contre lequel le congrès a protesté avec tant d’énergie il y a neuf ans.

Ces bases des 20 et 27 janvier avaient décidé la question si importante de l’Escaut en notre faveur ; le principe d’un péage ne s’y trouvait pas ; nous avions notre co-souveraineté du fleuve reconnue. Ce point, vous en connaissez l’importance.

Sous le rapport des dettes, à la vérité, la conférence mettait à notre charge les 16/31, mais nous jouissions, en compensation, de la navigation et du commerce aux colonies, sur le même pied que la Hollande.

Or, messieurs, avec cette dernière réserve, je consens encore volontiers pour ma part, à voir figurer la Belgique pour 16/31, dans le partage des dettes du royaume des Pays-Bas.

Pour la question des territoires, ces premières bases de séparation posaient, comme vous le savez tous, un principe de délimitation infiniment moins défavorable que celui adopté en 1831 et reproduit aujourd’hui.

La Belgique aurait possédé les territoires qui n’étaient pas compris dans les limites de la Hollande en 1790. A la vérité, le duché de Luxembourg nous échappait, mais dans un protocole explicatif du 21 mai suivant, la conférence admit la possibilité de la cession du Luxembourg, à titre onéreux.

Mais en supposant même que le protocole du 21 mai ne fût pas parvenu à modifier les bases du 20 janvier par rapport à la cession du Luxembourg, il n’en reste pas moins vrai, que mieux valait infiniment perdre le Luxembourg, en entier, que d’arriver à ce perfide système d’échange entre la partie pauvre du Luxembourg, contre la partie du Limbourg que la Meuse arrose. J’ai eu l’honneur déjà de vous indiquer tout ce que cette combinaison renfermait de déplorable sous le rapport aussi bien de nos frontières naturelles, dont on nous prive ainsi, que sous celui de nos relations avec l’Allemagne, qui se trouvent de cette façon complètement paralysées. Vous ne permettez de vous citer des paroles de M. Lebeau qui vous prouveront combien on était frappé de cette vérité, au début de nos négociations :

« La conférence, disait M. Lebeau, nous croirait-elle tellement frappés de cécité, que d’espérer que nous achetions le Luxembourg par l’abandon du Limbourg. Mais par une telle négociation, ce ne sont pas les affaires de la Belgique qui seraient arrangées, ce ne sont pas celles du prince Léopold, ce sont les affaires de la Hollande qu’on aurait faites. »

M. Lebeau avait raison, et il en résulte à l’évidence que les bases de séparation du 20 janvier nous faisaient une position bien préférable, sous les trois rapports de la dette, de l’Escaut et des limites territoriales, à celle que le nouveau traité nous prépare.

Or, souvenez-vous, messieurs, que c’est contre ce traité que le congrès s’est levé unanimement pour protester, sans discussion, sans hésitation, au nom de notre dignité nationale blessée.

Et cependant voyez dans quels embarras nous nous trouvions : Nous allions partout demandant à l’Europe un roi qu’elle nous refusait, qu’elle craignait de nous donner ; nous étions à la veille de la non-acceptation du duc de Nemours ; nous étions abandonnés des puissances ; on méditait le démembrement de nos provinces ; eh bien, le congrès protesta alors contre des conditions d’arrangement bien moins dures que celles qu’on nous soumet aujourd’hui. Le congrès protesta, rompit toute négociation sur les bases qu’ils repoussait, et six mois plus tard la Belgique obtenait les 18 articles.

Les 18 articles, de tous les traités celui qui nous a fait les conditions meilleures, voilà donc, messieurs, le fruit de la protestation du congrès !

Je sais quelle est l’objection qu’on m’a déjà faite et qu’on renouvellera ! Vous disposiez alors, me dit-on, de la puissance révolutionnaire devant laquelle la conférence reculait effrayée. Mais savez-vous bien ce que vous dites là ? Comment ! ce que vous nommez l’énergie révolutionnaire a pu nous tenir lieu de tout ; elle nous a amenés, seule, des résultats que nous n’avons plus su obtenir depuis que nous sommes une nation organisée, depuis que nous avons fondé un trône auquel s’attachent de royales alliances, depuis que tout cela a pesé dans les négociations. Prenez garde, vous qui parlez ainsi, prenez garde que le peuple ne vous écoute !

Pour moi je proteste contre une telle doctrine et je suis convaincu que la Belgique, en janvier 1831, était bien moins en position de protester, de résister, faible comme elle l’était, sans armée, sans organisation, sans roi, qu’elle ne l’est aujourd’hui avec tous ces éléments. La différence, c’est qu’alors la Belgique voulait, osait, avait du courage, et qu’aujourd’hui elle hésite et recule.

« Si nos différents avec la Hollande ne peuvent s’arranger à l’amiable, disait M. Nothomb dans la séance du 4 juillet 1831, eh bien, vous ferez la guerre, mais vous la ferez avec votre Roi. Le peuple et l’armée sauront à qui obéir, le pouvoir exécutif sera fort, votre triomphe est certain ! »

Vous voyez, messieurs, qu’on a un peu modifié cette thèse depuis. Aujourd’hui, comme en 1831, on n’a qu’un même argument, la nécessité qui est toujours là avec sa large main étendue sur nous.

En 1831 on pouvait apercevoir cette nécessité, en 1831 je conçois l’acceptation : nous étions courbés, humiliés sous le poids des journées du mois d’août ; nous étions des vaincus ; notre Roi venait à peine de mettre le pied sur le sol belge ; les liens intimes qui l’unissent aux deux trônes de France et d’Angleterre n’existaient pas ; notre nationalité pouvait paraître problématique ; la stagnation commerciale était plus n qu’aujourd’hui ; nous n’avions pas d’armée ; la France était faible et divisée ; la confédération germanique s’organisait à Francfort forte et puissante ; la Pologne venait de mourir ; tout était contre nous ; il fallait, j’en conviens, bien vite constituer la Belgique et sa royauté. Mais aujourd’hui que notre nationalité est un fait qu’on ne pourrait plus déplacer sans bouleverser l’Europe ; aujourd’hui qu’un intervalle de huit années belles, prospères, nous sépare de l’époque de nos malheurs, venir encore nous répéter ces mots toujours les mêmes : « la nécessité absout ! » non, messieurs, l’Europe ne vous croira plus.

Messieurs, s’il est vrai que la position de la Belgique soit telle qu’elle doive céder chaque fois qu’il conviendra aux puissances de l’ordonner, qu’elle doive courber sa tête obéissante chaque fois que la conférence lèvera la main impérieusement sur elle, si toute velléité de résistance est une tentative insensée de notre part, si par notre vote nous renouvelons en 1839, comme en 1831, cette solennelle et humiliante profession de foi, eh bien, messieurs, la portée évidente de cette déclaration n’échappera pas aux grandes puissances. Ce que vous décidez vous-mêmes par cette manifestation d’impuissance, c’est que le rôle d’équilibre que l’on a voulu nous faire jouer, nous sommes dans l’impossibilité de le remplir ; ce que vous décidez, c’est votre inutilité en Europe, c’est en un mot l’anéantissement nécessaire de la Belgique, à la première occasion qui se présentera.

L’idée qui a présidé à la formation d’une Belgique indépendante, en 1830, vous le savez, messieurs, c’est de poser entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France, un état neutre, fort et servant réciproquement de barrière à chacun.

Le jour où il sera prouvé que la Belgique, n’est pas en position de remplir cette mission de puissante neutralité, d’être un peuple ayant sa volonté, sa nationalité pleine d’énergie, eh bien, messieurs, ce jour là, il sera décidé que notre nom doit être rayé de la carte d’Europe, et l’on aura raison.

Permettez-moi, messieurs, de vous citer ici les belles paroles que M. Nothomb nous adressait il y a quelques années, et qu’il ne désavouera pas aujourd’hui :

« Le dernier degré où puisse descendre un peuple, s’écriait-il, c’est de douter de soi, c’est de se demander : vaut-il mieux pour moi d’être ou de ne pas être ? Si vous ne croyez pas en vous-même, si vous n’êtes pas capables de tous les sacrifices n’aspirez pas au titre de nation, vous n’en êtes pas dignes. Mais sachez-le bien, ne comptez plus sur la pitié de l’Europe, vous en serez la risée. »

Eh bien, oui, si le système pacifique n’a pas d’autre conclusion que de céder irrévocablement et toujours, si nous sommes en face de la nécessité chaque fois que la conférence le voudra, chaque fois qu’une proposition de sa part nous sera soumise, nous ne devons plus croire en nous-mêmes, nous ne devons plus aspirer au titre de nation.

Ceux-là ne sont pas les plus pacifiques qui acceptent une paix ou plutôt une trêve grosse d’agitations futures et de ruines ; la paix, messieurs, on l’accorde à ceux assez fermes pour l’exiger, on la refuse à ceux qui la mendient toujours à genoux.

La paix, oui, c’est le premier besoin, pour un peuple, surtout pour un peuple qui se constitue, mais ce n’est pas elle, croyez-le bien qu’une telle nation achète au prix de l’affaiblissement de son indépendance et de la perte de son avenir, non, messieurs, ce n’est pas la paix, c’est la mort politique qu’on achète ainsi !

Il est de certains moments de périls pour une nation, où il est plus habile de gouverner avec le cœur qu’avec la tête, où la science ordinaire d’un ministre ne suffit pas.

La Prusse a vu l’un de ces moments, en présence des désastres de 1806 et de 1808, lorsque le célèbre ministre Stein s’écriait qu’il fallait briser la plume du diplomate pour s’armer de courage et d’énergie. Steen était regardé aussi alors comme un imprudent par ceux qu’on appelle hommes d’Etat, et cependant c’est lui qui fit reculer Napoléon et qui sauva la Prusse.

Si en place de cet homme de génie, la Prusse n’avait eu que des ministres honnêtes gens, tremblants toujours devant le fantôme de la nécessité, ce royaume si puissant aujourd’hui, aurait été démantelé, anéanti.

La Belgique a vu deux de ces moments, depuis quelques années : la première fois fut le jour où le royaume des Pays-Bas fut démoli, le jour où nous venions de déchirer les traités de 1815 sans nous inquiéter quel serait le titre d’existence que nous présenterions aux puissances alarmées.

La seconde fois fut le 1er février 1830, quand le congrès vota cette fameuse protestation, dont je vous ai déjà parlé et qui fit reculé la conférence.

Eh bien, messieurs, nous avons pensé que la Belgique se trouvait une troisième fois dans une position analogue, en présence de la dernière décision des cinq cours.

Notre position était bien belle, il faut l’avouer, messieurs. L’unanimité régnait entre le gouvernement, les chambres et le pays ; des paroles recueillies avec enthousiasme par les populations étaient tombées du trône, l’armée était belle d’ardeur et de dévouement, les puissances chargées chacune d’embarras intérieurs, tremblantes à la pensée d’une guerre, voulaient vite se débarrasser de la question belge, si remplie de périls. Or, elles ne pouvaient s’en débarrasser qu’en tentant une exécution par la force, ce qui était impossible, puisque c’était risquer cette guerre qu’elles voulaient éviter, ou bien, en se dissolvant, et c’est ce qui serait arrivé.

Si nous avions eu des ministres convaincus comme nous, de notre système, ils n’auraient pas, par leur indécision, désuni notre force, perpétué le malaise ; ils auraient porté activement leur attention sur la crise industrielle et financière qu’il était si facile, sinon de faire cesser entièrement, du moins de circonscrire ; d’une main ils auraient pacifié l’intérieur pour être forts, de l’autre, dans la résistance à l’extérieur ; ils auraient pris une attitude nette, rompu en temps des négociations inutiles ; ils auraient ainsi mis la conférence en demeure d’exécuter ; cette mise en demeure aurait divisé les puissances qui ne seraient pas plus entendues, qui se seraient moins entendues en 1839 qu’en 1832, sur l’emploi des mesures coercitives ; en un mot, ils auraient fait comme Stein, dirigé nos affaires avec courage et sauvé leur pays.

Au lieu de cela, qu’a-t-on fait ? On a dicté des paroles royales belles, populaires, pour les jeter plus tard en pâture à la moquerie de tous ; on a voté des adresses pour proposer de les déchirer aujourd’hui ; on a organisé cette armée naguère si confiante et si fière, et à cette heure si profondément découragée ; on a provoqué le départ des ambassadeurs par la nomination de ce général illustre qui serait arrivé assez à temps pour être témoin de notre défaite. Mais si le ministère ne voulait pas pousser son énergie au-delà des négociations, s’il ne se sentait pas la main assez ferme pour signer une protestation contre le traité que la conférence nous propose, il ne fallait pas tous ces décors de résistance derrière lesquels il n’y avait qu’une résolution arrêtée de tout céder.

Les ministres nous ont appris que tout cela a été fait en vue des négociations ; nos adresses étaient diplomatiques, notre armée était diplomatique, nos énormes dépenses étaient diplomatiques ! Messieurs, il est possible que les puissances s’en soient douté, il est possible que la diplomatie l’ait su et en ait souri ; mais je le déclare, lorsqu’ému, j’applaudissais au discours du trône, lorsque avec enthousiasme, je prenais part à la rédaction de nos adresses, lorsque je me sentais fier de voir flotter notre drapeau au milieu de nos régiments si fiers aussi, non, je ne croyais pas être un instrument, je ne me croyais pas trompé, je ne croyais pas jouer une si inqualifiable comédie et la nation, messieurs, ne le savait pas plus que moi.

Que notre situation soit grave aujourd’hui, il faudrait fermer volontairement les yeux pour le nier. Mais ces difficultés dont nous sommes entourés, est-ce le système de résistance qui les a fait surgir ? Non, messieurs, cette position pleine d’embarras ce sont nos adversaires qui nous l’ont faite ainsi. Je n’accuse pas, je crois volontiers et sincèrement aux bonnes intentions, mais est-ce notre faute, à nous, s’il continuait des négociations dans lesquelles il n’avait lui-même aucune foi, au moment où nous eussions protesté ? S’il prorogeait les chambres et perpétuait le malaise par l’incertitude, alors que nous eussions par une attitude dessinée, calmé le pays pour lequel l’indécision est ce qu’il y a de plus funeste ? est-ce notre faute, à nous, si notre ministre des affaires étrangères était tellement occupé, absorbé, qu’il ne pouvait pas y avoir de place ni de loisir par M. le ministre de l'ntérieur, lorsque cependant la question extérieure devait se décider par notre force au-dedans ? Est-ce notre faute, si on n’a rien fait pour remédier à l’annulation à peu près complète des escomptes causée par la chute de la banque de Belgique, alors que le gouvernement avait en main le moyen de ramener la vie commerciale qui avait tari ! est-ce notre faute si l’unanimité entre le gouvernement et le pays qui nous rendait si fort, si cette unanimité a cessé d’exister ? Non, messieurs, les difficultés de notre position, nous n’en sommes pas responsables, c’est vous qui les avez créées, malgré nous.

Mais, messieurs, quand il s’agit d’accepter un traité qui, dans notre conviction profonde, menace notre existence nationale et notre prospérité future, des difficultés même graves doivent-elles nous faire reculer ? devons-nous abandonner le gouvernail, laisser le vaisseau prendre la route de écueils, et cela parce que le vent souffle fort autour de nous ? Un peuple qui ne sait pas un peu souffrir pour conquérir une indépendance forte et durable, mérite-t-il d’en porter le nom ?

Voici, messieurs, la différence radicale qui existe entre vous, qui voulez l’acceptation, et nous, qui ne pouvons y consentir : Vous êtes surtout frappés des embarras qui forment cette nécessité devant laquelle vous vous courbez. Pour nous, permettez-moi de vous le dire, la question est plus haut, c’est une question d’avenir.

Nous ne pensons pas que la Belgique, acculée dans les limites politiques et commerciales que le traité lui trace, ait assez d’air et de soleil pour vivre et prospérer longtemps.

Nous la voyons, avec sa position admirable au milieu de l’Europe, avec sa population double, après neuf ans d’indépendance nationale, de prospérité enviée, après s’être mise en tête du mouvement européen, par ses institutions, par son génie industriel, par son unions au milieu des agitations des autres peuples, par sa fidélité aux fortes croyances, nous voyons cette Belgique, emprisonnée dans de fausses limites, rendue presque impossible, redevenir comme au traité de Munster, comme en 1815, une espèce de vassale de la Hollande : Vassale en lui payant un tribut qu’on nomme une dette et que nous ne devons pas ; vassale en lui donnant la garde de nos frontières et de nos fleuves du côté de l’Allemagne : vassale en lui accordant la souveraineté de l’Escaut et la suprématie commerciale ; vassale, surtout, en lui livrant 400,000 de ses enfants, comme les otages de notre servitude ; non, messieurs, ce n’est pas à ce prix que nous voulons acheter le remède à ces embarras que l’on exagère, à des embarras qui tiennent à d’autres causes encore qu’à notre position politique, et que vous acceptation, soyez-en bien persuadés, ne guérira pas.

Mais vous qui ne voulez pas accepter le traité ! ne cesse-t-on de nous répéter, quel est votre système de résistance ?

Messieurs, si vous attendez de moi que je suive plusieurs orateurs et en particulier M. le ministre de la guerre, dans les divers plans de campagne qu’ils ont discutés ; si vous attendez de moi que je me prononce sur les chances de succès à attendre d’une guerre faite, ou derrière les buissons, ou d’après telle ou telle combinaison de tacticien, je vous demanderai la permission de me récuser.

La question n’est pas là, messieurs. Le parti de la résistance, comme on l’appelle, n’était pas sans idée, sans système. Son hypothèse à lui, c’était et c’est encore l’impossibilité d’exécution, comme elle a été l’hypothèse de la Hollande en 1832, comme elle a été l’hypothèse du congrès dans plusieurs occasions solennelles, et surtout lors de sa protestation du le février.

La conférence qui, selon l’expression d’un des orateurs, représente la paix du monde qu’elle a mission de maintenir, la conférence ne s’entêtera pas à la compromettre plus longtemps sans motifs puissants, sans nécessité, en tenant éveillés tous les dangers que la question belge porte dans son sein.

Si réellement l’Europe est aussi mal assise, aussi inquiète, aussi menacée de ces secousses profondes qui en ébranlent les bases, que l’honorable M. Devaux nous l’a annoncé ; s’il est vrai que nous en soyons arrivés là qu’une conflagration générale peut dépendre d’un coup de fusil tiré par une sentinelle perdue, messieurs, les puissances ne sont-elles pas les premières à s’en effrayer ? La tâche pleine de fatigue et d’angoisses qui les tient à l’œuvre tout le jour, n’est-elle pas de conjurer tous ces périls, d’étouffer au plus vite toutes les causes qui peuvent menacer cette paix dont le maintien est le but de tous les efforts ?

Plus vous me prouverez que les chances de guerre tiennent aujourd’hui les puissances effrayées, plus je resterai persuadé que la force dont la Belgique dispose est immense ; nous sommes une petite nation de quatre millions d’hommes en présence de plusieurs puissances du premier ordre, cela est vrai ; nous sommes dans la position d’un homme en face d’ennemis nombreux ; il est seul faible par lui-même, mais il tient une torche allumée à côté d’une mine chargée sous lui. Notre force, ce n’est pas sur un champ de bataille, qu’elle est surtout destinée à se déployer, c’est une force morale à laquelle l’inertie suffit, et qui est autrement puissante que celle des armes !

Ah ! si vous me disiez : l’Europe est entrée dans le repos ; les longues guerres de la république et de l’empire ont fatigué pour longtemps les nations et les royautés ; c’est bien plus le travail des idées, que celui des conquêtes qui entame le grand remaniement des peuples de la vieille Europe ; oh ! alors, messieurs, je concevrais peut-être l’inutilité de nos protestations, de notre résistance, contre les décrets des cinq cours ; ce serait peut être nous raidir vainement contre la nécessité.

Messieurs, dans l’état actuel où se trouvent les nations européennes, si nous nous refusons avec dignité, avec fermeté à accepter le traité, il ne me paraît pas qu’une menace sérieuse d’exécution puisse nous être faite.

Mais veuille bien réfléchir combien ce qu’on nomme les décisions irrévocables de conférence sont loin de présenter ce caractère de menace et de violence que quelques-uns ont cru y trouver. D’abord, quel est ce traité qui nous est soumis ? est-ce un traité que la conférence nous impose comme arbitre ? Non, messieurs, et ceci est important : L’arbitrage des puissances a cessé, dans cette nouvelle négociation ; la conférence, dès le mois de juillet 1832, a reconnu expressément dans plusieurs actes, comme vous le savez, que son action, comme arbitre était épuisée. Une grande différence sépare notre position actuelle, de celle ou nous nous trouvions en 1831 ; aujourd’hui, c’est une proposition que la conférence nous présente en médiatrice, alors c’était une loi qu’elle nous imposait comme arbitre.

Aussi, messieurs, veuillez comparer son langage de 1831, alors qu’elle garantissait solennellement l’exécution du traité, quand même la Hollande commencerait par refuser, comparez-le à ces expressions molles, indécises par lesquelles la conférence promet à la Hollande, « en cas du refus de la Belgique, d’aviser aux moyens de donner suite aux droits qu’elle se serait acquis à leur appui. »

On nous rappelle toujours ce qui s’est passé au siège de la citadelle d’Anvers ; on nous demande pourquoi si la France, à cette époque, a bien osé tenter un commencement d’exécution contre la Hollande, pourquoi la confédération n’oserait pas se charger du même rôle d’exécution envers nous ?

D’abord, messieurs, veuillez-vous souvenir que les puissances signataires du traité du 15 novembre, après de longues discussions, se divisèrent sur l’emploi des mesures coercitives à employer contre la Hollande ; les trois cours du Nord refusèrent positivement de prendre part, malgré leurs engagements solennels, aux mesures de violente coercition que l’Angleterre et la France voulaient employer contre leur allié.

Pensez-vous, messieurs, aujourd’hui qu’aucun engagement formel d’amener elles-mêmes l’exécution du nouveau traité n’a été pris par les puissances, pensez-vous qu’elles vont trouver immédiatement cet accord qu’elles n’ont pas su obtenir en 1832 ? Pensez-vous sérieusement que la France et l’Angleterre feront moins aujourd’hui pour la Belgique que les cours du Nord n’ont fait à cette époque pour la Hollande ? Et si ces deux puissances sur lesquelles la Belgique est encore appuyée, refusent aussi de prendre part à l’occupation forcée de nos territoires, croyez-vous que la confédération osera, voudra reprendre le rôle dangereux que la France a rempli au siège d’Anvers ? M. le ministre des travaux publics n’a pas oublié les belles pages qu’il a écrites sur ce drame du siège d’Anvers, alors qu’il nous faisait le tableau si vrai de l’Europe assistant effrayée, haletante, à ce siège, où il ne s’agissait pas de quelques pans de murs à renverser, mais de deux principes luttant sur la brèche ouverte. La France et l’Angleterre posèrent là, avec une hardiesse qui faisait trembler tous les esprits sérieux, la question de guerre générale, qui fut résolue par l’inaction des autres puissances.

Et vous pourriez penser, messieurs, que la confédération, voulant prendre un revanche éclatante, va poser à son tour cette question de guerre européenne, elle, cette confédération si déchirée par ses discordes intestines, renfermant dans son sein cette triple et profonde discorde entre l’Autriche, la Bavière et la Prusse qui ne tardera pas à se manifester, elle jetterait ainsi ce défi audacieux en face de cette France qui « s’ennuie », de cette France où passe à cette heure un orage qui fait courber toutes les têtes dans l’attente de ce qui va arriver !

Messieurs, calculer froidement ces chances, et vous ne les craindrez plus.

Voici d’après moi, quels seraient les résultats de la non-acceptation du traité : la conférence, après quelques moments d’hésitation se dissoudrait, comme elle s’est dissoute officiellement dix jours après la protestation du roi Guillaume. Les puissances auront sur les bras, d’ici au printemps, plusieurs questions européennes devant lesquelles la question hollando-belge s’effacera bientôt ; la situation si périlleuse de l’Espagne, l’attitude de la France, l’immense question d’Orient, si près d’éclater, tout cela ne permettra pas aux puissances de se croiser nonchalamment les bras pour nous lasser, comme plusieurs le craignent, elles nous demanderont en grâce de les débarrasser de la question belge, en rétablissant le statu quo.

Mais le statu quo, c’est la pire de toutes les positions que la Belgique puisse prendre, s’est écrié M. Devaux !

Cette opinion de l’honorable membre, repose sur la prémisse qu’il a établie dans la situation inquiétante de l’Europe, dans cet avenir de guerre imminente, qui se trouve devant nous, dans ce remaniement complet qui va peut-être s’opérer dans les limites des états ; dans ce remaniement des alliances qui tend à rapprocher la France de la Russie, ce qui est possible ; et même la France de la Prusse, ce qui ne sera jamais admis par les hommes d’état de l’Allemagne. Constituez-vous, au plus vite, conclut l’honorable député de Bruges, afin qu’on ne vous trouve pas à cette heure de bouleversement, dans une position douteuse et contestée.

Tout cela repose sur un peut-être, et il ne me serait pas difficile de vous faire dix tableaux différents de la situation prochaine de l’Europe, selon que je me placerais au point de vue de telle éventualité, de tel fait à naître, de tels système qu’il est possible de prévoir.

Le statu quo, si la destinée de l’Europe est pacifique, et non seulement possible, mais nous présente, de l’aveu de M. Devaux, une belle perspective d’avenir.

Or, je le demande, le « peut-être » d’un avenir pacifique n’est-il pas aussi probable que celui sur lequel il a bâti tout son discours, si remarquable sans tant de rapports ?

Pour moi, je pense aussi qu’une large voie de guerre va s’ouvrir à l’ambition de la Russie, à l’ « ennui » de la France, mais ce n’est pas dans notre vieille Europe industrielle, s’absorbant et peut-être s’énervant tous les jours de plus en plus dans les intérêts individuels, c’est dans cet Orient vers lequel les flottes et les armées commencent déjà à se diriger.

Mais je suppose que les prévisions de M. Devaux soient exactes, eh bien je dirai à la Belgique : oui constituez-vous, mais en vous fortifiant, en faisant acte de nation, en montrant aux puissances que vous êtes assez forte pour remplir la mission de neutralité et d’indépendance entre le Nord et le Midi, que ces puissances doivent vouloir vous donner au nom de l’intérêt européen. Constituez-vous, fortifiez-vous comme la Suisse pendant cette longue trêve qu’on nommait provisoire, et qui est devenue définitive, comme la Hollande pendant ce long statu quo du 17e siècle, que M. Nothomb avait prédit aussi pour nous, statu quo au bout duquel la Hollande est restée en possession de ses territoires contestés. Fortifiez-vous, en épargnant à votre nationalité, à votre avenir politique et matériel les périls que le traité va vous créer ; ne faites pas comme la Pologne et la Saxe, qui, pour avoir, en 1815, accepté de fausses limites au-dedans desquelles ces deux nations sont restées inquiètes, mécontentes, agitées, sont arrivées l’une à son glorieux martyre, l’autre à son prochain anéantissement.

Ah ! messieurs, comprenez-le bien, l’Europe a mis notre existence à une double et solennelle épreuve.

Pendant neuf ans, elle a voulu constater si, dans notre organisation intérieure, nous aurions cet esprit de sagesse, cette unité nationale qui font un peuple ; si nous savions nous servir habilement des éléments de prospérité que la providence plaçait entre nos mains ; elle a voulu constater si nous étions arrivés enfin à notre âge de majorité politique qui nous dispenserait désormais de cette tutelle des grandes nations à laquelle nous avons été soumis jusqu’ici.

Cette première épreuve nous l’avons subie, nous pouvons le dire, messieurs, aux applaudissements de l’Europe. Pas une nation n’a été aussi paisible, aussi active à son œuvre d’élaboration, pas une ne peut montrer un trône aussi peu en butte aux passions mécontentes. Nulle part, l’esprit d’ordre et les institutions libérales ne se sont donné aussi étroitement la main ; la Belgique a marché de front avec les nations les plus prospères, les mieux constituées.

Après cette première épreuve, celle de notre sagesse à l’intérieur, vient la seconde, celle de notre force nationale, et c’est celle-là, messieurs, que nous subissons.

L’Europe veut savoir si la Belgique est assez elle-même, assez pénétrée de l’énergie nationale, assez indépendante, assez européenne pour remplir ce rôle d’équilibre qu’on lui destiné ; elle veut constater si, au moindre signal, nous serons toujours là éperdus devant la peur, invoquant la nécessité pour couvrir notre impuissance et notre faiblesse ; si nous n’avons aucune protestation ; si nous n’apportons aucune résistance contre des décisions qui renferment cette grande iniquité d’un démembrement, qui nous font un avenir ruineux, une nationalité impossible ; elle veut constater si nous pouvons rester un peuple ayant sa signification et sa valeur ! Messieurs, vous déciderez. (Applaudissements prolongés.)

- La séance est levée à quatre heures et demie.