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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mercredi 3 mars 1841

(Moniteur belge n°62 du 4 mars 1841)

(Présidence de M. Dubus (aîné))

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal à midi un quart.

M. de Villegas donne lecture du procès-verbal de la dernière séance. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse communique les pièces de la correspondance :

« Le sieur Etienne-Joseph Chaboteau, maréchal-ferrant et propriétaire, né à Vireux-Molhain (France), habitant la Belgique depuis 1809, et y marié en 1810, demande la naturalisation.

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Les conseils communaux de Thirimont et Froid-Chapelle (Hainaut), demandent la construction du chemin de fer de la Sambre à la Meuse. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des propriétaires et cultivateurs du canton de Jodoigne demandent des mesures protectrices du sucre de betterave. »

« Même pétition du bassin houiller de Charleroy. »

« Idem des propriétaires et cultivateurs du canton de Saint-Trond. »

« Idem de l’administration communale de Farciennes. »

- Renvoi à la section centrale du budget des voies et moyens.


« Le corps communal, le bureau de bienfaisance, la commission d’agriculture et les cultivateurs du canton de Hal, demandent des mesures protectrices du sucre de betterave. »

- Même renvoi.

Rapport sur des pétitions

M. Hye-Hoys fait un rapport de la commission sur diverses pétitions relatives au chemin de fer d’entre Sambre et Meuse.

Projet de loi sur le mode de nomination des membres du jury et prorogeant la loi du 27 mai 1837, jusqu'à la fin de la dernière session de 1841

Dépôt

(Nous donnerons cette communication.)

M. le président – Il est donné acte à M. le ministre des travaux publics de la présentation du projet de loi dont il vient de donner lecture. Ce projet et les motifs qui l’accompagnent seront imprimés et distribués.

- La chambre veut-elle que ce projet soi renvoyé au sections ou à une commission ?

M. Demonceau – Je propose le renvoi à la section centrale chargée d’examiner le dernier projet de loi.

M. le ministre des travaux publics (M. Rogier) – Je demande seulement que cette section centrale s’en occupe le plus tôt possible.

- Le projet présenté par M. le ministre des travaux publics est renvoyé à la section centrale chargée d’examiner le projet précédent.

Projet de loi, détaché du projet de budget des voies et moyens, portant des modifications à la législation sur les sucres

Motion d'ordre

M. Eloy de Burdinne – Si j’ai bien compris, on vient de faire l’analyse de différentes pétitions ayant rapport à la loi sur le sucre. La section centrale ayant été chargée de donner son avis relativement à ces pétitions, sur la proposition de l’honorable M. Verhaegen, je crois que les pétitions dont on vient de faire l’analyse devraient être renvoyées à cette section centrale. Et comme précédemment on a adressé d’autres pétitions dans le même but à la chambre, je demanderai qu’elles soient aussi renvoyées à la section centrale.

Plusieurs membres – Toutes ces pétitions ont été renvoyées à la section centrale du budget des voies et moyens.

M. Raikem – On me fait observer que les pétitions relatives à l’impôt sur le sucre, parvenues à la chambre le 25 février dernier, ont bien été renvoyées à la section centrale des voies et moyens, mais qu’il en est quelques-unes adressées précédemment à la chambre, qui se trouvent dans les mains de la commission des pétitions. S’il en est ainsi, pour ne pas scinder le travail, je pense qu’il y a lieu de renvoyer ces pétitions à la section centrale du budget des voies et moyens.

M. de Renesse – Je répondrai à l’observation de l’honorable M. Raikem qu’une pétition des cultivateurs de Perwelz, demandant une législation protectrice du sucre indigène, a été renvoyée à la commission des pétitions avec demande d’un prompt rapport. J’ai été chargé de faire ce rapport à la séance de demain. Si la chambre décide que toutes les pétitions relatives au sucre seront renvoyées à la section centrale du budget des voies et moyens, celle dont je viens de parler pourra lui être renvoyée de même.

M. Raikem – Si le rapport est prêt, je ne vois pas d’inconvénient à ce qu’il soit fait à la chambre, au contraire ; car il pourra donner quelques éclaircissements à la section centrale du budget des voies et moyens. Seulement je ferai observer qu’à une dernière séance, douze pétitions relatives à la question du sucre ont été renvoyées à cette section centrale.

M. de Renesse – Cette pétition ne m’a été remise qu’aujourd’hui en entrant à la séance, je n’ai pas eu encore le temps d’en prendre connaissance. Il me serait donc impossible de faire le rapport maintenant.

M. Raikem – Si des rapports sont préparés par la commission des pétitions, nous pouvons les entendre, car ils ne pourront que jeter de nouveaux éclaircissements sur cet objet important. Après avoir entendu ces rapports, la chambre ordonnera tel renvoi qu’elle jugera convenable.

M. Cogels – Si des pétitions relatives aux sucres les unes sont renvoyées à la commission des pétitions et d’autres à la section centrale du budget des voies et moyens, on est exposé à avoir des avis opposés. Je ne sais si ceci serait très propre à nous éclairer, car il pourrait en résulte des avis contradictoires.

M. Raikem – Je ne sais si l’honorable préopinant a compris ma proposition. D’ailleurs, je ferai observer que ce n’est pas pour prendre une décision sur le fond que des pétitions sont renvoyées à la commission des pétitions.

La demande des pétitionnaires a pour but d’obtenir la proposition d’un projet de loi. Ce n’est pas sous ce rapport que je proposais d’entendre les rapports de la commission des pétitions sur le pétitions relatives aux sucres, qui pourraient être prêts ; je faisais cette proposition pour profiter des éclaircissements que peuvent contenir ces rapports. La commission des pétitions ne propose jamais que le dépôt au bureau des renseignements, le renvoi aux ministres ou à d’autres commissions de la chambre, car j’ai vu maintes fois proposer le renvoi de pétitions aux commissions permanentes de l’industrie et des finances.

Comme des rapports sont prêts, on pourrait les entendre et après les avoir entendus ordonner le renvoi à la section centrale des voies et moyens, comme on l’a fait pour d’autres pétitions concernant le même objet.

M. le président – Voici la proposition de M. Raikem :

« Les pétitions relatives au sucres, sauf celles sur lesquelles le rapport pourra être fait demain par la commission des pétitions, sont renvoyées à la section centrale du budget des voies et moyens. »

M. Cogels – D’après les observations présentées par M. Raikem, je ne vois aucun inconvénient à la proposition ; mais je n’y vois non plus aucune utilité.

- Le renvoi proposé par M. Raikem est adopté.

M. Lys – Le vote du budget des voies et moyens a été fixé après le budget des travaux publics. Dans l’intervalle des deux votes on avait placé la discussion de plusieurs projets. Comme il n’y a pas eu de second vote pour le budget des travaux publics, je propose de rétablir le budget des voies et moyens à l’ordre du jour, de lui donner la priorité, car nous n’avons rien de plus urgent à examiner.

M. le président – La chambre a réglé hier son ordre du jour et donné la priorité à la proposition de MM. Seron, Zoude et Puissant.

Rapport sur des pétitions

M. de Garcia – Deux pétitions ont été adressés à cette chambre par des détenus à la maison de sûreté de Bruxelles, pour se plaindre de la rigueur exercée à leur égard pour le recouvrement de frais de justice. Dans ces deux pétitions on signale des magistrats de l’ordre judicaire comme étant cause de cette rigueur. Les pétitionnaires, dans l’ignorance de la loi et de la manière dont elle s’exécute, accusent le procureur du Roi de vexation. Ils ignorent que ce magistrat ne peut pas s’opposer à l’exécution des jugements. Lorsque les agents du trésor exigent un exécutoire pour le recouvrement des frais de justice, le procureur du Roi ne peut pas s’y refuser.

Dans cet état de choses, ce n’est pas des agents du département de la justice, mais de ceux du département des finances, que les pétitionnaires auraient dû se plaindre.

Cependant il est une observation à faire, et cette observation a trait au département de la justice. L’article qui soumet à la contrainte par corps le recouvrement des frais de justice est un peu sévère ; peut-être serait-il nécessaire d’apporter quelques modifications à cette disposition, qui est ainsi conçue :

« L’exécution des condamnations à l’amende, aux restitutions, aux dommages-intérêts et aux frais, pourra être poursuivie par la voie de la contrainte par corps. »

Cette disposition est extrême sévère, elle est extrêmement absolue. Je prierai M. le ministre de la justice, au nom de la commission des pétitions, qui m’a chargé de faire ce rapport, d’examiner si, sans blesser les intérêts du trésor, sans compromettre l’ordre public, on ne pourrait pas faire droit à ce que réclame l’humanité.

Quant aux vexations dont se plaignent les pétitionnaires, la commission m’a chargé de proposer le renvoi au département des finances, en invitant M. le ministre à prendre en considération la position des condamnés, en exécution de la disposition relative au recouvrement des frais de justice.

- Les conclusions de la commission sont adoptées ; en conséquence la pétition est renvoyée à M. le ministre des finances ; sur la proposition de M. Delehaye, appuyée par MM. Raikem et Delfosse, la pétition est en outre renvoyée à M. le ministre de la justice.

Proposition de loi accordant une garantie d'intérêt pour les concessions de routes, de canaux et de chemins de fer

Prise en considération

M. le président – La discussion est ouverte sur la prise en considération. La parole est à M. de Baillet.

M. de Baillet – Messieurs, le 11 juin de l’année dernière, l’honorable M. Seron a développé, devant vous, en son nom et en celui de vos honorables collègues, MM. Zoude et Puissant, les motifs d’une proposition de loi, aux termes de laquelle le gouvernement serait autorisé à garantir un intérêt de 3 p.c., jusqu’à concurrence de sept cent mille francs par an, à des compagnies qui, en vertu de concessions, exécuteraient à leurs risques et périls, des routes, canaux et chemins de fer d’utilité publique et reconnus devoir exercer une influence favorable sur l’exploitation des communications appartenant à l’Etat.

L’honorable M. Seron n’est plus au milieu de vous pour soutenir cette proposition ; les électeurs de l’arrondissement de Philippeville m’ont remis le mandat qu’ils lui avaient confié pendant dix années. Je n’apporte pas ici la force du jugement, la longue expérience des affaires qui distinguaient l’honorable M. Seron ; je lui succède, et je n’ai pas l’espoir de le remplacer : tout ce qu’il m’est permis de faire, c’est de partager son dévouement à la chose publique, son zèle pour l’intérêt de notre arrondissement.

Permettez-moi, messieurs, de revendiquer la proposition de M. Seron, comme une part du glorieux héritage qui m’est échu, et de vous demander de la prendre en considération.

La chambre accueillera la proposition, je le crois ; dans son expression générale elle intéresse tout le pays, dans ses applications particulières elle intéresse le plus grand nombre des arrondissements que nous représentons. M. Seron a eu la franchise de vous dire qu’il avait spécialement en vue le chemin de fer de l’entre Sambre et Meuse. Je ne craindrai pas d’avouer que tel est aussi mon but, mais je trouverais parfaitement légitime que des vœux semblables se manifestassent en faveur d’autres provinces, et les députés des Flandres, par exemple, me verraient tout disposé à les appuyer s’ils venaient nous demander d’intéresser l’Etat à la canalisation de la Dendre.

Messieurs, beaucoup de choses ont été faites dans notre pays, mais beaucoup d’autres restent encore à faire. Il est évident que l’Etat ne peut pas tout entreprendre, nous devons donc appeler à notre secours l’industrie particulière pour ne pas trop attendre. Partisan des économies, je n’en suis pas le partisan aveugle, je reconnais que des dépenses peuvent être aussi de sages économies, quand elles sont productives.

C’est sous ce rapport que j’appuie de tous mes vœux, de toutes mes forces, la prise en considération de la proposition de MM. Seron, Zoude et Puissant. Les finances d’un royaume ne se régissent pas comme une fortune particulière ; j’ai entendu par exemple plusieurs orateurs se plaindre de ce que le chemin de fer rapporte peu, je vous avouerai que c’et là pour moi une considération très secondaire.

Ce que rapporte le chemin de fer, nous ne le savons pas ; nous ne pouvons pas le savoir. Sa production réelle, ce n’est pas ce qui est payé par les voyageurs et pour le transport des marchandises ; s’arrêter à de pareilles bases, ce serait ne pas poser toutes les conditions du problème. En dehors du produit brut, du produit en quelque sorte matériel, il y a d’autres produits qui arrivent indirectement au trésor, ceux-là ne sont pas perçus aux stations du chemin de fer. L’économie du temps, la multiplicité des transactions, la facilité des communications qui se traduisent en bien-être pour les populations, en accroissement de la richesse particulière, se traduisent aussi, en définitive, en augmentation dans les ressources de l’Etat ; et si nous avons vu les prévisions du budget constamment dépassées depuis plusieurs années dans presque toute ses parties, ne soyons pas ingrats envers le chemin de fer, il n’est pas étranger à ces augmentations.

L’industrie particulière, quand elle entreprend de grands travaux d’utilité publique, ne peut espérer que le résultat matériel ; les résultats indirects, c’est à l’Etat qu’ils reviennent. L’Etat ne donc doit pas hésiter à encourager, à aider l’industrie particulière ; dût-il perdre, et ce n’est pas le cas probable pour la plupart des travaux qui sont en projet, il recevrait en réalité d’une main ce qu’il aurait donné de l’autre.

Je termine, messieurs, et je ne vous ai rien dit encore du grand projet qui me préoccupe particulièrement, du chemin de fer d’entre Sambre et Meuse, en faveur duquel un grand nombre de pétitions vous ont été adressées. Je ne vous en ai rien dit parce que c’est une affaire désormais instruire pour vous, parce que d’excellents mémoires sur cet objet vous ont été distribués, et aussi parce que je vois ici tout près mon honorable collègue, M. le colonel de Puydt, qui connaît cette affaire mieux que personne, et qui vous en parlera mieux que je ne saurais le faire.

Je vote pour la prise en considération.

M. Dumortier – Je trouve la proposition qui vous est soumise tellement grave, tellement dangereuse pour l’avenir du pays que je ne saurais m’empêcher de me lever pour la combattre. On dira peut-être qu’il n’est pas dans les habitudes de la chambre de combattre la prise en considération d’un projet de loi. C’est là une erreur.

L’habitude de la chambre est d’examiner, dans la discussion relative à la prise en considération d’un projet de loi si ce projet de loi est bon en principe. Si la proposition en mauvaise en principe, si elle est inconstitutionnelle, la chambre n’a jamais hésité à la rejeter, à la suite de la discussion sur la prise en considération, afin d’éviter des lenteurs, les travaux des sections, etc., travaux superflus pour l’examen d’un projet de loi inconstitutionnel.

Or, il me sera facile de démontrer que le projet de loi en discussion est évidemment inconstitutionnel. Ensuite, fût-il constitutionnel, qu’il ne devrait pas être adopté, parce qu’il tend à donner au ministère, quel qu’il soit, un blanc seing qui lui permet de grever l’Etat d’une dette énorme, sans le concours des chambres. Mais le projet de loi est inconstitutionnel ; en effet, que dit la constitution ? Elle porte : « Chaque année, les chambres votent le budget. Toutes les recettes et les dépenses de l’Etat doivent être portées au budget et dans la loi des comptes. » Or, si chaque année les chambres doivent voter le budget et y porter toutes les dépenses, comment est-il possible de venir dire que, par une loi, vous autoriserez le gouvernement à créer des dépenses, à grever le trésor public, sans le concours des chambres ?

Mais c’est grever l’avenir du pays. Or, c’est ce que personne ne peut faire, si ce n’est les chambres. Jamais dans aucun pays constitutionnel (je porte aux honorables membres le défi formel de me contredire), rien de semblable n’a existé. Ce serait abandonner la prérogative des chambres ; les chambres doivent toujours se réserver de pouvoir examiner chaque cas particulier.

Je ne conteste pas qu’il ne puisse se trouver beaucoup de travaux à faire dans le pays, pour lesquels il sera nécessaire d’en venir aux mesures indiquées par les honorables auteurs de la proposition. Il est telle ou telle construction pour laquelle il faudra que les chambres autorisent une mesure analogue à celle indiquée d’une manière générale dans la proposition qui vous est soumise. Mais la chambre ne doit pas se dépouiller de sa prérogative ; la chambre appréciera les circonstances, et verra s’il y a lieu de grever l’Etat pour des cas particuliers.

Pour moi, je ne concevrais pas qu’un ministère, quel qu’il fût, pût accepter une telle loi ; et si j’avais l’honneur de siéger dans les conseils du Roi, je repousserais cette loi, je n’en voudrais à aucun prix ; car elle grève trop la responsabilité des ministres. En effet, qu’arrivera-t-il ? Il arrivera que le ministère sera tourmenté par les députés qui voudront telle ou telle dépense. S’il ne l’accorde pas, il se fera des ennemis. S’il l’accordait tout le reste de la chambre serait contre lui. C’est une position qui ne serait pas tenable.

Examinez d’ailleurs la position du pays. Voilà onze ans que la Belgique existe comme nation indépendante. Il y a onze ans, nous n’avions pas un centime de dette. Depuis onze ans, nous avons créé sept cent millions de dette. Je vous le demande, peut-on continuer de marcher dans un pareil système ? Au moyen du projet de loi proposé, le ministère pourrait, s’il le désirait créer cent millions de dette. Car ne vous y trompez pas, quand on contracte un engagement envers des concessionnaires, on devient vis-à-vis d’eux le premier obligé.

Eh bien ! messieurs, permettez-moi une réflexion. Dans une autre séance, l’honorable député de Diekirch vous a dit qu’il y avait pour cent millions de canaux à créer en Belgique. Supposons pour un instant que cet honorable membre, dont je suis le premier à proclamer les connaissances en matière de travaux public, vienne proposer la construction de ces travaux ; Eh bien ! avec la loi qui est en discussion, cent millions seront immédiatement dépensés sans que vous ayez à y dire un mot.

Entre-t-il dans le sens commun de consentir à une pareille chose ? Entre-t-il dans le sens commun de laisser dépenser des capitaux aussi énormes, sans que la chambre soit appelée à rien examiner ? Quand il s’agit de voter des traitements de 600 fr., vous les examinez avec soin, et quand il s'agit de cent millions, vous renonceriez à tout examen. Vous ne pouvez approuver un pareil système.

Rappelez-vous ce qui s’est passé en France pour la construction des canaux. Sous la restauration on décréta douze grands canaux qui devaient coûter 120,000,000. Eh bien ! qu’est-il arrivé ? C’est que la chambre a dû voter 220,000,000. Et cependant la chambre savait ce qu’elle faisait.

Mais, je vous le demande, est-ce qu’un ministère n’engagerait pas sa responsabilité au-delà de tout ce qui est possible, si, après avoir engagé le pays pour 120,000,000 dans la construction des canaux, il devait en dépenser 220. Il faut faire attention à ce que nous allons faire. Je ne puis donc adopter la prise en considération de la proposition. Je vous adjure tous, au nom du pays, de ne pas consentir à un pareil système qui aurait pour le trésor public les conséquences les plus fâcheuses.

Je crois, messieurs, que lorsque le gouvernement voudra garantir un minimum d’intérêt, il devra nous présenter un projet de loi pour chaque concession. C’est dans ce sens que je demande que la chambre repousse la prise en considération de la proposition dont nous nous occupons.

M. de Puydt – Je n’ajouterai rien à ce que j’ai dit précédemment pour développer la proposition de M. Seron. Je crois m’être assez étendu sur les avantages qu’elle présentait pour l’avenir du pays. Mais je ne pensais pas devoir prendre la parole pour répondre à des objections, parce qu’il me semblait que la simple prise en considérations ne pouvait entraîner de discussions. Cependant, comme l’honorable M. Dumortier a manifesté des inquiétudes graves sur les conséquences de la proposition, je vais tâcher de les dissiper.

Déjà, j’avais en moi-même la pensée de mettre des limites à l’application de la loi. Je pensais qu’en proposant à la section centrale qui serait chargée de l’examiner, d’en faire une loi annale d’abord, et d’obliger le gouvernement, chaque fois qu’il voudrait en faire l’application, de présenter un projet spécial, on pourrait apaiser toute crainte.

Si c’est là le but des objections de l’honorable M. Dumortier, je m’y rallie, je n’y fais pas la moindre opposition. Je crois cependant devoir répondre à ses craintes.

Il vous a rappelé les observations que j’avais faites dernièrement relativement aux travaux à faire dans le pays, où j’évaluais ces travaux à 100 millions. Il vous a dit : ce sont 100 millions qu’on va ajouter à notre dette publique.

Messieurs, il n’en est rien. Si la loi permet la construction de 100 millions de travaux, ces travaux seront faits aux frais de l’industrie particulière. Ce sera 100 millions de travaux créés à la charge de l’industrie particulière et non à la charge de l’Etat. Le gouvernement pourra, il est vrai, être exposé à payer un minimum de garantie. Eh bien ! si les 100 millions employés ne produisent pas un intérêt de 3 p.c., ce sera un minimum de garantie de 3 millions.

Mais si ces cent millions de travaux étaient exécutés, ils le seraient par concessions. Ces concessions seraient limitées ; et à l’expiration des concessions, le gouvernement deviendrait propriétaire de cent millions de travaux. Ce serait alors des canaux nouveaux, des chemins de fer et aussi des ouvrages productifs qui entreraient de l’Etat, et pour lesquels le gouvernement n’aurait eu à payer que 3 millions annuellement, et cela dans le cas le plus favorable, dans un cas qui me paraît absurde, parce que je crois impossible d’exécuter pour cent millions de travaux utiles à l’agriculture, au commerce et à l’industrie, sans qu’ils produisent.

D’un autre côté, comme la garantie serait limitée à un temps moins long que la concession elle-même, les charges du gouvernement ne dureraient donc pas tout le temps que dure la concession. Ce principe a été mis en pratique en France relativement au chemin de fer de Paris à Orléans. Une loi a garanti un intérêt de 4 p.c. aux concessionnaires de ce chemin ; mais la garantie a été limitée à 46 ans, je crois, pris sur une concession de 99 ans.

En Belgique le plus long terme de concession que nous accordons est de 90 ans. Eh bien, je ne pense pas que pour les travaux à exécuter il faudrait une garantie de plus de 20 à 25 ans. Le gouvernement serait donc exposé à plus 3 millions pendant 25 ans pour acquérir ensuite 100 millions de travaux publics.

Du reste, je ne vois pas le moindre obstacle à ce que l’on insère dans le projet sur lequel les sections et la section centrale auraient à faire des rapports, une disposition qui oblige le gouvernement à présenter un projet de loi particulier chaque fois qu’il voudra donner une garantie à une nouvelle concession.

Je ferai aussi remarquer qu’il ne s’agit que de la prise en considération et que les sections pourront faire toutes les observations qu’elles jugeront nécessaires et apporter au projet proposé les modifications compatibles avec son principe.

M. Desmet – J’ai demandé la parole pour appuyer ce que vous a dit l’honorable M. Dumortier, en ce qui concerne l’énorme dette dont vous avez doté la Belgique avec tous les travaux publics qui ont été exécuté depuis peu de temps et plus particulièrement ceux du chemin de fer.

Je crois qu’on perd de vue les dépenses énormes qui ont été faites depuis dix ans, et les millions de dette dont s’est chargée la Belgique. Depuis que nous sommes Belgique nous n’avons jamais vu une dette aussi forte. Je ne sais, en vérité, où nous allons. Non, messieurs, jamais la Belgique n’a été chargée d’une telle dette publique.

Cependant cette dette, c’est tout le pays qui la paie, et il y a beaucoup de contrées qui n’ont pas profité des travaux qui ont causé cette énorme dette ; au contraire, plusieurs et même beaucoup qui y ont contribué et contribuent encore pour de fortes parts, n’y ont trouvé que leur ruine. Et ceci n’est pas exagéré ; parcourez le pays, et vous ne serez pas longtemps sans entendre de fortes plaintes à ce sujet.

Mais c’est précisément parce que tant de parties du pays ont tant perdu par les ouvrages qui ont été exécutés par l’Etat et à leurs frais, et particulièrement celui du chemin de fer qui leur a enlevé tant d’argent, qu’il faut faire quelque chose pour ceux qui ont payé et en même temps beaucoup perdu ; on ne demande pas de capitaux à l’Etat, on demande seulement qu’on leur donne une certaine garantie pour l’intérêt des capitaux qu’ils emploierons à l’exécution des travaux et même pour tous, je crois pouvoir avancer que l’Etat ne fera que prêter son nom, sans devoir jamais payer quelque intérêt.

M. Dumortier – Je crois que nous sommes d’accord avec l’honorable M. de Puydt, sur le principe qu’il faut une loi pour régler chaque concession. Eh bien ! dès lors la proposition tombe. Car il n’est pas nécessaire de faire une loi pour décréter qu’il faudra une loi pour chaque concession. Quand le gouvernement voudra établir une garantie en faveur d’une concession, il nous présentera un projet de loi et nous l’examinerons.

Mais remarquez combien il serait dangereux d’adopter un système différent. On vous a parlé du chemin de fer d’entre Sambre et Meuse. Je ne veux pas attaquer la construction de ce chemin de fer, je veux seulement citer un exemple, pour vous faire apprécier l’importance que présente la proposition.

Je suppose que de grands administrateurs de hauts fourneaux, d’exploitations que doit traverser le chemin de fer, s’entendent pour transporter leurs marchandises, remarquez que le transport de leurs produits est pour eux la chose la plus importante. Ils créeront un chemin de fer par actions. Eh bien ! ils sacrifieront volontiers le bénéfice qu’ils pourraient faire sur leurs actions pour transporter sans frais leurs marchandises. Ainsi l’Etat payera 3 p.c. du capital employé à la construction de ce chemin de fer, et il ne percevra pas un denier sur le transport des marchandises.

Vous voyez qu’il faut que la chambre examiner en particulier chaque garantie que voudra accorder le gouvernement ; et puisqu’on reconnaît qu’il faut l’autorisation de la chambre pour chaque concession, la proposition sur laquelle nous discutons devient inutile.

M. de Theux – Vous aurez remarqué facilement la différence qu’il y a entre ce que demande M. de Puydt et ce que vous a dit M. Dumortier.

Tout en se ralliant à l’opinion de M. Dumortier, qu’il convient de faire une loi spéciale pour chaque garantie à donner par l’Etat, M. de Puydt voudrait que l’on consacrât, par une loi générale, le principe dont il serait fait ultérieurement application par des lois spéciales.

Pour moi, je ne crois pas que nous devions adopter ce principe. La raison en est qu’en adoptant le principe, tout en admettant la réserve, qu’il faudra une loi pour chaque concession, vous engagez l’Etat dans une dépense certaine de 700,000 fr. par an ; ou au moins vous l’engagez dans une dépense éventuelle, si les associations ne retirent pas de leur entreprise un intérêt de 3 p.c.

En votant donc le principe, vous votez une dépense qui pourra s’élever à 700,000 francs annuellement. Pour moi, messieurs, je suis d’avis que, s’il se forme des compagnies qui présentent toutes les garanties d’exécution, qui donnent au gouvernement la certitude que le travail soumissionné sera loyalement exécuté, on peut leur garantir un minimum d’intérêt. Dans des cas semblables, je ne serait nullement opposé à ce que le gouvernement leur donnât ces garanties pour faciliter l’exécution de travaux que l’intérêt général réclame ; mais je ne voudrais pas engager comme le fait en quelque sorte le projet de M. de Puydt, l’excédant du produit des canaux pour un fonds spécial destiné à favoriser les compagnies. Je voudrais que le gouvernement se réservât de proposer l’exécution de certains canaux aux frais de l’Etat. Or, si vous voulez laisser au gouvernement l’exécution de certains travaux, il ne faut pas adopter un principe qui lie le gouvernement et l’oblige à appliquer l’excédant du produit des canaux aux travaux à entreprendre par voie de concession.

Il faut consulter les circonstances. Dans certains cas, je préférerais l’exécution aux frais de l’Etat, dans d’autres, je voudrais qu’on accordât un subside aux compagnies. Mais, je le répète, il ne faut pas se lier par une loi de principe.

Une autre proposition plus générale vous avait été soumise ; elle tendait à appliquer l’excédant du produit des canaux à la construction de nouveaux canaux, sans préjudice si ce serait par le gouvernement ou par des compagnies. Une semblable proposition, si les finances de l’Etat le permettaient, m’inspirerait plus de confiance. Je le préférerais.

J’engagerai donc le gouvernement à examiner si dans sa pensée on peut se passer pour les charges générales de l’Etat de l’excédant du produit des canaux, et si cet excédant pourrait former un fonds commun. Mais je désirerais que ce fonds eût la destination la plus générale possible.

Ainsi, quant à présent, je voterai contre la prise en considération de la proposition qui me paraît consacrer une principe trop restrictive.

M. de Puydt – Quoique, d’après les modifications que j’ai présentées, il faudra l’assentiment des chambres, pour chaque cas d’application de la proposition, je crois qu’il est nécessaire de consacrer le principe par une loi. Mais il faut dépouiller le projet primitif de tout ce qui pourrait être contraire à l’amendement. Et dans ce cas, voici la rédaction que je proposerai. Cette rédaction pourrait être considérée comme une sorte d’article additionnel à la loi des concessions.

Vous connaissez la loi sur les concessions qui autorise le gouvernement à concéder des péages aux compagnies qui se chargent d’exécuter des communications. A cette loi je voudrais ajouter la disposition additionnelle suivante :

« Le gouvernement pourra, avec l’autorisation des chambres, garantir un intérêt de 3 p.c. par an, à des compagnies qui, en vertu de concessions, exécuteraient, à leurs risques et périls, des routes, des canaux ou des chemins de fer d’utilité publique, reconnus devoir exercer une influence favorable sur l’exploitation des communications appartenant à l’Etat. »

D’abord, messieurs, par la loi des péages, le gouvernement n’est pas obligé d’accorder les concessions qui lui sont demandées ; la loi n’est pas obligatoire, elle est facultative. Après une enquête préalable constatant l’utilité publique d’un projet quelconque, le gouvernement reste maître de juger du degré d’utilité, et il n’accorde la concession que lorsque le projet présente une utilité telle qu’il ne pourrait pas la refuser sans nuire à l’intérêt public.

Eh bien, si l’on ajoutait à la loi la disposition additionnelle, le gouvernement resterait d’abord maître d’accorder ou de ne pas accorder la concession, et dans le cas où il accorderait la concession, il resterait encore maître d’accorder ou de ne pas accorder une garantie d’intérêt ; mais quand il voudrait accorder une garantie d’intérêt, il devrait se présenter devant les chambres pour en demander l’autorisation. Je ne vois pas quel danger cela peut offrir et je crois qu’il est nécessaire de consacrer le principe dont il s’agit.

M. Zoude et M. Puissant déclare se rallier à la nouvelle rédaction proposée par M. de Puydt.

M. Cogels – Je comptais, messieurs, prendre la parole sur le projet primitif, mais l’honorable M. de Puydt vient de déplacer entièrement la question et je n’ai pas bien compris la portée de la nouvelle rédaction qu’il propose. Je crois que cette nouvelle rédaction doit être renvoyée aux sections, car l’objet est d’une haute importance et c’est un système entièrement nouveau qui nous est maintenant présenté.

Je ne sais pas si dans la nouvelle proposition une somme est limitée…

M. de Puydt – Non.

M. Cogels – C’est sur cette somme que je voulais présenter des observations, parce que, outre les inconvénients qui ont été signalés par l’honorable M. Dumortier, j’en vois un autre dans la fixation d’un maximum. En effet, messieurs, en limitant à 700,000 francs par an, le montant des intérêts que le gouvernement pourra garantir, vous feriez un appel à toutes les entreprises possibles, qui seraient pressées d’accourir, dans la crainte d’arriver lorsque le maximum serait atteint. Il résulterait de là que l’on pourrait accorder une garantie à des entreprises d’une utilité secondaire, tandis que des entreprises qui seraient de la plus haute utilité ne pourraient plus être secondées au moyen de cette garantie. Toutefois, messieurs, comme une proposition tout à fait nouvelle vient de nous être présentée, je me borne à en demander le renvoi aux sections.

M. Doignon – Pour en autoriser la lecture.

M. Cogels – Oui.

M. Demonceau – Tâchons, messieurs, de nous entendre. Il s’agit de la prise en considération d’une proposition qui résolut affirmativement la question de savoir si l’Etat doit intervenir par une garantie quelconque dans les constructions que certaines sociétés pourraient entreprendre. Eh bien, messieurs, ce principe a été combattu, indirectement sans doute, par le ministère. Dans une des séances précédentes, le ministère nous a dit qu’il pensait, en règle générale, que les travaux, pour être bien exécutés, bien achevés, devaient l’être par le gouvernement lui-même. Ainsi, par exemple, à propos du pont qui doit être rétabli sur la Meuse, l’honorable ministre des travaux publics nous a dit qu’il aime mieux faire lui-même cette construction que de la laisser faire par des particuliers. Messieurs, je partage en général l’opinion de l’honorable ministre des travaux publics ; je pense que si l’Etat veut s’obliger, il vaut mieux qu’il construise lui-même que de garantir un minium d’intérêt, car j’ai toujours vu que celui qui garantit est celui qui paie. Nous en avons des exemples frappants ; depuis, comme avant la révolution le gouvernement a accordé des concessions à certaines compagnies, et qu’en est-il résulté ? C’est que le gouvernement a dû payer tous les déficits de ces compagnies, qu’il a été obligé de racheter presque tous les travaux qu’il avait concédés, qu’il s’est attiré des procès ; et pour citer un exemple, je vous rappellerai celui existant pour la concession du canal de Meuse et Moselle.

Vous avez donc à examiner cette question : « Voulez-vous donner au gouvernement le droit de s’engager vis-à-vis de certaines compagnies ? »

Pour moi, je pense qu’on ne doit pas accepter une proposition aussi générale. Si le gouvernement admet le principe, il doit en faire l’application à chaque cas spécial, présenter pour chacun de ces cas un projet de loi particulier, et alors la proposition devient inutile, car on ne fuat pas une loi pour dire qu’on fera une loi plus tard.

Si quelques-uns de vos honorables collègues pensent que telle entreprise pourrait être avantageusement entreprise sous la garantie du gouvernement, qu’il soumettent un projet rédigé en conséquence, avec les garanties convenables, ou bien qu’ils s’adressent au gouvernement ; celui-ci après avoir examiné la question, viendra ensuite nous proposer un projet de loi spécial. Je crois assez qu’une proposition bien motivée trouvera toujours de l’écho dans cette enceinte, et qu’elle aura probablement mon appui, surtout s’il s’agit de travaux d’une utilité générale. Mais quant à la proposition générale qui nous est faite en ce moment, je crois que nous pouvons pas la prendre en considération, surtout dans les termes admis par l’honorable M. Puydt ; car une loi pareille ne me paraît pas nécessaire.

M. le ministre des travaux publics (M. Rogier) – Messieurs, l’honorable préopinant m’a fait aller un peu loin en rappelant l’opinion que, suivant lui, j’aurais exprimée relativement aux concessions. Je ne me suis point déclaré d’une manière absolue l’adversaire des concessions. J’ai dit que le système de concessions autrefois usité a entraîné pour le pays de graves inconvénients, mais que je ne suis point adversaire de tout système de concessions.

Je suis si peu adversaire des concessions, que sous mon premier ministère, j’ai contribué à la concession des travaux les plus importants qui aient été concédés depuis 1830 ; c’est alors qu’a eu lieu la concession des chemins de fer du Flénu et des embranchements du canal de Charleroy. Voilà deux concessions auxquelles j’ai coopéré et que je ne regrette en aucune manière, parce que dans les cahier des charges toutes les conditions exigées par l’intérêt général avaient été stipulées.

Ainsi, messieurs, quoique grand partisan de l’intervention de l’Etat dans l’exécution des travaux d’utilité publique, je déclare cependant n’être pas adversaire absolu des concessions.

Quant à la proposition elle-même, messieurs, je ne sais point pourquoi elle n’éprouverait pas le sort de toutes les propositions dont la prise en considération est demandée ; je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’exemples de propositions auxquelles on n’aurait pas accordé les honneurs de la prise en considération.

M. Dumortier – Vous vous plaignez qu’on ne travaille pas assez et vous voulez prolonger les débats !

M. le ministre des travaux publics (M. Rogier) – Je ne veux pas prolonger les débats. Si l’on avait fait ce que l’on fait d’ordinaire, si l’on avait pris en considération la proposition telle qu’elle était, il n’y aurait pas eu de débat. C’est l’honorable préopinant qui a entraîné la chambre dans cette discussion et non pas moi, car j’avais l’intention de ne pas prendre la parole.

Il est telle proposition, de la plus haute importance, qui a été prise en considération tout récemment sans donner lieu à aucun débat ; je crois que celle-ci a également une grande importance, quoique je n’entende pas me prononcer sur le fond même de la question. Elle est sans doute fort grave ; une application trop générale du principe pourrait entraîner l’Etat dans de grandes dépenses, mais je dis que par son but même la proposition mérite d’être au moins examinée. Eh bien, c’est là tout ce qu’on demande ; que la proposition soit renvoyée aux sections ; les sections pourront présenter telles modifications qu’elles jugeront convenables, elles pourront même proposer le rejet. Ce qu’on vous demande aujourd’hui, messieurs, vous ne pouvez pas le refuser, c’est une simple prise en considération qui ne préjuge en aucune manière le fond de la question.

Il y a, messieurs, pour l’Etat différentes manières d’intervenir dans les travaux publics. Il peut d’abord les exécuter lui-même, et suivant moi, c’est le meilleur mode ; il peut ensuite intervenir au moyen d’un subside direct, accorder une certaine sommes aux concessionnaires pour les aider à exécuter les travaux. C’est ce qui a lieu pour les routes pavées pour lesquelles le gouvernement accorde parfois un subside global, une fois donné. Le troisième mode est celui qui nous est proposé ; le mode d’intervention au moyen d’une garantie d’intérêt. C’est là un système nouveau qui n’a pas encore été mis en pratique par le gouvernement et à ce titre seul il mériterait d’être discuté. Nous n’avons pas encore à nous expliquer sur le fond, mais je dis que le principe mérité un examen ; quant à moi, je voterai la prise en considération.

M. Raikem – Messieurs, je n’ai que quelques mots à dire principalement sur la forme de la dernière proposition qui a été déposée sur le bureau. Autant que j’ai pu en juger par la lecture qui en a été donnée, il me semble qu’en adoptant un semblable projet, nous ne décréterions absolument rien. Lorsqu’une proposition nous est faite, qui puisse recevoir une exécution qui soit réellement un projet de loi, je conçois qu’une semblable proposition soit prise en considération pour être examinée ultérieurement, soit dans les sections, soit par une commission, selon que la chambre le juge convenable. Mais que porte la proposition dont il s’agit ? Elle porte que le gouvernement pourra, avec l’assentiment des chambres, donner telle garantie.

Il paraît, si j’ai bien compris la proposition, que l’assentiment des chambres devrait intervenir dans chaque cas particulier. Ainsi pour chaque cas particulier qui se présenterait et où il y aurait lieu d’appliquer la garantie, il faudrait à la fois et l’intervention du gouvernement et l’intervention des chambres. Or, par qui s’exerce le pouvoir législatif ? par le gouvernement, collectivement avec les chambres. C’est lorsqu’une proposition a été adoptée par les chambres, et sanctionnée par le Roi, qu’elle forme véritablement une loi. Dire que le gouvernement pourra prendre une disposition avec l’assentiment des chambres, c’est dire que le gouvernement pourra faire une loi avec le même assentiment.

Ainsi, la proposition tend uniquement, si je l’ai bien comprise, à décréter que, pour les cas particuliers qui y sont compris, le gouvernement pourrait, avec l’assentiment des chambres, décréter une loi. Or, c’est un pouvoir qu’elles ont, sans qu’il soit nécessaire de l’établir par une proposition générale. Ainsi l’on peut, bien qu’on n’adoptât pas cette disposition générale, présenter telle proposition pour tel cas particulier qu’on jugera convenable. Ce serait cette proposition-là qui mériterait d’être prise en considération, d’être examinée, parce qu’alors nous saurions sur quoi nous voterions. Mais une proposition aussi générale, et dont l’application dépend encore de l’assentiment des chambres, n’est pas un projet de loi.

M. de Puydt – Messieurs, quelle que soit la forme sous laquelle la proposition se présente, le principe est toujours le même : c’est le principe d’une garantie, ajouté comme nouveau moyen aux moyens d’exécution que nous avons jusqu’à présent pour les travaux publics, de sorte que je ne pense pas qu’il faille de nouveau renvoyer la proposition aux sections pour savoir si elles en autorisent la lecture.

Je n’ai rien à répondre aux objections qui ont été présentées parce qu’il me semble que cette discussion est prématurée. La proposition mérite d’être examinée, c’est un fait que personne ne contestera, et je crois que la chambre manquerait à ses antécédents, en ne la prenant pas en considération du moment qu’elle ne présente rien d’inconstitutionnel. J’insiste donc pour que la proposition soit prise en considération.

M. Demonceau – Messieurs, lorsque j’ai entendu M. le ministre des travaux publics me faire dire que j’aurais déclaré qu’il était ennemi des concessions, j’ai demandé la parole, parce que je crois que M. le ministre des travaux publics ne m’a pas compris. Je n’ai pas dit que M. le ministre des travaux publics fût l’ennemi des concessions ; j’ai dit que M. le ministre des travaux publics avait proclamé ce principe, que l’Etat devait, en règle générale, être constructeur et que les concessions ne devaient être données à des particuliers que par exception. En m’exprimant de la sorte, je crois avoir parfaitement saisi et rendu l’opinion de M. le ministre des travaux publics.

Quant à la question au fond, je persiste à croire qu’il ne faut pas une loi pour dire que plus tard l’on fera des lois, et j’avoue que si j’étais du pouvoir exécutif, je n’appuierais pas une semblable proposition, car si je voulais faire une loi, je la proposerais moi-même. Que propose-t-on, en effet ? de déclarer que le pouvoir exécutif présentera une loi plus tard ? mais si le pouvoir exécutif trouve le principe bon s’il croit que des concessions peuvent être données avec utilité, sous certaines garanties, sans doute il les proposera, et alors nous pourrons les examiner avec attention.

M. Desmet – Messieurs, d’après moi, la question ne réside pas absolument sur une question de forme qui est celle, si le principe sera d’abord consacré dans une disposition législative et qu’ensuite chaque projet de concession sera discuté et approuvé dans les chambres ; car je le dis, ceci est la forme, et comme je pense aussi, comme je l’ai déclaré, c’est beaucoup, mais que les autorisations aient lieu par une loi ou par un arrêté du gouvernement ; pour moi, il n’est assez indifférent, ce qu’on décide en ce qui concerne la régularité de la proposition, mais là n’est pas l’objet principal, l’objet est que si l’on veut réellement faire quelque chose d’efficace pour les travaux à exécuter par l’industrie particulière, il faut allouer chaque année une somme au budget, car il n’y a point de crédit, on ne peut rien promettre, rien garantir, ceci est incontestable.

Si j’ai bien compris l’honorable M. Demonceau, il paraît qu’il est contraire au principe de la proposition, parce qu’en général tous les travaux qui seraient faits par les sociétés ne sont pas aussi bien fait que lorsque l’Etat s’en charge. C’est dans cette chambre seule ; allez en d’autres pays, en France, en Angleterre, enfin partout, partout on critique le système de l’exécution par l’Etat, et pour la bonne exécution ordonne partout la préférence aux sociétés particulières.

M. Demonceau – J’ai parlé de l’opinion de M. le ministre des travaux publics, et je n’ai pas énoncé la mienne.

M. Desmet – Vous avez un exemple bien frappant de cette mauvaise exécution de travaux faits par l’Etat. Rappelez-vous les fortifications qui ont été faites, avant la révolution, sous la surveillance du gouvernement néerlandais ; vous savez tous comment ces fortifications ont été construites et combien de millions on y a consacrés.

Nous avons un autre exemple sous les yeux, je veux parler des chemins de fer. Si une société avait été chargée de la construction de cette route, elle aurait fait d’autres remblais que ceux qi ont été faits, et on aurait fait un ouvrage plus solide, comme pour traverses, au lieu d’employer des bois de canada, elle aurait fait usage du bois de chêne, comme cela a lieu en Allemagne. Une société travaille bien et lentement pour avoir une durée, pour tirer un intérêt convenable de ses capitaux.

Quand on a discuté le projet de loi relatif au chemin de fer, le gouvernement a défendu ce projet, en disant que les travaux faits par l’Etat, étaient mieux exécutés qu’aux mains des sociétés. Mais cette opinion a été alors généralement contestée, et l’expérience a donné raison aux adversaires de ce système, et attendez quelques années, le résultat en sera plus frappant, et déjà même au chemin de fer les restaurations coûtent des sommes énormes.

Messieurs, il faut qu’on fasse quelque chose pour les contrées qui ont été expropriées par le chemin de fer ; en décrétant des chemins de fer, vous avez contracté une dette envers ces contrées. Par exemple, si le principe de la garantie passe, vous avez sept ou huit villes entre Mons et Termonde qui pourront avec un canal. Ces villes ont une population de 4 à 500,000 habitants ; elles paient de forts impôts et elles n’ont rien gagné au chemin de fer dans la construction duquel elles on contribué ; eh bien, si on pouvait offrir la garantie d’un minimum d’intérêt, cers localités pourraient être dotées d’un canal qui les compenseraient du dommage que leur a causé le chemin de fer. Or, messieurs, il faut bien y prendre attention, quand on voit dans un pays que la partialité agit, que la justice distributive n’est pas respectée, qu’on fait tout dans un seul intérêt et qu’on foule constamment les autres aux pieds, le mécontentement gagne bientôt et dans des degrés effrayants ; on ne fait pas impunément payer à des populations entières des contributions qui servent à exécuter des travaux publics qui les ruinent. Ce sont les effets déplorables de votre chemin de fer où tout le pays a dû contribuer pour couvrir les énormes sommes qu’il a coûtées et où plusieurs contrées ont trouvé leur ruine. Eh bien ! que demande-t-on ? On ne demande pas au pays ces forts capitaux, mais on demande uniquement que l’Etat garantisse le plus petit intérêt des capitaux que les particuliers appliqueront à l’exécution des travaux publics qu’il se seront obligés d’exécuter pour se procurer eux-mêmes quelques voies de transport qu’ils ne pourront obtenir de l’Etat.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Lebeau) – Messieurs, je crois que si l’on se rend bien compte de la proposition des honorables députés, ces débats perdront beaucoup de leur importance. Je n’examine pas si l’honorable M. de Puydt a eu tort de modifier la forme de sa proposition ; je crois qu’une proposition faite dans les termes actuels, c’est-à-dire dans le but d’amener une prise en considération ; qu’une proposition de cette nature n’est généralement envisagée par la chambre que comme une sorte de canevas, et je dois m’élever contre l’assertion d’un honorable préopinant, que la prise en considération d’une telle proposition entraînerait l’adoption du principe par la chambre. Je pense que cela est contraire à tous les précédents, contraire au sens que la plupart d’entre nous ont attaché à la prise en considération de pareilles propositions. Il est même souvent arrivé que des propositions qui avaient été prises en considération par l’unanimité de cette chambre ont été rejetées ensuite à une forte majorité. Donc, je le répète, la proposition qu’il s’agit de prendre en considération n’est qu’une espèce de canevas ; les termes n’en sont ni rigoureux, ni sacramentels, elle reçoit dans les section une instruction convenable. Je n’ai jamais entendu élever une fin de non-recevoir contre la prise en considération d’une proposition quelconque, que lorsque la proposition paraissait tellement inconstitutionnelle ou que par sa valeur intrinsèque elle ne semblait pas mériter les honneurs de l’examen. Mais l’on est d’accord que la proposition dont il s’agit est digne d’examen, qu’elle est régulière ; pourquoi dès lors la chambre, fidèle à ses antécédents, ne voterait-elle pas la prise en considération ? Il est bien entendu que ceux qui prendront part à ce vote, se réservent le droit de repousser la proposition, soit en sections, soit dans le sein de la section centrale, soit en séance publique. Il ne faut pas s’exagérer la portée d’une prise en considération qui est un passeport, et rien de plus, pour que la proposition puisse aller en sections.

M. Dumortier – Je suis vraiment étonné, alors que les organes du gouvernement reprochent à chaque instant à la chambre de ne pas avancer dans ses travaux, que ces mêmes organes viennent nous dire maintenant que la prise en considération d’une proposition ne signifie rien. N’est-il pas évident que si la discussion pour la prise en considération est insignifiante, cette prise en considération devient une vaine formalité, et il faut se hâter de la bannir de notre règlement. Mais la prise en considération d’une proposition a une autre portée, elle a pour but non de faire adopter, mais de discuter le principe de la proposition ; si ce principe est inconstitutionnel ou n’a pas de sens, a dit M. le ministre des affaires étrangères, alors seulement il y a lieu de ne pas prendre la proposition en considération. Eh bien, j’ai prouvé que le principe de la proposition dont il s’agit est inconstitutionnel et qu’il n’a pas de sens, attendu qu’on ne fait pas une loi pour dire qu’on fera une loi.

Ainsi, lorsqu’on engage la chambre dans une discussion à ce sujet, alors que tout le monde reconnaît qu’il faudra des lois pour atteindre le but que se sont proposé les auteurs de la proposition, on veut évidemment entrainer la chambre dans des travaux qui l’empêcheront de s’occuper des autres projets dont elle est saisie ; la chambre justifierait alors jusqu’à un certain point les reproches déplacés que les ministres lui adressent, en l’accusant de ne rien faire.

Je rencontrerai maintenant une objection de mon honorable collègue et ami, M. Desmet. L’honorable membre a dit qu’il est indispensable que l’on pose dans le budget un chiffre, relativement aux canaux. C’est donc dans le budget que l’on voudrait discuter l’application de la loi qui nous occupe. Je ferai voir ici combien ce système est fautif. D’abord, qu’est-ce que le budget ? C’est une loi d’application, une loi qui ne doit contenir que des chiffres qui sont la conséquence de lois successives. Si le budget sort de ce principe, il devient la source de longues et interminables discussions. Et pourquoi les budgets ne peuvent-ils jamais être votés avant le 1er janvier, c’est principalement parce que les budgets ne sont pas des lois d’application, mais des loi de principe, et alors chaque article donne lieu à une discussion spéciale, et vous arrivez à n’avoir vos budgets qu’au mois de mars. Ce système est donc contraire à une bonne administration financière du pays, c’est un système absolument subversif d’une bonne gestion des affaires de l’Etat.

D’un autre côté, si c’est seulement à l’occasion des budgets que la chambre sera appelée à voir si le gouvernement a bien ou mal donné les concessions, vous vous privez de l’examen de ces questions au fond ; vous ne pouvez plus examiner les cahiers des charges ainsi que toutes les particularités qu’entraînent les actes de cette espèce. Il n’en est pas ainsi en France, en Angleterre. Pour mon compte, je suis au fond grand partisan du principe de la proposition de l’honorable M. de Puydt, qui tend à accorder la garantie d’un certain denier pour la construction des canaux et des routes dont l’utilité sera constatée, et qui sans cette garantie, ne sauraient être exécutés ; mais il faut qu’on puisse examiner avec maturité, il faut qu’on vote, non pas sur un chiffre, mais sur le cahier des charges lui-même. Or, la proposition de l’honorable M. de Puydt tend à établir le contraire. Sous ce point de vue, le projet qu’on présente n’est pas constitutionnel. Comment les choses se passent-elles en France, où le gouvernement est moins parlementaire que la constitution ne l’a voulu en Belgique ? Quand il s'agit de constructions dans lesquelles l’Etat intervient, on discute non seulement la loi, mais le cahier des charges article par article. C’est ce qui a eu lieu encore quand on a voté les chemins de fer de Lille et Valenciennes à la frontière, celui de Ronan et celui d’Orléans. Dans toutes ces discussions, la chambre a examiné les cahiers des charges pour voir s’il y avait lieu d’accorder ou de ne pas accorder de primes, et si toutes les garanties nécessaires étaient données. Vous n’avez pas toutes ces garanties dans le système proposé. On vous propose l’admission d’un principe par lequel le vote de la chambre serait bousculé. Le gouvernement pourrait accorder des concessions qui, sans l’assentiment des chambres, grèveraient l’Etat.

Sous aucun point de vue la prise en considération de cette proposition ne peut être prononcée, car on ne dit pas par une loi qu’on fera une loi, de même qu’on ne peut pas dire qu’on abdique sa prérogative.

M. Desmet – Je suis d’accord avec l’honorable M. Dumortier, qu’il faut une loi pour chacun des projets de travaux. Mais je demande qu’un crédit éventuel soit ouvert au budget, parce qu’il faut provoquer et tâcher de faire exécuter les projets en vue desquels la proposition a été faite.

M. de Puydt – L’honorable M. Dumortier fait le procès à la loi des péages et non à ma proposition. La loi des péages autorise le gouvernement à accorder des concessions et à les accorder sous l’assentiment des chambres. Mais cette loi de péages a besoin d’un complément. En effet, elle consacre un principe d’exécution de travaux publics autre que l’exécution par l’Etat. A coté de ce principe, je voudrais en ajouter un troisième : l’exécution par le concours combiné de l’Etat et de l’industrie privée. Eh bien vous y arriveriez en faisant de ma proposition une disposition additionnelle à la loi existante. On pourrait donc par là diminuer les inconvénients des concessions pures et simples, et stimuler l’industrie particulière au moyen de la garantie d’un minimum d’intérêt. C’est donc comme article additionnel à la loi des péages que la proposition dont il s'agit doit être considérée. On a dit et répété qu’il était singulier de voir dire par une loi que le gouvernement pourra proposer aux chambres une autre loi. Mais cette proposition, ainsi considérée comme disposition additionnelle à la loi de péages, n’a plus rien qui doive étonner.

Le gouvernement est autorisé à accorder des concessions ; on y ajoute par un dernier article le cas où il pourra demander aux chambres la garantie d’un minimum d’intérêt, parce que cela sort des droits que la loi lui donne par les premiers articles. Dans ce cas spécial, il devra se présenter devant les chambres.

La proposition est assez importante en elle-même pour qu’on déclare qu’elle mérite d’être examinée, et la prise en considération n’a d’autre but que de la faire examiner.

M. Nothomb – Je désirerais savoir quelle est la proposition réellement en discussion. Est-ce la proposition primitive ou la proposition nouvelle ?

M. le président – C’est la proposition nouvelle.

M. Nothomb – J’avoue que la deuxième proposition, quelque disposé que je sois en faveur de tout ce qui put hâter l’exécution des travaux publics, me semble absolument inutile. C’est un véritable non-sens législatif.

Je demande pardon à l’auteur de la proposition modifiée. La proposition primitive me semblait digne d’examen. Je ne pense pas qu’elle soit retirée ; J’engagerai les signataires de cette proposition à nous dire s’ils la retirent. Je crois qu’elle mérite d’être examinée.

M. le président Les auteurs ont déclaré se rallier à la proposition modifiée.

M. Nothomb – Pour moi, je crois qu’on a manqué à tous les précédents de la chambre en examinant le fonds, le principe de la proposition. Il est évident que la seule considération, la seule idée qui doive dominer dans les discussions de ce genre, est celle-ci : La proposition est-elle digne d’être examinée, oui ou non. Pour ne pas répéter ce qui a été dit à cet égard, je dirai les motifs qui me portent à regarder la proposition comme digne d’être examinée. Quelle est la position du gouvernement en ce qui concerne le droit de concession ? Pour les routes, vous mettez à sa disposition l’excédant du produit des barrières ; quand il s’agit de concéder une route, le gouvernement peut accorder un subside ; mais quand il s’agit d’un chemin de fer ou d’un canal, il ne peut pas accorder de subside. Ici le gouvernement est beaucoup plus restreint dans son action que quand il s'agit d’une route. Pour une route il peut donner une subvention, pour un canal ou un chemin de fer il ne peut rien donner en sus du péage.

Je voudrais qu’on examinât la question de savoir s’il ne faut pas, par rapport aux chemins de fer et aux canaux, mettre le gouvernement dans une positon identique ou analogue à celle où il se trouve par rapport aux concessions des routes. Voilà une considération qui m’a frappé depuis longtemps et qui me fait désirer que la chambre renvoie la proposition primitive à l’examen des sections. Cette proposition primitive s’agrandira. C’est un canevas, comme l’a dit M. le ministre des affaires étrangères. On se demandera s’il faut que le gouvernement soit mis à même d’accorder, quand il s'agit de canaux et de chemins de fer, comme quand il s'agit de routes, d’accorder quelque chose de plus que des péages.

Voilà la question dans toute sa généralité.

M. Zoude – Quand je me suis rallié à la modification proposée, je n’ai pas entendu renoncer à la proposition primitive. J’ai appuyé l’amendement, pensant qu’il servirait de passeport à la proposition principale pour être renvoyée à l’examen des sections.

M. de Puydt – Voilà l’inconvénient de discuter au fond une proposition quand il ne s’agit que de savoir si elle mérite d’être prise en considération. C’est ce qui m’a amené à proposer un amendement.

L’honorable auteur de la proposition la maintenant, je déclare retirer mon amendement.

M. le ministre des travaux publics (M. Rogier) – Je n’ai entendu appuyer que la proposition primitive. Après avoir lu la préposition modifiée, je dois déclarer qu’elle m’a paru inutile. Du reste, par cet appui je ne préjuge rien. Je déclare que mon opinion n’est pas encore faite sur le mode proposé. C’est un mode nouveau qui a été mis en avant ; je crois qu’il mérite d’être examiné par la chambre, n’y gagnât-on que de prouver l’importance qu’on attache aux travaux publics ; la proposition mériterait la faveur de cet examen, je me trompe quand je dis une faveur, car ce serait une exception que de ne pas la renvoyer aux sections.

M. Dumortier – Puisqu’on en revient à la proposition primitive, qu’on rencontre les objections que nous avons faites à cette proposition. Nous avons démontré qu’elle était inconstitutionnelle. Je maintiens qu’il est impossible de démontrer qu’elle n’est pas inconstitutionnelle, en ce sens qu’elle rend le gouvernement maître de créer des impôts, de mettre des sommes considérables à charge de l’Etat. Qu’on nous démontre comme cela est possible ; jusque-là nous devon persister dans notre refus de prendre la proposition en considération.

Il y a inconstitutionnalité dans le premier système proposé. Ce sera le gouvernement et le gouvernement seul qui décidera que l’on mettra à la charge de l'Etat des sommes considérables. On objecte ce qui se passe relativement aux routes. Mais il n’y a aucune similitude. Il avait été stipulé que l’excédant du produit des barrières serait employé en constructions nouvelles. Pour applique ce système, on a laissé au gouvernement le soin d’appliquer l’excédant du produit de ces revenus.

Mais ici de quoi s’agit-il ? de créer une dette réelle, non par le pouvoir législatif, seul habilité à créer une dette à la charge de l’Etat, mais à la faire créer par le gouvernement, sans l’intervention du pouvoir législatif. C’est là une inconstitutionnalité ; nous ne pouvons pas sanctionner une pareille proposition par notre vote.

Remarquez qu’il ne s’agit pas ici de sommes minimes, de quelques centaines de mille francs, mais de centaines de millions, car l’honorable M. de Puydt a dit lui-même qu’il y avait pour 100 millions de canaux et de chemin de fer à construire. Vous iriez accorder au gouvernement le droit de grever le trésor public pour une somme aussi considérable ! Mais ce serait abdiquer votre prérogative ! Quand vous le voudriez, vous ne le pourriez pas. Votre prérogative, c’est la prérogative du peuple, vous ne pouvez pas l’aliéner. Hôtes passagers de cet édifice, vous ne pouvez grever ceux qui viendront après vous. Il vous est impossible de prendre en considération une proposition qui aliène vos prérogatives constitutionnelles, une proposition qui, comme je l’ai indiqué, viole la constitution.

M. Delehaye – Quad l’honorable préopinant a pris la parole la première fois, il nous a dit qu’il voulait gagner du temps. Si nous avions, dès le principe, pris la proposition en considération, on n’aurait pas perdu en section la moitié du temps que nous avons déjà perdu dans cette discussion.

On revient sur la constitutionnalité de la proposition. C’est chose tellement grave et tellement importante, qu’une accusation d’inconstitutionnalité, que par cela seul qu’une proposition est accusée d’inconstitutionnalité par les unes, tandis que cette accusation est repoussée par les autres, cette proposition doit être prise en considération pour être renvoyée à l’examen des sections, qui statueront sur cet objet.

Je pense donc que la prise en considération doit être prononcée, bien que pour ma part, je ne sois pas disposé à adopter la proposition. Je trouve que nos finances ne permettent pas de nous lancer dans une carrière aussi onéreuse.

Mais laissons aux sections le soin d’examiner la proposition.

Permettez-moi de vous dire une chose. Il y a quelques jours, une proposition a été faite par MM. Dubus et Brabant. Moi je pense qu’on ne peut pas adresser à cette proposition le reproche d’inconstitutionnalité, quoique, sous d’autres rapports, elle puisse être rejetée ; d’autres pensent le contraire. Un organe de l’opinion publique, en outre, prétend que la proposition est inconstitutionnelle. Cependant, pas une seule voix ne s’est élevée contre la prise en considération.

M. Dumortier – Cela prouve que l’organe de l’opinion publique n’a pas grandement raison.

M. Delehaye – Votre interruption ne prouve rien, puisque la question n’a pas été examinée.

Je pense que si nous voulons gagner du temps, nous ferons bien de prendre le projet de loi en considération.

M. le ministre des travaux publics (M. Rogier) – J’ai appuyé la prise en considération. J’ai dit dans quel but. Si j’avais vu dans la proposition la moins apparence d’inconstitutionnalité, je n’en aurais pas appuyé même la prise en considération. Or j’ai beau lire l’article 1er, je n’y trouve rien d’inconstitutionnel. Qu’y vois-je ? que le gouvernement est autorisé à garantir un intérêt de 3 p.c. jusqu’à concurrence de 700,000 francs à des concessionnaires qui exécuteraient des routes pavées, des canaux, etc. Il n’y a là rien d’inconstitutionnel. C’est un crédit de 700,000 francs accordé au gouvernement, à l’aide duquel il garantira l’exécution des travaux. Il y a mille exemples de lois pareilles. On a accordé un crédit semblable par la loi relative aux bateaux à vapeur. C’est un article supplémentaire du budget. Il ne s’agit pas de dépenser des centaines de millions, puisque la dépense est limitée à 700,000 francs.

Je n’examinerai pas la question au fond. Cependant je dois dire un mot ; car la question est importante. Il est notoire que le pays a fait de grandes dépenses pour les travaux publics. Je citerai le chemin de fer, les routes pavées, le rachat des canaux. Mais les travaux publics ne doivent pas pour cela s’arrêter. Le moment est venu d’examiner si le gouvernement n’exécutant pas par lui-même ne pourrait aider à exécuter. C’est un mode d’intervention que je ne repousse pas. Je puis différer sur les moyens. Quant à l’intervention, je la crois bonne. Le gouvernement ne faisant pas par lui-même, peut aider à faire. La proposition qui vous est soumise a pour objet d’examiner un de ces moyens, qui consiste pour le gouvernement sans entrer dans la dépense, à garantir les intérêts. Je dis que cette proposition mérite d’être examinée, et que dans tous les cas elle n’a rien d’inconstitutionnel. Libre d’ailleurs aux sections d’examiner, si elles le jugent convenable, la question de constitutionnalité. Du reste, si les sections avaient jugé la proposition inconstitutionnelle, elles n’en auraient pas autorisé la lecture.

Je suis étonné qu’une proposition aussi simple ait soulevé une pareille opposition. Nous devons tous désirer doter le pays de travaux publics, en grevant le moins possible le trésor. Je suis donc étonné que ceux qui trouvent que le trésor a fait de si grands sacrifices s’opposent à un moyen d’intervention qui n’entraîne pas le trésor dans de grandes dépenses. C’est un moyen sur l’adoption duquel je réserve mon opinion. Mais il mérite l’examen de la chambre.

Du reste, je proteste contre ce qui a été dit que le gouvernement aurait concouru à entraver les travaux de la chambre. Loin de nous cette pensée Je répète que je n’aurais pas pris la parole dans cette discussion, si contre toute attente on n’était pas venu présenter des objections qui ne sont pas en ce moment à leur place.

La chambre, consultée, prend en considération la proposition de MM. Zoude et Puissant.

Projet de loi approuvant le traité de commerce et de navigation conclu entre la Grèce et la Belgique

Discussion de l'article unique

M. le président – La discussion est ouverte sur l’article unique du projet de loi, dont la commission propose l’adoption. La parole est à M. Donny.

M. Donny – Dans la discussion que le vote du budget des travaux publics est venu terminer, on a prédit au cabinet actuel que tels députés qui votaient alors avec lui voteraient contre lui dans une autre circonstance.

Je viens réaliser cette prédiction. Hier j’ai donné au cabinet actuel l’appui de mon vote. Aujourd’hui, je viens le combattre. Je ne vois là rien que de fort naturel, que de fort honorable. La mission dont mes commettants m’ont honoré, au nom d’une constitution dont la devise est L’union fait la force, ne consiste pas à défendre un drapeau, ou à en attaquer un autre, mais à travailler de toutes mes forces au bonheur de la patrie commune. Cette mission, je la remplirai toujours avec l’indépendance la plus absolue, bien qu’en dehors de cette chambre, je sois du nombre des fonctionnaires publics amovibles. Je ne me laisserai jamais parquer dans une catégorique quelconque ; je ne ferai jamais du ministérialisme quand même, ni de l’opposition systématique.

Je viens maintenant à l’objet en discussion.

Le traité grec n’est pas un acte isolé. Il tient à une série de traités, tous conclus dans le même système, dans le même esprit. Indépendamment du traité avec la Grèce, dont je vais dans un instant avoir l’honneur de vous signaler les défauts, il y a un traité avec les Etats-Unis où les mêmes défauts se représentent d’une manière plus marquée. Il y a un traité avec la France où les mêmes vices se reproduisent plus que partout ailleurs.

Il s’agit ici de faire un premier pas qui doit avoir une influence presque décisive sur les traités qu’il nous reste encore à discuter ; cet objet mérite donc toute l’attention de la chambre.

Je repousse le traité avec la Grèce, par deux motifs.

Le premier motif c’est que ce traité rend impossible pendant six ans au moins la réforme douanière que mes honorables amis et moi appelons de tous nos vœux, et depuis fort longtemps.

Le second motif c’est que le traité renferme un principe absolument inconciliable avec des dispositions législatives en vigueur, et qu’il importe au pays de maintenir dans son intégralité.

Je vais développer ces deux motifs d’une manière aussi concise que peut le permettre le développement de l’objet.

J’ai dit que le traité rendait impossible la réforme douanière, ou si l’on veut le changement de système commercial que nous appelons de tous nos vœux.

Nous soutenons, mes honorables amis et moi, qu’une marine marchande, étendue, florissante est une source puissance de richesse et de prospérité pour le pays qui la possède ; et, pour le prouver, nous citons l’exemple de tous les siècles, de tous les peuples maritimes.

Nous soutenons ensuite que l’exportation de nos produits, qui doit être l’objet constant de nos efforts, ne peut se faire d’une manière complète et satisfaisante sans le concours d’une marine nationale étendue ; et nous prouvons cette assertion, en faisant un appel à la statistique, qui vous fait voir qu’en tenant compte du petit nombre de bâtiments que possède la Belgique et du grand nombre de bâtiments étrangers qui fréquentent nos ports, il devient évident que les exportations de la Belgique se font considérablement plus par bâtiments belges, considérablement moins par bâtiments étrangers.

Nous soutenons encore que, pour donner à la marine belge l’étendue que réclament les intérêts du pays, il faut de toute nécessité accorder au pavillon national des avantages plus grands que ceux dont il jouit actuellement. Nous justifions cette assertion en vous faisant remarquer que les avantages dont la marine belge est en possession, n’a pu lui donner une étendue quelque peu considérable dans l’espace de dix années.

Enfin nous soutenons que parmi les navires étrangers, ceux-là augmentent plus le bien-être de la Belgique qui viennent importer dans nos ports les produits de leur propre pays, que ceux qui ne font qu’importer les marchandises des pays étrangers. Pour justifier notre opinion à cet égard, nous citons l’exemple de l’Angleterre, dont la richesse commerciale est en grande partie le produit de sa marine marchande.

De ces prémisses nous tirons la double conclusion, qu’il faut augmenter la protection dont jouit le pavillon national, et qu’il faut établir une différence entre les bâtiments qui nous importent les marchandises de leur propre pays, et ceux qui ne nous importent que les marchandises des pays étrangers.

Voilà ce que j’appelle la réforme douanière, voilà le système que nous voulons voir établir, en le combinant toutefois de telle manière, qu’il ne puisse, dans son application, ni nuire au transit, ni influer d’une manière défavorable sur le prix des matières premières que consomme l’industrie belge.

Maintenant, messieurs, il suffit de jeter un coup d’œil sur le traité pour voir qu’il rend impossible pendant toute la durée qu’il doit avoir, le changement de système que nous appelons, puisqu’il assimile complètement le pavillon grec au pavillon belge, et que nous, nous voulons faire entre ces deux pavillons une différence plus grande encore que celle qui existe aujourd’hui, que de plus nous voulons faire une différence entre les pavillons étrangers eux-mêmes.

Si je n’avais, messieurs, d’autre motif pour rejeter le traité que son incompatibilité avec notre réforme douanière, je vous proposerais l’ajournement de la discussion jusqu’après le vote sur le rapport de l’enquête parlementaire, et voici pour quelle raison.

Vous vous rappellerez que le changement dans le système commercial dont je viens de parler a déjà fixé votre attention d’une manière toute spéciale, à tel point que vous avez ordonné une enquête parlementaire, afin de consulter l’opinion du pays tout entier sur ce point, et afin de recueillir des informations qui puissent vous mettre à même de vous prononcer sur cette grave question en pleine connaissance de cause. La commission d’enquête doit avoir fini son travail ; à l’heure qu’il est, si je suis bien informé, son rapport se trouve déjà, en partie du moins, livré à l’impression ; dans peu de jours ce travail vous sera soumis.

Vous êtes donc à la veille de discuter cette grave question ; à la veille de connaître le pour et le contre ; à la veille d’émettre un vote consciencieux sur le sort futur de la navigation belge ; et dans cette position, il me semble peu compatible avec la raison, peu compatible avec la dignité de la chambre, de trancher cette question d’une manière incidente, par le vote d’un article d’un traité, traité qu’on peut rejeter ou adopter aussi bien dans quelques mois qu’aujourd’hui.

Une autre considération qui me ferait demander l’ajournement, c’est que ni le gouvernement, ni la commission chargée d’examiner le traité, n’ont instruit cette affaire d’une manière suffisante. Et je le prouve.

Le traité nous impose des sacrifices ; on ne le contestera pas ; mais on vous dira qu’en compensation de ces sacrifices, la Grèce nous a concédé des avantages. Soit. Les sacrifices qu’on nous impose, nous pouvons en calculer la portée, et dans un instant je vais vous en faire voir toute l’importance ; mais les avantages qui doivent compenser ces sacrifices, il ne nous est pas donné de les évaluer.

Pour que nous fussions à même de savoir ce que la Grèce nous donne, nous devrions avoir sous les yeux le tarif grec ; nous devrions savoir de quelle manière nos bâtiments sont traités en Grèce, à présent qu’il n’y a pas de traité.

Une seconde communication qu’on aurait dû nous faire, en analyse au moins, c’est celle des traités que la Grèce peut avoir conclus avec d’autres puissances.

Et en effet, messieurs, il est possible, il est probable même que les puissances qui ont traité avec la Grèce aient stipulé des réserves utiles à leurs industries, à leurs habitants ; des réserves contre lesquelles la Grèce n’aura fait aucune objection. Eh bien ! s’il en était ainsi, nous devrions demander pour notre pays les mêmes réserves, les mêmes restrictions que celle que la Grèce a concédées à d’autres peuples.

Enfin, messieurs, il est une dernière communication que nous devons tous désirer. C’est celle des pièces diplomatiques de la négociation qui a précédé le traité. C’est une communication qu’on demande dans tous les pays constitutionnels ; communication que, comme vous le savez, vous avez le droit d’exiger, et qu’il est, je crois, de votre devoir de réclamer.

Au fond, que vous demande-t-on ? On vous demande d’approuver un acte du gouvernement. Mais avant d’approuver cet acte, il faut voir si le gouvernement a suivi la ligne de conduite que vous pouvez désirer qu’il aurait suivie ; vous devez vous assurer, si dans les instructions données pour les négociations de ce traité, l’on n’a pas perdu de vue les véritables intérêts du pays ; si, pat inattention ou autrement, on n’a pas sacrifié plus ou moins les intérêts généraux à des intérêts de localité, à des intérêts de système, de théorie, de coterie. Il est de votre devoir de vous en assurer avant d’approuver l’acte que le gouvernement vous soumet.

Si je n’avais d’autres reproches à faire au traité que de rendre impossible la réforme douanière, je demanderais, je le répète, l’ajournement de la discussion jusqu’après le vote de l’enquête parlementaire ; jusqu’à la production, par analyse au moins, des stipulations survenues entre la Grèce et tous les autres pays, jusqu’après la production du tarif grec et le dépôt sur le bureau de toutes les pièces diplomatiques qui ont amené la conclusion du traité.

Mais cet ajournement que j’appuierai, si quelqu’un le propose, je ne le demande pas moi-même, et voici pourquoi ; c’est parce que j’ai à faire valoir contre le traité un moyen qui me paraît péremptoire, un moyen qui doit le faire rejeter sans examen ultérieur, et ce moyen, je vous l’ai déjà indiqué ; c’est que le traité renferme un principe absolument incompatible avec les dispositions législatives actuellement en vigueur, et qu’il est de l’intérêt du pays de maintenir.

Pour faire comprendre ce que j’ai à dire à la chambre sur ce point, je dois appeler son attention sur l’article 6 du traité. Voici comment est conçue la première partie de cet article :

« Tout ce qui pourra légalement être importé dans le royaume de la Belgique par bâtiments belges, pourra également y être importé en droiture de la Grèce par bâtiments grecs ; que leur cargaison provienne du sol, de l’industrie ou des entrepôts de la Grèce, sans payer d’autres ou plus hauts droits ou charges, de quelque espèce ou dénomination que ce soit, perçus au nom ou au profit du gouvernement, des administrations locales ou d’établissements particuliers quelconques, que si l’importation avait lieu par bâtiments belges. »

Si je comprends bien la portée de la dispositions (et dans le cas contraire, je prie M. le ministre des affaires étrangères de vouloir bien rectifier mes idées à cet égard) ; si donc je comprends bien la portée de cette stipulation, voici le résultat qu’elle doit avoir dans une hypothèse que je vais avoir l’honneur de vous poser.

Je suppose deux bâtiments, l’un grec, l’autre belge, se trouvant tous deux dans un port de la Grèce ; je suppose que ces deux bâtiments prennent chacun une cargaison de sucre extraite d’un entrepôt grec ; et se rendent ensuite dans un port belge. Par l’assimilation qu’établit l’article 6 du traité, les deux cargaisons payeront absolument les mêmes droits de douane dans ce pays ; elles payeront l’un et l’autre 21 2/10 centimes par quintal métrique.

Voilà comment j’entends le traité.

S’il en est ainsi, messieurs, cette disposition renverse de fond en comble le tarif actuel de la douane, en ce qui concerne le sucre. Car voici les dispositions de ce tarif :

Le sucre importé par bâtiment belge, quelle que soit sa provenance, paie, ainsi que je viens de vous le dire, 21 2/10 centimes par quintal métrique ; mais le sucre importé par bâtiment étranger paie considérablement plus. S’il est importé directement des colonies, il paie 1 fr. 69 c. les 100 kilog., et s’il est importé d’un port européen, il paie non pas 21 centimes, non pas 1 fr. 69, mais 4 fr. les 100 kilog.

De sorte qu’en appliquant le tarif actuel dans l’hypothèse que je viens de vous poser, le sucre importé sous pavillon grec payerait 4 francs lorsque celui importé par bâtiment belge ne paierait que 21 centimes ; c’est-à-dire que celui importé sous pavillon belge ne payerait que le vingtième des droits qu’aurait à supporter celui importé sous pavillon grec.

Cette différente est un encouragement considérable pour notre marine ; encouragement sans lequel elle ne pourrait se maintenir.

Maintenant voici comment il faut poser la question. Faut-il supprimer cet encouragement si considérable pour maintenir le traité qu’il a plu au gouvernement de faire avec la Grèce ? Messieurs, il me paraît que poser cette question, c’est la résoudre. Telle est au moins mon opinion, et je crois pouvoir la justifier.

L’importation du sucre en Belgique est un point vital non seulement pour la navigation belge, mais encore pour l’industrie en général, et en voici la raison : c’est que, sans l’importation du sucre, les exportations de produits belges, doivent être considérablement entravées.

Lorsqu’aujourd’hui un spéculateur belge envoie des productions de la Belgique dans les pays transatlantiques, il faut, pour qu’il vende la marchandise à un prix convenable, qu’il puisse s’assurer une cargaison de retour. Sans cela la marchandise doit supporter les frais de l’aller et ceux de retour, son prix doit être majoré en conséquence, et la concurrence n’est plus possible avec le commerce étranger.

Or, dans la plupart de ces pays transatlantiques, la seule cargaison de retour que l’on puisse se procurer avec facilité, c’est une cargaison de sucre. Lorsqu’un expéditeur belge aura pris, au retour de ses marchandises, une cargaison de cette denrée, où voulez-vous qu’il aille la placer ? Ce n’est pas en Angleterre, là il est repoussé par l’acte de navigation ; ce n’est pas en France, là il est repoussé par des droits d’entrée très élevés et par des droits différentiels ; il ne lui reste donc que l’importation en Belgique ; or, il est impossible qu’il place son sucre en Belgique, sinon avec avantage, du moins sans perte, si les marchés nationaux se trouvent encombrés du sucre importé par navires étrangers, et si vous assimilez les pavillons des autres puissances au vôtre, en ce qui concerne le sucre, votre marché sera immédiatement encombré ; il n’y aura plus de place pour le sucre que pourront importer ceux de vos bâtiments qui auront exporté vos produits.

Et ne croyez pas, messieurs, que quand je parle ainsi, je n’exprime qu’une opinion individuelle ; non, messieurs, je suis ici l’écho du pays tout entier, l’enquête parlementaire est là pour en donner la preuve.

L’enquête parlementaire a constaté que, dans quelques localités, on a demandé de nouvelles faveurs pour le pavillon national, en soutenant qu’il n’est pas encore assez favorisé, et je dirai, en passant, que telle est aussi mon opinion, dans d’autre localités on a combattu le système, on a dit que les faveurs dont le pavillon national jouit actuellement sont suffisantes, qu’il ne faut pas les majorer, mais qu’il faut les maintenir. Sur la question de savoir s’il faut majorer la protection dont jouit le pavillon national, il y a donc divergence d’opinion dans le pays ; mais il n’en est pas de même pour la question du maintien de ce qui existe aujourd’hui ; sur ce point-là il n’y a pas de dissidence, il y a unanimité.

Je ne vous fatiguerai pas, messieurs, en vous citant ce qui a été dit à cet égard par les diverses chambres de commerce du pays ; je ne parlerai que d’une seule, et je choisirai précisément celle qui n’a jamais été accusée de porter trop loin la bienveillance pour le pour le pavillon national, je veux parler de la chambre de commerce d’Anvers. Cette chambre s’est opposée à toute majoration de protection, mais elle a déclaré formellement qu’il faut maintenir les avantages dont le pavillon national jouit aujourd’hui ; elle l’a déclaré, messieurs, dans un document officiel, dans le rapport qu’elle a fait parvenir à la commission d’enquêté. Je vais avoir l’honneur de vous citer un passage de ce rapport. Dans ce passage la chambre de commerce d’Anvers examine la question de savoir s’il ne convient pas d’accorder des faveurs nouvelles aux bâtiments qui viendront de contrées situées au-delà de l’Océan, elle résout cette question affirmativement, mais elle fait remarquer qu’elle n’entend pas que dans ces faveurs nouvelles on fasse une distinction entre les pavillons : « Il faut, dit-elle, que pour cette protection-là, le pavillon belge soit traité comme le pavillon étranger ; mais, ajoute-t-elle, il faut dans tous les cas maintenir la protection dont la marine nationale jouit actuellement. »

Voici, messieurs, ce passage :

« Nous sommes donc d’opinion que lorsque le chemin de fer nous aura donné le moyen d’étendre nos rapports avec l’Allemagne et la Suisse, et d’augmenter ainsi considérablement le nombre des navires qui fréquentes nos ports, une imposition plus élevée sur les marchandises coloniales qui nous sont fournies par l’intermédiaire d’un port européen sera une mesure utile. Et comme ce système a pour objet le commerce et l’industrie en général, et non les intérêts particuliers de la marine belge, nous pensions que, pour la fixation de ces nouveaux droits, on ne devrait admettre aucune distinction de pavillon, mais prélever la taxe simple ou le droit majoré, suivant que la marchandise arrive d’un port transatlantique ou d’une place européenne, en conservant, dans tous les cas, la protection existante pour le pavillon national. »

Voilà, messieurs, comment s’est exprimée la chambre de commerce d’Anvers. Et ne croyez pas que ce soit là un passage échappé à l’inattention du rédacteur. Non, messieurs, car telle est l’opinion individuelle de tous les membres de la chambre de commerce, ainsi que le constate l’interrogatoire de ces messieurs devant la commission d’enquête parlementaire.

Si l’opinion que je viens de soutenir est appuyée unanimement en dehors de cette enceinte, je dois dire aussi qu’elle a été constamment proclamée dans le sein même de la chambre et qu’elle n’y a pas trouvé de contradicteurs. Je ne vous fatiguerai pas non plus, messieurs, en vous rappelant tout ce qui a été dit à ce sujet ; je citerai seulement l’opinion de deux orateurs, et je les prends encore dans la nuance qui est la plus opposée à mon opinion.

Je citerai d’abord l’opinion de l’honorable M. Pirmez, qui certes n’a jamais été partisan d’un système commercial restrictif, prohibitif. L’honorable député de Charleroy nous a dit à maintes reprises qu’il s’opposerait toujours à l’extension du système prohibitif, qu’il s’opposerait à ce qu’on accordât des faveurs nouvelles à l’industrie et au commerce, mais en même temps il a exprimé l’opinion qu’il fallait maintenir la protection et les faveurs dont l’industrie est en possession aujourd’hui. Ainsi donc dans l’opinion de l’honorable membre, l’on ne pourrait pas diminuer les faveurs dont jouissent aujourd’hui et l’industrie minière et l’industrie houillère, et l’industrie métallurgique, et sans doute aussi dans son opinion l’on ne doit pas supprimer la protection et les faveurs dont jouir l’industrie maritime, l’industrie des armateurs, des constructeurs, des voiliers, des cordiers, en un mot l’industrie de tous les habitants de nos cités.

J’ai maintenant à vous citer une opinion beaucoup plus précise sur la question qui nous occupe, parce que l’honorable orateur dont je vais avoir l’honneur de rappeler les paroles, s’est occupé précisément de l’importation des sucres dans notre pays ; et comme l’honorable membre est jugé compétent dans la matière, je me permettrai de citer textuellement un passage de son discours, prononcé dans la séance du 18 décembre 1837, lors de la discussion sur la question de sucre. Voici comment il s’est exprimé :

« Autrefois, je l’ai dit, presque toutes nos relations industrielles maritimes, se concentraient sur l’exploitation du marché hollandais dans les Indes orientales, et ce marché par son immensité suffisait presque seul à nos besoins ; mais, depuis notre séparation, force nous a été de suppléer à ce débouché en nous dirigeant vers d’autres parages.

« Ainsi, dans l’autre hémisphère, le Brésil, la Havane, la côte occidentale de l’Amérique du sud, l’Amérique du Nord, quelques ports des Antilles ont été explorées avec quelqu’activité, et d’un autre côté, avec les échelles du Levant, avec Gènes, Constantinople, Trieste, Livourne, Odessa et autres ports méditerranéens. Mais comment ce commerce s’est-il établi ? Uniquement, messieurs, par les sucres, et vous allez le comprendre.

« La Havane, le Brésil, Santos, Porto-Rico, Manille et autres lieux n’offrent généralement que des sucres en retour des cargaisons que nous leur importons, et qui consistent spécialement en farines, genièvres, armes, tissus, clous, ouvrages en fer, verre, verreries et autres produits de notre industrie ; or pour pouvoir vendre ces produits, il faut de toute nécessité pouvoir prendre les sucres en retour, car si nous ne le pouvions pas, si les sucres ne pouvaient se travailler dans le pays comme cela arriverait si les raffineries venaient à tomber, il nous serait matériellement impossible d’exporter dans ces parages la moindre parcelle de nos produits agricoles ou industries, puisque les navires devraient dans cette hypothèse revenir à vide et seraient obligés conséquemment de faire supporter un double fret à leur cargaison de sortie ; de sorte que celle-ci ne pourrait plus, pour la vente, soutenir la concurrence avec les produits des autres nations.

« J’insiste sur cette observation ; elle est si capitale, elle intéresse si vivement notre agriculture et notre industrie, que je ne puis me résoudre à l’abandonner, dans la crainte qu’elle n’aurait pas été saisie par ceux de nos honorables collègues moins familiarisées avec nos relations internationales.

« Le Brésil, la Havane et presque tous les pays transatlantiques avec lesquels nous entretenons un commerce actif produisent du sucre. Le sucre est le principal mobile de leurs échanges ; ils reçoivent des Européens les produits fabriqués nécessaires à leur consommation. Les produits les mieux fabriqués et les moins chers obtiennent la préférence ; pour pouvoir les donner à un prix raisonnable, il faut pouvoir prendre des sucres en retour, sans cela les produits manufacturés auraient un double fret à supporter, et dès lors, la concurrence avec les produits d’autres nations opérant ces retours, serait impossible. Or les retours ne peuvent, pour la majeure partie, consister qu’en sucres ; donc, sans ce dernier article, tout commerce, tout échange, toute exportation, en un mot, devient impraticable. »

Et quel est celui, messieurs, qui tenait ce langage ? Un homme, comme je l’ai dit, qui est juge compétent dans la matière, un homme qui, en raison de sa position officielle d’alors, avait pour mission spéciale d’éclairer la chambre sur des questions de cette nature, en un mot l’honorable M. Smits, alors directeur du commerce et de l’industrie.

Après des citations qui me paraissent aussi concluantes, je n’ai plus rien à ajouter. Il me semble que la question est jugée ; qu’entre l’importation du sucre par bâtiments belges d’un côté et le traité avec la Grèce d’un autre, traité qui pourra d’ailleurs toujours être renouvelé sur d’autres bases, il n’y a pas à balancer.

Avant de finir, messieurs, je dois prévoir une objection et la réfuter. Il est possible qu’on me dise : « A la vérité, le traité avec la Grèce renverse la protection que le tarif actuel accorde au pavillon belge, mais ne craignez pas les mauvais effets de ce traité, car le sucre qu’on nous importe par bâtiments étrangers ne vient pas de la Grèce, et d’ailleurs le pavillon grec n’est pas celui qu’on voit flotter le plus fréquemment dans nos ports. Ne craignez donc pas que, dans la pratique, le traité puisse porter le coup mortel que vous redoutez pour notre marine marchande. » Messieurs, la réponse à cette objection est extrêmement facile, et je vais vous la présenter.

D’abord je dirai que ce n’est nullement justifier une disposition vicieuse, que de nous faire espérer qu’elle ne sera que rarement exécutée ; il vaut mille fois mieux faire disparaître cette disposition tout d’abord que de la maintenir, en se flattant de l’espoir que l’application n’en sera que fort rare.

Et puis le traité est fait pour six ans. Pendant ce laps de temps, la Grèce, nation jeune encore, peut considérablement étendre son commerce maritime, lui donner peut-être une direction telle qu’un jour les importations de sucre sous pavillon grec deviendraient pour nous une source d’amers et tardifs regrets ; nous ne devons pas nous y exposer.

Ensuite, je vous l’ai dit au commencement de mon discours, le traité avec la Grèce n’est pas un acte isolé. Si vous faites aujourd’hui à la Grèce le sacrifice de notre pavillon que vous lui offrez en holocauste, vous serez obligés d’étendre la même faveur au pavillon américain et au pavillon français, et déjà le gouvernement a proposé deux projets de traité qui consomment ce sacrifice. Eh bien si jamais les chambres belges avaient le malheur de sanctionner ces traités, celui de la France surtout, c’en serait fait de notre marine et de l’exportation de nos produits d’une manière complète et satisfaisante.

Vous le savez tous, messieurs, la France est aujourd’hui encombrée de sucres. Les fabriques de sucre et de betterave fournissent déjà une quantité considérable de cette denrée à la consommation. D’autre part, les colonies françaises fabriquent plus de sucre que n’en peut consommer la mère patrie. Ce n’est pas tout ; les spéculateurs français exportent des marchandises françaises dans les pays transatlantiques, et se trouvent là absolument dans la même position que nous nous y trouvons nous-mêmes, c’est-à-dire que le spéculateur français est obligé de prendre en retour de sa cargaison de marchandises françaises, une cargaison de sucre qu’il ne peut importer qu’en France, et qui vient augmenter l’encombrement du marché. Soyez en bien sûrs : du moment que le pavillon français serai assimilé au nôtre, il ne s’importera plus de sucre en Belgique que sous ce pavillon. Je puis, au reste, dès à présent, vous donner une preuve que le marché belge sera certainement encombré de cette denrée importée sous pavillon étranger. Cette preuve est un fait matériel, la voici :

Je vous ai fait voir qu’aujourd’hui le pavillon national, important du sucre, jouit d’une faveur extraordinaire ; il ne paie que le huitième ou même que le vingtième de ce que paient les importateurs sous pavillon étranger. Or, malgré cette protection immense, dirai-je, malgré cette protection qu’on veut nous enlever, le pavillon belge n’a pas le monopole de l’importation du sucre ; que dis-je, il n’importe pas la moitié de cette denrée ; de sorte que plus de la moitié du sucre est importé sous pavillon étranger, bien que les droits pour ce pavillon soit 8 fois, 20 fois plus élevés que pour le pavillon belge. Que sera-ce donc, lorsque vous aurez assimilé tous les pavillons étranges au nôtre ? Evidemment votre marché sera encombré.

Si le cas que je viens de prévoir devait se réaliser, si le sucre que nous importent aujourd’hui les bâtiments étrangers, malgré la défaveur du tarif, devait être importé un jour au prix de 1/8 ou d’un 1/20 du droit actuel, veuillez y réfléchir, messieurs (et j’en appelle ici aux membres qui témoignent des craintes sur l’avenir de nos finances), veuillez y réfléchir ; le droit d’entrée que vous percevez aujourd’hui sur le sucre importé sous pavillon étranger, suivant le tarif majoré, vous ne le percevriez plus ; vous ne percevriez plus 4 francs par quintal étrique, ni 1 fr. 69 cent….., mais simplement 21 centimes par 100 kilog. ; pour ceux qu’effraie notre position financière, c’est là une considération qui n’est pas sans importance.

Je me résume. Je repousse le traité parce qu’il rend impossible le changement de système commercial que vous voudriez voir établir en Belgique ; je le repousse ensuite, parce qu’il enlève à une industrie intéressante du pays une protection qui lui assurent les dispositions légales en vigueur. J’ai dit.

M. Smits – Messieurs, les paroles que l’honorable M. Donny vient de rappeler sont en effet de moi. L’opinion qu’il a analysée et que j’ai émise dans la question des sucres, je la maintiens, car je suis persuadé que les raffineries de sucres indigènes, en faveur desquelles je plaidais alors, sont l’élément nécessaire à notre prospérité commerciale et maritime. Mais, messieurs, je vous prouverai tout à l’heure, je l’espère, que leur existence n’a rien à craindre du traité que nous discutons en ce moment.

Ce traité, ainsi que l’a dit l’honorable préopinant, n’est pas un acte isolé. Du moment que le gouvernement du Roi a eu le bonheur de faire reconnaître l’indépendance de la Belgique par la Porte ottomane, du moment qu’il eut conclu une convention commerciale et maritime avec cette nation, il était important de créer à notre commerce le plus grand nombre d’échelles possible dans la Méditerranée, afin que notre navigation pût avoir une ligne privilégiée depuis nos ports jusque dans la mer Noire.

Ainsi, messieurs, le traité fait avec la Grèce est le corollaire indispensable des traités faits avec la Porte ottomane, avec la Sardaigne et avec la France. Tout se lie, messieurs, dans l’ordre des intérêts matériels.

Pour que notre navigation puisse prospérer il faut nécessairement qu’elle ait plus d’un point de destination, il faut qu’elle puisse partir de nos ports, avec des chargements pour des destinations différentes et qu’arrivée au terme de ses voyages, elle puisse en revenir également avec des retours pour les différentes échelles. Ce sont là des avantages éminents qu’aucun homme pratique ne contestera.

La première objection présentée par l’honorable M. Donny contre le traité, c’est que ce traité rendra tout changement de système impossible, et qu’ainsi il préjuge d’avantage la solution que la chambre donnera à l’enquête parlementaire qu’elle a fait ouvrir.

Je crois que l’honorable membre est dans l’erreur à cet égard, car ce traité, à mes yeux, ne préjuge rien. Il n’empêchera pas la législature belge de changer le système actuel si elle le juge vicieux, et il n’empêchera pas d’accorder, par exemple, un privilège plus grand aux importations directes, qu’aux importations indirectes. Rien ne s’oppose à ce que vous fassiez des modifications, dans ce sens, à vos lois douanières. Il en résultera seulement, si ces modifications étaient introduites, ce qui est encore une question, que la marine grecque qui serait admise, aux termes du traité, sur le pied des navires nationaux, subirait cette nouvelle législation.

Le traité, a dit ensuite l’honorable membre, et c’est son objection principale, est impossible avec les dispositions législatives existantes, ou du moins il est en contradiction avec ses dispositions. L’honorable M. Donny a cité la loi des sucres. Il craint que le sucre que notre navigation doit continuer à importer autant que possible, afin qu’elle puisse également exporter nos produits industriels ; il craint, dis-je, que les sucres ne nous soient importés par pavillon grec.

Mais, messieurs, il y a là une impossibilité presqu’absolue. D’abord, je ne connais encore aucun navire grec qui ait passé l’Atlantique pour aller chercher des sucres au Brésil ou dans les Antilles, pour des destinations autres que la Grèce ; mais supposons que la chose se fasse, eh bien, quel en serait le résultat pour nous ? C’est que les négociants grecs, pour pouvoir jouir des avantages du traité, en ce qui concerne l’importation des sucres en Belgique, devraient aller chercher cette marchandise dans l’Amérique ou aux Indes orientales, la ramener dans leurs entrepôts, pour nous les importer ensuite. Or, n’est-il pas évident que ce serait là la spéculation la plus folle qu’on aurait jamais tentée ? Car celui qui l’aurait faite aurait à supporter et un double fret et une commission, et des primes d’assurance, et des frais de chargement et de déchargement que la différentes des droits établie par le tarif sur les sucres, ne compenserait certainement pas. Car veuillez le remarquer, messieurs, les navires grecs ne sont pas admis chez nous sur le pied des nationaux, quand ils arriveront des Indes, il faut qu’ils arrivent directement des ports grecs pour jouir en Belgique du traitement national.

Ainsi, messieurs, les craintes de l'honorable préopinant sont véritablement chimériques, puisqu’aucun bâtiment grec ne pourrait lutter avec notre navigation, qui irait directement charger aux colonies

En général, la Grèce traite sur le pied d’égalité. C’est ainsi, je crois, qu’elle a traité avec la Suède et avec d’autres nations. Eh bien, nous ne faisons que suivre cet exemple. Mais il y a pour nous avantage spécial dans le traité avec la Grèce, c’est celui que ce pays n’a pas de traité avec la Porte Ottomane, de sorte que nous, qui somme admis dans les ports de la Turquie, tant d’Asie que d’Europe, nous qui importons en Turquie tous les produits de notre sol et de nos entrepôts, nous pourrions faire encore le commerce direct entre l’empire turc et les ports de la Grèce, avantage que les Grecs eux-mêmes n’ont pas, parce que s’étant violemment soustraits à la domination de la Turquie, ils n’obtiendront probablement pas un traité aussi avantageux que nous avec cette dernière puissance.

La Grèce, on peut le dire, est un Etat vierge encore de toute industrie. Elle a, je crois, une population d’environ 2 millions d’âmes, et ses importations, si je ne me trompe, car la discussion m’a pris à l’improviste, peuvent se calculer de dix à douze millions de piastres. Toute cette valeur d’importation consiste dans des produits similaires à ceux que nous fabriquons, et cependant notre industrie ne figure pour aucune part dans les importations faites en Grèce. C’est donc véritablement un nouveau débouché offert à notre industrie, débouché d’autant plus favorable que la Grèce, quoique n’ayant qu’une superficie de 3000 lieues carrées, offre 17 ports à notre navigation, non compris ceux des îles. Ces ports sont autant d’échelles favorables pour notre commerce et notre navigation de la Méditerranée ; ceux qui contesteraient ces avantages incontestables n’auraient, je ne crains pas de le dire, aucune notion du commerce pratique.

Si vous ne voulez pas traiter avec la Grèce sur le pied de l’égalité, il est à craindre que nous n’obtenions pas de traité avec ce pays et ce serait là un grand mal, car il importe de rouvrir vos anciens débouchés avec la Méditerranée, avec l’Orient, où nous avons des bénéfices réels à acquérir.

Le gouvernement vous en offre l’occasion, c’est à vous à la saisir en accueillant le traité par un vote approbatif, comme celui que je lui donnerai moi-même.

M. Delehaye – Je voterai pour l’ajournement de l’examen du traité. Je demande la permission de dire quelques mots à l’appui de cette résolution.

Je ne pense pas comme le premier orateur que vous avez entendu, que le traité fait avec la Grèce soit nuisible à la Belgique. Pour examiner quels sont les avantages qu’une nation tire d’un traité qu’elle fait avec une autre nation, il faudrait placer cette nation dans la même position qu’un particulier. Quand un particulier traite avec un autre particulier, il consulte ses besoins et ceux de la personne avec laquelle il traite. Agissons-en de même avec la Grèce et nous aurons la conviction que le traité peut être très favorable à la Belgique. La Grèce ne possède aucune industrie ; sa marine marchande est presque nulle. La Belgique, au contraire, a une industrie florissante, sa marine marchande, quoique peu importante, est supérieur à celle de la Grèce.

La Grèce ne peut nous fournir que des fruits ; nous, nous pourrions envoyer des cotons, des toiles, des draps, des armes et une infinité d’autres objets sur les marchés de la Grèce. Par cela même que les traités qu’elle a faits avec d’autres nations sont très peu importants, nous serions certains d’y ouvrir un débouché à une grande partie de notre trop plein. Nous n’avons donc de la part de la Grèce rien à craindre pour notre commerce et notre industrie. Je trouve que l’opinion de la commission vient à l’appui de celle que j’émets ; elle pense que l’un des motifs qui nous engagent à adopter le traité avec la Grèce, c’est parce que, dit-on, cette nation ne peut pas nous faire concurrence. Après avoir émis une opinion de ce genre, il vous paraîtra fort étrange qu’on ait proposé l’adoption du traité avec la France. C’est ce défaut de concurrence qui me fait admettre le traité avec la Grèce, comme c’est une concurrence nuisible qui me portera à rejeter le traité conclu avec la France.

Lorsque vous faites un traité de commerce avec une puissance quelconque que devez-vous examiner en premier lieu ? Si ses produits sont similaires aux nôtres. Si vous faites un traité avantageux avec la Grèce qui ne produit rien, ce traité appliqué à la France devient désastreux, parce que la France produit les objets que vous produisez vous-mêmes, par exemple, les cotons.

La France, en l’absence de tout traité, importe en Belgique ses cotons moyennant un faible droit. Mais craignant notre concurrence sur son marché, elle a soin de prohiber l’entrée de nos cotons chez elle. D’un autre côté, la France augmente le droit sur les fils de lin, parce que nos fils de lin font une concurrence très nuisible à l’industrie française.

Permettez-moi, messieurs, de faire ici une observation bien qu’elle n’entre pas dans les considérations qui doivent déterminer le vote sur le traité avec la Grèce. Je pense que la France a agi très sagement (en ne considérant que ses intérêts), en arrêtant une augmentation de droit sur les fis étrangers. Je crois qu’elle fera bien, partant toujours du point de vue de ses avantages, de prohiber l’importation des fils étrangers. En parlant ainsi vous pourriez croire que je porte préjudice à notre industrie, parce que cette observation pourrait engager la France à agir plus promptement. Mais, dans mon opinion, les mesures prises en France ne s’adressaient pas à la Belgique. Elle avait à craindre la concurrence des fils belges, mais elle avait plus à craindre encore les fils anglais. Eh bien, si la Belgique avait prohibé l’importation des fils anglais, j’ai la conviction intime que la mesure prise en France n’aurait été dirigée que cotre l’Angleterre et non contre la Belgique.

Si nous produisons beaucoup de choses que produit la France, il en est d’autres que la France produit et que la Belgique ne produit pas ; telles sont les soieries, les vins, les bijouteries et beaucoup d’autres qui ne sont pas similaires des produits belges. Cette production est loin d’être balancée par la consommation, elle a besoin de déverser une grande partie de ses produits sur les marchés étrangers. La Belgique fournit un débouché assez considérable à la France. Croyez-vous que la France n’avait as à craindre de notre part des mesures prohibitives ? Ce sont là des motifs puissants pour que de son côté elle ne prenne pas de mesures qui pourraient entraver notre commerce avec elle.

Si le gouvernement entend bien les intérêts du pays, il s’empressera de prendre envers l’Angleterre les mesures prohibitives que va prendre la France. Si la Belgique ne prend pas ces mesures, la France, voulant se soustraire à la concurrence anglaise, sera forcée de prendre, à l’égard de la Belgique qui est ouverte à l’Angleterre, toutes les précautions que rendrait nécessaires une concurrence nuisible.

Je vous ai dit tantôt que le traité avec la Grèce ne me paraissait pas nuisible aux intérêts de la Belgique. D’après ce traité, vous sanctionnez les importations directes et indirectes. Pour les importations directes, vous lui permettez l’importation des produits de son sol et de son industrie. Comme la Grèce n’a pas d’industrie, il n’y a pas de danger de ce côté. Admettre les importations indirectes, ce serait permettre d’introduire les produits des autres nations entreposés en Grèce. Eh bien, la Grèce, que je sache, n’a aucun traité qui permette l’entreposage. De ce côté, il n’y a encore rien à craindre. Cependant il y a une observation à faire. Quand je dis que je n’ai pas connaissance qu’il existe d’entrepôt en Grèce, je ne prétends pas qu’il n’en existe pas. Si je dois croire des renseignements qui m’ont été fournis par des personnes dignes de foi, il existerait un entrepôt en Grèce, fondé par une maison des Etats-Unis. Dans le doute sur l’existence de cet entrepôt, il m’est impossible de donner mon assentiment au traité.

Les Etats-Unis ont une marine considérable qui peut rivaliser avec les marines anglaise et française. Si une maison puissance de ce pays avait établi un entrepôt en Grèce, le traité qu’on nous propose de sanctionner serait attentatoire à toute prospérité commerciale en Belgique. Il résulterait de ses dispositions que les Etats-Unis, après avoir déversé sur le territoire de la Grèce, dans tout le Levant, des produits immenses des colonies chez lesquelles ces Etats sont admis, pourraient, au moins de la marine grecque, importer directement en Belgique, tous les objets entreposés en Grèce. Quoiqu’il n’y ait pas de marine commerciale très importante en Grèce, cet inconvénient pourrait avoir lieu. Vous savez comment un navire est censé appartenir à une nation.

Bien des navires hollandais appartiennent à des Belges. Bientôt vous verrez bon nombre de navires américains appartenir à la Grèce. En présence des avantages immenses que leur offrirait le traité, beaucoup de négociants des Etats-Unis nationaliseraient comme navires grecs, quelques-uns des bâtiments qu’ils possèdent.

Si cet entrepôt que je crois exister existe réellement, indubitablement, toute votre prospérité navale vis-à-vis de la Grèce ne prendra jamais de consistance. Si au contraire cet entrepôt n’existe pas, la chambre, comme je l’ai dit déjà, ne doit avoir aucune crainte ; quel que soit le système commercial qu’on adopte, ce traité avec la Grèce sera toujours avantageux, quoiqu’appliqué à d’autres nations, il pourra être désavantageux.

Il faut poser des principes certains, mais il faut les modifier suivant les nations avec lesquels on traite. C’est ainsi qu’en traitant avec la France, après avoir adopté le système des provenances directes, vous donnerez à votre industrie similaire, la protection qu’elle réclame, et qui seul vous permettra de conserver votre marché intérieur.

Ce sont là des mesures sages qu’il ne faut jamais perdre de vue en traitant avec une nation quelconque.

Ce n’est pas parce que la réciprocité que nous accordons à la Grèce me paraît à craindre que pour le moment je le lui donne pas mon assentiment, je crois au contraire qu’il est avantageux pour nous ; mais à la veille d’arrêter définitivement le système que réclament notre industrie et notre navigation, je crois qu’il serait peu prudent de poser un antécédent que l’on pourrait invoquer contre nous.

Je propose en conséquence d’ajourner l’examen du traité, sur lequel il sera pris une résolution après avoir examiné les conclusions de la commission d’enquête.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Lebeau) – Messieurs, je ne prends la parole en ce moment que pour bien déterminer le cercle naturel du présent débat que l’on me paraît avoir élargi mal à propos.

Je ne crois pas qu’à l’occasion du traité fait avec la Grèce, la question des droits différentiels, dans toute l’importance qu’elle peut compter, soit posée nécessairement. Je crois que l’adhésion que les chambres donneraient au traité fait avec la Grèce, n’enchaînerait en aucune façon la liberté du vote de chacun des membres des deux chambres sur le traité conclu avec les Etats-Unis, de même que sur le traité conclu avec la France.

Messieurs, le cabinet précédent avec une louable sollicitude pour les intérêts de notre commerce et de notre industrie, a donné à ses agents à l’extérieur, la mission de conclure différents traités de commerce. Je dois déclarer, pour ne parler que de la convention actuellement soumises à l’examen de la chambre, que notre agent s’est conformé fidèlement aux instructions qui lui ont été données par le cabinet précédent, et qu’a maintenues avec raison, je crois, le cabinet actuel, ce serait déjà, au point de vue de nos relations politiques, une chose très grave pour le gouvernement que de désavouer en quelque sorte son œuvre, aux yeux des puissances avec lesquelles il a traité, alors que cet agent est resté complètement fidèle à ses instructions, et n’a nullement dépassé ses pouvoirs ; car si vous repoussez aujourd’hui une semblable convention pour prescrire à vos agents d’en négocier une qui s’accorde avec les modifications que vous voudriez introduire dans votre système commercial, il est fort à craindre qu’à la suite d’un pareil procédé, à la suite du désaveu d’un agent du gouvernement belge qui a agi dans la limite de ses instructions et de ses pouvoirs, vous ne rencontriez, de la part du gouvernement étranger, une résistance insurmontable à signer avec vous de nouvelles conventions dans un autre système.

C’est là pour moi (bien que je le répète, je n’ai pas à défendre ce traité un intérêt d’amour-propre, puisque je n’ai fait que suivre les errements de mon prédécesseur), c’est pour moi, dis-je, un devoir de demander à la chambre de l’adopter, et de repousser l’ajournement.

Le traité avec la Grèce, soumis à l’examen d’une commission spéciale de la chambre, y a rencontré une faveur marquée. Rendu public depuis bientôt six semaines, il n’a été l’objet que d’une seule réclamation. La chambre de commerce qui stipule ici, par je ne sais trop quelle inspiration, les intérêts de notre marine marchande, alors que les chambres de commerce de nos ports n’ont élevé aucune objection contre le traité, est la seule qui ait fait entendre sa voix contre le traité signé à Athènes ; et encore les réclamations de cette chambre de commerce portent beaucoup plus contre le traité conclu avec les Etats-Unis, que contre celui conclu avec la Grèce. Et je comprends beaucoup mieux en effet, ses objections, jugées au point de vue de la chambre de commerce d’Ypres, auquel je ne veux pas me placer, dirigées contre le traité avec les Etats-Unis, que celles contre le traité avec la Grèce, sur lesquelles du reste elle insiste beaucoup moins que sur celles qu’elle dirige contre le traité avec les Etats-Unis.

Donc point de réclamations ou presque pas de réclamations ; assentiment de votre commission. Je suis surpris du reproche fait au gouvernement de ne pas avoir fourni les explications que l’on désirait lorsqu’il n’en a pas encore été demandé aucun par la commission spéciale de la chambre.

Si je ne croyais pas qu’une discussion sur le fonds même du système formulé par l’honorable M. Donny est intempestive à propos du traité conclu avec la Grèce, je vous signalerais de la part de tous les gouvernements une tendance marquée à dévier du système que l’honorable membre vient de préconiser tout à l’heure. Je pourrais notamment vous citer l’exemple de la Hollande, puissance coloniale, et qui depuis 1830, a fait trois traités calqués en quelque sorte sur le traité que le gouvernement a signé avec les Etats-Unis et la Grèce. Ces traités ont été conclus avec les Etats-Unis, la Prusse et la France. Dans son traité conclu avec les Etats-Unis en janvier 1839, il est stipulé que « les objets et marchandises, quelle que soit leur origine, importés dans les ports des Pays-Bas, en Europe, des ports des Etats-Unis, par navire dudit Etat, ne paieront pas des droits plus élevés ni autres que ceux perçus sur les mêmes objets et marchandises importés par navires nationaux. »

Les traités conclus par la Hollande avec la Prusse le 3 juin 1837, et avec la France en 1840, reproduisent les mêmes stipulations. Vous voyez donc que la Hollande, qui semblerait en sa qualité de puissance coloniale, avoir intérêt à professer plus hautement que nous le système du préopinant, s’en est constamment éloignée dans toutes les conventions internationales qu’elle a signées depuis dix ans.

Du reste, je crois que l’examen du système de droits différentiels est ici prématuré, et c’est ici que je veux m’efforcer de fixer le véritable terrain du débat.

D’honorables préopinants, et notamment l’honorable M. Delehaye qui déclare être prêt à faire aux traités conclus avec la France et avec les Etats-Unis une forte opposition, est partisan du traité conclu avec la Grèce ; et dès aujourd’hui, il y donnerait son assentiment, s’il lui était prouvé qu’il n’existe pas en Grèce un entrepôt formé par des négociants des Etats-Unis. Par là, l’honorable membre prouve parfaitement que l’adhésion donnée au traité avec la Grèce n’implique en aucune manière l’adhésion aux principes qui ont servi de base aux traités conclus soit avec les Etats-Unis, soit avec la France. En effet, il est impossible que vous ne conserviez pas, même après avoir donné votre adhésion au traité signé avec la Grèce, une entière liberté d’action quand les traités conclus avec les Etats-Unis et avec la France seront soumis à votre sanction.

On demande l’ajournement du projet de loi soumis à la chambre et on demande un ajournement indéfini. Sans vouloir rechercher si une telle proposition est bien constitutionnelle, si elle se concilie parfaitement avec les droits du pouvoir royal qui présente un projet de loi, qu’on peut rejeter, amender ou admettre, je me demande si l’ajournement du projet de loi ne peut pas avoir de très graves inconvénients.

Mon honorable prédécesseur peut, comme moi, vous dire qu’il a fallu vaincre de grandes difficultés pour arriver à la conclusion du traité avec la Grèce ; qu’il a fallu de la part de notre chargé d’affaire à Athènes une grande persévérance, beaucoup d’habilité, pour arriver à la conclusion de ce traité, que de grandes difficultés lui étaient opposées et que ce n’est qu’avec beaucoup de peine qu’il est parvenu à les résoudre. Voulez-vous exposer le gouvernement belge à perdre le fruit de tous ses efforts, de son agent, en donnant à la Grèce une raison, un prétexte si vous voulez, de biffer la signature qu’elle a donné au traité, prétexte puisé dans le retard apporté par nous à la ratification ? L’époque fatale est fixée à six mois, le traité a été signé le 25 septembre, donc l’échange des ratifications devrait avoir lieu le 25 de ce mois. En y mettant la plus grande diligence, il est presque impossible que l’échange des ratifications puisse avoir lieu le jour fixé. Si l’époque n’est que faiblement retardée, je ne désespère pas qu’il ne puisse être procédé à cet échange ; mais pour peu qu’on mette le gouvernement dans le cas de ne pouvoir donner suite au traité, il est possible, probable même, qu’on le regardera comme non avenu. Dès lors on rencontrera plus tard des difficultés très graves à la conclusion d’u nouveau traité avec la Grèce. Voilà les considérations auxquelles il était de mon devoir de rendre la chambre parfaitement attentive.

L’honorable M. Delehaye a rendu presque inutile l’apologie que je tâcherais de faire du traité de commerce avec la Grèce. Les avantages me paraissent évidents ; les inconvénients, il n’en a indiqué qu’un seul, à savoir : L’existence d’un entrepôt formé par des compagnies appartenant aux Etats-Unis.

Ainsi donc l’honorable M. Delehaye croit que le commerce des Etats-Unis aurait choisi Athènes ou Napoli pour y établir un entrepôt de produits transatlantiques. C’est-à-dire que les Etats-Unis, au lieu d’importer directement leurs produits en Belgique, les feraient voyager presque à l’extrémité de la Méditerranée, les enverrait dans le Levant, pour les faire revenir de là vers les ports de la Belgique. Mais, messieurs, il est impossible que cela soit.

Je n’ai pas sur le fait même, tant il ma paraît impossible, tant il me paraît absurde, je n’ai pas et je n’ai jamais pensé à interroger notre chargé d’affaires. Mais je crois pouvoir dire qu’il est impossible, qu’il n’en est rien. Et j’en appelle au bon sens et à la réflexion de l’honorable M. Delehaye. J’en appelle au bon sens de la chambre. La chose est évidemment impossible.

Messieurs, je n’insisterai pas plus longtemps. Mais il est un point sur lequel je veux terminer les observations que j’ai présentées. C’est que dans mon opinion, dans l’opinion du gouvernement, l’adhésion que la chambre pourrait donner au traité signé avec la Grèce, n’entame en aucune façon sa liberté d’action sur les traités qui lui seront ultérieurement soumis. La chambre pourrait être conséquente, parfaitement conséquente, en admettant le traité avec la Grèce, et en rejetant le traité conclu avec les Etats-Unis, le traité conclu avec la France. Je ne parle ici qu’hypothétiquement, parce que je crois que, lorsque le moment sera venu, il y aura d’excellentes raisons à faire valoir, pour que le traité souscrit avec la France, et surtout le traité souscrit avec les Etats-Unis, reçoivent la ratification législative.

M. Donny – Messieurs, ce que j’ai dit a été combattu et par l’honorable M. Smits et par M. le ministre des affaires étrangères.

Quant à l’honorable M. Smits, il n’a pas rencontré un seul des arguments que j’ai fait valoir contre le traité, et vous allez en avoir la conviction, lorsque je passerai sommairement en revue les raisons qu’il vous a données pour motiver son opinion.

Le traité fait avec la Grèce, vous a-t-il dit, est indispensable à notre navigation dans les parages du Levant.

Messieurs, je n’ai jamais soutenu qu’il n’y eût pas utilité pour nous d’avoir un traité avec la Grèce. Mais il s’agit de savoir quel traité ; il s’agit de savoir si, pour obtenir un traité qui aura toujours une utilité quelconque, il faut sacrifier la protection dont jouit aujourd’hui le pavillon national ; et j’ai dit qu’il ne le fallait pas. Vous voyez que l’honorable membre s’est placé à côté de la question.

Le traité, vous a-t-il dit ensuite, ne préjuge rien sur la réforme douanière, et ici il s’est rencontré avec M. le ministre des affaires étrangères.

Mais je me permettrai de demander à l’un et à l’autre ce que signifie l’assimilation du pavillon grec au pavillon national. Quand cette assimilation aura été prononcée, pourrez-vous, sans violer le traité, décider par une loi que le paillon belge jouira d’une faveur plus grande que le pavillon grec ? Mais non, vous ne le pourrez pas : c’est évident.

Dès lors, vous n’êtes pas fondé à dire que le traité avec la Grèce ne préjuge rien contre l’établissement des droits différentiels que nous demandons ; car notre système consiste précisément à donner des faveurs spéciales à notre pavillon ; faveurs que nous refusons aux autres.

L’honorable M. Smits vous a dit : Mais il est impossible que la Grèce vienne importe du sucre chez vous.

J’ai prévu cette objection et j’y ai répondu d’avance. Je vous ai fait remarquer que le même système se trouvait établi dans les trois traités ; et qu’ainsi ce que vous accordiez à la Grèce, vous ne pourriez le refuser ni à la France, ni à l’Amérique. Je vous ai dit aussi, que si dans l’état actuel des choses, il n’y avait pas à craindre de grandes désavantages de la part du pavillon grec, la marine grecque pouvait prendre de l’extension et une direction préjudiciable pendant les six années que doit durer le traité.

Enfin, messieurs, l’honorable M. Smits vous a dit qu’il fallait bien accepter le traité tel qu’il a été fait, parce que la Grèce ne traite avec personne que sur le pied d’une parfaite égalité.

Messieurs, je suis très porté à croire l’honorable membre ; mais je voudrais que la preuve de ce qu’il nous a dit fût présentée d’une manière plus claire. Je voudrais voir les traités dont il me parle.

Et il me permettra de lui faire une observation ; observation qui semble autoriser la chambre à douter de l’exactitude de ses assertions. C’est que dans le traité qui nous est soumis, le pied de parfaite égalité n’est pas observé. En effet, nous voyons une exception en faveur de la Belgique pour le sel, les armes et les munitions de guerre.

Messieurs, si la Grèce a admis ces exceptions, il n’est pas exact de dire qu’elle exige dans tous les cas le pied d’une parfaite égalité. Je dis que si la Grèce a permis à notre gouvernement de nous réserver le transport du sel, elle n’aurait fait aucune objection à ce qu’il nous réservât l’importation du sucre ; et M. le ministre des affaires étrangères vient, il y a un instant encore, de me fournir un argument à l’appui.

Il nous a dit que l’importation du sucre en Belgique sous pavillon grec était trop coûteuse. Eh bien, messieurs, s’il en est ainsi, quel motif aurait la Grèce de refuser pour le sucre la réserve qu’elle a consentie pour le sel. Si on l’avait voulu, on aurait obtenu l’un comme l’autre.

Je viens maintenant à ce que vous a dit M. le ministre des affaires étrangères.

D’abord, je prends acte de ce que M. le ministre nous a déclaré de la manière la plus formelle, à trois ou quatre reprises différentes, que le vote qui pourrait être émis sur le traité avec la Grèce, n’entamerait en rien la liberté pleine et entière dont la chambre doit jouir dans la discussion des autres traités. Je vous avoue que je n’avais pas vu les choses de cette manière. Mais je suis loin de vouloir combattre cette déclaration solennelle. Je me réserve d’en faire fruit le cas échéant.

Maintenant, voici une observation que l’honorable ministre des affaires étrangères a faite à mon discours. Il est grave, vous a-t-il dit, de désavouer un agent diplomatique, qui s’est en tous points conformé à ses instructions.

Messieurs, je ne dirai pas que ce soit là une chose grave ; car il n’y a jamais rien de grave à ce qu’un des corps constitués de l’Etat exerce une prérogative que la constitution lui donne. Je dirai toutefois qu’il y a là quelque chose de plus ou moins fâcheux.

Mais je demanderai à qui la faute ? Est-ce au gouvernement ? Est-ce à nous ? C’est au gouvernement, messieurs.

Vous vous rappellerez qu’il y a deux ou trois ans il s’est agi dans cette enceinte d’établir des droits différentiels sur l’importation du café. Alors la section centrale avait posé d’une manière générale la question des droits différentiels, la question de la réforme commerciale. Elle voulait faire discuter ce point important. Et qui s’est opposé à la discussion ? C’est le gouvernement ; un ministre s’est levé, M. le directeur du commerce et de l'industrie s’est levé, et l’un et l’autre ont soutenu que la discussion était prématurée, qu’il fallait l’ajourner, et sur leurs observations, elle l’a été. On s’est refusé à s’éclairer et à nous éclairer en même temps par la discussion. Car tel en aurait été le résultat. On ne peut donc nous imputer ce qu’il pourrait y avoir de fâcheux dans le rejet du traité.

Le délai de l’échange des ratifications, nous a dit M. le ministre, est sur le point d’expirer.

Messieurs, ce délai pourra être prolongé. Rappelez-vous le traité fait avec la France. Là aussi il y avait un délai fatal pour l’échange des ratifications. Avez-vous accepté le traité ? Non, vous ne l’avez pas même mis en discussion. Et qu’est-il arrivé ? Le gouvernement a demandé une prolongation de délai et cette prolongation lui a été accordée.

Il me semble que c’est une marche à suivre dans tous les Etats constitutionnels. En Grèce on doit savoir, comme on doit savoir dans tous les Etats représentatifs, que lorsqu’un traité doit être soumis à la sanction législative, il peut se présenter telle circonstance qui empêche la législature à émettre un vote avant l’expiration du délai fatal.

Je persiste donc dans l’opposition que j’ai faite au traité avec la Grèce.

M. Desmet – Je pense aussi, messieurs, qu’il faut ajourner le vote sur ce traité ; non que je me plaigne qu’on fasse trop de traité ; je me plains au contraire qu’on en fasse trop peu. Mais j’appuie l’observation de M. Donny ; nous sommes sans instructions, sans documents.

Tout à l’heure l’honorable ministre des affaires étrangères nous a dit qu’il y avait une seule réclamation contre le traité, que c’était celle de la chambre de commerce d’Ypres.

Soit, mais on n’a pas répondu à cette réclamation ; mais on n’y a pas répondu un mot, elle est restée entière.

On a dit que l’adoption du traité pressait. Oui ; la date des ratifications est prochaine ; mais il serait impossible d’accepter un traité dont on ne connaît pas la portée.

Il y a plus, la chambre est dans ce moment saisie d’une question fort importante qui tend à faire prospérer notre commerce et notre navigation. Or, que ferions-nous en votant le traité ? Vous allez préjuger la question.

Messieurs, le fait est que nous sommes sans documents. Le tarif grec est un tarif très volumineux, très détaillé. Probablement que peu de membres de cette chambre le connaît, au moins dans son détail, et à ce tarif est joint des dispositions réglementaires qui sont très importantes et qu’on devrait connaître pour pouvoir juger le traité et apprécier toutes ses dispositions ; j’ignore même si dans le tarif grec, il existe la protection des droits différentiels en faveur de son pavillon.

D’un autre côté il paraît que dans différents ports de la Grèce les produits de toutes les nations sans exception peuvent entrer. Je ne prétends pas que les observations faites dans l’ouvrage où je trouve ce fait soient certaines ; mais si elle existent, elles devraient beaucoup influencer sur l’acceptation du traité et feraient voir si réellement le traité nous est utile.

Je dis donc que je ne repousse pas le traité, parce que c’est un traité, mais je pense qu’il est prudent de l’ajourner, afin de ne pas faire quelque chose de nuisible à notre commerce.

Une remarque que j’ai à faire, c’est qu’il paraît qu’en Belgique on est très porté à faire des traités avec les pays lointains, tels que la Turquie et la Grèce, et cependant vous savez que le commerce avec la Grèce n’est pas très important. Mais on néglige d’en faire avec nos voisins, avec les nations que nous avons à nos portes. Ce sont des traités avec nos voisins qu’il nous faut.

Nous remettons continuellement à ouvrir des négociations réelles avec une nation voisine, qui, comme nous, a intérêt de contracter un pacte commercial entre les deux nations ; et cependant, nous faisons à chaque occasion des concessions à cette nation, et de son côté, elle nous traite comme un de ses plus grands ennemis en fait de commerce, et nous, par une bonacité répréhensible, nous leur faisons des concessions ; n’est-ce pas jouer un rôle de dupes ?

Nous recevons tous les jours des coups d’épingles de ce voisin, et nous répondons pas des concessions. Nous avons fait deux fois des concessions fort importantes au pays auquel je fais allusion, cependant chaque fois que ce pays change son tarif, c’est toujours à notre préjudice.

On a cru que les modifications qui viennent d’être apportées au tarif français, ne nous sont pas nuisibles. On s’est trompé. Il s’est glissé dans le projet de loi un amendement qui nous fait un tort immense. Cet amendement porte que tous les fils qui se présenteront dans le carré des cinq millimètres du compte fils, seulement qu’en partie, seront comptés pour la classification des toiles, comme fils entiers. Eh bien, il résulte de là, que les railles de 8 fils paieront comme celles de 10 fils, c’est-à-dire qu’elles sont placées dans une catégorie plus élevée que celle dans laquelle elles se trouvaient précédemment. Or, ce sont précisément les toiles de 8 fils qui s’importent le plus en France ; ce sont ces bonnes toiles d’Audenarde que demandent les Français, à cause de leur bonne fabrication et de leur bon étoffage. L’adoption de cet amendement porte donc un coup fatal à notre industrie linière ; c’est un droit différentiel établi contre la Belgique. Ceci est incontestable, et l’observation n’a pas seulement été faite en Belgique, mais à Lille, le commerce des toiles flamandes a discuté sur toutes les parties de l’amendement et tout le mal qu’il fera à nos toiles belges.

Je crois que la France trouverait des avantages à étendre ses rapports commerciaux avec nous. Nous envoyons beaucoup en France, mais seulement en matières premières, tandis que la France n’importe chez nous, que des produits manufacturés. Le chiffre de nos importations en France, comme celui des importations de la France chez nous, peut s’élever à 40 millions ; les deux chiffres sont égaux, mais il n’y a d’une part que des matières premières, et de l’autre côté il n’y a que des produits manufacturés.

Vous comprenez que lorsque nous recevons ainsi des fabricats en échange de nos matières premières, nous jouons évidemment le rôle de dupes. Et l’on ne me contestera pas, messieurs, ce que j’avance, car M. le ministre du commerce, en France, l’a reconnu lui-même à la chambre française dans la discussion des modifications qui ont été apportées au tarif.

Je crois, messieurs, que dans cette position où nous nous trouvons, de n’envoyer en France que des matières premières dont elle a besoin, et en échange desquelles elle nous envoie ses produits manufacturés, je crois que dans cette position il nous serait facile de nouer des relations plus avantageuses avec ce pays. Il me semble que cela vaudrait mieux que de faire des traités de commerce avec des nations éloignées que nous ne connaissons pas.

Et si ce gouvernement ne veut pas s’entendre avec nous, alors, messieurs, vous n’avez qu’un seul moyen à employer, c’est celui d’agir en représailles ; et vous êtes plus à même de punir cette nation qu’elle pourrait le faire à votre égard ; et je le dis, parce que je le crois un devoir ; vous êtes obligés d’employer ce moyen et de ne pas retarder à en faire usage.

Ce n’est pas moi seul qui vous dis cela et qui vous fait un devoir d’agir en représailles, mais la presse française même vous indique et blâme son propre gouvernement, et les chambre d’agir avec tant d’injustice et de partialité contre la Belgique ; c’st le journal la Presse qui, dans le courant de février, a donné un article à ce sujet.

Je voterai l’ajournement.

M. Smits – Je ne compte faire, messieurs, qu’une seule observation, car d’autres membres prendront probablement encore la parole et je me réserve de leur répondre. Je me bornerai donc pour le moment à dire quelques mots à l’honorable M. Delehaye. Cet honorable membre a puisé un motif en faveur de l’ajournement dans l’existence d’un entrepôt en Grèce ; il craint qu’au moyen de cet entrepôt, des nations étrangères viennent nous faire concurrence sur notre marché. D’abord, messieurs, je crois qu’un entrepôt tel que le suppose l’honorable membre n’existe point, mais alors même qu’il existerait il ne pourrait pas avoir la conséquence redoutée par l’honorable préopinant.

Si cet entrepôt existait, soyez persuadés, messieurs, les organes naturels du commerce, qui sont ordinairement bien informés de ce qui se passe à l’étranger, auraient eu soin d’en informer la chambre ; cependant, comme je l’ai fait remarquer, personne n’a élevé la voix contre le traité en discussion.

La chambre de commerce d’Ypres seule, nous a adressé une réclamation, bien que toutes les chambres de commerce eussent été informées que le traité serait incessamment discuté. Ainsi leur silence peut être regardé comme une approbation tacite du traité. Quoiqu’il en soit, messieurs j’admets un moment l’existence de l’entrepôt dont parle l’honorable M. Delehaye, et je lui répondrai ce que j’ai répondu tout à l’heure à l’honorable M. Donny, que cet entrepôt ne pourrait encore nous faire aucun mal, car les Américains du nord, par exemple, qui voudraient s’en servir pour déposer des denrées qui nous seraient ensuite importées, ne trouveraient là dedans que des pertes réelles sans aucune chance de profit. Ils pourraient peut-être introduire du riz, du tabac et du coton, qui sont des produits de leur territoire ; mais pour ces produits comme pour tous les autres, ils ne pourraient soutenir la concurrence avec ceux que nos propres navires iraient directement chercher aux lieux de provenance.

Je ne crois donc pas que nous ayons quelque chose à craindre d’un semblable commerce, qui est réellement impossible ; car indépendamment de la perte des frets, des commissions et des assurances, les navires des Etats-Unis qui auraient importé leurs cargaisons dans l’entrepôt de la Grèce, devraient retourner à vide et auraient ainsi une nouvelle perte de fret à supporter. Il leur serait donc impossible, je le répète, de trouver dans la différence des droits, une compensation aux pertes que je viens d’énoncer.

Supposerait-on que d’autres nations nous importeraient du sucre par l’intermédiaire des entrepôts de la Grèce ? mais, messieurs, tout homme qui a une idée pratique du commerce comprendra l’impossibilité d’une pareille spéculation. On sait que le sucre détériore au bout de très peu de temps et qu’il perd quelquefois beaucoup de sa valeur.

Que l’honorable membre bannisse donc cette crainte, car si elle avait le moindre fondement, les chambres de commerce de nos villes maritimes se seraient empressées de nous adresser des observations à cet égard.

M. Delehaye – Messieurs, la réponse à ce que vient de dire l’honorable préopinant se trouve dans son premier discours. « La Grèce, dit l’honorable M. Smits, ne fait aucun traité si ce n’est sur le pied d’une parfaite réciprocité. » Eh bien c’est précisément pour cela que les entrepôts dont j’ai parlé, s’ils n’existent pas maintenant, pourront être formés par la suite.

« Mais, dit l’honorable membre, comment conçoit-on que les Américains aillent former des entrepôts en Grèce ? » Les Américains, messieurs, chercheront à fournir aux besoins de la Grèce comme ils cherchent à fournir aux besoins de tous les autres pays. Ils emporteront en Grèce de quoi satisfaire à ces besoins ; mais comme une cargaison expédiée vers ce pays excède souvent les besoins, je conçois parfaitement qu’après avoir fourni le nécessaire à la consommation de la Grèce, on y forme des entrepôts pour y placer les objets qui ne se seraient pas vendus sur la place et que l’on cherche ensuite à écouler vers d’autres marchés.

Pour mieux expliquer ma pensée, qu’il me soit permis de préjuger un instant la question que la chambre aura à décider lorsqu’elle examinera le rapport de la commission d’enquête. Je suppose que la chambre adopte le système des provenances directes et le système des droits différentiels. Certainement, messieurs, le système des droits différentiels que vous devez adopter pour obéir à l’impulsion que vous avez reçue de toutes les chambres de commerce du pays, nous fait un devoir de rejeter le traité avec la Grèce. Je pense que l’honorable M. Smits est d’accord avec moi sur ce point, ce système est inconnu dans le traité que nous avons à examiner ; si ce traité était approuvé, que d’un autre côté vous rejetiez le traité avec les Etats-Unis, évidemment le commerce de l’Union aurait un double intérêt à établir des entrepôts en Grèce, car ce qu’il ne pourrait pas importer en Belgique dans l’absence d’un traité, il pourrait l’importer de ses entrepôts en Grèce, en vertu du traité avec ce pays.

On nous a dit encore qu’aucune chambre de commerce n’a réclamé contre le traité, et que par conséquent elles l’ont toutes approuvé. Mais, messieurs, pourquoi, en général, les chambres de commerce n’ont-elles pas réclamé contre le traité ? C’est parce qu’elles ne le pouvaient pas décemment ; c’est parce que les chambres de commerce savent que vous avez ordonné une enquête dont le but principal est l’examen de la question de savoir quel est le système commercial qui convient à la Belgique. Or, un traité de la nature de celui qui nous occupe, n’est qu’une conséquence d’un système commercial, et par conséquent les chambres de commerce qui nous ont fait connaître leur opinion sur la question du système commercial qu’il convient d’adopter, ne pouvaient pas vous envoyer encore une fois leur avis sur un traité qui ne serait que la conséquence de ce système à intervenir. Je vous avoue, messieurs, que j’ai regardé la réclamation de la chambre de commerce d’Ypres comme inopportune et inutile, car la chambre, en ordonnant une enquête pour éclaircir la question des droits différentiels, à décidé implicitement qu’elle n’adopterait aucune mesure propre à préjuger cette question.

Je dis, messieurs, que si vous voulez admettre le système des droits différentiels, vous devez repousser le traité dont il s’agit en ce moment, puisque, comme je vous l’ai démontré tout à l’heure les Américains pourraient former en Grèce des entrepôts, s’ils n’y en ont pas déjà aujourd’hui, pour importer de ces entrepôts chez nous, en vertu du traité ce qu’ils ne pourraient pas nous importer sans ce traité par suite de l’existence de droits différentiels.

M. Smits – Il y a réciprocité.

M. Delehaye – Cette réciprocité vous ne pouvez pas l’admettre, si elle doit amener l’anéantissement de notre navigation.

M. le ministre des affaires étrangères a cru me mettre en contradiction avec moi-même…

M. le ministre des affaires étrangères (M. Lebeau) – Pas du tout.

M. Delehaye – M. le ministre des affaires étrangères a dit au moins qu’il trouve étrange que dans le cas de la non-existence des entrepôts dont j’ai parlé, j’approuverais le traité avec la Grèce, tandis que je repousse le traité avec la France. Mais, messieurs, cela résulte précisément de ce que nous sommes vis-à-vis de la Grèce dans une position identique à celle où se trouve la France vis-à-vis de nous. Nous avons une industrie que n’a pas la Grèce, tandis que la France a une industrie similaire à la nôtre. La France pourrait établir sur notre marché une concurrence fatale à notre industrie et c’est un motif de ne pas admettre à la légère un traité avec cette puissance. J’admets le traité avec la Grèce, à la condition que j’ai posée tout à l’heure, parce que ce traité consacre une réciprocité dont tous les avantages seraient pour nous, tandis que le traité avec la France consacre une réciprocité dont tous les avantages seraient pour ce dernier pays. La réciprocité qui nous est favorable avec la Grèce nous serait tout à fait défavorable avec la France.

Messieurs, il est une question qui n’a été qu’effleurée par l’honorable M. Donny, et qui cependant ne doit pas être perdue de vue : c’est que dans les traités de commerce que la Belgique sera dans le cas de faire avec une nation quelconque, alors même que ces traités seraient basés sur une réciprocité parfaite, il faudra toujours stipuler des modifications à l’égard de ceux des produits industriels de la Belgique qui seraient également fabriqués dans le pays avec lequel vous traiteriez. « Prenons un exemple. Je suppose que vous fassiez un traité de réciprocité parfaite avec l’Angleterre, en ce qui concerne les provenances directes, vous serez dans la nécessité, malgré cette parfaite réciprocité, d’admettre un tarif protecteur pour les objets que vous fabriquez, et que l’Angleterre fabrique aussi ». Si, pour sanctionnez une réciprocité parfaite sans une pareille restriction, je considérerais cette réciprocité comme infiniment préjudiciable à la Belgique. Et pourquoi ? Parce que l’Angleterre, pouvant d’abord livrer ses fabricats à des prix inférieurs aux vôtres, et possédant en outre un marché beaucoup plus étendu, vous fera une concurrence redoutable. Que faudra-t-il faire en pareil cas ? Il faudra, je le répète, ne faire des traités de réciprocité parfaite qu’en stipulant des droits protecteurs en faveur des produits nationaux qui seraient également fabriqués dans les pays avec lesquels vous traiterez.

M. le président – La parole est à M. Pirmez.

Des membres – Il est 4 heures et demie. A demain !

- La séance est levée à 4 heures et demie.