Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 17 mars 1843

(Moniteur belge n°77, du 18 mars 1843)

(Présidence de M. Raikem)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Kervyn fait l’appel nominal à 11 heures et 1/2.

M. Scheyven lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Kervyn présente l’analyse de la pétition suivante.

« Le sieur Pierre-Louis-Joseph Viol, instituteur à Warcoing, né à Camphin (France), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.

Projet de loi ayant pour but d'assurer l'exécution régulière et uniforme de la loi électorale du 3 mars 1831

Discussion générale

M. de Theux. - Messieurs, il y a dans cette discussion quelque chose d’étrange : plusieurs orateurs, qui ont combattu le projet de loi avec le plus de force, ont montré la plus grande confiance dans l’opinion publique ; et sans doute en parlant de l’opinion publique, ils entendent l’opinion des collèges électoraux. Suivant ces honorables membres, le pays est décidé à changer la majorité de cette chambre, sans s’inquiéter s’il ne fera point une expérience funeste pour ses intérêts et pour son repos. Une longue expérience acquise dans le parlement, le talent le plus distingué, le dévouement le plus pur aux intérêts du pays, ne sont plus pour quelques-uns de nos collègues des titres à la confiance des électeurs.

Et cependant, messieurs, ces mêmes orateurs qui expriment une confiance si grande dans la volonté du pays de changer la majorité parlementaire, critiquent avec amertume le projet de loi dont le but unique est d’assurer la sincérité des élections. Quiconque examine attentivement nos débats doit acquérir la conviction que cette confiance dans la volonté du pays n’est pas aussi grande ! Pour nous, messieurs, qui appartenons à la majorité, et qui en avons toujours défendu le système, nous manifestons une confiance réelle dans la volonté des électeurs ; nous donnerons notre appui à toutes les dispositions du projet qui ont pour but la manifestation la plus complète de la volonté du corps électoral. Nous voulons avec le projet la sincérité la plus complète des listes électorales, nous voulons écarter des élections tout trouble, toute insulte, toute violence, nous voulons la célérité des opérations électorales, de manière que tous les électeurs, sans exception, quel que soit leur éloignement du chef-lieu, puissent prendre part à l’élection.

On a qualifié de parti ce côté de l’assemblée qui appuie le projet du gouvernement, qui veut l’expression franche et sincère de la volonté des électeurs, j’entends de la majorité des électeurs ; et comment qualifiera-t-on, messieurs, les orateurs qui veulent l’expression de la volonté de la minorité des électeurs, et qui reculent devant l’expression de la volonté de la majorité ? C’est là le vrai terrain du débat, il n’est pas ailleurs. Mais, nous dit-on, effacez des listes tous ceux qui n’y sont portés qu’à l’aide de contributions dont ils ne possèdent pas les bases ; écartez toute cette catégorie d’électeurs qui ne doit profiter qu’à votre majorité. Nous devons, messieurs, repousser cette accusation, et nous vous rappellerons les termes de la motion faite par M. Mercier. Cet honorable membre a déclaré qu’il n’adressait d’imputation à aucune opinion, et que ces manœuvres avaient été faites dans des intérêts divers.

Pour nous, messieurs, nous nous sommes associés franchement, dès que la motion de l’honorable M. Mercier a été faite, à toutes les mesures qui auraient pour but d’écarter des élections tous ceux qui ne possèdent pas les bases des contributions qu’ils paient au trésor de l’Etat.

Un honorable membre a prétendu tirer la preuve de son assertion, que les déclarations auraient été faites dans l’intérêt d’une seule opinion, de cette circonstance qu’il y a eu un plus grand nombre de déclarations supplémentaires pour les patentes, dans le dernier semestre de 1842, dans plusieurs provinces où des élections doivent avoir lieu eu 1843.

D’abord, messieurs, nous n’admettons pas avec l’honorable membre qu’il en résulte la présomption que ces déclarations supplémentaires seraient en grande partie frauduleuses. En effet, l’on sait que c’est précisément dans les provinces qui doivent concourir aux élections en 1843 que l’industrie et le commerce sont le plus répandus. Au nombre de ces provinces sont celles de Liége, de la Flandre orientale et du Hainaut. Il n’y a donc rien d’extraordinaire à ce que, dans ces provinces, il y ait un plus grand nombre de déclarations supplémentaires.

Mais si nous admettions la supposition de l’honorable M. Devaux, que ces déclarations ont été frauduleuses, nous en tirerions d’autres conséquences, et nous dirions que ces déclarations n’ont pas été faites au profit de notre opinion, En effet, que nous dit-on constamment ? Que nous ne pouvons compter que sur les élections des campagnes, sur les propriétaires et sur les cultivateurs ; or l’on sait que c’est surtout dans les villes que s’exercent toutes les industries, tous les négoces qui donnent lieu à patentes ! Si donc ces assertions étaient vraies, je dirais que ces déclarations supplémentaires ont été dirigées contre notre opinion.

Mais je n’irai pas jusque-là ; il n’est pas dans nos habitudes de faire de semblables suppositions, et nous repoussons avec énergie celles que l’on a dirigées contre nous.

Du reste, les déclarations de contributions du chef de bases d’impôt que l’on ne possède pas, ne constituent par le seul abus que l’on fait des dispositions de la loi électorale ; j’en citerai un d’abord qui est infiniment plus grave dans mon opinion : c’est l’inscription sur les listes électorales d’électeurs prétendus qui non seulement ne possèdent pas les bases de l’impôt, mais qui ne paient pas même la contribution exigée par la loi ; et dans le cours de la discussion, je signalerai des faits pertinents à cet égard.

Un autre genre d’abus consiste à traîner les élections en longueur, sous prétexte de la difficulté de former les bureaux, abus tellement grave, que dans une infinité de circonstances une grande partie des électeurs n’ont pu prendre part au scrutin de ballottage. Or, cet abus, messieurs, nous en voulons la répression, nous voulons de plus écarter des élections les troubles, les insultes, les violences qui dégoûtent un assez grand nombre d’électeurs de remplir un de leurs devoirs civiques.

Il ne suffisait pas de diriger contre notre opinion une accusation injuste, de lui imputer toutes les tentatives qui ont été faites pour augmenter le nombre des électeurs, il fallait aussi l’accuser de réaction ; et voyez sur quels fondements on base cette accusation ; c’est parce que nous voulons la sincérité la plus complète dans les élections, parce que nous voulons écarter tous les abus, toutes les manœuvres qui empêchent la manifestation de la volonté sincère du corps électoral, que nous sommes accusés de réaction. Mais cette accusation n’est pas à redouter pour nous, les électeurs sauront rendre justice à ceux qui auront sincèrement défendu leurs droits, et qui auront voulu l’expression la plus libre, la plus complète de leur volonté.

Pour ériger cette prétendue réaction en système, il a fallu recourir à la discussion de la loi communale ; c’est le seul fait capital que l’on ait signalé pour étayer cette dénonciation.

Réaction dans la discussion de la loi communale ! Mais, messieurs, j’en appelle à vos souvenirs ; de quel ministère est partie l’initiative pour la réforme de la loi communale ? N’est-ce pas l’honorable M. Liedts qui, en 1840, a adressé aux gouverneurs une circulaire dans laquelle il a annoncé l’intention d’apporter des modifications dans la loi communale, notamment en ce qui concerne la nomination des bourgmestres ; et remarquez-le, messieurs, parmi toutes les modifications apportées à la loi communale, il n’en est pas une seule dont l’exécution ait donné lieu à des récriminations aussi vives que celle de la nomination des bourgmestres par le Roi en dehors du conseil. C’est donc sur le point capital de la loi communale que l’honorable M. Liedts avait appelé lui-même la réaction.

On a parlé, dans la séance d’hier, de la loi sur le fractionnement. J’ai été auteur de la proposition, et je persisterai à la défendre, M. Osy a dit que c’était le fractionnement qui avait causé une si vive agitation dans les élections communales d’Anvers ; l’honorable membre me permettra de n’être pas de son opinion, car déjà la ville d’Anvers avait fait preuve du vif intérêt qu’elle porte aux élections, lors des élections pour la chambre des représentants en 1841.

Les élections, pour la chambre, en 1841, étaient un présage certain de la vivacité qui serait apportée dans la lutte électorale pour la commune,

On l’a dit à satiété dans la discussion sur la loi communale, un grand nombre de bourgmestres étaient menacés dans leur existence, et c’est l’une des considérations qui ont porté M. le ministre de l’intérieur à présenter aux chambres le projet de loi qui permettait au gouvernement de nommer les bourgmestres en dehors du conseil. Or, si ces intentions étaient manifestées dans un grand nombre de localités, il était certain dès lors qu’il y aurait beaucoup d’agitation aux élections communales Ce n’est donc pas la loi du fractionnement qui a été cause de cette agitation.

Et voyez quel exemple on a choisi : la ville d’Anvers, qui n’a été fractionnée qu’en deux collèges !

Pour nous, nous avons voulu la loi du fractionnement, non pas comme mesure de réaction, ainsi qu’on l’a dit, mais uniquement pour assurer un peu plus de liberté au gouvernement dans le choix des bourgmestres et des échevins dans les grandes villes. En effet, messieurs, chacun peut comprendre la difficulté qui existera toujours pour le gouvernement de nommer les bourgmestres en dehors du conseil dans les grandes villes. Il ne fallait pas borner l’action du gouvernement aux communes rurales ; c’est là, peut-être, qu’elle est le moins nécessaire. Mais c’est dans les grands centres de population, où il y a surtout besoin d’ordre et de sécurité, que le gouvernement a besoin d’un agent responsable, d’un fonctionnaire qui reçoive son investiture du gouvernement et qui puisse assurer, en toutes circonstances, le maintien de l’ordre public. La loi du fractionnement était donc évidemment connexe à la loi sur la nomination des bourgmestres.

Il est une autre mesure que nous avons présentée dans le même but, dans le but d’assurer la bonne administration des communes, dans le but de diminuer les divisions locales : c’est la prolongation du mandat. Cette proposition, nous l’avons toujours considérée comme la principale de celles qui ont été adoptées par la chambre, et nous sommes heureux de dire qu’elle n’a pas rencontré un seul adversaire, ni dans cette chambre, ni dans le sénat.

Nous repoussons donc avec énergie le reproche de réaction en ce qui concerne la discussion et les réformes de la loi communale.

Nous aborderons maintenant l’examen de quelques dispositions principales du projet de loi.

D’abord, nous prenons acte de l’aveu de tous les adversaires du projet de loi, que la disposition nouvelle, qui exige que la contribution personnelle et les patentes aient été payées pendant les deux années antérieures à celle où l’élection a lieu, suffit pour prévenir tous les abus de déclarations supplémentaires relativement aux élections prochaines. C’est là le point capital du débat, il est pourvu par urgence au principal grief que l’on avait articulé dans cette chambre. Cette considération seule devrait suffire pour faire adopter la loi.

Mais nous allons plus loin ; nous soutenons que cette disposition n’a pas seulement un caractère provisoire, nous pensons que ses effets seront permanents. Pense-t-on que l’on payera, pendant quatre années consécutives, des contributions que l’on ne doit pas, dans le but de se faire électeur, sans savoir si le vote qu’on pourra apporter après quatre années de paiements indus, pourra être de quelque utilité dans la lutte électorale ? Pense-t-on surtout que l’on pourra faire de ces sortes de déclarations en grand nombre, en nombre tel que le législateur doive encore s’en inquiéter dans l’avenir ? Non, messieurs, l’expérience d’ailleurs de la présente discussion suffira pour prévenir dans l’avenir de semblables tentatives. Et si, contre notre attente, elles venaient à se renouveler, la législature aurait, dans tous les cas, le temps suffisant pour adopter de nouvelles mesures et prévenir ces abus.

Le second grief que l’on a articulé contre la loi est relatif à l’intervention du commissaire d’arrondissement, non pas dans la formation des listes électorales, mais dans les réclamations contre les inscriptions indues, contre les omissions. Cette intervention est-elle utile ? peut-elle être nuisible ? Voilà les deux points que nous avons à examiner.

Je dis qu’elle est utile, parce qu’il importe au bien-être de l’Etat que ceux-là seuls qui ont droit d’être électeurs soient maintenus sur les listes. Il importe au bien-être de l’Etat, que tous ceux qui ont le droit d’être électeurs soient portés sur les listes. Eh bien ! l’action du commissaire d’arrondissement se borne à ce double résultat.

Le commissaire d’arrondissement agira, dit-on, avec partialité, il ne fera pas porter sur les listes les électeurs qui ne sont pas de l’opinion du gouvernement ; il ne fera pas écarter des listes les électeurs indûment inscrits qui partagent les opinions du gouvernement.

Messieurs, cette supposition est complètement dénuée de fondement. Le commissaire d’arrondissement est un fonctionnaire responsable ; sa conduite, en ce qui concernera les réclamations relatives aux listes électorales, sera nécessairement contrôlée par la députation permanente du conseil provincial. Elle serait signalée à l’attention du gouvernement dans cette chambre. Et indépendamment des sentiments d’honneur qui doivent guider le fonctionnaire placé dans une position élevée, il aura un intérêt de conservation personnelle à agir avec loyauté pour l’exécution de la loi.

Mais cette intervention est-elle nécessaire ? Oui, messieurs, elle est nécessaire. Et d’abord, en ce qui concerne les inscriptions indues, depuis longtemps il est à ma connaissance personnelle que des inscriptions indues se font en grand nombre, et que ces inscriptions indues, une fois faites par la première autorité, ne sont pas l’objet d’un appel devant la députation du conseil provincial. Je puis maintenant, messieurs, m’appuyer d’un renseignement certain. Je citerai seulement le district d’Audenaerde. Dans trois communes de ce district, il est porté sur les listes électorales pour la chambre 182 électeurs. Ce nombre seul fait voir qu’il y a présomption contre l’exactitude de ces listes. Eh bien, d’après les renseignements puisés auprès des receveurs des contributions, il paraîtrait que 82 électeurs seulement payent le cens exigé par la loi et que les autres ne payent pas le cens requis. Voilà un abus scandaleux, qui se voit réprimé par l’intervention des commissaires d’arrondissement.

Sans doute, si le commissaire d’arrondissement devait recevoir par la loi le droit de former les listes, nous serions les premiers à nous y opposer. Mais son action se rapporte uniquement à la faculté d’appel auprès de la députation permanente du conseil provincial, qui demeure juge de la validité de l’appel.

Le gouvernement a auprès des tribunaux des commissaires, sous le titre de procureurs du Roi, qui sont chargés de veiller à l’exécution des lois. Eh bien, messieurs, il y a ici nécessité d’avoir aussi (l’expérience le prouve), dans les arrondissements administratifs, un commissaire du gouvernement qui puisse appeler auprès de la députation permanente, du chef des violations à la loi électorale dans le premier degré.

Ce que nous avons dit des inscriptions frauduleuses, des inscriptions indues, nous pourrions le dire aussi, sans doute, des omissions. Je sais, messieurs, qu’il existe une disposition (disposition qui a été présentée par l’honorable M. Dubus en 1835, et que nous avons indiquée lors de la discussion de la loi provinciale) qui a pour objet de rendre plus difficile la radiation ou l’élimination des électeurs une fois portés sur les listes électorales ; mais à l’égard des électeurs qui n’ont jamais été portés sur les listes électorales, il existe aujourd’hui la plus grande facilité d’omission, et je ne doute pas qu’en cette matière nous ne rencontrions également de nombreux abus.

Mais, dit-on, accorder au commissaire d’arrondissement la faculté de faire porter sur les listes électorales un citoyen qui ne veut pas exercer les droits d’électeur, lui accorder la faculté de susciter ce citoyen paisible des frais, des embarras, quelle monstruosité !

D’abord, messieurs, il ne nous est en aucune manière démontré que le citoyen ayant le droit d’être électeur, qui ne fait pas de démarches à l’effet d’être porté sur les listes électorales, ne veut pas exercer le droit d’électeur. Ce sont souvent des motifs tout autres qui le font abstenir. La difficulté de présenter des réclamations, l’inexpérience des affaires, le dégoût de faire des démarches multipliées qui répugnent à des habitudes paisibles ; voilà, messieurs, quels sont les motifs les plus fréquents qui déterminent les électeurs à ne pas bouger de leur domicile et à ne pas s’occuper de la confection des listes électorales. Eh bien ! il appartient à la loi de suppléer à l’inaction de ces personnes et de faciliter leurs inscriptions au moyen de l’intervention des commissaires d’arrondissement. Il importe au bien-public que tous les ayants-droit soient appelés à l’exercice de leurs devoirs d’électeurs.

Quant aux frais, il n’en peut résulter aucun à la charge de l’ayant-droit qui ne s’oppose pas à son inscription sur les listes, lorsqu’elle est requise d’office par le commissaire d’arrondissement, Il n’existe donc aucun motif quelque peu valable pour écarter l’intervention du commissaire d’arrondissement.

On dit que la loi actuelle suffit à tous les besoins. Nous avons démontré par les faits qu’il n’en est point ainsi : la faculté accordée à tous les citoyens, d’appeler auprès de la députation permanente contre les inscriptions indues ne suffit point pour purger les listes électorales. Il répugne à nos mœurs d’intervenir dans une action, en quelque sorte personnelle, pour un droit politique ; il n’est personne d’entre nous qui n’éprouvât quelque répugnance à former auprès de la députation permanente du conseil provincial une réclamation, du chef d’inscription indue, contre telle ou telle personne habitant la même commune que nous. Il y a là quelque chose d’odieux qui détournera toujours les citoyens de l’exercice du droit que la loi leur confère sous ce rapport. Il faut quelque chose de plus qu’une faculté ; il faut, en quelque sorte, un devoir imposé aux fonctionnaires publics, et ce devoir, nous le trouvons dans la disposition du projet dont nous sommes saisis.

La loi actuelle ne donne à personne le droit de réclamer d’office l’inscription des électeurs qui ont été omis sur les listes préparées par les administrations locales ; donc de ce chef il y a une véritable lacune.

On a encore objecté que le commissaire d’arrondissement peut aujourd’hui, en sa qualité de citoyen, exercer des pourvois contre les inscriptions indues. Mais, messieurs, ignore-t-on que le commissaire d’arrondissement ne voudra point s’exposer bénévolement à l’odieux de semblables réclamations contre ses administrés ; que le commissaire d’arrondissement ne voudra point s’exposer à supporter personnellement les frais des réclamations qui ne seraient pas accueillies par l’autorité supérieure. Il fallait donc que la loi fît un devoir au commissaire d’arrondissement, sans l’exposer jamais à des frais judiciaires.

L’honorable M. Verhaegen, tout en critiquant l’intervention du commissaire d’arrondissement dans la formation des listes électorales, s’est cependant plaint de ce que, sous le régime de la loi actuelle, il s’est passé des abus contre lesquels il s’est élevé. Les abus consistent notamment en ce que des contributions payées du chef de biens de fabriques d’églises seraient, dans certaines communes, comptées aux desservants des paroisses. Eh bien, messieurs, si cet abus existait, le remède se trouverait précisément dans la loi que nous soutenons. Le commissaire d’arrondissement interviendrait nécessairement dans un semblable cas. Mais j’aime à croire que l’honorable M. Verhaegen a été induit en erreur, que si les desservants ont profité des contributions de certains biens, ce ne peut être que de biens dont ils avaient personnellement l’usufruit, dont ils devaient personnellement supporter les contributions. Vous savez, messieurs, qu’il existe des fondations spéciales pour les desservants des cures ; le desservant peut profiter des revenus de ces biens, mais à la condition de subir une réduction équivalente dans le traitement qu’il reçoit de l’Etat. Dans une semblable circonstance le desservant jouissant de ces biens, à titre d’usufruitier, étant responsable des contributions publiques, il peut nécessairement compter ces contributions dans son cens.

M. Lebeau. - Ce sont les biens de cure ?

M. de Theux. - Oui. Je crois que l’observation de M. Verhaegen ne peut se rapporter qu’à des biens de cure. S’il en était autrement ; si les faits existaient dans les termes dans lesquels ils ont été signalés par M. Verhaegen, eh bien alors le commissaire d’arrondissement demandera que ces contributions soient défalquées du cens du desservant, et si ce n’est qu’à l’aide de ces contributions qu’il est porté sur la liste, il en sera rayé. C’est donc un motif de plus pour déterminer l’honorable membre à voter pour la loi, au lieu de la combattre.

Un 3ème grief articulé contre le projet est puisé dans les dispositions relatives à la formation des bureaux. Cependant, messieurs, vous savez que l’abus le plus commun, le plus fréquent, dont les conséquences sont les plus fâcheuses, consiste précisément dans la formation des bureaux. On a vu très souvent que les bureaux n’étaient constitués que plusieurs heures après celle où les opérations devaient commencer. Que résulte-t-il de semblables retards ? C’est qu’en cas de ballottage les électeurs les plus éloignés du chef-lieu disparaissent, et que le ballottage appartient exclusivement aux électeurs du chef-lieu. Tel n’est pas le but de la loi électorale de 1831 : le congrès national a voulu que tous les électeurs qu’il appelait à déposer leur vote dans l’urne pussent concourir aussi pleinement au scrutin de ballottage qu’au premier scrutin. Ainsi, il y a nécessité évidente de constituer le bureau avant l’heure indiquée pour les opérations électorales, de manière qu’il n’y ait jamais de retard dans le commencement de ces opérations. Le moyen indiqué par le gouvernement pour atteindre ce but suffit-il ? Je le pense. Si cependant ce moyen devait subir quelques modifications, s’il pouvait être remplacé par des dispositions meilleures, quant à moi, je ne m’y opposerai en aucune manière.

On a accusé la proposition du gouvernement de partialité en faveur des campagnes ; c’est encore là une accusation dénuée de fondement. Si une accusation de partialité pouvait être dirigée contre une loi, ce serait contre la loi de 1831, qui, contrairement à tous les principes reçus en matière électorale, a confié non seulement le bureau principal tout entier, mais encore tous les bureaux des sections, au chef-lieu d’arrondissement, de telle manière qu’il dépend du bureau de chef-lieu d’écarter toute intervention, tout contrôle de la part des électeurs étrangers au chef-lieu. C’est là une disposition qui n’est point en harmonie avec les vrais principes en matière électorale ; aussi voyons-nous communément que la loi n’institue que le bureau provisoire, et que le bureau définitif est le résultat de l’élection, c’est-à-dire du concours de tous les électeurs. Je conçois que de semblables mesures ne puissent pas être introduites dans notre législation électorale, attendu que chez nous les électeurs sont obligés à des déplacements trop considérables. Il a donc fallu pourvoir à ce que les bureaux fussent composés d’office, et sous ce rapport nous ne pouvons en aucune manière nous contenter de l’art. 21 de la loi actuelle, qui accorde au bureau principal, au bureau du chef-lieu, la composition des autres bureaux ; mais nous demandons, avec le projet du gouvernement, que les bureaux des sections soient également constitués avant l’heure des élections ; nous demandons que les électeurs des communes autres que le chef-lieu soient représentes dans les bureaux des sections.

L’art. 24 de la loi électorale exige deux scrutins successifs, l’un pour le sénat, l’autre pour la chambre des représentants, lorsqu’il y a lieu de procéder aux élections pour les deux chambres le même jour et dans le même collège électoral. Cette disposition, messieurs, présente de graves inconvénients, et il est facile de s’en rendre compte ; nous en avons indiqué un : lorsqu’il ne s’agit que d’élections pour la chambre des représentants seule, les opérations se prolongent déjà quelquefois à tel point que, quand le moment arrive de procéder à un scrutin de ballottage, une grande partie des électeurs ont déserté la lutte ; qu’adviendrait-il si dans ce même collège on avait dû commencer par l’élection des sénateurs, et si la première opération avait donné lieu à un scrutin de ballottage. N’est-il pas évident qu’après le scrutin de ballottage pour le sénat, la plupart des électeurs auraient disparu, et que l’élection des représentants serait abandonnée en quelque sorte à une seule localité. Tel n’est point, messieurs, l’esprit de la loi électorale, tel n’est point l’esprit de notre constitution : il faut qu’en toute circonstance tous les électeurs aient des facilités suffisantes pour exercer leurs droits.

« Mais, dit-on, les difficultés que l’on a signalées ne se représentent que tous les huit ans, et dans la moitié seulement des provinces. » Cela, messieurs, est exact en temps ordinaire, mais la difficulté n’en subsiste pas moins ; il n’en est pas moins vrai que dans la moitié de nos provinces, tous les huit ans, l’élection des représentants peut être abandonnée à la minorité du corps électoral. Cette seule circonstance devrait suffire pour amener la modification de l’art. 24 de la loi. Mais nous pouvons, messieurs, prévoir une autre circonstance ; c’est celle de la dissolution des deux chambres, dissolution qui même peut avoir lieu a une époque de l’année où les communications avec le chef-lieu électoral sont difficiles, où les jours ont une durée trop courte pour que l’on puisse raisonnablement supposer qu’il soit possible de terminer par des scrutins successifs l’élection des sénateurs et des membres de la chambre des représentants. Eh bien, messieurs, dans une semblable circonstance, la chambre entière pourrait être le fruit d’une élection faussée, c’est-à-dire, d’une élection à laquelle n’auraient pu prendre part qu’une faible partie des électeurs. Il y a donc dans la proposition de la section centrale, accueillie par le gouvernement, non seulement un principe de justice, mais il y a encore une nécessité constitutionnelle.

La loi en discussion n’a pas seulement été attaquée, du chef des dispositions qu’elle contenait, elle a encore été attaquée du chef des omissions.

Ainsi un honorable député s’est plaint de ce qu’on n’avait pas introduit des dispositions pénales contre les personnes qui, se permettraient d’arracher des mains d’un électeur un bulletin électoral.

Nous sommes de l’avis de cet honorable membre : il serait utile qu’une disposition semblable fût introduite dans la loi, mais il serait encore plus utile d’introduire une disposition pénale contre celui qui aurait sciemment, volontairement trompé l’électeur, qui, sous prétexte de prendre connaissance du bulletin de celui-ci, y substitue un autre, tout en ayant l’air de lui restituer le même bulletin, genre d’abus qui n’est pas rare.

Je ferai aussi remarquer que dans les observations qui ont été faites contre le projet de loi ; il y a des contradictions entre les divers adversaires. Ainsi, les uns se plaignent du luxe de pénalités de ce projet ; d’autres, au contraire, se plaignent de ce que le projet ne contient pas de pénalités en nombre suffisant.

Mais, dit-on, ce projet de loi est un acheminement vers le fractionnement des collèges électoraux pour les élections aux chambres ; c’est là le premier pas.

Admirable logique !... la loi fait droit, en partie, à un des griefs qui ont été articulés contré le vote au chef-lieu, grief qui consistait en ce que les électeurs éloignés ne pouvaient pas participer à toutes les opérations électorales... La loi fait droit, en partie, à ce grief, la loi écarte donc de plus en plus les chances probables du fractionnement ; et au dire de certains adversaires qui éprouvent le besoin de signaler à l’attention du pays une tendance mauvaise dans la législature, dans le gouvernement, c’est cette même disposition qui éloigne les chances du fractionnement, qui serait, au contraire, une prémisse pour un fractionnement à décréter prochainement. Je le répète, c’est là une admirable logique !

C’est une réforme électorale, a dit le même orateur.

Mais cet honorable membre ne sait donc pas ce qui, dans tous les gouvernements représentatifs, constitue une réforme électorale.

Une réforme électorale, c’est le changement du cens électoral, c’est le changement des circonscriptions électorales, c’est le changement du nombre des députés à attribuer aux divers districts, ce sont des changements dans les qualités des éligibles, c’est le vote secret ou public. Voilà ce qu’on est accoutumé d’appeler réforme électorale dans les pays constitutionnels.

Mais l’exécution franche et sincère de la loi existante n’a jamais été qualifiée de réforme électorale. Lorsqu’on a voté une loi, on doit vouloir que cette loi soit franchement exécutée. Lorsqu’on oblige les électeurs des diverses communes d’un arrondissement à se rendre au chef-lieu pour exercer leurs droits, on doit vouloir que l’élection soit faite de telle manière que les bureaux soient tellement constitués, que les opérations électorales s’accélèrent de telle sorte que chaque électeur puisse exercer son droit. Ce n’est là, messieurs, que de la sincérité dans la législation, ce n’est pas là un changement à la législation, ce n’est pas là une réforme électorale.

Qu’on ne dise pas aux électeurs éloignés, du chef-lieu : nous voulons bien que vous soyez électeurs, que vous soyez portés sur les listes électorales ; mais nous vous refusons le moyen d’émettre votre vote. Si vous voulez émettre votre vote, vous serez enlevé à vos familles, à vos affaires, pendant des jours consécutifs ; si vous voulez émettre votre vote, vous serez exposés à des frais considérables.

On a dit : Cette disposition est exclusivement favorable aux électeurs des campagnes. Oui, messieurs, elle profitera en majeure partie aux électeurs de la campagne, parce que ceux-là sont communément les plus éloignés du chef-lieu d’arrondissement, mais elle profitera encore à plusieurs villes considérables qui ne sont pas chef-lieu d’arrondissement et dont les habitants doivent se déplacer à 3, 4 ou 5 lieues de distance. Ce n’est pas tout ; la disposition qui admet le scrutin simultané pour les élections au sénat et à la chambre des représentants, profitera même aux électeurs du chef-lieu d’arrondissement.

En effet, qui de nous ne sait par expérience combien il est difficile, même dans les chefs-lieux d’arrondissement, au siège de l’élection, d’attirer trois ou quatre fois les électeurs hors de leur domicile aux bureaux électoraux ; beaucoup d’habitants du chef-lieu répugnent à ces déplacements, et ce n’est qu’à force de démarches et d’instances qu’on parvient à les attirer ainsi successivement hors de leur domicile. L’on est obligé d’avoir recours à des moyens extraordinaires. Si l’élection est vivement disputée dans une grande ville, on voit de part et d’autre requérir un grand nombre de voitures, pour aller prendre à domicile les électeurs retardataires. Et vous ne voudriez pas faciliter à ces électeurs l’exercice de leurs droits ! Vous préférez qu’ils demeurent exposés aux obsessions des deux partis, pour être successivement conviés à des opérations qu’on pourrait terminer d’un seul et même coup.

L’honorable orateur que nous rencontrons en ce moment, ne veut pas de réforme électorale dans le sens du projet de loi, réforme qui, nous l’avons démontré, n’est que prétendue ; mais lui voudrait une réforme réelle, une réforme complète, ce serait l’égalité du cens.

Voilà un principe de justice !... Aujourd’hui, la population des campagnes n’est représentée que dans la proportion d’un électeur sur 104 habitants, tandis que dans les villes, la population est représentée par un électeur sur 54 habitants. Ce fait est constaté par les documents statistiques qui ont été publiés récemment par M. Heuschling. Ainsi, dans l’état actuel des choses, la population des villes prend part aux élections dans une proportion double de la population des campagnes. La population des villes a communément les plus grandes facilités pour exercer ses droits électoraux, tandis que la population des campagnes y rencontre beaucoup de difficultés, à raison de son éloignement.

Et c’est dans ces circonstances qu’on ose encore exprimer dans cette enceinte le désir d’opérer une réforme dont le résultat serait d’éloigner complètement les électeurs des campagnes qui désormais ne pourraient plus jeter aucun poids dans la balance des élections.

Mais, messieurs, l’impôt foncier est ordinairement le seul titre des habitants des campagnes pour être portés sur les listes électorales. Or, si vous considérez le prix élevé des propriétés foncières, il est évident qu’avec l’inégalité apparente du cens, il y a égalité réelle entre les fortunes des électeurs des campagnes et les électeurs des villes, du chef de la contribution personnelle et des patentes.

Du reste, nous n’entendons en aucune manière contester aux villes une légitime influence dans les élections ; mais cette influence existe sous le régime actuel, elle continuera d’exister lorsque les abus auxquels l’exécution de la loi électorale a donné ouverture, auront été supprimés par la loi nouvelle.

L’influence des villes se manifeste de la manière la plus sensible pour quiconque veut examiner les faits avec impartialité.

Considérez les diverses élections du pays depuis 1830, et vous verrez que presque tous les élus ont leur domicile dans les villes, ou y habitent pendant la plus grande partie de l’année, on même pendant l’année entière ; qu’un grand nombre y exercent des professions ou des fonctions publiques, et y ont le siège de leur fortune. Dans presqu’aucun district, les électeurs des campagnes ne seraient capables de faire prévaloir un candidat qui n’aurait pas l’assentiment d’une partie très notable des électeurs du chef-lieu d’arrondissement. Aussi, messieurs, dans toutes les discussions qui se présentent dans cette enceinte, nous voyons toujours les intérêts des villes largement défendus.

Messieurs, l’on nous a accusé dans une autre occasion d’être animé d’un esprit hostile aux grandes villes ; non, messieurs, nous ne sommes mû par aucun sentiment d’hostilité envers les grandes villes, et nous en avons donné la preuve la plus incontestable, lorsqu’à la session dernière nous avons appuyé, non seulement de notre vote, mais de nos paroles, l’acceptation d’un arrangement entre le gouvernement et la capitale. Nous savons que la Belgique ne se distingue pas seulement parmi les autres nations par son agriculture, par ses belles communes, mais aussi par ses grandes villes, par ses monuments, par les arts qui sont exercés dans les grandes villes.

Or, je le déclare, dans aucune circonstance, on ne me trouvera hostile aux villes. Mais aussi dans aucune circonstance nous ne permettrons que l’intérêt du faible, l’intérêt des campagnes qui constitue l’intérêt de la majorité de la population du pays, soit sacrifié à la population des villes.

Je me résume ; je dis que tous ceux qui rejetteront la loi en discussion ne pourront plus taxer une partie de cette chambre de profiter de ce qu’un certain nombre de citoyens auraient voulu acquérir le droit électoral en payant des contributions auxquelles ils n’étaient pas obligés. Nous leur dirions : si vous aviez eu cette conviction, vous auriez accepté la loi. Ils ne pourront jamais se présenter comme plus zélés que d’autres pour la réforme des abus, Nous leur dirions : si votre zèle avait été si grand, vous auriez non seulement voté avec nous l’extirpation des abus, parce que tous les abus doivent être réprimés, la loi doit être sincère, mais vous nous eussiez devancés dans la défense de cette loi ; vous nous eussiez apporté l’autorité de votre parole.

Quel que soit le sort de la loi en discussion, notre opinion sortira victorieuse de la lutte. Il sera démontré, si la loi est adoptée, que nous avons voulu la répression de tous les abus ; il sera démontré, si la loi est rejetée, que les plaintes articulées contre notre opinion étaient fictives, dénuées de fondement, ou sans importance réelle ; il sera démontré qu’aucun grief ne peut être articulé contre la majorité de cette chambre.

J’ai dit.

M. Rogier. - Messieurs, dans la séance d’hier, un des honorables et rares défenseurs du cabinet a paru se plaindre de ce que tout le feu des attaques de l’opposition se dirigeât sur un seul ministre. Pour répondre d’avance à ce reproche, que l’on pourrait renouveler aujourd’hui, je dirai que ce n’est pas la faute de l’opposition, si de tout le ministère un seul ministre est à son poste, si un seul ministre soutient le poids de la discussion, si probablement chacun de ses collègues, enchaîné dans sa spécialité, se considère comme entièrement étranger aux matières politiques.

Encore aujourd’hui nous ne sommes pas appelés à jouir de la présence de M. le ministre des finances, de M. le ministre des travaux publics et de M. le ministre de la justice (Interruption.), de M. le ministre de la justice, toujours absent depuis trois mois. Il est vrai que pour le moment nous avons deux ministres en une personne. Sous ce rapport, M. le ministre de l’intérieur ne devra pas se plaindre, si ayant double charge, il a double responsabilité à supporter.

Je m’applaudis du caractère de franchise qui a été imprimé à toute cette discussion, et particulièrement dans la séance d’hier. Je tâcherai, pour ma part, de lui conserver ce caractère.

Messieurs, il y avait avant 1830 une opinion qui sut combattre, avec l’ardeur et le courage que donne le bon droit, les excès d’un gouvernement imposé à notre pays par l’étranger. En 1830, cette opinion assista, sans reculer devant le danger, au grand mouvement d’où devait sortir de la nationalité belge.

Après 1830, deux grandes périodes se développent, deux grandes tâches sont à remplir : - constituer la nationalité, l’indépendance du pays ; - fonder le gouvernement !

A la première période se rapporte la constitution, œuvre immortelle du congrès ; l’élection du Roi ; la convention du 21 mai, l’adoption du traité de 1839. Il y eut dans cette période de pénibles moments à traverser, de redoutables élans du cœur à vaincre pour arriver à fonder définitivement, par la diplomatie et la paix, ce que d’autres cœurs non moins patriotes auraient voulu livrer à tous les hasards de la guerre.

A la seconde période, celle où il fallut fonder le gouvernement, lui donner les moyens de remplir son rôle, c’est-à-dire, administrer, organiser, exercer dans les affaires de l’Etat une influence forte et salutaire ; à cette seconde période se rattachent la loi communale, la loi provinciale, la loi du chemin de fer, le projet de loi de l’instruction publique. Pour cette double tâche, l’opinion dont je parle ne fit pas défaut. Si c’est là ce qu’on appelle l’opinion de la majorité modéré, nous en fûmes, et M. le ministre de l’intérieur aussi.

En 1840, cette opinion était au pouvoir ; elle y était avec ses antécédents, ses principes, son drapeau qu’elle ne dissimula et ne renia jamais. Sur ce drapeau était écrit en grandes lettres son programme ; elle s’annonçait avec la promesse, et elle tint parole, de gouverner par des principes modérés, ne flattant personne, mais ne répudiant personne dans le cercle constitutionnel. De cette opinion M. le ministre de l’intérieur en fut encore. On dut le croire au moins, puisqu’il la soutint de son vote dans une circonstance décisive.

Mais cette majorité dont vous étiez en mars 1841, quinze jours plus tard, le lendemain peut-être vous l’aviez abandonnée ; vous l’aviez abandonnée, sans motif avouable : car si ses principes étaient les vôtres, il fallait y persister ; et s’ils n’étaient pas les vôtres, que faisiez-vous dans ses rangs ? Et vous l’avez abandonnée pour passer dans les rangs de la minorité, en épousant les passions de celle-ci, ses terreurs feintes ou réelles, en acceptant tout le cortège des stratagèmes, si peu dignes, qui imprimèrent à cet épisode de nos fastes parlementaires le caractère, je ne dirai pas d’un coup d’Etat, l’expression serait trop noble, mais d’une obscure intrigue.

Ce manège ne trompa personne. Je ne sais si vous vous fîtes illusion à vous-même ; mais, hormis ceux peut-être qui furent intéressés à vous croire, je le répète, ce manège ne trompa personne.

Je devais ces mots à l’administration de 1840, que vous accusez en vous défendant. J’en parle, messieurs, sans regrets du passé, sans désir impatient de l’avenir. Mais, j’ose le répéter, avec un orateur des bancs opposés, qui vous le disait hier : « Une grande faute fut commise alors.» J’ajoute : une grande injustice fut commise, je ne dirai pas vis-à-vis de quelques hommes, qu’importent quelques hommes à la cause ? mais vis-à-vis d’une opinion considérable, et cette injustice est restée sur le cœur du pays.

Pour faire oublier une telle conduite, pour réparer le mal, il ne suffisait pas de beaucoup d’habileté ; il fallait, à défaut de convictions, beaucoup de modération, de prudence et d’impartialité.

Messieurs, le ministre de l’intérieur s’est annoncé comme chargé d’une double mission : Il venait faire les affaires du pays qui, semble-t-il, ne se faisaient pas avant lui. Il venait surtout calmer les partis, amener l’union et la paix. La première partie de son programme était de faire les affaires. Ici, je suis disposé à le reconnaître, la longue session de l’année dernière a produit des fruits ; des lois importantes en sont sorties. J’en citerai trois principales : la loi d’indemnité, la loi de Bruxelles, la loi d’instruction primaire. La loi d’indemnité, ce fut l’œuvre de la chambre, qui fut chargée par M. le ministre de l’intérieur de la rédiger article par article, presque mot à mot. La loi de Bruxelles, juste en son principe, si favorable à cette grande cité, vit ses avantages singulièrement restreints par l’exécution qu’elle reçut.

La loi d’instruction primaire ! Ah ! c’est le plus beau titre de gloire de M. le ministre. C’est, suivant lui, le plus beau fleuron de sa couronne. A Dieu ne plaise que je veuille ravir cette consolation à de grandes douleurs, à de grands regrets qui doivent sans doute assiéger M. le ministre, quand il fait un retour sincère et honnête sur lui-même. Mais malgré mon désir de ne pas troubler cette joie que donne à M. le ministre la loi sur l’instruction primaire, je lui dirai qu’il n’est pas en son pouvoir de s’enorgueillir seul du vote de cette loi, je lui dirai que l’opposition y a joué aussi son rôle, et, suivant moi, le plus beau rôle. Deux parts devaient être faites dans cette loi la part du clergé et la part du gouvernement.

La part du clergé, rien n’y manquait. Le projet de M. le ministre donnait satisfaction à toutes les exigences. La part du pouvoir, elle était singulièrement restreinte, on l’avait pour ainsi dire oubliée, et si la juste intervention du pouvoir fut consacrée dans la loi d’instruction primaire, à qui le dut-on ? Aux efforts constants de l’opposition.

M. le ministre de l’intérieur ne peut l’avoir oublié ; le concours de l’opposition ne lui a manqué dans aucune loi importante, et il la louerait sans doute de ce concours désintéressé, si son hommage ne devait être un blâme amer pour la conduite de l’ancienne opposition qui le soutient aujourd’hui.

Tout en rendant justice à ce qui s’est passé dans la session dernière, je ne puis cependant m’associer qu’avec réserve au panégyrique de M. le ministre de l’intérieur. Car cette mission tout administrative, cette première partie de la mission du ministère a-t-elle été parfaitement remplie sous tous les rapports ? Nous avions dans le programme la solution des questions commerciales et des questions financières, Si je m’en souviens bien, M. le ministre des affaires étrangères, au sénat, se plaignait de ce que, sous l’ancienne administration, la solution des questions commerciales restait ajournée. On dut croire, à son entrée au pouvoir, que les affaires commerciales allaient être l’objet des soins assidus du ministre. Si on lui demandait quelle solution importante, avantageuse au pays, il a obtenu, depuis deux années de tranquille administration, je crois qu’il continuerait à garder le silence.

Quant à nous, nous avons été frappés de la stérilité des entreprises : échecs, transactions illusoires ou transactions ruineuses pour le trésor, voilà ce que nous avons vu sortir des efforts de M. le ministre.

Quant à la solution des questions financières, la session de 1842-1843, et vous avouerez que l’opposition n’y fait pas obstacle, devait être une session financière. Je ne parlerai pas de la loi des comptes qui depuis douze ans reste à faire par la chambre et à laquelle le ministère ne donne aucune espèce d’impulsion sous ce rapport. Je parlerai des lois d’impôts. Combien le ministère a-t-il obtenu de lois d’impôt de quelque importance ? On en a présenté un très grand nombre, pas une n’a été adoptée.

On a rappelé hier la loi des sucres. Ah ! pour l’honneur du ministère, ne parlons pas de cette loi, ne rappelons pas la conduite plus qu’étrange par laquelle il a compromis le sort de cette loi, au grand préjudice du commerce, au grand préjudice du trésor. Enfin, messieurs, nous voici arrivés à la fin de cette session qui devait être si féconde en résultats financiers, et nous nous trouvons en présence de quoi ? D’un déficit. Il est vrai que d’après le rapport de la section centrale, on nous laisse la perspective de combler le déficit, avec quoi ? avec la solde du soldat.

M. Demonceau. - Ce n’est pas exact !

M. Rogier. - On nous propose une économie de 3 millions sur le budget de la guerre.

Un membre. - Vous avez dit que la somme serait distraite de la solde du soldat.

M. Rogier. - Voici ce que j’ai dit : Nous nous trouvons en présence d’un déficit ; ce déficit, on veut le combler au moyen d’une économie sur le budget de la guerre, cette économie tomberait sur la solde du soldat et de l’officier. S’il n’en est pas ainsi, je retire ma dernière observation. Mais voici ce qui en reste, et c’est là le principal, on comblera le déficit par des économies sur le budget de la guerre ; on ne me démentira pas sur ce point.

Je passe, messieurs, à la mission politique du gouvernement, à sa mission principale, à sa mission essentielle. Il s’agissait de calmer les passions, de neutraliser les partis. Ah ! cette fois, messieurs, quel que soit le désir de la majorité de donner raison à M. le ministre de l’intérieur, il faudra bien qu’elle reconnaisse avec moi que cette mission est complètement manquée. On voulait calmer les passions, mais jamais les passions n’ont été plus animées ; neutraliser les partis, mais jamais les partis n’ont été plus profondément divisés ; l’agitation qui n’était qu’à la surface, est descendue jusque dans les dernières de nos communes, et comme si ce n’était pas assez de deux partis qui divisent le pays, on est venu en évoquer un troisième du sein de la tombe, on a évoqué le parti orangiste ; et comme si ce n’était pas encore assez, n’a-t-on pas voulu aussi nous diviser en campagnards et en citadins, en parti des villes et parti des campagnes ? On nous a représenté les campagnes comme sacrifiées dans la loi de 1831, comme trompées par cette loi, où, dit-on, tout est déception pour les habitants des campagnes.

M. Eloy de Burdinne. - C’est vrai.

M. Rogier. - Oui, on a voulu nous diviser en villes et en campagnes, comme si les intérêts des villes et des campagnes n’étaient pas les mêmes ; comme si villes florissantes, campagnes florissantes ne devait pas être pour tous un axiome d’économie publique.

Qu’a-t-on fait pour calmer, pour réconcilier les partis ? Dans les élections, on a fait une guerre acharnée, à qui ? aux plus modérés de cette opinion modérée qu’on invoquait hier. Dans la composition des administrations communales, y a-t-il une province où l’esprit de parti se montre plus animé qu’ailleurs ? Eh bien, c’est celle-là qu’on choisit pour l’exécution violente et toute politique d’une loi administrative, disait-on, quand on voulait l’obtenir, et qui est devenue une loi de parti entre les mains d’un ministère d’bommes d’affaires.

Enfin, messieurs, que fait-on par la loi nouvelle qu’on nous propose ? N’est-ce pas un nouveau défi jeté à une opinion, une nouvelle source d’irritation ; ce n’est pas moi qu’il faut croire, car il paraît que je suis passé dans les rangs des exagérés ; ce sont des hommes qui nous approchent de plus près, c’est l’honorable M. Osy, que vous connaissez ; vous savez pourquoi il est dans la chambre ; c’est l’honorable M. David ; ce sont les plus inoffensifs qui tiennent ce langage. De quoi s’agissait-il ? De réprimer un abus constaté, avéré, repoussé par toutes les opinions. Qu’y avait-il à faire ? Une seule disposition très simple, qui n’aurait pas donné lieu peut-être à deux heures de débats, si on y avait mis de la bonne volonté. Mars tout à coup voici vingt autres abus qui surgissent, mais tous abus sortis de la même source, de la même famille, de la même couleur, et de là toutes dispositions dirigées contre l’opinion libérale. L’opinion libérale va se trouver punie pour des méfaits attribués à l’opinion contraire, comme ce malheureux enfant attaché au fils de je ne sais quel prince, et qui recevait les corrections pour monseigneur, alors que monseigneur avait fait quelque peccadille.

Et voilà, messieurs, comme le programme politique a reçu son exécution. Qu’on s’en vante ! Mais qu’ont fait les libéraux pour exciter ces antipathies, ces défiances, ces terreurs ? Ont-ils été les derniers sur la brèche au moment du danger ? ont-ils menacé la constitution ? A laquelle de nos institutions ont-ils déclaré la guerre’ ? On a signalé hier quelques excès isolés, et on a reconnu que ces excès avaient été commis dans les deux camps. Les excès de la presse ? Les libéraux les désavouent ; et d’abord, quant aux excès de la presse, le parti n’en est pas responsable, il n’a pas la direction de la presse, encore moins la censure ; et si ce reproche était adressé à la presse contraire, il pourrait remonter plus haut et compromettre d’autres positions que celles des journalistes. Mais nous ne le faisons pas, nous voulons rester modérés vis-à-vis de cette opinion que nous respectons quand elle est sincère.

Mais l’opinion libérale a fait une faute ; une faute énorme ; elle a accepté, il y a deux ans, elle a soutenu une administration qui avait écrit sur son drapeau : Conciliation. Victorieuse dans cette chambre, condamnée par quatre voix du sénat, elle demande, ce qui jamais ne se refuse entre partis loyaux, à prendre le pays légal pour juge.

Non, répondent ceux qui prétendent représenter l’immense majorité du pays. L’opinion libérale se résigne. Une administration se présente avec la mission spéciale de la décimer, et l’opinion libérale se résigne ; elle vote même toutes les lois non politiques qui lui sont demandées. On n’est pas plus exigeant, plus turbulent, plus révolutionnaire, plus digne de châtiment que cette opinion libérale ; viennent donc au plus vite les mesures de réaction, de suspicion, de défiance.

On jouissait depuis douze ans d’une grande liberté électorale ; quels excès, quels désordres avaient été signalés dans les élections, quelles plaintes étaient arrivées jusqu’à nous ? Depuis que je siège dans cette enceinte, des milliers de procès-verbaux d’élections sont passés sous nos yeux ; qu’ont-ils révélé ? Constataient-ils ces grands abus auxquels on dit qu’il est si urgent de porter remède ? Rien, absolument rien. Je ne pense pas que jamais une élection ait été annulée, dans cette enceinte, pour aucun des abus qu’il s’agit de réprimer, aujourd’hui. Mais l’opinion libérale est suspecte, il faut pour elle une justice préventive, un code pénal, un code de police sanitaire. Des abus, à la vérité, ont eu lieu ; mais ceux-là, la loi actuelle ne les prévoit pas. Un électeur a été maltraité dans rues d’Ath, la loi ne prévoit pas ce cas ; le code pénal est là, dira-t-on, mais peut-être y aurait-il une disposition spéciale à prendre à cet égard.

Autres cas. Dans les dernières élections, défense fut faite à un fonctionnaire de haut rang de venir déposer son vote dans l’urne électorale ; quelle peine est proposée contre cet abus de pouvoir ? Vers la même époque, le gouvernement devait convoquer les électeurs pour la réélection d’un député nommé ministre, il ne les convoqua point ; voilà encore un abus grave, qui pourra se renouveler encore d’ici à quelques semaines, si M. le ministre de l’intérieur consent à se dédoubler, Quelle peine propose-t-on contre cet abus ?

Je veux, nous disait hier M. le ministre, le maintien de la loi électorale ; c’est une loi sage ; elle consacre l’heureux mélange, l’heureuse fusion des villes et des campagnes ! Vous voulez cela, et vous nous proposez une loi nouvelle qui défend, sous peine d’amende, le contact des habitants des villes et des habitants des campagnes ; vous vantez les avantages de la communion, de la fusion, et c’est l’isolement, la séquestration que vous établissez ; les bureaux électoraux seront convertis en une espèce de lazaret.

M. le ministre de l’intérieur est du parti contagioniste ; il a peur de la fièvre libérale, non pas pour lui, il en a été atteint autrefois, mais pour ses amis, pour ces bonnes gens paisibles et tranquille, à qui il faut toutes les commodités du monde pour exercer leur droit électoral.

M. le ministre vous disait encore : je veux le maintien d’une majorité modérée ; mais cette majorité modérée était-elle autre chose que le produit de la loi électorale telle quelle est, telle qu’elle a été exécutée depuis douze ans ? Et cependant cette loi ne suffit plus ; il faut la dénaturer dans son esprit, la paralyser dans ses effets.

Non, ce n’est pas cette majorité modérée qu’il faut ; c’est une majorité nouvelle qu’on veut substituer à celle de 1841 ; il faut reprendre et continuer l’ouvrage commencé alors. La loi qu’on nous propose est, suivant moi, une arme électorale, et rien d’autre.

Comme les prétextes ne manquent pas, un de MM. les gouverneurs se plaint que si cela dure, les honnêtes gens, les gens paisibles, ne pourront plus exercer leurs droits électoraux ; il leur faut, comme je le disais tout à l’heure, une plus grande tranquillité.

Et cependant, messieurs, une chose qui frappe tous ceux qui prennent part aux élections, c’est en général, la tranquillité et l’ordre qui y règnent. Et quand il y aurait à cette époque un peu d’agitation ! Mais sous quel régime vivons-nous donc ? Sous un régime constitutionnel, j’espère. Mais un régime constitutionnel est un régime de franchise, de publicité, d’activité. Les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour le sommeil, a dit un orateur français. Prenez garde, messieurs, n’endormez pas la nation ; ne sacrifiez pas aux petits intérêts personnels du moment les grands intérêts du pays et de l’avenir.

Laissez à l’esprit public son état ; ne le refroidissez pas, ne l’étouffez pas, ne le rapetissez pas.

Permettez à la nation de s’animer, de se passionner même pour autre chose encore que la betterave et la moscovade.

Laissez la jeunesse de notre nationalité s’épanouir, grandir, se fortifier librement au soleil.

Je sais, il est vrai, qu’il est des natures timides, des catégories d’électeurs auxquels l’agitation fait peur. Une atmosphère un peu chaude gêne leur respiration. Qu’ils s’abstiennent.

Hier, messieurs, l’on trouvait que le clergé (c’est un membre des bancs opposés qui nous en a dit sur ce point plus que je ne vous en dirai), que le clergé ne se mêlait pas assez de nos affaires politiques. J’ai, moi, une opinion diamétralement opposée ; je crois, et j’ai déjà eu l’occasion de le dire, qu’il s’en mêle trop pour lui et pour nous, mais surtout pour lui. Si j’avais un conseil à donner au clergé, ce serait de s’abstenir, autant que possible, de paraître aux élections.

M. Wallaert. - Nous en avons le droit.

M. Rogier. - Je ne vous conteste pas ce droit ; je l’ai consacré moi-même, par mon vote, dans la constitution et comme membre du gouvernement provisoire. Si l’on voulait vous le contester, je serais un de vos plus chauds défenseurs. Il faut user de votre droit si vous le trouvez bon, mais en user comme citoyen ; ce que je vous conseille, c’est de ne pas en user comme chef, comme conducteur de parti politique.

Messieurs, nous avons l’expérience de notre pays, et nous avons celle d’autres pays libres, plus anciens que nous dans la carrière, et où le clergé s’abstient soigneusement de toute intervention dans le domaine politique. Que l’on compare. Voici un passage que j’ai recueilli tout récemment dans un ouvrage plein de vues solides et sérieuses sur les Etats-Unis, par M. de Tocqueville.

« J’ai dit que les prêtres américains se prononcent d’une manière généreuse en faveur de la liberté civile... ; cependant on ne les voit prêter leur appui à aucun système politique en particulier. Ils ont soin de se tenir en dehors des affaires, et ne se mêlent pas aux combinaisons des partis. On ne peut donc pas dire qu’aux Etats-Unis la religion exerce une influence sur les lois, ni sur les délais des opinions politiques ; mais elle dirige les mœurs ; et c’est en réglant la famille qu’elle travaille à régler l’Etat.

« Lorsque je vins à rechercher quel était l’esprit du clergé lui-même, j’aperçus que la plupart de ses membres semblaient s’éloigner volontairement du pouvoir et mettre une sorte d’orgueil de profession à y rester étrangers.

« Je les vis se séparer avec soin de tous les partis, et en fuir le contact avec toute l’ardeur de l’intérêt personnel. »

Dira-t-on que cette conduite du clergé américain nuit à la religion dans ce pays ? Loin de là, messieurs, il est reconnu par tous le monde que dans nul pays la religion n’est plus pratiquée, n’est plus influente, n’est plus honorée que dans les Etats-Unis.

D’un autre côté, je lisais dans un ouvrage cité par M. le ministre de l’intérieur, dans l’ouvrage de M. Jolivet, des détails sur les élections anglaises. Je fus frappé de plusieurs circonstances pénibles qui se passèrent en Irlande, dans diverses élections où le clergé prit part, et qui rappellent des faits dont malheureusement nous avons été témoins en Belgique. Je ne les rapporterai pas.

On conçoit toutefois, de la part du clergé irlandais, un rôle actif, passionné même dans les élections ; là encore ils ont des droits à réclamer, des garanties à obtenir pour eux et pour leurs coreligionnaires. Ce rôle patriotique, tout le monde l’a compris de la part du clergé de Pologne, tout le monde y a applaudi, en dépit même du blâme arraché à la faiblesse de la cour de Rome. C’était encore un beau rôle que celui du clergé belge, luttant avec énergie contre un gouvernement étranger, dont les tendances et les actes menaçaient tout ensemble et la foi et la nationalité du pays, du clergé belge marchant résolument, sous le drapeau du libéralisme, à la conquête de toutes les libertés civiles et religieuses. Mais aujourd’hui qu’il a remporté la victoire et que le triomphe même a passé toutes ses espérances, dans quel but, dans quel intérêt continuer le combat ; qu’a-t-il à préserver ? que lui reste-il à conquérir ? N’a-t-il pas reçu satisfaction complète dans notre loi fondamentale ? n’est-il pas suffisamment garanti dans son existence matérielle, dans ses libertés, dans son indépendance ? Qui songe à le troubler dans la possession de tous les avantages auxquels le clergé du monde chrétien tout entier doit porter envie ?

N’a-t-il pas la plus entière indépendance dans ses relations avec Rome, la plus entière liberté dans l’enseignement religieux, la plus large part dans l’enseignement laïque ? La dernière loi sur l’instruction primaire lui laisse-t-elle quelque chose à désirer ? ne se tiendra-t-il pour satisfait que lorsque l’enseignement moyen et l’enseignement universitaire lui seront entièrement dévolus, ou leur faudra-t-il encore avec la direction de l’enseignement oral, celui de l’enseignement écrit ; en d’autres termes, avec le monopole de toute l’instruction publique, la censure des livres et des journaux ?

On me répond. - Mais le clergé est attaqué, menacé, ne faut-il pas qu’il se défende ?

A qui fera-t-on croire que le clergé soit le moins du monde menacé dans aucune de ses libertés et prérogatives constitutionnelles ; et si un tel danger pouvait se montrer même de loin, ses défenseurs naturels ne sont-ils pas là ? Ne sommes-nous pas là aussi, nous libéraux, qui avons combattu pour lui et avec lui, qui voulons le voir toujours fort et respecté dans l’accomplissement de sa mission divine et qui ne lui demandons qu’une chose, une seule, c’est de respecter le domaine du pouvoir civil, de prêcher l’union et non pas les haines des partis, de réconcilier et non pas de diviser les opinions.

Est-il possible que les plus clairvoyants d’entre les membres du clergé ferment longtemps encore les yeux aux dangers que court la religion à ce terrible jeu ?

Le spectacle que présente le pays n’a-t-il pas de quoi le faire réfléchir, j’ai presque dit le faire trembler pour l’avenir.

Qu’est-ce aujourd’hui que le prêtre aux yeux de milliers de pères de famille, appelés presque chaque année à exercer leurs droits électoraux ? Un adversaire politique, presqu’un ennemi privé, dont il faut avoir raison et dont, vainqueur ou vaincu, se retirent le respect, la confiance, l’amour. Oui, c’est bien là le redoutable spectacle que présentent la plupart de nos villes et qui se transporte avec un caractère plus alarmant encore dans beaucoup de nos campagnes. Qu’on y songe, le mal est déjà grand, il ne peut qu’empirer ; mais il est temps, peut-être, encore d’y porter remède ; si le haut clergé ne l’aperçoit pas encore, il est impossible qu’il échappe à l’observation du clergé inférieur, qui voit de plus prés les effets de ses œuvres, qui combat au premier rang dans la lutte où on le jette et qui n’en recueille que des fruits amers.

Je n’ai pas la prétention de mieux défendre les intérêts du haut clergé qu’il ne le fait lui-même. Mais en jetant sans cesse le petit clergé dans nos mêlées politiques, en l’habituant aux discussions violentes, aux luttes passionnées, aux résistances hardies, ne craint-on pas que quelque jour, faisant un retour sur lui-même, et regardant de plus près sa position propre, il ne vienne à se demander si ses intérêts sont parfaitement garantis, ses droits suffisamment respectés, non plus seulement dans leurs rapports avec l’autorité civile, mais dans leurs rapports avec l’autorité religieuse ?

Je m’arrête, un fait historique d’une haute instruction achèvera ma pensée. Quand les gouvernements absolus d’Allemagne voulurent entraîner leurs peuples dans une guerre désespérée contre l’empire, ils les façonnèrent aux idées de liberté, d’indépendance, de constitution. La guerre finie, il fallut compter avec eux, et voilà comment les gouvernements constitutionnels prirent racine sur le sol germanique.

Ces conseils, ces avertissements, je le crains, paraîtront intéressés.

Que ne peuvent-ils partir d’une bouche, je ne dirai pas plus amie car je suis, et je le dis, l’ami du clergé, mais moins suspecte peut-être à des yeux prévenus.

Vous jetez un cri de frayeur à la seule pensée de voir le clergé abandonner les élections au libre jeu de l’opinion publique.

Mais quel parti politique êtes-vous donc, si déjà, comme des pauvres naufragés, vous ne pouvez plus rien sans l’assistance divine, si vous n’avez ni force, ni confiance en votre cause, ni espoir dans la justice de vos principes ?

Quel parti politique êtes-vous, si ces principes ne peuvent triompher qu’à la condition de vous appuyer, d’une main sur le confessionnal, de l’autre sur le bureau du commissaire de police ou du receveur des contributions ?

Quel parti politique êtes-vous, si vous n’osez vous mesurer avec vos adversaires devant le pays ?

Quel parti êtes-vous, si vous n’avez de nouveaux adhérents que ceux que vous achetez ?

Quel parti politique êtes-vous enfin, si vous disant et vous posant majorité, vous hésitez, moins par dédain que par frayeur, à prendre les rênes du pouvoir, et n’osez 1’exercer que par personne interposée ?

Quand un général célèbre de la république vint mettre ses talents militaires au service des armées qui marchaient sur la France, les alliés acceptèrent ses conseils, mais ils ne lui confièrent par le commandement en chef. Ajoutons que la Providence épargna à son nom le déshonneur d’achever la défaite de son ancien compagnon d’armes, et d’assister à l’asservissement de son pays.

Eh quoi ! l’opinion catholique est-elle descendue à ce degré de faiblesse et de découragement qu’il lui faille chercher les généraux dans les camps de ses adversaires, qu’elle ne puisse trouver, dans son propre sein, ses chefs et ses sauveurs ? Sont-ce les hommes qui lui manquent, ou serait-ce le courage ?

Ce ne sont pas les hommes, car si je jette les yeux autour de moi, j’en aperçois, et des plus recommandables par les qualités qui doivent être l’apanage des chefs d’un parti, par le talent, par la probité, par le caractère ! Qu’ils descendent au banc ministériel, ces hommes de conscience et de science ; qu’ils se présentent accompagnés de quelques-unes de ces capacités jeunes et honnêtes, l’ornement et l’espoir de leur parti, qu’ils répudient les petits stratagèmes, les ruses procédurières, les rancunes de bas étage, l’opposition aura encore devant elle des adversaires, les adversaires redoutables, mais avec lesquels elle pourrait être fière, cette fois, de lutter et dont la présence aux affaires ne compromettrait ni la dignité et l’avenir de tout un parti, ni la dignité et l’avenir du gouvernement représentatif.

A l’œuvre donc, ô mes estimables collègues. Le pays va bientôt se prononcer, prenez en main votre cause ; soyez vous-mêmes vos défenseurs ; à une situation fausse, incertaines, humiliante pour les deux opinions, mais surtout pour la vôtre, substituez une situation nette, franche et forte. L’honneur de votre opinion le réclame, la moralité l’exige, la sincérité du régime parlementaire est à ce prix.

Pour nous, nous verrions votre avènement sans regret et sans peur.

Nous le saluerions même comme l’ère nouvelle d’un système sincère et normal où la vérité succéderait au mensonge, la franchise à la dissimulation.

Je finis, la loi qu’on nous propose n’est pas une loi de réparation : c’est une nouvelle loi de réaction, un nouvel expédient de parti ; c’est le second volume de la loi communale.

Je voterai contre, si elle n’est profondément modifiée.

M. Dechamps. - Messieurs, il est évident pour tous que l’objet dont il est le moins question dans ce débat, c’est la loi même. La discussion actuelle est une discussion politique, et c’est comme telle que je l’accepte. Je ne m’occuperai donc pas de la loi et des détails de la loi ; je me réserve d’entrer dans cette controverse, lorsque nous serons arrivés aux articles.

Mais je tiens à vous déclarer, dès le début, que cette loi monstrueuse, comme on l’a appelée, me laisse en face d’elle dans une complète indifférence. Je lui prête si peu un caractère politique, que j’accepterai toutes les modifications que je croirai utile d’adopter. Si mes honorables adversaires, ou ceux qui paraissent tels maintenant, trouvent un moyen pratique de modifier l’article essentiel de la loi, de manière à exiger la justification des bases mêmes de l’impôt, principe que, pour mon compte, je regarde comme supérieur à celui de la loi, si ce moyen pratique est trouvé, je vous promets d’avance d’y donner mon assentiment.

Je comprends, messieurs, que l’opposition, qui a été presque obligée au silence pendant ces deux sessions laborieuses, en face de toutes ces questions importantes, solennelles, qu’on a successivement posées et qu’on a si heureusement résolues ; je comprends, dis-je, que l’opposition n’ait pas eu beaucoup l’occasion jusqu’ici de soulever de pareils débats. L’opposition, à la veille d’une élection qui doit, selon elle, lui faire conquérir enfin la majorité parlementaire, l’opposition a besoin de cette lutte ; elle a besoin d’impressionner l’opinion publique ; elle a besoin de tenir en excitation continuelle une partie de cette opinion contre la majorité.

Messieurs, je n’accuse pas ici. C’est là une nécessité pour toute opposition. La majorité, messieurs, a besoin de calme, et pourquoi ? parce qu’elle a besoin de maintenir. L’opposition, elle, qui veut renverser, doit recourir aux passions politiques ; c’est là son lot ; c’est le lot de toute opposition.

Le projet sur les modifications à apporter à la loi électorale est la seule question qui reste dans cette session pour faire naître un débat politique. On s’en saisit ; l’opposition est dans son droit. Mais, messieurs, je croyais qu’on aurait eu au moins la franchise de reconnaître que cette loi est fort innocente de toutes ces colères que l’on manifeste ; que cette loi n’est qu’un moyen pour servir à des accusations qui portent ailleurs, qui portent plus haut.

Ce n’est pas même M. le ministre de l’intérieur qui semble le point de mire de toutes les attaques, ce n’est point lui qui est ici le principal accusé. Le principal accusé, c’est nous, c’est une opinion, c’est la majorité.

A M. le ministre de l’intérieur personnellement, ses plus ardents adversaires élèvent un piédestal. Nous avons entendu l’honorable M. Cools, l’honorable M. Verhaegen lui-même, venir proclamer ici et son talent d’un ordre si élevé, comme ils vous l’ont dit, et la prodigieuse activité qui le distingue. Mais ce ne sont donc pas ses actes, ce n’est pas la manière avec laquelle il a administré les affaires du pays que vous attaquez ; le crime dont M. le ministre de l’intérieur est ici véritablement chargé, c’est, messieurs, ce vieux péché dont l’opposition a accusé tous les ministres qui ont siégé sur ces bancs depuis douze années. Tous les ministres ont été successivement accusés ici, et plus encore dans la presse, d’obéir à un pouvoir occulte. M. Lebeau, M. Rogier, M. d’Huart, M. Ernst, M. de Theux, M. Nothomb ont été en butte à ces mêmes inculpations.

Eh bien ! messieurs, l’honorable M. Lebeau, dans les derniers débats parlementaires qui ont précédé la chute du cabinet précédent, vous l’a déclaré tout haut à cette tribune ; pour lui, il ne croyait pas à ce fait d’une influence occulte ; il déclarait que ce fait était faux.

En écoutant hier l’honorable M. Devaux, je me suis involontairement rappelé cette époque où une opposition virulente, passionnée, acrimonieuse, poursuivait ses honorables amis qui dirigeaient alors les affaires publiques ; je me suis rappelé l’époque où M. Lebeau se trouvait en face d’un acte de mise en accusation dressé par le chef de l’opposition libérale je me suis rappelé les paroles que M. Nothomb, son défenseur, lui adressait alors « Aucune accusation, disait-il, ne vous a manqué ; on a épuisé contre vous toutes les injures, toutes les ressources de la langue, mais la véritable confiance du pays vous restera ; elle vaut mieux qu’une vaine et passagère popularité. » Eh bien, c’est là aussi la consolation qui restera à M. le ministre de l’intérieur.

Mais, messieurs, ces accusations vagues dont la preuve échappe, elles sont faciles à formuler ; si je voulais m’y livrer à l’égard de l’honorable M. Devaux, mais les motifs ne me manqueraient pas. Il accuse M. le ministre de l’intérieur d’obéir à une opinion, d’obéir à ce qu’on a appelé un pouvoir occulte. Eh bien, messieurs, si on lui disait : Mais vous, vous obéissez à l’opposition que vous avez eu la prétention de diriger, vous lui obéissez puisque vous, homme calme, homme d’un caractère sérieux, vous dont le passé modéré fait encore aujourd’hui la force, vous devez accepter ce que le langage de l’opposition a de plus passionné, de plus violent, langage auquel vos lèvres n’ont pas été habituées, langage, il faut le dire, qui véritablement déchire votre bouche.

Pouvoir occulte ! Mais votre ami M. Lebeau vous a dit naguère encore que cette accusation est fausse, que ce fait n’existe pas. Mais c’est vous, M. Devaux, qui avez établi d’une manière irréfragable que cette domination religieuse n’existe pas. N’est-ce pas vous qui êtes venu nous dire que le pouvoir, depuis 10 ans, appartient à l’élément libéral, que l’élément libéral avait la prépondérance dans le gouvernement provisoire, dans les ministères, dans les fonctions diplomatiques, dans la magistrature et dans l’armée ?

Eh bien, si cette domination libérale a été exercée depuis la révolution, et vous l’avez démontré à l’évidence, que veut donc dire cette domination cléricale et occulte dont vous parlez ? Ce sont des mots auxquels vous avez donné d’avance un démenti ! Je le répète donc ; ne pourrait-on pas vous dire : L’opposition vous a imposé son langage qui n’était pas le vôtre ; vous lui obéissez.

Vous tenez beaucoup à donner à M. le ministre de l’intérieur des leçons de franchise et de sincérité, pourrait-on vous dire encore ; mais quelle a été votre conduite parlementaire dans les grandes discussions qui ont marqué ces derniers temps ? Deux grandes lois présentant un caractère politique ont été discutées dans cette enceinte depuis deux ans : la loi communale et la loi sur l’instruction primaire.

La veille de la discussion de la loi communale, j’entendais autour de moi, sur ces bancs, une demande que l’on se faisait ; mais quelle est donc, se disait-on, la position que les anciens chefs doctrinaires vont prendre ? Eux qui étaient les défenseurs nés des idées gouvernementales, eux qui ont promis, en 1835, de saisir toutes les occasions pour fortifier le pouvoir central, que vont-ils faire aujourd’hui comme chefs de l’opposition ? Evidemment, cette loi va prouver qu’ils ne sont pas, qu’ils ne peuvent pas être à la tête de l’opposition libérale ; il y aura division profonde entre eux et leurs nouveaux amis ; par quel moyen habile éviteront-ils l’embarras de cette position ? Je vous avoue, messieurs, que l’honorable M. Devaux a fait preuve d’habileté, il a trouvé le principe de la stabilité des institutions à l’aide duquel il a pu approuver le principe de la loi et rester fidèle à ses antécédents, et de pouvoir, d’un autre côté, voter contre la loi, avec ses nouveaux amis. Certes, messieurs, c’était là de l’habileté, mais était-ce de la franchise ?

Dans la loi sur l’instruction primaire, qu’avons-nous vu ? L’honorable préopinant était celui qui a combattu toutes les dispositions fondamentales de la loi, l’une après l’autre, qui ne voulait laisser debout aucun principe. Toutes les propositions qu’il a faites, ou presque toutes, tendaient à modifier la loi dans son essence, elles ont été tour à tour repoussées. Eh bien, messieurs, lorsqu’on est arrivé au vote de la loi, au moment même où l’honorable M. Verhaegen venait de déclarer que la loi était plus mauvaise qu’au début de la discussion, que les amendements l’avaient gâtée ; au moment où l’honorable M. Verhaegen venait de tenir ce langage, l’honorable M. Devaux, faisant ce que je pourrais appeler une courbe rentrante, venait dire que la loi avait été améliorée, qu’il voterait pour la loi. L’honorable membre avait vu beaucoup de ses amis faire preuve de plus de modération qu’il n’en avait montrée ; il a vu qu’il se trouverait isolé entre d’honorables membres dont je respecte les opinions, entre les honorables MM. Delfosse et Verhaegen. Cette position n’était pas tenable, il faut bien le dire ; eh bien, M. Devaux a trouvé un moyen habile de parler contre la loi et de voter pour. (Interruption.)

Ccs accusations, messieurs, c’est à regret, je dois le dire, que je les présente. Je ne veux pas, du reste leur donner plus de gravité qu’elles n’en ont ; je comprends tout ce qu’on pourra y répondre ; ce que j’ai voulu surtout prouver, c’est que ces sortes d’accusations sont faciles, que ce sont des armes qui blessent souvent les mains qui s’en servent.

Messieurs, j’arrive maintenant au fond du débat, à la question de parti qui préoccupe les esprits. Je tâcherai d’apporter beaucoup de calme dans cette discussion, je tâcherai de m’abstenir de toute passion ; ce sera aussi, peut-être, le seul moyen d’être neuf.

« Les élections de 1843, vous dit-on, doivent amener le triomphe de l’opinion libérale, l’opinion catholique doit se résigner désormais à être minorité et opposition ; le temps des majorités mixtes est passé ; l’union des catholiques et des libéraux qui était nécessaire pour renverser la domination étrangère, qui était nécessaire pour fonder l’ordre nouveau, n’est plus nécessaire pour le conserver, pour le maintenir. »

Eh bien, messieurs, ceux qui affirment cela ne comprennent la Belgique ni dans son passé, ni dans son avenir.

N’est-ce pas, en effet, à ces divisions que nous devons d’avoir vu échapper notre indépendance politique toutes les fois que nous étions sur le point de la saisir ? La révolution brabançonne, vous le savez tous, si heureuse à son début, n’a-t-elle pas échoué à cause des divisions entre les progressistes et les statistes, les catholiques et les libéraux de cette époque ? Ne sont-ce pas ces divisions qui ont permis à la domination autrichienne de peser de nouveau sur les provinces belges, fatiguées et dégoûtées de l’anarchie qui était fomentée dans leur sein.

Sous le royaume des Pays-Bas, la lutte irréfléchie et injustifiable entre les catholiques et les libéraux, n’a-t-elle pas permis au roi Guillaume de se servir de cette division au profit de la prépondérance hollandaise ? Le roi Guillaume devait vouloir une Belgique faible, et pour cela il devait entretenir une Belgique divisée. Et vous, qui voulez remonter à la lutte de 1825, qui voulez établir d’une manière définitive la classification des partis comme elle existait à cette époque, vous voulez donc aussi une Belgique divisée, une Belgique faible ? Mais au profit de qui, s il vous plaît ?

N’est-il pas vrai que c’est à cette inconstance de caractère, à ce défaut d’union, à ces querelles intérieures que nous devons cette fâcheuse réputation dans l’histoire, d’être habiles et forts pour secouer le joug, pour renverser nos maîtres, mais d’être impuissants à nous constituer et à être gouvernés ?

Les 12 années qui se sont écoulées depuis que nous avons une patrie étaient un démenti éclatant donné à cette grave inculpation qui pesait sur notre passé ; l’expérience de nos malheurs nous avait servis ; l’Europe, voyant les idées d’ordre et de gouvernement reprendra leur empire sur nous, voyant surtout (et qu’on ne l’oublie pas) qu’au fond de notre organisation politique il y avait des idées qui différentiaient essentiellement des idées françaises, contre lesquelles elle était en garde, l’Europe crut qu’il était possible que la Belgique entrât dans la famille européenne.

Eh bien, messieurs, il faut bien le dire, parce que le danger doit être compris, le doute revient, la défiance renaît ; au-dedans, chez les hommes sérieux et sans passions, au-dehors peut-être aussi. L’inquiétude règne partout, excepté peut-être, chez ceux dont l’ambition est en jeu dans ces luttes, excepté chez ceux qui, dans les deux camps, rêvent des victoires complètes et définitives, victoires lui sont toujours des défaites pour le pays.

Nous ne voulons rien exagérer, mais c’est parce que nous croyons avoir envisagé la situation avec calme, que nous considérons cette situation comme grave, comme plus grave que des chefs de parti ne le disent, et que la foule ne le pense.

Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de changer la majorité parlementaire mixte, modérée, historique de ces 12 dernières années, c’est-à-dire, qu’il ne s’agit de rien moins que de renverser le gouvernement tel que ces 12 années l’ont constitué.

L’on ne veut plus de cette majorité qui a fait notre constitution, qui a élu le premier Roi belge, qui a organisé notre politique intérieure, qui a dénoué nos difficiles questions de politique extérieure. On se montre fatigué de voir ce beau travail de nationalisation s’effectuer au milieu de circonstances aussi heureuses. Comme les juifs, nous sommes las de cette manne et de ce miracle. Plusieurs voudraient dire ce que M. de Lamartine a dit de la France : Que la Belgique aussi s’ennuie, qu’il lui faut aussi ses partis que des haines irréconciliables séparent, qu’il lui faut des orages parlementaires, comme à ces vieilles nations, la France et l’Angleterre, qui résistent avec tant de peine à ces convulsions intérieures.

Chacun sait que, dans les monarchies constitutionnelles, le renversement d’une majorité parlementaire est une révolution dans l’Etat.

Le gouvernement se trouve déplacé avec toutes les influences qui l’environnent ; les principes qui avaient dirigé le pays sont modifiés et remplacés par d’autres principes souvent opposés ; on place la nation sur une autre pente, on la dirige vers un autre but, on renverse ce qui a été, pour introduire des idées nouvelles ; on livre le pays à toutes les bonnes ou mauvaises chances de l’avenir.

Si le renversement d’une majorité parlementaire n’est pas cela, qu’est-ce donc ? Serait-ce une substitution de noms propres, aurait-elle pour objet des querelles d’ambition personnelle ? dites-le donc alors, mais alors le pays saura que cette guerre qu’on fait n’est qu’une dangereuse hypocrisie. (Sensation.)

Messieurs, si la minorité dirigée en France par M. Odilon-Barrot devenait majorité, à la faveur d’élections que certaines circonstances auraient favorisées, et malheureusement cette possibilité existe, eh bien, je vous le demande, parce que ce changement de majorité aurait été opéré par le jeu régulier et légal du système électif, en serait-ce moins une révolution profonde ? Tous les hommes sérieux en France ne seraient-ils pas épouvantés de ce bouleversement ? Ne se trouverait-on pas le lendemain en face d’une guerre générale ? N’est-ce pas pour prévenir cette éventualité que tous les hommes d’Etat de France, les Casimir Perrier, les Guizot, les Molé ont dirigé leurs efforts pendant ces 12 années.

Sans doute, un des bienfaits du gouvernement représentatif est de permettre à une nation, qui doit subir une transformation politique, d’opérer cette transformation à l’aide d’un changement de majorité parlementaire, et en évitant la chute d’un trône. Mais ce changement en est-il moins une révolution véritable ; parce que cette révolution n’emploie pas les pavés des rues, en est-elle moins fondamentale pour cela ?

Les hommes d’Etat, les amis de leur pays, au lieu d’encourager les passions qui y mènent, au lieu de s’applaudir de la voir arriver, ne devraient-ils pas faire tous leurs efforts pour en diminuer les chances, pour la conjurer comme un péril dont nul ne peut mesurer l’étendue ?

L’union est dissoute, dit-on, l’union doit être dissoute ; l’union, c’est la politique du passé ; la division des partis, c’est la politique de l’avenir.

Messieurs, permettez-moi de remonter dans le passé, comme vient de le faire l’honorable M. Rogier, permettez-moi de vous en faire aussi l’histoire, telle que je la conçois.

Le congrès constituant avait compris en 1830 que les deux conditions de l’indépendance de la Belgique étaient ce qu’on a nommé la double transaction extérieure et intérieure.

Il a voulu au-dehors la réconciliation de la Belgique avec l’Europe ; la réconciliation définitive des partis au dedans.

Telle est l’idée fondamentale qui a présidé à la politique belge depuis douze ans.

La Belgique, qui avait su réunir tous ses enfants sous un seul drapeau pour renverser la domination étrangère, sous le gouvernement des Pays-Bas, allait-elle, après la victoire, reprendre ses vieilles préventions ; allait-elle faire renaître les divisions de 1825 ? Fallait-il que les majorités futures fussent divisées en catholiques et libéraux ?

On se demandait alors aussi, il vous en souvient, si l’union qui avait servi à renverser, était nécessaire pour fonder, comme on se demande aujourd’hui si elle est nécessaire pour conserver.

Eh bien, vous savez tous quelle a été la réponse que le congrès a donnée à cette immense question ?

La constitution belge, messieurs, n’est en définitive que le programme dans lequel est écrite cette grande transaction de l’union catholique et libérale de 1828 ; la constitution est la traduction fidèle de ces principes qui étaient alors admis par tous.

Les libéraux adhéraient à la liberté religieuse à la liberté d’enseignement, à la liberté d’association, comme les catholiques adhéraient à la liberté des cultes, à la liberté des opinions et à la liberté de la presse.

La tolérance civile était la loi commune.

Les catholiques comprirent qu’un libéral n’est pas nécessairement un enfant du XVIIIème siècle, haïssant les prêtres, chassant les jésuites, et fermant les temples. Les libéraux avaient compris qu’un catholique n’est pas nécessairement le synonyme invariable du partisan de l’ancien régime et de la légitimité, exilant les huguenots avec Louis XIV ou adhérant aux ordonnances de Charles X.

Telle fut, messieurs, la grande transaction. Le congrès, en inscrivant ces libertés politiques dans la charte elle-même, a fait reposer tout notre régime constitutionnel sur cette transaction entre les libéraux et les catholiques, et il y a apposé le sceau de l’inviolabilité nationale.

Le caractère essentiel de notre constitution, le caractère par lequel elle ne ressemble à aucune autre, c’est précisément d’avoir placé les controverses religieuses en dehors du domaine de la politique, c’est d’avoir rendu impossible la reconstruction des partis anciens, de l’avoir rendue impossible tant que notre charte resterait debout.

L’union libérale et catholique et la constitution se supposent réciproquement ; l’une est le principe, l’autre le fait.

Déclarer que cette union est maintenant impossible, c’est nier nos idées constitutionnelles les plus fondamentales ; c’est déclarer que ces idées sont irréalisables.

L’union catholique libérale n’est donc pas un accident que certaines circonstances passagères ont fait naître, ce n’est pas une trêve destinée à être suivie par de nouvelles hostilités ; c’est un principe lié au fondement même de notre constitution.

Toute tentative pour dissoudre l’union est donc une tentative dirigée contre la constitution elle-même, contre la pensée fondamentale qui en forme la base, contre le résultat pratique que la constitution a amené ; c’est vouloir effacer le signe caractéristique de la révolution de 1830, par lequel l’Europe vous avait distingués jusqu’ici, c’est remettre en question notre nationalité, puisque c’est déchirer le principe d’où cette nationalité est sortie. L’union nous a fait conquérir notre nationalité, et il faut être aveugle pour ne pas comprendre que nos divisions nous la feraient perdre.

Messieurs, les adversaires de l’union ne sont pas nés d’hier ; ils sont nés au congrès, avec la constitution même. Au congrès siégeait, comme vous le savez, une minorité exclusivement libérale, conduite par des chefs capables et composé de 60 membres. Eh bien ! cette minorité libérale ne voulait pas la constitution, telle que la constitution est écrite, telle que nous l’avons jurée ; des quatre grandes bases sur lesquelles la constitution repose, les libertés de culte, de l’enseignement, des associations et de la presse, cette minorité voulait en renverser trois.

Vous le savez, messieurs, cette minorité de 60 membres ne voulait pas de l’art. 12, de la liberté religieuse, de la séparation et de l’indépendance du pouvoir civil et du pouvoir religieux. On nous parle à tout propos de cette indépendance réciproque, c’est cette minorité qui n’en voulait pas. L’honorable M. de Facqz l’a proclamé hautement ; le pouvoir civil, disait-il, doit primer, doit absorber le pouvoir spirituel. C’était la consécration de l’intolérance politique et des principes qui avaient dirigé la conduite du roi Guillaume.

La liberté d’enseignement, cette seconde base de votre constitution, la minorité de 60 voix n’en voulait pas non plus ; elle a fait à cet article inscrit aujourd’hui dans la constitution une opposition telle que les membres de la minorité, après le vote, ont demandé l’insertion de leur vote au procès-verbal, comme protestation permanente et solennelle contre l’article qui avait proclamé la liberté de l’enseignement.

M. Dubus (aîné). - C’est vrai.

M. Dechamps - La liberté d’association a rencontré les mêmes adversaires. Un fait remarquable qui a impressionné vivement les esprits s’est passé à cette époque : A la séance même où cette salle venait de retentir de ces protestations contre nos libertés constitutionnelles, au moment même où M. Charles de Brouckere venait de déclarer à la tribune que l’union nécessaire en 1828 n’était plus indispensable, qu’elle n’avait jamais été définitivement conclue ; c’est alors que l’on vit la plupart des membres du clergé qui faisaient partie du congrès se lever et appuyer l’amendement le plus large qui avait été proposé pour consacrer la liberté de la presse.

L’honorable M. De Robaulx, ému de ce contraste, s’écria : les catholiques sont sincères envers nous, soyons sincères envers eux !

Vous le voyez, messieurs, je ne m’arrête pas aux petits faits, je prends les questions par leur côté sérieux et général. Je dis que les adversaires de l’union catholique et libérale ne sont pas nés d’hier, qu’ils existaient avant tous les griefs qu’on articule aujourd’hui ; il n’y avait pas alors de mainmorte, de dîme, de fractionnement, d’électeurs fictifs, de domination cléricale ; tous ces griefs n’existaient pas ; cependant alors déjà on proclamait comme aujourd’hui la nécessité de rompre l’union et de raviver les anciennes querelles.

Ainsi, la première tentative contre l’union catholique et libérale a été faite avant la naissance de tous les griefs qu’on a formulés depuis ; elle date du congrès même. Cette minorité, après la fermeture du congrès, s’est trouvée faible dans le parlement, mais elle s’est réfugiée dans la presse, où elle a continué de vivre et d’agir ; et, permettez-moi de vous le dire, c’est encore elle que nous avons en face de nous.

Cette minorité réfugiée dans la presse est bientôt arrivée à ce que j’appellerai la seconde tentative contre l’union catholique et libérale et en même temps contre la constitution du pays ; car ces deux choses se tiennent, comme je l’ai prouvé. Je veux parler de cette manifestation qu’on a nommée la réforme électorale, en 1836 et 1837, réforme électorale pour laquelle on a organisé un vaste pétitionnement. Qu’était-ce que cette réforme électorale ? S’agissait-il, comme aujourd’hui, de modifier quelques dispositions accessoires de la loi, pour en assurer l’exécution plus sincère de faire voter le même collège simultanément pour les sénateurs et pour les représentants, d’exiger le paiement du cens pendant deux années au lieu d’une ?

Non ; messieurs, il s’agissait de renverser la loi électorale toute entière ; de substituer à sa base une autre base, de retourner en arrière jusqu’au cens uniforme de 1814, de ce cens uniforme que M. Royer-Collard a combattu en 1817, et qui a été modifié en 1831.

Et le but avoué de cette audacieuse tentative, quel était-il ? De changer les résultats électoraux, de changer l’esprit des élections, de renverser, à coups de lois, la majorité parlementaire. Veuillez remarquer, en second lieu, que cette réforme, comme je l’ai démontré dans mon rapport, et l’on ne me répondra pas, que cette réforme violait à un double titre l’article 47 de la constitution

J’ai prouvé que cet article avait voulu établir un cens varié et exclure un cens uniforme. J’ai prouvé que l’adjonction des professions libérales que l’on réclamait était une violation manifeste de cette même prescription constitutionnelle.

La troisième tentative, celle qui a couronné les autres, c’est l’avènement de cette doctrine qu’on a écrite récemment sur un drapeau, et qui pour la première fois est entrée en 1840 dans la législature.

Cette doctrine est celle en face de laquelle nous nous trouvons, et qui consiste à déclarer permanente et normale la division des partis en catholiques et en libéraux. Ces doctrines sont nées à l’occasion de la chute du précédent cabinet ; elles sanctionnent tout ce que voulait la minorité libérale dont j’ai fait l’histoire. Je fais cette observation afin que chacun sache ici quelle est sa généalogie,

A côté de cette minorité, pendant longtemps écartée des chambres, se sont constitués les véritables partis parlementaires, dont vous me permettrez de vous entretenir.

L’honorable M. Rogier l’a dit, les partis parlementaires reposaient sur deux grandes idées : la politique extérieure et la politique intérieure. La question extérieure vous est connue, et vous savez par quels noms la majorité et la minorité étaient représentées. Ou voyait, d’un côté, M. Lebeau à côté de M. Nothomb, M. Devaux à côté de M. de Theux, M. Rogier à côté de M. de Gerlache. De l’autre côté se trouvaient M. Gendebien et ses amis, MM. Dubus et Dumortier avec leurs amis.

Les questions de politique intérieure qui se résumaient dans l’organisation communale et provinciale, amenaient la même classification des partis politiques, et présentaient les mêmes noms dans les deux camps. Il n’y avait la ni catholiques ni libéraux. On est parvenu à dénouer ces difficiles questions de politique intérieure et extérieure, sans avoir besoin de recourir à nos fâcheuses divisions.

Je me trompe, messieurs, il y avait une question qui semblait menaçante et qui paraissait devoir nous diviser en catholiques et en libéraux, c’était la question d’instruction publique et surtout de l’instruction primaire. Chacun se rappellera que chaque année, dans les chambres, il y avait des discussions qui prenaient cette couleur politique.

Je ne parle pas des spirituelles plaisanteries de M. Julien sur les chanoines, et de M. Seron, sur les carmes et les capucins ; on en riait un moment et tout était dit. Mais la question de l’instruction primaire tenait les deux partis en garde l’un contre l’autre. Une défiance réelle séparaient les catholiques et les libéraux, Les catholiques disaient : Une fraction notable du libéralisme n’a pas voulu, en 1830, de la liberté de l’enseignement admise par le congrès ; elle a protesté contre l’admission de ce principe. Depuis le congrès un projet a été présenté par MM. de Robaulx et Seron, qui était attentatoire à la liberté de l’enseignement. Les catholiques se défiaient donc, sous ce rapport, de la sincérité de l’opinion libérale.

Les libéraux, de leur côté, disaient : les catholiques veulent le monopole de l’enseignement de fait, sous le nom de la liberté ; ils ne veulent pas de l’action du gouvernement. De profondes défiances nous séparent. Au fond, à part certaines circonstances qui expliquent le long retard qu’on a mis à présenter cette loi devant nous, cet ajournement dont on s’est plaint était motivé par la crainte de voir l’union libérale et catholique se briser à cette occasion. Ainsi, messieurs, la seule cause réelle de cette division sourde qui se manifestait parfois entre les catholiques et les libéraux, dans le passé, c’était la perspective de la loi sur l’instruction primaire. Eh bien ! cette loi quand vous a-t-elle été présentée ?

Elle l’a été le lendemain de la chute du cabinet précédent, fait qui a été un malheur, et je ne sais pas si je dois ajouter avec l’honorable M. Dumortier, qu’il a été peut-être une faute.

Quoi qu’il en soit, cette secousse avait jeté une certaine irritation dans une partie de l’opinion qui se croyait elle-même attaquée.

Eh bien, c’est dans ce moment, c’est au milieu de ces circonstances que M. le ministre de l’intérieur n’a pas craint de soumettre cette loi à vos discussions, et il a obtenu presque l’unanimité ! Que faut-il conclure de ce fait important ? Qu’il n’y a pas véritablement de question sérieuse qui nous divise, qu’il y a peut-être des fautes entre nous, mais qu’il n’y a ni un principe ni un intérêt.

Messieurs, on me répond : vous avez beau vous fermer les yeux ; le fait de la division entre les deux opinions n’en existe pas moins. Les grandes questions extérieures sont résolues, les questions intérieures les plus vitales sont résolues ; il faut des luttes et des partis dans les gouvernements représentatifs, c’est là leur essence ; eh bien, ces partis, quels noms voulez-vous leur donner désormais, autres que ceux de catholiques et de libéraux ?

Comment ! Les questions sérieuses sont résolues pour la Belgique ! Mais je soutiens que les plus difficiles et les plus importantes sont encore à résoudre.

La politique belge aura eu deux phases. La première, que j’appellerai, phase diplomatique, est celle qui a eu pour résultat de nous voir dans l’unité européenne, de faire inscrire officiellement le nom de la Belgique sur les parchemins de la conférence de Londres. La seconde phase, que j’appellerai phase politique, sera celle où la Belgique consolidera son existence par des alliances commerciales. La question d’avenir pour nous est de savoir si les puissances traduiront notre neutralité en notre isolement commercial. Si cette idée prévaut, la Belgique périra, comme elle a péri, par la même cause, aux traités d’Utrecht et de Munster.

Veuillez-y prendre garde, messieurs, c’est là le système de l’Angleterre, à notre égard, à toutes les époques de l’histoire. Pour l’Angleterre, la Belgique doit non seulement servir de barrière continentale, mais elle doit être un pays sans destinée commerciale, un pays ouvert et que je nommerai anséatique pour servir de marché d’infiltration à ses produits sur le continent.

Notre avenir politique tout entier est là. Serons-nous les alliés commerciaux de la France, de la Hollande et de l’Allemagne ? Comment, ces alliances s’effectueront-elles sans violer notre neutralité politique ? Questions immenses, messieurs, questions qui tiennent depuis deux ans les cabinets étrangers en éveil, et qui sont mises au premier rang parmi les questions européennes qui restent à résoudre.

Et en présence de cet avenir plein de difficultés, l’on vient nous dire : Toutes les questions politiques sont résolues : la Belgique n’a plus rien à faire qu’à se croiser les bras ; nous n’avons plus qu’à nous déchirer les uns les autres, sous les noms de catholiques et de libéraux ! Mais c’est déclarer qu’on est étranger aux intérêts du pays et qu’on préfère leur substituer de rêveries politiques.

Messieurs, on vient nous dire, je résume ici les griefs qu’on nous oppose dans ce qu’ils ont d’essentiel et de sérieux ; on vient nous dire : Vous êtes la Droite de la Restauration ; vous faites revivre les anciennes prétentions de la Droite de la Restauration ; c’est dans ces errements que vous voulez entraîner de nouveau la Belgique ; vous êtes la droite de M. de Villèle et nous sommes les 221.

Allons au fond de cette objection :

Nous sommes la Droite de la Restauration ! Mais quel était le double grief que l’on a imprimé sur le front de la Droite de la Restauration ? C’était que le parti royaliste était le parti de l’étranger ; qu’il avait ramené la dynastie sur les baïonnettes étrangères. Voilà la flétrissure qui devait amener la chute de cette majorité et de ce gouvernement. Le second grief était celui-ci : On lui disait : Vous n’avez pas voulu de la charte en 1814 ; vous vous êtes opposé à ses principales dispositions, vous avez repoussé la charte, et vous avez conspiré contre elle ; vous voulez la détruire. Voila le double et sérieux grief qui était articule à cette époque ; tout le reste, la domination cléricale et les jésuites, était comme l’ont nommé M. Cormenin et la Gauche en 1830, la comédie de 15 ans.

Eh bien, je le demande ici sincèrement, sommes-nous, avons-nous jamais été le parti de l’étranger ? Quelqu’un osera-t-il nous jeter cette accusation ? Mais, messieurs, demandez aux conspirateurs qui, en 1831 et depuis, voulaient retourner en arrière au gouvernement du roi Guillaume ; demandez-leur si on trouvera sur leurs listes quelques-uns des noms appartenant à notre opinion. Je n’accuse pas ici l’opinion libérale, qui, je le reconnais, a été un des éléments vivants de notre nationalité ; mais, je le demande, est-ce nous que l’on nommera le parti de l’étranger ? Au congrès, était-ce nous qui voulions la réunion masquée ou non masquée avec la France ? mais veuillez-nous rendre compte des noms qui ont figuré dans les votes publics en cette occasion, et vous me répondrez.

Le parti de l’étranger ! Mais vous avez déclaré vous-même qu’il eût été désirable que la Belgique fût composée du seul élément catholique, parce qu’il eût donné des gages plus certains pour l’avenir de notre nationalité.

Nous ne sommes donc pas le parti de l’étranger.

N’avons-nous pas voulu de la charte de 1830 ? Nous sommes-nous opposés à ses principales dispositions ? Avons-nous conspiré contre elle ? Mais, messieurs, je viens de vous le dire tout à l’heure : il y a une minorité nombreuse qui s’est opposée à la constitution comme la Droite de la Restauration et qui a conspiré contre elle, mais ce n’est pas nous. Je défie qui que ce soit de citer un fait, un mot, une phrase qui ait quelque valeur et que l’on puisse citer pour nous accuser d’avoir voulu détruite quelqu’une de nos libertés politiques. On pourra subtiliser peut-être, mais si l’on parle avec franchise, on devra le reconnaître.

Nous sommes donc aussi nationaux que vous, aussi constitutionnels que vous. Sommes-nous moins tolérants ? Mais avons-nous charivarisé des évêques, lorsqu’ils ont use d’une de leurs prérogatives constitutionnelles, en fondant l’université de Louvain ? Avons-nous charivarisé, dans presque toutes nos villes, ces frères de la doctrine chrétienne qui ont conquis le respect de tous en France ? Est-ce nous qui avons chassé de Thillf des prêtres parce qu’ils étaient suspects d’être étrangers ? Je n’accuse pas tout le parti libéral de ces fautes, mais je veux répondre à des accusations et conclure que ce n’est pas au moins à notre opinion que des actes d’intolérance peuvent être reprochés.

Et quels sont donc vos griefs ? La mainmorte, le fractionnement communal, les quarante-cinq mille francs donnés à un cardinal, le petit séminaire de Saint-Trond, une tabatière envoyée, d’après ce que M. Verhaegen nous a appris, à M. le cardinal Lambruschini. Et vous avez le courage de vous abaisser à ce point pour ramasser de telles accusations ! et c’est pour cela que vous voulez nous exclure, que vous nous déclarez indignes de concourir avec vous à ce grand travail qui vous reste à faire pour constituer la Belgique ? C’est pour cela que vous divisez le pays en deux camps irréconciliables, que vous le dirigez vers le même écueil où Joseph II et Guillaume Ier se sont brisés ; que vous jetez, en un mot, au hasard, l’avenir de notre nationalité, qu’il a fallu tant de peines et tant de siècles pour établir ! (Très bien ! très bien. Marques nombreuses d’approbation).

M. Dolez. - Messieurs, en écoutant le discours que vous venez d’entendre, j’avais peine à me convaincre que ce fût bien l’honorable M. Dechamps que nous avions devant nous. En effet, messieurs, ce même orateur, qui vous parlait aujourd’hui avec éloquence des bienfaits de l’union et du danger de la division des partis, tenait, il y a deux ans, un tout autre langage et se faisait le porte-drapeau de cette division, quand existait au pouvoir un ministère qui n’avait d’autre tort que d’avoir répondu à l’appel qui lui avait été fait par la confiance de la royauté. Cette chambre ne l’a point oublié, c’est cet honorable membre qui est venu proclamer parmi nous l’existence de cette irritation générale, que personne n’avait soupçonnée jusque-là.

Moi aussi, messieurs, je suis partisan de l’union ; je désire qu’elle règne dans mon pays, mais je la désire, quels que soient les hommes qui sont au pouvoir, qu’ils soient mes amis ou mes adversaires politiques, pourvu qu’ils y figurent avec honneur.

Les convictions de l’honorable M. Dechamps n’ont pas, sur ce point, la même persévérance. Quand ses amis sont au pouvoir, il est partisan de l’union, mais quand ses adversaires y figurent, il n’hésite pas à faire appel à la défiance et aux luttes des partis.

Le discours de l’honorable membre me ramène naturellement à vous entretenir de ce que je regarde comme la véritable cause de la désunion que l’on déplore aujourd’hui, chez ceux-là mêmes qui ont le plus contribué à la susciter parmi nous. Permettez-moi de vous dire nettement ma pensée à cet égard.

Cette désunion déplorable, mais profonde, a son point de départ dans l’attitude prise par une partie de cette chambre, et après elle par une partie d’une autre assemblée, contre un ministère composé d’hommes qui étaient non moins dignes de la confiance du pays que de celle de la royauté. Il ne leur manquait ni talent, ni dévouement à nos institutions que tous avaient contribué à fonder et à consolider depuis les premiers jours de notre émancipation politique.

Vous n’en avez point perdu le souvenir, après une opposition de détails, qui ne craignait pas de se produire dans les questions administratives les plus ordinaires, une partie de cette chambre, à la tête de laquelle se plaçait l’honorable M. Dechamps, vint provoquer ouvertement le renversement du ministère.

Quels reproches lui adressait-on ? quelles fautes politiques ou administratives avait-il commises ? Ses adversaires ne pouvaient en signaler aucune.

Ce qu’on lui reprochait, comme le rendant indigne de la confiance de ceux qui l’attaquaient, c’était la sympathie que lui témoignait l’opinion libérale, c’était d’avoir accepté, avec honneur et indépendance un concours offert avec loyauté et désintéressement.

N’était-ce point là, messieurs, se montrer injuste envers une opinion respectable ? N’était-ce point là susciter cette division que l’on déplore aujourd’hui ? N’était-ce point nous faire une loi d’en garder le souvenir, au nom de notre dignité, au nom des principes, que nous représentons dans cette enceinte ?

Et quand un ministère libéral a dû se retirer du pouvoir pour un pareil grief, faut-il s’étonner que notre opinion ne l’ait point oublié et qu’elle ait gardé la mémoire d’une aussi criante injustice ? Faut-il s’étonner qu’elle ait entouré des défiances des hommes qui sont sortis de ses rangs pour prêter leur indispensable concours aux auteurs de cette injustice ? Oh ! oui, sachez-le bien, M. le ministre de l’intérieur, voilà l’origine de la crise qui nous agite, voilà l’explication toute naturelle de la défiance dont on vous environne.

En effet, messieurs, quand on avait dit à notre opinion : par cela même que des hommes qui ont vos sympathies sont au pouvoir, nous les attaquons ; n’avons-nous pas dû croire, le jour où l’honorable M. Nothomb sortait de nos rangs pour entrer au pouvoir, succédant à ces mêmes hommes, n’avons nous pas dû croire, quand nous l’avons vu accepté par ceux-là même qui avaient attaqué ses prédécesseurs, qu’il entrait avec la pensée préconçue de démentir tous ses antécédents, de renoncer à des opinions qui avaient jusque-là été communes entre lui et nous ?

Il est vrai qu’au début de sa carrière, M. le ministre de l’intérieur, dans son programme adressé aux gouverneurs de nos provinces, annonçait une pensée dont la réalisation aurait pu non point légitimer, mais du moins faire oublier le tort de son entrée au pouvoir dans de telles circonstances. Mais je le demanderai à M. le ministre de l’intérieur, ce programme de modération l’a-t-il sincèrement observé ? Ou plutôt ne l’a-t-il pas abandonné à chaque pas de sa carrière ?

Le premier acte auquel le gouvernement ait eu à intervenir après la composition du nouveau ministère, ce sont les élections de 1841. Eh bien ! ce même ministère qui avait annoncé qu’il n’avait d’autre but en entrant aux affaires, que de maintenir ce qu’il appelait l’ancienne majorité, ce même ministère n’a point hésité à se montrer hostile aux hommes les plus éminents de cette majorité. A Bruges, c’était l’honorable M. Devaux que les amis du ministère combattaient en son nom ; à Anvers, c’était M. Rogier ; à Bruxelles, c’était M. Lebeau ; à Nivelles, c’était M. Mercier, que poursuivaient les agents supérieurs de cette même administration, dont naguère il était le chef.

Voilà, messieurs, quel fut le premier acte d’un ministère qui s’annonçait comme devant tenter d’amener une conciliation que des causes aussi impolitiques que déplorables avaient rendue si difficile.

Quel fut le second acte auquel le ministère intervint ? Et je n’ai pas besoin, pour vous le rappeler, de sortir de cette enceinte. Ce second acte, ce fut la composition du bureau de cette chambre, ce fut la composition de votre commission d’adresse. Quant à la composition du bureau, que fit le ministère ? Chacun le sait. Les candidats que notre opinion présentait furent repoussés et par ses votes, et par ceux de ses amis. Un membre appartenant à l’opinion libérale, l’honorable M. de Villegas, figurait parmi les secrétaires de cette chambre ; les votes du ministère concoururent à l’éliminer !

Pour la commission d’adresse, est-il un seul d’entre nous, quelque modérée que fût sa nuance dans l’opinion libérale, qui ait trouvé grâce près du ministère et près de ses amis ? Non, pas un seul de nos candidats ne fut admis, ni par lui, ni par les siens, bien que parmi ces candidats figurassent des membres de l’ancienne majorité. Il en fut de même au début de la session de cette année.

Ainsi, M. le ministre de l’intérieur, vous le voyez, à chaque pas, votre programme de conciliation, vous l’avez démenti ; à chaque pas vous avez prouvé que ce que vous vouliez, c’était non pas de maintenir l’ancienne majorité, mais d’empêcher l’opinion libérale de prendre la portion d’influence à laquelle l’appelle le cours inévitable des choses, par cet invincible accroissement que lui apporte chaque génération nouvelle.

Dans la discussion de la loi communale, quelle fut encore l’attitude du ministère ? Une partie des membres de l’opinion libérale, au nombre desquels je figurais, était disposée à accepter certaines des propositions du gouvernement. Dans cette chambre messieurs, je proclamai moi-même que si le gouvernement était disposé à repousser les propositions que je qualifiais d’exagérées en indiquant particulièrement comme telle la proposition de fractionnement émanée de l’honorable M. de Theux, je pourrais voter pour quelques-unes des dispositions que le gouvernement proposait.

Que fit le ministère ? Fit-il accueil à ces propositions de modération ? Il vota pour la proposition de M. de Theux ; il ne fit aucune des concessions que nous lui avions demandées, et la loi déplorable du fractionnement fut imposée au pays !

Tout cela, messieurs, je le demande à M. le ministre de l’intérieur, était-il de nature à faire renaître parmi nous cette union, cette concorde, si désirable et dont on nous préconise les avantages, après l’avoir pour longtemps peut-être éloignée de cette chambre et du pays ? Evidemment non ; tout cela était de nature à nous montrer que M. le ministre de l’intérieur, quelles que fussent ses convictions intimes, n’était plus désormais que l’instrument d’un parti ; qu’il n’était point ce ministre de conciliation qu’il avait annoncé dans la circulaire aux gouverneurs de nos provinces.

Je n’ignore pas, messieurs, que M. le ministre de l’intérieur a obtenu, dans la session dernière, différents actes administratifs et politiques fort importants ; et moi-même je rends hommage au talent qui les lui a fait obtenir. Mais, messieurs, je ne crois pas cependant que M. le ministre de l’intérieur ait le droit d’attribuer, ni au caractère de son ministère, ni à celui de sa politique, ces résultats dont j’avais l’honneur de vous dire tout à l’heure qu’il pouvait être fier.

Suivant moi, messieurs, savez-vous à qui revient une large part de l’honneur de ces résultats ? C’est à la sagesse, c’est à la prudence, c’est aux idées gouvernementales de l’opposition qui siège sur ces bancs.

Oui, messieurs, si, imitant le triste exemple qui nous a été donné, il y a trois ans, nous avions dit que les affaires du pays devaient souffrir de nos dissidences avec l’administration, croyez-moi, les résultats de la session dernière n’auraient pas été si fertiles. La loi des indemnités n’eût pas été adoptée, si l’opinion libérale, imitant ce qu’avait fait un an auparavant une autre opinion pour la loi des pensions, avait voté contre les propositions du gouvernement. La loi de l’enseignement n’eût pas été admise, par cette quasi-unanimité qui lui donne dans le pays une autorité morale, qui était indispensable à cette loi, si l’opinion libérale, imitant de tristes exemples, avait voté contre elle. La loi sur les finances de la ville de Bruxelles n’eût pas été adoptée dans la session dernière sans le concours loyal d’une partie de l’opinion libérale.

Si donc quelqu’honneur revient à l’une ou à l’autre des opinions de cette chambre dans les résultats féconds de notre dernière session, nous croyons que l’opposition a le droit d’en revendiquer une large part. Il eût donc été plus exact et plus juste, de la part de M. le ministre de l’intérieur, de nous dire qu’il rendait hommage au désintéressement de nos votes dans la loi d’enseignement primaire, que de proclamer qu’il en avait obtenu l’hommage. Les rôles ont été intervertis dans ces paroles de l’honorable ministre de l’intérieur.

Je vous le disais, messieurs, nul plus que moi n’aime à rendre un complet hommage au talent de l’honorable M. Nothomb ; mais je ne puis croire, comme il semble le penser, qu’il suffise à un gouvernement d’aborder avec activité les questions d’affaires. Je crois qu’à notre époque, il est d’autres questions qui ont sur un pays non moins d’influence que les questions d’intérêt matériel, que les questions d’affaires proprement dites. Les questions politiques, les questions d’influence morale sur le pays ont aussi leur importance.

Eh bien ! messieurs, sous ce dernier rapport, M. le ministre de l’intérieur croit-il en conscience qu’il ait à se féliciter de son passage aux affaires ?

Dans quelle situation le ministère actuel a-t-il trouvé le pays ? An moment où le ministère précédent succomba devant une opposition que j’ai qualifiée, le pays était calme, le pays était uni. Il n’y avait d’irritation que dans quelques têtes, irritation qu’elles avaient grandie à plaisir pour amener la chute d’un cabinet qui ne leur plaisait pas.

Aujourd’hui que voyons-nous ? De toutes parts le pays est agité par les pensées politiques ; partout des comités politiques se forment, partout s’agite l’esprit d’ordinaire si calme de nos populations. Je demande à M. le ministre de l’intérieur si cet état de choses n’est pas un mal sérieux et profond. Quant à moi, messieurs, je crois que c’en est un, et il m’est impossible de ne pas en faire un reproche an ministère qui l’a fait naître, et par son avènement au pouvoir et par la marche qu’il y a suivie.

Messieurs, le dernier ministère avait atteint un résultat qui me paraissait de nature à amener sur l’avenir du pays la plus heureuse influence, il avait rendu l’opinion libérale éminemment gouvernementale.

C’était un résultat heureux à mes yeux, parce qu’il devait faire grandir dans les idées gouvernementales les générations nouvelles qui apportent chaque année à l’opinion libérale un invincible accroissement.

Aujourd’hui, au contraire, l’opinion libérale tout entière est hostile au ministère.

Cet état de choses, messieurs, ne peut pas continuer à régner dans le pays sans de graves dangers pour son avenir politique ; cet état de choses, je ne crois pas que le ministère actuel soit capable d’y mettre un terme ; je ne lui crois point assez d’influence dans le pays, je ne lui crois point assez d’influence dans cette chambre pour attendre ce résultat ; dans cette chambre, messieurs, quelle est en effet sa position ? Des adversaires, il en compte de nombreux et j’ose dire qu’il en compte d’influents, alors que je vois figurer parmi eux des hommes dont tous les antécédents sont connus, dont le nom se rattache aux premiers jours de notre émancipation politique. Des amis, je ne lui en vois guère ; j’y vois bien quelques hommes qui le soutiennent à cause des nécessités du moment, mais je ne vois pas que l’opinion catholique accepte M. Nothomb comme son chef ; je ne crois pas même que M. le ministre de l’intérieur ambitionne ce titre-là.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Certainement non.

M. Dolez. - Ainsi, messieurs, vous voyez que la situation politique est difficile et fâcheuse ; les ministres ne sont point les chefs du parti qui forme la majorité, et ils sont combattus par une imposante minorité ; je demande si c’est là la position normale d’un gouvernement constitutionnel ?

M. Rodenbach. - Nous n’avons point de chef ici ; nous sommes députés de la nation, et nous n’avons pas de chefs ; je n’en veux pas.

M. Dolez. - Je n’entends pas imposer un chef à l’honorable M. Rodenbach, qui n’en veut pas. Je me sers ici du langage parlementaire et quand je parle du chef d’une opinion, mes paroles ont une portée que chacun de vous comprendra ; je ne pense pas qu’elles aient besoin d’explication.

M. le ministre de l’intérieur nous disait, messieurs, dans notre séance d hier que c’était une étrange position que celle d’une minorité disant à la majorité qu’elle est condamnée par le pays. Oui, messieurs, cette position serait étrange si nous n’avions pas des antécédents qui nous autorisent non pas à tenir ce langage car il n’a pas été tenu, mais qui nous autorisent peut-être à avoir la pensée que nous a prêtée M. le ministre de l’intérieur. En effet, messieurs, n’est-ce pas au nom de l’opinion qui a la majorité dans cette chambre que l’on a manifesté, il y a deux ans, la crainte d’un appel au pays, la crainte d’un appel aux électeurs, tandis que nous n’hésitions pas à le provoquer de nos vœux ?

Un honorable orateur que vous avez entendus dans la séance d’hier, M. Dumortier, nous disait : « Ce qu’il faut à la Belgique, c’est un parti conservateur des libertés civiles et religieuses que la révolution nous a données », et un grand nombre de nos collègues ont applaudi à ces paroles ; j y applaudis a mon tour, mais je demande à votre franchise de me dire lequel des deux partis qui divisent la chambre a le droit de s’intituler conservateurs ; est-ce celui qui à chaque occasion, à chaque nécessité de position qui se révèle pour lui, porte une main hardie, téméraire sur nos lois organiques, ou est-ce celui qui en défend le maintien, de toute sa puissance, de tout son pouvoir ? Lorsqu’il s’est agi des modifications à la loi communale, l’opinion libérale seule a défendu la stabilité des institutions communales, et c’est encore aujourd’hui l’opinion libérale qui défend la stabilité de la loi électorale. L’honorable M. Dumortier m’interpelle et me demande qui avait réclamé la réforme électorale. Il serait difficile de répondre d’une manière catégorique à cette question, par cela même qu’une proposition de réforme électorale n’a été, si je ne me trompe, formulée dans cette enceinte que par un membre isolé. Ce n’est donc pas là une opinion que l’on puisse prêter à la minorité de cette chambre, puisqu’il n’y a jusqu’à présent que l’honorable M. Delfosse qui se soit proclamé ici le partisan de la réforme électorale. (Interruption.)

Il est possible qu’il y ait encore un autre membre qui ait défendu cette opinion ; admettons qu’il y en ait jusqu’à trois ; il n’en sera pas moins vrai que la minorité de la chambre ne peut pas être considérée comme ayant réclamé la réforme électorale, comme l’ayant proclamée l’une de ses pensées fondamentales ;

Partisan sincère de la conservation, je vous dirai avec franchise, messieurs, ce que j’aurais voulu que fût la loi dont nous nous occupons. Cette loi était destinée à pourvoir à une nécessité du moment ; eh bien, j’aurais voulu qu’on se fût borné là ; j’aurais voulu qu’on se fût borné à assurer la sincérité des élections en écartant des listes tous ceux que la fraude allait y introduire.

Cependant je vous avouerai avec la même sincérité, je vous avouerai dis-je, que la loi ne me paraît pas tout à fait aussi mauvaise qu’elle le paraît à certains de mes honorables collègues. Tout en regrettant qu’au lieu de proposer une disposition isolée propre à porter remède au mal qui avait été signalé, on ait introduit dans le projet des mesures dont la nécessité ne m’est pas démontrée, je vous avouerai qu’à deux dispositions près, je ne me sens pas une antipathie profonde pour la loi qui nous est soumise. L’une, et c’est peut-être la plus fâcheuse est celle qui défend aux électeurs d’entrer dans les divers locaux destinés aux opérations électorales. Je ne comprends pas, messieurs, que quand un collège électoral est appelé à procéder à une opération unique, tous les membres de ce collège ne puissent pas librement communiquer entre eux. Voilà ce que je ne comprends pas et je me permettrai de dire qu’ici je suis d’accord avec l’honorable M. de Theux dans ses pensées de 1834. En effet, messieurs, la loi provinciale porte dans son article 15 :

« Art. 15. Le président du collège ou de la section a seul la police de l’assemblée ; les électeurs du collège y sont seuls admis sur l’exhibition de leurs lettres de convocation ou du billet d’entrée, délivré par le président du collège ou de la section ; en cas de réclamaiion, le bureau en décide. »

Eh bien, messieurs, le, projet primitif portait « les électeurs sont seuls admis. » Les mots du collège ne s’y trouvaient pas, et savez-vous par qui ces mots y ont été introduits et pour quels motifs ? Ces mots ont été introduits dans la disposition par la section centrale, dont l’honorable M. de Theux était l’organe, et ils l’ont été pour que la loi consacrât formellement le droit imprescriptible qu’ont tous les électeurs de paraître dans tous les locaux où l’élection se fait, quelle que soit la section à laquelle ils appartiennent. Voici, messieurs, ce que disait l’honorable rapporteur :

« Tout électeur d’un même collège a le droit d’être admis dans chaque section ; c’est pour l’exprimer qu’à ce mot électeurs ont été ajoutés ceux de collège. » (Rapport de la section centrale. il du 21 avril 1834.)

C’était donc, non pas pour donner aux électeurs un droit qu’ils n’avaient point, mais c’était pour constater que la loi ne songeait point à porter entrave à ce droit, qu’elle le reconnaissait, au contraire, comme un droit radical que la section centrale proposait de modifier la rédaction du projet. Eh bien, ce que la section centrale constatait en 1834 par des expressions formelles, on propose aujourd’hui de le proscrire ; et on m’a assuré que l’honorable M. de Theux, avant que je n’arrivasse à la séance, dont j’ai été momentanément éloigné par mes travaux du barreau, a appuyé cette disposition.

Je ne comprends pas, messieurs, quel peut être le motif d’une semblable proposition, mais ce que je vois, c’est que dans plus d’un cas elle serait de nature à fausser l’expression du vœu électoral, et c’est ce que vous allez comprendre sans peine.

L’élection, messieurs, n’est pas le résultat d’une inspiration instantanée ; l’élection est le résultat de communications entre les électeurs ; on se voit, on s’entend, on se met d’accord pour porter tel candidat, ou tel autre. Je suppose qu’à un premier tour de scrutin, un candidat que deux électeurs de différentes sections étaient convenues de porter, soit éliminé, et qu’il doive être procédé à un scrutin de ballottage entre d’autres candidats ; comment ces électeurs appartenant à des sections différentes, mais professant la même opinion, pourront-ils s’entendre sur la préférence à donner à l’un ou l’autre des candidats entre lesquels le ballottage doit avoir lieu ? Est-ce que l’un de ces électeurs sortira de sa section ? Mais où donc ira-t-il rencontrer l’autre, ira-t-il se présenter à la porte de la section de cet ami qui partage ses idées politiques ? Mais la loi l’expulse impitoyablement. Chaque électeur devra donc voter au hasard, et quel sera le résultat de ce système ? c’est que le vœu électoral sera presque toujours faussé.

Je ne puis pas non plus accepter, messieurs, la disposition qui exige le vote simultané pour les sénateurs et les représentants, non pas que je redoute d’accroître l’influence des électeurs campagnards, car le libéralisme tel que je l’entends, le libéralisme tel que la minorité d’aujourd’hui le professe, n’a rien à redouter de la part des électeurs des campagnes. Les campagnes aussi ont fait leur progrès, les campagnes aussi ont compris que l’esprit de modération, que l’esprit de conservation était aussi profondément fixé parmi nous, et nous comptons plus d’un ami parmi les électeurs des campagnes. Ce n’est donc pas à ce point de vue que je repousse la proposition, mais je la repousse comme étant de nature à donner naissance à d’innombrables erreurs ; je la repousse comme étant de nature au moins telle que M. le ministre de l’intérieur la propose ; comme étant de nature à donner lieu à d’innombrables fraudes, ou tout au moins à d’innombrables contraintes morales sur l’opinion des électeurs. Ne savez-vous pas, messieurs, qu’un grand nombre d’électeurs, lorsqu’ils se présentent devant l’urne électorale, sont interdits, émus en présence du public qui les entoure ? N’est-il pas arrivé plus d’une fois qu’un électeur, au lieu de remettre le bulletin qu’il tenait à la main, allait chercher dans sa poche la lettre électorale qui le convoquait ? Eh bien, je le demande, quand vous mettrez entre les mains d’un même électeur deux bulletins, l’un pour une urne, l’autre pour une autre, n’arrivera-t-il pas dix fois sur cent que cet électeur se trompera en déposant les deux bulletins ? N’arrivera-t-il pas dès lors dix fois sur cent que l’élection sera l’expression incertaine du vœu électoral ? N’arrivera-t-il pas dès lors dix fois sur cent que le vœu électoral, en vertu duquel nous devons seul siéger dans cette enceinte, sera éminemment faussé ?

Je vous disais que cette disposition priverait en outre un grand nombre d’électeurs de la possibilité de voter avec indépendance.

Et en effet, alors qu’il sera permis de mettre sur chaque bulletin un signe extérieur, ne sait-on pas qu’il y aura mille moyens de multiplier les marques de reconnaissance sur les bulletins qu’on aura donnés tout faits à tels ou tels électeurs, sur lesquels on avait des moyens d’influence ? Par là le secret du vote ne serait-il point violé ?

Je ne puis donc vouloir ni de l’une ni de l’autre de ces deux dispositions, et je n’hésite à faire dépendre mon vote sur l’ensemble de la loi, de leur disparition du projet.

Messieurs, je ne terminerai pas ces observations, sans vous communiquer une réflexion qui n’a pu se présenter à mon esprit, sans être accompagnée d’un sentiment pénible.

Pendant 10 années, la loi électorale dont le congrès nous a dotés, avait reçu une exécution toujours loyale, toujours franche ; pendant 10 années, la Belgique avait prouvé que cette mémorable assemblée n’avait pas trop présumé de la moralité du pays, en n’insérant à la loi aucune disposition répressive de la fraude. Et voici qu’aujourd’hui la nécessité de pareilles dispositions se manifeste par des faits assez nombreux, assez graves, pour que la chambre et le pays s’en soient émus !

Il serait peut-être digne d’intérêt de rechercher devant vous, quelles sont les véritables causes qui, altérant, du moins dans la sphère politique, la moralité caractéristique du peuple belge, ont amené la nécessité d’une semblable loi. Cette recherche serait peut-être féconde en enseignements utiles ; peut-être nous manifesterait-elle au premier rang de ces causes, la défiance d’un appel aux électeurs, alors qu’aucune fraude n’en avait altéré les listes, défiance marquée dans l’intérêt d’une opinion qui n’est point la nôtre, dans une circonstance qu’il nous est permis de qualifier de grave, puisque ses conséquences pèsent encore péniblement sur notre situation politique. Mais, messieurs, cette recherche m’entraînerait sur un terrain brûlant, et que par cela même, je veux fuir, car il est loin de ma pensée de vouloir jeter des paroles irritantes dans une situation qui ne renferme déjà que trop d’irritation dans son sein. Abstenons-nous donc de cette recherche, et bornons-nous à demander si la nécessité de la loi qui nous occupe, ne serait point une preuve conforme à tous les antécédents de l’histoire, que la religion, quelque sainte qu’elle soit, perd sa bienfaisante et progressive influence sur la moralité d’un peuple ; alors qu’on la jette, ne fût-ce que par son nom, dans l’arène des passions politiques. Bornons-nous à nous poser cette question, et laissons aux méditations et aux consciences de tous les amis de la religion et du pays, le soin de la résoudre en silence. (Très bien ! très bien !)

M. de Theux (pour un fait personnel). - Je dois rectifier une erreur dans laquelle est tombée l’honorable préopinant, erreur bien excusable, puisqu’il n’était pas présent à la séance, lorsque je me suis expliqué sur le projet de loi. Dans le discours que j’ai prononcé, je n’ai pas dit un seul mot sur la disposition relative à la réunion des électeurs d’un même collège dans différentes sections. J’attendrai les explications qui seront données par M. le ministre de l’intérieur et par la section centrale, sur les faits qui justifient cette disposition.

M. Dolez (pour un fait personnel). - Messieurs, en faisant allusion à l’opinion qu’on m’avait assuré que l’honorable M. de Theux avait émise, j’avais eu soin de dire que je n’étais pas à la séance au moment où cet honorable membre prononçait son discours. J’accepte la rectification de l’honorable M. de Theux avec d’autant plus de plaisir qu’elle me donne lieu d’espérer que l’honorable membre pourra se joindre ultérieurement à l’opinion que j’ai défendue.

M. Delfosse (pour un fait personnel). - Je respecte les convictions de l’honorable M. Dolez, comme je suis sûr qu’il respecte les miennes ; je dois cependant faire remarquer à l’honorable membre que ce n’est pas la première fois qu’il proclame dans cette enceinte que mon opinion sur la réforme électorale est ici une opinion isolée ; déjà dans une autre circonstance l’honorable membre avait fait la même déclaration. Je lui répondrai aujourd’hui ce que je lui ai répondu alors, que d’autres voix que la mienne se sont élevées dans cette enceinte en faveur de la réforme électorale ; la réforme électorale était même, il y a peu de temps encore, en possession du portefeuille de la justice. Je n’en doute pas, si la question était à l’ordre du jour, beaucoup de voix se joindraient à la mienne pour appuyer ce que je considère comme un acte de justice.

Puisque j’ai la parole, je répondrai à une attaque que M. Dumortier à dirigé contre moi, et contre l’un de mes amis. M. Dumortier a attaqué brutalement l’ancien bourgmestre de Tilff, il a attaqué avec non moins de brutalité la régence de Liège pour un fait qui remonte à 1834. Selon M. Dumortier il y a eu en 1834, à Liège, un Labourdonnaye et un Manuel ; Lebourdonnaye c’était moi ; le Manuel c’était M. Dejaer.

Messieurs, les questions que l’affaire Dejaer a soulevées ont été vivement débattues dans le temps. Mon intention n’est pas de porter ici ce débat, la chambre ne le permettrait pas et moi-même, je ne consentirais pas à la prendre pour juge.

En 1834, la régence de Liége a eu contre elle la chambre des représentants, le sénat et le gouvernement.

Il fallait une conviction forte, il fallait quelque courage pour accepter une lutte aussi inégale. La conviction a été forte, le courage n’a pas manqué.

La régence a maintenu contre tous ce qu’elle croyait être son droit, ce qu’elle croyait être le droit des électeurs.

Elle a convoqué les électeurs, les seuls juges qu’elle reconnût alors.

Pour que le jugement fût complet, pour qu’il eût une signification bien nette, l’auteur de la proposition que M. Dumortier trouve si scandaleuse, le Labourdonnaye belge, s’est mis lui-même sur les rangs.

En se mettant sur les rangs, il disait en quelque sorte aux électeurs : prononcez entre M. Dejaer et moi.

Il a été élu, M. Dejaer ne l’a pas été.

Quand on a reçu les marques de sympathie dont nous avons été entourés alors, on peut, croyez-moi, se consoler du blâme de M. Dumortier.

On peut encore s’en consoler, quand on a été défendu dans cette enceinte par un homme dont M. Dumortier a fait avec raison le plus magnifique éloge.

Que parlez-vous donc de Labourdonnaye ? De quel côté était la popularité, de quel côté était le pouvoir ? Gendebien eût-il défendu Labourdonnaye ?

Vous dites que nous avons employé la force contre M. Dejaer mais quelle force avions-nous donc à notre disposition ? nous avions contre nous le commandant de la garde civique, la gendarmerie et la troupe.

Personne n’a mis la main sur M. Dejaer, personne ne l’a touché, c’est lui-même qui a donné par le fait une démission que nous l’avons engagé à retirer. Que parlez-vous donc de Manuel ?

Si je voulais fouiller dans les plus mauvais temps de la révolution française, je pourrais peut-être, à mon tour, trouver un nom qui conviendrait à votre fougueuse éloquence et à votre mépris insensé pour la magistrature, mais je ne vous imiterai pas.

Vous dites encore qu’après la force, nous avons employé la ruse ; c’est une assertion ridicule. Jamais on ne mit plus de franchise dans les actes qu’il n’y en eût dans les nôtres.

Oui, quelqu’un ici emploie la ruse ; c’est vous, vous espérez, en parlant sans cesse de l’affaire Dejaer, réveiller d’anciennes querelles entre l’honorable M. Rogier et moi, je vous préviens que vous perdez votre temps ; l’opposition, divisée sur quelques points, restera une pour atteindre un grand but, ce but, on vous le disait tout à l’heure, est de rendre au pouvoir civil toute sa liberté d’action, gênée en ce moment vous savez par qui.

Tel est aussi le but de mon honorable ami M. Neef, c’est dans ce but qu’il s’opposait aux missionnaires, à ces hommes qui ont jeté en France tant de brandons de discorde. Ces hommes qu’un respectable prélat qualifiait avec raison de loups cerviers.

Mon honorable ami a pour lui l’autorité de la chose jugée. Je sais que vous faites peu de cas des arrêts de la justice, mais pour nous, ils valent un peu mieux que les vôtres.

Dans un pays que vous avez cité, et permettez-moi de le dire, la citation n’était pas heureuse ; en Espagne, on a subi longtemps l’influence que nous combattons ici, qu’a-t-elle fait de ce beau pays ? Elle l’a livré, ruiné et abruti à tous les maux d’une révolution et vous venez nous parler des excès de Barcelone et vous les attribuez aux principes du libéralisme belge !

Allez, monsieur, vos doctrines et vos calomnies me font pitié !

M. Dumortier (pour un fait personnel). - Messieurs, je suis vraiment surpris de la manière dont le préopinant a qualifié les paroles que j’ai prononcées dans la séance d’hier : il les a qualifiées de paroles brutales. Je ne relèverai pas ce qu’il y a d’antiparlementaires dans de pareilles expressions ; la manière dont je me suis exprimé hier est encore présente à votre pensée, et la plupart des membres de cette assemblée ont bien voulu m’adresser des félicitations à ce sujet. Mais, messieurs, ce qu’il y a de brutal dans cette affaire, c’est la destitution d’un fonctionnaire public qui tenait son mandat des électeurs au même titre que le préopinant. J’ai, hier, par respect pour la chambre, évité de nommer le préopinant, mais je n’ai pu toutefois m’abstenir de qualifier, comme il le méritait, l’acte commis par le préopinant. Aujourd’hui il appelle sur sa tête le blâme que j’avais laissé dans les nuages, c’est son affaire, c’est à lui qu’il doit s’en prendre, si l’auteur de l’acte est dévoilé.

Messieurs, un honorable citoyen tenait son mandat du peuple, il le tenait, je le répète, au même titre que le préopinant. Le préopinant est venu proposer la destitution de ce citoyen, parce qu’il avait voulu faire respecter la constitution et les lois, comme cette chambre tout entière l’a solennellement reconnu ; eh bien, je dis que quand un citoyen qui pour de semblables motifs est frappé dans son existence politique, et surtout frappé comme il l’a été, je dis que je ne puis qualifier cet acte que d’acte brutal, d’acte de violence ; que celui qui pose cet acte est un nouveau Labourdonnaye, et la victime, un nouveau Manuel.

Vous avez beau dire, monsieur, que les électeurs de Liége se sont prononcés pour vous. Dites-moi si en France, à l’époque de l’expulsion de Manuel, Labourdonnaye et Manuel s’étaient mis aussi en face des électeurs, lequel des deux aurait trouvé les électeurs pour lui ? Labourdonnaye aurait été nommé et Manuel aurait été écarté.

Vous avez employé la force, mais la force des baïonnettes, mais la force, la violence en expulsant ce honorable fonctionnaire de l’enceinte où il siégeait avec vous et au même droit que vous, en lui refusant l’entrée du collège communal où il s’est présenté. Vous avez ensuite employé la ruse quand, malgré la décision du conseil qui avait décidé qu’il serait sursis aux élections, vous êtes sorti pour y faire procéder malgré l’ordre de vos chefs ; vous avez violé le vote de la majorité.

Messieurs, je me bornerai à ce peu d’observations. J’avais voulu éviter de nommer l’auteur du fait que j’ai rappelé, il s’est nommé lui-même, aujourd’hui que tout le blâme retombe sur lui.

M. Delfosse. - Je ne veux pas prolonger des débats irritants, la chambre me rendra cette justice que l’initiative n’est pas venue de moi, j’ai qualifié, comme elles devaient l’être, les paroles de M. Dumortier, elles étaient et elles restent brutales.

M. de Man d’Attenrode. - Messieurs, je ne compte pas chercher à m’élever dans les régions élevées de la politique, je n’ai d’autre intention que de m’occuper du projet en discussion.

Au mois de décembre, lois de la discussion générale du budget de l’intérieur, un honorable membre de cette chambre se leva pour appeler notre attention sur les abus mis en usage pour parvenir à être porté sur les listes électorales. Ces abus avaient, d’après cet honorable membre, pris un grand développement, et furent qualifiés de fraudes électorales.

L’un de nos adversaires, en revendiquant soigneusement l’honneur de l’initiative de la dénonciation, fit, comme nous y sommes accoutumés dans des questions de cette nature, grand bruit de cette découverte.

D’après lui le danger était imminent ; les abus se commettaient sur une vaste échelle ; il fallait prévenir que le fait ne vînt à être substitué au droit ; c’était le commencement de la fin ; c’était l’émeute ; c’était la révolution ! ! Et il déclara que si le gouvernement avouait son impuissance pour réprimer de tels abus, il espérait qu’il se trouverait autour de lui des hommes assez attachés à leur pays pour prendre l’initiative.

L’effet que produisirent sur moi toutes ces phrases ronflantes, et c’était leur tendance, nous en avons acquis la certitude depuis, c’est que nous qui siégeons sur ces bancs, nous avions l’air d’être les accusés, et que nos adversaires, sous prétexte de la défense de la moralité politique, jouaient le rôle d’accusateurs.

Cette impression dût être bien réelle, puisque l’honorable ministre de l’intérieur crut devoir s’écrier : qu’il ne pensait pas qu’une opinion quelconque eût ici le droit de s’attribuer le monopole de la moralité ; que tous nous étions d’accord que les élections doivent être sincères, et que nous verrions sans doute les députés appartenant à des opinions différentes se rencontrer le jour où une loi de ce genre serait présentée.

Le gouvernement s’était engagé, dès le début de la discussion, à procéder à une enquête.

Ce projet d’enquête fut appuyé par d’autres honorables membres, qui demandèrent qu’elle fut complète, qu’elle eût aussi pour objet des fraudes d’un autre genre, qu’elle eût pour objet les violences morales et les violences de fait, qu’enfin elle comprit tous les abus ; elle devait porter sur tous les moyens employés, ajouta M. le ministre de l’intérieur. Puis l’honorable M. Verhaegen déclara qu’il voyait avec plaisir qu’on condamnait la fraude, sur tous les bancs de cette chambre (comme si la chose pouvait être douteuse), qu’il condamnait les faits signalés par des collègues avec lesquels il n’était pas accoutumé de voter ; que le but commun était de faire cesser la fraude. L’honorable M. Savart ne reculait devant aucun moyen pour maintenir la sincérité des élections.

Toute la chambre voulait la répression des abus, la sincérité des élections.

Je viens de dire que les abus signalés par nos adversaires avaient été désignés du nom de fraudes électorales. Je ne puis consentir à leur donner ce caractère infâmant ; non ce n’est pas une fraude, mais c’est un abus, car ceux qui ont enflé leurs déclarations pour acquérir un droit électoral ont pu se baser sur l’art. 4 de la loi de 1831, combiné avec la discussion du 17 février 1836, clôturée par la déclaration suivante de l’honorable M. Pirmez : Il suffit donc de payer le cens ; il n’est pas nécessaire de justifier de la base. Cette déclaration, n’ayant été contestée par personne, a eu pour conséquence de déterminer davantage encore le sens que les contribuables ont donné à l’art. 4.

Mon but ici n’est pas de prendre la défense de ce système, j’en suis, au contraire, l’adversaire ; je comprends tout le danger de la vénalité électorale, et j’adopterai toutes les mesures propres à la prévenir. Mais je ne veux pas que, dans un intérêt quelconque, on vienne donner des épithètes de fraudes infâmes à des pratiques abusives, dangereuses sans doute, mais que les discussions parlementaires ont semblé autoriser.

L’enquête promise par l’honorable ministre de l’intérieur, qui devait porter comme on en était convenu, sur tous les moyens employés, sur tous les abus, cette enquête si impatiemment réclamée parut avec un projet de loi tendant à prévenir les abus, autant que faire se peut. Mais à peine avait-il vu le jour, que ceux qui avaient provoque sa naissance, s’en déclarèrent les plus ardents adversaires.

L’enquête fut attaquée, l’enquête fut déclarée incomplète ; l’enquête ne satisfit pas nos adversaires, et pourquoi ? parce qu’ils n’y trouvèrent pas la vaste conspiration d’un nouveau genre ourdie sur une vaste échelle, dont nous parlait l’honorable M. Savart en décembre, parce qu’il résulte de cette enquête, que cette conspiration n’est qu’un rêve !

Nous étions donc accusés de fraudes, accusés d’une conspiration conçue sur une vaste échelle ; j’aimais d’abord croire que ce n’était qu’un soupçon, une impression ; l’honorable M. Devaux nous a appris hier, que cette impression était réelle, il nous a dit : la seconde partie du projet donne un avantage au parti accusé sur celui qui a dévoilé les fraudes. Ceci est très clair. Nous sommes accusés des fraudes dévoilées ! Mais ne serait-ce pas le cas de rappeler ce que l’honorable M. Eloy de Burdinne disait au mois de décembre : Quand on est dans son tort, on doit crier le plus fort.

Mais qui dans cette enceinte a le droit de s’attribuer le monopole de la moralité, pour me servir de l’expression de l’honorable M. Nothomb ? qui a le droit de se donner ici un brevet de moralité pour accuser l’opinion que nous représentons ? Personne n’a, je pense ce droit, rien ne motive cette accusation. Quant à moi, je déclare que les manœuvres dénoncées en décembre, m’étaient, avant cette époque, entièrement inconnus. Je me rappelais peut-être d’une manière confuse, que ces abus s’étaient caractérisés en grand en 1857 dans le district de Marche.

En effet, si les renseignements que j’ai recueillis sont exacts, sur 484 personnes portées sur les listes électorales du district de Marche la députation provinciale reconnut 150 électeurs fictifs, sans ceux qu’on ne put découvrir, et les candidats de ce collège n’étaient pas des nôtres, personne ne me dira le contraire.

Je ne pense pas que l’enquête même, complétée comme le voudraient nos adversaires, puisse constater rien de semblable, et c’est peut-être cet exemple, qui a multiplié les abus heureusement partiels, que nous avons à déplorer.

Je citerai ici un fait qui prouve que les déclarations, que mentionnent les documents du ministère des finances, sont loin d’être toutes abusives, et que les abus sont très partiels et n’offrent pas l’ensemble d’un système. On y mentionne que treize déclarations ont été faites le même jour dans les communes d’Ayeneux et dans celle de Soumagne, province de Liége. Eh bien, j’ai acquis la preuve positive que sur ces treize déclarations, neuf doivent être considérées comme parfaitement en règle.

Mais est-on fondé à attribuer indistinctement la progression du recouvrement des impôts à des déclarations abusives ? Je ne le pense pas.

Tout le monde sait que le contribuable est toujours disposé à faire dans son intérêt, des déclarations inférieures à la réalité ; le régime si peu fiscal de notre administration depuis 1830, a favorisé positivement ces déclarations inférieures.

Il résulte donc de cet état de choses que les déclarations faites dans un but électoral, ont pu s’élever, sans que ces déclarations aient dépassé la vérité.

Le projet de loi fut attaqué, et pourquoi ? parce qu’il contient, prétend-on, des dispositions qui tendent à faire acheter une mesure nécessaire par l’adoption de dispositions perfides ; parce que ce projet a été rédigé dans l’intérêt d’un parti, pour favoriser une opinion ; enfin, M. le ministre n’a proposé ces dispositions que parce qu’il subit l’influence d’un parti. Je dis que M. le ministre n’a subi aucune influence, car il résulte de la discussion du mois de décembre qu’à diverses reprises et sans y être provoqué, il a déclaré vouloir présenter un projet qui aurait pour but de réprimer d’autres fraudes que celles signalées par nos adversaires ; il voulait prévenir toutes les fraudes, toutes les mauvaises pratiques ; il déclara même qu’il y avait plus d’un an qu’il avait songé à nous soumettre un projet concernant les fraudes électorales.

Personne n’a donc influencé M. le ministre, puisqu’il avait en quelque sorte pris l’initiative d’un projet complet, dès le début de la discussion.

Le langage que tiennent nos adversaires est bien différent de celui qu’ils tenaient au mois de décembre. Alors, après qu’il avait été convenu que l’enquête porterait sur tous les moyens employés, sur toutes les fraudes, sur les violences morales, sur les violences de faits ; l’honorable M. Verhaegen, d’accord avec M. Savart, disait : qu’il voyait avec plaisir condamner la fraude sur tous les bancs de cette chambre, que ce n’était plus une question de parti.

Aujourd’hui, depuis que nous sommes saisis d’un projet, qui tend à prévenir, autant que possible, tous les abus qui nous ont été révélés ; aujourd’hui, depuis que nous sommes saisis d’un projet, qui ne se borne pas seulement à prévenir les abus signalés par nos adversaires, mais qui tend à atteindre des abus signalés par d’autres membres de cette chambre, le projet est rédigé dans l’intérêt d’un parti : la deuxième partie des dispositions n’est favorable qu’à une opinion : c’est une espèce de guet-apens.

C’est une loi incomplète, désastreuse ; il fallait présenter des dispositions pénales contre les déclarations exagérées, tendant à payer des contributions qui procurent un droit électoral ; il fallait, nous a dit l’honorable M. Verhaegen, organiser un système de dénonciations, modéré par une peine contre le dénonciateur qui aurait échoué. Enfin, on ajoute : nous aurions présenté des dispositions, si nous avions osé toucher à l’arche sainte.

La première partie du projet, les 8 premiers articles, conviennent à quelques-uns de nos adversaires ; pour d’autres, tels que l’honorable M. Verhaegen, ils sont incomplets ; mais s’il les considère comme incomplets, pourquoi n’use-t-il pas de son initiative pour compléter ce que ces dispositions ont de défectueux ? Que ne présente-t-il un projet, où il réaliserait son doux système de pénalités et de dénonciations ? Nous pourrions l’examiner, l’adopter peut- être, qui sait ! Mais non, on aime mieux faire des excursions sur le domaine administratif ; interpeller le ministre d’une manière assez peu parlementaire, assez cavalière sur telle ou sur telle nomination de bourgmestre de campagne, et baser sur tout cela la supposition que le ministère, au mépris de son devoir, n’aurait agi que dans l’intérêt d’un parti ; et en attendant, ou n’use pas de son initiative pour compléter ce qui est déclaré incomplet, de peur de toucher à l’arche sainte ! L’honorable M. Verhaegen ne tient pas la promesse qu’il nous a faite d’user de son initiative, si le gouvernement avouait ce qu’il appelle son impuissance. Je pense moi plutôt que l’on s’abstient de faire une proposition, parce qu’on recule devant les difficultés, parce que les difficultés sont insurmontables.

Mais examinons un peu quelles sont ces dispositions, qui ne sont favorables qu’à une opinion, quelles sont ces dispositions appelées désastreuses.

Ces dispositions sont d’abord celles qui donnent l’appel aux commissaires d’arrondissement près de la députation provinciale et le pourvoi au gouverneur en cassation.

D’abord il est à remarquer que le pouvoir prétendument exorbitant donné au commissaire d’arrondissement est partagé par tous les individus jouissant des droits civils et politiques, que ce pouvoir exorbitant ne consiste pas à décider d’une question, qu’il consiste simplement à donner à ce fonctionnaire le droit d’indiquer à un collège, dont l’origine est électorale, une erreur, un abus, dans la formation des listes électorales. Le pourvoi accordé au gouverneur ne lui accorde pas une autorité plus étendue, il a le simple droit de saisir le premier corps de magistrature de ce qu’il envisage comme une illégalité ; c’est ce corps éminent qui seul est appelé à statuer. Il est donc absurde de prétendre que l’appel et le pourvoi donnés à ces fonctionnaires constituent une intervention dangereuse du pouvoir exécutif.

La disposition qui semble motiver encore cette accusation, c’est que les bourgmestres d’abord, puis les échevins et les conseillers communaux, sont appelés à remplir les fonctions de scrutateurs.

Je ferai d’abord observer que ces bourgmestres scrutateurs dont nous avons à nous méfier, paraît-il, sont présidés par des membres de l’autorité judiciaire, dans lesquels j’ai, comme M. Verhaegen, quelque confiance ; ils seront d’ailleurs surveillés par tous les électeurs, qui peuvent circuler autour du bureau.

Y a-t-il, d’ailleurs, convenance de venir suspecter l’impartialité, l’honneur même de tout le corps des chefs de nos communes ? Je ne le pense pas. Je pense que, s’il y a un reproche à leur faire, ce n’est pas celui d’être trop dépendants du pouvoir ; et puis, je dirai que si les bourgmestres ne méritent pas assez de confiance pour remplir des fonctions de scrutateurs à côté d’un membre de l’ordre judiciaire, comment rempliront-ils les fonctions importantes et délicates dont ils sont chargés dans leurs communes ? Si on les juge dignes de le remplir, ils seront aptes aussi à remplir celles de scrutateurs dans un bureau électorat. Tous nos adversaires ne paraissent pas, d’ailleurs, se méfier autant des bourgmestres, puisque l’honorable M. Cools regrettait, l’autre jour, que les bourgmestres fussent chargés des fonctions de scrutateurs, parce que pendant ce temps le curé pourrait à son aise distribuer et échanger des billets. L’honorable député voit donc dans les bourgmestres une influence qui contrebalance heureusement, selon lui, l’influence dangereuse du curé !

C’est donc une exagération absurde que d’avancer que l’appel et le pourvoi donnés aux fonctionnaires publics, et les fonctions de scrutateurs abandonnés aux chefs des communes, constituent une intervention dangereuse du pouvoir exécutif ; les personnes impartiales, les personnes que n’aveugle pas une opposition rancuneuse, seront, je pense, de mon avis.

Les dispositions qui, d’après nos adversaires, sont encore proposées dans le but de favoriser un parti, ce sont les dispositions qui tendent à maintenir la police, l’ordre et la paix dans les opérations électorales, les dispositions qui tendent à faciliter l’accomplissement du devoir électoral pour les personnes éloignées du chef-lieu. Serait-il donc possible que des dispositions qui tendent à faire respecter l’ordre, à faciliter l’accomplissement des devoirs électoraux fussent défavorables à un parti ? Serait-il donc possible qu’un parti pût trouver des avantages dans l’absence de l’ordre, dans le désordre ? Je ne veux pas le croire, je ne puis pas le croire ; car ce serait une insulte à une opinion, que mon devoir m’oblige de respecter.

Et quelles sont ces dispositions ? La première consiste à empêcher qu’un électeur ou un non électeur n’entre ou plutôt ne séjourne dans un local, où il n’a pas de vote à émettre.

Cette disposition ne tend qu’à donner plus de réalité au principe posé dans la loi de 1831, au principe de la division du collège électoral en sections ; elle ne tend qu’à faire exécuter avec plus d’exactitude un paragraphe de l’art. 22 de la loi de 1831, et qui consiste dans ces termes : les électeurs seuls y assistent. En effet, le législateur de 1831 avait compris, que si tout le monde pouvait, indistinctement, pénétrer dans le local d’une section, le partage du collège électoral en sections nécessaire dans certains cas, dans l’intérêt de l’ordre, ne serait plus une réalité.

C’était une mesure de police jugée nécessaire. Remarquez que cette phrase : les électeurs seuls y assistent, suit immédiatement celle-ci : le président a seul la police de l’assemblée.

Je félicite donc le gouvernement d’avoir introduit une disposition qui tend à faire observer l’art. 22 de la loi de 1831. Cet article était peu observé parce que la plupart des présidents des bureaux, à cause de leur règne de courte durée sans doute, mettaient de la faiblesse à exiger son maintien.

Aux élections de 1841, l’inobservance de cet article occasionna beaucoup de désordres ; les issues et les salles destinées aux sections du collège électoral étaient tellement encombrées de monde, d’étrangers dans une ville, que beaucoup d’électeurs trouvaient à peine place pour déposer leur vote, et ils ne les déposaient qu’au milieu d’un vacarme étourdissant pour les uns, menaçant même pour les autres.

Un honorable député s’est cependant écrié : un collège électoral est une famille électorale.

Cette mesure est proposée parce qu’on craint un grand concours fait pour s’éclairer ! Je répondrai d’abord qu’on ne vient pas aux élections pour s’éclairer, mais qu’on y vient uniquement pour déposer son vote. Un collège électoral n’est pas une réunion délibérante ; c’est une réunion qui doit être silencieuse, recueillie, où chacun accomplit un acte matériel, après avoir eu tout le temps de se préparer au parti que l’on veut prendre.

L’honorable membre, pour être conséquent avec lui-même, devrait demander la suppression du partage du collège en sections ; que ne demande-t-il que tout un collège se rassemble en famille et en plein air pour les élections. Le concours serait encore plus grand, et la lumière se ferait encore plus facilement jour, mais ce serait certainement aux dépens de l’ordre, et sans ordre la manifestation du vœu de la majorité est impossible.

La disposition enfin qui alarme l’honorable préopinant auquel je réponds, est celle-ci qui consacre l’élection simultanée des sénateurs et des représentants quand l’occurrence s’en présentera.

C’est, a-t-on dit, une entrave à un droit légitime. Pouvez-vous contrarier le vœu populaire, qui peut consister à envoyer à la chambre des représentants ceux qui auraient échoué aux élections pour le sénat ? Je répondrai ; est-il probable que le vœu populaire, qui aura écarté un candidat du sénat, est-il probable que cette même majorité l’envoie un instant après à la chambre des représentants ? Cela n’est pas soutenable.

M. le ministre nous a dit ; il faut les moyens pour l’exercice du droit. Nos honorables adversaires ne veulent pas, à ce qu’il paraît, des moyens pour l’exercice du droit, et je le prouve ; un honorable membre ne veut pas de la simultanéité du vote concernant le sénat et la chambre des représentants, parce qu’il espère qu’un candidat qui aura échoué au sénat, réussira à la chambre ; je viens de dire que ce revirement subit est impossible, si les électeurs restent à leur poste ; on spécule donc sur le départ des électeurs, qui, ayant une longue route a faire tour retrouver leur demeure, n’auraient pas eu le dévouement, la patience de rester au deuxième scrutin ; vous le voyez donc, messieurs, on spécule sur le départ des électeurs qui viennent de loin ; on se soucie fort peu de favoriser l’exercice du droit de faciliter ces moyens, et pourquoi, parce que les électeurs qui viennent de loin sont censés moins favorables à une opinion. Est-ce là de la justice, est-ce là de l’impartialité !

Eh pourquoi faciliter l’exercice du droit à ces électeurs incommodes, qui ne méritent pas le nom de peuple, qui arrivent au scrutin comme de vils troupeaux ? Car, quand il s’agit des habitants de nos campagnes, qui, par leur moralité et leur esprit d’ordre, sont les plus fermes soutiens de l’ordre social ; quand il s’agit des habitants de nos campagnes, qui, à cause de leur intelligence, leurs habitudes laborieuses et économes, sont à la fois la source de nos richesses, et l’admiration des étrangers, on ne sait les désigner que comme de vils troupeaux inintelligents parqués par une volonté, par un esprit hostile au pays et à ses institutions !

Pourquoi faciliter l’exercice du droit électoral aux habitants des campagnes ? Ils ont été assez stupides pour ne pas accueillir avec enthousiasme la vieillerie de la dîme renouvelée par M. Verhaegen ; ils préfèrent l’avis désintéressé de leur pasteur à celui d’un avocat, d’un agent d’affaires, qui n’aura pas été aussi désintéressé dans l’exhibition de ses conseils ; ils préfèrent l’avis de leur pasteur, qui veille sur eux depuis leur naissance jusqu’à leur décès ! Il faut avouer que c’est là une raison déterminante pour taxer les habitants des campagnes de stupidité !

Un autre honorable membre nous a dit : pour les électeurs des campagnes c’est fort bien, on entendait parler de notre loi de 1831. Mais cela convient-il aux électeurs des villes ? Ces électeurs sont à l’époque des élections à respirer l’air frais des campagnes, et il leur est difficile de se déplacer.

Une assertion semblable n’exige pas de réfutation. Je ne puis l’envisager que comme une plaisanterie qui vous semblera peu de mise dans la discussion d’intérêts aussi graves.

On n’est donc pas fondé à venir nous dire : les dispositions proposées sont une réforme de la loi de 1831 ; on n’est pas fondé à venir nous dire que ces dispositions favorisent un parti, qu’elles constituent une entrave à un droit légitime.

Je n’en dirai pas davantage pour le moment sur les articles, mais je veux dire quelques mots à propos d’une espèce d’axiome, que l’honorable M. Osy a adopté comme son cheval de bataille, dans toutes les discussions un peu délicates qui ne concernent pas les intérêts matériels. Je n’adopte pas le projet en discussion, parce que je ne veux pas agiter le pays, nous a-t-il dit.

Si donc il convient à quelques hommes de chercher à agiter le pays, si quelques hommes menacent d’agiter le pays, chaque fois que la majorité du parlement se proposera d’adopter des améliorations jugées nécessaires à nos lois ; si la chambre doit reculer devant chaque menace d’agiter le pays, mais où en sera la majorité de cette chambre ? Où en seront nos délibérations pour améliorer les lois du pays, que deviendra notre mission ?

L’occasion se présente ici pour dire un mot du système d’immobilité, de fixité légale, que nos adversaires affectent de proclamer sans cesse.

Ils voulaient la fixité de la loi communale, ils veulent celle de la loi électorale, ils ne veulent rien changer, notre état légal est parfait. La cause de ce système habile est facile à expliquer ; on ne veut toucher à aucune loi, parce qu’étant minorité on ne peut les modifier à son profit.

Mais, que la minorité devienne majorité, comme elle nous l’annonce, nous verrons alors si la minorité d’aujourd’hui affectera encore de proclamer le système de l’immobilité des lois.

Alors vous verrez s’évanouir ce touchant respect pour ce qu’on appelle l’arche sainte.

Si je ne suis pas d’accord jusqu’ici avec l’honorable M. Osy, je vais me trouver peut-être d’accord avec lui sans m’en douter.

On nous a dit : j’espérais qu’on se serait borné à déjouer de coupables fraudes, gardons-nous de toucher à la loi.

Eh bien, je dis comme lui, je me borne à demander le déjouement de coupables fraudes, mais de toutes les fraudes ; je ne veux pas toucher à la loi.

C’est parce que je ne veux pas toucher à la loi, que j’adopterai les dispositions proposées.

Je les adopterai, parce qu’elles ne modifient en rien l’esprit de la loi de 1831, parce qu’elles ne tendent qu’à donner plus de sincérité, plus de vérité à l’exécution de ces dispositions primitives ; parce qu’elles ne sont pas plus favorables à un parti qu’à un autre ; parce qu’elles ne sont favorables qu’à la sincérité des opérations électorales.

Il me reste à vous entretenir encore un instant, messieurs.

L’honorable M. Rogier est venu tout à l’heure réclamer pour lui et ses amis une part à la confection de la loi d’instruction primaire.

D’après lui, le gouvernement était tout disposé à sacrifier ses droits ; si le gouvernement a conservé une position soutenable dans l’organisation de l’instruction primaire, c’est à lui et ses amis, qu’il le doit.

Je pense, messieurs, que le projet du gouvernement et celui de la section centrale faisaient une très large part au pouvoir central. Cette large part, personne ne l’a contestée sur nos bancs, M. Rogier et ses amis n’ont donc pas eu de mal à soutenir les droits du pouvoir central. Ce qui le prouve, c’est que le principe qui a été adopté, c’est celui qui nous a été proposé par le gouvernement et la section centrale réunis.

Mais voilà ce que voulaient l’honorable M. Rogier et ses amis. Vous allez le voir.

L’honorable M. Devaux nous a fait hier un aveu, que je ne puis laisser inaperçu, tant il m’a surpris ; M. le ministre de l’intérieur, en faisant ressortir les résultats remarquables de la session dernière, avait dit à ses adversaires, à propos de l’adoption de la loi sur l’instruction primaire : Ce seul succès a justifié l’avènement du ministère, nous avons même obtenu l’hommage de votre vote ; cet hommage est un puissant démenti à tant de sinistres prédictions. Qu’a répondu l’honorable député de Bruges à ces paroles remarquables ?

« Nous avons adopté la loi sur l’enseignement primaire, parce que c’était une énigme ; nous l’avons adoptée parce que nous ne voulions pas être traités d’impies et de voltairiens. »

Cet aveu m’a surpris, messieurs ; je le répète, j’y croirais à peine, si je n’en avais immédiatement pris note.

Que voulaient ceux qui partagent notre opinion ? ils voulaient que l’école eût le caractère sérieux des croyances de la majorité des habitants de la commune, parce que sans croyances il n’y a ni moralité ni ordre possibles.

A quoi ont tendu tous les efforts de nos adversaires ? ils ont tendu à ne laisser à l’école qu’une religion banale, propre à tout le monde, excepté à la majorité du pays, rien qu’une enseigne pour satisfaire les préjugés, sans doute. A la fin de la discussion, un honorable député de Bruxelles déclara que la loi était plus mauvaise qu’à son début, et l’honorable député de Bruges est venu nous dire que lui et ses amis avaient accepté la loi, parce qu’elle était une énigme ; ses dispositions ne sont pas cependant énigmatiques, je l’espère, et parce qu’il ne voulait pas passer pour un impie, pour un voltairien !

Le vote de l’honorable député de Bruges et de ses amis n’a donc pas été conséquent avec leurs efforts pendant la discussion. Le vote de nos adversaires m’avait surpris, j’osais à peine m’en rendre compte ; notre honorable collègue est venu dissiper tous mes doutes ; c’est là au moins de la franchise, je lui en sais gré.

L’honorable préopinant, M. Dolez, vient de nous dire que la cause véritable de la désunion, que le pays déplore, provenait de notre conduite, quand par notre vote en 1840 nous avons coopéré à la défaite du précédent ministère, qui offrait, prétend-on, toutes les garanties possibles, qui méritait toute notre confiance. Mais pourquoi avons-nous refusé notre confiance à ce cabinet ? Tout le monde se le rappellera, c’est que l’influence qui dominait ce ministère, c’est que cette influence avait ouvertement et imprudemment proclamé, dans une publication périodique, la déchéance inévitable, complète de notre opinion ; déchéance qui reçut un commencement d’exécution par la destitution de quelques membres de l’administration, et que les élections prochaines auraient continué. C’est là la véritable cause de la fin du précédent cabinet.

Un grand nombre de membres. - A demain ! à demain !

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je proposerai encore de fixer la séance à 11 heures, tout en faisant remarquer qu’aujourd’hui il n’y avait personne ici à cette heure.

- La séance est levée à 4 heures et quart.