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d’intention
Chambre des représentants de Belgique
Séance du vendredi 17
mars 1843
Sommaire
1)
Pièces adressées à la chambre
2)
Projet de loi ayant pour but d’assurer l’exécution régulière de la loi
électorale. Discussion générale. (G : question politique générale ; A :
enquête sur les fraudes affectant les rôles fiscaux servant de base au cens
électoral ; B : intervention du gouvernement, du gouverneur, du
commissaire de district et/ou du conseil provincial dans l’établissement des
listes électorales et/ou dans la formation des bureaux ; C : police
des opérations électorales ; D : simultanéité des élections pour les
deux chambres ; E : nomination de bourgmestres hors du conseil
communal ; F : conditions légales de cens pour être électeur ;
H : secret du vote). (G, E, F, B, D, C, antagonisme campagne-villes (de Theux), G (notamment influence du clergé) (Rogier, Dechamps), G, C, D, H (Dolez), (de Theux, Dolez),
affaire Dejaer (1834) (Delfosse,
Dumortier), A, F, G, B, C, D, G, enseignement
primaire (de Man d’Attenrode))
(Moniteur
belge n°77, du 18 mars 1843)
(Présidence de M.
Raikem)
M.
Kervyn fait l’appel nominal à 11 heures et
1/2.
M. Scheyven lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est
approuvée.
M.
Kervyn présente l’analyse de la pétition
suivante :
PIECES ADRESSEES A
« Le sieur
Pierre-Louis-Joseph Viol, instituteur à Warcoing, né
à Camphin (France), demande la naturalisation
ordinaire. »
- Renvoi à M. le ministre de la justice.
Discussion générale
M. de Theux. - Messieurs, il y a dans cette discussion quelque chose d’étrange :
plusieurs orateurs, qui ont combattu le projet de loi avec le plus de force,
ont montré la plus grande confiance dans l’opinion publique ; et sans doute en
parlant de l’opinion publique, ils entendent l’opinion des collèges électoraux.
Suivant ces honorables membres, le pays est décidé à changer la majorité de
cette chambre, sans s’inquiéter s’il ne fera point une expérience funeste pour
ses intérêts et pour son repos. Une longue expérience acquise dans le
parlement, le talent le plus distingué, le dévouement le plus pur aux intérêts
du pays, ne sont plus pour quelques-uns de nos collègues des titres à la
confiance des électeurs.
Et cependant, messieurs, ces mêmes orateurs qui
expriment une confiance si grande dans la volonté du pays de changer la
majorité parlementaire, critiquent avec amertume le projet de loi dont le but
unique est d’assurer la sincérité des élections. Quiconque examine
attentivement nos débats doit acquérir la conviction que cette confiance dans
la volonté du pays n’est pas aussi grande ! Pour nous, messieurs, qui
appartenons à la majorité, et qui en avons toujours défendu le système, nous
manifestons une confiance réelle dans la volonté des électeurs ; nous donnerons
notre appui à toutes les dispositions du projet qui ont pour but la
manifestation la plus complète de la volonté du corps électoral. Nous voulons
avec le projet la sincérité la plus complète des listes électorales, nous
voulons écarter des élections tout trouble, toute insulte, toute violence, nous
voulons la célérité des opérations électorales, de manière que tous les
électeurs, sans exception, quel que soit leur éloignement du chef-lieu,
puissent prendre part à l’élection.
On a qualifié de parti ce côté de l’assemblée qui
appuie le projet du gouvernement, qui veut l’expression franche et sincère de
la volonté des électeurs, j’entends de la majorité des électeurs ; et comment
qualifiera-t-on, messieurs, les orateurs qui veulent l’expression de la volonté
de la minorité des électeurs, et qui reculent devant l’expression de la volonté
de la majorité ? C’est là le vrai terrain du débat, il n’est pas ailleurs.
Mais, nous dit-on, effacez des listes tous ceux qui n’y sont portés qu’à l’aide
de contributions dont ils ne possèdent pas les bases ; écartez toute cette
catégorie d’électeurs qui ne doit profiter qu’à votre majorité. Nous devons,
messieurs, repousser cette accusation, et nous vous rappellerons les termes de
la motion faite par M. Mercier. Cet honorable membre a déclaré qu’il
n’adressait d’imputation à aucune opinion, et que ces manœuvres avaient été
faites dans des intérêts divers.
Pour nous, messieurs, nous nous sommes associés
franchement, dès que la motion de l’honorable M. Mercier a été faite, à toutes
les mesures qui auraient pour but d’écarter des élections tous ceux qui ne
possèdent pas les bases des contributions qu’ils paient au trésor de l’Etat.
Un honorable membre a prétendu tirer la preuve de
son assertion, que les déclarations auraient été faites dans l’intérêt d’une
seule opinion, de cette circonstance qu’il y a eu un plus grand nombre de
déclarations supplémentaires pour les patentes, dans le dernier semestre de
1842, dans plusieurs provinces où des élections doivent avoir lieu eu 1843.
D’abord, messieurs, nous n’admettons pas avec
l’honorable membre qu’il en résulte la présomption que ces déclarations
supplémentaires seraient en grande partie frauduleuses. En effet, l’on sait que
c’est précisément dans les provinces qui doivent concourir aux élections en
1843 que l’industrie et le commerce sont le plus répandus. Au nombre de ces
provinces sont celles de Liége, de la Flandre orientale et du Hainaut. Il n’y a
donc rien d’extraordinaire à ce que, dans ces provinces, il y ait un plus grand
nombre de déclarations supplémentaires.
Mais si nous admettions la supposition de
l’honorable M. Devaux, que ces déclarations ont été frauduleuses, nous en
tirerions d’autres conséquences, et nous dirions que ces déclarations n’ont pas
été faites au profit de notre opinion, En effet, que nous dit-on constamment ?
Que nous ne pouvons compter que sur les élections des campagnes, sur les
propriétaires et sur les cultivateurs ; or l’on sait que c’est surtout dans les
villes que s’exercent toutes les industries, tous les négoces qui donnent lieu
à patentes ! Si donc ces assertions étaient vraies, je dirais que ces
déclarations supplémentaires ont été dirigées contre notre opinion.
Mais je n’irai pas jusque-là ; il n’est pas dans nos
habitudes de faire de semblables suppositions, et nous repoussons avec énergie
celles que l’on a dirigées contre nous.
Du reste, les déclarations de contributions du chef
de bases d’impôt que l’on ne possède pas, ne constituent par le seul abus que
l’on fait des dispositions de la loi électorale ; j’en citerai un d’abord qui
est infiniment plus grave dans mon opinion : c’est l’inscription sur les listes
électorales d’électeurs prétendus qui non seulement ne possèdent pas les bases
de l’impôt, mais qui ne paient pas même la contribution exigée par la loi ; et
dans le cours de la discussion, je signalerai des faits pertinents à cet égard.
Un autre genre d’abus consiste à traîner les
élections en longueur, sous prétexte de la difficulté de former les bureaux,
abus tellement grave, que dans une infinité de circonstances une grande partie
des électeurs n’ont pu prendre part au scrutin de ballottage. Or, cet abus,
messieurs, nous en voulons la répression, nous voulons de plus écarter des
élections les troubles, les insultes, les violences qui dégoûtent un assez
grand nombre d’électeurs de remplir un de leurs devoirs civiques.
Il ne suffisait pas de diriger contre notre opinion
une accusation injuste, de lui imputer toutes les tentatives qui ont été faites
pour augmenter le nombre des électeurs, il fallait aussi l’accuser de réaction
; et voyez sur quels fondements on base cette accusation ; c’est parce que nous
voulons la sincérité la plus complète dans les élections, parce que nous
voulons écarter tous les abus, toutes les manœuvres qui empêchent la manifestation
de la volonté sincère du corps électoral, que nous sommes accusés de réaction.
Mais cette accusation n’est pas à redouter pour nous, les électeurs sauront
rendre justice à ceux qui auront sincèrement défendu leurs droits, et qui
auront voulu l’expression la plus libre, la plus complète de leur volonté.
Pour ériger cette prétendue réaction en système, il
a fallu recourir à la discussion de la loi communale ; c’est le seul fait
capital que l’on ait signalé pour étayer cette dénonciation.
Réaction dans la discussion de la loi communale !
Mais, messieurs, j’en appelle à vos souvenirs ; de quel ministère est partie
l’initiative pour la réforme de la loi communale ? N’est-ce pas l’honorable M.
Liedts qui, en 1840, a adressé aux gouverneurs une circulaire dans laquelle il
a annoncé l’intention d’apporter des modifications dans la loi communale,
notamment en ce qui concerne la nomination des bourgmestres ; et remarquez-le,
messieurs, parmi toutes les modifications apportées à la loi communale, il n’en
est pas une seule dont l’exécution ait donné lieu à des récriminations aussi
vives que celle de la nomination des bourgmestres par le Roi en dehors du
conseil. C’est donc sur le point capital de la loi communale que l’honorable M.
Liedts avait appelé lui-même la réaction.
On a parlé, dans la séance d’hier, de la loi sur le
fractionnement. J’ai été auteur de la proposition, et je persisterai à la
défendre, M. Osy a dit que c’était le fractionnement qui avait causé une si
vive agitation dans les élections communales d’Anvers ; l’honorable membre me
permettra de n’être pas de son opinion, car déjà la ville d’Anvers avait fait
preuve du vif intérêt qu’elle porte aux élections, lors des élections pour la
chambre des représentants en 1841.
Les élections, pour la chambre, en 1841, étaient un
présage certain de la vivacité qui serait apportée dans la lutte électorale
pour la commune,
On l’a dit à satiété dans la discussion sur la loi
communale, un grand nombre de bourgmestres étaient menacés dans leur existence,
et c’est l’une des considérations qui ont porté M. le ministre de l’intérieur à
présenter aux chambres le projet de loi qui permettait au gouvernement de
nommer les bourgmestres en dehors du conseil. Or, si ces intentions étaient
manifestées dans un grand nombre de localités, il était certain dès lors qu’il
y aurait beaucoup d’agitation aux élections communales Ce n’est donc pas la loi
du fractionnement qui a été cause de cette agitation.
Et voyez quel exemple on a choisi : la ville
d’Anvers, qui n’a été fractionnée qu’en deux collèges !
Pour nous, nous avons voulu la loi du
fractionnement, non pas comme mesure de réaction, ainsi qu’on l’a dit, mais
uniquement pour assurer un peu plus de liberté au gouvernement dans le choix
des bourgmestres et des échevins dans les grandes villes. En effet, messieurs,
chacun peut comprendre la difficulté qui existera toujours pour le gouvernement
de nommer les bourgmestres en dehors du conseil dans les grandes villes. Il ne
fallait pas borner l’action du gouvernement aux communes rurales ; c’est là,
peut-être, qu’elle est le moins nécessaire. Mais c’est dans les grands centres
de population, où il y a surtout besoin d’ordre et de sécurité, que le
gouvernement a besoin d’un agent responsable, d’un fonctionnaire qui reçoive
son investiture du gouvernement et qui puisse assurer, en toutes circonstances,
le maintien de l’ordre public. La loi du fractionnement était donc évidemment
connexe à la loi sur la nomination des bourgmestres.
Il est une autre mesure que nous avons présentée
dans le même but, dans le but d’assurer la bonne administration des communes,
dans le but de diminuer les divisions locales : c’est la prolongation du
mandat. Cette proposition, nous l’avons toujours considérée comme la principale
de celles qui ont été adoptées par la chambre, et nous sommes heureux de dire
qu’elle n’a pas rencontré un seul adversaire, ni dans cette chambre, ni dans le
sénat.
Nous repoussons donc avec énergie le reproche de
réaction en ce qui concerne la discussion et les réformes de la loi communale.
Nous aborderons maintenant l’examen de quelques
dispositions principales du projet de loi.
D’abord, nous prenons acte de l’aveu de tous les
adversaires du projet de loi, que la disposition nouvelle, qui exige que la contribution
personnelle et les patentes aient été payées pendant les deux années
antérieures à celle où l’élection a lieu, suffit pour prévenir tous les abus de
déclarations supplémentaires relativement aux élections prochaines. C’est là le
point capital du débat, il est pourvu par urgence au principal grief que l’on
avait articulé dans cette chambre. Cette considération seule devrait suffire
pour faire adopter la loi.
Mais nous allons plus loin ; nous soutenons que
cette disposition n’a pas seulement un caractère provisoire, nous pensons que
ses effets seront permanents. Pense-t-on que l’on payera, pendant quatre années
consécutives, des contributions que l’on ne doit pas, dans le but de se faire
électeur, sans savoir si le vote qu’on pourra apporter après quatre années de
paiements indus, pourra être de quelque utilité dans la lutte électorale ?
Pense-t-on surtout que l’on pourra faire de ces sortes de déclarations en grand
nombre, en nombre tel que le législateur doive encore s’en inquiéter dans
l’avenir ? Non, messieurs, l’expérience d’ailleurs de la présente discussion
suffira pour prévenir dans l’avenir de semblables tentatives. Et si, contre
notre attente, elles venaient à se renouveler, la législature aurait, dans tous
les cas, le temps suffisant pour adopter de nouvelles mesures et prévenir ces
abus.
Le second grief que l’on a articulé contre la loi
est relatif à l’intervention du commissaire d’arrondissement, non pas dans la
formation des listes électorales, mais dans les réclamations contre les inscriptions
indues, contre les omissions. Cette intervention est-elle utile ? peut-elle être nuisible ? Voilà les deux points que nous
avons à examiner.
Je dis qu’elle est utile, parce qu’il importe au
bien-être de l’Etat que ceux-là seuls qui ont droit d’être électeurs soient
maintenus sur les listes. Il importe au bien-être de l’Etat, que tous ceux qui
ont le droit d’être électeurs soient portés sur les listes. Eh bien ! l’action du commissaire d’arrondissement se borne à ce
double résultat.
Le commissaire d’arrondissement agira, dit-on, avec
partialité, il ne fera pas porter sur les listes les électeurs qui ne sont pas
de l’opinion du gouvernement ; il ne fera pas écarter des listes les électeurs
indûment inscrits qui partagent les opinions du gouvernement.
Messieurs, cette supposition est complètement dénuée
de fondement. Le commissaire d’arrondissement est un fonctionnaire responsable
; sa conduite, en ce qui concernera les réclamations relatives aux listes
électorales, sera nécessairement contrôlée par la députation permanente du
conseil provincial. Elle serait signalée à l’attention du gouvernement dans
cette chambre. Et indépendamment des sentiments d’honneur qui doivent guider le
fonctionnaire placé dans une position élevée, il aura un intérêt de conservation
personnelle à agir avec loyauté pour l’exécution de la loi.
Mais cette intervention est-elle nécessaire ? Oui,
messieurs, elle est nécessaire. Et d’abord, en ce qui concerne les inscriptions
indues, depuis longtemps il est à ma connaissance personnelle que des
inscriptions indues se font en grand nombre, et que ces inscriptions indues,
une fois faites par la première autorité, ne sont pas l’objet d’un appel devant
la députation du conseil provincial. Je puis maintenant, messieurs, m’appuyer
d’un renseignement certain. Je citerai seulement le district d’Audenaerde. Dans
trois communes de ce district, il est porté sur les listes électorales pour la
chambre 182 électeurs. Ce nombre seul fait voir qu’il y a présomption contre
l’exactitude de ces listes. Eh bien, d’après les renseignements puisés auprès
des receveurs des contributions, il paraîtrait que 82 électeurs seulement
payent le cens exigé par la loi et que les autres ne payent pas le cens requis.
Voilà un abus scandaleux, qui se voit réprimé par l’intervention des
commissaires d’arrondissement.
Sans doute, si le commissaire d’arrondissement
devait recevoir par la loi le droit de former les listes, nous serions les
premiers à nous y opposer. Mais son action se rapporte uniquement à la faculté
d’appel auprès de la députation permanente du conseil provincial, qui demeure
juge de la validité de l’appel.
Le gouvernement a auprès des tribunaux des
commissaires, sous le titre de procureurs du Roi, qui sont chargés de veiller à
l’exécution des lois. Eh bien, messieurs, il y a ici nécessité d’avoir aussi
(l’expérience le prouve), dans les arrondissements administratifs, un
commissaire du gouvernement qui puisse appeler auprès de la députation
permanente, du chef des violations à la loi électorale dans le premier degré.
Ce que nous avons dit des inscriptions frauduleuses,
des inscriptions indues, nous pourrions le dire aussi, sans doute, des
omissions. Je sais, messieurs, qu’il existe une disposition (disposition qui a
été présentée par l’honorable M. Dubus en 1835, et que nous avons indiquée lors
de la discussion de la loi provinciale) qui a pour objet de rendre plus
difficile la radiation ou l’élimination des électeurs une fois portés sur les
listes électorales ; mais à l’égard des électeurs qui n’ont jamais été portés
sur les listes électorales, il existe aujourd’hui la plus grande facilité
d’omission, et je ne doute pas qu’en cette matière nous ne rencontrions
également de nombreux abus.
Mais, dit-on, accorder au commissaire
d’arrondissement la faculté de faire porter sur les listes électorales un
citoyen qui ne veut pas exercer les droits d’électeur, lui accorder la faculté
de susciter ce citoyen paisible des frais, des embarras, quelle monstruosité !
D’abord, messieurs, il ne nous est en aucune manière
démontré que le citoyen ayant le droit d’être électeur, qui ne fait pas de
démarches à l’effet d’être porté sur les listes électorales, ne veut pas
exercer le droit d’électeur. Ce sont souvent des motifs tout autres qui le font
abstenir. La difficulté de présenter des réclamations, l’inexpérience des
affaires, le dégoût de faire des démarches multipliées qui répugnent à des
habitudes paisibles ; voilà, messieurs, quels sont les motifs les plus
fréquents qui déterminent les électeurs à ne pas bouger de leur domicile et à
ne pas s’occuper de la confection des listes électorales. Eh bien ! il appartient à la loi de suppléer à l’inaction de ces
personnes et de faciliter leurs inscriptions au moyen de l’intervention des
commissaires d’arrondissement. Il importe au bien-public que tous les
ayants-droit soient appelés à l’exercice de leurs devoirs d’électeurs.
Quant aux frais, il n’en peut résulter aucun à la
charge de l’ayant-droit qui ne s’oppose pas à son inscription sur les listes,
lorsqu’elle est requise d’office par le commissaire d’arrondissement, Il
n’existe donc aucun motif quelque peu valable pour écarter l’intervention du
commissaire d’arrondissement.
On dit que la loi actuelle suffit à tous les
besoins. Nous avons démontré par les faits qu’il n’en est point ainsi : la
faculté accordée à tous les citoyens, d’appeler auprès de la députation
permanente contre les inscriptions indues ne suffit point pour purger les
listes électorales. Il répugne à nos mœurs d’intervenir dans une action, en
quelque sorte personnelle, pour un droit politique ; il n’est personne d’entre
nous qui n’éprouvât quelque répugnance à former auprès de la députation
permanente du conseil provincial une réclamation, du chef d’inscription indue,
contre telle ou telle personne habitant la même commune que nous. Il y a là
quelque chose d’odieux qui détournera toujours les citoyens de l’exercice du
droit que la loi leur confère sous ce rapport. Il faut quelque chose de plus
qu’une faculté ; il faut, en quelque sorte, un devoir imposé aux fonctionnaires
publics, et ce devoir, nous le trouvons dans la disposition du projet dont nous
sommes saisis.
La loi actuelle ne donne à personne le droit de
réclamer d’office l’inscription des électeurs qui ont été omis sur les listes
préparées par les administrations locales ; donc de ce chef il y a une
véritable lacune.
On a encore objecté que le commissaire
d’arrondissement peut aujourd’hui, en sa qualité de citoyen, exercer des
pourvois contre les inscriptions indues. Mais, messieurs, ignore-t-on que le
commissaire d’arrondissement ne voudra point s’exposer bénévolement à l’odieux
de semblables réclamations contre ses administrés ; que le commissaire
d’arrondissement ne voudra point s’exposer à supporter personnellement les
frais des réclamations qui ne seraient pas accueillies par l’autorité
supérieure. Il fallait donc que la loi fît un devoir au commissaire
d’arrondissement, sans l’exposer jamais à des frais judiciaires.
L’honorable M. Verhaegen, tout en critiquant
l’intervention du commissaire d’arrondissement dans la formation des listes
électorales, s’est cependant plaint de ce que, sous le régime de la loi
actuelle, il s’est passé des abus contre lesquels il s’est élevé. Les abus
consistent notamment en ce que des contributions payées du chef de biens de
fabriques d’églises seraient, dans certaines communes, comptées aux desservants
des paroisses. Eh bien, messieurs, si cet abus existait, le remède se
trouverait précisément dans la loi que nous soutenons. Le commissaire
d’arrondissement interviendrait nécessairement dans un semblable cas. Mais
j’aime à croire que l’honorable M. Verhaegen a été induit en erreur, que si les
desservants ont profité des contributions de certains biens, ce ne peut être
que de biens dont ils avaient personnellement l’usufruit, dont ils devaient
personnellement supporter les contributions. Vous savez, messieurs, qu’il
existe des fondations spéciales pour les desservants des cures ; le desservant
peut profiter des revenus de ces biens, mais à la condition de subir une
réduction équivalente dans le traitement qu’il reçoit de l’Etat. Dans une
semblable circonstance le desservant jouissant de ces biens, à titre
d’usufruitier, étant responsable des contributions publiques, il peut
nécessairement compter ces contributions dans son cens.
M. Lebeau. - Ce sont les biens de cure ?
M. de Theux. - Oui. Je crois que l’observation de M. Verhaegen ne peut se rapporter
qu’à des biens de cure. S’il en était autrement ; si les faits existaient dans
les termes dans lesquels ils ont été signalés par M. Verhaegen, eh bien alors
le commissaire d’arrondissement demandera que ces contributions soient
défalquées du cens du desservant, et si ce n’est qu’à l’aide de ces
contributions qu’il est porté sur la liste, il en sera rayé. C’est donc un
motif de plus pour déterminer l’honorable membre à voter pour la loi, au lieu
de la combattre.
Un 3ème grief articulé contre le projet est puisé
dans les dispositions relatives à la formation des bureaux. Cependant,
messieurs, vous savez que l’abus le plus commun, le plus fréquent, dont les
conséquences sont les plus fâcheuses, consiste précisément dans la formation
des bureaux. On a vu très souvent que les bureaux n’étaient constitués que
plusieurs heures après celle où les opérations devaient commencer. Que
résulte-t-il de semblables retards ? C’est qu’en cas de ballottage les
électeurs les plus éloignés du chef-lieu disparaissent, et que le ballottage
appartient exclusivement aux électeurs du chef-lieu. Tel n’est pas le but de la
loi électorale de 1831 : le congrès national a voulu que tous les électeurs
qu’il appelait à déposer leur vote dans l’urne pussent concourir aussi
pleinement au scrutin de ballottage qu’au premier scrutin. Ainsi, il y a
nécessité évidente de constituer le bureau avant l’heure indiquée pour les
opérations électorales, de manière qu’il n’y ait jamais de retard dans le
commencement de ces opérations. Le moyen indiqué par le gouvernement pour
atteindre ce but suffit-il ? Je le pense. Si cependant ce moyen devait subir
quelques modifications, s’il pouvait être remplacé par des dispositions
meilleures, quant à moi, je ne m’y opposerai en aucune manière.
On a accusé la proposition du gouvernement de
partialité en faveur des campagnes ; c’est encore là une accusation dénuée de
fondement. Si une accusation de partialité pouvait être dirigée contre une loi,
ce serait contre la loi de 1831, qui, contrairement à tous les principes reçus
en matière électorale, a confié non seulement le bureau principal tout entier,
mais encore tous les bureaux des sections, au chef-lieu d’arrondissement, de
telle manière qu’il dépend du bureau de chef-lieu d’écarter toute intervention,
tout contrôle de la part des électeurs étrangers au chef-lieu. C’est là une
disposition qui n’est point en harmonie avec les vrais principes en matière
électorale ; aussi voyons-nous communément que la loi n’institue que le bureau
provisoire, et que le bureau définitif est le résultat de l’élection,
c’est-à-dire du concours de tous les électeurs. Je conçois que de semblables
mesures ne puissent pas être introduites dans notre législation électorale,
attendu que chez nous les électeurs sont obligés à des déplacements trop
considérables. Il a donc fallu pourvoir à ce que les bureaux fussent composés
d’office, et sous ce rapport nous ne pouvons en aucune manière nous contenter
de l’art. 21 de la loi actuelle, qui accorde au bureau principal, au bureau du
chef-lieu, la composition des autres bureaux ; mais nous demandons, avec le
projet du gouvernement, que les bureaux des sections soient également
constitués avant l’heure des élections ; nous demandons que les électeurs des
communes autres que le chef-lieu soient représentes dans les bureaux des
sections.
L’art. 24 de la loi électorale exige deux scrutins
successifs, l’un pour le sénat, l’autre pour la chambre des représentants,
lorsqu’il y a lieu de procéder aux élections pour les deux chambres le même
jour et dans le même collège électoral. Cette disposition, messieurs, présente
de graves inconvénients, et il est facile de s’en rendre compte ; nous en avons
indiqué un : lorsqu’il ne s’agit que d’élections pour la chambre des
représentants seule, les opérations se prolongent déjà quelquefois à tel point
que, quand le moment arrive de procéder à un scrutin de ballottage, une grande
partie des électeurs ont déserté la lutte ; qu’adviendrait-il si dans ce même
collège on avait dû commencer par l’élection des sénateurs, et si la première
opération avait donné lieu à un scrutin de ballottage. N’est-il pas évident
qu’après le scrutin de ballottage pour le sénat, la plupart des électeurs
auraient disparu, et que l’élection des représentants serait abandonnée en
quelque sorte à une seule localité. Tel n’est point, messieurs, l’esprit de la
loi électorale, tel n’est point l’esprit de notre constitution : il faut qu’en
toute circonstance tous les électeurs aient des facilités suffisantes pour
exercer leurs droits.
« Mais, dit-on, les difficultés que l’on a
signalées ne se représentent que tous les huit ans, et dans la moitié seulement
des provinces. » Cela, messieurs, est exact en temps ordinaire, mais la
difficulté n’en subsiste pas moins ; il n’en est pas moins vrai que dans la
moitié de nos provinces, tous les huit ans, l’élection des représentants peut
être abandonnée à la minorité du corps électoral. Cette seule circonstance
devrait suffire pour amener la modification de l’art. 24 de la loi. Mais nous
pouvons, messieurs, prévoir une autre circonstance ; c’est celle de la
dissolution des deux chambres, dissolution qui même peut avoir lieu a une
époque de l’année où les communications avec le chef-lieu électoral sont
difficiles, où les jours ont une durée trop courte pour que l’on puisse
raisonnablement supposer qu’il soit possible de terminer par des scrutins successifs
l’élection des sénateurs et des membres de la chambre des représentants. Eh
bien, messieurs, dans une semblable circonstance, la chambre entière pourrait
être le fruit d’une élection faussée, c’est-à-dire, d’une élection à laquelle
n’auraient pu prendre part qu’une faible partie des électeurs. Il y a donc dans
la proposition de la section centrale, accueillie par le gouvernement, non
seulement un principe de justice, mais il y a encore une nécessité
constitutionnelle.
La loi en discussion n’a pas seulement été attaquée,
du chef des dispositions qu’elle contenait, elle a encore été attaquée du chef
des omissions.
Ainsi un honorable député s’est plaint de ce qu’on
n’avait pas introduit des dispositions pénales contre les personnes qui, se
permettraient d’arracher des mains d’un électeur un bulletin électoral.
Nous sommes de l’avis de cet honorable membre : il
serait utile qu’une disposition semblable fût introduite dans la loi, mais il
serait encore plus utile d’introduire une disposition pénale contre celui qui
aurait sciemment, volontairement trompé l’électeur, qui, sous prétexte de
prendre connaissance du bulletin de celui-ci, y substitue un autre, tout en
ayant l’air de lui restituer le même bulletin, genre d’abus qui n’est pas rare.
Je ferai aussi remarquer que dans les observations
qui ont été faites contre le projet de loi ; il y a des contradictions entre
les divers adversaires. Ainsi, les uns se plaignent du luxe de pénalités de ce
projet ; d’autres, au contraire, se plaignent de ce que le projet ne contient
pas de pénalités en nombre suffisant.
Mais, dit-on, ce projet de loi est un acheminement
vers le fractionnement des collèges électoraux pour les élections aux chambres
; c’est là le premier pas.
Admirable logique !... la loi fait droit, en partie,
à un des griefs qui ont été articulés contré le vote au chef-lieu, grief qui
consistait en ce que les électeurs éloignés ne pouvaient pas participer à
toutes les opérations électorales... La loi fait droit, en partie, à ce grief,
la loi écarte donc de plus en plus les chances probables du fractionnement ; et
au dire de certains adversaires qui éprouvent le besoin de signaler à
l’attention du pays une tendance mauvaise dans la législature, dans le
gouvernement, c’est cette même disposition qui éloigne les chances du
fractionnement, qui serait, au contraire, une prémisse pour un fractionnement à
décréter prochainement. Je le répète, c’est là une admirable logique !
C’est une réforme électorale, a dit le même orateur.
Mais cet honorable membre ne sait donc pas ce qui,
dans tous les gouvernements représentatifs, constitue une réforme électorale.
Une réforme électorale, c’est le changement du cens
électoral, c’est le changement des circonscriptions électorales, c’est le changement
du nombre des députés à attribuer aux divers districts, ce sont des changements
dans les qualités des éligibles, c’est le vote secret ou public. Voilà ce qu’on
est accoutumé d’appeler réforme électorale dans les pays constitutionnels.
Mais l’exécution franche et sincère de la loi
existante n’a jamais été qualifiée de réforme électorale. Lorsqu’on a voté une
loi, on doit vouloir que cette loi soit franchement exécutée. Lorsqu’on oblige
les électeurs des diverses communes d’un arrondissement à se rendre au
chef-lieu pour exercer leurs droits, on doit vouloir que l’élection soit faite
de telle manière que les bureaux soient tellement constitués, que les
opérations électorales s’accélèrent de telle sorte que chaque électeur puisse
exercer son droit. Ce n’est là, messieurs, que de la sincérité dans la
législation, ce n’est pas là un changement à la législation, ce n’est pas là
une réforme électorale.
Qu’on ne dise pas aux électeurs éloignés, du
chef-lieu : nous voulons bien que vous soyez électeurs, que vous soyez portés
sur les listes électorales ; mais nous vous refusons le moyen d’émettre votre
vote. Si vous voulez émettre votre vote, vous serez enlevé à vos familles, à
vos affaires, pendant des jours consécutifs ; si vous voulez émettre votre
vote, vous serez exposés à des frais considérables.
On a dit : Cette disposition est exclusivement
favorable aux électeurs des campagnes. Oui, messieurs, elle profitera en
majeure partie aux électeurs de la campagne, parce que ceux-là sont communément
les plus éloignés du chef-lieu d’arrondissement, mais elle profitera encore à
plusieurs villes considérables qui ne sont pas chef-lieu d’arrondissement et
dont les habitants doivent se déplacer à 3, 4 ou 5 lieues de distance. Ce n’est
pas tout ; la disposition qui admet le scrutin simultané pour les élections au
sénat et à la chambre des représentants, profitera même aux électeurs du
chef-lieu d’arrondissement.
En effet, qui de nous ne sait par expérience combien
il est difficile, même dans les chefs-lieux d’arrondissement, au siège de
l’élection, d’attirer trois ou quatre fois les électeurs hors de leur domicile
aux bureaux électoraux ; beaucoup d’habitants du
chef-lieu répugnent à ces déplacements, et ce n’est qu’à force de démarches et
d’instances qu’on parvient à les attirer ainsi successivement hors de leur
domicile. L’on est obligé d’avoir recours à des moyens extraordinaires. Si
l’élection est vivement disputée dans une grande ville, on voit de part et
d’autre requérir un grand nombre de voitures, pour aller prendre à domicile les
électeurs retardataires. Et vous ne voudriez pas faciliter à ces électeurs
l’exercice de leurs droits ! Vous préférez qu’ils demeurent exposés aux
obsessions des deux partis, pour être successivement conviés à des opérations
qu’on pourrait terminer d’un seul et même coup.
L’honorable orateur que nous rencontrons en ce
moment, ne veut pas de réforme électorale dans le sens du projet de loi,
réforme qui, nous l’avons démontré, n’est que prétendue ; mais lui voudrait une
réforme réelle, une réforme complète, ce serait l’égalité du cens.
Voilà un principe de justice !... Aujourd’hui, la
population des campagnes n’est représentée que dans la proportion d’un électeur
sur 104 habitants, tandis que dans les villes, la population est représentée
par un électeur sur 54 habitants. Ce fait est constaté par les documents
statistiques qui ont été publiés récemment par M. Heuschling.
Ainsi, dans l’état actuel des choses, la population des villes prend part aux
élections dans une proportion double de la population des campagnes. La
population des villes a communément les plus grandes facilités pour exercer ses
droits électoraux, tandis que la population des campagnes y rencontre beaucoup
de difficultés, à raison de son éloignement.
Et c’est dans ces circonstances qu’on ose encore
exprimer dans cette enceinte le désir d’opérer une réforme dont le résultat
serait d’éloigner complètement les électeurs des campagnes qui désormais ne
pourraient plus jeter aucun poids dans la balance des élections.
Mais, messieurs, l’impôt foncier est ordinairement
le seul titre des habitants des campagnes pour être portés sur les listes
électorales. Or, si vous considérez le prix élevé des propriétés foncières, il
est évident qu’avec l’inégalité apparente du cens, il y a égalité réelle entre
les fortunes des électeurs des campagnes et les électeurs des villes, du chef
de la contribution personnelle et des patentes.
Du reste, nous n’entendons en aucune manière
contester aux villes une légitime influence dans les élections ; mais cette
influence existe sous le régime actuel, elle continuera d’exister lorsque les
abus auxquels l’exécution de la loi électorale a donné ouverture, auront été
supprimés par la loi nouvelle.
L’influence des villes se manifeste de la manière la
plus sensible pour quiconque veut examiner les faits avec impartialité.
Considérez les diverses élections du pays depuis
1830, et vous verrez que presque tous les élus ont leur domicile dans les
villes, ou y habitent pendant la plus grande partie de l’année, on même pendant
l’année entière ; qu’un grand nombre y exercent des professions ou des
fonctions publiques, et y ont le siège de leur fortune. Dans presqu’aucun
district, les électeurs des campagnes ne seraient capables de faire prévaloir
un candidat qui n’aurait pas l’assentiment d’une partie très notable des
électeurs du chef-lieu d’arrondissement. Aussi, messieurs, dans toutes les
discussions qui se présentent dans cette enceinte, nous voyons toujours les
intérêts des villes largement défendus.
Messieurs, l’on nous a accusé dans une autre
occasion d’être animé d’un esprit hostile aux grandes villes ; non, messieurs,
nous ne sommes mû par aucun sentiment d’hostilité envers les grandes villes, et
nous en avons donné la preuve la plus incontestable, lorsqu’à la session dernière
nous avons appuyé, non seulement de notre vote, mais de nos paroles,
l’acceptation d’un arrangement entre le gouvernement et la capitale. Nous
savons que la Belgique ne se distingue pas seulement parmi les autres nations
par son agriculture, par ses belles communes, mais aussi par ses grandes
villes, par ses monuments, par les arts qui sont exercés dans les grandes
villes.
Or, je le déclare, dans aucune circonstance, on ne
me trouvera hostile aux villes. Mais aussi dans aucune circonstance nous ne permettrons
que l’intérêt du faible, l’intérêt des campagnes qui constitue l’intérêt de la
majorité de la population du pays, soit sacrifié à la population des villes.
Je me résume ; je dis que tous ceux qui rejetteront
la loi en discussion ne pourront plus taxer une partie de cette chambre de
profiter de ce qu’un certain nombre de citoyens auraient voulu acquérir le
droit électoral en payant des contributions auxquelles ils n’étaient pas
obligés. Nous leur dirions : si vous aviez eu cette conviction, vous auriez
accepté la loi. Ils ne pourront jamais se présenter comme plus zélés que
d’autres pour la réforme des abus, Nous leur dirions : si votre zèle avait été
si grand, vous auriez non seulement voté avec nous l’extirpation des abus,
parce que tous les abus doivent être réprimés, la loi doit être sincère, mais
vous nous eussiez devancés dans la défense de cette loi ; vous nous eussiez
apporté l’autorité de votre parole.
Quel que soit le sort de la loi
en discussion, notre opinion sortira victorieuse de la lutte. Il sera démontré,
si la loi est adoptée, que nous avons voulu la répression de tous les abus ; il
sera démontré, si la loi est rejetée, que les plaintes articulées contre notre
opinion étaient fictives, dénuées de fondement, ou sans importance réelle ; il
sera démontré qu’aucun grief ne peut être articulé contre la majorité de cette
chambre.
J’ai dit.
M. Rogier. - Messieurs, dans la séance d’hier, un des honorables et rares défenseurs
du cabinet a paru se plaindre de ce que tout le feu des attaques de
l’opposition se dirigeât sur un seul ministre. Pour répondre d’avance à ce
reproche, que l’on pourrait renouveler aujourd’hui, je dirai que ce n’est pas
la faute de l’opposition, si de tout le ministère un seul ministre est à son
poste, si un seul ministre soutient le poids de la discussion, si probablement
chacun de ses collègues, enchaîné dans sa spécialité, se considère comme
entièrement étranger aux matières politiques.
Encore aujourd’hui nous ne sommes pas appelés à
jouir de la présence de M. le ministre des finances, de M. le ministre des
travaux publics et de M. le ministre de la justice (Interruption.), de M. le ministre de la justice, toujours absent
depuis trois mois. Il est vrai que pour le moment nous avons deux ministres en
une personne. Sous ce rapport, M. le ministre de l’intérieur ne devra pas se
plaindre, si ayant double charge, il a double responsabilité à supporter.
Je m’applaudis du caractère de franchise qui a été
imprimé à toute cette discussion, et particulièrement dans la séance d’hier. Je
tâcherai, pour ma part, de lui conserver ce caractère.
Messieurs, il y avait avant 1830 une opinion qui sut
combattre, avec l’ardeur et le courage que donne le bon droit, les excès d’un
gouvernement imposé à notre pays par l’étranger. En 1830, cette opinion
assista, sans reculer devant le danger, au grand mouvement d’où devait sortir
de la nationalité belge.
Après 1830, deux grandes périodes se développent,
deux grandes tâches sont à remplir : - constituer la nationalité, l’indépendance
du pays ; - fonder le gouvernement !
A la première période se rapporte la constitution,
œuvre immortelle du congrès ; l’élection du Roi ; la convention du 21 mai,
l’adoption du traité de 1839. Il y eut dans cette période de pénibles moments à
traverser, de redoutables élans du cœur à vaincre pour arriver à fonder
définitivement, par la diplomatie et la paix, ce que d’autres cœurs non moins
patriotes auraient voulu livrer à tous les hasards de la guerre.
A la seconde période, celle où il fallut fonder le
gouvernement, lui donner les moyens de remplir son rôle, c’est-à-dire,
administrer, organiser, exercer dans les affaires de l’Etat une influence forte
et salutaire ; à cette seconde période se rattachent la loi communale, la loi
provinciale, la loi du chemin de fer, le projet de loi de l’instruction
publique. Pour cette double tâche, l’opinion dont je parle ne fit pas défaut.
Si c’est là ce qu’on appelle l’opinion de la majorité modéré, nous en fûmes, et
M. le ministre de l’intérieur aussi.
En 1840, cette opinion était au pouvoir ; elle y
était avec ses antécédents, ses principes, son drapeau qu’elle ne dissimula et
ne renia jamais. Sur ce drapeau était écrit en grandes lettres son programme ;
elle s’annonçait avec la promesse, et elle tint parole, de gouverner par des
principes modérés, ne flattant personne, mais ne répudiant personne dans le
cercle constitutionnel. De cette opinion M. le ministre de l’intérieur en fut
encore. On dut le croire au moins, puisqu’il la soutint de son vote dans une circonstance
décisive.
Mais cette majorité dont vous étiez en mars 1841,
quinze jours plus tard, le lendemain peut-être vous l’aviez abandonnée ; vous
l’aviez abandonnée, sans motif avouable : car si ses principes étaient les
vôtres, il fallait y persister ; et s’ils n’étaient pas les vôtres, que
faisiez-vous dans ses rangs ? Et vous l’avez abandonnée pour passer dans les
rangs de la minorité, en épousant les passions de celle-ci, ses terreurs
feintes ou réelles, en acceptant tout le cortège des stratagèmes, si peu
dignes, qui imprimèrent à cet épisode de nos fastes parlementaires le
caractère, je ne dirai pas d’un coup d’Etat, l’expression serait trop noble,
mais d’une obscure intrigue.
Ce manège ne trompa personne. Je ne sais si vous
vous fîtes illusion à vous-même ; mais, hormis ceux peut-être qui furent
intéressés à vous croire, je le répète, ce manège ne trompa personne.
Je devais ces mots à l’administration de 1840, que
vous accusez en vous défendant. J’en parle, messieurs, sans regrets du passé,
sans désir impatient de l’avenir. Mais, j’ose le répéter, avec un orateur des
bancs opposés, qui vous le disait hier : « Une grande faute fut commise alors.»
J’ajoute : une grande injustice fut commise, je ne dirai pas vis-à-vis de
quelques hommes, qu’importent quelques hommes à la cause ? mais
vis-à-vis d’une opinion considérable, et cette injustice est restée sur le cœur
du pays.
Pour faire oublier une telle conduite, pour réparer
le mal, il ne suffisait pas de beaucoup d’habileté ; il fallait, à défaut de
convictions, beaucoup de modération, de prudence et d’impartialité.
Messieurs, le ministre de l’intérieur s’est annoncé
comme chargé d’une double mission : Il venait faire les affaires du pays qui,
semble-t-il, ne se faisaient pas avant lui. Il venait surtout calmer les
partis, amener l’union et la paix. La première partie de son programme était de
faire les affaires. Ici, je suis disposé à le reconnaître, la longue session de
l’année dernière a produit des fruits ; des lois importantes en sont sorties.
J’en citerai trois principales : la loi d’indemnité, la loi de Bruxelles, la
loi d’instruction primaire. La loi d’indemnité, ce fut l’œuvre de la chambre,
qui fut chargée par M. le ministre de l’intérieur de la rédiger article par
article, presque mot à mot. La loi de Bruxelles, juste en son principe, si
favorable à cette grande cité, vit ses avantages singulièrement restreints par
l’exécution qu’elle reçut.
La loi d’instruction primaire ! Ah ! c’est le plus beau titre de gloire de M. le ministre. C’est,
suivant lui, le plus beau fleuron de sa couronne. A Dieu ne plaise que je
veuille ravir cette consolation à de grandes douleurs, à de grands regrets qui
doivent sans doute assiéger M. le ministre, quand il fait un retour sincère et
honnête sur lui-même. Mais malgré mon désir de ne pas troubler cette joie que
donne à M. le ministre la loi sur l’instruction primaire, je lui dirai qu’il
n’est pas en son pouvoir de s’enorgueillir seul du vote de cette loi, je lui
dirai que l’opposition y a joué aussi son rôle, et, suivant moi, le plus beau
rôle. Deux parts devaient être faites dans cette loi la part du clergé et la
part du gouvernement.
La part du clergé, rien n’y manquait. Le projet de
M. le ministre donnait satisfaction à toutes les exigences. La part du pouvoir,
elle était singulièrement restreinte, on l’avait pour ainsi dire oubliée, et si
la juste intervention du pouvoir fut consacrée dans la loi d’instruction
primaire, à qui le dut-on ? Aux efforts constants de
l’opposition.
M. le ministre de l’intérieur ne peut l’avoir oublié
; le concours de l’opposition ne lui a manqué dans aucune loi importante, et il
la louerait sans doute de ce concours désintéressé, si son hommage ne devait
être un blâme amer pour la conduite de l’ancienne opposition qui le soutient
aujourd’hui.
Tout en rendant justice à ce qui s’est passé dans la
session dernière, je ne puis cependant m’associer qu’avec réserve au
panégyrique de M. le ministre de l’intérieur. Car cette mission tout
administrative, cette première partie de la mission du ministère a-t-elle été
parfaitement remplie sous tous les rapports ? Nous avions dans le programme la
solution des questions commerciales et des questions financières, Si je m’en
souviens bien, M. le ministre des affaires étrangères, au sénat, se plaignait
de ce que, sous l’ancienne administration, la solution des questions
commerciales restait ajournée. On dut croire, à son entrée au pouvoir, que les
affaires commerciales allaient être l’objet des soins assidus du ministre. Si
on lui demandait quelle solution importante, avantageuse au pays, il a obtenu,
depuis deux années de tranquille administration, je crois qu’il continuerait à
garder le silence.
Quant à nous, nous avons été frappés de la stérilité
des entreprises : échecs, transactions illusoires ou transactions ruineuses
pour le trésor, voilà ce que nous avons vu sortir des efforts de M. le
ministre.
Quant à la solution des questions financières, la
session de 1842-1843, et vous avouerez que l’opposition n’y fait pas obstacle,
devait être une session financière. Je ne parlerai pas de la loi des comptes
qui depuis douze ans reste à faire par la chambre et à laquelle le ministère ne
donne aucune espèce d’impulsion sous ce rapport. Je parlerai des lois d’impôts.
Combien le ministère a-t-il obtenu de lois d’impôt de quelque importance ? On
en a présenté un très grand nombre, pas une n’a été adoptée.
On a rappelé hier la loi des sucres. Ah ! pour l’honneur du ministère, ne parlons pas de cette loi, ne
rappelons pas la conduite plus qu’étrange par laquelle il a compromis le sort
de cette loi, au grand préjudice du commerce, au grand préjudice du trésor.
Enfin, messieurs, nous voici arrivés à la fin de cette session qui devait être
si féconde en résultats financiers, et nous nous trouvons en présence de quoi ?
D’un déficit. Il est vrai que d’après le rapport de la section centrale, on
nous laisse la perspective de combler le déficit, avec quoi ? avec la solde du soldat.
M. Demonceau. - Ce n’est pas exact !
M. Rogier. - On nous propose une économie de 3 millions sur le budget de la guerre.
Un membre. - Vous avez dit que la somme serait
distraite de la solde du soldat.
M. Rogier. - Voici ce que j’ai dit : Nous nous trouvons en présence d’un déficit ;
ce déficit, on veut le combler au moyen d’une économie sur le budget de la
guerre, cette économie tomberait sur la solde du soldat et de l’officier. S’il
n’en est pas ainsi, je retire ma dernière observation. Mais voici ce qui en
reste, et c’est là le principal, on comblera le déficit par des économies sur
le budget de la guerre ; on ne me démentira pas sur ce point.
Je passe, messieurs, à la mission politique du
gouvernement, à sa mission principale, à sa mission essentielle. Il s’agissait
de calmer les passions, de neutraliser les partis. Ah ! cette
fois, messieurs, quel que soit le désir de la majorité de donner raison à M. le
ministre de l’intérieur, il faudra bien qu’elle reconnaisse avec moi que cette
mission est complètement manquée. On voulait calmer les passions, mais jamais
les passions n’ont été plus animées ; neutraliser les partis, mais jamais les
partis n’ont été plus profondément divisés ; l’agitation qui n’était qu’à la
surface, est descendue jusque dans les dernières de nos communes, et comme si
ce n’était pas assez de deux partis qui divisent le pays, on est venu en
évoquer un troisième du sein de la tombe, on a évoqué le parti orangiste ; et
comme si ce n’était pas encore assez, n’a-t-on pas voulu aussi nous diviser en
campagnards et en citadins, en parti des villes et parti des campagnes ? On
nous a représenté les campagnes comme sacrifiées dans la loi de 1831, comme
trompées par cette loi, où, dit-on, tout est déception pour les habitants des
campagnes.
M. Eloy de Burdinne. - C’est vrai.
M. Rogier. - Oui, on a voulu nous diviser en villes et en campagnes, comme si les
intérêts des villes et des campagnes n’étaient pas les mêmes ; comme si villes florissantes,
campagnes florissantes ne devait pas être pour tous un axiome d’économie
publique.
Qu’a-t-on fait pour calmer, pour réconcilier les
partis ? Dans les élections, on a fait une guerre acharnée, à qui ? aux plus modérés de cette opinion modérée qu’on invoquait
hier. Dans la composition des administrations communales, y a-t-il une province
où l’esprit de parti se montre plus animé qu’ailleurs ? Eh bien, c’est celle-là
qu’on choisit pour l’exécution violente et toute politique d’une loi administrative,
disait-on, quand on voulait l’obtenir, et qui est devenue une loi de parti
entre les mains d’un ministère d’bommes d’affaires.
Enfin, messieurs, que fait-on par la loi nouvelle
qu’on nous propose ? N’est-ce pas un nouveau défi jeté à une opinion, une nouvelle
source d’irritation ; ce n’est pas moi qu’il faut croire, car il paraît que je
suis passé dans les rangs des exagérés ; ce sont des hommes qui nous approchent
de plus près, c’est l’honorable M. Osy, que vous connaissez ; vous savez
pourquoi il est dans la chambre ; c’est l’honorable M. David ; ce sont les plus
inoffensifs qui tiennent ce langage. De quoi s’agissait-il ? De réprimer un
abus constaté, avéré, repoussé par toutes les opinions. Qu’y avait-il à faire ?
Une seule disposition très simple, qui n’aurait pas donné lieu peut-être à deux
heures de débats, si on y avait mis de la bonne volonté. Mars tout à coup voici
vingt autres abus qui surgissent, mais tous abus sortis de la même source, de
la même famille, de la même couleur, et de là toutes dispositions dirigées
contre l’opinion libérale. L’opinion libérale va se trouver punie pour des
méfaits attribués à l’opinion contraire, comme ce malheureux enfant attaché au
fils de je ne sais quel prince, et qui recevait les corrections pour monseigneur,
alors que monseigneur avait fait quelque peccadille.
Et voilà, messieurs, comme le programme politique a
reçu son exécution. Qu’on s’en vante ! Mais qu’ont fait les libéraux pour
exciter ces antipathies, ces défiances, ces terreurs ? Ont-ils été les derniers
sur la brèche au moment du danger ? ont-ils menacé la
constitution ? A laquelle de nos institutions ont-ils déclaré la guerre’ ? On a
signalé hier quelques excès isolés, et on a reconnu que ces excès avaient été
commis dans les deux camps. Les excès de la presse ? Les libéraux les
désavouent ; et d’abord, quant aux excès de la presse, le parti n’en est pas
responsable, il n’a pas la direction de la presse, encore moins la censure ; et
si ce reproche était adressé à la presse contraire, il pourrait remonter plus
haut et compromettre d’autres positions que celles des journalistes. Mais nous
ne le faisons pas, nous voulons rester modérés vis-à-vis de cette opinion que
nous respectons quand elle est sincère.
Mais l’opinion libérale a fait une faute ; une faute
énorme ; elle a accepté, il y a deux ans, elle a soutenu une administration qui
avait écrit sur son drapeau : Conciliation. Victorieuse dans cette chambre,
condamnée par quatre voix du sénat, elle demande, ce qui jamais ne se refuse
entre partis loyaux, à prendre le pays légal pour juge.
Non, répondent ceux qui prétendent représenter
l’immense majorité du pays. L’opinion libérale se résigne. Une administration
se présente avec la mission spéciale de la décimer, et l’opinion libérale se
résigne ; elle vote même toutes les lois non politiques qui lui sont demandées.
On n’est pas plus exigeant, plus turbulent, plus révolutionnaire, plus digne de
châtiment que cette opinion libérale ; viennent donc au plus vite les mesures
de réaction, de suspicion, de défiance.
On jouissait depuis douze ans d’une grande liberté
électorale ; quels excès, quels désordres avaient été signalés dans les
élections, quelles plaintes étaient arrivées jusqu’à nous ? Depuis que je siège
dans cette enceinte, des milliers de procès-verbaux d’élections sont passés
sous nos yeux ; qu’ont-ils révélé ? Constataient-ils ces grands abus auxquels
on dit qu’il est si urgent de porter remède ? Rien, absolument rien. Je ne
pense pas que jamais une élection ait été annulée, dans cette enceinte, pour
aucun des abus qu’il s’agit de réprimer, aujourd’hui. Mais l’opinion libérale
est suspecte, il faut pour elle une justice préventive, un code pénal, un code
de police sanitaire. Des abus, à la vérité, ont eu lieu ; mais ceux-là, la loi
actuelle ne les prévoit pas. Un électeur a été maltraité dans rues d’Ath, la
loi ne prévoit pas ce cas ; le code pénal est là, dira-t-on, mais peut-être y
aurait-il une disposition spéciale à prendre à cet égard.
Autres cas. Dans les dernières élections, défense
fut faite à un fonctionnaire de haut rang de venir déposer son vote dans l’urne
électorale ; quelle peine est proposée contre cet abus de pouvoir ? Vers la
même époque, le gouvernement devait convoquer les électeurs pour la réélection
d’un député nommé ministre, il ne les convoqua point ; voilà encore un abus
grave, qui pourra se renouveler encore d’ici à quelques semaines, si M. le
ministre de l’intérieur consent à se dédoubler, Quelle peine propose-t-on
contre cet abus ?
Je veux, nous disait hier M. le ministre, le maintien
de la loi électorale ; c’est une loi sage ; elle consacre l’heureux mélange,
l’heureuse fusion des villes et des campagnes ! Vous voulez cela, et vous nous
proposez une loi nouvelle qui défend, sous peine d’amende, le contact des
habitants des villes et des habitants des campagnes ; vous vantez les avantages
de la communion, de la fusion, et c’est l’isolement, la séquestration que vous
établissez ; les bureaux électoraux seront convertis en une espèce de lazaret.
M. le ministre de l’intérieur est du parti contagioniste ; il a peur de la fièvre libérale, non pas
pour lui, il en a été atteint autrefois, mais pour ses amis, pour ces bonnes
gens paisibles et tranquille, à qui il faut toutes les commodités du monde pour
exercer leur droit électoral.
M. le ministre vous disait encore : je veux le
maintien d’une majorité modérée ; mais cette majorité modérée était-elle autre
chose que le produit de la loi électorale telle quelle est, telle qu’elle a été
exécutée depuis douze ans ? Et cependant cette loi ne suffit plus ; il faut la
dénaturer dans son esprit, la paralyser dans ses effets.
Non, ce n’est pas cette majorité modérée qu’il faut
; c’est une majorité nouvelle qu’on veut substituer à celle de 1841 ; il faut
reprendre et continuer l’ouvrage commencé alors. La loi qu’on nous propose est,
suivant moi, une arme électorale, et rien d’autre.
Comme les prétextes ne manquent pas, un de MM. les
gouverneurs se plaint que si cela dure, les honnêtes gens, les gens paisibles,
ne pourront plus exercer leurs droits électoraux ; il leur faut, comme je le
disais tout à l’heure, une plus grande tranquillité.
Et cependant, messieurs, une chose qui frappe tous
ceux qui prennent part aux élections, c’est en général, la tranquillité et
l’ordre qui y règnent. Et quand il y aurait à cette époque un peu d’agitation !
Mais sous quel régime vivons-nous donc ? Sous un régime constitutionnel,
j’espère. Mais un régime constitutionnel est un régime de franchise, de
publicité, d’activité. Les constitutions ne sont pas des tentes dressées pour
le sommeil, a dit un orateur français. Prenez garde, messieurs, n’endormez pas
la nation ; ne sacrifiez pas aux petits intérêts personnels du moment les
grands intérêts du pays et de l’avenir.
Laissez à l’esprit public son état ; ne le
refroidissez pas, ne l’étouffez pas, ne le rapetissez pas.
Permettez à la nation de s’animer, de se passionner
même pour autre chose encore que la betterave et la moscovade.
Laissez la jeunesse de notre nationalité s’épanouir,
grandir, se fortifier librement au soleil.
Je sais, il est vrai, qu’il est des natures timides,
des catégories d’électeurs auxquels l’agitation fait peur. Une atmosphère un
peu chaude gêne leur respiration. Qu’ils s’abstiennent.
Hier, messieurs, l’on trouvait que le clergé (c’est
un membre des bancs opposés qui nous en a dit sur ce point plus que je ne vous
en dirai), que le clergé ne se mêlait pas assez de nos affaires politiques.
J’ai, moi, une opinion diamétralement opposée ; je crois, et j’ai déjà eu
l’occasion de le dire, qu’il s’en mêle trop pour lui et pour nous, mais surtout
pour lui. Si j’avais un conseil à donner au clergé, ce serait de s’abstenir,
autant que possible, de paraître aux élections.
M. Wallaert. - Nous en avons le droit.
M. Rogier. - Je ne vous conteste pas ce droit ; je l’ai consacré moi-même, par mon
vote, dans la constitution et comme membre du gouvernement provisoire. Si l’on
voulait vous le contester, je serais un de vos plus chauds défenseurs. Il faut
user de votre droit si vous le trouvez bon, mais en user comme citoyen ; ce que
je vous conseille, c’est de ne pas en user comme chef, comme conducteur de
parti politique.
Messieurs, nous avons l’expérience de notre pays, et
nous avons celle d’autres pays libres, plus anciens que nous dans la carrière,
et où le clergé s’abstient soigneusement de toute intervention dans le domaine
politique. Que l’on compare. Voici un passage que j’ai recueilli tout récemment
dans un ouvrage plein de vues solides et sérieuses sur les Etats-Unis, par M.
de Tocqueville.
« J’ai dit que les prêtres américains se prononcent
d’une manière généreuse en faveur de la liberté civile... ; cependant on ne les
voit prêter leur appui à aucun système politique en particulier. Ils ont soin
de se tenir en dehors des affaires, et ne se mêlent pas aux combinaisons des
partis. On ne peut donc pas dire qu’aux Etats-Unis la religion exerce une
influence sur les lois, ni sur les délais des opinions politiques ; mais elle
dirige les mœurs ; et c’est en réglant la famille qu’elle travaille à régler
l’Etat.
« Lorsque je vins à rechercher quel était l’esprit
du clergé lui-même, j’aperçus que la plupart de ses membres semblaient
s’éloigner volontairement du pouvoir et mettre une sorte d’orgueil de
profession à y rester étrangers.
« Je les vis se séparer avec soin de tous les
partis, et en fuir le contact avec toute l’ardeur de l’intérêt
personnel. »
Dira-t-on que cette conduite du clergé américain
nuit à la religion dans ce pays ? Loin de là, messieurs, il est reconnu par
tous le monde que dans nul pays la religion n’est plus pratiquée, n’est plus
influente, n’est plus honorée que dans les Etats-Unis.
D’un autre côté, je lisais dans un ouvrage cité par
M. le ministre de l’intérieur, dans l’ouvrage de M. Jolivet, des détails sur
les élections anglaises. Je fus frappé de plusieurs circonstances pénibles qui
se passèrent en Irlande, dans diverses élections où le clergé prit part, et qui
rappellent des faits dont malheureusement nous avons été témoins en Belgique.
Je ne les rapporterai pas.
On conçoit toutefois, de la part du clergé
irlandais, un rôle actif, passionné même dans les élections ; là encore ils ont
des droits à réclamer, des garanties à obtenir pour eux et pour leurs
coreligionnaires. Ce rôle patriotique, tout le monde l’a compris de la part du
clergé de Pologne, tout le monde y a applaudi, en dépit même du blâme arraché à
la faiblesse de la cour de Rome. C’était encore un beau rôle que celui du
clergé belge, luttant avec énergie contre un gouvernement étranger, dont les
tendances et les actes menaçaient tout ensemble et la foi et la nationalité du
pays, du clergé belge marchant résolument, sous le drapeau du libéralisme, à la
conquête de toutes les libertés civiles et religieuses. Mais aujourd’hui qu’il
a remporté la victoire et que le triomphe même a passé toutes ses espérances,
dans quel but, dans quel intérêt continuer le combat ; qu’a-t-il à préserver ? que lui reste-il à conquérir ? N’a-t-il pas reçu
satisfaction complète dans notre loi fondamentale ? n’est-il pas suffisamment
garanti dans son existence matérielle, dans ses libertés, dans son indépendance
? Qui songe à le troubler dans la possession de tous les avantages auxquels le
clergé du monde chrétien tout entier doit porter envie ?
N’a-t-il pas la plus entière indépendance dans ses
relations avec Rome, la plus entière liberté dans l’enseignement religieux, la
plus large part dans l’enseignement laïque ? La dernière loi sur l’instruction
primaire lui laisse-t-elle quelque chose à désirer ? ne
se tiendra-t-il pour satisfait que lorsque l’enseignement moyen et
l’enseignement universitaire lui seront entièrement dévolus, ou leur
faudra-t-il encore avec la direction de l’enseignement oral, celui de
l’enseignement écrit ; en d’autres termes, avec le monopole de toute
l’instruction publique, la censure des livres et des journaux ?
On me répond. - Mais le clergé est attaqué, menacé,
ne faut-il pas qu’il se défende ?
A qui fera-t-on croire que le clergé soit le moins
du monde menacé dans aucune de ses libertés et prérogatives constitutionnelles
; et si un tel danger pouvait se montrer même de loin, ses défenseurs naturels
ne sont-ils pas là ? Ne sommes-nous pas là aussi, nous libéraux, qui avons
combattu pour lui et avec lui, qui voulons le voir toujours fort et respecté
dans l’accomplissement de sa mission divine et qui ne lui demandons qu’une
chose, une seule, c’est de respecter le domaine du pouvoir civil, de prêcher
l’union et non pas les haines des partis, de réconcilier et non pas de diviser
les opinions.
Est-il possible que les plus clairvoyants d’entre
les membres du clergé ferment longtemps encore les yeux aux dangers que court
la religion à ce terrible jeu ?
Le spectacle que présente le pays n’a-t-il pas de
quoi le faire réfléchir, j’ai presque dit le faire trembler pour l’avenir.
Qu’est-ce aujourd’hui que le prêtre aux yeux de
milliers de pères de famille, appelés presque chaque année à exercer leurs
droits électoraux ? Un adversaire politique, presqu’un ennemi privé, dont il
faut avoir raison et dont, vainqueur ou vaincu, se retirent le respect, la
confiance, l’amour. Oui, c’est bien là le redoutable spectacle que présentent
la plupart de nos villes et qui se transporte avec un caractère plus alarmant
encore dans beaucoup de nos campagnes. Qu’on y songe, le mal est déjà grand, il
ne peut qu’empirer ; mais il est temps, peut-être, encore d’y porter remède ;
si le haut clergé ne l’aperçoit pas encore, il est impossible qu’il échappe à
l’observation du clergé inférieur, qui voit de plus prés les effets de ses
œuvres, qui combat au premier rang dans la lutte où on
le jette et qui n’en recueille que des fruits amers.
Je n’ai pas la prétention de mieux défendre les
intérêts du haut clergé qu’il ne le fait lui-même. Mais en jetant sans cesse le
petit clergé dans nos mêlées politiques, en l’habituant aux discussions
violentes, aux luttes passionnées, aux résistances hardies, ne craint-on pas
que quelque jour, faisant un retour sur lui-même, et regardant de plus près sa
position propre, il ne vienne à se demander si ses intérêts sont parfaitement
garantis, ses droits suffisamment respectés, non plus seulement dans leurs
rapports avec l’autorité civile, mais dans leurs rapports avec l’autorité
religieuse ?
Je m’arrête, un fait historique d’une haute
instruction achèvera ma pensée. Quand les gouvernements absolus d’Allemagne
voulurent entraîner leurs peuples dans une guerre désespérée contre l’empire,
ils les façonnèrent aux idées de liberté, d’indépendance, de constitution. La
guerre finie, il fallut compter avec eux, et voilà comment les gouvernements
constitutionnels prirent racine sur le sol germanique.
Ces conseils, ces avertissements, je le crains,
paraîtront intéressés.
Que ne peuvent-ils partir d’une bouche, je ne dirai
pas plus amie car je suis, et je le dis, l’ami du clergé, mais moins suspecte
peut-être à des yeux prévenus.
Vous jetez un cri de frayeur à la seule pensée de
voir le clergé abandonner les élections au libre jeu de l’opinion publique.
Mais quel parti politique êtes-vous donc, si déjà,
comme des pauvres naufragés, vous ne pouvez plus rien sans l’assistance divine,
si vous n’avez ni force, ni confiance en votre cause, ni espoir dans la justice
de vos principes ?
Quel parti politique êtes-vous, si ces principes ne
peuvent triompher qu’à la condition de vous appuyer, d’une main sur le
confessionnal, de l’autre sur le bureau du commissaire de police ou du receveur
des contributions ?
Quel parti politique êtes-vous, si vous n’osez vous
mesurer avec vos adversaires devant le pays ?
Quel parti êtes-vous, si vous n’avez de nouveaux
adhérents que ceux que vous achetez ?
Quel parti politique êtes-vous enfin, si vous disant
et vous posant majorité, vous hésitez, moins par dédain que par frayeur, à
prendre les rênes du pouvoir, et n’osez 1’exercer que par personne interposée ?
Quand un général célèbre de la république vint
mettre ses talents militaires au service des armées qui marchaient sur la
France, les alliés acceptèrent ses conseils, mais ils ne lui confièrent par le
commandement en chef. Ajoutons que la Providence épargna à son nom le
déshonneur d’achever la défaite de son ancien compagnon d’armes, et d’assister
à l’asservissement de son pays.
Eh quoi ! l’opinion
catholique est-elle descendue à ce degré de faiblesse et de découragement qu’il
lui faille chercher les généraux dans les camps de ses adversaires, qu’elle ne
puisse trouver, dans son propre sein, ses chefs et ses sauveurs ? Sont-ce les
hommes qui lui manquent, ou serait-ce le courage ?
Ce ne sont pas les hommes, car si je jette les yeux
autour de moi, j’en aperçois, et des plus recommandables par les qualités qui
doivent être l’apanage des chefs d’un parti, par le talent, par la probité, par
le caractère ! Qu’ils descendent au banc ministériel, ces hommes de conscience
et de science ; qu’ils se présentent accompagnés de quelques-unes de ces
capacités jeunes et honnêtes, l’ornement et l’espoir de leur parti, qu’ils
répudient les petits stratagèmes, les ruses procédurières, les rancunes de bas
étage, l’opposition aura encore devant elle des adversaires, les adversaires
redoutables, mais avec lesquels elle pourrait être fière, cette fois, de lutter
et dont la présence aux affaires ne compromettrait ni la dignité et l’avenir de
tout un parti, ni la dignité et l’avenir du gouvernement représentatif.
A l’œuvre donc, ô mes estimables collègues. Le pays
va bientôt se prononcer, prenez en main votre cause ; soyez vous-mêmes vos
défenseurs ; à une situation fausse, incertaines, humiliante pour les deux
opinions, mais surtout pour la vôtre, substituez une situation nette, franche
et forte. L’honneur de votre opinion le réclame, la moralité l’exige, la
sincérité du régime parlementaire est à ce prix.
Pour nous, nous verrions votre avènement sans regret
et sans peur.
Nous le saluerions même comme
l’ère nouvelle d’un système sincère et normal où la vérité succéderait au
mensonge, la franchise à la dissimulation.
Je finis, la loi qu’on nous propose n’est pas une
loi de réparation : c’est une nouvelle loi de réaction, un nouvel expédient de
parti ; c’est le second volume de la loi communale.
Je voterai contre, si elle n’est profondément
modifiée.
M. Dechamps. - Messieurs, il est évident pour tous que l’objet dont il est le moins
question dans ce débat, c’est la loi même. La discussion actuelle est une
discussion politique, et c’est comme telle que je
l’accepte. Je ne m’occuperai donc pas de la loi et des détails de la loi ; je
me réserve d’entrer dans cette controverse, lorsque nous serons arrivés aux
articles.
Mais je tiens à vous déclarer, dès le début, que
cette loi monstrueuse, comme on l’a appelée, me laisse en face d’elle dans une
complète indifférence. Je lui prête si peu un caractère politique, que
j’accepterai toutes les modifications que je croirai utile d’adopter. Si mes
honorables adversaires, ou ceux qui paraissent tels maintenant, trouvent un
moyen pratique de modifier l’article essentiel de la loi, de manière à exiger
la justification des bases mêmes de l’impôt, principe que, pour mon compte, je
regarde comme supérieur à celui de la loi, si ce moyen pratique est trouvé, je
vous promets d’avance d’y donner mon assentiment.
Je comprends, messieurs, que l’opposition, qui a été
presque obligée au silence pendant ces deux sessions laborieuses, en face de
toutes ces questions importantes, solennelles, qu’on a successivement posées et
qu’on a si heureusement résolues ; je comprends, dis-je, que l’opposition n’ait
pas eu beaucoup l’occasion jusqu’ici de soulever de pareils débats.
L’opposition, à la veille d’une élection qui doit, selon elle, lui faire
conquérir enfin la majorité parlementaire, l’opposition a besoin de cette lutte
; elle a besoin d’impressionner l’opinion publique ; elle a besoin de tenir en
excitation continuelle une partie de cette opinion contre la majorité.
Messieurs, je n’accuse pas ici. C’est là une
nécessité pour toute opposition. La majorité, messieurs, a besoin de calme, et
pourquoi ? parce qu’elle a besoin de maintenir.
L’opposition, elle, qui veut renverser, doit recourir aux passions politiques ;
c’est là son lot ; c’est le lot de toute opposition.
Le projet sur les modifications à apporter à la loi
électorale est la seule question qui reste dans cette session pour faire naître
un débat politique. On s’en saisit ; l’opposition est dans son droit. Mais,
messieurs, je croyais qu’on aurait eu au moins la franchise de reconnaître que
cette loi est fort innocente de toutes ces colères que l’on manifeste ; que
cette loi n’est qu’un moyen pour servir à des accusations qui portent ailleurs,
qui portent plus haut.
Ce n’est pas même M. le ministre de l’intérieur qui
semble le point de mire de toutes les attaques, ce n’est point lui qui est ici
le principal accusé. Le principal accusé, c’est nous, c’est une opinion, c’est
la majorité.
A M. le ministre de l’intérieur personnellement, ses
plus ardents adversaires élèvent un piédestal. Nous avons entendu l’honorable
M. Cools, l’honorable M. Verhaegen lui-même, venir
proclamer ici et son talent d’un ordre si élevé, comme ils vous l’ont dit, et
la prodigieuse activité qui le distingue. Mais ce ne sont donc pas ses actes,
ce n’est pas la manière avec laquelle il a administré les affaires du pays que
vous attaquez ; le crime dont M. le ministre de l’intérieur est ici
véritablement chargé, c’est, messieurs, ce vieux péché dont l’opposition a
accusé tous les ministres qui ont siégé sur ces bancs depuis douze années. Tous
les ministres ont été successivement accusés ici, et plus encore dans la
presse, d’obéir à un pouvoir occulte. M. Lebeau, M. Rogier, M. d’Huart, M. Ernst,
M. de Theux, M. Nothomb ont été en butte à ces mêmes inculpations.
Eh bien ! messieurs,
l’honorable M. Lebeau, dans les derniers débats parlementaires qui ont précédé
la chute du cabinet précédent, vous l’a déclaré tout haut à cette tribune ;
pour lui, il ne croyait pas à ce fait d’une influence occulte ; il déclarait
que ce fait était faux.
En écoutant hier l’honorable M. Devaux, je me suis
involontairement rappelé cette époque où une opposition virulente, passionnée,
acrimonieuse, poursuivait ses honorables amis qui dirigeaient alors les
affaires publiques ; je me suis rappelé l’époque où M. Lebeau se trouvait en
face d’un acte de mise en accusation dressé par le chef de l’opposition
libérale je me suis rappelé les paroles que M. Nothomb, son défenseur, lui
adressait alors « Aucune accusation, disait-il, ne vous a manqué ; on a épuisé
contre vous toutes les injures, toutes les ressources de la langue, mais la
véritable confiance du pays vous restera ; elle vaut mieux qu’une vaine et
passagère popularité. » Eh bien, c’est là aussi la consolation qui restera
à M. le ministre de l’intérieur.
Mais, messieurs, ces accusations vagues dont la
preuve échappe, elles sont faciles à formuler ; si je voulais m’y livrer à
l’égard de l’honorable M. Devaux, mais les motifs ne me manqueraient pas. Il
accuse M. le ministre de l’intérieur d’obéir à une opinion, d’obéir à ce qu’on
a appelé un pouvoir occulte. Eh bien, messieurs, si on lui disait : Mais vous,
vous obéissez à l’opposition que vous avez eu la prétention de diriger, vous
lui obéissez puisque vous, homme calme, homme d’un caractère sérieux, vous dont
le passé modéré fait encore aujourd’hui la force, vous devez accepter ce que le
langage de l’opposition a de plus passionné, de plus violent, langage auquel
vos lèvres n’ont pas été habituées, langage, il faut le dire, qui véritablement
déchire votre bouche.
Pouvoir occulte ! Mais votre ami M. Lebeau vous a
dit naguère encore que cette accusation est fausse, que ce fait n’existe pas.
Mais c’est vous, M. Devaux, qui avez établi d’une
manière irréfragable que cette domination religieuse n’existe pas. N’est-ce pas
vous qui êtes venu nous dire que le pouvoir, depuis 10 ans, appartient à
l’élément libéral, que l’élément libéral avait la prépondérance dans le
gouvernement provisoire, dans les ministères, dans les fonctions diplomatiques,
dans la magistrature et dans l’armée ?
Eh bien, si cette domination libérale a été exercée
depuis la révolution, et vous l’avez démontré à l’évidence, que veut donc dire
cette domination cléricale et occulte dont vous parlez ? Ce sont des mots
auxquels vous avez donné d’avance un démenti ! Je le répète donc ; ne
pourrait-on pas vous dire : L’opposition vous a imposé son langage qui n’était
pas le vôtre ; vous lui obéissez.
Vous tenez beaucoup à donner à M. le ministre de
l’intérieur des leçons de franchise et de sincérité, pourrait-on vous dire
encore ; mais quelle a été votre conduite parlementaire dans les grandes
discussions qui ont marqué ces derniers temps ? Deux grandes lois présentant un
caractère politique ont été discutées dans cette enceinte depuis deux ans : la
loi communale et la loi sur l’instruction primaire.
La veille de la discussion de la loi communale,
j’entendais autour de moi, sur ces bancs, une demande que l’on se faisait ;
mais quelle est donc, se disait-on, la position que les anciens chefs
doctrinaires vont prendre ? Eux qui étaient les défenseurs nés des idées
gouvernementales, eux qui ont promis, en 1835, de saisir toutes les occasions
pour fortifier le pouvoir central, que vont-ils faire aujourd’hui comme chefs
de l’opposition ? Evidemment, cette loi va prouver qu’ils ne sont pas, qu’ils
ne peuvent pas être à la tête de l’opposition libérale ; il y aura division
profonde entre eux et leurs nouveaux amis ; par quel moyen habile éviteront-ils
l’embarras de cette position ? Je vous avoue, messieurs, que l’honorable M.
Devaux a fait preuve d’habileté, il a trouvé le principe de la stabilité des
institutions à l’aide duquel il a pu approuver le principe de la loi et rester fidèle
à ses antécédents, et de pouvoir, d’un autre côté, voter contre la loi, avec
ses nouveaux amis. Certes, messieurs, c’était là de l’habileté, mais était-ce
de la franchise ?
Dans la loi sur l’instruction primaire,
qu’avons-nous vu ? L’honorable préopinant était celui
qui a combattu toutes les dispositions fondamentales de la loi, l’une après
l’autre, qui ne voulait laisser debout aucun principe. Toutes les propositions
qu’il a faites, ou presque toutes, tendaient à modifier la loi dans son
essence, elles ont été tour à tour repoussées. Eh bien, messieurs, lorsqu’on
est arrivé au vote de la loi, au moment même où l’honorable M. Verhaegen venait
de déclarer que la loi était plus mauvaise qu’au début de la discussion, que
les amendements l’avaient gâtée ; au moment où l’honorable M. Verhaegen venait
de tenir ce langage, l’honorable M Devaux, faisant ce que je pourrais appeler
une courbe rentrante, venait dire que la loi avait été améliorée, qu’il
voterait pour la loi. L’honorable membre avait vu beaucoup de ses amis faire
preuve de plus de modération qu’il n’en avait montrée ; il a vu qu’il se
trouverait isolé entre d’honorables membres dont je respecte les opinions,
entre les honorables MM. Delfosse et Verhaegen. Cette position n’était pas
tenable, il faut bien le dire ; eh bien, M. Devaux a trouvé un moyen habile de
parler contre la loi et de voter pour. (Interruption.)
Ccs accusations, messieurs, c’est à regret, je dois
le dire, que je les présente. Je ne veux pas, du reste leur donner plus de
gravité qu’elles n’en ont ; je comprends tout ce qu’on pourra y répondre ; ce
que j’ai voulu surtout prouver, c’est que ces sortes d’accusations sont
faciles, que ce sont des armes qui blessent souvent les mains qui s’en servent.
Messieurs, j’arrive maintenant au fond du débat, à
la question de parti qui préoccupe les esprits. Je tâcherai d’apporter beaucoup
de calme dans cette discussion, je tâcherai de m’abstenir de toute passion ; ce
sera aussi, peut-être, le seul moyen d’être neuf.
« Les élections de 1843, vous dit-on, doivent amener
le triomphe de l’opinion libérale, l’opinion catholique doit se résigner
désormais à être minorité et opposition ; le temps des majorités mixtes est
passé ; l’union des catholiques et des libéraux qui était nécessaire pour
renverser la domination étrangère, qui était nécessaire pour fonder l’ordre
nouveau, n’est plus nécessaire pour le conserver, pour le maintenir. »
Eh bien, messieurs, ceux qui affirment cela ne
comprennent la Belgique ni dans son passé, ni dans son avenir.
N’est-ce pas, en effet, à ces divisions que nous
devons d’avoir vu échapper notre indépendance politique toutes les fois que
nous étions sur le point de la saisir ? La révolution brabançonne, vous le
savez tous, si heureuse à son début, n’a-t-elle pas échoué à cause des
divisions entre les progressistes et les statistes, les catholiques et les
libéraux de cette époque ? Ne sont-ce pas ces divisions qui ont permis à la
domination autrichienne de peser de nouveau sur les provinces belges, fatiguées
et dégoûtées de l’anarchie qui était fomentée dans leur sein.
Sous le royaume des Pays-Bas, la lutte irréfléchie
et injustifiable entre les catholiques et les libéraux, n’a-t-elle pas permis
au roi Guillaume de se servir de cette division au profit de la prépondérance
hollandaise ? Le roi Guillaume devait vouloir une Belgique faible, et pour cela
il devait entretenir une Belgique divisée. Et vous, qui voulez remonter à la
lutte de 1825, qui voulez établir d’une manière définitive la classification
des partis comme elle existait à cette époque, vous voulez donc aussi une
Belgique divisée, une Belgique faible ? Mais au profit de qui, s il vous plaît
?
N’est-il pas vrai que c’est à cette inconstance de
caractère, à ce défaut d’union, à ces querelles intérieures que nous devons
cette fâcheuse réputation dans l’histoire, d’être habiles et forts pour secouer
le joug, pour renverser nos maîtres, mais d’être impuissants à nous constituer
et à être gouvernés ?
Les 12 années qui se sont écoulées depuis que nous
avons une patrie étaient un démenti éclatant donné à cette grave inculpation
qui pesait sur notre passé ; l’expérience de nos malheurs nous avait servis ;
l’Europe, voyant les idées d’ordre et de gouvernement reprendra leur empire sur
nous, voyant surtout (et qu’on ne l’oublie pas) qu’au fond de notre
organisation politique il y avait des idées qui différentiaient essentiellement
des idées françaises, contre lesquelles elle était en garde, l’Europe crut
qu’il était possible que la Belgique entrât dans la famille européenne.
Eh bien, messieurs, il faut bien le dire, parce que
le danger doit être compris, le doute revient, la défiance renaît ; au-dedans,
chez les hommes sérieux et sans passions, au-dehors peut-être aussi.
L’inquiétude règne partout, excepté peut-être, chez ceux dont l’ambition est en
jeu dans ces luttes, excepté chez ceux qui, dans les deux camps, rêvent des
victoires complètes et définitives, victoires lui sont toujours des défaites
pour le pays.
Nous ne voulons rien exagérer, mais c’est parce que
nous croyons avoir envisagé la situation avec calme, que nous considérons cette
situation comme grave, comme plus grave que des chefs de parti ne le disent, et
que la foule ne le pense.
Il ne s’agit, en effet, de rien moins que de changer
la majorité parlementaire mixte, modérée, historique de ces 12 dernières
années, c’est-à-dire, qu’il ne s’agit de rien moins que de renverser le
gouvernement tel que ces 12 années l’ont constitué.
L’on ne veut plus de cette majorité qui a fait notre
constitution, qui a élu le premier Roi belge, qui a organisé notre politique
intérieure, qui a dénoué nos difficiles questions de politique extérieure. On
se montre fatigué de voir ce beau travail de nationalisation s’effectuer au
milieu de circonstances aussi heureuses. Comme les juifs, nous sommes las de
cette manne et de ce miracle. Plusieurs voudraient dire ce que M. de Lamartine
a dit de la France : Que la Belgique aussi s’ennuie, qu’il lui faut aussi ses
partis que des haines irréconciliables séparent, qu’il lui faut des orages
parlementaires, comme à ces vieilles nations, la France et l’Angleterre, qui
résistent avec tant de peine à ces convulsions intérieures.
Chacun sait que, dans les monarchies
constitutionnelles, le renversement d’une majorité parlementaire est une
révolution dans l’Etat.
Le gouvernement se trouve déplacé avec toutes les
influences qui l’environnent ; les principes qui avaient dirigé le pays sont
modifiés et remplacés par d’autres principes souvent opposés ; on place la
nation sur une autre pente, on la dirige vers un autre but, on renverse ce qui
a été, pour introduire des idées nouvelles ; on livre le pays à toutes les
bonnes ou mauvaises chances de l’avenir.
Si le renversement d’une majorité parlementaire
n’est pas cela, qu’est-ce donc ? Serait-ce une substitution de noms propres,
aurait-elle pour objet des querelles d’ambition personnelle ? dites-le donc alors, mais alors le pays saura que cette
guerre qu’on fait n’est qu’une dangereuse hypocrisie. (Sensation.)
Messieurs, si la minorité dirigée en France par M.
Odilon-Barrot devenait majorité, à la faveur d’élections que certaines
circonstances auraient favorisées, et malheureusement cette possibilité existe,
eh bien, je vous le demande, parce que ce changement de majorité aurait été
opéré par le jeu régulier et légal du système électif, en serait-ce moins une
révolution profonde ? Tous les hommes sérieux en France ne seraient-ils pas
épouvantés de ce bouleversement ? Ne se trouverait-on pas le lendemain en face
d’une guerre générale ? N’est-ce pas pour prévenir cette éventualité que tous
les hommes d’Etat de France, les Casimir Perrier, les Guizot, les Molé ont
dirigé leurs efforts pendant ces 12 années.
Sans doute, un des bienfaits du gouvernement
représentatif est de permettre à une nation, qui doit subir une transformation
politique, d’opérer cette transformation à l’aide d’un changement de majorité
parlementaire, et en évitant la chute d’un trône. Mais ce changement en est-il
moins une révolution véritable ; parce que cette révolution n’emploie pas les
pavés des rues, en est-elle moins fondamentale pour cela ?
Les hommes d’Etat, les amis de leur pays, au lieu
d’encourager les passions qui y mènent, au lieu de s’applaudir de la voir
arriver, ne devraient-ils pas faire tous leurs efforts pour en diminuer les
chances, pour la conjurer comme un péril dont nul ne peut mesurer l’étendue ?
L’union est dissoute, dit-on, l’union doit être
dissoute ; l’union, c’est la politique du passé ; la division des partis, c’est
la politique de l’avenir.
Messieurs, permettez-moi de remonter dans le passé,
comme vient de le faire l’honorable M. Rogier, permettez-moi de vous en faire
aussi l’histoire, telle que je la conçois.
Le congrès constituant avait compris en 1830 que les
deux conditions de l’indépendance de la Belgique étaient ce qu’on a nommé la
double transaction extérieure et intérieure.
Il a voulu au-dehors la réconciliation de la
Belgique avec l’Europe ; la réconciliation définitive des partis au dedans.
Telle est l’idée fondamentale qui a présidé à la
politique belge depuis douze ans.
La Belgique, qui avait su réunir tous ses enfants
sous un seul drapeau pour renverser la domination étrangère, sous le
gouvernement des Pays-Bas, allait-elle, après la victoire, reprendre ses
vieilles préventions ; allait-elle faire renaître les divisions de 1825 ?
Fallait-il que les majorités futures fussent divisées en catholiques et
libéraux ?
On se demandait alors aussi, il vous en souvient, si
l’union qui avait servi à renverser, était nécessaire pour fonder, comme on se
demande aujourd’hui si elle est nécessaire pour conserver.
Eh bien, vous savez tous quelle a été la réponse que
le congrès a donnée à cette immense question ?
La constitution belge, messieurs, n’est en
définitive que le programme dans lequel est écrite cette grande transaction de
l’union catholique et libérale de 1828 ; la constitution est la traduction
fidèle de ces principes qui étaient alors admis par tous.
Les libéraux adhéraient à la liberté religieuse à la
liberté d’enseignement, à la liberté d’association, comme les catholiques
adhéraient à la liberté des cultes, à la liberté des opinions et à la liberté
de la presse.
La tolérance civile était la loi commune.
Les catholiques comprirent qu’un libéral n’est pas
nécessairement un enfant du XVIIIème siècle, haïssant les prêtres, chassant les
jésuites, et fermant les temples. Les libéraux avaient compris qu’un catholique
n’est pas nécessairement le synonyme invariable du partisan de l’ancien régime
et de la légitimité, exilant les huguenots avec Louis XIV ou adhérant aux ordonnances
de Charles X.
Telle fut, messieurs, la grande transaction. Le
congrès, en inscrivant ces libertés politiques dans la charte elle-même, a fait
reposer tout notre régime constitutionnel sur cette transaction entre les
libéraux et les catholiques, et il y a apposé le sceau de l’inviolabilité
nationale.
Le caractère essentiel de notre constitution, le
caractère par lequel elle ne ressemble à aucune autre, c’est précisément
d’avoir placé les controverses religieuses en dehors du domaine de la
politique, c’est d’avoir rendu impossible la reconstruction des partis anciens,
de l’avoir rendue impossible tant que notre charte resterait debout.
L’union libérale et catholique et la constitution se
supposent réciproquement ; l’une est le principe, l’autre le fait.
Déclarer que cette union est maintenant impossible,
c’est nier nos idées constitutionnelles les plus fondamentales ; c’est déclarer
que ces idées sont irréalisables.
L’union catholique libérale n’est donc pas un
accident que certaines circonstances passagères ont fait naître, ce n’est pas
une trêve destinée à être suivie par de nouvelles hostilités ; c’est un
principe lié au fondement même de notre constitution.
Toute tentative pour dissoudre l’union est donc une
tentative dirigée contre la constitution elle-même, contre la pensée
fondamentale qui en forme la base, contre le résultat pratique que la
constitution a amené ; c’est vouloir effacer 1e signe caractéristique de la
révolution de 1830, par lequel l’Europe vous avait distingués jusqu’ici, c’est
remettre en question notre nationalité, puisque c’est déchirer le principe d’où
cette nationalité est sortie. L’union nous a fait conquérir notre nationalité,
et il faut être aveugle pour ne pas comprendre que nos divisions nous la
feraient perdre.
Messieurs, les adversaires de l’union ne sont pas
nés d’hier ; ils sont nés au congrès, avec la constitution même. Au congrès
siégeait, comme vous le savez, une minorité exclusivement libérale, conduite
par des chefs capables et composé de 60 membres. Eh bien ! cette
minorité libérale ne voulait pas la constitution, telle que la constitution est
écrite, telle que nous l’avons jurée ; des quatre grandes bases sur lesquelles
la constitution repose, les libertés de culte, de l’enseignement, des
associations et de la presse, cette minorité voulait en renverser trois.
Vous le savez, messieurs, cette minorité de 60
membres ne voulait pas de l’art. 12, de la liberté religieuse, de la séparation
et de l’indépendance du pouvoir civil et du pouvoir religieux. On nous parle à
tout propos de cette indépendance réciproque, c’est cette minorité qui n’en
voulait pas. L’honorable M. de Facqz l’a proclamé
hautement ; le pouvoir civil, disait-il, doit primer, doit absorber le pouvoir
spirituel. C’était la consécration de l’intolérance politique et des principes
qui avaient dirigé la conduite du roi Guillaume.
La liberté d’enseignement, cette seconde base de
votre constitution, la minorité de 60 voix n’en voulait pas non plus ; elle a
fait à cet article inscrit aujourd’hui dans la constitution une opposition
telle que les membres de la minorité, après le vote, ont demandé l’insertion de
leur vote au procès-verbal, comme protestation permanente et solennelle contre
l’article qui avait proclamé la liberté de l’enseignement.
M. Dubus (aîné). - C’est vrai.
M. Dechamps - La liberté d’association a rencontré les mêmes adversaires. Un fait
remarquable qui a impressionné vivement les esprits s’est passé à cette époque
: A la séance même où cette salle venait de retentir de ces protestations
contre nos libertés constitutionnelles, au moment même où M. Charles de
Brouckere venait de déclarer à la tribune que l’union nécessaire en 1828
n’était plus indispensable, qu’elle n’avait jamais été définitivement conclue ;
c’est alors que l’on vit la plupart des membres du clergé qui faisaient partie
du congrès se lever et appuyer l’amendement le plus large qui avait été proposé
pour consacrer la liberté de la presse.
L’honorable M. De Robaulx, ému de ce contraste,
s’écria : les catholiques sont sincères envers nous, soyons sincères envers eux
!
Vous le voyez, messieurs, je ne m’arrête pas aux
petits faits, je prends les questions par leur côté sérieux et général. Je dis
que les adversaires de l’union catholique et libérale ne sont pas nés d’hier,
qu’ils existaient avant tous les griefs qu’on articule aujourd’hui ; il n’y
avait pas alors de mainmorte, de dîme, de fractionnement, d’électeurs fictifs,
de domination cléricale ; tous ces griefs n’existaient pas ; cependant alors
déjà on proclamait comme aujourd’hui la nécessité de rompre l’union et de
raviver les anciennes querelles.
Ainsi, la première tentative contre l’union
catholique et libérale a été faite avant la naissance de tous les griefs qu’on
a formulés depuis ; elle date du congrès même. Cette minorité, après la
fermeture du congrès, s’est trouvée faible dans le parlement, mais elle s’est
réfugiée dans la presse, où elle a continué de vivre et d’agir ; et,
permettez-moi de vous le dire, c’est encore elle que nous avons en face de
nous.
Cette minorité réfugiée dans la presse est bientôt
arrivée à ce que j’appellerai la seconde tentative contre l’union catholique et
libérale et en même temps contre la constitution du pays ; car ces deux choses
se tiennent, comme je l’ai prouvé. Je veux parler de cette manifestation qu’on
a nommée la réforme électorale, en 1836 et 1837, réforme électorale pour
laquelle on a organisé un vaste pétitionnement. Qu’était-ce que cette réforme
électorale ? S’agissait-il, comme aujourd’hui, de modifier quelques
dispositions accessoires de la loi, pour en assurer l’exécution plus sincère de
faire voter le même collège simultanément pour les sénateurs et pour les
représentants, d’exiger le paiement du cens pendant deux années au lieu d’une ?
Non ; messieurs, il s’agissait de renverser la loi
électorale toute entière ; de substituer à sa base une autre base, de retourner
en arrière jusqu’au cens uniforme de 1814, de ce cens uniforme que M.
Royer-Collard a combattu en 1817, et qui a été modifié en 1831.
Et le but avoué de cette audacieuse tentative, quel
était-il ? De changer les résultats électoraux, de changer l’esprit des
élections, de renverser, à coups de lois, la majorité parlementaire. Veuillez
remarquer, en second lieu, que cette réforme, comme je l’ai démontré dans mon
rapport, et l’on ne me répondra pas, que cette réforme violait à un double
titre l’article 47 de la constitution
J’ai prouvé que cet article avait voulu établir un
cens varié et exclure un cens uniforme. J’ai prouvé que l’adjonction des
professions libérales que l’on réclamait était une violation manifeste de cette
même prescription constitutionnelle.
La troisième tentative, celle qui a couronné les
autres, c’est l’avènement de cette doctrine qu’on a écrite récemment sur un
drapeau, et qui pour la première fois est entrée en 1840 dans la législature.
Cette doctrine est celle en face de laquelle nous
nous trouvons, et qui consiste à déclarer permanente et normale la division des
partis en catholiques et en libéraux. Ces doctrines sont nées à l’occasion de
la chute du précédent cabinet ; elles sanctionnent tout ce que voulait la
minorité libérale dont j’ai fait l’histoire. Je fais cette observation afin que
chacun sache ici quelle est sa généalogie,
A côté de cette minorité, pendant longtemps écartée
des chambres, se sont constitués les véritables partis parlementaires, dont
vous me permettrez de vous entretenir.
L’honorable M. Rogier l’a dit, les partis
parlementaires reposaient sur deux grandes idées : la politique extérieure et
la politique intérieure. La question extérieure vous est connue, et vous savez
par quels noms la majorité et la minorité étaient représentées. Ou voyait, d’un
côté, M. Lebeau à côté de M. Nothomb, M. Devaux à côté de M. de Theux, M.
Rogier à côté de M. de Gerlache. De l’autre côté se trouvaient M. Gendebien et
ses amis, MM. Dubus et Dumortier avec leurs amis.
Les questions de politique intérieure qui se
résumaient dans l’organisation communale et provinciale, amenaient la même
classification des partis politiques, et présentaient les mêmes noms dans les
deux camps. Il n’y avait la ni catholiques ni libéraux. On est parvenu à
dénouer ces difficiles questions de politique intérieure et extérieure, sans
avoir besoin de recourir à nos fâcheuses divisions.
Je me trompe, messieurs, il y avait une question qui
semblait menaçante et qui paraissait devoir nous diviser en catholiques et en
libéraux, c’était la question d’instruction publique et surtout de
l’instruction primaire. Chacun se rappellera que chaque année, dans les
chambres, il y avait des discussions qui prenaient cette couleur politique.
Je ne parle pas des spirituelles plaisanteries de M.
Julien sur les chanoines, et de M. Seron, sur les carmes et les capucins ; on
en riait un moment et tout était dit. Mais la question de l’instruction
primaire tenait les deux partis en garde l’un contre l’autre. Une défiance
réelle séparaient les catholiques et les libéraux, Les catholiques disaient :
Une fraction notable du libéralisme n’a pas voulu, en 1830, de la liberté de
l’enseignement admise par le congrès ; elle a protesté contre l’admission de ce
principe. Depuis le congrès un projet a été présenté par MM. de Robaulx et
Seron, qui était attentatoire à la liberté de l’enseignement. Les catholiques
se défiaient donc, sous ce rapport, de la sincérité de l’opinion libérale.
Les libéraux, de leur côté, disaient : les
catholiques veulent le monopole de l’enseignement de fait, sous le nom de la
liberté ; ils ne veulent pas de l’action du gouvernement. De profondes
défiances nous séparent. Au fond, à part certaines circonstances qui expliquent
le long retard qu’on a mis à présenter cette loi devant nous, cet ajournement
dont on s’est plaint était motivé par la crainte de voir l’union libérale et
catholique se briser à cette occasion. Ainsi, messieurs, la seule cause réelle
de cette division sourde qui se manifestait parfois entre les catholiques et
les libéraux, dans le passé, c’était la perspective de la loi sur l’instruction
primaire. Eh bien ! cette loi quand vous a-t-elle été
présentée ?
Elle l’a été le lendemain de la chute du cabinet
précédent, fait qui a été un malheur, et je ne sais
pas si je dois ajouter avec l’honorable M. Dumortier, qu’il a été peut-être une
faute.
Quoi qu’il en soit, cette secousse avait jeté une
certaine irritation dans une partie de l’opinion qui se croyait elle-même
attaquée.
Eh bien, c’est dans ce moment, c’est au milieu de
ces circonstances que M. le ministre de l’intérieur n’a pas craint de soumettre
cette loi à vos discussions, et il a obtenu presque l’unanimité ! Que faut-il
conclure de ce fait important ? Qu’il n’y a pas véritablement de question
sérieuse qui nous divise, qu’il y a peut-être des fautes entre nous, mais qu’il
n’y a ni un principe ni un intérêt.
Messieurs, on me répond : vous avez beau vous fermer
les yeux ; le fait de la division entre les deux opinions n’en existe pas
moins. Les grandes questions extérieures sont résolues, les questions
intérieures les plus vitales sont résolues ; il faut des luttes et des partis dans
les gouvernements représentatifs, c’est là leur essence ; eh bien, ces partis,
quels noms voulez-vous leur donner désormais, autres que ceux de catholiques et
de libéraux ?
Comment ! Les questions sérieuses sont résolues pour
la Belgique ! Mais je soutiens que les plus difficiles et les plus importantes
sont encore à résoudre.
La politique belge aura eu deux phases. La première,
que j’appellerai, phase diplomatique, est celle qui a eu pour résultat de nous
voir dans l’unité européenne, de faire inscrire officiellement le nom de la
Belgique sur les parchemins de la conférence de Londres. La seconde phase, que
j’appellerai phase politique, sera celle où la Belgique consolidera son
existence par des alliances commerciales. La question d’avenir pour nous est de
savoir si les puissances traduiront notre neutralité en notre isolement
commercial. Si cette idée prévaut, la Belgique périra, comme elle a péri, par
la même cause, aux traités d’Utrecht et de Munster.
Veuillez-y prendre garde, messieurs, c’est là le système
de l’Angleterre, à notre égard, à toutes les époques de l’histoire. Pour
l’Angleterre, la Belgique doit non seulement servir de barrière continentale,
mais elle doit être un pays sans destinée commerciale, un pays ouvert et que je
nommerai anséatique pour servir de marché d’infiltration à ses produits sur le
continent.
Notre avenir politique tout entier est là.
Serons-nous les alliés commerciaux de la France, de la Hollande et de
l’Allemagne ? Comment, ces alliances s’effectueront-elles sans violer notre
neutralité politique ? Questions immenses, messieurs, questions qui tiennent
depuis deux ans les cabinets étrangers en éveil, et qui sont mises au premier
rang parmi les questions européennes qui restent à résoudre.
Et en présence de cet avenir plein de difficultés,
l’on vient nous dire : Toutes les questions politiques sont résolues : la
Belgique n’a plus rien à faire qu’à se croiser les bras ; nous n’avons plus
qu’à nous déchirer les uns les autres, sous les noms de catholiques et de
libéraux ! Mais c’est déclarer qu’on est étranger aux intérêts du pays et qu’on
préfère leur substituer de rêveries politiques.
Messieurs, on vient nous dire, je résume ici les
griefs qu’on nous oppose dans ce qu’ils ont d’essentiel et de sérieux ; on
vient nous dire : Vous êtes la Droite de la Restauration ; vous faites revivre
les anciennes prétentions de la Droite de la Restauration ; c’est dans ces
errements que vous voulez entraîner de nouveau la Belgique ; vous êtes la
droite de M. de Villèle et nous sommes les 221.
Allons au fond de cette objection :
Nous sommes la Droite de la Restauration ! Mais quel
était le double grief que l’on a imprimé sur le front de la Droite de la
Restauration ? C’était que le parti royaliste était le parti de l’étranger ;
qu’il avait ramené la dynastie sur les baïonnettes étrangères. Voilà la
flétrissure qui devait amener la chute de cette majorité et de ce gouvernement.
Le second grief était celui-ci : On lui disait : Vous n’avez pas voulu de la
charte en 1814 ; vous vous êtes opposé à ses principales dispositions, vous
avez repoussé la charte, et vous avez conspiré contre elle ; vous voulez la
détruire. Voila le double et sérieux grief qui était articule à cette époque ;
tout le reste, la domination cléricale et les jésuites, était comme l’ont nommé
M Cormenin et la Gauche en 1830, la comédie de 15
ans.
Eh bien, je le demande ici sincèrement, sommes-nous,
avons-nous jamais été le parti de l’étranger ? Quelqu’un osera-t-il nous jeter
cette accusation ? Mais, messieurs, demandez aux conspirateurs qui, en 1831 et
depuis, voulaient retourner en arrière au gouvernement du roi Guillaume ;
demandez-leur si on trouvera sur leurs listes quelques-uns des noms appartenant
à notre opinion. Je n’accuse pas ici l’opinion libérale, qui, je le reconnais,
a été un des éléments vivants de notre nationalité ; mais, je le demande,
est-ce nous que l’on nommera le parti de l’étranger ? Au congrès, était-ce nous
qui voulions la réunion masquée ou non masquée avec la France ? mais veuillez-nous rendre compte des noms qui ont figuré
dans les votes publics en cette occasion, et vous me répondrez.
Le parti de l’étranger ! Mais vous avez déclaré
vous-même qu’il eût été désirable que la Belgique fût composée du seul élément
catholique, parce qu’il eût donné des gages plus certains pour l’avenir de
notre nationalité.
Nous ne sommes donc pas le parti de l’étranger.
N’avons-nous pas voulu de la charte de 1830 ? Nous
sommes-nous opposés à ses principales dispositions ? Avons-nous conspiré contre
elle ? Mais, messieurs, je viens de vous le dire tout à l’heure : il y a une
minorité nombreuse qui s’est opposée à la constitution comme la Droite de la
Restauration et qui a conspiré contre elle, mais ce n’est pas nous. Je défie
qui que ce soit de citer un fait, un mot, une phrase qui ait quelque valeur et
que l’on puisse citer pour nous accuser d’avoir voulu détruite quelqu’une de
nos libertés politiques. On pourra subtiliser peut-être, mais si l’on parle
avec franchise, on devra le reconnaître.
Nous sommes donc aussi nationaux que vous, aussi
constitutionnels que vous. Sommes-nous moins tolérants ? Mais avons-nous
charivarisé des évêques, lorsqu’ils ont use d’une de leurs prérogatives
constitutionnelles, en fondant l’université de Louvain ? Avons-nous
charivarisé, dans presque toutes nos villes, ces frères de la doctrine
chrétienne qui ont conquis le respect de tous en France ? Est-ce nous qui avons
chassé de Thillf des prêtres parce qu’ils étaient
suspects d’être étrangers ? Je n’accuse pas tout le parti libéral de ces
fautes, mais je veux répondre à des accusations et conclure que ce n’est pas au
moins à notre opinion que des actes d’intolérance peuvent être reprochés.
Et quels sont donc vos griefs ?
La mainmorte, le fractionnement communal, les quarante-cinq mille francs donnés
à un cardinal, le petit séminaire de Saint-Trond, une tabatière envoyée,
d’après ce que M. Verhaegen nous a appris, à M. le cardinal Lambruschini.
Et vous avez le courage de vous abaisser à ce point pour ramasser de telles
accusations ! et c’est pour cela que vous voulez nous
exclure, que vous nous déclarez indignes de concourir avec vous à ce grand
travail qui vous reste à faire pour constituer la Belgique ? C’est pour cela
que vous divisez le pays en deux camps irréconciliables, que vous le dirigez
vers le même écueil où Joseph II et Guillaume Ier se sont brisés ; que vous
jetez, en un mot, au hasard, l’avenir de notre nationalité, qu’il a fallu tant
de peines et tant de siècles pour établir ! (Très bien ! très bien. Marques nombreuses d’approbation).
M. Dolez. - Messieurs, en écoutant le discours que vous venez d’entendre, j’avais
peine à me convaincre que ce fût bien l’honorable M. Dechamps que nous avions
devant nous. En effet, messieurs, ce même orateur, qui vous parlait aujourd’hui
avec éloquence des bienfaits de l’union et du danger de la division des partis,
tenait, il y a deux ans, un tout autre langage et se faisait le porte-drapeau
de cette division, quand existait au pouvoir un ministère qui n’avait d’autre
tort que d’avoir répondu à l’appel qui lui avait été fait par la confiance de
la royauté. Cette chambre ne l’a point oublié, c’est cet honorable membre qui
est venu proclamer parmi nous l’existence de cette irritation générale, que personne n’avait soupçonnée jusque-là.
Moi aussi, messieurs, je suis partisan de l’union ;
je désire qu’elle règne dans mon pays, mais je la désire, quels que soient les
hommes qui sont au pouvoir, qu’ils soient mes amis ou mes adversaires
politiques, pourvu qu’ils y figurent avec honneur.
Les convictions de l’honorable M. Dechamps n’ont
pas, sur ce point, la même persévérance. Quand ses amis sont au pouvoir, il est
partisan de l’union, mais quand ses adversaires y figurent, il n’hésite pas à
faire appel à la défiance et aux luttes des partis.
Le discours de l’honorable membre me ramène
naturellement à vous entretenir de ce que je regarde comme la véritable cause
de la désunion que l’on déplore aujourd’hui, chez ceux-là mêmes qui ont le plus
contribué à la susciter parmi nous. Permettez-moi de vous dire nettement ma
pensée à cet égard.
Cette désunion déplorable, mais profonde, a son
point de départ dans l’attitude prise par une partie de cette chambre, et après
elle par une partie d’une autre assemblée, contre un ministère composé d’hommes
qui étaient non moins dignes de la confiance du pays que de celle de la
royauté. Il ne leur manquait ni talent, ni dévouement à nos institutions que
tous avaient contribué à fonder et à consolider depuis les premiers jours de
notre émancipation politique.
Vous n’en avez point perdu le souvenir, après une
opposition de détails, qui ne craignait pas de se produire dans les questions
administratives les plus ordinaires, une partie de cette chambre, à la tête de
laquelle se plaçait l’honorable M. Dechamps, vint provoquer ouvertement le
renversement du ministère.
Quels reproches lui adressait-on ? quelles fautes politiques ou administratives avait-il
commises ? Ses adversaires ne pouvaient en signaler aucune.
Ce qu’on lui reprochait, comme le rendant indigne de
la confiance de ceux qui l’attaquaient, c’était la sympathie que lui témoignait
l’opinion libérale, c’était d’avoir accepté, avec honneur et indépendance un
concours offert avec loyauté et désintéressement.
N’était-ce point là, messieurs, se montrer injuste
envers une opinion respectable ? N’était-ce point là susciter cette division
que l’on déplore aujourd’hui ? N’était-ce point nous faire une loi d’en garder
le souvenir, au nom de notre dignité, au nom des principes, que nous
représentons dans cette enceinte ?
Et quand un ministère libéral a dû se retirer du
pouvoir pour un pareil grief, faut-il s’étonner que notre opinion ne l’ait
point oublié et qu’elle ait gardé la mémoire d’une aussi criante injustice ?
Faut-il s’étonner qu’elle ait entouré des défiances des hommes qui sont sortis
de ses rangs pour prêter leur indispensable concours aux auteurs de cette
injustice ? Oh ! oui, sachez-le bien, M. le ministre
de l’intérieur, voilà l’origine de la crise qui nous agite, voilà l’explication
toute naturelle de la défiance dont on vous environne.
En effet, messieurs, quand on avait dit à notre
opinion : par cela même que des hommes qui ont vos sympathies sont au pouvoir,
nous les attaquons ; n’avons-nous pas dû croire, le jour où l’honorable M.
Nothomb sortait de nos rangs pour entrer au pouvoir, succédant à ces mêmes
hommes, n’avons nous pas dû croire, quand nous l’avons vu accepté par ceux-là
même qui avaient attaqué ses prédécesseurs, qu’il entrait avec la pensée
préconçue de démentir tous ses antécédents, de renoncer à des opinions qui
avaient jusque-là été communes entre lui et nous ?
Il est vrai qu’au début de sa carrière, M. le
ministre de l’intérieur, dans son programme adressé aux gouverneurs de nos
provinces, annonçait une pensée dont la réalisation aurait pu non point
légitimer, mais du moins faire oublier le tort de son entrée au pouvoir dans de
telles circonstances. Mais je le demanderai à M. le ministre de l’intérieur, ce
programme de modération l’a-t-il sincèrement observé ? Ou plutôt ne l’a-t-il
pas abandonné à chaque pas de sa carrière ?
Le premier acte auquel le gouvernement ait eu à
intervenir après la composition du nouveau ministère, ce sont les élections de
1841. Eh bien ! ce même ministère qui avait annoncé
qu’il n’avait d’autre but en entrant aux affaires, que de maintenir ce qu’il
appelait l’ancienne majorité, ce même ministère n’a point hésité à se montrer
hostile aux hommes les plus éminents de cette majorité. A Bruges, c’était
l’honorable M. Devaux que les amis du ministère combattaient en son nom ; à
Anvers, c’était M. Rogier ; à Bruxelles, c’était M. Lebeau ; à Nivelles,
c’était M. Mercier, que poursuivaient les agents supérieurs de cette même
administration, dont naguère il était le chef.
Voilà, messieurs, quel fut le premier acte d’un
ministère qui s’annonçait comme devant tenter d’amener une conciliation que des
causes aussi impolitiques que déplorables avaient rendue si difficile.
Quel fut le second acte auquel le ministère
intervint ? Et je n’ai pas besoin, pour vous le rappeler, de sortir de cette
enceinte. Ce second acte, ce fut la composition du bureau de cette chambre, ce
fut la composition de votre commission d’adresse. Quant à la composition du
bureau, que fit le ministère ? Chacun le sait. Les candidats que notre opinion
présentait furent repoussés et par ses votes, et par ceux de ses amis. Un
membre appartenant à l’opinion libérale, l’honorable M. de Villegas, figurait
parmi les secrétaires de cette chambre ; les votes du ministère concoururent à
l’éliminer !
Pour la commission d’adresse, est-il un seul d’entre
nous, quelque modérée que fût sa nuance dans l’opinion libérale, qui ait trouvé
grâce près du ministère et près de ses amis ? Non, pas un seul de nos candidats
ne fut admis, ni par lui, ni par les siens, bien que parmi ces candidats figurassent
des membres de l’ancienne majorité. Il en fut de même au début de la session de
cette année.
Ainsi, M. le ministre de l’intérieur, vous le voyez,
à chaque pas, votre programme de conciliation, vous l’avez démenti ; à chaque
pas vous avez prouvé que ce que vous vouliez, c’était non pas de maintenir
l’ancienne majorité, mais d’empêcher l’opinion libérale de prendre la portion
d’influence à laquelle l’appelle le cours inévitable des choses, par cet
invincible accroissement que lui apporte chaque génération nouvelle.
Dans la discussion de la loi communale, quelle fut
encore l’attitude du ministère ? Une partie des membres de l’opinion libérale,
au nombre desquels je figurais, était disposée à accepter certaines des propositions
du gouvernement. Dans cette chambre messieurs, je proclamai moi-même que si le
gouvernement était disposé à repousser les propositions que je qualifiais
d’exagérées en indiquant particulièrement comme telle la proposition de
fractionnement émanée de l’honorable M. de Theux, je pourrais voter pour
quelques-unes des dispositions que le gouvernement proposait.
Que fit le ministère ? Fit-il accueil à ces
propositions de modération ? Il vota pour la proposition de M. de Theux ; il ne
fit aucune des concessions que nous lui avions demandées, et la loi déplorable
du fractionnement fut imposée au pays !
Tout cela, messieurs, je le
demande à M. le ministre de l’intérieur, était-il de nature à faire renaître
parmi nous cette union, cette concorde, si désirable et dont on nous préconise
les avantages, après l’avoir pour longtemps peut-être éloignée de cette chambre
et du pays ? Evidemment non ; tout cela était de nature à nous montrer que M le
ministre de l’intérieur, quelles que fussent ses convictions intimes, n’était
plus désormais que l’instrument d’un parti ; qu’il n’était point ce ministre de
conciliation qu’il avait annoncé dans la circulaire aux gouverneurs de nos
provinces.
Je n’ignore pas, messieurs, que M. le ministre de
l’intérieur a obtenu, dans la session dernière, différents actes administratifs
et politiques fort importants ; et moi-même je rends hommage au talent qui les
lui a fait obtenir. Mais, messieurs, je ne crois pas cependant que M. le
ministre de l’intérieur ait le droit d’attribuer, ni au caractère de son
ministère, ni à celui de sa politique, ces résultats dont j’avais l’honneur de
vous dire tout à l’heure qu’il pouvait être fier.
Suivant moi, messieurs, savez-vous à qui revient une
large part de l’honneur de ces résultats ? C’est à la sagesse, c’est à la
prudence, c’est aux idées gouvernementales de l’opposition qui siège sur ces
bancs.
Oui, messieurs, si, imitant le triste exemple qui
nous a été donné, il y a trois ans, nous avions dit que les affaires du pays
devaient souffrir de nos dissidences avec l’administration, croyez-moi, les
résultats de la session dernière n’auraient pas été si fertiles. La loi des
indemnités n’eût pas été adoptée, si l’opinion libérale, imitant ce qu’avait
fait un an auparavant une autre opinion pour la loi des pensions, avait voté
contre les propositions du gouvernement. La loi de l’enseignement n’eût pas été
admise, par cette quasi-unanimité qui lui donne dans le pays une autorité
morale, qui était indispensable à cette loi, si l’opinion libérale, imitant de
tristes exemples, avait voté contre elle. La loi sur les finances de la ville
de Bruxelles n’eût pas été adoptée dans la session dernière sans le concours
loyal d’une partie de l’opinion libérale.
Si donc quelqu’honneur
revient à l’une ou à l’autre des opinions de cette chambre dans les résultats
féconds de notre dernière session, nous croyons que l’opposition a le droit
d’en revendiquer une large part. Il eût donc été plus exact et plus juste, de
la part de M le ministre de l’intérieur, de nous dire qu’il rendait hommage au
désintéressement de nos votes dans la loi d’enseignement primaire, que de
proclamer qu’il en avait obtenu l’hommage. Les rôles ont été intervertis dans
ces paroles de l’honorable ministre de l’intérieur.
Je vous le disais, messieurs, nul plus que moi
n’aime à rendre un complet hommage au talent de l’honorable M. Nothomb ; mais
je ne puis croire, comme il semble le penser, qu’il suffise à un gouvernement
d’aborder avec activité les questions d’affaires. Je crois qu’à notre époque, il
est d’autres questions qui ont sur un pays non moins d’influence que les
questions d’intérêt matériel, que les questions d’affaires proprement dites.
Les questions politiques, les questions d’influence morale sur le pays ont
aussi leur importance.
Eh bien ! messieurs, sous
ce dernier rapport, M. le ministre de l’intérieur croit-il en conscience qu’il
ait à se féliciter de son passage aux affaires ?
Dans quelle situation le ministère actuel a-t-il
trouvé le pays ? An moment où le ministère précédent succomba devant une
opposition que j’ai qualifiée, le pays était calme, le pays était uni. Il n’y
avait d’irritation que dans quelques têtes, irritation qu’elles avaient grandie
à plaisir pour amener la chute d’un cabinet qui ne leur plaisait pas.
Aujourd’hui que voyons-nous ? De toutes parts le
pays est agité par les pensées politiques ; partout des comités politiques se
forment, partout s’agite l’esprit d’ordinaire si calme de nos populations. Je
demande à M. le ministre de l’intérieur si cet état de choses n’est pas un mal
sérieux et profond. Quant à moi, messieurs, je crois que c’en est un, et il
m’est impossible de ne pas en faire un reproche an ministère qui l’a fait
naître, et par son avènement au pouvoir et par la marche qu’il y a suivie.
Messieurs, le dernier ministère avait atteint un
résultat qui me paraissait de nature à amener sur l’avenir du pays la plus
heureuse influence, il avait rendu l’opinion libérale éminemment
gouvernementale.
C’était un résultat heureux à mes yeux, parce qu’il
devait faire grandir dans les idées gouvernementales les générations nouvelles
qui apportent chaque année à l’opinion libérale un invincible accroissement.
Aujourd’hui, au contraire, l’opinion libérale tout
entière est hostile au ministère.
Cet état de choses, messieurs, ne peut pas continuer
à régner dans le pays sans de graves dangers pour son avenir politique ; cet
état de choses, je ne crois pas que le ministère actuel soit capable d’y mettre
un terme ; je ne lui crois point assez d’influence dans le pays, je ne lui crois
point assez d’influence dans cette chambre pour attendre ce résultat ; dans
cette chambre, messieurs, quelle est en effet sa position ? Des adversaires, il
en compte de nombreux et j’ose dire qu’il en compte d’influents, alors que je
vois figurer parmi eux des hommes dont tous les antécédents sont connus, dont
le nom se rattache aux premiers jours de notre émancipation politique. Des
amis, je ne lui en vois guère ; j’y vois bien quelques hommes qui le
soutiennent à cause des nécessités du moment, mais je ne vois pas que l’opinion
catholique accepte M. Nothomb comme son chef ; je ne crois pas même que M. le
ministre de l’intérieur ambitionne ce titre-là.
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Certainement non.
M. Dolez. - Ainsi, messieurs, vous voyez que la situation politique est difficile
et fâcheuse ; les ministres ne sont point les chefs du parti qui forme la
majorité, et ils sont combattus par une imposante minorité ; je demande si
c’est là la position normale d’un gouvernement constitutionnel ?
M. Rodenbach. -
Nous n’avons point de chef ici ; nous sommes députés de la nation, et nous
n’avons pas de chefs ; je n’en veux pas.
M. Dolez. - Je n’entends pas imposer un chef à l’honorable M. Rodenbach, qui n’en
veut pas. Je me sers ici du langage parlementaire et quand je parle du chef
d’une opinion, mes paroles ont une portée que chacun de vous comprendra ; je ne
pense pas qu’elles aient besoin d’explication.
M. le ministre de l’intérieur nous disait,
messieurs, dans notre séance d hier que c’était une étrange position que celle
d’une minorité disant à la majorité qu’elle est condamnée par le pays. Oui,
messieurs, cette position serait étrange si nous n’avions pas des antécédents
qui nous autorisent non pas à tenir ce langage car il n’a pas été tenu, mais
qui nous autorisent peut-être à avoir la pensée que nous a prêtée M le ministre
de l’intérieur. En effet, messieurs, n’est-ce pas au nom de l’opinion qui a la
majorité dans cette chambre que l’on a manifesté, il y a deux ans, la crainte
d’un appel au pays, la crainte d’un appel aux électeurs, tandis que nous
n’hésitions pas à le provoquer de nos vœux ?
Un honorable orateur que vous avez entendus dans la
séance d’hier, M. Dumortier, nous disait : « Ce qu’il faut à la Belgique, c’est
un parti conservateur des libertés civiles et religieuses que la révolution
nous a données », et un grand nombre de nos collègues ont applaudi à ces
paroles ; j y applaudis a mon tour, mais je demande à votre franchise de me
dire lequel des deux partis qui divisent la chambre a le droit de s’intituler
conservateurs ; est-ce celui qui à chaque occasion, à chaque nécessité de
position qui se révèle pour lui, porte une main hardie, téméraire sur nos lois
organiques, ou est-ce celui qui en défend le maintien, de toute sa puissance,
de tout son pouvoir ? Lorsqu’il s’est agi des modifications à la loi communale,
l’opinion libérale seule a défendu la stabilité des institutions communales, et
c’est encore aujourd’hui l’opinion libérale qui défend la stabilité de la loi
électorale. L’honorable M. Dumortier m’interpelle et me demande qui avait
réclamé la réforme électorale. Il serait difficile de répondre d’une manière
catégorique à cette question, par cela même qu’une proposition de réforme
électorale n’a été, si je ne me trompe, formulée dans cette enceinte que par un
membre isolé. Ce n’est donc pas là une opinion que l’on puisse prêter à la
minorité de cette chambre, puisqu’il n’y a jusqu’à présent que l’honorable M.
Delfosse qui se soit proclamé ici le partisan de la réforme électorale. (Interruption.)
Il est possible qu’il y ait encore un autre membre
qui ait défendu cette opinion ; admettons qu’il y en ait jusqu’à trois ; il
n’en sera pas moins vrai que la minorité de la chambre ne peut pas être
considérée comme ayant réclamé la réforme électorale, comme l’ayant proclamée
l’une de ses pensées fondamentales ;
Partisan sincère de la conservation, je vous dirai
avec franchise, messieurs, ce que j’aurais voulu que fût la loi dont nous nous
occupons. Cette loi était destinée à pourvoir à une nécessité du moment ; eh
bien, j’aurais voulu qu’on se fût borné là ; j’aurais voulu qu’on se fût borné
à assurer la sincérité des élections en écartant des listes tous ceux que la
fraude allait y introduire.
Cependant je vous avouerai avec la même sincérité,
je vous avouerai dis-je, que la loi ne me paraît pas tout à fait aussi mauvaise
qu’elle le paraît à certains de mes honorables collègues. Tout en regrettant
qu’au lieu de proposer une disposition isolée propre à porter remède au mal qui
avait été signalé, on ait introduit dans le projet des mesures dont la
nécessité ne m’est pas démontrée, je vous avouerai qu’à deux dispositions près,
je ne me sens pas une antipathie profonde pour la loi qui nous est soumise.
L’une, et c’est peut-être la plus fâcheuse est celle qui défend aux électeurs
d’entrer dans les divers locaux destinés aux opérations électorales. Je ne
comprends pas, messieurs, que quand un collège électoral est appelé à procéder
à une opération unique, tous les membres de ce collège ne puissent pas
librement communiquer entre eux. Voilà ce que je ne comprends pas et je me
permettrai de dire qu’ici je suis d’accord avec l’honorable M. de Theux dans
ses pensées de 1834. En effet, messieurs, la loi provinciale porte dans son
article 15 :
« Art. 15. Le président du collège ou de la
section a seul la police de l’assemblée ; les électeurs du collège y sont seuls
admis sur l’exhibition de leurs lettres de convocation ou du billet d’entrée,
délivré par le président du collège ou de la section ; en cas de réclamaiion, le bureau en décide. »
Eh bien, messieurs, le, projet primitif portait «
les électeurs sont seuls admis. » Les mots du collège ne s’y trouvaient pas, et savez-vous par qui ces mots y
ont été introduits et pour quels motifs ? Ces mots ont été introduits dans la
disposition par la section centrale, dont l’honorable M. de Theux était
l’organe, et ils l’ont été pour que la loi consacrât formellement le droit
imprescriptible qu’ont tous les électeurs de paraître dans tous les locaux où
l’élection se fait, quelle que soit la section à laquelle ils appartiennent.
Voici, messieurs, ce que disait l’honorable rapporteur :
« Tout électeur d’un même collège a le droit d’être
admis dans chaque section ; c’est pour l’exprimer qu’à ce mot électeurs ont été ajoutés ceux de
collège. » (Rapport de la section centrale. Moniteur
du 21 avril 1834.)
C’était donc, non pas pour donner aux électeurs un
droit qu’ils n’avaient point, mais c’était pour constater que la loi ne
songeait point à porter entrave à ce droit, qu’elle le reconnaissait, au
contraire, comme un droit radical que la section centrale proposait de modifier
la rédaction du projet. Eh bien, ce que la section centrale constatait en 1834
par des expressions formelles, on propose aujourd’hui de le proscrire ; et on
m’a assuré que l’honorable M. de Theux, avant que je n’arrivasse à la séance,
dont j’ai été momentanément éloigné par mes travaux du barreau, a appuyé cette
disposition.
Je ne comprends pas, messieurs, quel peut être le
motif d’une semblable proposition, mais ce que je vois, c’est que dans plus
d’un cas elle serait de nature à fausser l’expression du vœu électoral, et
c’est ce que vous allez comprendre sans peine.
L’élection, messieurs, n’est pas le résultat d’une
inspiration instantanée ; l’élection est le résultat de communications entre
les électeurs ; on se voit, on s’entend, on se met d’accord pour porter tel
candidat, ou tel autre. Je suppose qu’à un premier tour de scrutin, un candidat
que deux électeurs de différentes sections étaient convenues de porter, soit
éliminé, et qu’il doive être procédé à un scrutin de ballottage entre d’autres
candidats ; comment ces électeurs appartenant à des sections différentes, mais
professant la même opinion, pourront-ils s’entendre sur la préférence à donner
à l’un ou l’autre des candidats entre lesquels le ballottage doit avoir lieu ?
Est-ce que l’un de ces électeurs sortira de sa section ? Mais où donc ira-t-il
rencontrer l’autre, ira-t-il se présenter à la porte de la section de cet ami
qui partage ses idées politiques ? Mais la loi l’expulse impitoyablement.
Chaque électeur devra donc voter au hasard, et quel sera le résultat de ce système
? c’est que le vœu électoral sera presque toujours
faussé.
Je ne puis pas non plus accepter, messieurs, la
disposition qui exige le vote simultané pour les sénateurs et les
représentants, non pas que je redoute d’accroître l’influence des électeurs
campagnards, car le libéralisme tel que je l’entends, le libéralisme tel que la
minorité d’aujourd’hui le professe, n’a rien à redouter de la part des
électeurs des campagnes. Les campagnes aussi ont fait leur progrès, les
campagnes aussi ont compris que l’esprit de modération, que l’esprit de
conservation était aussi profondément fixé parmi nous, et nous comptons plus
d’un ami parmi les électeurs des campagnes. Ce n’est donc pas à ce point de vue
que je repousse la proposition, mais je la repousse comme étant de nature à
donner naissance à d’innombrables erreurs ; je la repousse comme étant de
nature au moins telle que M. le ministre de l’intérieur la propose ; comme
étant de nature à donner lieu à d’innombrables fraudes, ou tout au moins à
d’innombrables contraintes morales sur l’opinion des électeurs. Ne savez-vous
pas, messieurs, qu’un grand nombre d’électeurs, lorsqu’ils se présentent devant
l’urne électorale, sont interdits, émus en présence du public qui les entoure ?
N’est-il pas arrivé plus d’une fois qu’un électeur, au lieu de remettre le
bulletin qu’il tenait à la main, allait chercher dans sa poche la lettre
électorale qui le convoquait ? Eh bien, je le demande, quand vous mettrez entre
les mains d’un même électeur deux bulletins, l’un pour une urne, l’autre pour
une autre, n’arrivera-t-il pas dix fois sur cent que cet électeur se trompera
en déposant les deux bulletins ? N’arrivera-t-il pas dès lors dix fois sur cent
que l’élection sera l’expression incertaine du vœu électoral ? N’arrivera-t-il
pas dès lors dix fois sur cent que le vœu électoral, en vertu duquel nous
devons seul siéger dans cette enceinte, sera éminemment faussé ?
Je vous disais que cette disposition priverait en
outre un grand nombre d’électeurs de la possibilité de voter avec indépendance.
Et en effet, alors qu’il sera permis de mettre sur
chaque bulletin un signe extérieur, ne sait-on pas qu’il y aura mille moyens de
multiplier les marques de reconnaissance sur les bulletins qu’on aura donnés
tout faits à tels ou tels électeurs, sur lesquels on avait des moyens
d’influence ? Par là le secret du vote ne serait-il point violé ?
Je ne puis donc vouloir ni de l’une ni de l’autre de
ces deux dispositions, et je n’hésite à faire dépendre mon vote sur l’ensemble
de la loi, de leur disparition du projet.
Messieurs, je ne terminerai pas ces observations,
sans vous communiquer une réflexion qui n’a pu se présenter à mon esprit, sans
être accompagnée d’un sentiment pénible.
Pendant 10 années, la loi électorale dont le congrès
nous a dotés, avait reçu une exécution toujours loyale, toujours franche ;
pendant 10 années, la Belgique avait prouvé que cette mémorable assemblée
n’avait pas trop présumé de la moralité du pays, en n’insérant à la loi aucune
disposition répressive de la fraude. Et voici qu’aujourd’hui la nécessité de
pareilles dispositions se manifeste par des faits assez nombreux, assez graves,
pour que la chambre et le pays s’en soient émus !
Il serait peut-être digne d’intérêt de rechercher
devant vous, quelles sont les véritables causes qui, altérant, du moins dans la
sphère politique, la moralité caractéristique du peuple belge, ont amené la
nécessité d’une semblable loi. Cette recherche serait peut-être féconde en
enseignements utiles ; peut-être nous manifesterait-elle au premier rang de ces
causes, la défiance d’un appel aux électeurs, alors qu’aucune fraude n’en avait
altéré les listes, défiance marquée dans l’intérêt d’une opinion qui n’est
point la nôtre, dans une circonstance qu’il nous est permis de qualifier de
grave, puisque ses conséquences pèsent encore péniblement sur notre situation
politique. Mais, messieurs, cette recherche m’entraînerait sur un terrain
brûlant, et que par cela même, je veux fuir, car il est loin de ma pensée de vouloir jeter des paroles irritantes dans une situation
qui ne renferme déjà que trop d’irritation dans son sein. Abstenons-nous donc
de cette recherche, et bornons-nous à demander si la nécessité de la loi qui
nous occupe, ne serait point une preuve conforme à tous les antécédents de
l’histoire, que la religion, quelque sainte qu’elle soit, perd sa bienfaisante
et progressive influence sur la moralité d’un peuple ; alors qu’on la jette, ne
fût-ce que par son nom, dans l’arène des passions politiques. Bornons-nous à
nous poser cette question, et laissons aux méditations et aux consciences de
tous les amis de la religion et du pays, le soin de la résoudre en silence. (Très bien ! très bien !)
M. de
Theux (pour un fait personnel). - Je dois rectifier une
erreur dans laquelle est tombée l’honorable préopinant, erreur bien excusable,
puisqu’il n’était pas présent à la séance, lorsque je me suis expliqué sur le
projet de loi. Dans le discours que j’ai prononcé, je n’ai pas dit un seul mot
sur la disposition relative à la réunion des électeurs d’un même collège dans
différentes sections. J’attendrai les explications qui seront données par M. le
ministre de l’intérieur et par la section centrale, sur les faits qui
justifient cette disposition.
M. Dolez (pour un fait personnel). - Messieurs, en faisant allusion à l’opinion
qu’on m’avait assuré que l’honorable M. de Theux avait émise, j’avais eu soin
de dire que je n’étais pas à la séance au moment où cet honorable membre
prononçait son discours. J’accepte la rectification de l’honorable M. de Theux
avec d’autant plus de plaisir qu’elle me donne lieu d’espérer que l’honorable
membre pourra se joindre ultérieurement à l’opinion que j’ai défendue.
M. Delfosse (pour un fait personnel). - Je respecte les convictions de l’honorable M.
Dolez, comme je suis sûr qu’il respecte les miennes ; je dois cependant faire
remarquer à l’honorable membre que ce n’est pas la première fois qu’il proclame
dans cette enceinte que mon opinion sur la réforme électorale est ici une
opinion isolée ; déjà dans une autre circonstance l’honorable membre avait fait
la même déclaration. Je lui répondrai aujourd’hui ce que je lui ai répondu
alors, que d’autres voix que la mienne se sont élevées dans cette enceinte en
faveur de la réforme électorale ; la réforme électorale était même, il y a peu
de temps encore, en possession du portefeuille de la justice. Je n’en doute
pas, si la question était à l’ordre du jour, beaucoup de voix se joindraient à
la mienne pour appuyer ce que je considère comme un acte de justice.
Puisque j’ai la parole, je répondrai à une attaque
que M. Dumortier à dirigé contre moi, et contre l’un de mes amis. M. Dumortier
a attaqué brutalement l’ancien bourgmestre de Tilff, il a attaqué avec non
moins de brutalité la régence de Liège pour un fait qui remonte à 1834. Selon
M. Dumortier il y a eu en 1834, à Liège, un Labourdonnaye
et un Manuel ; Lebourdonnaye c’était moi ; le Manuel
c’était M. Dejaer.
Messieurs, les questions que l’affaire Dejaer a soulevées ont été vivement débattues dans le
temps. Mon intention n’est pas de porter ici ce débat, la chambre ne le
permettrait pas et moi-même, je ne consentirais pas à la prendre pour juge.
En 1834, la régence de Liége a eu contre elle la
chambre des représentants, le sénat et le gouvernement.
Il fallait une conviction forte, il fallait quelque
courage pour accepter une lutte aussi inégale. La conviction a été forte, le
courage n’a pas manqué.
La régence a maintenu contre tous ce qu’elle croyait
être son droit, ce qu’elle croyait être le droit des électeurs.
Elle a convoqué les électeurs, les seuls juges
qu’elle reconnût alors.
Pour que le jugement fût complet, pour qu’il eût une
signification bien nette, l’auteur de la proposition que M. Dumortier trouve si
scandaleuse, le Labourdonnaye belge, s’est mis
lui-même sur les rangs.
En se mettant sur les rangs, il disait en quelque
sorte aux électeurs : prononcez entre M. Dejaer et
moi.
Il a été élu, M. Dejaer ne
l’a pas été.
Quand on a reçu les marques de sympathie dont nous
avons été entourés alors, on peut, croyez-moi, se consoler du blâme de M.
Dumortier.
On peut encore s’en consoler, quand on a été défendu
dans cette enceinte par un homme dont M. Dumortier a fait avec raison le plus
magnifique éloge.
Que parlez-vous donc de Labourdonnaye
? De quel côté était la popularité, de quel côté était le pouvoir ? Gendebien
eût-il défendu Labourdonnaye ?
Vous dites que nous avons employé la force contre M.
Dejaer mais quelle force avions-nous donc à notre
disposition ? nous avions contre nous le commandant de
la garde civique, la gendarmerie et la troupe.
Personne n’a mis la main sur M. Dejaer,
personne ne l’a touché, c’est lui-même qui a donné par le fait une démission
que nous l’avons engagé à retirer. Que parlez-vous donc de Manuel ?
Si je voulais fouiller dans les plus mauvais temps
de la révolution française, je pourrais peut-être, à mon tour, trouver un nom
qui conviendrait à votre fougueuse éloquence et à votre mépris insensé pour la
magistrature, mais je ne vous imiterai pas.
Vous dites encore qu’après la force, nous avons
employé la ruse ; c’est une assertion ridicule. Jamais on ne mit plus de
franchise dans les actes qu’il n’y en eût dans les nôtres.
Oui, quelqu’un ici emploie la ruse ; c’est vous,
vous espérez, en parlant sans cesse de l’affaire Dejaer,
réveiller d’anciennes querelles entre l’honorable M. Rogier et moi, je vous
préviens que vous perdez votre temps ; l’opposition, divisée sur quelques
points, restera une pour atteindre un grand but, ce but, on vous le disait tout
à l’heure, est de rendre au pouvoir civil toute sa liberté d’action, gênée en
ce moment vous savez par qui.
Tel est aussi le but de mon honorable ami M. Neef, c’est dans ce but qu’il s’opposait aux missionnaires,
à ces hommes qui ont jeté en France tant de brandons de discorde. Ces hommes
qu’un respectable prélat qualifiait avec raison de loups cerviers.
Mon honorable ami a pour lui l’autorité de la chose jugée.
Je sais que vous faites peu de cas des arrêts de la justice, mais pour nous,
ils valent un peu mieux que les vôtres.
Dans un pays que vous avez cité,
et permettez-moi de le dire, la citation n’était pas heureuse ; en Espagne, on
a subi longtemps l’influence que nous combattons ici, qu’a-t-elle fait de ce
beau pays ? Elle l’a livré, ruiné et abruti à tous les maux d’une révolution et
vous venez nous parler des excès de Barcelone et vous les attribuez aux
principes du libéralisme belge !
Allez, monsieur, vos doctrines et vos calomnies me
font pitié !
M. Dumortier (pour un fait personnel). - Messieurs, je suis vraiment surpris de la
manière dont le préopinant a qualifié les paroles que j’ai prononcées dans la
séance d’hier : il les a qualifiées de paroles brutales. Je ne relèverai pas ce
qu’il y a d’antiparlementaires dans de pareilles expressions ; la manière dont
je me suis exprimé hier est encore présente à votre pensée, et la plupart des
membres de cette assemblée ont bien voulu m’adresser des félicitations à ce
sujet. Mais, messieurs, ce qu’il y a de brutal dans cette affaire, c’est la
destitution d’un fonctionnaire public qui tenait son mandat des électeurs au
même titre que le préopinant. J’ai, hier, par respect pour la chambre, évité de
nommer le préopinant, mais je n’ai pu toutefois m’abstenir de qualifier, comme
il le méritait, l’acte commis par le préopinant. Aujourd’hui il appelle sur sa
tête le blâme que j’avais laissé dans les nuages, c’est son affaire, c’est à lui
qu’il doit s’en prendre, si l’auteur de l’acte est dévoilé.
Messieurs, un honorable citoyen tenait son mandat du
peuple, il le tenait, je le répète, au même titre que le préopinant. Le
préopinant est venu proposer la destitution de ce citoyen, parce qu’il avait
voulu faire respecter la constitution et les lois, comme cette chambre tout
entière l’a solennellement reconnu ; eh bien, je dis que quand un citoyen qui
pour de semblables motifs est frappé dans son existence politique, et surtout
frappé comme il l’a été, je dis que je ne puis qualifier cet acte que d’acte
brutal, d’acte de violence ; que celui qui pose cet acte est un nouveau Labourdonnaye, et la victime, un nouveau Manuel.
Vous avez beau dire, monsieur, que les électeurs de
Liége se sont prononcés pour vous. Dites-moi si en France, à l’époque de
l’expulsion de Manuel, Labourdonnaye et Manuel
s’étaient mis aussi en face des électeurs, lequel des deux aurait trouvé les
électeurs pour lui ? Labourdonnaye aurait été nommé
et Manuel aurait été écarté.
Vous avez employé la force, mais la force des
baïonnettes, mais la force, la violence en expulsant ce
honorable fonctionnaire de l’enceinte où il siégeait avec vous et au même droit
que vous, en lui refusant l’entrée du collège communal où il s’est présenté.
Vous avez ensuite employé la ruse quand, malgré la décision du conseil qui
avait décidé qu’il serait sursis aux élections, vous êtes sorti pour y faire
procéder malgré l’ordre de vos chefs ; vous avez violé le vote de la majorité.
Messieurs, je me bornerai à ce peu d’observations.
J’avais voulu éviter de nommer l’auteur du fait que j’ai rappelé, il s’est
nommé lui-même, aujourd’hui que tout le blâme retombe sur lui.
M. Delfosse. - Je ne veux pas prolonger des débats irritants, la chambre me rendra
cette justice que l’initiative n’est pas venue de moi, j’ai qualifié, comme
elles devaient l’être, les paroles de M. Dumortier, elles étaient et elles
restent brutales.
M. de Man d’Attenrode. - Messieurs, je ne compte pas chercher à m’élever dans les régions
élevées de la politique, je n’ai d’autre intention que de m’occuper du projet
en discussion.
Au mois de décembre, lois de la discussion générale
du budget de l’intérieur, un honorable membre de cette chambre se leva pour
appeler notre attention sur les abus mis en usage pour parvenir à être porté
sur les listes électorales. Ces abus avaient, d’après cet honorable membre,
pris un grand développement, et furent qualifiés de fraudes électorales.
L’un de nos adversaires, en revendiquant
soigneusement l’honneur de l’initiative de la dénonciation, fit, comme nous y
sommes accoutumés dans des questions de cette nature, grand bruit de cette
découverte.
D’après lui le danger était imminent ; les abus se
commettaient sur une vaste échelle ; il fallait prévenir que le fait ne vînt à
être substitué au droit ; c’était le commencement de la fin ; c’était l’émeute
; c’était la révolution ! ! Et il déclara que si le gouvernement avouait son
impuissance pour réprimer de tels abus, il espérait qu’il se trouverait autour
de lui des hommes assez attachés à leur pays pour prendre l’initiative.
L’effet que produisirent sur moi toutes ces phrases
ronflantes, et c’était leur tendance, nous en avons acquis la certitude depuis,
c’est que nous qui siégeons sur ces bancs, nous avions l’air d’être les
accusés, et que nos adversaires, sous prétexte de la défense de la moralité
politique, jouaient le rôle d’accusateurs.
Cette impression dût être bien réelle, puisque
l’honorable ministre de l’intérieur crut devoir s’écrier : qu’il ne pensait pas
qu’une opinion quelconque eût ici le droit de s’attribuer le monopole de la
moralité ; que tous nous étions d’accord que les élections doivent être
sincères, et que nous verrions sans doute les députés appartenant à des
opinions différentes se rencontrer le jour où une loi de ce genre serait
présentée.
Le gouvernement s’était engagé, dès le début de la
discussion, à procéder à une enquête.
Ce projet d’enquête fut appuyé par d’autres honorables
membres, qui demandèrent qu’elle fut complète, qu’elle eût aussi pour objet des
fraudes d’un autre genre, qu’elle eût pour objet les violences morales et les
violences de fait, qu’enfin elle comprit tous les abus ; elle devait porter sur
tous les moyens employés, ajouta M. le ministre de l’intérieur. Puis
l’honorable M. Verhaegen déclara qu’il voyait avec plaisir qu’on condamnait la
fraude, sur tous les bancs de cette chambre (comme si la chose pouvait être
douteuse), qu’il condamnait les faits signalés par des collègues avec lesquels
il n’était pas accoutumé de voter ; que le but commun était de faire cesser la
fraude. L’honorable M. Savart ne reculait devant aucun moyen pour maintenir la
sincérité des élections.
Toute la chambre voulait la répression des abus, la
sincérité des élections.
Je viens de dire que les abus signalés par nos
adversaires avaient été désignés du nom de fraudes électorales. Je ne puis
consentir à leur donner ce caractère infâmant ; non ce n’est pas une fraude,
mais c’est un abus, car ceux qui ont enflé leurs déclarations pour acquérir un
droit électoral ont pu se baser sur l’art. 4 de la loi de 1831, combiné avec la
discussion du 17 février 1836, clôturée par la déclaration suivante de
l’honorable M. Pirmez : Il suffit donc de
payer le cens ; il n’est pas nécessaire de justifier de la base. Cette
déclaration, n’ayant été contestée par personne, a eu pour conséquence de
déterminer davantage encore le sens que les contribuables ont donné à l’art. 4.
Mon but ici n’est pas de prendre la défense de ce
système, j’en suis, au contraire, l’adversaire ; je comprends tout le danger de
la vénalité électorale, et j’adopterai toutes les mesures propres à la
prévenir. Mais je ne veux pas que, dans un intérêt quelconque, on vienne donner
des épithètes de fraudes infâmes à des pratiques abusives, dangereuses sans
doute, mais que les discussions parlementaires ont semblé autoriser.
L’enquête promise par l’honorable ministre de
l’intérieur, qui devait porter comme on en était convenu, sur tous les moyens
employés, sur tous les abus, cette enquête si impatiemment réclamée parut avec
un projet de loi tendant à prévenir les abus, autant que faire se peut. Mais à
peine avait-il vu le jour, que ceux qui avaient provoque sa naissance, s’en
déclarèrent les plus ardents adversaires.
L’enquête fut attaquée, l’enquête fut déclarée
incomplète ; l’enquête ne satisfit pas nos adversaires, et pourquoi ? parce qu’ils n’y trouvèrent pas la vaste conspiration d’un
nouveau genre ourdie sur une vaste échelle, dont nous parlait l’honorable M.
Savart en décembre, parce qu’il résulte de cette enquête, que cette
conspiration n’est qu’un rêve !
Nous étions donc accusés de fraudes, accusés d’une
conspiration conçue sur une vaste échelle ; j’aimais d’abord croire que ce
n’était qu’un soupçon, une impression ; l’honorable M. Devaux nous a appris
hier, que cette impression était réelle, il nous a dit : la seconde partie du
projet donne un avantage au parti accusé sur celui qui a dévoilé les fraudes.
Ceci est très clair. Nous sommes accusés des fraudes dévoilées ! Mais ne
serait-ce pas le cas de rappeler ce que l’honorable M. Eloy de Burdinne disait
au mois de décembre : Quand on est dans son tort, on doit crier le plus fort.
Mais qui dans cette enceinte a le droit de
s’attribuer le monopole de la moralité, pour me servir de l’expression de
l’honorable M. Nothomb ? qui a le droit de se donner
ici un brevet de moralité pour accuser l’opinion que nous représentons ?
Personne n’a, je pense ce droit, rien ne motive cette accusation. Quant à moi,
je déclare que les manœuvres dénoncées en décembre, m’étaient, avant cette
époque, entièrement inconnus. Je me rappelais peut-être d’une manière confuse,
que ces abus s’étaient caractérisés en grand en 1857 dans le district de
Marche.
En effet, si les renseignements que j’ai recueillis
sont exacts, sur 484 personnes portées sur les listes électorales du district
de Marche la députation provinciale reconnut 150 électeurs fictifs, sans ceux
qu’on ne put découvrir, et les candidats de ce collège n’étaient pas des
nôtres, personne ne me dira le contraire.
Je ne pense pas que l’enquête même, complétée comme
le voudraient nos adversaires, puisse constater rien de semblable, et c’est
peut-être cet exemple, qui a multiplié les abus heureusement partiels, que nous
avons à déplorer.
Je citerai ici un fait qui prouve que les
déclarations, que mentionnent les documents du ministère des finances, sont
loin d’être toutes abusives, et que les abus sont très partiels et n’offrent
pas l’ensemble d’un système. On y mentionne que treize déclarations ont été
faites le même jour dans les communes d’Ayeneux et
dans celle de Soumagne, province de Liége. Eh bien, j’ai acquis la preuve
positive que sur ces treize déclarations, neuf doivent être considérées comme
parfaitement en règle.
Mais est-on fondé à attribuer indistinctement la
progression du recouvrement des impôts à des déclarations abusives ? Je ne le
pense pas.
Tout le monde sait que le contribuable est toujours
disposé à faire dans son intérêt, des déclarations inférieures à la réalité ;
le régime si peu fiscal de notre administration depuis 1830, a favorisé
positivement ces déclarations inférieures.
Il résulte donc de cet état de choses que les
déclarations faites dans un but électoral, ont pu s’élever, sans que ces déclarations
aient dépassé la vérité.
Le projet de loi fut attaqué, et pourquoi ? parce qu’il contient, prétend-on, des dispositions qui
tendent à faire acheter une mesure nécessaire par l’adoption de dispositions
perfides ; parce que ce projet a été rédigé dans l’intérêt d’un parti, pour
favoriser une opinion ; enfin, M. le ministre n’a proposé ces dispositions que
parce qu’il subit l’influence d’un parti. Je dis que M. le ministre n’a subi
aucune influence, car il résulte de la discussion du mois de décembre qu’à
diverses reprises et sans y être provoqué, il a déclaré vouloir présenter un
projet qui aurait pour but de réprimer d’autres fraudes que celles signalées
par nos adversaires ; il voulait prévenir toutes les fraudes, toutes les
mauvaises pratiques ; il déclara même qu’il y avait plus d’un an qu’il avait
songé à nous soumettre un projet concernant les fraudes électorales.
Personne n’a donc influencé M. le ministre,
puisqu’il avait en quelque sorte pris l’initiative d’un projet complet, dès le
début de la discussion.
Le langage que tiennent nos adversaires est bien
différent de celui qu’ils tenaient au mois de décembre. Alors, après qu’il
avait été convenu que l’enquête porterait sur tous les moyens employés, sur
toutes les fraudes, sur les violences morales, sur les violences de faits ;
l’honorable M. Verhaegen, d’accord avec M. Savart, disait : qu’il voyait avec
plaisir condamner la fraude sur tous les bancs de cette chambre, que ce n’était
plus une question de parti.
Aujourd’hui, depuis que nous sommes saisis d’un
projet, qui tend à prévenir, autant que possible, tous les abus qui nous ont
été révélés ; aujourd’hui, depuis que nous sommes saisis d’un projet, qui ne se
borne pas seulement à prévenir les abus signalés par nos adversaires, mais qui
tend à atteindre des abus signalés par d’autres membres de cette chambre, le
projet est rédigé dans l’intérêt d’un parti : la deuxième partie des
dispositions n’est favorable qu’à une opinion : c’est une espèce de guet-apens.
C’est une
loi incomplète, désastreuse ; il fallait présenter des
dispositions pénales contre les déclarations exagérées, tendant à payer des
contributions qui procurent un droit électoral ; il fallait, nous a dit
l’honorable M. Verhaegen, organiser un système de dénonciations, modéré par une
peine contre le dénonciateur qui aurait échoué. Enfin, on ajoute : nous aurions
présenté des dispositions, si nous avions osé toucher à l’arche sainte.
La première partie du projet, les 8 premiers
articles, conviennent à quelques-uns de nos adversaires ; pour d’autres, tels
que l’honorable M. Verhaegen, ils sont incomplets ; mais s’il les considère
comme incomplets, pourquoi n’use-t-il pas de son initiative pour compléter ce
que ces dispositions ont de défectueux ? Que ne présente-t-il un projet, où il
réaliserait son doux système de pénalités et de dénonciations ? Nous pourrions
l’examiner, l’adopter peut- être, qui sait ! Mais non, on aime mieux faire des
excursions sur le domaine administratif ; interpeller le ministre d’une manière
assez peu parlementaire, assez cavalière sur telle ou sur telle nomination de
bourgmestre de campagne, et baser sur tout cela la supposition que le
ministère, au mépris de son devoir, n’aurait agi que dans l’intérêt d’un parti
; et en attendant, ou n’use pas de son initiative pour compléter ce qui est
déclaré incomplet, de peur de toucher à l’arche sainte ! L’honorable M.
Verhaegen ne tient pas la promesse qu’il nous a faite d’user de son initiative,
si le gouvernement avouait ce qu’il appelle son impuissance. Je pense moi
plutôt que l’on s’abstient de faire une proposition, parce qu’on recule devant
les difficultés, parce que les difficultés sont insurmontables.
Mais examinons un peu quelles sont ces dispositions,
qui ne sont favorables qu’à une opinion, quelles sont ces dispositions appelées
désastreuses.
Ces dispositions sont d’abord celles qui donnent
l’appel aux commissaires d’arrondissement près de la députation provinciale et
le pourvoi au gouverneur en cassation.
D’abord il est à remarquer que le pouvoir
prétendument exorbitant donné au commissaire d’arrondissement est partagé par
tous les individus jouissant des droits civils et politiques, que ce pouvoir
exorbitant ne consiste pas à décider d’une question, qu’il consiste simplement
à donner à ce fonctionnaire le droit d’indiquer à un collège, dont l’origine
est électorale, une erreur, un abus, dans la formation des listes électorales.
Le pourvoi accordé au gouverneur ne lui accorde pas une autorité plus étendue,
il a le simple droit de saisir le premier corps de magistrature de ce qu’il
envisage comme une illégalité ; c’est ce corps éminent qui seul est appelé à
statuer. Il est donc absurde de prétendre que l’appel et le pourvoi donnés à
ces fonctionnaires constituent une intervention dangereuse du pouvoir exécutif.
La disposition qui semble motiver encore cette
accusation, c’est que les bourgmestres d’abord, puis les échevins et les
conseillers communaux, sont appelés à remplir les fonctions de scrutateurs.
Je ferai d’abord observer que ces bourgmestres
scrutateurs dont nous avons à nous méfier, paraît-il, sont présidés par des
membres de l’autorité judiciaire, dans lesquels j’ai, comme M. Verhaegen,
quelque confiance ; ils seront d’ailleurs surveillés par tous les électeurs,
qui peuvent circuler autour du bureau.
Y a-t-il, d’ailleurs, convenance de venir suspecter
l’impartialité, l’honneur même de tout le corps des chefs de nos communes ? Je
ne le pense pas. Je pense que, s’il y a un reproche à leur faire, ce n’est pas
celui d’être trop dépendants du pouvoir ; et puis, je dirai que si les
bourgmestres ne méritent pas assez de confiance pour remplir des fonctions de
scrutateurs à côté d’un membre de l’ordre judiciaire, comment rempliront-ils
les fonctions importantes et délicates dont ils sont chargés dans leurs
communes ? Si on les juge dignes de le remplir, ils seront aptes aussi à
remplir celles de scrutateurs dans un bureau électorat. Tous nos adversaires ne
paraissent pas, d’ailleurs, se méfier autant des bourgmestres, puisque
l’honorable M. Cools regrettait, l’autre jour, que
les bourgmestres fussent chargés des fonctions de scrutateurs, parce que
pendant ce temps le curé pourrait à son aise distribuer et échanger des
billets. L’honorable député voit donc dans les bourgmestres une influence qui
contrebalance heureusement, selon lui, l’influence dangereuse du curé !
C’est donc une exagération absurde que d’avancer que
l’appel et le pourvoi donnés aux fonctionnaires publics, et les fonctions de
scrutateurs abandonnés aux chefs des communes, constituent une intervention
dangereuse du pouvoir exécutif ; les personnes impartiales, les personnes que
n’aveugle pas une opposition rancuneuse, seront, je pense, de mon avis.
Les dispositions qui, d’après nos adversaires, sont
encore proposées dans le but de favoriser un parti, ce sont les dispositions
qui tendent à maintenir la police, l’ordre et la paix dans les opérations
électorales, les dispositions qui tendent à faciliter l’accomplissement du
devoir électoral pour les personnes éloignées du chef-lieu. Serait-il donc
possible que des dispositions qui tendent à faire respecter l’ordre, à
faciliter l’accomplissement des devoirs électoraux fussent défavorables à un
parti ? Serait-il donc possible qu’un parti pût trouver des avantages dans
l’absence de l’ordre, dans le désordre ? Je ne veux pas le croire, je ne puis
pas le croire ; car ce serait une insulte à une opinion, que mon devoir
m’oblige de respecter.
Et quelles sont ces dispositions ? La première
consiste à empêcher qu’un électeur ou un non électeur n’entre ou plutôt ne
séjourne dans un local, où il n’a pas de vote à émettre.
Cette disposition ne tend qu’à donner plus de
réalité au principe posé dans la loi de 1831, au principe de la division du
collège électoral en sections ; elle ne tend qu’à faire exécuter avec plus
d’exactitude un paragraphe de l’art. 22 de la loi de 1831, et qui consiste dans
ces termes : les électeurs seuls y
assistent. En effet, le législateur de 1831 avait compris, que si tout le
monde pouvait, indistinctement, pénétrer dans le local d’une section, le
partage du collège électoral en sections nécessaire dans certains cas, dans
l’intérêt de l’ordre, ne serait plus une réalité.
C’était une mesure de police jugée nécessaire.
Remarquez que cette phrase : les
électeurs seuls y assistent, suit immédiatement celle-ci : le président a seul la police de l’assemblée.
Je félicite donc le gouvernement d’avoir introduit
une disposition qui tend à faire observer l’art. 22 de la loi de 1831. Cet
article était peu observé parce que la plupart des présidents des bureaux, à
cause de leur règne de courte durée sans doute, mettaient de la faiblesse à
exiger son maintien.
Aux élections de 1841, l’inobservance de cet article
occasionna beaucoup de désordres ; les issues et les salles destinées aux sections
du collège électoral étaient tellement encombrées de monde, d’étrangers dans
une ville, que beaucoup d’électeurs trouvaient à peine place pour déposer leur
vote, et ils ne les déposaient qu’au milieu d’un vacarme étourdissant pour les
uns, menaçant même pour les autres.
Un honorable député s’est cependant écrié : un
collège électoral est une famille électorale.
Cette mesure est proposée parce qu’on craint un
grand concours fait pour s’éclairer ! Je répondrai d’abord qu’on ne vient pas
aux élections pour s’éclairer, mais qu’on y vient uniquement pour déposer son
vote. Un collège électoral n’est pas une réunion délibérante ; c’est une
réunion qui doit être silencieuse, recueillie, où chacun accomplit un acte
matériel, après avoir eu tout le temps de se préparer au parti que l’on veut
prendre.
L’honorable membre, pour être conséquent avec
lui-même, devrait demander la suppression du partage du collège en sections ;
que ne demande-t-il que tout un collège se rassemble en famille et en plein air
pour les élections. Le concours serait encore plus grand, et la lumière se
ferait encore plus facilement jour, mais ce serait certainement aux dépens de
l’ordre, et sans ordre la manifestation du vœu de la majorité est impossible.
La disposition enfin qui alarme l’honorable
préopinant auquel je réponds, est celle-ci qui consacre l’élection simultanée
des sénateurs et des représentants quand l’occurrence s’en présentera.
C’est, a-t-on dit, une entrave à un droit légitime.
Pouvez-vous contrarier le vœu populaire, qui peut consister à envoyer à la
chambre des représentants ceux qui auraient échoué aux élections pour le sénat
? Je répondrai ; est-il probable que le vœu populaire, qui aura écarté un
candidat du sénat, est-il probable que cette même majorité l’envoie un instant
après à la chambre des représentants ? Cela n’est pas soutenable.
M. le ministre nous a dit ; il faut les moyens pour
l’exercice du droit. Nos honorables adversaires ne veulent pas, à ce qu’il
paraît, des moyens pour l’exercice du droit, et je le prouve ; un honorable
membre ne veut pas de la simultanéité du vote concernant le sénat et la chambre
des représentants, parce qu’il espère qu’un candidat qui aura échoué au sénat,
réussira à la chambre ; je viens de dire que ce revirement subit est
impossible, si les électeurs restent à leur poste ; on spécule donc sur le
départ des électeurs, qui, ayant une longue route a faire tour retrouver leur
demeure, n’auraient pas eu le dévouement, la patience de rester au deuxième
scrutin ; vous le voyez donc, messieurs, on spécule sur le départ des électeurs
qui viennent de loin ; on se soucie fort peu de favoriser l’exercice du droit
de faciliter ces moyens, et pourquoi, parce que les électeurs qui viennent de
loin sont censés moins favorables à une opinion. Est-ce là de la justice,
est-ce là de l’impartialité !
Eh pourquoi faciliter l’exercice du droit à ces
électeurs incommodes, qui ne méritent pas le nom de peuple, qui arrivent au
scrutin comme de vils troupeaux ? Car, quand il s’agit des habitants de nos
campagnes, qui, par leur moralité et leur esprit d’ordre, sont les plus fermes
soutiens de l’ordre social ; quand il s’agit des habitants de nos campagnes,
qui, à cause de leur intelligence, leurs habitudes laborieuses et économes,
sont à la fois la source de nos richesses, et l’admiration des étrangers, on ne
sait les désigner que comme de vils troupeaux inintelligents parqués par une
volonté, par un esprit hostile au pays et à ses institutions !
Pourquoi faciliter l’exercice du droit électoral aux
habitants des campagnes ? Ils ont été assez stupides pour ne pas accueillir
avec enthousiasme la vieillerie de la dîme renouvelée par M. Verhaegen ; ils
préfèrent l’avis désintéressé de leur pasteur à celui d’un avocat, d’un agent
d’affaires, qui n’aura pas été aussi désintéressé dans l’exhibition de ses
conseils ; ils préfèrent l’avis de leur pasteur, qui veille sur eux depuis leur
naissance jusqu’à leur décès ! Il faut avouer que c’est là une raison
déterminante pour taxer les habitants des campagnes de stupidité !
Un autre honorable membre nous a dit : pour les
électeurs des campagnes c’est fort bien, on entendait parler de notre loi de
1831. Mais cela convient-il aux électeurs des villes ? Ces électeurs sont à
l’époque des élections à respirer l’air frais des campagnes, et il leur est
difficile de se déplacer.
Une assertion semblable n’exige pas de réfutation.
Je ne puis l’envisager que comme une plaisanterie qui vous semblera peu de mise
dans la discussion d’intérêts aussi graves.
On n’est donc pas fondé à venir nous dire : les
dispositions proposées sont une réforme de la loi de 1831 ; on n’est pas fondé
à venir nous dire que ces dispositions favorisent un parti, qu’elles
constituent une entrave à un droit légitime.
Je n’en dirai pas davantage pour le moment sur les
articles, mais je veux dire quelques mots à propos d’une espèce d’axiome, que
l’honorable M. Osy a adopté comme son cheval de bataille, dans toutes les
discussions un peu délicates qui ne concernent pas les intérêts matériels. Je
n’adopte pas le projet en discussion, parce que je ne veux pas agiter le pays,
nous a-t-il dit.
Si donc il convient à quelques hommes de chercher à
agiter le pays, si quelques hommes menacent d’agiter le pays, chaque fois que
la majorité du parlement se proposera d’adopter des améliorations jugées
nécessaires à nos lois ; si la chambre doit reculer devant chaque menace
d’agiter le pays, mais où en sera la majorité de cette chambre ? Où en seront
nos délibérations pour améliorer les lois du pays, que deviendra notre mission
?
L’occasion se présente ici pour dire un mot du
système d’immobilité, de fixité légale, que nos adversaires affectent de
proclamer sans cesse.
Ils voulaient la fixité de la loi communale, ils
veulent celle de la loi électorale, ils ne veulent rien changer, notre état
légal est parfait. La cause de ce système habile est facile à expliquer ; on ne
veut toucher à aucune loi, parce qu’étant minorité on ne peut les modifier à
son profit.
Mais, que la minorité devienne majorité, comme elle
nous l’annonce, nous verrons alors si la minorité d’aujourd’hui affectera
encore de proclamer le système de l’immobilité des lois.
Alors vous verrez s’évanouir ce touchant respect
pour ce qu’on appelle l’arche sainte.
Si je ne suis pas d’accord jusqu’ici avec
l’honorable M. Osy, je vais me trouver peut-être d’accord avec lui sans m’en
douter.
On nous a dit : j’espérais qu’on se serait borné à
déjouer de coupables fraudes, gardons-nous de toucher à la loi.
Eh bien, je dis comme lui, je me borne à demander le
déjouement de coupables fraudes, mais de toutes les
fraudes ; je ne veux pas toucher à la loi.
C’est parce que je ne veux pas toucher à la loi, que
j’adopterai les dispositions proposées.
Je les adopterai, parce qu’elles ne modifient en
rien l’esprit de la loi de 1831, parce qu’elles ne tendent qu’à donner plus de
sincérité, plus de vérité à l’exécution de ces dispositions primitives ; parce
qu’elles ne sont pas plus favorables à un parti qu’à un autre ; parce qu’elles
ne sont favorables qu’à la sincérité des opérations électorales.
Il me reste à vous entretenir encore un instant,
messieurs.
L’honorable M. Rogier est venu tout à l’heure
réclamer pour lui et ses amis une part à la confection de la loi d’instruction
primaire.
D’après lui, le gouvernement était tout disposé à
sacrifier ses droits ; si le gouvernement a conservé une position soutenable
dans l’organisation de l’instruction primaire, c’est à lui et ses amis, qu’il
le doit.
Je pense, messieurs, que le projet du gouvernement
et celui de la section centrale faisaient une très large part au pouvoir
central. Cette large part, personne ne l’a contestée
sur nos bancs, M. Rogier et ses amis n’ont donc pas eu de mal à soutenir les
droits du pouvoir central. Ce qui le prouve, c’est que le principe qui a été
adopté, c’est celui qui nous a été proposé par le gouvernement et la section
centrale réunis.
Mais voilà ce que voulaient l’honorable M. Rogier et
ses amis. Vous allez le voir.
L’honorable M. Devaux nous a fait hier un aveu, que
je ne puis laisser inaperçu, tant il m’a surpris ; M le ministre de
l’intérieur, en faisant ressortir les résultats remarquables de la session
dernière, avait dit à ses adversaires, à propos de l’adoption de la loi sur
l’instruction primaire : Ce seul succès a justifié l’avènement du ministère,
nous avons même obtenu l’hommage de votre vote ; cet hommage est un puissant
démenti à tant de sinistres prédictions. Qu’a répondu l’honorable député de
Bruges à ces paroles remarquables ?
« Nous avons adopté la loi sur l’enseignement
primaire, parce que c’était une énigme ; nous l’avons adoptée parce que nous ne
voulions pas être traités d’impies et de voltairiens. »
Cet aveu m’a surpris, messieurs ; je le répète, j’y
croirais à peine, si je n’en avais immédiatement pris note.
Que voulaient ceux qui partagent notre opinion ? ils voulaient que l’école eût le caractère sérieux des
croyances de la majorité des habitants de la commune, parce que sans croyances
il n’y a ni moralité ni ordre possibles.
A quoi ont tendu tous les efforts de nos adversaires
? ils ont tendu à ne laisser à l’école qu’une religion
banale, propre à tout le monde, excepté à la majorité du pays, rien qu’une
enseigne pour satisfaire les préjugés, sans doute. A la fin de la discussion,
un honorable député de Bruxelles déclara que la loi était plus mauvaise qu’à
son début, et l’honorable député de Bruges est venu nous dire que lui et ses
amis avaient accepté la loi, parce qu’elle était une énigme ; ses dispositions
ne sont pas cependant énigmatiques, je l’espère, et parce qu’il ne voulait pas
passer pour un impie, pour un voltairien !
Le vote de l’honorable député de Bruges et de ses
amis n’a donc pas été conséquent avec leurs efforts pendant la discussion. Le
vote de nos adversaires m’avait surpris, j’osais à peine m’en rendre compte ;
notre honorable collègue est venu dissiper tous mes doutes ; c’est là au moins
de la franchise, je lui en sais gré.
L’honorable préopinant, M. Dolez, vient de nous dire
que la cause véritable de la désunion, que le pays déplore, provenait de notre
conduite, quand par notre vote en 1840 nous avons coopéré à la défaite du
précédent ministère, qui offrait, prétend-on, toutes les garanties possibles,
qui méritait toute notre confiance. Mais pourquoi avons-nous refusé notre
confiance à ce cabinet ? Tout le monde se le rappellera, c’est que l’influence
qui dominait ce ministère, c’est que cette influence avait ouvertement et
imprudemment proclamé, dans une publication périodique, la déchéance
inévitable, complète de notre opinion ; déchéance qui reçut un commencement
d’exécution par la destitution de quelques membres de l’administration, et que
les élections prochaines auraient continué. C’est là
la véritable cause de la fin du précédent cabinet.
Un grand nombre de membres. - A demain ! à
demain !
M. le ministre de
l’intérieur (M. Nothomb) - Je proposerai encore de fixer
la séance à 11 heures, tout en faisant remarquer qu’aujourd’hui il n’y avait
personne ici à cette heure.
- La séance est levée à 4 heures et quart.