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Chambres des représentants de Belgique
Séance du lundi 20 mai 1844

(Moniteur belge n°142, du 21 mai 1844)

(Présidence de M. Liedts)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. de Renesse procède à l’appel nominal à une heure et quart.

M. Scheyven donne lecture du procès-verbal de la précédente séance, dont la rédaction est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Renesse fait connaître l’analyse des pièces suivantes adressées à la chambre.

« Le sieur Félix Heusser, sergent au 3ème régiment d’infanterie, né en Suisse, prie la chambre de statuer sur sa demande en naturalisation. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.


« Le sieur Jean-Henri-Charles Meyer, adjudant sous-officier au 11ème régiment de chasseurs à cheval, né à Osnabruck (Hanovre), prie la chambre de statuer sur sa demande en naturalisation. »

- Même renvoi.


« Le sieur François Schultes, maître relieur, à Bruxelles, né à Cologne, demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Plusieurs membres de la société littéraire dite de Dageraed, à Turnhout, demandent le maintien de l’arrêté royal du 1er janvier 1844, relatif à la traduction du Bulletin officiel en langue flamande. »

« Même demande des instituteurs établis dans l’arrondissement de Turnhout. »

« Le sieur Josse, sergent au 11ème régiment de ligne, décoré de la croix de fer, demande qu’il soit accordé une pension de 100 fr. à tous les militaires, au-dessous du grade d’officier, qui ont obtenu la décoration de la croix de fer. »

« Les médecins, chirurgiens et accoucheurs, établis à Bruxelles, demandent l’abolition de l’impôt patente auquel sont assujettis ceux qui exercent l’une des branches de l’art de guérir. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Des armateurs et des négociants de Bruges présentent de nouvelles considérations en faveur du système des droits différentiels. »

- Sur la proposition de M. Maertens, la chambre ordonne l’insertion de cette pétition au Moniteur, et son dépôt sur le bureau pendant la discussion.


La chambre de commerce et des fabriques de Courtray présente des observations sur le projet de loi sur des tabacs, présenté par la section centrale. »

- Sur la proposition de M. de Haerne, la chambre ordonne l’insertion de cette pétition au Moniteur, et son dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


« Plusieurs habitants et exploitants de terres et prairies riveraines de la Senne demandent que l’on prenne des mesures pour faire cesser l’insalubrité des eaux de cette rivière. »

M. Scheyven. - Par la pétition dont l’analyse vient d’être faite, 149 propriétaires riverains de la Senne, se plaignent de la corruption des eaux de cette rivière qu’ils attribuent à l’établissement du gaz à Bruxelles, dont le résidu s’écoule dans cette rivière. Cette eau qui doit servir à abreuver le bétail, lui est très nuisible. Ils attribuent la corruption de cette eau, qui est tout à fait dépeuplée de poissons depuis cette époque, la présence, le long de cette rivière, de myriades d’insectes, inconnus jusqu’alors, et dont les piqûres sont mortelles pour le bétail et même pour les hommes. Un seul propriétaire a perdu jusqu’à 10 bœufs par ce fléau en peu d’années. Je demande donc que la commission des pétitions à laquelle cette pétition sera renvoyée soit invitée à faire un prompt rapport. Je n’en dirai pas davantage pour le moment, je me réserve d’y revenir lors du rapport, qui sera fait sur cette pétition.

- Cette proposition est adoptée.


Il est fait hommage à la chambre, par M. Van de Casteele, d’un exemplaire de sa brochure sur les droits différentiels.

- Dépôt à la bibliothèque.

Motion d'ordre

Accident ferroviaire

M. Verhaegen - Un grand malheur a eu lieu vendredi soir sur le railway de Bruxelles à Anvers. La presse s’est emparée de cet événement. Les ennemis du chemin de fer l’ont exploité. Des versions diverses se sont trouvées dans les journaux. J’aime à croire qu’elles sont exagérées. Dans tous les cas, il y en a de contradictoires, Il importe que les populations puissent être rassurées par la voix du ministère.

Je désire qu’on nous dise d’une manière officielle quelle a été l’importance de l’événement, le nombre des morts et des blessés ; je voudrais savoir à quelle cause l’accident est dû si c’est le bris d’un essieu, ou une mauvaise disposition des rails qui a amené l’accident. Il importe que l’on ait, à cet égard, des renseignements précis car, ainsi que je le disais, les ennemis du chemin de fer l’exploitent.

Si l’on tenait note, jour par jour, de tous les malheurs sur les voies ordinaires, je crois que le chiffre en serait plus élevé que celui des malheurs sur le chemin du fer.

C’est à ce point de vue que je me place pour obtenir du gouvernement des renseignements positifs. De cette manière disparaîtraient les incertitudes et les craintes, qui ont pu être le résultat de renseignements inexacts.

Je témoignerai toutefois mon étonnement sur ce que l’événement ayant eu lieu à 6 heures du soir, les autorités ne se sont trouvées sur les lieux que le lendemain à 4 heures du matin. Il importe que les causes d’un désastre pareil soient constatées le jour même.

M. le ministre des travaux publics n’est pas présent. Si M. le ministre de l’intérieur ne peut me répondre, je renouvellerai mon interpellation demain.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je regrette que mon collègue du département des travaux publics ne soit pas présent. Je me permettrai seulement de faire une observation à l’honorable préopinant. Sans doute, nous devons tous compatir au malheur qui vient d’arriver au chemin de fer, Nous nous associons donc tous aux douleurs que fait naître ce déplorable événement. Mais n’est-il pas à craindre que, par l’interpellation de l’honorable préopinant, on ne donne à cet acte une importance, un retentissement qu’il n’aurait pas eus sans la discussion que cette interpellation pourra provoquer. Je pense que l’honorable préopinant pourrait se borner à demander que les renseignements positifs soient donnés dans le Moniteur ; mais demander ici des explications sur un fait de ce genre, c’est provoquer une discussion qui, selon moi, peut avoir l’effet fâcheux que l’on veut éviter.

Je soumets cette observation à l’honorable préopinant, sans y attacher quoi que ce soit de désobligeant pour lui. Ce sont des craintes que j’exprime. Je crois qu’il suffirait d’engager le gouvernement à compléter les renseignements qu’il a déjà fait insérer au Moniteur. Il est évident que ces renseignements ne peuvent devenir l’objet d’une discussion.

M. Verhaegen. - Je suis parfaitement d’accord avec M. le ministre de l’intérieur. Mon intention n’est pas de soulever une discussion dans cette chambre. Mais j’ai dit que, pour faire cesser des bruits qui pourraient faire tort au chemin de fer et qui peuvent être le résultat d’exagérations (j’aime à n’en pas douter), il conviendrait que le gouvernement s’expliquât d’une manière officielle. Il s’engage à faire insérer ces renseignements dans le Moniteur. Je pense que cela suffit.

J’engage toutefois le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour que de tels accidents ne se renouvellent pas.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Je suis convaincu que mon collègue des travaux publics s’empressera de faire insérer les renseignements dans le Moniteur.

De graves accidents ont eu lieu en France. Jamais ces affaires n’ont été évoquées devant les chambres.

M. Verhaegen. - Je n’évoque pas l’affaire. Mais il est positif qu’on a parlé dans les chambres françaises de l’événement du chemin de fer de Versailles.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - On s’en est bien gardé.

M. Osy. - Aussitôt que l’accident a été connu à Anvers, les autorités (le gouverneur, le procureur du roi) se sont empressées de se rendre sur les lieux. Sous ce rapport, il n’y a que des remerciements à leur adresser.

M. Dumortier. - Je remercie l’honorable M. Verhaegen des observations qu’il vient de faire. Je ne puis partager l’opinion que ces observations augmenteraient l’inquiétude en Belgique. Au contraire, le fait est assez connu. La sollicitude de la chambre ne peut que diminuer les craintes.

Je désire que le gouvernement fixe son attention sur les accidents sur les chemins de fer, non seulement en Belgique, mais encore dans les pays voisins.

Il serait très important d’étudier la statistique des accidents sur les chemins de fer, avec leurs causes, afin de juger s’il n’est pas des accidents que l’on pourrait prévenir.

Quant à moi, je suis fortement porté à croire qu’une partie notable des accidents de l’exploitation du chemin de fer est due principalement à la pose des excentriques. Si cette opinion était fondée, il y aurait lieu de la part du gouvernement à fixer son attention sur ce point. De telles investigations, loin de présenter quelque danger, tranquilliseraient les populations, et donneraient des garanties de plus en plus grandes de la bonté de l’exploitation du chemin de fer.

On aurait à rechercher s’il n’y aurait pas moyen d’éviter les excentriques ailleurs que dans les stations où l’on est obligé d’en avoir. Peut-être éviterait-on ainsi des chances nombreuses d’accident. On sait que dans les stations, où les convois passent sans vitesse, les excentriques, fussent-ils même mal placés, ne peuvent donner lieu à des accidents. J’appelle sur ce point l’attention du gouvernement et des ingénieurs.

Pour revenir aux observations de l’honorable M. Verhaegen, je répète que loin d’être un sujet d’inquiétude, elles ne peuvent qu’augmenter la sécurité pour l’avenir.

Commission d'enquête parlementaire sur la situation du commerce extérieur

Discussion des questions de principe

Etendra-t-on et complétera-t-on le régime des droits différentiels de pavillon et de provenance existant en Belgique ?

M. le président. - La chambre est parvenue à la première question de principe, ainsi conçue :

« Etendra-t-on et complètera-t-on le système de droits différentiels de pavillon et de provenance existant en Belgique ? »

M. de Chimay. - J’étais au nombre de ceux qui, mercredi dernier, réclamaient avec instance la clôture d’une discussion déjà trop longue. Si je prends la parole aujourd’hui, si je renonce à l’extrême réserve que je m’étais promis de conserver dans ce grave débat, c’est qu’au point où en sont venues les choses, il m’a semblé que les grands intérêts du pays et de mes commettants devaient l’emporter sur des scrupules exagérés peut-être. Du reste, que le gouvernement se rassure, j’espère n’avoir pas oublié dans l’exposé sincère de mes convictions, ce que je dois à de hautes convenances dont je n’hésite pas, messieurs, à vous laisser la juste appréciation.

J’ai suivi, depuis un mois bientôt, et avec la plus scrupuleuse attention, les débats qui se traînent si péniblement devant vous, et je dois vous l’avouer, plus ils avancent, moins ils me semblent éclaircir la question. La faute en est-elle aux orateurs consciencieux qui, tour à tour, nous ont fait part de leurs craintes ou de leurs espérances ? Faut-il la chercher dans la divergence des intérêts à satisfaire et le choix aussi difficile que chanceux des moyens de protection réclamés par l’industrie et le commerce ? Devons-nous enfin reconnaître notre impuissance et accepter la qualification échappée mercredi à la verve de mon honorable collègue de Bruxelles, lorsqu’il taxait de ridicule l’incertitude croissante de la chambre ? Non, messieurs, hâtons-nous de rendre à César ce qui est dû à César ; le mal est ailleurs. Ayons enfin le courage de le reconnaître : aujourd’hui comme naguère, nous subissons les inévitables conséquences de la politique qui pèse sur le pays, au risque d’ébranler ses plus chères convictions et sa confiance dans la vérité du système représentatif.

Et, dans le fait, messieurs, voyez ce qui se passe. A peine sorti d’une lutte malheureuse, le ministère annonce avec solennité qu’il va consacrer tous les ressorts de son esprit supérieur et incontestablement habile, à sauver le commerce et l’industrie en souffrance. Un mois s’écoule : pour mieux assurer le triste succès du nouvel expédient qu’on destine à prolonger une existence impossible, on déroule pompeusement à vos yeux une telle suite d’insuccès, on vous montre à vous-mêmes si infimes et si dédaignés que le rouge vous monte au front. Il semblerait, au dire du ministère que la Belgique ne peut même plus s’écrier avec François Ier : Tout est perdu, fors l’honneur ! A Dieu ne plaise, messieurs, et heureusement l’honneur de la Belgique, n’est pas plus en question que son immense et très réelle prospérité.

Admettons pour un moment (et j’insiste, sans vouloir ni pouvoir la motiver, sur cette restriction) ; admettons, dis-je, la complète exactitude de ces dures vérités ; forment-elles donc, à elles seules, un exposé de motifs assez complet, assez concluant, pour vous décider à bouleverser tout le commerce du pays, à confier son salut aux hypothèses et aux probabilités ? S’il avait voulu vous mettre en état de juger un système, pourquoi le ministère, dans son ardeur véridique, n’a-t-il pas abordé la situation tout entière ? pourquoi, en montrant avec si peu de réserve au pays ses plaies extérieures heureusement faciles à guérir, ne lui a-t-il pas, en même temps, rappelé ses nombreux et justes titres de gloire, de prospérité et surtout de confiance en lui-même ? Pourquoi ne l’a-t-il pas engagé à faire un retour sur le passé ? Lui aussi il y avait des vérités à dire, mais de grandes et belles vérités dont un peuple, jeune comme le nôtre, dort être fier. On aurait vu la Belgique conquérir, en moins de quinze ans, son existence parmi les peuples les plus avancés, créer son administration, ses armées ; on l’aurait vue grandissant en dépit des incertitudes de la politique européenne, sous la double égide de la religion et de la liberté, montrant l’exempte à ses rivaux en industrie et les devançant dans l’application, au profit de sa nationalité, de l’une des plus grandes merveilles du siècle ! Voilà ce qu’on aurait dû vous dire pour vous faire apprécier le véritable état des choses. Aussi, n’est-ce pas un système qu’on vous propose comme je vous le disais tout à l’heure, ce n’est qu’un expédient élaboré à la hâte, sans prévision d’avenir, ne satisfaisant personne et portant, en un mot, ce type de doute et d’impuissance si fatalement attaché à tous les actes de la politique actuelle ; politique qui, dans son pénible isolement, demande, non plus à la majorité, mais à l’instinct gouvernemental de la chambre, l’humble permission de vivre, n’osant plus lui demander celle de gouverner !

Soyons justes avant tout, messieurs. Si l’industrie souffre aujourd’hui en Belgique, si la prospérité publique semble menacée sur quelques points, ne faut-il pas en rapporter un peu la faute sur l’excès de production et la richesse croissante qui développe outre mesure l’esprit d’entreprise ? Ne faut-il pas aussi tenir compte du trouble que les perfectionnements introduisent, à des périodes plus ou moins éloignées, dans certaines industries ?

Mais si l’on considère franchement et sans arrière-pensée l’ensemble du pays, qui osera nier que jamais sa prospérité n’a été plus grande et plus vraie ; qu’en général, il y a progrès, augmentation dans la richesse agricole, dans le bien-être de toutes les classes ? Tel est, en réalité, cependant le pays qu’on vous représente comme mis au ban de l’Europe, comme réduit à de si dures extrémités qu’il lui faille presque renoncer à être, s’il ne renie tous ses principes de liberté commerciale, en compromettant les deux tiers de ses débouchés industriels et la sympathie de tous ses voisins.

Plus que personne, messieurs, je m’associe aux souffrances de l’industrie quand elles sont réelles ; plus que personne je reconnais qu’il faut les soulager, et je suis prêt à concourir de tous mes efforts à faciliter la recherche et l’application de remèdes efficaces. Il en est un premier et un grand, selon moi, messieurs, et qui, permettez-moi de le dire, nous fait trop souvent défaut, c’est la confiance en vous-mêmes. Oui, la Belgique n’apprécie pas assez ses éléments de vitalité, de force et de richesse ; ces éléments sont immenses ; nos garanties de nationalité grandissent tous les jours, et croyez bien, messieurs, que tout cela est sainement apprécié au dehors ! A cet égard, et s’il m’était permis de faire intervenir un instant mon humble individualité dans ces hautes questions, je vous dirais, messieurs, que de grands intérêts, d’honorables souvenirs de famille m’appelaient, peut-être, dans une autre patrie ; serais-je donc venu consacrer ma vie et, j’espère, celle de mes enfants, au service de ce noble et beau pays, si j’avais douté de son avenir ? Non, messieurs ; j’y suis venu avec une confiance inébranlable, mais aussi avec la ferme résolution de lutter courageusement contre tout ce qui peut compromettre cet avenir, ou notre prospérité morale et matérielle.

Je me résume, et aux questions posées, Je répondrai : Oui, il y a quelque chose à faire pour l’industrie ; oui, il faut encourager le commerce et la navigation. Mais ce qu’il faut, avant tout, c’est un gouvernement dans lequel le pays et les chambres aient pleine confiance. Alors vous pourrez lui remettre le soin de mener à bien des négociations possibles et profitables, quoi qu’on en dise ou vous concourrez avec lui, en connaissance de cause, à donner au pays les garanties industrielles et commerciales qu’il a le droit d’exiger de vous, si l’Europe les lui refuse.

Alors, messieurs, vous ne serez plus obligés de juger, en quelque sorte à l’improviste, et en dernier ressort, soit des plaintes exagérées peut-être, soit des idées généreuses sans doute, mais réduites, quant à présent, aux étroites proportions d’une prime d’assurance contre la perte de quelques portefeuilles.

En un mot, je demande, dans le triple intérêt du pays, de la chambre et du gouvernement lui-même, un plus ample informé. Je le dis à regret, messieurs, parce que je me sens ici en désaccord avec mes idées essentiellement gouvernementales, avec ma position au-dedans et au-dehors de cette enceinte, mais je désire que mon vote négatif sur l’amendement de M. Meeus ou sur le projet de loi soit, avant tout, l’expression sincère du blâme que je déverse de tout le poids de mon impartialité et de mon indépendance sur la politique actuelle !

M. Devaux. - J’avais demandé la parole dans la séance dernière sur la question spéciale qui nous est soumise par le premier principe rédigé par M. le ministre de l’intérieur. Mon intention n’est pas de rentrer dans la discussion générale. La première question qui nous est soumise se résume en celle-ci : « Faut-il augmenter la protection accordée aux navires belges ? » Les droits différentiels sont une prime accordée aux navires belges. Y a-t-il lieu d’augmenter à cet égard la protection dont la navigation nationale jouit ?

Je ne suis partisan absolu ni du système protecteur, m du système de la liberté de commerce. Ce que j’ai toujours voulu, c’est qu’aucun changement dans le tarif soit pour le baisser, soit pour l’augmenter, ne fût introduit qu’après avoir été motivé.

Ce que je demande à toute industrie qui réclame ou un abaissement, ou une augmentation dans les tarifs, c’est qu’elle motive ses prétentions, c’est qu’elle en prouve la justice.

Aujourd’hui, messieurs, c’est pour la marine qu’on demande une augmentation de protection, un changement de tarif. C’est à la marine à en prouver la nécessité.

Je me suis enquis des raisons que les armateurs pourraient faire valoir en faveur de leur demande. Je ne me suis pas contenté de l’enquête elle-même ; j’ai pris des renseignements plus directs, et je crois devoir, dans la discussion spéciale de la question qui nous occupe maintenant, communiquer à la chambre quelques faits relatifs à la situation des armateurs, que je suis parvenu à éclaircir. Ces faits, messieurs, n’ont naturellement pu prendre beaucoup de place dans la discussion générale, qui s’est portée sur des questions beaucoup plus vastes ; mais ils ont leur importance, et je suis persuadé qu’ils ont exercé une grande influence sur les opinions qui se sont manifestées en dehors de cette enceinte en faveur du système des droits différentiels.

Un premier fait très important, messieurs, dans la situation des armateurs, fait nouveau, car il est survenu depuis que la chambre a voté l’enquête, c’est la baisse considérable du fret, c’est l’abaissement progressif, depuis quelque temps, du prix des transports par vaisseau. Je me suis donné la peine de vérifier des comptes d’armateurs, et j’ai trouvé qu’en 1840, un vaisseau belge chargeant 250 tonneaux, revenant du Brésil avec des denrées coloniales, obtenait pour fret de retour 20,000 fr., c’est-à-dire 80 fr. le tonneau. En janvier 1841, le même vaisseau, revenant encore du Brésil, obtenait pour fret de retour 19,000 fr., c’est-à-dire environ 76 fr, le tonneau. En septembre 1841, le même vaisseau revenant toujours du Brésil, obtenait pour fret de retour 15,700 fr., c’est-à-dire 62 fr. par tonneau. En février 1843, le même vaisseau n’obtenait plus pour fret de retour que 13,800 fr., c’est-à-dire 55 fr. par tonneau. Depuis, ce vaisseau est encore parti pour le Brésil ; il n’est pas de retour, parce qu’il n’a pas trouvé de fret de retour suffisant. Il voyage en ce moment entre deux ports des pays tropicaux ; mais si les renseignements qu’on m’a communiqués sont exacts, et j’ai lieu de le croire, le fret à Rio est descendu à environ 30 fr. le tonneau, de Rio sur Anvers, ce qui ferait, pour le vaisseau dont j’ai parlé, 7,500 fr.

Ainsi entre 1840, époque où ce vaisseau faisait 20,000 fr. de fret de retour, et 1843, il y a une différence, sur la moitié d’un voyage, sur le retour du Brésil en Belgique, de 12,500 fr.

Ce fait, messieurs, on ne peut le contester, doit exercer une grande influence sur la situation des armateurs. Mais, pour en bien comprendre la portée, il faut connaître avec quelque précision les dépenses de l’armateur, ce que coûte un voyage au Brésil.

Je suppose toujours un voyage au Brésil et un navire chargeant 250 tonneaux. Je prends cette capacité, parce que c’est celle qu’ont ordinairement les vaisseaux qui font ce genre de voyage.

Il y a, messieurs, deux natures de frais pour chaque voyage. C’est d’abord l’intérêt du capital engagé, ensuite la dépense qu’occasionne le vaisseau lui-même en le mettant en mer.

Quant à l’intérêt du capital, un navire de la capacité de celui dont je parle, coûte, la prime déduite, environ 120,000 fr. L’intérêt de ce capital à 5 p. c. est donc de 6,000 fr. Mais un navire n’est pas un capital durable ; un navire dure 12 ans. Il faut donc que chaque année le navire rapporte, outre l’intérêt du capital, un douzième de ce qu’il a coûté, soit 8 p. c. 8 p. c. sur 120,000 fr. font 9,600 fr, ensemble 15,600 francs annuellement d’intérêt pour le coût du navire.

Combien cela fait-il par voyage ? Le voyage au Brésil dure, en général, y compris les préparatifs et les intervalles, huit mois. Ainsi, de ce chef il y aura huit mois d’intérêt, c’est-à-dire les deux tiers de la somme ci-dessus, 10,400 fr., soit 10,000.

Restent les dépenses de voyage, Elles se composent de trois articles : la solde et la nourriture de l’équipage, la dépense dans les deux ports d’Anvers et de Rio et l’assurance.

La solde et la nourriture de l’équipage coûtent 42 à 4,300 francs par mois, soit 9 à 10,000 francs. Les frais à payer dans les ports pour droits de pilotage, de bassin, de quai, d’ancrage, et autres droits, en y comprenant les menues réparations de voiles, peintures, etc., s’élèvent de 7 à 8,000 fr. L’assurance est de 4 pour cent ; il faut donc, en supposant qu’on ne fasse assurer le navire que pour 100,000 francs, payer 4,000 fr. d’assurance. Ainsi, la dépense du voyage est de 20 à 22 mille francs, auxquels il faut ajouter, pour intérêts du capital, 10,000 fr. ; en tout donc 30 à 32,000 fr

Il résulte de là que, lorsqu’en 1840, le vaisseau obtenait 20,000 fr. de fret de retour, en supposant un fret d’aller proportionné au fret de retour, il faisait de bonnes affaires ; que, lorsqu’en 1841, il faisait un fret de retour de 15 à 16,000 fr. et obtenait un fret de sortie équivalent, il faisait ses frais ; que, lorsqu’en 1843, il n’obtenait qu’un fret de 13,800 fr., il restait au-dessous de ses frais ; et que si aujourd’hui il ne peut plus faire que 7,500 fr. de fret de retour et autant de fret de sortie, la perte est devenue très considérable.

Vous voyez, messieurs, que le fait de l’abaissement du fret doit puissamment influer sur l’opinion que nous nous faisons de la situation de la marine. Je crois qu’il a aussi exercé une grande influence au-dehors sur le succès de l’enquête et notamment à Anvers. On a attribué le changement d’opinion de la chambre de commerce d’Anvers à un changement de personnel. Je crois, messieurs, que ce changement d’opinion, et peut être aussi le changement de personnel, a pu être occasionné par ce changement considérable qui s’est fait sentir dans le fret et qui a donné un grand poids aux réclamations des armateurs.

Quelles sont les causes de cet abaissement du fret ? Messieurs, la cause qu’on y assigne, c’est que, dans cette industrie, comme dans la plupart des autres, on a beaucoup produit depuis quelques années, c’est-à-dire qu’on a beaucoup construit, et qu’il y a une grande concurrence dans les ports pour les retours sur l’Europe. Cette concurrence existant, la nation qui navigue aux moindres frais fait la loi. Or, il y a des peuples qui naviguent, cela est connu, à meilleur frais que nous, parce que le navire leur coûte moins, que l’équipage leur coûte moins en solde et en nourriture ; nécessairement ce sont ces nations qui ont fait baisser le fret, et l’ont amené au taux où il est.

Aux réclamations des armateurs, on peut répondre : l’Etat ne doit pas vous garantir contre toutes les fluctuations de la concurrence. Apportez des économies dans votre armement, dans vos équipages, dans votre manière de naviguer, et tâchez de soutenir la concurrence. Si vous perdez aujourd’hui, vous avez gagné à une autre époque. Toute industrie a ses bons et ses mauvais jours.

Mais voici la réplique, et elle mérite attention :

Un des inconvénients, mais certainement une des conséquences rigoureuses d’un système protecteur, c’est que si une industrie souffre de la protection accordée aux autres, elle est en droit de demander à son tour une compensation de la lésion de ses intérêts. Lorsqu’une législation impose un droit à une matière première, la fait par conséquent enchérir, pour protéger contre l’étranger ceux qui la produisent, le fabricant qui emploie la matière première devant par cela même faire payer ses produits plus chers, est en droit de demander également pour ses fabricats une protection contre l’étranger qui peut les produire à meilleur marché. Si vous protégez la matière première à l’entrée, il faut protéger également l’entrée des fabricats faits avec la matière première enchérie.

Eh bien, messieurs, la matière première de l’armateur, si je puis m’exprimer ainsi, c’est le vaisseau. Or, le système protecteur pèse sur lui. Car vous savez que, pour protéger l’industrie des constructeurs de vaisseaux, il n’est pas permis de prendre ses vaisseaux où l’on veut. L’armateur belge, pour naviguer sous pavillon belge, doit faire construire ses vaisseaux est Belgique. Les vaisseaux étrangers sont, en quelque sorte, prohibés.

Voilà le sacrifice que la législation impose à l’armateur, une charge dont elle grève son outil, sa matière première. Ce sacrifice est considérable ; nous allons en apprécier l’influence.

Je vous disais tout à l’heure que le coût d’un navire chargeant 250 tonneaux, est de 120,000 fr. en Belgique.

Ce n’est pas comme pour d’autres chiffres que je viens de citer, dans des comptes d’opérations faites que j’ai pu trouver le coût d’un navire étranger. Mais j’ai pris quelques renseignements qui concordent entre eux : il en résulte qu’un pareil navire, si l’on pouvait l’acheter à l’étranger, coûterait de 60 à 70,000 fr.

Pour ne rien exagérer, admettons seulement une différence de 40 mille fr., et voyons quelle sera l’influence de cette différence sur les frais de chaque voyage, que le navire pourra faire au Brésil.

D’abord, nous avons le même compte d’intérêts que tout à l’heure, il faut à l’armateur 5 p. c. sur les 40 mille francs en plus, soit 2 mille francs.

Le navire, ne durant que douze ans, doit reproduire de plus, chaque année, 8 p. c. de ce qu’il a coûté, soit, pour les 40 mille francs, 3,200 francs, ensemble, 5,000 fr. par an.

Voilà ce que coûte jusqu’à présent, par an, la différence des deux prix.

Un voyage au Brésil ne durant que 8 mois, la différence ne pèse sur ce voyage que jusqu’à concurrence des deux tiers de l’intérêt annuel, ce qui fait 3,400 fr.

Mais il faut ajouter une autre dépense, qui dépend entièrement de la valeur du navire, et qui se renouvelle à chaque voyage : c’est l’assurance. Si le navire coûte 40,000 francs de plus, il faut que l’armateur assure 40,000 francs de plus. L’assurance est de 4 p. c. ; sur 40,000 francs, cela fait 1,600 fr. en tout donc 5,000 francs.

Ainsi, par suite de la législation même qui nous régit, l’armateur est grevé, dans chaque voyage qu’il fait au Brésil, d’une dépense de 5,000 francs. Les armateurs, je pense, élèveraient ce surcroît de dépense plus haut que je ne le fais.

Les navires étrangers, surtout certains navires étrangers, ont d’autres avantages que je n’ai pas fait entrer en ligne de compte. Je parle seulement des charges qui proviennent clairement et directement du système protecteur lui-même. Sans cela, je pourrais mentionner la différence qui existe dans la solde et la nourriture de l’équipage ; nous avons une faible population côtière. Le peuple a chez nous des besoins de consommation assez coûteux ; d’autres nations, en faisant aux matelots de moindres avantages, et en les nourrissant à moindres frais, peuvent trouver les mêmes équipages. J’ai entendu des hommes compétents estimer cette différence à un quart des frais que coûte l’équipage.

Messieurs, quand les armateurs avaient un fret élevé, on conçoit que la différence que je viens de signaler dans les dépenses n’était pas très sensible ; mais depuis le grand changement qui s’est opéré dans le fret, une dépense de 5,000 francs en plus par voyage devient une charge très lourde. Faire, en effet, un bénéfice de 5,000 fr. de moins, ou une perte de 5,000 fr. de plus, ce sont deux situations toutes différentes.

Je crois donc, messieurs, que le système protecteur a engendré un tel état de choses, que ceux qui en souffrent sont en droit de demander qu’on répare le mal qu’il leur fait. J’ai examiné leurs titres avec impartialité, avec rigueur, et j’avoue que je ne vois pas ce qu’il y a à répondre à la démonstration que je viens d’avoir l’honneur de vous soumettre.

Mon intention n’est pas de rentrer dans les généralités de la discussion. Je n’examinerai pas ici si toutes les espérances qu’on a conçues pour l’industrie des divers systèmes formulés ont les mêmes chances de se réaliser.

La question dont nous avons à nous occuper en ce moment d’une manière spéciale, c’est celle de savoir s’il y a lieu d’augmenter la protection accordée aux armateurs. Or, ce qui me paraît clair et bien prouvé, c’est que la protection dont les armateurs jouissent aujourd’hui, ne compense pas les charges que la législation leur impose, qu’il y a là une injustice dont cette industrie souffre vivement aujourd’hui, et qu’il faut chercher à réparer.

Messieurs, si, tout en satisfaisant d’une manière efficace à ce qu’il y a de juste dans les réclamations des armateurs, on me montre les moyens de ménager d’autres intérêts, je ne demande pas mieux que de les prendre en considération, autant qu’il sera raisonnable, dans le détail des mesures qui nous sont soumises.

M. Delfosse. - Messieurs, la discussion ayant déjà été fort longue, je tâcherai de ne pas abuser des moments de la chambre, et de me borner à quelques courtes observations.

Le point principal du débat est la question de savoir si l’extension des droits différentiels sera utile à l’industrie. Les juges les plus compétents dans cette matière sont les industriels eux-mêmes, Eh bien, ils déclarent presque tous qu’ils ne veulent pas de cette extension. Ce n’est pas seulement Liège, c’est Verviers, c’est Charleroy, c’est Mons, c’est Gand, ce sont les principaux centres d’industrie du pays qui repoussent le projet.

Les industriels ne croient pas à la corrélation qu’on veut établir entre les importations directes par navires belges et l’exportation des produits de l’industrie nationale. Ils se disent que l’extension des droits différentiels aura pour concurrence probable d’élever le fret et que l’élévation du fret, bien loin de favoriser l’exportation de leurs produits, la rendra encore plus difficile.

Divers orateurs, et notamment M. le ministre des travaux publics, ont soutenu que les droits différentiels avaient plutôt pour effet d’abaisser le fret que de l’élever. C’est là une opinion fausse qui est contraire à tout ce que l’expérience nous enseigne.

Dans tous les pays où il y a des faveurs pour la navigation nationale, le fret est élevé ; partout, au contraire, où la navigation est libre, le fret est bas.

Il y a un traité de réciprocité pour la navigation entre l’Angleterre et la Hollande. Eh bien, le fret de Londres à Rotterdam n’est que de 7 schellings ; de Londres à Anvers, il est de 14 schellings environ. Le fret de Liverpool à Ostende pour le sel est de 30 sch. ; il ne serait que de 12 à 14 sch., si la concurrence était libre. Le fret d’Anvers à la Havane, par navires étrangers, n’est que de 2 livres st. ; par navire belges, il est de 3, quelquefois même de 4 liv. st., à cause du privilège dont les navires belges jouissent pour le sucre.

Le fret de Bordeaux au Havre est de 25 francs, il n’est que de 20 fr. de Bordeaux ou du Havre à New-York ; la cause de cette énorme différence, c’est que la marine française est privilégiée entre Bordeaux et le Havre, tandis qu’il y a concurrence entre ces deux ports et New-York.

Le fret de Bordeaux à la Martinique, colonie dont la navigation est réservée, est de 100 fr. à 120 fr. ; du Havre à la Nouvelle-Orléans, il n’est que de 25 fr. Je pourrais citer d’autres exemples encore.

Permettez-moi, messieurs, de lire un passage de l’enquête française, qui vous fera voir quelle influence fâcheuse l’élévation du fret exerce sur l’exportation des produits de l’industrie.

M. Horace Say, négociant exportateur à Paris, dépose, dans l’enquête commerciale de 1834, comme suit :

« Sur l’article Cristaux et verreries, la différence de prix de notre navigation est fort importante. Trois caisses assorties, comme elles me sont demandées pour le Brésil, représentent un tonneau de 42 pieds cubes d’encombrement. La valeur de ces caisses est d’environ 1,200 francs ; le fret du Havre à Rio de Janeiro est de 80 francs par tonneau (en 1843, il s’était élevé de 100 à 120 francs), il faut ajouter à ce prix pour le transport de Paris au Havre, et pour les frais de passage et de chargement environ 40 francs. Le prix total de Paris à Rio est donc de 120 franc, soit 10 p. c. de la valeur.

« Les cristalleries anglaises sont dans une bien meilleure position, le prix du fret de Liverpool à Rio de Janeiro excède rarement 17 à 20 schellings, ce qui, compensation faite de la différence entre le tonneau anglais et le tonneau français, établit toujours une différence de 80 francs en faveur des fabriques anglaises, et cette différence est, par conséquent, contre nous de 7 p. c. de la valeur. »

Voilà un passage significatif et qu’on peut opposer au passage de l’enquête anglaise qui a été cité par M. le ministre des travaux publics.

Le passage de l’enquête anglaise cité par M. le ministre des travaux publics ne prouve absolument rien. Que disent en effet les deux industriels anglais dont il est question dans cette partie de l’enquête ?

Ils disent que, quand ils ont vendu leurs produits au Brésil, ils ont intérêt, ils sont même forcés, pour ne pas trop perdre sur les lettres de change, d’acheter des denrées coloniales. L’honorable M. Meeus a déjà démontré qu’il y a une grossière erreur dans la déposition de ces deux industriels. Mais à part cette erreur, l’opinion qu’ils ont émise n’a pas du tout la portée que M. le ministre des travaux publics veut lui assigner.

Ceux qui trouvent à vendre ont intérêt à acheter, c’est fort bien ; mais s’en suit-il de là que ceux qui iront acheter trouveront à vendre ? Pas le moins du monde. Les industriels anglais ont trouvé à placer leurs produits au Brésil, parce que ces produits convenaient aux Brésiliens, parce que les Brésiliens en trouvaient la qualité bonne et le prix avantageux. Mais si les armateurs belges qui vont faire des achats au Brésil ne peuvent pas offrir aux Brésiliens de produits d’aussi bonne qualité à un prix aussi avantageux, il est clair que les achats qu’ils iront faire n’engageront pas les Brésiliens à acheter leurs produits ; les Brésiliens préféreront les produits anglais. Il faut toujours en revenir là : produire à bon marché ; c’est la production à bon marché qui rend possible le placement des produits. M. le ministre des travaux publics m’a dit : mais si c’est la production à bon marché qui amène le placement des produits dans les pays transatlantiques, comment se fait-il que les Français placent dans ces pays beaucoup plus de toiles, de draps et de cotons que nous ? Comment se fait-il que les Anglais aient livré au Brésil beaucoup plus d’armes que nous ?

J’ai déjà répondu à cette objection en ce qui concerne les draps. J’ai dit que si les Français placent plus de draps que nous au Brésil, c’est qu’ils fabriquent des qualités qui conviennent au Brésil, que le Brésil veut avoir et que nos fabricants ne produisent pas. Les toiles que les Français exportent sont des toiles légères qui ont plus d’apparence et qua sont moins chères que les nôtres, parce qu’elles sont moins solides. Voilà pourquoi elles sont préférées dans les pays transatlantiques. Il en est probablement de même des cotons ; il ne faut pas d’ailleurs perdre de vue que le gouvernement français donne des primes d’exportation.

Pour les armes, il y a une raison très simple. Quand on a besoin d’armes, quand on fait une commande, on veut être servi dans un délai qui ne soit pas trop long. Il faut aux fabricants de notre pays 12 à 15 mois pour fabriquer une quantité d’armes quelque peu considérable. En Angleterre il y a un dépôt d’armes à la Sour de Londres ; le gouvernement anglais permet aux fabricants de prendre des armes dans ce dépôt, à charge de les remplacer. Lorsqu’on a une commande à faire, on s’adresse de préférence aux fabricants anglais, parce qu’on est servi plus tôt. Voilà pourquoi les Anglais ont exporté plus d’armes au Brésil que nous.

Une chose singulière, c’est qu’on invoque en faveur des droits différentiels un passage de l’enquête anglaise qui est précisément dirigé contre les droits différentiels. De quoi se plaignent, en effet, les deux industriels anglais ? Ils se plaignent de ce que les droits différentiels les empêchent de placer en Angleterre les denrées qu’ils prennent au Brésil en échange de leurs produits !

Il y a d’ailleurs des faits, et je les ai déjà cités, qui parlent plus haut que tous les raisonnements. Les relations directes que nous avons eues jusqu’à ce jour par navires belges n’ont pas donné lieu à beaucoup d’exportations ; il y a des navires belges qui sont partis sur lest, pour les pays transatlantiques ; d’autres sont partis avec une charge incomplète. Ce ne sont donc pas les relations directes qui nous ont manqué.

M. le ministre des travaux publics m’a objecté que les relations directes qui s’établiraient d’après le projet de loi auraient un tout autre effet que celles qui ont eu lieu jusqu’à présent. J’avoue que je ne saisis pas bien la distinction de M. le ministre des travaux publics ; je ne puis comprendre pourquoi les produits qui n’ont pas été exportés alors que les navires belges jouissaient d’une remise de 10 p. c., seraient exportés parce que la remise serait double ou triple.

Je prierai M. le ministre des travaux publics de vouloir bien se mettre d’accord avec son collègue M. le ministre de l’intérieur. M. le ministre de l’intérieur avait accepté le terrain sur lequel j’ai placé la discussion ; il avait dit que c’était le véritable terrain, et voilà que M. le ministre des travaux publics est d’un autre avis, voilà qu’il prétend que j’ai raisonné dans un système, alors qu’il aurait fallu raisonner dans un autre. Je prie ces messieurs de vouloir bien se mettre d’accord ; mais ils me répondront peut-être que le cabinet dont ils font partie étant mixte, l’accord n’est pas dans sa nature.

Une objection qui a été faite et qui vient d’être reproduite par l’honorable M. Devaux, c’est que la construction des navires est une industrie qui, comme toutes les autres, a droit à une protection.

On dirait, à entendre l’honorable membre et ceux qui ont parlé dans le même sens, que la construction des navires ne jouit d’aucune protection.

M. Devaux. - C’est l’industrie des armateurs.

M. Delfosse. - Soit ; mais pouvez-vous dire que cette industrie ne jouit d’aucune protection ? N’est-ce donc rien que le monopole du sel et le quasi-monopole du sucre ? n’est-ce donc rien que la protection accordée à la pêche nationale ? n’est-ce donc rien que la réduction de 10 p. c. sur les droits d’entrée, etc., etc. Est-ce une protection à dédaigner que celle qui, dans certaines circonstances, double le fret ? J ai prouvé bientôt, par des chiffres, que la faveur accordée à la navigation nationale, a souvent pour résultat de doubler le fret. Il y a, messieurs, bien peu d’industries (je doute même qu’il y en ait) assez fortement protégées pour pouvoir vendre leurs produits à un prix double des produits similaires de l’étranger.

L’honorable député de Tournay a paru attacher une haute importance à la marine nationale ; il a attribué à la marine nationale la grande prospérité dont notre pays a joui autrefois. Mais l’honorable M. Dumortier a oublié de dire que sous les ducs de Bourgogne, époque à laquelle il a fait allusion, époque où l’industrie des Flandres était très prospère, il n’y avait pas de droits différentiels. Si l’industrie a été florissante à cette époque, c’est parce que nous n’avions pas dans les autres pays des concurrents aussi redoutables que ceux qui se sont formés depuis. C’est aussi à la liberté de leurs institutions que nos ancêtres en ont été redevables. Quand l’industrie qui était si florissante sous les ducs de Bourgogne a-t-elle dépéri ? C’est principalement sous le règne de Philippe II, c’est lorsqu’on a mis des entraves à l’industrie et au commerce, c’est lorsque la jalousie des corps de métiers a amené l’expulsion de la navigation étrangère, c’est alors que notre marine et notre commerce ont émigré en Hollande où ils étaient sûrs de trouver cette liberté qui est l’âme de l’industrie et du commerce.

Ce n’est pas seulement dans notre histoire, messieurs, que l’on trouve la preuve que c’est par la liberté du commerce que les nations prospèrent. Voyez ce qui s’est passé en Espagne. Les provinces basques, grâce à leurs fueros, ont joui longtemps de la liberté du commerce ; dans ces provinces, la navigation était libre. Eh bien, elles vivaient dans l’aisance, alors que le reste de l’Espagne était misérable, et cependant elles étaient exclues des colonies espagnoles.

De nos jours les mêmes faits se produisent ; c’est dans les pays où la navigation est libre que le commerce prend le plus de développement.

Hambourg avec ses 180 à 200,000 habitants, possède 330 navires au long cours et en a reçu dans son port pendant l’année 1842, 3,352, dont 782 anglais ; Brême avait à la même époque environ 300 navires de long cours.

Voici, messieurs, l’ordre dans lequel se classaient, en 184, les diverses nations maritimes européennes, quant à la proportion du tonnage commercial, entrées et sorties par habitant :

Les villes anséatiques avaient un mouvement de 3 tonn. par habit.

La Hollande, 87/100

L’Angleterre, 41/100

La Belgique, 17/100

La France, 11/100

La Prusse, 10/100

La Russie, 3/100

Les villes anséatiques où la navigation est entièrement libre, figurent en première ligne, et l’Angleterre n’est au troisième rang que grâce aux navires américains, suédois, russes, etc., qui vont s’approvisionner dans ses entrepôts.

Je pourrais prouver par d’autres tableaux que les marines protégées de la France et de l’Angleterre sont en décadence progressive et qu’elles ne se soutiennent que par le privilège de la navigation coloniale ; privilège que la commission d’enquête, en Angleterre, estimait sur des pièces et des documents positifs coûtent annuellement aux producteurs, aux consommateurs et au trésor, plus de 1,500 millions de francs. Voilà, messieurs, le système qu’on voudrait nous offrir pour modèle !

Il faut bien que l’Angleterre maintienne ce système. Elle y est forcée par la nécessité de conserver son rang de puissance maritime. Mais nous, qui n’avons pas le même motif, nous commettrions la plus grande imprudence en nous engageant dans une voie aussi fausse.

Je voterai donc contre, l’extension du principe des droits différentiels. Si l’extension du principe était votée, je me rallierais à la proposition d’ajournement déposé par l’honorable député de Bruxelles.

L’adoption de cette proposition nous donnerait à tous le temps de réfléchir et il faut avouer que nous en avons grand besoin, en présence des divers systèmes opposés qui se sont produits.

Le gouvernement, tout en réfléchissant comme nous, pourrait tenter la voie des négociations qui, quoi qu’on en ait dit, n’a pas été épuisée. Le gouvernement pourrait aussi, dans l’intervalle d’une session à l’autre, étudier une question que je crois très grave, et que l’on a à peine indiquée : c’est celle-ci : Quelles sont les causes de l’infériorité de notre marine ? L’honorable M. Devaux en a signalé quelques-unes que je ne puis admettre. Les frais de construction de navires sont aussi élevés, plus élevés peut-être aux Etats-Unis que chez nous.

Dans les ports de Philadelphie, de Baltimore et de New-York, le bois de construction est très cher. Les matelots américains sont mieux payés que les nôtres. Là où un matelot américain reçoit un dollar, le nôtre reçoit à peine 9 fr. Les vivres, les approvisionnements ne coûtent pas moins aux Etats-Unis qu’en Belgique. Et cependant la marine américaine ne redoute aucune concurrence.

Voilà une question que le gouvernement aurait dû étudier avant de nous soumettre un projet de loi qui bouleverse tout le système commercial du pays.

Les causes de la supériorité de la marine américaine ont été signalées par un amiral français, dans un rapport adressé au ministre de la marine. Dans ce rapport, l’amiral Dupetit-Thouars émet l’opinion que les causes de la supériorité de la marine américaine consistent principalement en ce que le capitaine est presque toujours l’associe de l’armateur ; et en ce que l’équipage a très souvent une part dans les bénéfices. L’intérêt personnel que le capitaine et l’équipage ont à la réussite de l’entreprise stimule fortement leur zèle.

On fait mieux et plus vite sur les navires américains que sur les navires des autres nations. L’amiral Dupetit-Thouars indique encore d’autres causes ; les pouvoirs du capitaine sont mieux réglés, il ne peut pas faire un usage abusif de son autorité. Les pouvoirs des consuls américains sont aussi mieux définis. Il y a, par suite de ces circonstances, plus de garanties pour tous les intérêts.

Si, comme je l’espère, le projet est renvoyé à une autre session, le gouvernement fera bien de rechercher si ce sont là les vraies causes de l’infériorité de notre marine.

Il y a peut-être, pour la relever, des moyens plus efficaces et moins dangereux que ceux que l’on nous propose.

Je bornerai là mes observations. Messieurs, je ne vous parlerai plus de la province de Liége, si cruellement menacée par le projet ; si ce qui a été dit dans la discussion n’a pas fait impression sur vos esprits, de nouvelles paroles seraient superflues.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Plusieurs membres ayant demandé la parole, je ne la prendrai que pour un moment, et parce que mon collègue des travaux publics et moi avons été interpellés par l’honorable préopinant.

Nous sommes en présence de trois intérêts qui créent ainsi un triple but. Chacun de ces intérêts rencontre tour à tour des organes ; de sorte que, dans le cours de la discussion, il arrive que chaque intérêt apparaît, disparaît, reparaît successivement.

Ces trois intérêts sont :

1° L’intérêt de l’industrie des armateurs ; c’est à cet intérêt que l’honorable M. Devaux s’est principalement attaché ; il vous a démontré à l’évidence que la protection accordée à cette industrie est insuffisante et qu’il serait équitable de l’augmenter.

2’ L’intérêt d’Anvers ; en multipliant les arrivages directs, nous favorisons la place d’Anvers, nous faisons d’Anvers un marché de première main, tandis qu’aujourd’hui Anvers n’est, pour beaucoup d’objets, qu’une succursale des entrepôts européens.

3° Un grand intérêt industriel ; celui de favoriser nos exportations lointaines. C’est à cet intérêt que je me suis principalement attaché. Je me suis placé sur ce terrain. Mon honorable collègue, le ministre des travaux publics s’y est place avec moi, il a même invoqué à son tour les chiffres que j’ai cités et dont personne n’a détruit l’autorité.

Puisque l’honorable préopinant a mis cet intérêt en doute, permettez-moi de rappeler succinctement les conséquences auxquelles je suis arrivé par les chiffres que j’ai eu l’honneur de citer, et qui sont reproduits au Moniteur.

Nous avons montré que, d’une part, nous recevons pour plus de 60 millions de produits transatlantiques, et que, d’autre part, nous n’exportons dans les contrées transatlantiques que pour environ 6 millions et de demi de produits de l’industrie belge. Nous avons mis en regard ces deux chiffres, qui sont deux faits ; nous nous sommes demandés si, tout en conservant les marchés européens, nous ne pourrions pas augmenter nos importations industrielles dans les contrées transatlantiques.

Nous avons posé ce problème. Nous avons ensuite été frappés d’un autre fait qu’on ne peut non plus nier, c’est que la majeure partie de nos exportations industrielles dans les contrées transatlantiques est due à la marine belge. Nous en avons conclu qu’il fallait favoriser la navigation nationale. Il y a là incontestablement un résultat qui doit exciter l’attention de tout le monde. J’ai cité cinq contrées transatlantiques Cuba, Rio de la Plata, Haïti, le Brésil, les Etats-Unis. Nos adversaires eux-mêmes les avaient citées avant nous et contre nous.

En 1842, nous avons reçu de ces cinq contrées par navires étrangers pour 48,969,000 fr, de produits coloniaux, disons 49 millions. Nous avons reçu des mêmes produits par navires belges, pour 9,200,000 francs. -

Nous y avons exporté pour 6,700,000 fr. de produits industriels belges ou entreposés dans nos ports. On serait tenté de supposer que ces 6 millions et demi environ d’exportations doivent se repartir, à raison des importations, sur les navires étrangers et sur les navires belges. Il n’en est rien. Les navires étrangers, qui nous ont apporté pour environ 49 millions de denrées coloniales, n’ont exporté que pour 1,528,000 fr. de produits ; les navires belges, au contraire, qui n’ont importé des denrées coloniales que pour 9,200,000 fr., ont exporte des produits industriels pour 5,200,000 francs.

Ce sont là, messieurs, des faits qui sont établis à l’évidence, et nous devons en conclure que, s’il entre dans notre but d’augmenter nos exportations industrielles dans les contrées transatlantiques, nous devons favoriser la marine belge qui, déjà aujourd’hui, nous vaut la majeure partie de nos exportations industrielles dans ces contrées,

Je vous demande pardon, messieurs, si j’insiste sur ce résultat, mais il me paraît capital. En un mot, la navigation belge n’est entrée que pour 17 p. c. dans les importations des cinq contrées transatlantiques citées plus haut, et elle est entrée pour 72 1/2 p. c. dans nos exportations vers ces mêmes contrées. C’est là le terrain sur lequel je me suis placé, sur lequel je reste et sur lequel mon honorable collègue, le ministre des travaux publics, s’était placé avec moi.

Si donc je laisse un instant de côté les deux premiers intérêts, je dirai encore qu’il faut rechercher les moyens de favoriser notre marine, qui dès aujourd’hui, nous vaut la majeure partie de nos exportations dans les contrées lointaines ; que c’est là un intérêt digne de toute notre attention, puisqu’il nous vaut de semblables résultats.

Il existe, messieurs, un système de droits différentiels en Belgique. Il consiste principalement à accorder au pavillon belge une remise de 10 p. c. Ce système est inefficace. Eh bien, je n’hésite pas à vous dire que vous êtes dans cette alternative-ci : il faut, ou abolir complètement ce système, puisqu’il est inefficace, ou il faut le rendre efficace en le renforçant.

Le système protecteur, messieurs, j’ose le déclarer, est un mal ; mais ce mal doit avoir une compensation. Or, un système protecteur inefficace est un mal sans compensation. Ainsi, rendez efficace le système protecteur actuellement existant, ou abolissez-le et entrez pleinement dans le système de liberté, renoncez à tout système protecteur quant à la marine belge, et adoptez, moyennant compensation, une marine étrangère, qui se chargera de vos exportations industrielles.

Voilà, messieurs, la position logique qu’il faut prendre. Il faut accepter l’un ou l’autre parti. Mais la position actuelle est une position fausse, irrationnelle.

Je n’en dirai pas davantage, parce que je ne veux pas empêcher d’autres orateurs de donner des renseignements en quelque sorte techniques.

M. Cogels. - Messieurs, la seule question que nous ayons à examiner en ce moment c’est celle de savoir si nous conserverons le système actuel de protection de notre marine, si nous l’étendrons, ou bien même si, comme vient de le dire, M. le ministre de l’intérieur, nous jugerons convenable de le supprimer. A dire vrai, la suppression n’est pas en question ; il n’y a en question que l’extension ou la conservation du système ; mais l’examen de ces derniers points nous conduit à l’examen de savoir s’il ne conviendrait pas mieux de supprimer tout à fait le système.

Déjà, messieurs, dans une séance précédente j’ai fait voir ce qu’il y avait d’illogique dans notre système actuel. Il existe une protection qui, au premier coup d’œil, paraît uniforme et qui pourtant établit les plus étranges anomalies. On accorde au pavillon belge 10 p. c. de réduction sur les droits établis. Pour tous les articles qui sont frappés de droits très élevés la protection peut être suffisante ; elle est quelquefois énorme ; quelquefois même elle constitue un véritable monopole ; c’est ce que je prouverai tout à l’heure. Mais quelquefois elle est tout à fait insignifiante.

Ainsi, pour les produits manufacturés anglais, il est positif que le pavillon belge peut seul nous en importer, parce qu’ils sont frappés de droits énormes. Souvent les droits à payer sur un tonneau de marchandise s’élèvent à quelques mille francs, la protection est donc de quelques centaines de francs pour un voyage où le fret n’est que de 7 schellings.

Pour le coton, au contraire, la protection n’est que de 17 centimes, c’est-à-dire, fr. 1 70 le tonneau, tandis que pour le café elle est d’un franc par 100 kilog., soit 10 fr. par tonneau.

Vous voyez, messieurs, que, comme je le disais, ce système uniforme établit les plus étranges anomalies.

L’honorable M. Delfosse paraît contraire à l’extension du système, parce qu’il en redoute les conséquences ; et c’est principalement, je crois, pour la navigation de la Meuse qu’il s’inquiète. Mais ici, messieurs, la question n’est pas encore assez avancée : ce sera lorsque nous en viendrons à l’application des droits différentiels que ces craintes pourront avoir quelque fondement. Quant au système en général, lors même que l’on n’établirait pas en faveur des provenances directes des droits protecteurs aussi fort, encore faudrait-il modifier le système en ce qui concerne la protection accordée au pavillon.

L’honorable M. Devaux vous a fort bien fait sentir que notre marine marchande a droit à cette protection ; qu’elle y a autant de droits que toutes les autres industries qui sans cesse demandent à être protégées. Il y a plus : c’est que la marine marchande est moins exigeante ; car elle ne demande pas une protection tout à fait égale à la différence de condition dans laquelle elle se trouve placée.

L’honorable M. Delfosse nous a dit qu’à la Havane les navires belges obtenaient un fret de 4 liv. sterl,, tandis que les navires américains ou anglais n’obtenaient, pour la Belgique, qu’un fret de 2 liv. sterl. Messieurs, c’est une erreur. Les renseignements qui ont été donnés à cet honorable député sont complètement inexacts. La différence est habituellement de 10 schellings, pas davantage ; et ce qui prouve qu’elle ne peut guère s’élever au-delà, c’est que la protection qui est accordée par le tarif ne s’élève qu’à 15 fr., ce qui fait à peu près 12 schellings.

M. Delfosse. - Je tiens mes renseignements d’une personne en mesure d’être bien informée.

M. Cogels. - C’est possible ; mais je suis habitant de la place qui fait le plus d’affaires commerciales avec la Havane, qui a le plus d’arrivages directs de ce pays, et je crois être tout aussi bien renseigné.

L’honorable M. Delfosse nous a dit encore que les droits protecteurs constituaient nécessairement des frets élevés. Cela est vrai en partie ; car, sans cela, naturellement la marine marchande ne les réclamerait pas. En effet, sa protection à elle, c’est de pouvoir obtenir un fret meilleur. Mais la comparaison qu’il a établie avec le système anglais est tout à fait inexacte. Déjà, dans une séance précédente, j’ai fait ressortir la différence immense qui existait entre le système anglais et le système que nous nous proposons d’établir.

Le système anglais constitue un véritable monopole ; il est exclusif en deux sens : il constitue d’abord un monopole en faveur de la marine anglaise pour toutes les importations qui peuvent se faire en Angleterre ; et ensuite il est exclusif pour plusieurs produits en ce qu’il s’attache d’abord à favoriser les produits des colonies anglaises. C’est précisément à cause de cela que ce système protecteur a amené dans le fret anglais la baisse contre laquelle nous avons à nous défendre, parce que le navire anglais ayant exporté au Brésil des produits de l’industrie anglaise, ne peut pas rentrer dans la consommation de l’Angleterre avec les produits du Brésil ; il ne peut entrer que dans l’entrepôt anglais, ce qui soumet sa cargaison à des frais considérables, ou bien chercher un port d’Europe. Son premier soin est donc de chercher un fret, quelque modique qu’il soit. Or, lorsqu’il se trouve un grand nombre de navires au Brésil, naturellement il s’établit une grande baisse dans le fret ; c’est que nous avons vu depuis peu. Mais ces circonstances sont exceptionnelles, et je crois que la moyenne du fret du Brésil peut être évaluée au moins de 2 à 3 liv. st. par tonneau et même habituellement à 3 liv.

On nous a dit que le système actuel constituait une espèce de monopole pour la marine belge. Ceci n’est vrai que pour le sel. Car, pour le sucre il en est tout autrement. La preuve, c’est que la marine belge n’est entrée que pour une très faible part dans les importations de sucres que nous avons reçus de la Havane, et si je me rappelle bien, les quatre cinquièmes nous sont venus sous pavillon étranger. Ce qui prouverait encore que la protection n’est pas suffisante.

Pour faire voir ensuite que c’est la liberté qui doit donner le plus de mouvement à la navigation, l’honorable député de Liège a établi un calcul qui pèche par ses bases. Il a fait un parallèle entre la navigation des villes anséatiques et la navigation même de l’Angleterre qui, certainement, est beaucoup plus considérable ; et pour faire ressortir la différence, il a calculé par tonneau et par habitant.

Mais, messieurs, la navigation des villes anséatiques n’est pas la navigation des villes anséatiques proprement dites, c’est la navigation des villes anséatiques, comme formant les seuls ports de toute l’Allemagne septentrionale. Pour être exact dans les calculs, il aurait fallu avoir égard aux populations que les villes anséatiques peuvent approvisionner, et puis établir la proportion. Il aurait fallu dire : Hambourg a autant de navigation ; combien en a Liverpool ? Et quel est le nombre des habitants des deux villes ?

Quant à la France, il y existe un droit qui est beaucoup plus considérable que le nôtre. La France a un système mixte, elle a un droit protecteur, d’abord pour ses navires, et puis pour ses colonies. Les cafés et les sucres des colonies françaises sont frappés d’un droit beaucoup moindre que les mêmes articles qui arrivent des colonies libres. Ensuite les cafés et les sucres sous pavillon français payent beaucoup moins que sous pavillon étranger. Ainsi les cafés du Brésil payent 9 francs importés par navire national, tandis qu’ils sont frappés d’un droit de 105 francs, quand ils sont importés par pavillon étranger. C’est une protection de cent francs par tonneau : nous restons loin de là. Vous voyez donc, messieurs, que la question de principe que nous avons à décider en ce moment, n’entraîne pas toutes les conséquences que l’honorable député de Liége a indiquées.

Quant aux motifs d’ajournement, développés par l’honorable membre, je les trouve encore beaucoup moins fondés. Comment ! il nous faudrait le temps de réfléchir ! Voila plus de dix ans que la question est soulevée, et voilà quatre ans qu’elle est à l’examen, qu’elle est débattue par une commission nommée dans votre sein, qu’elle est probablement étudiée par tous les honorables membres de cette chambre qui s’y intéressent, et qu’elle a attiré l’attention de tout le commerce belge. J’ai déjà dit qu’il est peu de questions sur lesquelles on ait autant écrit, sur lesquelles il se soit engagé une polémique aussi vive ; et, certainement, d’ici à un an nous ne serons pas plus éclairés que nous ne le sommes aujourd’hui. Par conséquent, l’ajournement n’aurait absolument d’autre résultat que de tenir le commerce en suspens, et d’augmenter l’état de malaise dont il se plaint.

L’honorable M. Delfosse nous a encore parlé, et ceci ne touche guère au fond de la question, de la supériorité de la marine américaine. Mais si la marine américaine est supérieure, ce n’est pas à la liberté qu’elle doit ce résultat. En effet, les lois maritimes de l’Union américaine sont toutes aussi sévères que celles de l’Angleterre elle-même. Dès l’année 1787, le congrès américain a adopté un acte de navigation qui est pour ainsi dire une copie littérale de l’acte de navigation de l’Angleterre, c’est-à-dire, un monopole presque absolu en faveur de son pavillon, et ce n’est que par des traites de réciprocité conclus ensuite avec diverses nations, que des modifications ont été apportées à ce système.

Messieurs, je ne prolongerai pas davantage ce débat. Je crois que dans l’intérêt du commerce, et sans aucun danger quelconque, soit pour l’industrie, soit pour les intérêts que l’honorable député de Liége a probablement le plus à cœur, nous pouvons dès à présent voter la question de principe qui nous est posée en premier lieu, et procéder ensuite à son application, c’est-à-dire aux questions de détail.

M. Rogier. - Messieurs, j’ai besoin d’expliquer par quelques mots le vote que j’émettrai sur la question de principe. La chambre est et doit être fatiguée. Il y a près d’un mois que dure la discussion. Dieu veuille que cette discussion n’aboutisse pas à un vain résultat ! Dieu veuille que la chambre ne vienne pas se perdre dans une voie sans issue !

Messieurs, les principes que j’ai soutenus depuis de longues années sont favorables à la liberté commerciale. J’ai toujours pensé qu’un petit pays, comme la Belgique, devait procéder dans sa politique, par voie d’expansion, d’assimilation, devait chercher à étendre ses relations avec les autres nations, plutôt que de suivre la voie prohibitive, la politique de l’isolement. Ces principes ont trouvé de l’écho dans cette enceinte pendant d’assez longues années : plus tard ils ont eu le malheur d’être abandonnés. Nous avons vu notre tarif recevoir des aggravations contre lesquelles, en définitive, les amis d’une liberté sage ont dû se borner à protester par leur silence. Les industries au nom desquelles on se plaint et on réclame encore si vivement aujourd’hui, ont successivement obtenu de la munificence des chambres et du gouvernement des aggravations de tarif considérables.

Si je les prends une à une, je trouve que presque toutes nos industries principales n’ont plus rien à demander, du moins en ce qui concerne le tarif. Ce n’est pas la houille, ce n’est pas le fer : il n’entre plus dans le pays ni houille ni fer étrangers ; ce n’est ni le bétail ni les céréales ; la pêche a obtenu des encouragements considérables ; il en est de même de l’industrie linière, de l’industrie lainière, de la bonneterie, de la passementerie, des produits chimiques, etc., etc. Je n’en finirais pas, si je voulais récapituler toutes les industries qui ont reçu des faveurs telles, qu’elles ne peuvent plus en réclamer de cette sorte.

L’industrie cotonnière a reçu du gouvernement d’autres encouragements ; c’est cette industrie à laquelle un million a été alloué en trois fois…

Un membre. - Malgré elle !

M. Rogier. - Malgré elle !.,, voilà une nouvelle qui me surprend. Quoi qu’il en soit, l’industrie cotonnière, contre son gré ou de son gré, a reçu du trésor, en trois années, un million pour l’aider à exporter ses produits.

Messieurs, au milieu de cette pluie de libéralités, il eût été trop surprenant que l’industrie des armateurs ne vînt pas aussi quelque jour réclamer sa part. On a fait un reproche à la chambre de commerce d’Anvers d’avoir fini par réclamer les droits différentiels, après avoir lutté contre ces droits pendant longtemps. Messieurs, je n’ai pas à justifier ici la conduite de la chambre de commerce d’Anvers, mais cette conduite peut s’expliquer facilement. Quand cette chambre a vu que toutes les industries à la file recevaient leur protection au tarif, elle est venue demander une protection pour l’industrie des armateurs. Seulement, elle est arrivée l’une des dernières ; elle est arrivée, en quelque sorte, malgré elle, poussée par le vent de l’extérieur. Ce n’est pas dans le sein de la ville d’Anvers qu’a pris naissance l’idée des droits différentiels ; la ville d’Anvers, du moins la plupart de ses commettants ont longtemps résisté au vent des droits différentiels ; c’est l’honorable abbé de Foere, lequel n’appartient par aucun lieu à la ville d’Anvers, qui est l’auteur incontesté de l’invention des droits différentiels.

Un membre. - C’est tout au plus une importation.

M. Rogier. - Voilà, messieurs, ce qui explique la conduite de la chambre de commerce dans cette circonstance. Eh bien, les députés de l’arrondissement, qui défendaient les principes de cette chambre, tiennent aujourd’hui le même raisonnement. Ils vous disent : « Vous avez protégé successivement toutes les industries par un renforcement de tarif ; faites pour l’industrie des armateurs ce que vous avez fait pour toutes les autres. »

Quant aux droits différentiels, je ne les ai jamais combattus en eux-mêmes, bien que l’honorable M. Delfosse ait rappelé un passage d’un de mes discours de 1839, duquel il a conclu que je m’étais prononcé en principe contre les droits différentiels.

Voici ce que je disais à la chambre, le 11 mars 1838 : il était alors question des droits différentiels, à l’occasion d’une demande d’augmentation de droits sur les cafés :

« Je suis prêt, pour ma part, à entrer dans la discussion des droits différentiels. Mais cette question serait-elle traitée maintenant avec utilité, avec opportunité ?...

« La chambre est-elle en état de l’entamer ? Est-ce une question parvenue à cet état de maturité qui nous permette d’en espérer quelque fruit ? C’est une loi d’essai, dit-on autour de moi ; mais une loi d’essai concernant les droits différentiels pourrait avoir de très grandes conséquences. Avant d’expérimenter sur de telles matières, il faut prendre garde ; il ne faut pas faire des essais à la légère… Je ne me propose pas de combattre les droits différentiels, il est possible que cette combinaison soit utile aux négociants belges et à notre commerce en général ; mais quelle est la combinaison la plus utile à introduire ? C’est ce que personne ne peut dire, faute d’examen préalable, la question n’a pas été examinée par le gouvernement. On ne peut lui forcer la main, quand il vient déclarer que le moment n’est pas opportun pour délibérer. »

La question, que je posais alors, je la pose encore aujourd’hui : quand on aura adopté le principe d’augmentation des droits différentiels, quand se présenteront les questions d’application, je crois qu’on trouvera que là résident de grandes difficultés et de grandes divergences d’opinions.

En soutenant, messieurs, que la Belgique, que l’industrie belge pouvait se développer avec les principes d’une sage liberté commerciale, je n’ai jamais demandé une liberté illimitée, j’ai toujours tâché de maintenir le tarif dans des limites modérées, j’ai toujours défendu un système de protection modérée ; c’est dans ce sens que j’admettrais une protection pour l’industrie les armateurs belges.

J’ai hésité à prendre la parole dans cette discussion, et je vais vous dire naïvement pourquoi. Je pense que cette discussion, quelque longue qu’elle ait été, quelque longue encore qu’elle doive être, n’aboutira pas à un résultat pratique. Je crains qu’en supposant que nous parvenions, à force d’efforts et de fatigues, à accoucher enfin d’une loi telle qu’elle, je crains que le ministère n’en vienne pas à la mise à exécution de la loi.

Je crains que nous ne nous livrions, dans cette circonstance comme dans une autre trop récente et trop pénible pour que j’en rappelle le souvenir, que nous ne nous livrions à une œuvre vaine et ridicule.

Le ministère peut avoir des convictions sur cette question, je ne descends pas dans le fond des consciences ; mais s’il a des convictions, il n’a pas de système à lui. Nous avons entendu le récit, bien triste récit, des négociations entamées avec divers gouvernements, je dis entamées avec divers gouvernements, bien qu’à vrai dire nos négociations n’aient eu un caractère quelque peu sérieux qu’avec le gouvernement français.

Quant aux négociations avec le gouvernement prussien, avec le Zollverein, mais on n’avait pas voulu traiter sur les bases proposées ; on demandait à la Prusse un traité de commerce et de navigation ; la Prusse proposait un traité de navigation, le gouvernement repousse un traité de navigation avec le Zollverein , il le repousse au moment où il songe à introduire dans notre régime commercial une réforme telle, que tout le poids d’une puissance aussi forte que le Zollverein n’eût pas été de trop pour soutenir la Belgique, il refuse un traité de navigation avec la Prusse qui mettait, nous dit-il, la meilleure volonté du monde à le conclure, et pourquoi ? parce que la Prusse a plus de navires que la Belgique, et qu’accorder des avantages de navigation à une puissance qui a plus de navires que la Belgique, ce serait jouer, suivant l’expression du jour, le rôle de dupe.

A ces conditions, qui ne voit qu’à aucune époque avec aucun pays de quelque importance, la Belgique ne pourra faire de traité de navigation ? Quel que soit le résultat qu’on puisse espérer de l’application des droits différentiels, de quelque amour-propre national qu’on soit armé, on ne peut jamais croire que la Belgique mettra sur l’eau une flotte aussi considérable que celle du Zollverein. Comme la Prusse sera toujours plus puissante que nous sur mer, jamais la Belgique ne fera de traité de navigation avec elle. Voila avec quel esprit de prévoyance les négociations ont été conduites. Voila pour quels motifs on n’a rien fait.

Je demande aux ministres de nous dire s’ils ont fait autre chose avec la Prusse et si ce ne sont pas là les seuls motifs de leur abstention, motifs que, pour l’honneur du gouvernement, je me félicite qu’on n’ait pas dits à la Prusse. Je dis qu’au moment d’introduire dans notre système commercial une réforme de cette portée, il fallait s’assurer au moins le concours d’une grande puissance.

Avec la Hollande, je ne sais si on a tenté quelque chose ; mais enfin avec ce pays, auquel tant de liens nous rattachent dans le passé et doivent nous rattacher dans l’avenir, aucune négociation n’a été tentée, du moins, je ne pense pas que rien de sérieux n’ait été tenté.

L’on veut étendre nos relations commerciales et le même ministère qui veut étendre nos relations commerciales a soumis les deux branches principales du commerce à un régime tel que tous les droits différentiels du monde ne parviendraient jamais à en vaincre les mauvais effets. Je veux parler de la loi qui a été faite sur les sucres et de la loi dont nous sommes menacés contre les tabacs.

On veut encourager les constructions navales ! et la loi même que nous sommes appelés à discuter frappe de droits énormes les bois de construction, augmente dans une proportion considérable les droits sur le goudron ; on veut encourager les constructions navales ! et d’après un article de la loi, le premier individu venu, Belge ou non, importera dans le pays tel nombre de navires qu’il lui plaira. Ainsi, par le système de protection exagérée accordée en Hollande à la navigation nationale, on assure qu’un certain nombre de navires s’y trouve aujourd’hui sans emploi ; ces navires d’un tonnage considérable pourront arriver du jour au lendemain dans nos ports, ils appartiendront peut-être à des Anglais ou à des Hollandais, et avec la prime que leur offre la loi, ils pourront faire une concurrence désastreuse à nos navires. Je ne vois pas ce que les armateurs d’Anvers, de Gand et d’Ostende gagneront à l’introduction dans nos ports des grands navires aujourd’hui sans emploi dans les ports hollandais. J’ai beau chercher dans les différentes dispositions de la loi, un esprit de suite, un système, je n’en trouve pas.

Je ne veux pas être mauvais prophète, mais je puis annoncer que quand viendront les dispositions d’application, tout ce qui a été dit depuis un mois aura été dit en pure perte ; ce sera à recommencer sur de nouveaux frais, toujours en supposant que le gouvernement veuille arriver à un résultat pratique et réel, point sur lequel je conserve de très grands doutes.

Aussi, messieurs, continuerai-je à assister à cette discussion en quelque sorte en observateur. Si le système prohibitif veut prendre trop d’extension, je tâcherai d’apporter ma faible voix en faveur du système modéré que j’ai toujours soutenu dans cette enceinte et que je continuerai à soutenir. Voilà ce que j’entends par la liberté commerciale que je considère comme utile au pays. Je pense au surplus que la Belgique est capable autant et plus que tout autre peuple de porter beaucoup de liberté commerciale, comme elle porte, à son honneur, beaucoup de liberté politique.

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - Qu’il me soit permis de dire à l’honorable préopinant qu’il ne devrait pas se borner à assister à cette discussion comme observateur. Nous comptons sur lui pour maintenir le système dans les limites de modération que nous lui avons assignées. Que si notre projet ne lui paraissait pas encore assez modéré, il nous trouverait toujours disposé à mitiger les dispositions qu’il trouverait exorbitantes. Nous comptons donc qu’il voudra bien ne pas assister silencieusement à la discussion, car nous pourrions douter de sa sincérité, comme il se permet de douter de la nôtre. Nous pourrions lui dire que s’il veut être fidèle à ses véritables convictions, il doit non seulement surveiller le principe dans son application, mais le combattre. Un homme, comme l’honorable préopinant, ne doit pas se laisser aller au vent qui souffle autour de lui, un homme comme lui doit oser résister au mouvement qui semble, selon lui, emporter fatalement et la chambre et le pays.

Nous vous avons rendu compte en comité secret des négociations diplomatiques ; nous vous avons exposé les motifs qui nous ont engagé à recourir au huis clos ; ce serait une inconséquence, même pour nous justifier, pour rectifier ce qu’il y a d’inexact dans les allégations de l’honorable préopinant, de reproduire ce qui a été dit en comité secret. (Interruption.) Nous avons demandé le comité secret, nous avons loyalement rendu compte de ce qui s’est passé dans les négociations commerciales, la chambre a pu apprécier notre loyauté.

Nous prierons tous les ministres anciens, et même les ministres futurs, de descendre dans leur conscience et de se demander si le résultat eût été autre, quand même d’autres hommes se fussent trouvés au banc ministériel. Voila la question que nous vous prions de vous poser. Ce ne sont pas les hommes qu’il faut voir ; c’est la position qu’il faut apprécier avec toutes ses difficultés, avec toutes ses nécessités.

Je ne dirai qu’un mot des négociations commerciales, parce que je puis le dire sans danger pour la chose publique.

Nous avons voulu réunir (en ce qui concerne la Prusse) la convention de navigation et le traité de commerce. Nous n’avons pas voulu une convention spéciale, séparée, de réciprocité, en matière de navigation, parce qu’il n’y aurait eu là qu’une réciprocité de droit ; il n’y aurait pas eu une réciprocité de fait. Nous disons ici franchement et publiquement notre pensée. C’est en usant des pouvoirs qui se trouvent dans la loi de 1822, loi de l’ancien royaume des Pays-Bas, que le gouvernement belge s’est vu autorisé à faire des conventions de réciprocité, en matière de navigation. Quelle était la position du royaume des Pays-Bas qui nous a légué cette loi, où se trouvent ces grands pouvoirs ? Quelle est la position de la Belgique ? Le royaume des Pays-Bas avait une marine marchande, puissante. Le gouvernement des Pays-Bas pouvait en général appeler, accepter cette réciprocité de droit, parce quelle était toujours pour lui une réciprocité de fait. Quand on a une marine nombreuse et qu’on obtient d’une puissance étrangère la réciprocité de pavillon, on a une réciprocité de droit et de fait. Mais aujourd’hui, la position est-elle la même ? Le royaume de Belgique, a-t-il, comme le royaume des Pays-Bas, en 1822, une marine nombreuse ? Non. Il est exposé à ne traiter qu’avec des Etats qui ont une marine de beaucoup supérieure à la sienne. C’était l’inverse pour le royaume des Pays-Bas. Il ne traitait généralement qu’avec des Etats qui avaient une marine inférieure à la sienne.

Nous disons donc que si l’on veut se rendre compte des deux positions, on arrivera à cette conclusion, que le législateur de 1822, appliquant le principe à la situation du royaume des Pays-Bas, comptait, avec raison, sur une réciprocité de droit et de fait dans presque tous les cas. Aujourd’hui, vous avez, au contraire, en général, une réciprocité de droit, une réciprocité purement abstraite. Vous n’avez pas une réciprocité de fait. La réciprocité de fait existe-t-elle quand la Belgique envoie 4 navires belges dans les ports prussiens, et que 60 à 70 navires prussiens visitent les ports belges ? Y a-t-il là réciprocité de fait ? Il y a une réciprocité de droit oui ; une réciprocité de fait ? non. Mais la réciprocité de fait et de droit existait pour le royaume des Pays-Bas, lorsqu’il traitait, en vertu de la loi de 1822 . Voilà comment je comprends la loi de 1822. Je la juge et je l’applique en appréciant la différence des positions.

Je n’entends nullement critiquer ce qui a été fait avant le cabinet actuel ; j’y ai même eu ma part. D’ailleurs, les Etats avec lesquels on a traité n’étaient pas dans la position maritime où la Prusse se trouve à notre égard. Les questions ont aussi pu être depuis mieux examinées, plus approfondies.

Le ministère actuel a conclu deux conventions de réciprocité de navigation, l’une avec le Hanovre, l’autre avec le Danemark. Il ne s’est pas contenté de la réciprocité de droit ; il a dit au Hanovre, au Danemark : Vous envoyez dans les ports belges beaucoup plus de navires que nous n’en envoyons dans les ports hanovriens, danois. Il n’y a donc pas compensation dans le principe seul de la réciprocité du pavillon. Je demande quelque chose de plus : ce complément, nous l’avons obtenu. Le gouvernement hanovrien, le gouvernement danois ont parfaitement compris qu’il nous fallait mieux que la réciprocité de droit ; ils nous ont donné d’autres avantages. Nous sommes disposés à traiter de la même manière avec la Prusse, par exemple, si l’on veut nous accorder un complément pour une réciprocité insuffisante par elle-même ; si l’on veut faire en sorte que la réciprocité de droit devienne par des avantages complémentaires, une réciprocité de fait.

Voilà la manière de voir du gouvernement. Je n’hésite pas à l’exposer publiquement, en la soumettant à votre impartiale appréciation.

M. Smits. - Messieurs, comme l’honorable M. Rogier, je prends la parole uniquement pour motiver mon vote sur la première question de principe qui vous est soumise ; mais usant de la faculté laissée par la chambre, je lui demanderai la permission de dire aussi quelques mots sur le fond de la question générale. Je serai aussi court que possible.

Et d’abord qu’il me soit permis de faire remarquer qu’il ne s’agit pas, pour la Belgique, de créer un système maritime entièrement nouveau ; de poser un acte de navigation semblable à celui adopté par l’Angleterre.

En effet, les droits différentiels existent et nous en avons même de trois natures différentes : Nous avons les droits différentiels de navigation, ceux qui affectent le pilotage et le tonnage des navires ; nous avons les droits différentiels de douane, ceux qui opèrent par une remise de 10 p. c. sur les droits d’entrée ; nous avons enfin les droits différentiels de provenance, ceux qui attachent des avantages spéciaux aux importations directes du thé et du sucre.

Le principe des droits différentiels est donc établi dans notre législation et il y a été déposé par la Hollande, par le gouvernement des Pays-Bas lui-même. On demande seulement si, au point de vue de l’intérêt commercial et industriel du pays, il ne serait pas utile d’étudier sur un plus grand nombre d’articles assujettis au régime des droits différentiels de douane, le régime des droits différentiels de provenance ?

Voilà, messieurs, toute la question ; et cette question je ne puis que la résoudre affirmativement, parce qu’il me paraît impossible de nier qu’il y a plus d’utilité maritime et commerciale, de traiter différemment les importations directes et indirectes que de les assujettir toutes deux au même régime.

N’est-il pas vrai, en effet, qu’un navire qui va aux Indes ou autres lieux de provenance, prendre les articles dont nous avons besoin pour notre industrie ou notre consommation, a bien plus de frais à supporter, de chances à courir, qu’un navire qui ira prendre ces mêmes articles dans les entrepôts de Londres ou de Liverpool, de Brême ou d’Hambourg ?

Dès lors, ne serait-il pas contre la raison, de favoriser de la même manière un navire qui n’importera que de seconde main, et le navire, qui, en important directement, laisserait à la Belgique seule tous les bénéfices de l’opération ?

Poser ces questions c’est les résoudre ; c’est établir qu’il doit y avoir un régime plus favorable pour les importations directes que pour les importations indirectes, d’autant plus, messieurs, que le navire qui va aux lieux de provenance exporte toujours de nos produits industriels, tandis que ceux qui vont aux entrepôts de seconde main, n’exportent presque jamais rien.

Ces raisons me semblent péremptoires ; mais il y en a d’autres encore qui plaident en faveur de la révision de notre système maritime.

N’est-il pas absurde, par exemple, comme le disait tout à l’heure mon honorable collègue M. Cogels, de n’accorder au pavillon national qu’un seize, qu’un 8 p. c. de protection pour l’importation des denrées coloniales qu’il va prendre aux Indes, et souvent la protection reste beaucoup en dessous des chiffres que je viens d’indiquer, tandis qu’un navire qui ira en cabotage prendre des manufactures anglaises pour inonder notre marché et nuire à notre industrie et au trésor public, jouit d’une protection outrée ?

Vous le voyez, messieurs, la nécessité de modifications nous presse de toutes parts, et elle nous presse surtout à l’endroit de la protection à accorder à la marine nationale, qui, pour l’article le plus favorable du tarif, ne jouit pas même d’un pour cent de faveur sur le navire étranger.

Pour justifier la loi qui vous est proposé, on a argumenté, à tort, selon moi, de la corrélation qui existerait entre les exportations et les importations d’outre-mer. Certes, on ne peut nier que plus les exportations seront directes et suivies, plus les exportations seront fréquentes, plus il y aura espoir de faire des retours ; mais peu importe que la corrélation dont on a tant parlé existe ou n’existe point : elle ne peut et ne doit pas même exister toujours ; mais l’essentiel est que les retours qui seront faits par suite d’exportations industrielles, soit immédiatement, soit plus tard, aient lieu par navires belges, et cela, messieurs, me paraît certain, puisque le pavillon national sera, pour les retours, plus favorisé que les autres pavillons dans les ports de la mère patrie.

L’honorable M. Donny vous a parlé, messieurs, d’un navire qui était obligé de faire le cabotage sur la côte occidentale de l’Amérique, faute de pouvoir trouver un fret sur l’Europe. Eh bien, si nos relations étaient plus directes, et elles le deviendraient par les droits différentiels que je continue à nommer de provenance, point de doute que ce navire n’obtienne immédiatement sur la côte orientale, soit au Brésil, soit aux Antilles, soit aux Etats-Unis, la préférence pour les marchandises que ces pays ont à exporter vers la Belgique, puisque encore une fois les importations par ce navire seraient privilégiées.

Voilà ou réside encore un des avantages du commerce direct et du régime des droits différentiels tels que le projet de loi veut les étendre : c’est d’assurer partout à la marine nationale, en quelque lieu qu’elle se trouve, l’avantage du fret pour les importations à faire en Belgique.

Or, par la raison qu’elle trouvera à faire des retours dans les diverses contrées, soit pour compte propre, soit pour compte d’autrui, elle sera portée à y faire des excursions et elle ne le fera jamais, à moins que le système de protection ne soit outré, elle ne le fera jamais, dis-je, sans exporter quelque chose en produits de notre sol ou de notre industrie, puisque de cette manière elle gagnerait un fret de sortie.

L’honorable M. Pirmez combattant le système des droits différentiels a fait un autre raisonnement Ne changez pas la loi de votre nature, de votre position, a-t-il dit. Si nous consommons beaucoup de denrées coloniales sans que les colonies nous prennent beaucoup c’est que nous pouvons les payer et nous les payons, a-t-il ajouté, par les bénéfices acquis sur nos exportations vers d’autres pays. - Cela peut être vrai, bien que l’honorable M. Pirmez eût pu ajouter que si ces bénéfices ne suffiraient pas, la Belgique pouvait encore payer par l’immense excédant annuel des revenus particuliers sur les dépenses particulières. - Mais admettons que le raisonnement soit exact dans toutes ses parties ; eh bien, dans ce cas même, ne serait-il pas vrai de dire que nous pourrions plus facilement encore payer les denrées coloniales, si, à la somme des bénéfices que nous faisons avec d’autres pays, et si, à la somme de nos économies générales, nous pouvions encore ajouter quelques bénéfices acquis sur les colonies elles-mêmes, au moyen de nos exportations ? Cela est évident, messieurs Or, notre économie politique ne doit pas viser seulement à maintenir le statu quo des richesses nationales, mais à les étendre et à les développer sans cesse.

Mais, me demandera-t-on peut-être, quel est le système qui peut amener ce résultat ? Où est le fil conducteur qui nous permettra de sortir du dédale des propositions diverses et incohérentes qui ont été comme le disait tout à l’heure M. Delfosse ?

N’avons-nous pas le système Cassiers ; le système Ritsin ; le système du comité commercial d’Anvers ; le système de la commission d’enquête ; le système de la chambre de commerce d’Anvers ; enfin le système du gouvernement ?

Nous avons en effet tous ces systèmes, je les ai examinés attentivement, et je déclare, sans hésiter, que, dans l’état actuel d’infériorité et d’insuffisance de notre marine marchande, les deux derniers seuls me paraissent acceptables, sauf quelques modifications que je me réserve d’indiquer plus tard.

Ces systèmes, par leur modération, peuvent seuls, en effet, maintenir l’utile et encore indispensable concurrence de la navigation étrangère, et, en les adoptant, je reste, à ce point de vue, conséquent avec mes opinions antérieures : ces opinions, vous le savez, messieurs, ont toujours été favorables au commerce direct ; mais toujours aussi elles ont été contraires à tout ce qui momentanément même pouvait diminuer l’importance de nos mouvements maritimes.

C’est ainsi que, pendant huit années consécutives, j’ai combattu la politique commerciale du député de Thielt, formulée dans un projet de loi que cet honorable membre présenta en 1834, projet qui détruisait de fond en comble notre système de transit, qui n’était d’ailleurs nullement propre à favoriser le commerce direct, et qui, pour comble d’exagération, aurait eu pour résultat d’exclure d’une manière absolue l’utile concurrence de la navigation étrangère.

Les conséquences fâcheuses qui devaient en découler, je pouvais d’autant moins les admettre, messieurs, qu’en lutte avec la Hollande et la conférence de Londres pour la conquête de nos libertés fluviales nous eussions évidemment compromis ces libertés, en prenant des mesures qu’on aurait fait envisager comme des actes d’hostilité contre le pavillon des puissances dont l’appui nous était si nécessaire, si précieux.

Je vais plus loin ; et je crois pouvoir affirmer que si la politique commerciale que j’ai combattue et que je combattrais encore si elle se produisait dans la même forme et les mêmes circonstances, avait prévalu en 1834, nous n’en serions pas aujourd’hui à discuter sur notre législation maritime. Elle eût été inutile, messieurs, car l’Escaut et la Meuse, rendus libres par les efforts incessants du gouvernement, eussent été maintenus à l’état d’esclavage où les réduisait une fausse interprétation du traité du 15 novembre.

Aujourd’hui l’honorable député de Thielt à modifié ses opinions ; il a reconnu enfin l’immense utilité du commerce de transit ; il a vu que son projet de 1834, qu’il a retiré, il n’y a pas longtemps encore, il a vu, dis-je, que ce projet dépassait le but et le compromettait en le dépassant ; il a reconnu enfin que, pour favoriser le commerce direct, il ne fallait pas, comme il le proposait, procéder par des réductions graduelles sur les droits de douane, mais qu’il fallait au contraire différentielliser le tarif, si je puis me servir de ce mot, d’après le pavillon et les provenances.

Ce dernier système, je l’admets aujourd’hui parce que le pays, dégagé des difficultés politiques qui tenaient à sa nationalité, à son indépendance et à la conquête de ses libertés fluviales, est sous ce rapport complètement libre dans ses allures, et qu’il peut, sans de grands inconvénients, entrer dans la voie la plus conforme à sa position et à ses intérêts.

Mais, messieurs, prenons garde de notre côté, de ne point tomber dans les exagérations ; prenons garde surtout de ne pas gâter, de ne pas compromettre la superbe position commerciale que la Belgique occupe au centre de l’Europe occidentale.

N’est-il pas vrai que si la Belgique devait circonscrire son commerce et son mouvement maritime aux seuls besoins de sa propre consommation, il ne faudrait pas se préoccuper beaucoup de la création d’une forte marine marchande ?

Mais, messieurs, notre position géographique, la beauté et la sûreté de nos ports, l’économie et la rapidité de nos magnifiques voies de communications, nous permettent d’aspirer à de plus hautes destinées qui déjà s’accomplissent en partie par la jonction de l’Escaut au Rhin. Seulement ne nous isolons pas ; tâchons au contraire d’agrandir notre marché, cherchons à l’étendre aux besoins d’une autre population qu’on peut estimer à 50 millions d’âmes. Cela ne dépend que de nous.

En effet, Anvers et Ostende, Ostende surtout, pour les relations d’hiver, ne sont-ils pas mieux situés qu’aucun autre port pour exporter vers les contrées transatlantiques les produits manufactures du nord de l’Italie, de la Suisse, de l’Allemagne et même du nord de la France. Anvers et Ostende sont mieux placés encore pour fournir à l’Allemagne, à la Suisse et au nord de l’Italie, les matières premières et les objets de consommation dont ils ont besoin.

Or, il est dans la nature, il est de l’essence du commerce de préférer la voie la plus sûre, la plus économique et la plus courte, et cette voie, la Belgique la présente dans toutes ses perfections.

Il ne dépend donc que de nous, et de nous seuls, de nous constituer et de nous maintenir comme intermédiaires des échanges maritimes les pays que je viens de citer.

Mais, pour conserver cette position, pour devenir et rester les intermédiaires des pays que j’ai cités, que devons-nous pouvoir offrir ? Je crois l’avoir déjà dit : des entrepôts nouveaux et économiques ; des entrepôts accessibles à toutes les marchandises ; de la célérité et de la ponctualité dans les expéditions.

Conséquemment tout système qui, dans l’état actuel d’insuffisance de notre marine marchande, éloignerait de nos ports l’utile concurrence de la navigation étrangère, serait un système contre nature, un système fatal au pays, et cependant ce système fatal serait debout du moment où la moindre exagération dans les droits différentiels à établir, viendrait à rompre l’équilibre d’une légitime concurrence pour la consommation intérieure et pour le transit.

Je m’explique, et je prie la chambre de vouloir bien me prêter ici toute son attention, car je vais entrer plus avant dans le cœur de la question des droits différentiels au véritable point de vue des intérêts généraux ; je vais aborder une proposition abstraite et qui n’a pas encore été aperçue, et je dis : Si la navigation étrangère dont jusqu’à présent nous avons un indispensable besoin, et pour nos propres échanges et pour ceux de nos voisins, si, dis-je, cette navigation ne pouvait plus entrer en concurrence pour la consommation intérieure même au prix de certains sacrifices, elle cesserait bientôt complètement de fréquenter nos ports.

Vous allez mieux me comprendre encore, messieurs, je vais tâcher de rendre la démonstration aussi claire que possible.

Le café est imposé aujourd’hui à 10 fr. par cent kilogrammes. Le navire national jouit sur ce droit d’une réduction de 10 p. c. Il ne paye donc que 9 fr., tandis que le navire étranger paye dix francs. Le navire national a donc un avantage de dix francs au tonneau de mer de cent kilogrammes. Ainsi un navire étranger de 300 tonneaux, chargé de café a un sacrifice de 3,000 francs à faire pour pouvoir vendre comme le navire national sur le marché intérieur. Ce sacrifice, il se l’impose aujourd’hui, mais doublez, triplez le sacrifice ; stipulez, par exemple, un sacrifice de 75 fr. au tonneau comme le demandait M. de Foere, en 1834 ; pensez-vous, messieurs, que le navire étranger puisse encore concourir ? Cela me paraît évidemment impossible.

Mais, dira-t-on, la navigation étrangère ne se ralentira pas, quoiqu’exclue du marché intérieur, parce que la voie des entrepôts et du transit restera toujours ouverte. C’est là, messieurs, une grave erreur.

Examinons : les entrepôts et le transit resteront toujours ouverts, dit-on, Eh ! sans doute ; mais le marché du transit, celui de l’Allemagne, par exemple, qui s’alimente encore par Rotterdam, Brême et Hambourg, peut se trouver encombré, et cela avec une forte dépréciation dans la valeur des marchandises, Eh bien je le demande, que fera, dans ce cas, le navire étranger qui, même au prix d’un sacrifice considérable n’aura plus le marché intérieur ? Confiera-t-il sa marchandise aux entrepôts en attendant des occasions plus avantageuses pour le marché du transit, ou bien la réexportera-t-il ? Non, messieurs, affirmativement non ; ce navire, ou, pour mieux dire, ses chargeurs, ne s’exposeront pas à deux chances de pertes aussi évidentes et ce navire ne paraîtrait plus dans nos ports.

Dès lors aussi, messieurs, perdant nos transports maritimes, nous perdrions la condition essentielle de nos rapports avec l’Allemagne et d’autres pays : nous ne saurions plus exporter leurs produits fabriqués, nous ne saurions plus importer leurs matières premières. Dès lors, en un mot, nous fausserions la loi de notre position.

Le projet de la chambre de commerce d’Anvers et celui du gouvernement évitent cet écueil, et c’est pour cela, messieurs, que je croirai pouvoir leur donner mon assentiment.

Nous avons, messieurs, 135 navires ; ces navires ont donné lieu à un mouvement de 72,000 tonneaux. Or, notre mouvement total exige déjà 209,00 tonneaux, et nous ne sommes qu’à l’aurore de nos relations avec l’Allemagne ; de manière, messieurs, que, dans l’état actuel des choses, la marine nationale, si elle était seule à devoir satisfaire à nos besoins, laisserait un déficit de 137,000 tonneaux, soit 137 millions de kilog.

Je le demande encore en terminant, est-ce avec cette marine que nous pouvons maintenir notre belle position ? Est-ce avec cette marine qui se répartit entre Anvers, Ostende, Bruges, Gand, Bruxelles et Louvain, que nous pouvons conserver l’animation à nos ports de mer ? Non ; mais Anvers, Anvers surtout, qui reçoit aujourd’hui 1,500 navires et qui n’en recevrait plus que 50 à 60, si on adoptait un système trop exclusif pour le moment, que dirait-elle d’un système qui aurait éloigné l’utile concurrence de la navigation étrangère ? Ne jetterait-elle pas un crêpe funèbre sur une loi qui aurait produit de si déplorables résultats ?

Pour ma part, je ne la voterai jamais ; mais par les motifs que j’ai indiqués, partisan sincère du commerce direct, je donnerai mon assentiment à l’extension des droits différentiels modérés de provenance. Je voterai donc affirmativement sur la première question de principe qui vous est soumise.

- La discussion est close.

M. le président. - Je mets aux voix la première question de principe. Elle est ainsi conçue :

« Etendra-t-on et complétera-t-on le régime des droits différentiels de pavillon et de provenance existant en Belgique ? »

L’appel nominal est demandé.

Voici le résultat du vote :

65 membres répondent à l’appel nominal.

41 répondent affirmativement.

17 répondent négativement.

7 s’abstiennent.

En conséquence la première question de principe est résolue affirmativement.

Ont répondu oui : MM. Van Cutsem, Vanden Eynde. Van Volxem, Verwilghen, Zoude, Cogels, Coghen, Coppieters, d’Anethan, Dechamps, de Corswarem, Dedecker, de Garcia, de Haerne, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Roo, de Sécus. Desmet, de Terbecq, Devaux, d’Hoffschmidt, Donny, Dumortier, Henot, Huveners, Jonet, Liedts, Maertens, Meeus, Mercier, Nothomb, Orts, Osy, Dubus (aîné), Rodenbach, Rogier, Scheyven, Simons, Smits.

Ont répondu non : MM. Thyrion, Troye, Vilain XIIII, Brabant, Castiau, de Baillet, de Chimay, Delfosse, de Renesse, Fleussu, Jadot, Lange, Lys, Pirmez, Pirson, Savart, Sigart.

Se sont abstenus : MM. Verhaegen, de La Coste, d’Elhoungne, de Saegher, Desmaisières, Malou, Manilius.

Les membres qui se sont abstenus, sont invités à faire connaître les motifs de leur abstention.

M. Verhaegen. - Messieurs, j’ai toujours pensé que la question industrielle ne pouvait pas être séparée de la question commerciale. J’ai cru, dès le début de la discussion, que le principe des droits différentiels pouvait être utile, si l’on voulait s’occuper a la fois des souffrances de l’industrie et des besoins du commerce.

La disjonction ayant été prononcée dans une séance précédente, je crains que le remède proposé dans l’intérêt exclusif du commerce maritime, au lieu d’être favorable à l’industrie, ne lui devienne fatal. Dans cet état de choses, je n’ai pas pu voter pour le projet ; je n’ai pas voulu voter contre, parce que le principe des droits différentiels peut être utile, si on consent un jour à combiner les intérêts de l’industrie avec les intérêts du commerce. Je me suis donc abstenu.

M. de La Coste. - Messieurs, lorsqu’il s’agira de voter sur la loi, si nous parvenons à en faire une, je croirai de mon devoir, après avoir pesé les inconvénients et les avantages qu’elle présentera, de voter pour ou contre. Mais maintenant il ne s’agit que d’un principe abstrait que chacun interprète à sa manière, et qui pour moi est intimement lié à son application. Dans cet état de choses, je n’ai point voulu paraître donner mon adhésion à un système que je ne puis admettre tel qu’il est formulé, et je n’ai pas voulu non plus me prononcer contre ce système, qui peut-être sera amendé de manière a concilier tous les intérêts.

M. d’Elhoungne. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que l’honorable M. Verhaegen.

M. de Saegher. - Je me suis abstenu, parce que je ne suis pas rassuré sur la nature de l’influence que pourrait avoir l’établissement des droits différentiels dans la position actuelle de l’industrie.

M. Desmaisières. - Messieurs, en fait de système de législation commerciale, industrielle et agricole, mon opinion vous est parfaitement connue. Toujours j’ai combattu dans cette chambre pour le système protecteur, et je l’ai fait surtout par réciprocité envers les autres nations, qui toutes pratiquent ce système. Mais, messieurs, la discussion qui vient d’avoir lieu m’a inspiré quelque crainte sur l’application du principe des droits différentiels protecteurs. Cette application pourrait être de telle nature qu’elle présente quelques dangers pour de grandes industries nationales et notamment pour une industrie qui, depuis onze ans, réclame une protection législative réelle, sans avoir pu l’obtenir jusqu’ici ; c’est de l’industrie cotonnière que j’entends parler.

M. Malou. - Messieurs, au début de cette discussion j’étais presque décidé à renforcer le système des droits différentiels, tel qu’il existe. La discussion a porté ses fruits pour moi ; elle a jeté dans mon esprit de grandes incertitudes sur les résultats de la loi dans l’intérieur du pays, de plus grandes incertitudes encore, si je considère la position que la Belgique a conquise si péniblement. Chaque jour de discussion a aggravé ce doute. Me trouvant, en présence d’un principe abstrait, du principe qui vient d’être voté et qui peut-être restera à l’état de principe ; croyant aussi que la chambre n’est pas faite pour déclarer des principes dont elle ajournerait l’application, j’ai cru devoir m’abstenir, jusqu’au moment où il y aura des dispositions positives sur lesquelles je puisse émettre un vote.

M. Manilius. - Je me suis abstenu par les mêmes motifs que l’honorable M. Verhaegen.

M. le président. - Vient maintenant en seconde ligne la proposition de M. Meeus qui tend à ajourner l’application du principe à la session prochaine.

M. Devaux. - Le gouvernement se rallie-t-il à la proposition ?

M. le ministre de l’intérieur (M. Nothomb) - J’ai dit que le gouvernement ne se ralliait pas à cette proposition.

M. le président. - Personne ne demandant la parole, je mets la proposition aux voix.

Des membres. - L’appel nominal.

Il est procédé à l’appel nominal.

66 membres y prennent part.

25 répondent oui.

40 répondent non.

1 membre (M. Verhaegen) s’abstient.

En conséquence, la chambre décide que l’application du principe qu’elle vient de voter, n’est pas ajournée à la session prochaine.

M. Verhaegen. - M’étant abstenu dans la question de principe, j’ai cru devoir en agir de même pour la question d’application.

- Ont répondu non :

MM. Brabant, Castiau, de Baillet, Delfosse, d’Elhoungne, de Renesse, de Saegher, Desmaisières, Desmet, Fleussu, Jadot, Jonet, Lange, Lys, Manilius, Meeus, Pirmez, Pirson, Savart-Martel, Sigart, Thyrion, Troye, Van Volxem, Vilain XIIII, Liedts.

Ont répondu oui : MM. Cogels, Coghen, Coppieters, d’Anethan, Dechamps, de Chimay, de Corswarem, Dedecker, de Garcia, de Haerne, de La Coste, de Man d’Attenrode, de Meer de Moorsel, de Meester, de Roo, de Sécus. de Terbecq, Devaux, d’Hoffschmidt, Donny, Dumortier, Goblet, Henot, Huveners, Maertens, Malou, Mercier, Nothomb, Orts, Osy, Dubus (aîné), Rodenbach, Rogier, Scheyven, Simons, Smits, Van Cutsem, Vanden Eynde. Verwilghen, Zoude.

M. le président. - Nous passons à la seconde question de principe.

De toutes parts. - A demain ! à demain !

M. de Haerne. - Dans une séance précédente, j’ai dit, en parlant du système de M. Cassiers, que je proposerais quelques modifications à ce système. J’ai l’honneur de déposer ma proposition sur le bureau ; je la développerai dans une prochaine séance.

M. Dubus (aîné). - Je propose l’impression de l’amendement qui vient d’être déposé par l’honorable M. de Haerne, afin que chacun de nous puisse en prendre connaissance, et se prononcer demain sur la prise en considération.

- Cette proposition est adoptée.

M. Dumortier dépose sur le bureau des questions de principe dont la chambre ordonne également l’impression.

La chambre remet la suite de la discussion à demain.

- La séance est levée à 4 heures et demie.