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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 7 mai 1844

(Moniteur belge n°129, du 8 mai 1844)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Huveners fait l’appel nominal à midi un quart.

M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs membres des sociétés établies pour le mariage des pauvres, présentent des observations contre la disposition de la loi, qui défend le mariage des miliciens avant leur 6ème année de service. »

M. de Man d’Attenrode. - Messieurs, la requête dont nous venons d’entendre l’analyse mérite toute votre attention.

Vous savez peut-être que des associations de charité se sont établies dans la plupart des villes importantes du pays dans le but de chercher à régulariser les unions illégitimes parmi les classes indigentes.

Les pétitionnaires s’adressent à la chambre afin de nous exposer combien le système qui consiste à renvoyer de nombreux miliciens dans leurs foyers, en leur interdisant de contracter mariage, est nuisible à morale publique.

Le gouvernement dispose de huit classes ; sur ces huit classes, deux et demie environ sont sous les armes ; cinq et demie vivent dans leurs foyers ; et on ne permet de contracter mariage qu’aux deux plus anciennes.

La question soulevée par les pétitionnaires est une question difficile, car le mariage est peu compatible avec le service ; grave, car elle intéresse à un haut degré la morale publique ; il s’agit d’allier les exigences du service avec la moralité.

Puisqu’une section centrale est saisie d’un projet d’organisation de l’armée, je demande que cette requête lui soit renvoyée, afin qu’elle l’examine et qu’elle prenne des conclusions à consigner dans son rapport.

- La proposition de M. de Man est adoptée.


« La veuve Ramont demande que son fils Charles-Louis soit libéré du service militaire. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Plusieurs habitants de Noville-sur-Mehaigne présentent des observations contre le projet de loi sur les céréales. »

- Renvoi à la section centrale chargée de l’examen du projet de loi.


« M. Cassiers, sénateur, communique à la chambre les modifications qu’il se propose d’apporter à son projet de loi sur les droits différentiels, et déclare qu’il les fera suivre d’un exposé des motifs, si l’assemblée ordonne le dépôt de ses observations, pendant la discussion des conclusions de la commission d’enquête parlementaire. »

- Sur la proposition de M. Delehaye, dépôt sur le bureau pendant la discussion des conclusions de la commission d’enquête parlementaire, et insertion dans le Moniteur.


« Plusieurs négociants de Gand demandent le rejet des projets de droits différentiels. »

M. David. - Messieurs, voilà, j’espère, un fait assez significatif. Comment ! c’est la ville de Gand qui vient aujourd’hui demander le rejet du projet de loi qui vous est soumis sur les droits différentiels ! Je vous avoue que c’est pour ainsi dire, à mes yeux, un événement qu’une semblable pétition. Pour peu que les provinces continuent, et je commence à ne pas en désespérer, je pense que nous verrons les deux promoteurs des droits différentiels rester seuls de leur avis.

Je demande la lecture de cette pétition, si tant est qu’elle ne soit pas trop longue ; je demande, en outre, que la requête soit insérée au Moniteur, parce que, dans les circonstances graves actuelles, il convient que tous les membres de la chambre en puissent prendre connaissance.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je désire qu’il soit donné lecture de la pétition ; je voudrais savoir pourquoi on a protesté contre les droits différentiels.

M. Manilius. - Je demande aussi qu’on donne lecture de la pétition, pour que la chambre ne décide pas la question avant de connaître la requête. Je crois que la pétition ne s’oppose que conditionnellement aux droits différentiels ; qu’elle s’attache à prouver que ce n’est pas par les droits différentiels qu’on devait commencer par protéger l’industrie,

M. Rodenbach. - Je demande aussi de toutes mes forces qu’on donne lecture de la pétition. L’honorable M. David vient d’annoncer que les trois quarts du pays repoussent les droits différentiels, je pense que le pays a une opinion toute contraire, et lorsque la discussion sera plus avancée, on reconnaîtra la nécessité d’accorder une protection à la marine comme aux autres industries. Vous avez l’industrie charbonnière, l’industrie des fers et les autres industries qui ont une protection de 40 ou 50 p. c.

M. Huveners, secrétaire, donne lecture de la pétition, qui est ainsi conçue :

« A MM. les membres de la chambre des représentants.

« Messieurs,

« Les soussignés négociants de Gand, menacés d’avoir leur commerce anéanti, par le nouveau système de douanes, viennent déposer entre vos mains, leur protestation contre les droits différentiels projetés, qui compromettent leur avenir, celui du commerce entier de la ville de Gand et de son industrie.

« Le système actuel de douanes, depuis notre séparation subite de la Hollande, qui avait coupé nos relations établies, a consacré, dans l’intérieur du pays, l’existence d’un corps nombreux de négociants notables, trafiquant seulement avec les ports de l’Europe ; et sans la protection de la loi actuelle, ils n’ont pas craint de faire dans le principe de la révolution, et pendant plusieurs années, des sacrifices continuels pour parvenir au point important où ce commerce est arrivé, et c’est au moment de voir leurs efforts récompensés, qu’on veut changer le système de douanes.

« Vous, nos représentants, vous connaissez tous les avantages que notre commerce procure au pays, en fournissant aux consommateurs et aux industriels la marchandise d’outre-mer souvent à meilleur compte, que les importeurs directs et que par nos efforts nous avons aboli le monopole, dont ceux-ci jouissaient.

« Notre commerce donne de l’activité à nos ports secondaires, y entretient la prospérité, le bien-être à toutes les classes, tant agricoles, qu’industrielles et ouvrières. Nos navires de cabotage sillonnent les mers de l’Europe, favorisent l’exportation des produits de notre pays et de nos fabriques, et notre commerce leur procure les frets de retour.

« Par le nouveau système, notre cabotage, si important, serait également anéanti, sacrifié à quelques grands armateurs ; nos ports secondaires deviendraient déserts, la misère remplacerait l’aisance d’aujourd’hui ; notre pays, nos fabriques, n’ayant plus les mêmes ressources d’exporter leurs produits, dans les divers pays de l’Europe, seraient bientôt forcés de stater leurs travaux.

« La Belgique ne peut jamais être assimilée à la France ni à l’Angleterre, qui ont adopté le système des droits différentiels, elles peuvent le faire impunément, parce qu’elles trouvent, dans leurs propres pays, de ports à ports, les ressources d’alimentation nécessaire pour leur cabotage, lequel élément naturel la Belgique ne possède point.

« Le résultat des sacrifices que la Belgique ferait annuellement pour créer et soutenir une soi-disant marine belge transatlantique compenserait-il les ruines qui résulteront du changement des droits de douanes ?

« Ces sacrifices, tombant sur les consommateurs, ruinant les industriels et négociants de notre classe, ne rétabliraient-ils pas un véritable monopole du marché intérieur de la Belgique, en procurant des frets outrés, en faveur de quelques armateurs privilégiés ? Ce système n’est-il pas contraire à tous principes d’équité, contraire à nos mœurs et à nos lois ?

« Les négociants soussignés, tous plus ou moins propriétaires, Belges de naissance et de cœur, payent à l’Etat, outre leurs patentes, des fortes contributions personnelles et foncières, tandis que la plupart des négociants importeurs ne sont que des étrangers ne payant qu’une patente, ayant leur fortune en portefeuille, toujours prêts à emporter ailleurs leurs capitaux, à la moindre alarme, ou quant il n’y a plus rien à glaner dans notre pays.

« La révolution de 1830 nous en a donné des exemples ; ces grands armateurs ont déserté la Belgique, emportant leurs capitaux et leurs navires. Aujourd’hui que peut-être la Hollande ne leur donne plus les mêmes avantages, ils cherchent à revenir en Belgique, et à faire adopter par la législature un nouveau système de douanes qui utiliserait leurs navires, leurs capitaux, au détriment de ce que la Belgique a de plus sacré, sa liberté et son industrie ; et quand la Belgique sera épuisée, ruinée, on verra de nouveau ces armateurs quitter notre sol, pour chercher un autre pays à exploiter.

« Vous, messieurs, nos mandataires, vous prendrez nos intérêts à cœur, vous prouverez qu’ils sont aussi respectables, aussi sacrés, que ceux de quelques grands armateurs, et que la Belgique entière n’est pas obligée de les enrichir au prix de tant de sacrifices et de tant d’existences honorables.

« C’est avec la plus grande confiance, que nous vous présentons, messieurs, nos sentiments respectueux !

« (Suivent les signatures.) »

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Messieurs, cette pétition repose sur deux allégations ; la première, c’est que les matières premières renchériront ; la seconde, c’est que le cabotage sera anéanti.

Nous prétendons que les matières premières ne renchériront pas, que le tarif est calculé de manière à ne pas amener de renchérissements pour les matières premières ; là où l’on nous prouvera le contraire, nous sommes prêts à faire des réductions nouvelles, des combinaisons nouvelles.

En second lieu, nous disons que le cabotage ne sera pas anéanti ; nous conservons au petit cabotage ce qu’il a aujourd’hui ; nous lui conservons le transport du sel et du sucre brut. S’il faut faire pour ce dernier objet un changement au projet, s’il faut créer un système de droit différentiel en faveur du pavillon belge, qui ira dans les entrepôts européens chercher le sucre brut, nous ferons ce changement. (Interruption.) Nous disons que le cabotage, non seulement ne sera pas anéanti, mais qu’il trouvera dans la loi proposée des éléments nouveaux d’activité. Si l’on en excepte les deux articles sucre et sel, le cabotage n’est favorisé que par les 10 p. c., faveur reconnue insuffisante. Eh bien, le cabotage, le petit cabotage et surtout le grand cabotage, trouveront de nouveaux éléments d’activité, entre autres, par les droits différentiels, que nous proposons d’accorder au pavillon belge pour les importations de la Baltique et de la Méditerranée.

- La chambre consultée, décide que la pétition restera déposée sur le bureau pendant la discussion. Elle en ordonne eu outre l’insertion au Moniteur.

Rapports sur des pétitions

M. Zoude, au nom de la commission d’industrie. - Les pétitionnaires exposent à la chambre que, par suite de l’affluence toujours croissante du bois du Nord, le placement du bois indigène devient chaque année plus difficile sur les principaux marchés de la Belgique ; mais leurs plaintes les plus vives ont particulièrement le bois scié pour objet, parce que leur introduction occasionne un préjudice des plus notables au travail national.

Toutes les propriétés agricoles, disent-ils, et le fait est exact, ont doublé de valeur, depuis quelques années ; tandis que celle des propriétés boisées va sans cesse en diminuant ; la raison en est que la loi protège le produit du sol étranger au détriment de la production du sol national.

Cet état de choses, continuent les pétitionnaires, est surtout nuisible aux communes qu’ils représentent, en ce qu’elles possèdent une partie considérable du sol forestier et que c’est dans leur revenu seul qu’elles peuvent trouver les ressources nécessaires pour restaurer ou construire les édifices publics, tels qu’église, presbytère, maison d’école, ainsi que les moyens d’ouvrir ou d’entretenir les communications vicinales.

Abandonner ces propriétés sans protection, c’est tarir la source de tout progrès, de toute amélioration.

Se résumant, ils demandent de prohiber l’entrée des bois sciés et d’élever modérément les droits sur tous les bois en grume.

Messieurs, des centaines de pétitions de cette nature vous ont déjà été adressées et elles ont été constamment accueillies tant par la commission des pétitions que par votre commission d’industrie.

Pouvait-il en être autrement, lorsque, d’un côté, les propriétaires de bruyères et des sapinières de la Campine et du Limbourg vous disaient à satiété que le seul moyen de rendre ces terres propres à la culture des céréales, était d’abord de les convertir en sapinières ; mais que cette culture devait être protégée contre l’étranger qui introduit les perches et les lattes à un prix tellement bas, que toute concurrence devient impossible ; d’où résulte qu’au lieu d’établir de nouvelles sapinières, on doit abandonner les anciennes, et c’est ainsi que les 125,000 hectares de bruyères qui couvrent encore une partie du sol des provinces d’Anvers et du Limbourg, resteront condamnées à la stérilité, si la législature n’adopte enfin des mesures efficaces de protection.

A leur tour, les propriétaires de nos autres forêts vous ont répété que leurs propriétés chargées de contributions, qui vont en augmentant chaque année par les centimes additionnels que les besoins de l’Etat, des provinces et des communes, ajoutent au principal, ne peuvent lutter davantage contre les produits des pays où il n’existe presque pas de charge publique, où l’ouvrier en servage doit se contenter du salaire le plus minime, et d’où la marchandise transportée par la voie maritime coûte moins, rendue à pied d’œuvre, que le charriage de nos arbres depuis la forêt jusqu’au marché le plus voisin.

Une protection réelle est donc nécessaire, elle est réclamée pour tous les bois destinés aux constructions civiles, on la réclame surtout pour le bois scié, dans l’intérêt de la classe ouvrière, dont la voix mérite enfin d’être écoutée.

Nous invoquerons ici l’autorité de Say, qu’on nous oppose si souvent. Voici ce qu’il dit de bien applicable à la matière que nous traitons : « Lorsqu’un produit intérieur d’une consommation analogue, et déjà chargé de quelques droits, on sent qu’alors un produit extérieur par lequel il pourrait être remplacé et qui ne serait chargé d’aucun droit, aurait sur le premier un véritable privilège. Faire payer un droit dans le cas, n’est pas détruire les rapports naturels qui existent entre les diverses branches de production, c’est les rétablir. »

Eh bien, messieurs, si nonobstant tous les motifs invoqués en faveur d’une protection réelle, les propriétés boisées continuent à être privées d’appui, il ne restera à leurs propriétaires que de faire défricher les parties qui présentent quelques ressources à l’agriculture, de faire défricher les autres pour les abandonner ensuite à la vaine pâture et se soustraire ainsi aux charges des contributions et aux frais de gardianat.

Mais on connaît les résultats fâcheux du déboisement des forêts de celui des montagnes surtout, et ils sont trop généralement appréciés pour qu’il soit utile de les développer ici. Ce ne sont pas les théories mais les faits confirmés par l’expérience de tous les temps et de tous les pays.

On nous dit qu’il faut protéger les constructions navales ; mais de quel droit exigerait-on que la propriété forestière soit seule chargée d’en faire le sacrifice, lorsqu’il n’existe en Belgique aucun produit agricole ou industriel qui ne jouisse d’une protection ?

S’il n’était question que de constructions navales, la propriété forestière saurait se résigner. Mais étendre le privilège aux constructions civiles, c’est violer le droit de propriété, c’est agir arbitrairement, tyranniquement. Accordant tout aux construction navales, la propriété forestière réclame toute la protection à laquelle elle a droit sur les autres bois, tels que perches, lattes, madriers et toute espèce de bois sciés ; elle la réclame dans l’intérêt de la propriété, dans celui de la classe ouvrière, dans l’intérêt enfin du trésor qui a trop longtemps négligé cette branche de revenu.

Mais quel doit être le chiffre de cette protection ? Nous répondons que celui proposé par le gouvernement au tarif différentiel, § 4, n’est pas suffisant. En effet, un droit de fr. 7-50 par navire national sur les bois sciés, d’une valeur de 75 fr. au minimum par tonneau, est d’une insuffisance évidente, d’autant plus qu’elle n’atteint pas même le prix du sciage de la plupart de ces bois. A cet égard nous pouvons consulter des états qui nous ont été fournis par un des marchands des plus notables du bois du Nord, et, à coup sûr, qui est l’un des plus instruits ; il en résulte que le prix du sciage serait du 8ème de la valeur totale du bois, ou 12 1/2 p. c. ; et, suivant un autre calcul, le sciage du bois de Norwège, vu son peu de qualité, serait de 20 p. c. de sa valeur.

Or, vous le savez, messieurs, et les marchands de bonne foi en conviennent, on n’importe généralement en Belgique que des bois de 3ème qualité, ceux de 1ère et 2ème sont réservés pour l’Angleterre et la Hollande.

Ainsi, le droit proposé par le gouvernement, loin de protéger la propriété, est même insuffisant pour assurer le prix du sciage au travail national.

Le droit réclamé à diverses époques, et par le sénat notamment en 1835, était de 25 à 30 p. c. sur les bois sciés ; la commission d’industrie, en 1836, avait aussi proposé le chiffre de 30 p.c. et il nous avait été assuré, au début de la révolution, par des personnes assez haut placées, que le roi Guillaume, frappé du tort immense que faisait au pays l’introduction du bois scié, avait délibéré en conseil qu’il serait repoussé par un droit de 30 p. c., mais les événements s’étant précipités avec trop de rapidité, la mesure n’avait pu être mise à exécution.

En résumé, votre commission a l’honneur de vous proposer l’adoption des §§ 1, 2 et 3 du droit du gouvernement, et ce qui concerne le bois en grume et non scié importé par mer, sauf à en distraire, si possible, ce qui est relatif aux constructions civiles. Au § 4 : Planches, Solives, votre commission, à la majorité de 4 voix contre deux, a l’honneur de vous proposer le droit par navire national de 18 fr. 75 c. par tonneau, ce qui représente un droit de 25 p.c. à la valeur.

- Il sera ultérieurement statué sur les conclusions de la commission.

M. Zoude, rapporteur, demande que le rapport soit imprimé séparément, comme documents de la chambre, indépendamment de l’impression au Moniteur.

- Cette proposition est adoptée.


M. de Haerne, rapporteur. - Messieurs, j’ai été chargé par la commission des pétitions de vous présenter un rapport sur une pétition relative au transit du bétail hollandais.

« Plusieurs éleveurs de bestiaux dans la commune de Neuve-Eglise demandent que l’arrêté sur le bétail soit retiré. »

La commission des pétitions vous propose le renvoi de cette pétition à M. le ministre des finances.

M. Delehaye. - Messieurs, il est réellement inouï que le gouvernement maintienne une mesure qui, de son propre aveu, ne peut atteindre le but qu’il s’est proposé et je dis qu’alors même qu’elle aurait réalisé le bien qu’on s’en était promis, il n’en faudrait pas moins la retirer ; M. le ministre des finances ne peut pas sortir de ce dilemme : ou l’arrêté du 23 septembre 1842 aura pour effet d’augmenter le transport du bétail, ou il ne l’augmentera pas ; dans le premier cas, il faut retirer la mesure puisqu’elle nuirait à l’agriculture, à l’élève du bétail ; dans le second cas, il faut encore la retirer, puisque vous n’augmentez point les recettes du trésor, augmentation que seule vous avez eue en vue. Ainsi, messieurs, si les motifs indiqués par M. le ministre sont fondés, il doit mettre un terme aux réclamations que le temps ne fera que rendre plus vives.

J’engage le gouvernement à ne pas persister dans une mesure qui fait la ruine de l’agriculture.

M. Delfosse. - Il est inouï qu’on cherche à produire constamment la même question dans cette enceinte, c’est faire perdre du temps à la chambre. On a fixé un jour pour la discussion ; la discussion a eu lieu ; M. le ministre de finances s’est expliqué, il vous a dit qu’après l’expérience qui avait été faite, il n’y avait pas lieu, quant à présent, de retirer l’arrêté. Eh bien, il n’y a pas eu depuis une nouvelle expérience, les membres de la chambre, opposés à l’arrêté, ont annoncé que si M. le ministre des finances persistait dans son opinion, une proposition de loi serait faite. Si ces membres veulent un résultat, qu’ils déposent cette proposition, mais tant qu’ils ne l’auront pas déposée, toute discussion sera inutile.

M. Rodenbach. - Les éleveurs de bétail, ceux qui engraissent le bétail dans les prairies et étables, doivent faire venir de la Hollande du bétail maigre ; or, pour faire entrer du bétail maigre en Belgique, il faut payer jusqu’à 50 francs par tête de bétail ; comment, avec un tel droit, pouvons-nous soutenir la concurrence sur le marché de Lille avec les Hollandais qui ne payent pas le droit ? Il me paraît donc que, malgré les chiffres statistiques présentés dans une séance précédente par M. le ministre des finances, il est impossible que l’arrêté ne soit pas révoqué, si le gouvernement prend en considération le fait que je viens de rappeler.

M. de Brouckere. - Je voulais faire remarquer que si à chaque pétition qu’il plaira à un seul individu d’adresser à la chambre, la discussion sur l’arrêté dont il s’agit doit recommencer, nous pourrons bien n’avoir plus à discuter que cet arrêté. Nous avons mis les adversaires de la mesure en demeure de présenter un projet de loi.

Un membre. - On va le présenter.

M. de Brouckere. - Attendez donc, avant de discuter, que le projet de loi soit présenté ; le gouvernement aurait tort de retirer la mesure, le dilemme que l’honorable M. Delehaye a posé, est faux ; je suis prêt à le réfuter.

Je répète que le dilemme est faux, et je suis prêt à le prouver ; mais je ne veux pas discuter aujourd’hui cette question, j’attendrai, pour le faire, le moment où le projet qu’on nous annonce, sera mis en discussion.

M. Manilius. - Je demande que M. le ministre des finances soit invité à donner des explications.

M. Delfosse. - Les explications ont été données.

M. Manilius. - Non, elles n’ont pas été données. Je ne sais pas pourquoi M. Delfosse veut nous tracer une ligne de conduite ; quand l’occasion se présente de défendre les intérêts de la province de Liége, l’industrie des fers et des houilles, il ne se tairait pas en dépit de nous quand nous crierions pendant deux jours de suite. Je crois pouvoir être admis à demander que le renvoi au ministre soit ordonné avec prière de nous donner des explications.

M. le ministre des finances (M. Mercier) - Il y a quelques jours seulement j’ai donné de longues explications à la chambre sur cette question. J’ai fourni des renseignements statistiques et réfuté les arguments présentés par M. Delehaye. Il me semble qu’on fait perdre un temps précieux à la chambre qui a à s’occuper de choses infiniment graves, comme l’ont fait observer MM. Delfosse et de Brouckere, en renouvelant cette discussion à propos de chaque pétition qu’il plaît à telle ou telle personne d’envoyer à la chambre. Je me suis expliqué d’une manière claire et complète dans une des dernières séances sur la conduite que tiendrait le gouvernement. Je reste dans les mêmes termes, il n’y a pas de faits nouveaux. Je suis toujours convaincu que le transit fait jusqu’à présent n’a pas pu porter le moindre préjudice à notre agriculture.

M. Delfosse. - Je ne trouverai jamais mauvais que les députés de Gand défendent les intérêts de leur province, comme ils ne trouveront pas mauvais, je pense, que je défende les intérêts de la mienne. Ce que j’ai trouvé mauvais, ce n’est pas qu’on défendît les intérêts des Flandres, mais, qu’à l’occasion d’une pétition, on reproduisît une discussion à laquelle un tour fixé avait été consacré. Quand j’ai des intérêts à défendre, j’attends que la question soit à l’ordre du jour ; je ne demande pas la parole à la première pétition venue pour faire perdre à la chambre un temps qu’elle peut employer plus utilement.

M. Lebeau. - Je ne comprends pas qu’on renouvelle une semblable discussion en présence de la déclaration faite par plusieurs membres qu’ils étaient décidés à user de leur droit d’initiative et de présenter un projet de loi tentant à l’annulation de l’arrête royal.

Il me semble que la chambre prend, à l’égard du gouvernement, une attitude trop humble, une attitude qu’elle ne doit jamais prendre. La chambre étant investie du droit d’initiative, chaque membre ayant le droit de présenter des projets de loi, je ne comprends pas qu’en présence de la résistance d’un ministre, on se mette en quelque sorte à ses genoux pour le supplier de retirer un arrêté. Je ne comprends pas une semblable conduite. La chambre se fait beaucoup plus petite que ne l’a faite la constitution. Quant à moi, si je croyais une mesure contraire aux intérêts généraux du pays et qu’après mes premières observations contre cette mesure le gouvernement persistât à la maintenir, je n’hésiterais pas à quitter mon rôle de réclamant pour prendre celui que la constitution me permet de prendre, pour présenter un projet de loi ayant pour objet de faire cesser cette mesure.

M. Malou. - Si l’on revient si souvent sur cette mesure, c’est parce que plusieurs membres n’ont voulu avoir recours à leur droit d’initiative qu’après avoir épuisé toutes les tentatives qui pouvaient, qui devaient être faites. Il y a eu une promesse ; elle n’a pas été tenue. Nous avons fait de nouvelles tentatives pour voir si le gouvernement persisterait dans le maintien de l’arrêté du 23 septembre.

M. de Mérode. - Il y persiste ; c’est fini.

M. Malou. - Non, ce n’est pas fini ; car c’est maintenant que nous userons de notre droit d’initiative. Nous discuterons le fond. Je regrette que le rapport sur la pétition ait été fait aujourd’hui, car la proposition se signe en ce moment. Ce n’est pas se mettre aux genoux des ministres que de faire auprès du gouvernement des tentatives qui, d’après les convenances, devaient être faites.

M. le ministre des finances (M. Mercier) - L’honorable M. Malou vient de dire qu’une promesse a été faite qui n’a pas été tenue. C’est contre cette assertion que je proteste. Je suis toujours resté dans les mêmes termes ; la première fois que j’ai pris la parole, j’ai dit que si le transit du bétail acquérait assez d’importance pour léser les intérêts de notre agriculture, le gouvernement prendrait des mesures pour les sauvegarder. La dernière fois, j’ai reproduit les mêmes raisonnements, la même promesse. J’ai fait remarquer que les faits étaient changés en ce sens que la mesure présentait un caractère bien moins grave que lors du premier rapport ; que le transit avait diminué et que nos exportations avaient augmenté.

Il semble que ces faits n’exercent pas la moindre influence sur certains membres, qui semblent avoir un parti pris. Le gouvernement n’a pas de parti pris ; il a promis de se régler d’après les faits. C’est à tort que l’honorable M. Malou parle de promesse faite et qui n’aurait pas été tenue. Je n’ai jamais dit d’une manière absolue que l’arrêté serait retiré, mais seulement qu’il le serait si les intérêts de notre agriculture étaient véritablement compromis. J’ai ajoute qu’il ne fallait pas que ce fût pour satisfaire à un simple caprice, que l’arrêté fût rapporté. Voilà les observations que j’ai faites il y a peu de jours. Si quelques têtes de bétail ont transité, notre exportation en France a augmenté cependant ; l’industrie agricole se trouve donc dans une position pus favorable qu’à pareille époque de l’année dernière.

Un membre. - C’est le fond.

M. le ministre des finances (M. Mercier) - On accuse le gouvernement de n’avoir pas tenu une promesse. Je démontre qu’il n’y a pas eu d’autre promesse que celle de ne retirer l’arrêté que pour autant que les faits eussent quelque gravité.

M. Malou. - Je ne veux pas suivre M. le ministre des finances dans la discussion du fond de la question mais, en présence de sa dénégation, je dois maintenir mon affirmation. La chambre appréciera. Voici ce qui s’est passé : je parle de ce qui s’est passé au-dehors de cette enceinte ; M. le ministre doit me comprendre. Avant les explications écrites qui ont été données à la chambre, il y avait eu promesse formelle que l’arrêté serait retiré. Nous avons eu la longanimité d’attendre, non pas un mois, mais trois et quatre mois. Alors nous avons encore demandé si l’intention du gouvernement était de maintenir ce fatal arrêté. Maintenant, que nous avons la conviction que le gouvernement persiste à ne pas le rapporter, qu’il ne veut pas tenir sa promesse, nous allons user de notre droit d’initiative.

J’espère que le fait extra-parlementaire que je regrette de devoir rappeler ne sera pas dénié par M. le ministre.

M. le ministre des finances (M. Mercier) - La promesse que j’ai faite n’a jamais été que conditionnelle ; si j’en avais fait une autre, je l’aurais faite dans cette chambre. Pour retirer l’arrêté, il fallait que les choses restassent au moins dans l’état où elles étaient alors sous le rapport du transit, et de l’exportation. Je suis persuadé que l’assertion de l’honorable membre ne vient que de ce qu’il m’a mal compris.

Mais toujours est-il qu’il se trompe. Comme les honorables membres qui m’ont entretenu de cet objet, ne doutaient pas de l’extension qu’allait prendre ce transit, j’ai répondu que, dans ce cas, l’arrêté serait retiré ; telles ont été mes paroles, elles n’ont pas eu d’autre portée.

M. Malou. - Je maintiens l’exactitude de tout ce que j’ai dit. La chambre jugera entre les deux affirmations.

M. le ministre des finances (M. Mercier) - J’affirme de la manière la plus formelle que l’assertion est inexacte.

- Le renvoi de la pétition avec demande d’explications est ordonné.

Commission d'enquête parlementaire sur la situation du commerce extérieur

Discussion générale sur les conclusions

(Moniteur belge n°130, du 9 mai 1844) M. Verhaegen. - Messieurs, la question qui vous est soumise en ce moment, est une des plus graves qui puisse jamais se présenter devant les chambres belges, car elle tient aux intérêts vitaux du pays.

S’il m’était permis de me borner à des théories de liberté commerciale qui sont en rapport avec mes convictions politiques, je me prononcerais tout de suite contre le principe des droits différentiels, si je ne consultais que l’intérêt des localités qui m’ont envoyé dans cette enceinte, je n’hésiterais pas encore à repousser le projet de loi, et en effet, Bruxelles, tout autant que Liége, est intéressé à voir écarter le système des droits différentiels. En veut-on la preuve ? on la trouvera dans le mouvement officiel du port. J’ai sous les yeux le rapport de ce mouvement du 20 au 30 avril 1844, et j’y vois que dans l’intervalle de dix jours 32 navires sont entrés dans Bruxelles (30 venant de Hollande et 2 venant de France) et que 40 navires en sont sortis avec un chargement complet (39 allant en Hollande et 1 à Hambourg). Les mouvements antérieurs depuis deux ans donnent à peu près les mêmes résultats.

Comme député de Bruxelles et ne consultant que l’intérêt de ma localité, je devrais me rallier à l’opinion de mes amis des provinces de liège et du Hainaut, et combattre dès à présent le principe des droits différentiels.

Mais au-dessus de l’intérêt de localité, plane l’intérêt général. J’ai donc à rechercher, surtout dans la position que le gouvernement a faite vis-à-vis de nos voisins, ce que commandent les besoins généraux du pays.

Aussi, avant de me prononcer définitivement sur cette grave question (car je réserve mon vote) je me permettrai de vous soumettre quelques observations :

Mes principes, en matière de liberté, sont connus : Ce sont ceux de mes honorables amis Delfosse et Castiau. A côté de toutes les libertés que nous a léguées la révolution de 1830, je voudrais voir figurer la liberté commerciale en tout et pour tous ; je voudrais, du fond de mon âme, voir tomber toutes les barrières ; ce serait un beau jour celui où les nations, grandes et petites, pourraient se donner franchement et loyalement la main. Ce désir, je l’ai énoncé dès mon entrée dans cette chambre ; mais tout en adoptant ces belles théories, je n’entends pas néanmoins leur sacrifier la pratique ; sans doute, il serait à désirer que toutes les barrières, qui séparent encore les peuples, vinssent à tomber ; mais il serait ridicule de faire tomber les nôtres, alors que nos voisins sont résolus à maintenir les leurs. Quels que soient les principes de liberté qui sont dans mon cœur, ils ne vont pas jusqu’à consentir à être dupe.

C’est ce que je disais en 1837 ; c’est ce que je dis encore aujourd’hui.

En 1837, on taxait d’exagération les principes que je développais dans cette enceinte ; le gouvernement les combattait avec opiniâtreté et en 1844 ces mêmes principes servent de base à un projet de loi ministériel. Le discours que j’ai prononcé il y a sept ans, et que vous trouverez dans le Moniteur du 27 octobre 1837, reçoit aujourd’hui la sanction de mes adversaires d’alors. Le temps constate bien des erreurs, répare bien des injustices !

Il ne faut pas, comme je le disais tantôt, que notre amour pour les principes de liberté commerciale, aille jusqu’a nous rendre dupes de nos voisins.

Et cependant, qu’a-t-on fait depuis 1830 ? Quelle est la marche que le gouvernement a suivie dans l’intérêt du commerce et de l’industrie ? Il a fait des concessions à tous nos voisins, et nos voisins, en définitive, ne nous en ont fait aucune. En 1837, quand il s’agissait de concessions nouvelles, qu’on voulait nous arracher en faveur de la France, et quand, à mes objections, le ministère répondait que la France de son côté était disposée à nous accorder, comme équivalents, certains avantages, je disais en terme de réplique que ce n’était encore là que de vaines promesses qui, comme tant d’autres, resteraient sans résultat ; et le temps, pour la centième fois, a prouvé que j’avais raison.

Je n’ai jamais réclamé dans l’intérêt de l’industrie belge des protections exagérées ; je n’ai jamais été et je ne suis pas encore partisan d’un système prohibitif, mais je veux user de représailles envers les nations qui se refusent à nous traiter comme nous les traitons nous-mêmes, c’est-à-dire que je ne veux pas être dupe du beau principe de liberté commerciale qu’on invoque toujours contre nous, mais dont on ne veut pas faire l’application en notre faveur.

Voulez-vous savoir, messieurs, quel était mon système en 1837 ? II se résume dans un amendement que j’ai eu l’honneur de présenter alors à la chambre, et qui n’a pas été adopté : je demandais en 1837 que « la prohibition, à l’entrée en Belgique, des draps étrangers, fût levée à l’égard de tous les pays qui lèveraient la prohibition dont étaient encore frappés chez eux les draps belges. » Y avait-il rien de plus juste, de plus raisonnable ?

Je demandais que les draps de Verviers pussent concourir sur les marchés français avec les draps de Sedan et de Louviers, de même que les draps de Sedan et de Louviers venaient concourir sur les marchés belges ; indépendamment de l’intérêt matériel de nos fabriques, il y avait là une juste susceptibilité nationale, et cependant on ne voulut point m’écouter ; on resta dans la mauvaise voie des concessions gratuites.

Il faut bien aujourd’hui qu’on en convienne, les négociations tentées avec nos voisins n’ont absolument donné aucun résultat. Du reste, avec un gouvernement sans caractère, qui, à l’intérieur, se traîne à la remorque des partis, et qui, à l’extérieur, rampe aux pieds des étrangers, il ne nous restait aucun espoir. En face de la France et de l’Angleterre, dont les intérêts sont opposés aux nôtres, et dont la volonté a toujours été un épouvantail pour nos gouvernants, les intérêts belges ne sont jamais entrés en ligne de compte, et on devait s’attendre à les voir sacrifier aux exigences de voisins puissants.

Examinons d’abord notre position à l’égard de la France : Les droits d’entrée en Belgique sur la généralité des articles venant de France sont, il faut en convenir, très minimes ; et encore ces droits sont loin d’entrer intégralement dans les caisses de l’Etat ; car la plupart sont perçus à la valeur et on connaît les inconvénients de ce mode de perception, à raison des difficultés sans nombre, dont est entourée la faculté de préemption, qui, par suite des manœuvres des intéressés, est devenue en quelque sorte illusoire. En effet certains articles formant un ensemble sont dépareillés et introduits dans différentes caisses à des époques plus ou moins éloignées, ce qui permet aux déclarants de ne faire considérer les objets qu’ils introduisent que comme des chiffons quant à la valeur. C’est ainsi, je regrette de le dire, pour l’honneur du nom belge, que les principaux hôtels de la capitale on été meublés à forfait par des entrepreneurs français ; que des rideaux, des soieries, des tapisseries, des garnitures entières de salon sont arrivés par parties et n’ont presque rien payé à la douane, au grand détriment de l’industrie belge, dont les produits similaires sont prohibés en France ; et ce sont des hommes haut placés, que le pays entoure de sa considération, qui se prêtent à de pareilles manigances.

L’un ou l’autre de nos ministres, même, n’aurait-il peut-être pas suivi cet exemple ?

Un membre. - C’est que peut-être ces ouvriers étrangers travaillent mieux.

M. Verhaegen. - C’est un préjugé. On fabrique ici comme on fabrique ailleurs.

M. de Mérode. - Nos tapissiers ne peuvent aller à Paris.

M. Verhaegen. - Voilà la réponse. S’il y avait réciprocité, je ne demanderais pas mieux que d’admettre la concurrence. Mais vous le voyez, messieurs, avec ces beaux principes, il ne nous reste qu’à faire le métier de dupes !

Le bon vouloir de la Belgique vis-à-vis de la France s’est manifesté dès 1831. La France n’a pas répondu, d’une manière convenable, à ces manifestations.

Le 29 juin 1831, le congrès national réduisit à 3 fr. 30 c. par 1,000 kilogrammes le droit sur les houilles françaises, tout en maintenant sur les autres charbons de terre étrangers le droit général et prohibitif de 14 fr. 84 c. par 1,000 kil.

Par le budget des voies et moyens du 29 décembre 1831, les bateaux charbonniers français furent, dans une certaine limite, assimilés aux bateaux belges pour le droit différentiel de patente, et cette limite fut successivement étendue, car la Belgique a marché de concessions en concessions.

Par la même loi du budget du 29 décembre 1831, nous levâmes la prohibition par terre des vins, eaux-de-vie et vinaigres français, en assimilant leur importation, par cette voie, à l’importation par mer.

Des négociations pour arriver à un rapprochement commercial plus efficace et mutuel furent ouvertes, A la suite d’une sorte de compromis entre les principaux commissaires des deux parties, il fut convenu que la Belgique effacerait toutes les prohibitions, tous les hauts droits exceptionnels qui subsistaient encore contre la France et qu’elle abaisserait, en outre, son tarif sur les articles ardoises, bois de réglisse, vins, soieries, batistes etc. Pour toutes ces concessions, on promettait des équivalents de la part de la France.

La Belgique alla même au-delà de ses engagements par la loi du 7 avril 1838.

Que fit la France ? Rien, ou peu de chose.

C’est ainsi, entre autres que la prohibition sur les draps et casimirs français fut remplacée par un droit modéré de 9 à 10 p. c., tandis que la France maintint la prohibition dont son tarif frappe encore aujourd’hui les articles similaires belges.

Qu’on cesse d’invoquer, en faveur de la France, ces belles théories de liberté qui sont gravées dans nos cœurs. En 1838, nous lui avons donné un exemple de libéralisme commercial, et cet exemple, elle a refusé de le suivre.

Le roi Guillaume, en frappant de prohibition les draps français, alors que les draps belges étaient frappés de prohibition en France, avait usé de justes représailles. En levant cette prohibition en 1838, sans l’assurance formelle et préalable que la France lèverait la sienne, nous avons posé non pas un acte de générosité et de libéralisme, mais un acte de soumission. La politique du gouvernement dans cette circonstance, a été, comme toujours, une politique de peur ; il a compromis les intérêts et la dignité du pays.

En replaçant la France sur le même pied que les nations les plus favorisées pour l’introduction d’articles aussi importants que les vins, eaux-de-vie, la porcelaine, la cristallerie, les produits chimiques, les draps et casimirs, nous lui fîmes incontestablement de grands avantages. La France, que nous donna-t-elle en retour ? Elle nous fit, il est vrai, quelques concessions, mais ces concessions furent peu importantes, et encore les retira-t-elle successivement.

La France, par suite du compromis dont nous avons parlé, réduisit les droits d’entrée sur le zinc brut et sur les graines de lin, et étendit la ligne de la frontière de terre française par laquelle la fonte de fer en gueuses était admise au droit de 4 francs les 100 kil. ; les droits sur les fers étirés de toute dimension furent réduits d’un cinquième ; enfin la loi du 5 juillet 1836 modifia le tarif des toiles, de façon néanmoins que le déclassement se bornait à une différence d’un seul fil.

Ces concessions, peu importantes, surtout à raison des sacrifices auxquels la Belgique s’était résignée, autorisaient cependant le pays à placer quelque confiance dans l’avenir des négociations commerciales entamées avec la France.

Malheureusement, des faits postérieurs sont venus dissiper toute illusion.

Déjà, dès le 25 novembre 1837, le littoral maritime de Dunkerque à St-Malo, avait été ouvert aux houilles anglaises par la réduction à 50 c. du droit d’un fr. par 1,000 kil.

Mais ce n’était là qu’un premier pas dans la voie rétrograde : l’ordonnance du 24 septembre 1840 vint réduire de plus en plus les faibles avantages qui nous avaient été concédés. Le droit différentiel de 4 fr. sur les fontes fut étendu aux autres frontières de terre, et par conséquent aux provenances du grand-duché de Luxembourg et de l’Allemagne, dont les fontes purent alors venir faire concurrence aux nôtres sur le marché français.

La loi du 6 mai 1841 compléta l’annihilation des concessions qui nous avaient été faites. On sait qu’elle fut fatale pour nos toiles, et on se rappelle encore à quel prix nous avons du acheter une exception en faveur de l’industrie linière. La même loi éleva les droits sur les graines grasses par la frontière de terre, de manière à porter un coup mortel à l’important commerce de transit qui se faisait d’Anvers vers le département du Nord. Enfin d’autres mesures restrictives furent prises contre l’importation des graines oléagineuses, des pierres dites des Ecaussines, etc.

En résume, il ne reste plus rien des faibles avantages qui nous avaient été accordés par la France et dont elle conserve l’équivalent.

Et qu’on ne nous parle plus du fameux projet d’union douanière ; le ministère, dans les communications qu’il nous a faites, a dû convenir qu’en France ce projet n’a jamais été considéré comme sérieux.

Pendant plusieurs années l’attention du pays a été distraite de ses véritables intérêts, par cet espoir d’union douanière dont on le berçait sans cesse ; des négociations avec d’autres pays ont été abandonnées, des propositions avantageuses ont été écartées, et quand, aujourd’hui, on voudrait répondre à certaines ouvertures qui nous avaient été faites naguères par l’Allemagne, il n’est plus temps.

Je suis d’accord avec mon honorable ami, M. Castiau, qu’une union douanière aurait pu être avantageuse au point de vue industriel et à la France et à la Belgique, mais j’ai l’intime conviction qu’elle aurait été dangereuse au point de vue politique. Moi qui tiens avant tout à la nationalité belge, si toutefois on veut bien nous laisser les libertés conquises en 1830, j’aurais craint qu’une union douanière avec la France ne fût un premier pas vers une union politique.

Mais le projet d’union douanière n’a jamais été considéré comme sérieux en France : la France, dont la politique, comme la nôtre, a été constamment une politique de peur, n’aurait pas osé braver les représentations énergiques des puissances du Nord, qui en faisaient un cases belli.

Le projet a-t-il été considéré comme sérieux par le ministère belge ? Des commissaires ont été envoyés à Paris ; certains noms y ont laissé leur réputation d’habileté ; la couronne même a été découverte, et, après tout cela, on est obligé de convenir que ce n’était qu’une mystification !

Et pendant ce temps perdu on aurait pu entrer en négociation avec l’Allemagne, profiter de la position topographique de la Belgique. Nos avertissements à cet égard n’ont pas manqué au ministère, il les a dédaignés !

Aujourd’hui le gouvernement vient nous dire qu’il n’y a plus rien à espérer du Zollverein, et qu’il faut renoncer à toutes négociations avec l’Allemagne, comme il faut abandonner toutes les propositions faites naguère à la France !

Il est inutile de parler de l’Angleterre, qui refuse même de conclure avec nous une convention postale, qu’elle n’a refusée à aucune nation de l’Europe.

Il semble que la Belgique soit placée hors la loi commune !

Et après ces aveux, qui constatent les fautes successives qui ont été commises, le gouvernement vient nous proposer, comme dernière planche de salut, un projet de loi qui consacre le principe des droits différentiels, qu’il combattait autrefois avec beaucoup d’opiniâtreté !

D’abord, je me demande si ce n’est pas une nouvelle manœuvre du gouvernement pour rejeter sur la chambre une responsabilité qui doit rester tout entière au ministère. Le ministère ne demanderait peut-être pas mieux que de voir refuser le principe des droits différentiels qui va le compromettre aux yeux de la diplomatie, pour pouvoir dire ensuite à la législature que c’est elle qui, par son rejet, a compromis l’avenir commercial et industriel du pays. Cette première considération pourra exercer une certaine influence sur la détermination que je prendrai plus tard.

Ensuite, je dois en convenir, la position, du gouvernement était difficile ; il aurait fallu des soins de tous les jours et une habileté extraordinaire que je ne reconnais à aucun des membres du cabinet, pour parer aux embarras qu’avait fait naître 1830.

Sans approuver à tous égards les opinions émises par l’honorable M. Osy, je trouve dans le discours qu’il a prononcé, d’utiles enseignements. Certes, personne ne contestera que la prospérité de l’ancien royaume des Pays-Bas ne fût due à la réunion de deux éléments, dont l’un appartenait à une fraction et l’autre à une autre fraction.

La Hollande est essentiellement commerçante ; la Belgique est essentiellement industrielle. La Hollande, en important dans les pays lointains et surtout dans ses colonies, les produits de l’industrie belge, avait allié l’élément commercial à l’élément industriel, et, par suite, nous avait procuré une grande somme de prospérité.

Le choc de 1830 a fait disparaître cet ensemble. Doit-on le regretter ? Ceux qui ne consultent que les intérêts matériels, le regretteront sans doute ; ceux-là mêmes auxquels la jouissance des intérêts moraux offre une compensation des souffrances des besoins matériels ne se consoleront que pour autant qu’on en revienne à l’exécution franche et loyale de la constitution. Qu’on y prenne garde, déjà on nous a enlevé nos franchises commerciales ; on a faussé le principe électif de la liberté d’enseignement ; on a fait un monopole au profit d’un parti ; on va même jusqu’à miner la liberté de la presse, et bientôt il ne nous resterait de 1830 que désastres et déceptions ! On a voulu accréditer l’opinion que l’Etat belge ne peut s’affermir que par la prépondérance du parti clérical ? Encore une fois, qu’on y prenne garde ! En présence des souffrances du commerce et de l’industrie, la Belgique ne peut vivre et se consolider que par un système de gouvernement franchement libéral.

Messieurs, il était certes impossible, dans un moment où nous étions en état d’hostilité avec la Hollande, de parer aux inconvénients qui avaient été le résultat du choc de 1830 ; mais aujourd’hui que ces difficultés ont disparu, rien ne s’oppose dorénavant à ce que de nouveau on réunisse, au point de vue des intérêts matériels, des éléments qui ont fait la prospérité de l’ancien gouvernement des Pays-Bas. Les conditions de cette prospérité ne sont-elles pas restées les mêmes ?

Messieurs, la Hollande a pour elle sa vieille expérience, ses anciennes habitudes, son éducation ; l’élément commercial, on aura beau le lui disputer, il lui appartient à titre de prescription.

Depuis le traité de Munster, depuis la chute de la Société d’Ostende, la Belgique a perdu l’élément commercial, et cet élément, on ne le ressaisit pas au bout de quelques années ; il faut du temps, beaucoup de temps, pour reprendre des anciennes habitudes, pour rétablir des correspondances abandonnées ; et, en cherchant péniblement des débouchés, on expose, dans l’intervalle, l’industrie à une ruine certaine. Construire des navires, eh ! mon Dieu, avec de l’argent cela n’est pas impossible ; envoyer des consuls, des agents dans des pays lointains, c’est chose facile ; mais ce qu’on n’improvise point, c’est ce qui seul constitue la prospérité commerciale de l’Angleterre et de la Hollande : ce sont les maisons anglaises éparpillées sur toutes les parties du globe qui constituent la fortune commerciale de l’Angleterre ; ce sont les maisons hollandaises établies dans tous les pays lointains qui constituent la prospérité de la Néerlande. Pour que la Belgique pût se mettre au même rang, il faudrait qu’il y eût aussi des maisons belges éparpillées dans les parties principales du monde ; il faudrait des relations établies qui pussent donner des garanties à ceux qui veulent opérer dans les contrées lointaines ; mais avant d’arriver à un pareil résultat, il faut beaucoup de temps ; on n’improvise pas de semblables moyens.

Maintenant, si la Hollande possède l’élément commercial, à la Belgique appartient décidément l’élément industriel, et cet élément la Hollande ne le lui disputera jamais.

Qu’on n’aille pas croire, parce que quelques fabricants se sont établis il y a quelques années sur le sol hollandais, que la Hollande ait jamais songé à devenir une nation industrielle. Si quelques industriels belges se sont établis en Hollande, c’était plutôt une question de guerre qu’une question d’industrie ; en attirant certains industriels, la Néerlande a voulu, à cette époque, susciter des difficultés à la Belgique.

La Hollande n’est pas d’ailleurs dans les conditions nécessaires pour devenir une nation industrielle, et elle ne le deviendra jamais ; la Belgique possède des avantages que la Hollande ne peut jamais obtenir : d’abord la main-d’œuvre ne coûte chez nous que la moitié de ce qu’elle coûte en Hollande ; ensuite, la nature nous a donné des moyens d’action, des chutes d’eau, par exemple, qu’elle a refusées à la Hollande. Nous avons donc vis-à-vis de la Hollande toutes les conditions nécessaires pour l’amener à faire ce qui convient à ses propres intérêts en même temps qu’aux nôtres.

Messieurs, le grand mal, il faut bien le dire, est provenu chez nous non seulement du défaut de débouchés, mais encore de l’excès de production : lorsque nous étions réunis à la Hollande, la prospérité allant croissant, nos industriels ont constamment augmente leurs fabriques et ils ont fini par produire le double et le triple de ce qu’ils produisaient précédemment. Le choc de 1830 est venu nous enlever nos principaux débouchés, et la production est restée la même ; je me trompe, elle s’est étendue et de beaucoup, par suite de cette manie de sociétés anonymes vers lesquelles on avait maladroitement dirigé tous les capitaux : tout, à certaine époque, était mis en société, jusqu’à la menuiserie, l’ébénisterie, la tannerie, la confection d’habits, de bottes et de souliers ! Et tous ces hauts fourneaux mis à grands frais en activité dans la prévision d’une réunion douanière avec la France, que deviendront-ils ? Il faut en convenir, bien des fortunes ont été compromises par l’imprudence de quelques hommes !

Dans cet état de choses, que nous reste-t-il à faire ?

Il me semble que, pour entrer en négociation avec un pays quelconque, il faut avoir quelque chose à lui offrir ; il faut que celui avec lequel vous voulez traiter puisse vous donner quelque chose comme l’équivalent de ce que vous lui accordez.

Qu’avons-nous à offrir en ce moment à la Hollande ?

Dans les communications qu’on nous a faites, on a eu l’air de dire qu’il ne fallait pas songer, quant à présent, à entamer des négociations avec la Hollande. Serait-ce peut-être parce que le gouvernement n’avait rien à offrir à la Hollande comme équivalent de concessions qu’elle pourrait faire à la Belgique ? Le principe des droits différentiels, auquel plus tard il pourrait être fait certaines exceptions, serait-il dans l’intention du gouvernement une dernière ressource ? Pourrait-il faire la matière d’un traité de commerce ?

A ce point de vue, le principe des droits différentiels présenterait certains avantages.

Avec le principe des droits différentiels la Belgique ne serait-elle pas placée dans une position à peu près semblable à celle dans laquelle la France s’était placée vis-à-vis d’elle en 1841 ? Toutes les toiles avaient été frappées, en France, d’un droit prohibitif, et la Belgique, au moyen de sacrifices considérables, a obtenu une exception pour son industrie linière. Nous ne ferions pas payer si cher l’exception au principe des droits différentiels, mais nous en ferions l’objet d’un traité. Ces considérations m’engageront, peut-être, à adopter le projet du gouvernement, mais je veux m’éclairer encore davantage par la discussion et je me réserve mon vote.

Messieurs, je crois avoir rempli la tâche que je m’étais imposée. J’ai parcouru les diverses circonstances dans lesquelles nous avons été placés vis-à-vis de nos voisins ; j’ai fait voir les inconvénients de la marche suivie par le cabinet, et tout en réservant mon vote, je crois avoir démontré que la seule ressource qui nous reste, après toutes les fautes commises, c’est peut-être de donner au gouvernement le moyen de faire ce qu’il aurait dû faire depuis longtemps. Le gouvernement réussira-t-il ? C’est ce que l’événement nous prouvera ; quant à moi, je veux laisser au ministère la responsabilité de ses fautes passées, et je n’entends pas assumer une responsabilité pour l’avenir, car l’avenir ne sera que la conséquence du passé.

(Moniteur belge n°129, du 8 mai 1844) M. Vandensteen. - Messieurs en prenant la parole sur la grande question qui nous occupe, je viens remplir un devoir, je viens défendre les intérêts généraux du pays, je viens dire franchement à la chambre quelle est ma pensée, quelles sont mes craintes.

Dans la province de Liège, qui est surtout agricole et industrielle, on croit peu à toutes les belles illusions que quelques imaginations prévenues nourrissent sur l’établissement des droits différentiels. On juge ces droits à leur valeur réelle, on les repousse comme dangereux, comme funestes au travail national. Quelques branches de commerce et la navigation de long cours y trouveront seules des avantages, sans que nous parvenions par là à créer une marine nationale, digne de ce nom. Et le petit nombre de navires que nous avons, commencera par perdre les ressources que lui offre le cabotage.

Je pourrais, messieurs, développer ces faits, mais je préfère émettre quelques considérations qui n’ont pas encore été soulevées dans cette discussion.

La Belgique a été regardée de tout temps comme un des pays le plus avancé de l’Europe, sous le triple rapport de l’industrie, du commerce et de l’agriculture. C’est ce qui explique pourquoi dès leur apparition les procédés nouveaux sont venus avec une effrayante rapidité se substituer à l’ancienne routine, pourquoi des capitaux considérables se sont réunis, pourquoi des établissements si nombreux, qui font la gloire du peuple belge, sont venus couvrir la surface de son sol, pourquoi enfin le progrès industriel a marché, et en peu de temps, a surpassé les espérances qu’on avait conçues.

Le système du blocus continental éleva, parmi nous, de nombreuses fabriques, nous rendit l’immense mouvement commercial que le dur traité de la Barrière nous avait enlevé, et plus tard, en 1815, lorsque le congrès de Vienne réunit la Belgique à la Hollande, notre pays présenta l’aspect d’un vaste atelier et dans un court espace de temps notre commerce reprit son antique splendeur.

Mais le peuple belge place la liberté au-dessus de la richesse. La révolution de 1830 éclata et nous donna enfin cette nationalité qui ne doit plus périr. C’est un fait dont il faut tenir compte. C’était une rude épreuve pour notre commerce et notre industrie ; nous perdions tout à coup le concours de la marine de la Hollande, les vastes débouchés que nous offraient ses colonies. Enfin un peut peuple de quatre millions d’habitants, dont l’existence était encore contestée, avait à lutter sur les divers marchés du globe contre la concurrence de l’Angleterre, de la France, de l’Allemagne.

Le génie belge ne resta point en-dessous de cette œuvre gigantesque. Une fièvre de production s’empara alors de toutes les têtes ; loin de la régulariser, on l’exalta encore ; sans s’occuper des débouchés, on éleva fabrique sur fabrique, chaque citoyen se fit industriel, le pays se lança inconsidérément dans le vaste champ de la production et ne s’est arrêté que lorsqu’il a vu ses intérêts gravement compromis. Telle est la grande faute qui a été commise.

Je ne veux point, messieurs, rechercher à qui incombait l’obligation d’éclairer le pays sur la fausse voie dans laquelle il s’engageait. Le mal existe, mieux vaut y porter remède que de s’abandonner à de tardives récriminations. Nous sommes en présence d’une puissance énorme de production, et nous n’écoulons à l’étranger qu’une faible partie de nos produits.

Quant à notre marché intérieur, qui dépend plus qu’on ne semble le croire, de la prospérité de l’agriculture, le gouvernement ne fait rien pour le rendre florissant, pour le mettre en état de ranimer notre industrie et favoriser les transactions du commerce.

Telle est la question à résoudre. C’est sur ce point que je me permets d’appeler tout spécialement l’attention de la chambre et du pays. Car, de la prospérité de l’agriculture dépendra l’existence de l’industrie et du commerce. Son action est plus puissante que ce système que l’on nous présente comme l’unique remède à la situation actuelle.

Pour sortir de la position pénible où se trouvent notre industrie et notre commerce, que nous propose-t-on ? De suivre l’exemple des nations voisines, de protéger comme elles, par les mêmes moyens, nos négociants et nos manufacturiers, d’imiter la France et l’Angleterre avec le luxe de chiffres, dont leurs tarifs de douanes sont armés. Mais d’abord, il faut tenir compte des faits, de l’étendue respective des territoires, de la différence de population, de la force maritime, de la puissance coloniale : et c’est ce que l’on ne fait point.

On conçoit facilement que la France avec ses 35 millions d’habitants, la Grande-Bretagne avec ses 140 millions de sujets, puissent jusqu’à un certain point braver l’étranger, mais en est-il de même de 4 millions de Belges, dont l’activité industrielle suffirait aux besoins d’une population vingt fois plus nombreuse ?

Evidemment non. Et cependant, messieurs, c’est sur ce fondement que repose tout le raisonnement de nos honorables adversaires.

Les marchés européens tendant de jour en jour à se resserrer, il faut, nous dit-on, déserter cette vieille terre d’Europe, et jeter nos regards vers les pays transatlantiques. Là, doivent avoir lieu nos échanges, là, nous devons nous approvisionner par nous-mêmes en y exportant nos produits.

Mais dans ces contrées lointaines, nous attend la concurrence terrible, implacable. L’Angleterre, ce centre infatigable de production, n’emploie ses millions de vaisseaux, ses innombrables canons, et sa politique qu’à favoriser la vente des produits de son industrie.

Pourtant son industrie souffre, ses manufactures regorgent, et le paupérisme la ronge de toutes parts. Les sacrifices ne coûtent rien à cette nation pour améliorer cette cruelle position ; et tandis que la Belgique s’abuse et compte sur l’établissement des droits différentiels, le chancelier de l’échiquier annonce à la chambre des communes qu’il proposera des réductions de droits sur divers produits de l’étranger.

Quelle leçon dans cette diversité de mesures qui contrastent d’une manière si étrange.

Du reste, ce qu’ont fait des puissances de premier ordre, pouvons-nous le tenter sans danger ? Citez-moi les nations ayant un tel besoin de nous, que nous puissions leur imposer nos volontés ?

Il faut lutter, répète-t-on, et pour cela, les produits de notre industrie doivent rivaliser par le prix et la qualité avec les produits similaires de l’étranger.

En d’autres termes, nous devons fabriquer à meilleur marché et aussi bien que nos concurrents. Dans ce but, on nous propose de consacrer un système qui, suivant moi, aura un résultat entièrement opposé.

En effet, du tarif différentiel à la prohibition il n’y a qu’un pas ; c’est déjà une dangereuse prime offerte à la contrebande. Le renchérissement des objets de consommation fera élever le prix de la main-d’œuvre, et, dans de nombreuses circonstances, ce tarif augmentera le taux de la matière première.

Et l’on agirait ainsi dans une hypothèse, dans une vague espérance d’exportation lointaine ! Ne nous abusons plus, messieurs ; si la Belgique a fait de grands pas dans la carrière de l’industrie, les autres nations de l’Europe ne sont pas restées stationnaires. Ce n’est point avec nos tarifs que nous vaincrons l’Angleterre et la France. L’essentiel, pour nous, je le répète, c’est de comprendre la production qui convient à notre position, de favoriser efficacement notre agriculture, qui réagira immédiatement sur le commerce et sur l’industrie. Nous pouvons conquérir à la fécondité des milliers d’hectares, qui représentent une valeur de plusieurs millions, qui dorment enfouis dans notre sol, et qui, exhumés par des travaux intelligents, ouvriraient à nos fabricants et à nos commerçants une richesse inépuisable.

Après les considérations rapides, dans lesquelles je viens d’entrer, il est inutile de vous dire, messieurs, que je voterai contre les droits différentiels. Ce serait manquer, selon moi, et aux intérêts généraux du pays, et au bien-être de la prospérité de la province qui m’a fait l’honneur de m’envoyer dans cette enceinte ; ce serait, en un mot, confisquer au profit d’un intérêt unique les avantages que notre commerce pourrait retirer du système qui nous régit, que je suis cependant loin de reconnaître parfait et qui doit être amélioré. Je regarderai donc comme une grande faute la considération d’un principe dont les conséquences nous conduiraient inévitablement au développement inconsidéré d’une marine qui pourrait compromettre gravement notre situation.

M. d’Hoffschmidt. - Messieurs, la question que nous avons à examiner est tellement vaste que l’embarras que l’on éprouve en venant la traiter devant vous, c’est de savoir par quel côté on entamera un semblable sujet qui a donné lieu à des documents très nombreux ; à un rapport de la commission d’enquête qui est un véritable volume, et à un discours de M. le ministre de l’intérieur qui a duré pendant près de deux séances.

Les droits différentiels n’intéressent pas seulement notre navigation et notre commerce maritime, ils intéressent encore notre industrie tout entière, et nos rapports commerciaux avec les nations étrangères, ainsi que le trésor public et les consommateurs.

Il n’est donc guère possible de discuter dans un même discours toutes les faces d’une semblable question. Aussi je me propose de n’examiner aujourd’hui que le principe du projet de loi qui vous est soumis, sauf à revenir ensuite sur le mode d’application de ce principe et sur les différents systèmes qui vous sont présentés.

Messieurs, la situation commerciale du pays est presque constamment signalée comme étant dans un état de souffrance et nième de décadence. Telle est la réponse qu’on a faite presque unanimement à la commission d’enquête.

Avant d’aborder l’examen du projet de loi, il importe donc de voir jusqu’à quel point cette opinion est fondée, et de s’enquérir de l’état réel de notre commerce extérieur.

Voyons d’abord si notre commerce général est dans un état de décadence. Comparons l’année 1835 à l’année 1843.

En 1835, la valeur des importations et des exportations réunies a été de 360 millions de francs, somme ronde ; en 1843, elle s’est élevée à 512 millions. Augmentation en 8 années 152 millions, ce qui est à coup sûr fort considérable. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de comparer la situation de notre commerce avec celle de la France.

En Fiance, le chiffre total du commerce général a été en 1841, de 2 milliards 186 millions et en Belgique de 488,800,000 fr.

C’est-à-dire que le commerce général de la Belgique a été l’équivalent du quart de celui de la France ; tandis que la population de la Belgique est tout au plus le huitième de celle de la France.

Si maintenant l’on calcule d’après la population respective des deux pays, on trouve que le commerce général en France équivaut à 64 1/3 fr. par habitant, et en Belgique à 122 fr. par habitant.

L’accroissement du commerce général est aussi plus rapide en Belgique qu’en France. En France, il a été, en 1836, de 1 milliard 866 millions, et en 1842 à 2 milliards 186 millions, accroissement de 17 p. c en cinq années ; en Belgique, il a été, en 1836, de 374 millions , et en 1842, de 488 millions , accroissement de 30 1/2 p. c.

Passons maintenant à notre commerce spécial ; voyons ce qu’a été l’exportation de nos produits par terre et par mer réunis.

En 1835, nous avons exporté, en produits belges, pour une valeur de 138 millions ; et en 1843, pour 156 millions ; augmentation, en huit années, 18 millions de francs.

L’exportation de nos produits, comparée à celle des produits français, est aussi à notre avantage.

En 1840, la France a exporté en produits français pour 694 millions de francs, et la Belgique pour 153 millions ce qui fait pour la France 20 1/2 francs par habitant, à raison de 34 millions d’habitants, et pour la Belgique, 38 1/2 francs par habitant, à raison d’une population de 4 millions d’âmes.

Si je me le rappelle bien, M. le ministre de l’intérieur nous a dit dans le discours prononcé par lui en comité secret, que l’exportation des produits de la Grande-Bretagne s’élevait par année à 1400 millions de francs ; cela ferait 41 francs par habitant, un peu plus seulement que le chiffre des exportations belges.

Quant à notre transit, vous savez, messieurs, qu’il a pris un accroissement énorme ; en 1836, il n’était que de 20,720,000 fr. et en 1843 il s’est élevé à 65,900,000 fr. ; c’est-à-dire qu’il a plus que triplé.

Mais si maintenant nous examinons notre commerce pour l’exportation de nos produits nationaux, par mer seulement, nous ne trouvons pas des résultats semblables. Là il y a décroissance ; et il en est de même pour le mouvement de notre navigation. Je ne vous citerai pas tous les chiffres de comparaison, parce que ce serait inutilement fatiguer l’assemblée. Je vous citerai seulement les conséquences que j’en ai tirées ; chacun peut vérifier ces résultats, puisque chacun de nous possède les états statistiques où j’ai été les puiser. Ainsi comparant les années 1835 et 1842, on trouve que tandis que les exportations générales par terre ont augmenté de 50 p. c., les exportations générales par mer ont diminué de 16 p. c.

Pour le commerce spécial, nous trouvons également augmentation pour les exportations par terre, diminution pour les exportations par mer ; en 1836, nos exportations par mer ont été de 52,800,000 fr., en 1842, de 36,300,000 francs.

Les résultats de notre navigation sont aussi défavorables. En comparant l’année 1836 à 1841, on trouve les suivants : 1’ Que le nombre de navires sortis chargés de nos ports a été en décroissant ; en 1841, il a été inférieur à celui de 1836 de 23 p. c. ; 2° qu’il en est de même pour les navires étrangers seuls ; la diminution a été de 17 p. c ; 3° que la diminution a été, pour les navires belges sortis chargés, de 37 1/2 p. c. ; 4° qu’au contraire, le nombre des navires sortis de nos ports sur lest va en grandissant, de 1836 à 4841 ; l’augmentation pour cette dernière année sur la première, a été, pour les navires étrangers de 62 p. c., et pour les navires belges, de 87 1/2 p. c. En 1842, à la vérité, le mouvement de la navigation a été plus satisfaisant qu’en 1841. Mais en 1843 ce mouvement ne s’est pas soutenu, car nous trouvons au Moniteur du 30 mars 1844 que le degré de chargement des navires belges à leur sortie de nos ports a été de 17 p. c. moindre que l’année précédente, et qu’il en est de même pour les navires étrangers.

Messieurs, il résulte de ces faits que je viens d’avoir l’honneur de vous présenter que la situation de notre commerce extérieur, pris dans son ensemble, n’est pas aussi déplorable qu’on veut bien le dire ; mais que quant à notre commerce d’exportation par mer, pris séparément, il est réellement en voie de décroissance.

Aussi, on vous l’a dit plusieurs fois, tandis que des contrées transatlantiques nous recevons des produits pour 68 millions de francs, nous n’y exportons que pour 4 1/2 millions de nos produits fabriqués.

Je l’avoue, ces faits ont exercé une grande influence sur mon esprit et m’ont rendu beaucoup plus favorable que je ne l’étais auparavant à un changement de notre législation commerciale. Ajoutez à cela l’insuccès des négociations auprès des puissances européennes dont on vient encore de retracer le triste tableau.

Longtemps les industriels belges ont espéré un immense résultat, celui d’une union douanière avec la France. Ce résultat eût-été certainement le plus satisfaisant qu’on pût obtenir pour eux ; il aurait exercé une immense influence sur la prospérité et le développement de notre industrie. Une union douanière avec la France au point de vue commercial, était au-dessus de tons les avantages que nous pourrons jamais recevoir des droits différentiels. Je ne sais si les négociations sur ce sujet ont jamais été fort sérieuses ; quoi qu’il en soit, elles sont aujourd’hui abandonnées.

Quant à moi, je regrette ce triste dénouement, non que j’eusse voulu qu’on sacrifiât l’indépendance nationale à des avantages commerciaux, mais je regrette qu’on n’ait pas pu obtenir cette union à des conditions que nous pussions accepter au point de vue politique. Mais on y reviendra peut-être un jour. Cette pensée féconde a produit trop de sensation en France et en Belgique, pour pouvoir être à jamais abandonnée. Sans doute, en France, elle a rencontré des résistances, mais elle a rencontré aussi des opinions favorables chez des hommes éminents ainsi que dans l’industrie vinicole et dans l’industrie sétifère.

Messieurs, l’établissement d’un système complet de droits différentiels se présente, il faut le reconnaître, avec un caractère imposant d’approbation.

D’abord on vous a démontré que la plupart des puissances maritimes ont adopté ce système et sont loin de vouloir l’abandonner. En second lieu, les résultats de l’enquête commerciale démontrent que presque partout, ce projet a été accueilli très favorablement. La commission d’enquête n’hésite pas à nous en proposer l’adoption. Le gouvernement lui-même vient de se rallier à cette opinion. Quant à moi, je suis du nombre de ceux qui croient, après avoir examiné la question avec impartialité, que ce système peut être utile, mais à la condition qu’il reste dans les limites d’une grande modération.

Je crois que des droits différentiels élevés seraient funestes au pays, qu’ils amèneraient le monopole en faveur de notre faible marine, le renchérissement du fret et des matières premières, et de plus des représailles dangereuses, tandis que des droits modérés permettront la concurrence de la marine étrangère qui vous est indispensable, et rendront les représailles beaucoup moins probables.

Car si nous restons dans les limites des droits différentiels modérés, des représailles deviendraient inqualifiables, injustifiables. Comment, toutes les puissances maritimes ont des droits différentiels fort élevés, et parce que nous en établirions de modérés, on recourrait à des représailles contre nous ! Aussi, si ce n’est d’un seul côté, je crois que les représailles ne sont nullement à craindre. Un gouvernement éclairé sait bien que si les représailles font tort au pays contre lequel on les dirige, elles sont aussi fort nuisibles au pays qui a recours à un semblable moyen.

Si donc une puissance voisine en venait à cette extrémité, soyez persuadés que ce ne serait là qu’un moyen diplomatique pour arriver une transaction commerciale plus avantageuse. Je crois que la conséquence et le complément des droits différentiels, ce sera l’adoption d’arrangements commerciaux avec les Etats-Unis et avec les Pays-Bas.

Messieurs, la plus grande objection qu’on ait faite contre l’établissement des droits différentiels, c’est que la Belgique s’éloigne ainsi de la liberté commerciale pour entrer dans le système prohibitif. Je suis bien aise d’avoir l’occasion d’expliquer mon opinion sur ce grand principe de la liberté commerciale. J’ai lu beaucoup d’ouvrages d’économie politique, c’est encore ma lecture favorite ; je suis très partisan de l’économie politique et par conséquent de la liberté commerciale ; mais il faut distinguer entre l’économie politique abstraite et l’économie politique appliquée. Cette distinction, un illustre économiste, M. Rossi, l’a faite dans ses derniers ouvrages. Il reproche même aux pères de la science de n’en avoir pas assez tenu compte.

Certes, en théorie, je ne pense pas que personne soit adversaire de la liberté commerciale ; je ne pense pas que si l’institution des douanes n’existait pas, personne voulût proposer l’adoption de cette fille de l’ignorance et de la fiscalité comme l’appelle M. J. Droz. Un jour viendra sans doute où le système prohibitionniste périra, où les barrières des douanes qui séparent les peuples disparaîtront ; ce résultat est peut être fort éloigné encore, mais il est inévitable ; de grands faits économiques l’annoncent, et un éloquent orateur dans le comité secret vous a cité, avec raison, les chemins de fer comme un acheminement vers la liberté commerciale. On peut citer encore les tendances qui se manifestent vers l’accroissement des marchés, vers les associations douanières, dont l’association douanière allemande vous offre un mémorable exemple. Sans les obstacles politiques qu’elles rencontrent, d’autres associations semblables ne tarderaient pas se former.

L’Italie, par exemple, ne demande pas mieux que d’obtenir l’unité commerciale, à défaut de l’unité politique. La France, sans les obstacles politiques, ne tarderait pas non plus à s’unir commercialement aux nations voisines. Une fois ces grands marchés établis, il n’y aurait plus qu’un pas à faire pour qu’ils se réunissent, et pour que le continent européen fût sous le régime de la liberté commerciale. Mais, en attendant ce triomphe de la science, triomphe qui est sans doute encore bien éloigné, force nous est de faire encore de l’économie politique appliquée, et de tenir compte du système artificiel qui domine en Europe. Or, faire seul de la liberté commerciale, surtout dans un petit pays, ce serait se placer dans une position fausse et désavantageuse.

Mais je ne suis pas non plus d’avis qu’il convient aux intérêts belges de tomber dans une exagération contraire, comme on y paraît assez disposé ; il ne faut pas nous lancer dans la prohibition pour ne pas adopter la liberté commerciale.

Si une protection modérée est nécessaire à notre industrie, un système prohibitif serait certainement funeste au pays ; tolérable dans un pays d’une vaste étendue, il ne serait point supportable sur un marche restreint, offrant les plus grandes facilités à la fraude et alimenté par une énorme force de production ; et c’est alors sans doute que nous subirions immanquablement ces représailles que l’on redoute.

Aussi, en Belgique, jusqu’à présent, on a constamment adopté un système de protection modérée, une espèce de juste milieu entre la protection et la prohibition. Mais ce système n’est pas généralement appliqué. Beaucoup de nos industries ne sont pas suffisamment protégées. Qu’est-ce en effet, par exemple, qu’un droit de 6 p. c. à la valeur ? On sait qu’un tel droit se réduit à un droit réel de 2 ou 3 p.c. Il est évident qu’une pareille protection est insuffisante, et n’équivaut même pas à l’impôt que payent au trésor nos produits similaires ; l’augmentation de ces chiffres de notre tarif sera donc une question à examiner sérieusement pour plusieurs de nos industries.

Je pense, messieurs, quant à moi, qu’il faut protéger le travail national, non d’une manière illusoire, mais de manière à lui donner l’avantage, sur le marché intérieur, sur les produits similaires de l’étranger. Mais, je le répète, cette protection dans l’intérêt même de l’industrie, et dans l’intérêt des consommateurs doit être modérée et non prohibitive.

Il ne faut pas que nos producteurs s’endorment dans une fausse sécurité ; il ne faut pas qu’ils puissent dire comme cet industriel à une commission d’enquête en France : « Peu m’importent les perfectionnements industriels des autres pays. Je suis protégé ! »

Messieurs, il est une grande industrie du pays qui n’est pas suffisamment protégée, je crois que l’on doit être d’accord sur ce point, c’est la navigation nationale. On lui accorde, il est vrai, une réduction d’un dixième des droits de douane sur les importations. Eh bien, il vous a été démontré encore, dans un document distribué hier, que cet avantage est tout à fait insignifiant.

D’un autre côté, la protection dont elle jouit sur les droits de tonnage est devenue également illusoire, par suite de l’assimilation de presque tous les pavillons étrangers au pavillon national.

Qu’est-il résulté de là ? Que votre navigation marchande est dans une voie de décadence, comme l’a démontré l’honorable M. Osy, bien plus compétent que moi en cette matière. Or à cette industrie, importante, par elle-même, et par son influence sur l’exportation de nos produits, ne faut-il pas accorder l’encouragement qui lui manque ? Si vous accordez une protection modérée à la plupart des branches d’industrie du pays, pourquoi ne protégeriez-vous pas également celle non moins importante de la navigation nationale ? Pourquoi admettrait-on la liberté commerciale pour la navigation marchande seule, tandis qu’on ne l’applique pas aux autres industries du pays ?

Ainsi, il y a nécessité, selon moi, d’augmenter la protection accordée à la navigation marchande, non pour tomber dans le système prohibitif, mais pour nous maintenir dans le système de protection modérée que nous avons suivi jusqu’à présent.

Le projet du gouvernement n’admet en général, pour beaucoup d’articles, qu’un avantage de 15 ou 25 fr. par tonneau, ou de 6 p. c. au plus à la valeur. Est-ce là de la prohibition ? Je crois que non. C’est seulement de la protection modérée. Du reste, si ces chiffres paraissent trop élevés, on aura à voir s’il faut encore les réduire.

On a exprimé de grandes appréhensions sur le sort du cabotage.

M. le ministre de l’intérieur, au commencement de cette séance, a donné des explications sur ce point. L’élément principal de la navigation du cabotage, c’est le monopole du transport du sel. Ce monopole, la navigation belge le conservera.

Je ne vois pas d’ailleurs que, dans nos principaux ports de mer, notamment à Anvers, où l’on doit porter le plus grand intérêt à la navigation du cabotage, on s’élève contre les droits différentiels. Au contraire, on paraît unanime maintenant dans notre métropole commerciale pour adopter ce système des droits différentiels.

Le deuxième but, le but principal même des droits différentiels, c’est de favoriser les relations directes avec les pays de production. On doit convenir qu’ici encore il y a quelque chose à faire. Nos relations directes avec les pays de production sont sans importance. Nos importations dans les pays transatlantiques restent stationnaires. Nous importons de ces pays pour 60 millions ; nous y exportons pour 4 1/2 millions de produits fabriqués. Nos denrées coloniales viennent, en majeure partie, des entrepôts européens ; voilà des faits constants.

Voulons-nous rester dans cette situation ? Alors il ne faut pas changer la législation commerciale. Mais si l’on reconnaît que l’établissement de relations directes avec les pays de production est utile (le rapport de la commission d’enquête l’a suffisamment démontré), il faut alors adopter un système tel que celui qui est généralement adopté par les autres nations maritimes. Seulement, il ne faut pas s’exposer à perdre d’un côté ce que l’on gagnera de l’autre, à perdre en Europe ce que l’on obtiendrait au-delà des mers ; or, c’est ce qui arriverait si l’on adoptait des droits différentiels trop élevés, si l’on ne restait pas dans les limites de la modération.

Messieurs, les avantages et les inconvénients des droits différentiels, appliqués aux provenances directes, ont été si longuement discutés, que je ne m’appesantirai pas sur cet objet, car il est difficile de dire encore du nouveau sur cette question. Je n’ai voulu, d’ailleurs, aujourd’hui, que m’expliquer sur les principes mêmes du projet de loi.

Cependant, il me reste à ajouter que si je me prononce pour un régime modéré de droits différentiels, ce n’est pas que j’éprouve un grand engouement pour ce système ; ce n’est pas que je le considère comme une panacée universelle, qui va faire cesser à l’instant même les souffrances de l’industrie et faire disparaître le paupérisme qui afflige nos provinces.

Je crois que les droits différentiels auront pour effet de relever notre marine nationale et d’augmenter les exportations de nos produits par mer ; voilà ce que j’en attends, et je pense même qu’il faudra plusieurs années pour obtenir ce résultat.

Quant aux souffrances qui pèsent sur plusieurs branches de notre industrie, elles sont loin d’être dues, pour la plupart du moins, aux vices de notre législation. Il y a des causes dominantes de cette situation de l’industrie et de la misère des classes ouvrières qui vous ont déjà été plusieurs fois signalées. On aura beau changer la législation commerciale, on ne peut espérer voir disparaître ces souffrances comme par enchantement, Les causes principales de cette situation fâcheuse, de ces grandes crises industrielles, c’est l’excès de la production, c’est la concurrence acharnée entre les producteurs, c’est enfin l’accroissement rapide de la population.

Quand on pense qu’en Belgique la population s’accroît de 30 ou 40 mille âmes par année, et que cet accroissement a lieu surtout dans les classes infimes de la société, on ne doit plus être surpris de l’accroissement du paupérisme.

L’Angleterre nous offre, sous ce rapport, un exemple frappant, Elle jouit complètement de son marché intérieur ; elle possède des débouchés immenses, une marine innombrable, et des droits différentiels. Eh bien, malgré cela, les souffrances de son industrie grandissent à vue d’œil, et une effroyable misère assiège sa classe ouvrière. Cette situation, elle la doit aux causes que j’ai signalées et qui pèsent partout sur l’industrie.

Chez nous, les mêmes causes ont produit les mêmes effets.

En 1836 ou 1837, un essor désordonné a été imprimé à l’industrie. La fabrication du fer, par exemple, a été surexcitée à ce point, qu’en 1836 et 1857 la production destinée à la consommation intérieure s’est élevée à 130 mille tonnes ; ce qui fait 32 1/2 kilogrammes par habitant, tandis qu’en Angleterre la consommation ne dépasse pas 25 kilogrammes, et en France 10 kilogrammes par habitant.

En 1830, la Belgique avait 10 hauts-fourneaux au coke ; en 1839 elle en avait déjà 42 d’une production beaucoup plus forte. Ainsi, en dix ans, la force de production de cette industrie a quadruplé.

Pour l’industrie houillère, messieurs, on peut citer à peu près les mêmes faits.

La consommation de ce combustible est augmentée ; des besoins nouveaux ont été créés par le chemin de fer, nos exportations se sont accrues et vers la France et vers la Hollande, et cependant les exploitants se plaignent du trop plein.

Voyez encore ce que disait à la commission d’enquête, un honorable industriel de Charleroy, à l’égard des verreries et des clouteries. « Ces industries, disait-il, n’ont besoin d’aucune espèce de protection ; si elles sont en souffrance, c’est à cause de la guerre que les industriels se font entre eux. »

Et notre grande industrie linière, messieurs, jadis si prospère, aujourd’hui si malheureuse ! ce n’est pas non plus à la législation qu’elle doit cet état de souffrance ; c’est à la transformation qui s’opère dans le mode de fabrication, c’est à la substitution de la mécanique aux moyens anciens. Nous trouvons encore, messieurs, dans l’enquête sur l’industrie linière les raisons réelles pour lesquelles, par exemple, nos exportations diminuent d’une manière si effrayante vers la France. Voici ce que dit l’enquête pour expliquer les causes de cette grande diminution « C’est qu’en France la production à la mécanique s’accroît dans une proportion immense ; c’est que de nouvelles fabriques s’y élèvent de toutes parts. »

Ce n’est donc pas seulement la concurrence anglaise qui nous nuit sur le marché de la France, c’est surtout la concurrence française elle-même.

Il est encore une autre de nos industries qui est souffrante et qui dépérit maintenant, par suite de la transformation qui s’est opérée ci s’opère chaque jour davantage dans le mode de production, c’est la fabrication du fer au bois. Cette fabrication décline en Belgique parce que partout la fabrication du fer au coke se substitue à l’ancien mode.

Messieurs, je me suis un peu appesanti sur ces détails, parce que, je le répète, il ne faut pas que nos industriels croient qu’il suffit de stimuler le gouvernement, de changer notre législation, d’adopter des droits même prohibitifs pour que l’industrie devienne à l’instant même florissante.

Si le gouvernement a des devoirs à remplir, il appartient aussi aux industriels eux-mêmes de veiller à ne pas s’exposer aux crises commerciales. Il faut, par conséquent, qu’ils se maintiennent au niveau du progrès, il faut qu’ils ne se livrent pas à un excès de production ; il faut qu’ils soient au courant des besoins des marchés ; car l’ignorance des besoins des marchés est aussi une des causes d’encombrement et de crise commerciale.

Messieurs, il est un côté de la question que je n’ai pas traité jusqu’à présent et que je ne traiterai pas aujourd’hui, parce que je craindrais de fatiguer votre patience. Ce côté, je dois le dire, c’est le côté fâcheux des droits différentiels. Il est des parties du pays qui, je le pense, souffriront de l’adoption de ce système.

D’abord le mouvement de la navigation de la Meuse sera diminué ; cela me paraît hors de doute. D’un autre côté, les parties du royaume qui sont très éloignées des ports de mer et qui, par conséquent, ne pourraient en tirer certaines denrées qu’à des frais de transport fort élevés, souffriront aussi des droits différentiels. Les habitants du Luxembourg, par exemple, font maintenant venir par terre des pays voisins certains articles de consommation qui seront frappés par les droits différentiels de fortes majorations de droits.

J’appelle l’attention du gouvernement sur ce mauvais côté des droits différentiels et je l’engage à songer sérieusement à y remédier. Quant à moi, je me montrerai favorable à toute proposition rationnelle qui tendrait à diminuer les inconvénients que je viens de signaler, sans cependant renverser le régime qu’il s’agit d’établir : si même le gouvernement ne présentait pas de proposition pour parer au dernier inconvénient que j’ai signalé, je verrais si je ne dois point en prendre l’initiative.

M. Delfosse. - Messieurs, le projet de loi que nous discutons a fait naître une vive anxiété dans la province de Liége. Menacée par celui-là même qui lui devait aide et protection, menacée par le gouvernement dans ses intérêts les plus chers, dans ses moyens d’existence, elle se demande avec effroi si les chambres sanctionneront cette grande injustice, cette inique spoliation.

Jamais, messieurs, je n’ai éprouvé d’émotion plus forte qu’en ce moment. Je tâcherai néanmoins d’être calme ; je tâcherai de ne faire entendre que le langage de la froide raison. Si je n’y parviens pas toujours, si quelques paroles un peu vives m’échappent, vous les excuserez, messieurs ; vous vous direz qu’il est des sentiments qu’on ne peut pas refouler au fond de son cœur.

Deux intérêts, dont la coalition est récente, réclament l’extension des droits différentiels. Les armateurs belges espèrent arriver par là au monopole du transport des produits destinés à notre consommation ; Anvers y voit un moyen d’avoir un grand marché européen, un marché de première main, elle espère rivaliser avec Rotterdam et Liverpool.

Anvers, messieurs, n’a pas toujours pensé ainsi. En 1839, lorsqu’il s’agissait du remboursement du péage sur l’Escaut, le commerce anversois repoussait les droits différentiels ; c’est dans la liberté de commerce qu’il trouvait les éléments de sa prospérité future ; c’est dans cette liberté qu’il voulait puiser sa force.

Voici ce que disait dans la séance du 17 mai 1839 l’honorable M. Rogier, représentant d’Anvers :

« Voilà donc cinq à six systèmes ; la difficulté n’est pas de les produire, mais de les coordonner. Après avoir demandé la question préalable sur toutes les propositions se rattachant aux droits différentiels, je ne combattrai pas tous ces systèmes, cela me conduirait trop loin ; je m’attacherai à un seul, à celui qui a été développé, selon moi, avec le plus de talent, au système de l’honorable M. Dechamps.

« Etablir tout à coup des droits différentiels dans tous nos ports ! Mais qu’est-ce, messieurs ? c’est rompre en visière avec toutes les nations. Vous voulez faire des traités de commerce, serait-ce le moyen d’y parvenir ?

« Ni les industries que je viens de citer, ni le commerce de l’Escaut n’ont demandé les droits différentiels ; avant donc de stipuler en leur nom, vous devriez au moins les avoir entendus ; ils regardent votre prétendu bienfait comme inutile, sinon comme nuisible ; j’en parle pertinemment pour le commerce d’Anvers. »

Plus tard, messieurs, dans les premiers temps de l’enquête commerciale, le commerce anversois paru désirer que l’on encourageât les provenances directes par des moyens factices ; mais il était loin alors d’accueillir, comme il le fait aujourd’hui, les réclamations des armateurs belges.

Dans son rapport du 5 août 1840, la chambre de commerce d’Anvers démontrait avec force et talent, qu’il y aurait les plus grands inconvénients à étendre la protection suffisante, selon elle, dont la marine nationale était déjà entourée :

« D’abord, pour ce qui concerne la marine nationale, elle est déjà favorisée de l’importation exclusive du sel, d’un avantage très sensible sur l’introduction des sucres, de la déduction de 10 p. c. sur les droits d’entrée de toutes autres marchandises. Si, nonobstant ces privilèges, elle ne peut soutenir la concurrence de certaines nations, en état de naviguer à meilleur compte, il est évident que l’on ne pourrait astreindre ces dernières à des charges plus onéreuses, sans porter un préjudice notable à nos industriels, en faisant renchérir les matières premières qui leur sont nécessaires, et sans rendre en même temps plus difficiles nos rapports avec les pays auxquels ces navires servent de véhicule. Or, lequel de ces deux intérêts doit l’emporter ? celui des armateurs et constructeurs, sollicitant de nouvelles protections au préjudice des pavillons rivaux, ou celui de toutes les branches de l’industrie qui réclament, de concert, la plus grande facilité de communication, n’importe par quels navires, avec tous les points du globe, susceptibles de leur livrer les matières premières et de recevoir leurs produits fabriqués ? Ce n’est pas tout : les nations lésées par notre système répulsif prendraient ces mesures de représailles ; ainsi, par exemple, les Etats-Unis prélèveraient sur les importations par navires belges, des droits différentiels équivalant à ceux auxquels nous aurions soumis leur pavillon. De cette manière, la marine nationale elle-même n’aurait obtenu qu’un bienfait illusoire, puisqu’elle payerait dans les ports étrangers le privilège qui lui aurait été concédé dans ceux de la Belgique, et nos vues étroites auraient abouti uniquement à créer une double charge, et sur les exportations et sur les importations ; à restreindre, par conséquent, notre marché, au lieu d’accroître son importance, et à ravir une part de leurs débouchés naturels à nos sources de production. »

Tel était, messieurs, en 1840, le langage de la chambre de commerce d’Anvers.

De son côté, l’honorable abbé de Foere, principal organe et défenseur chaleureux des armateurs belges, ne se préoccupait guère dans le principe, que des intérêts de la marine nationale. L’honorable membre paraissait alors attacher peu d’importance au système des provenances directes.

Comment se fait-il, messieurs, que deux intérêts divisés dans le principe soient tout à coup réunis ? Comment se fait-il que la chambre de commerce d’Anvers qui, en 1840, trouvait la protection accordée à la marine nationale suffisante, qui voyait le plus grand danger pour le pays à étendre cette protection ; comment se fait-il, dis-je, qu’elle ait tout à coup changé d’avis et qu’elle se soit rapprochée du système de l’honorable abbé de Foere ?

Ce changement, messieurs, s’explique par une raison fort simple. Le système de l’honorable abbé de Foere, dénué de l’appui du commerce anversois, aurait eu peu de chance de succès ; le système de provenances directes auquel Anvers s’est rattaché en dernier lieu, n’est aurait guère eu davantage sans l’appui des armateurs belges. Les armateurs belges et le commerce anversois ont senti la nécessité de s’unir pour doubler leurs forces et pour augmenter leurs chances.

Il est bien vrai que l’union n’est pas complète, car le commerce anversois n’accorde pas tout ce que l’honorable abbé de Foere demande ; mais on espère que l’honorable abbé de Foere voyant l’impossibilité de tout obtenir, se contentera provisoirement des concessions qu’on lui offre, en y ajoutant la promesse que plus tard, lorsque la marine nationale sera plus développée, lorsque l’on pourra se passer de la marine étrangère, le système protecteur sera renforcé.

Mais cette alliance ne suffisait pas encore pour assurer le succès. Les réclamations du commerce anversois coalisé avec les armateurs belges seraient d’un léger poids dans la balance, si elles étaient en opposition avec l’intérêt du reste du pays. Il fallait faire croire au pays que la réussite du plan que l’on avait imaginé, exercerait une heureuse influence sur les diverses branches de notre industrie, qu’elle contribuerait puissamment à l’exportation de nos produits.

On n’a rien négligé pour accréditer cette idée, on a répété à satiété dans une foule de brochures distribuées à profusion, que ce qui facilite le plus l’exportation des produits de l’industrie nationale, ce sont les achats directs que nous allons faire dans les pays transatlantiques. Cette idée, à force d’être répétée, a fini par paraître vraie à un assez grand nombre de personnes, et même par trouver faveur dans les conseils de la royauté.

Nos ministres, messieurs, avaient de bonnes raisons pour entrer dans les vues de la coalition dont je viens de signaler les actes : l’industrie aux abois leur demandait depuis longtemps un remède à ses maux ; ce remède, ils n’avaient pas su le trouver ; ils n’avaient eu recours qu’à de vains palliatifs : leur incapacité et leur impuissance allaient être mises à nu. Médecins inhabiles, ils ont saisi avec empressement l’occasion qui se présentait de se débarrasser du malade en le faisant voyager. (On rit.)

« Le climat de l’’Europe, ont-ils dit à l’industrie souffrante, le climat de l’Europe ne vous convient-il pas, allez dans les pays transatlantiques. » (Nouvelle hilarité.)

Messieurs, l’idée que les relations directes exerceraient une grande influence sur l’exportation des produits de l’industrie nationale, est une idée fausse ; cette idée est contraire à la raison, elle est contraire aux faits.

Elle est contraire à la raison : la raison ne nous dit-elle pas, en effet, que l’armateur belge ou étranger qui, dans le but de jouir de la prime accordée aux relations directes, ira chercher aux lieux de provenance les denrées dont nous avons besoin, n’exportera les produits de notre industrie qu’autant qu’il aura la certitude, ou tout au moins l’espoir de s’en défaire avantageusement ; s’il craint de perdre sur la vente de ces produits, il préférera partir sur lest ou bien aller chercher en Angleterre ou dans d’autres pays voisins, des produits dont le placement sera plus facile ou plus avantageux.

C’est là une vérité qui a été exprimée mieux que je ne pourrais le faire par la chambre de commerce d’Anvers, non pas dans son rapport de 1840, mais dans un de ses derniers rapports.

Voici ce que le chambre de commerce d’Anvers disait dans son rapport du 6 août 1842 :

« D’ailleurs, dans l’ordre des affaires, n’arrive-t-il pas souvent que le navire belge importe des marchandises pour compte étranger, et que des retours pour compte belge doivent s’opérer par des navires étrangers ?

« Il n’existe point de connexité rigoureuse entre la nationalité de l’opération et celle du navire qui lui sert de véhicule, au moins en ce qui concerne les importations des pays transatlantiques et du Levant, qui admettent tous les pavillons.

« Ce serait une naïveté de croire que l’armateur, quel que soit le privilège dont il jouirait à l’importation, exporterait de son plein gré des produits nationaux dont la vente à bénéfice serait fort douteuse, ou dont les chances de perte seraient presque certaines. »

L’idée que je combats, est contraire aux faits. L’honorable M. David vous a déjà prouvé, par des chiffres irrécusables, que nous avons reçu directement des pays transatlantiques des produits dont la valeur dépasse de beaucoup la valeur de ceux que nous y avons envoyés. Permettez-moi, messieurs, d’ajouter quelques chiffres à ceux de mon honorable collègue.

En 1842, nous avons reçu directement de Cuba et de Porto-Rico des denrées pour un valeur de 8,646,401 fr. Nous n’avons exporté dans ces mêmes pays que pour une valeur de 793,562 fr.

Dans la même année nous avons reçu directement de Rio de la Plata des denrées pour une valeur de 3,002,495 fr. Nous n’y avons exporté que pour 313,297 fr.

Dans la même année nous avons reçu directement d’Haïti des denrées pour une valeur de 7,432,230 fr. Nous n’y ayons exporté que pour 11,604 fr.

Dans la même année nous avons reçu directement du Brésil des denrées pour une valeur de 12,312,337 fr. Nous n’avons exporté au Brésil que pour 1,221,756 fr.

Dans la même année nous avons reçu directement des Etats-Unis des denrées pour une valeur de 21,500,149 fr. Nous n’avons exporté aux Etats-Unis que pour 2,053,022 fr.

Voilà, messieurs, des faits et des chiffres, et je pourrais en citer beaucoup d’autres, qui prouvent que les relations directes exercent fort peu d’influence sur l’exportation des produits de notre industrie. Ceux qui soutiennent le contraire seraient fort embarrassés, je pense, de concilier ces chiffres avec leur opinion.

Cette opinion est d’autant moins soutenable, qu’en 1842 nous avons exporté en Hollande, pays d’entrepôt, pour une valeur de 26,397,502 francs, dont plus de 18 millions de produits manufacturés.

Messieurs, la proportion de nos exportations en Hollande à nos achats dans ce pays est comme 13 à 19 ; pour le Brésil elle est comme 1 à 10. Elle est aussi comme 1 à 10 pour Rio de la Plata, pour Cuba et pour les Etats-Unis d’Amérique ; pour Haïti la proportion n’est que de 1 à 640. Comment, en présence de tels faits peut-on soutenir que les relations directes sont les plus favorables à nos exportations ?

Messieurs, ce qui facilite les exportations, ce qui les rend possibles, ce ne sont pas les relations directes, c’est la production à bon marché. La production à bon marché, voilà le secret, voilà le seul secret de la supériorité des Anglais sur nous.

La commission d’enquête attribue cette supériorité aux droits différentiels ; on pourrait dire avec plus de raison que les droits différentiels y font obstacle. Qu’est-ce, en effet, messieurs, que les droits différentiels ? c’est un impôt prélevé sur le pays, au profit de la marine nationale, et comme tout impôt pèse en partie sur les classes industrielles, le résultat le plus clair des droits différentiels est de rendre la production plus chère.

Je ne connais que deux manières d’établir des droits différentiels : ou bien on frappe la marine étrangère de droits plus élevés que ceux qui existent, ou bien on réduit les droits existants, en faveur de la marine nationale.

Si on frappe la marine étrangère de droits plus élevés, il en résulte un renchérissement du fret et une augmentation du prix des matières premières et des denrées coloniales. Si on choisit l’autre moyen, si on réduit les droits en faveur de la marine nationale, il en résulte une diminution dans les recettes du trésor. Quoique vous fassiez, quelque combinaison que vous arrêtiez pour établir ou pour étendre les droits différentiels, vous arrivez inévitablement à l’une de ces deux conséquences : ou bien, à un renchérissement du fret, à une augmentation du prix des matières premières et des denrées coloniales qui, en définitive, sont aussi des matières premières, puisqu’elles sont en partie consommées par les classes industrielles ; ou bien à un déficit qui doit être couvert par de nouveaux impôts. Dans l’un et l’autre cas, la production devient plus chère.

Messieurs, si vous voulez que nos industriels produisent à bon marché, ne créez pas de nouveaux impôts, qu’ils portent le nom de droits différentiels ou tout autre nom, faites le contraire, entrez franchement et largement dans la voie des économies ; ayez la sagesse, ayez le courage de réduire les dépenses et les charges publiques ; cela vaudra mieux que les droits différentiels. Alors nous pourrons produire à bon marché ; alors, comme la Suisse qui exporte sans marine nationale et sans droits différentiels, ils pourront exporter beaucoup.

Vous voyez, messieurs, que les droits différentiels n’auront pas pour l’industrie les effets salutaires qu’on en attend ; ils feront, au contraire, beaucoup de mal à 1’industrie, et ce mal sera plus grave qu’on ne semble le croire.

Le premier effet des droits différentiels sera de frapper au cœur une des plus belles provinces du royaume. Cette province, messieurs, a quelques droits à votre sollicitude ; ce n’est pas dans un petit pays comme le nôtre, qu’on peut impunément ruiner, opprimer une province comme celle de Liège.

La nature nous a donné un fleuve qui coule à nos portes, qui est la principale source de notre prospérité industrielle et commerciale ; cette source serait tarie par les droits différentiels.

Nous exportons annuellement en Hollande, par la voie de la Meuse, pour 6,300,000 fr. environ ; nous recevons de la Hollande, par la même voie, pour 3,300,000 fr.. à peu de chose près. C’est là une balance commerciale (chose à laquelle vous attachez tant d’importance) qui est entièrement en notre faveur.

En Hollande, nous rencontrons la concurrence des Anglais et des Prussiens, qui y sont admis aux mêmes conditions que nous. Le bas prix des transports sur la Meuse nous permet seul de soutenir cette concurrence, et encore ce n’est qu’avec beaucoup de peine que nous la soutenons.

Si les droits différentiels sont admis, nous ne pourrons plus acheter les denrées coloniales en Hollande. Lorsque le café, pris à Rotterdam, payera un droit de 6 1/2 centimes au kilogramme, plus élevé que le café pris à Anvers, il est bien évident que tout le monde ira s’approvisionner à Anvers. Nos bateliers, devant remonter la Meuse à vide, ne pouvant plus utiliser le retour, devront nécessairement exiger un fret plus élevé à la descente. Cette élévation du fret, qui serait peu sensible, s’il ne s’agissait pas de matières très pondéreuses, exercera la plus fâcheuse influence sur le placement de nos fers et de nos charbons ; la concurrence contre les Anglais et les Prussiens nous deviendra impossible ; ils s’empareront du marché hollandais à nos dépens. Alors c’en est fait de notre batelage, de nos houillères, de nos usines.

La chambre de commerce d’Anvers, qui rêve des destinées brillantes, n’accueille nos plaintes qu’avec dédain ; 10 millions d’affaires, mais c’est une bagatelle ! Doit-on pour si peu de chose arrêter Anvers dans son essor ?

Messieurs, 10 millions d’affaires, ce n’est pas peu de chose pour une province ; 10 millions d’affaires c’est de l’ouvrage pour plus de 10,000 ouvriers. Si vous adoptez le projet de loi, vous ôtez le pain à plus de 10,000 familles ; vous fermez la Meuse. Ce beau fleuve devient entièrement inutile, je me trompe, messieurs : nos ouvriers, mourant de faim, et réduits au désespoir, auront la ressource de s’y noyer.

Il y a quelque chose d’étrange dans le langage de la chambre de commerce d’Anvers. Si nous faisions d’immenses affaires par la Meuse, nos plaintes ne seraient pas écoutées ce serait la ruine d’Anvers ; parce que nous faisons peu d’affaires, on rejette encore nos plaintes.

Mais, messieurs, si nous ne faisons pas plus d’affaires par la Meuse, c’est votre faute ; c’est que vous nous avez mis des entraves. S’il nous était permis d’importer par la Meuse le sel, le sucre, le poisson, nous ferions beaucoup plus d’affaires. On nous a enlevé une partie de ce que nous avions, et maintenant on veut nous enlever le reste, sous prétexte que nous n’avons plus grand’chose, que cela nous ne nous fera pas grand mal. Est-ce ainsi, messieurs, que l’on traite des concitoyens ? On ne nous traiterait pas autrement si nous étions une province conquise ? Qui a donc le plus contribué à la révolution ? Qui a fonde l’indépendance du pays ? Est-ce Anvers ? est-ce Liége ? Est-ce d’Anvers qu’est parti l’honorable M. Rogier ?

Messieurs, ce n’est pas seulement l’industrie de le la province de Liége, c’est l’industrie du pays tout entier qui est menacée par le projet de loi.

Il n’y a pas deux ans que nous avons terminé nos différends avec la Hollande. Pour les terminer, nous avons fait des sacrifices pécuniaires considérables ; nous nous sommes résignés à les faire, dans l’espoir d’en être dédommagés par les relations commerciales qui devaient venir à la suite des relations de bon voisinage.

Ces relations commencent à s’établir ; en 1842 nous avons exporté en Hollande pour plus de 18 millions de produits manufacturés, tandis que la Hollande, ne nous en a fourni que pour 1,400,000 francs ; remarquez bien ce point, messieurs, vous qui attachez tant d importance à l’exportation des produits manufacturés.

La Hollande est le pays avec lequel, d’après votre système, vous faites les meilleures affaires, c’est le pays dont vous avez le moins à vous plaindre et le plus à vous louer, et c’est ce pays que le gouvernement vous propose de frapper brusquement ; c’est avec ce pays qu’on veut nous remettre dans un état d’hostilité commerciale que nous avons eu tant de peine à faire cesser.

Cette proposition étrange, inexplicable, pourrait se concevoir jusqu’à un certain point, si le gouvernement belge avait cherché à s’entendre avec le gouvernement hollandais, s’il avait ouvert des négociations, et si le gouvernement hollandais avait repoussé les demandes raisonnables qui lui auraient été faites. Mais rien de semblable n’a eu lieu.

C’est brusquement, je le répète, qu’on veut frapper la Hollande ; et pourquoi veut-on la frapper ? On espère en obtenir les concessions, on espère nouer avec elle des relations plus étroites ! Singulier moyen, messieurs, d’attirer les gens que de commencer par leur donner des coups !

Le gouvernement hollandais, mécontent du procédé, poussé d’ailleurs par ses intérêts, par l’instinct de conservation, usera de représailles, je ne le crains que trop ; il lui suffira de frapper les produits de notre industrie d’une légère surtaxe, pour qu’ils ne puissent plus concourir avec les produits anglais.

Messieurs, les ministres nous disent que les représailles ne sont pas à craindre, parce qu’elles seraient injustes ; les mesures qu’on nous propose étant générales, étant applicables à tous les pays, le gouvernement hollandais ne pourrait pas s’en prévaloir, pour prendre contre nous des mesures exceptionnelles.

Il et bien vrai qu’en apparence les mesures qu’on nous propose sont générales, mais en réalité elles sont dirigées contre la Hollande. C’est la Hollande qui en sera frappée le plus durement. La preuve c’est qu’une seule protestation a été remise, et elle l’a été par l’envoyé hollandais.

Les représailles seraient injustes, nous dit-on ; messieurs, nous ne sommes plus au temps où Aristide disait aux Athéniens : « La proposition qu’on vous fait est utile, mais elle est injuste, » et où les Athéniens rejetaient la proposition. De nos jours, les gouvernements ne sont que trop portés à trouver juste ce qui leur paraît utile. On peut d’ailleurs juger de tout ce que le gouvernement des Pays-Bas fera, par ce qu’il a fait en d’autres circonstances.

Lorsque le gouvernement français a élevé son tarif, l’a rendu fortement protecteur, la mesure était générale ; mais comme le gouvernement des Pays-Bas avait le plus à s’en plaindre, à cause du voisinage, il prit des mesures de représailles. Ce que le gouvernement des Pays-Bas a fait contre la France, nation puissante, croyez-vous qu’il n’oserait le faire contre la Belgique ?

Si, comme je le crains, des mesures de représailles sont prises, il y aura chez nous une perturbation industrielle, dont les suites sont incalculables. On ne prive pas tout à coup un pays d’un débouché de 25 millions sans l’exposer à d’effrayantes catastrophes.

Le mal que la Hollande se fera aussi par cette mesure ne guérira pas le nôtre. Lequel des deux pays cédera le premier ? Cela dépendra de la question de savoir lequel de l’ouvrier hollandais ou de l’ouvrier belge supportera le plus longtemps la misère. Quand on se sera fait beaucoup de mal des deux côtés, on finira par où l’on aurait dû commencer, on finira par négocier, et quel sera le résultat des négociations ? Ce sera, à peu de chose près, le retour au statu quo.

Nous ne pouvons guère obtenir de la Hollande autre chose que ce que nous avons aujourd’hui ; ce qui nous gêne le plus en Hollande et dans les colonies, c’est la concurrence anglaise ; eh bien, la Hollande est liée envers l’Angleterre par des traités.

Aux termes de ces traités, l’Angleterre doit être reçue dans les colonies hollandaises sur le pied des nations les plus favorisées ; elle a le droit d’être reçue en Hollande sur le même pied moyennant des compensations équivalant à celles que la Hollande obtiendrait des autres nations.

Et pourquoi, messieurs, veut-on exposer le pays à une perturbation industrielle ? C’est pour favoriser quelques armateurs qui jouissent déjà d’une forte protection, d’une protection que la chambre de commerce trouvait suffisante en 1840 ; c’est pour favoriser Anvers qui est dans un état assez prospère pour pouvoir attendre patiemment un accroissement de richesses du cours naturel des choses !

N’allez pas, messieurs, pour ces deux intérêts, qui ont sans doute leur valeur, mais qu’il ne faut pas exagérer ; n’allez pas compromettre tout l’avenir de la Belgique !

Nul ne saurait prévoir ce qui sortirait de la crise dont nous serions menacés. L’honorable abbé de Foere la supporterait avec calme et courage, il vous l’a dit, et je n’ai pas de peine à le croire ; mais les nombreux ouvriers qui seraient sans travail, qui manqueraient de pain, auraient-ils la même résignation ? Il faut, messieurs, que l’esprit de système dessèche bien l’âme ; sans cela comment l’honorable abbé de Foere, naturellement si bon, si sensible, pourrait-il rester froid à la pensée des maux auxquels il expose son pays ?

Le sacrifice qu’on vous demande est trop grand, nous ne saurions y consentir ! L’Escaut fut fermé un jour par le traité de Munster. Comment avez-vous qualifié ce traité ? Vous l’avez qualifié d’infâme. Cependant il émanait de gouvernements étrangers. Comment faudrait- il donc qualifier la fermeture de la Meuse si elle était ordonnée par le gouvernement belge ?

Moi, messieurs, qui suis attaché à l’indépendance du pays, moi qui suis attaché à notre dynastie, je tremble en pensant aux conséquences fatales qu’une telle mesure pourrait produire. (Sensation.)

Plusieurs membres. - A demain ! à demain !

M. le ministre des finances (M. Mercier) - Dans une précédente séance, le député de Liége a demandé que le gouvernement fournît, pour 1843, les mêmes renseignements que j’avais fournis pour 1842. Je les dépose sur le bureau. La chambre ordonnera probablement l’impression de ces renseignements comme des premiers.

M. le président. - Les documents déposés seront imprimés.

- La séance est levée à 4 heures un quart.