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Chambres des représentants de Belgique
Séance du mardi 5 novembre 1844

(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)

(page 65) (Présidence de M. Liedts)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Huveners procède à l’appel nominal à deux heures ¼.

M. de Man d’Attenrode lit le procès-verbal de la séance précédente ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners présente l’analyse des pièces adressées à la chambre.

« Le sieur Meurant demande l’abrogation de la loi du 22 septembre 1833, sur l’expulsion des étrangers. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Les cultivateurs et marchands de houblon de Streythem prient la chambre d’appliquer le tarif français à l’entrée des houblons étrangers. »

« Même demande des cultivateurs et marchands de houblon de Bergraven, Lombeke, Capelle-Saint-Ulric, Ternath, Lombeke-Notre-Dame, Assche, Liedekerke, Pamel, Eschene, Lombeke-Ste-Catherine, Hekelghem et Teralphene. »

- Sur la demande de M. Desmet, cette pétition est renvoyée à la commission d’industrie, avec demande d’un prompt rapport.


« Le sieur Chome, ancien inspecteur en chef, receveur des douanes, des accises et de la garantie, à Bruxelles, prie la chambre de décider si la loi générale sur les pensions civiles est applicable aux pensions liquidées avant sa promulgation et conformément à l’arrêté du 29 mai 1822. »

M. Osy – Messieurs, cette pétition émane d’un ancien fonctionnaire mis à la retraite le 1er janvier de cette année. Dans le courant de l’année, on s’est occupé de liquider sa pension, et, d’après la pétition, M. le ministre des finances paraît vouloir lui appliquer la nouvelle loi, ce qui serait une grande injustice. M. le ministre des finances, à qui j’ai parlé de cette affaire, dit que depuis dix ans aucune pension n’a été liquidée à un chiffre supérieur à celui contre lequel le pétitionnaire réclame. Je me suis rendu à la cour des comptes, mais je n’ai pu y trouver aucun renseignement, parce que la chose dépend de la caisse de retraite, de cette malheureuse caisse de retraite qui est un véritable dédale pour nous, où nous ne pouvons jamais rien voir. Je demande que la pétition soit renvoyée à la commission, avec demande d’un prompt rapport, afin que la pension de ce fonctionnaire puisse être liquidée d’après l’ancienne législation.

- La proposition de M. Osy est adoptée.


« Le sieur Joseph-Vincent Kedermann, demeurant à Beveren, né à Olmutz (Moravie), renouvelle sa demande en naturalisation ordinaire. »

- Renvoi à M. le ministre de la justice.


« Les commis-greffiers du tribunal de première instance de Bruxelles demandent que le traitement des commis-greffiers des tribunaux de première classe soient portés à 2,500 fr. »

« Même demande du sieur Toussaint, greffier en chef du tribunal de première instance. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif aux traitements de membres de l’ordre judiciaire.


« Les héritiers Bacro demandent que les communes puissent être contraintes à payer leurs dettes reconnues en justice. »

« Le sieur Corbusier, fermier de la barrière d’Hennuyères, demande une indemnité du chef des pertes qu’il a éprouvées par suite de l’établissement du chemin de fer. »

- Renvoi la commission des pétitions.


« Par dépêche en date du 4 novembre, M. le ministre de la justice transmet à la chambre douze demandes en naturalisation, accompagnées des renseignements relatifs à chacune d’elle. »

- Renvoi à la commission des naturalisations.

Projet de loi augmentant le traitement des membres de l'ordre judiciaire

Discussion générale

M. de Naeyer – Il y a peut-être, messieurs, quelque témérité de ma part à venir combattre formellement l’opinion qui a été soutenue jusqu’ici par des orateurs si distingués ; mais une conviction profonde, une conviction irrésistible ne m’a pas permis d’hésiter un seul instant à me faire inscrire le premier contre le principe des propositions qui nous sont faites. Je dirai franchement que j’ai mieux aimé courir le risque de passer pour téméraire que de manquer au cri de ma conscience. C’est cette considération, messieurs, qui m’encourage à parler, quoique je sois bien convaincu de l’impossibilité où je me trouve, de m’élever à la hauteur du talent de mes honorables adversaires. Ce qui m’encourage surtout à parler avec franchise et fermeté, c’est l’indulgence de la chambre qui m’est venue à propos dans d’autres circonstances et sur laquelle je crois pouvoir compter encore aujourd’hui.

Messieurs, les motifs de mon opposition au principe des projets qui nous sont soumis, sont basés en partie sur des considérations financières ; ils sont basés encore et surtout sur l’absence de toute utilité sociale de la dépense qui nous est proposée.

Je crois devoir m’attacher d’abord aux conséquences financières du vote qui nous est demandé ; et, sous ce rapport, je dois regretter bien vivement que la chambre n’ait pas cru devoir adopter la motion de l’honorable M. Castiau, tendant à ce que cette discussion soit remise après le vote de nos budgets.

En effet, messieurs, ce n’est qu’après avoir réglé nos voies et moyens pour l’année 1845, ce n’est qu’après avoir fixé définitivement, par le vote des budgets, le chiffre de nos dépenses, que nous serons à même d’apprécier exactement la situation financière du pays. Jusqu’à ce moment nous n’avons à cet égard que la manière de voir du ministère, et cette manière de voir n’est rien en l’absence de la sanction des chambres, et j’aurai bientôt l’occasion de démontrer que les excédants de recettes, que la situation financière qui nous sont annoncés, ont tout l’air d’être arrangés, comme on dit, ad commoditatem causae.

Si je me permets cette observation, ce n’est pas du tout pour jeter un blâme sur le vote de la chambre ; loin de moi cette pensée ; c’est pour faire sentir l’embarras où l’on se trouve pour apprécier sainement le côté financier de la question qui nous est soumise.

Quoi qu’il en soit, messieurs, il résulte de calculs auxquels je me suis livré, que l’adoption des propositions de la section centrale aurait pour résultat d’élever le chiffre de nos dépenses annuelles d’une somme de 585,000 francs, si je ne me trompe. Les nouvelles propositions de M. le ministre de la justice n’apporteraient pas, je pense, un grand changement à ce résultat : ce serait toujours, en définitive, plus d’un demi-million qu’il faudrait ajouter pour toujours au chiffre de nos dépenses annuelles.

Ce chiffre me paraît avoir une assez grande importance dans l’état actuel de notre crédit public ; cela équivaut à une augmentation de douze à quatorze millions de capital, et je crois avoir le droit de dire que c’est là une charge très-lourde pour un petit pays comme le nôtre.

Mais, messieurs, ne perdons pas de vue la nature de cette dépense ; il y a, comme vous le savez, différentes espèces de dépenses en économie sociale. Nous distinguons des dépenses productives et des dépenses improductives ; lorsqu’une somme plus ou moins considérable est employée à exécuter des travaux d’utilité publique, à construire des chemins de fer, à ouvrir de nouvelles routes, à améliorer nos voies navigables, alors il est vrai de dire que les sacrifices imposés à la nation sont compensés par des avantages de toute nature ; ce qu’on prend dans la poche du contribuable on le lui restitue sous mille autres formes différentes ; on le lui restitue par les facilités qu’on apporte à ses relations sociales ; on le lui restitue par les débouchés qu’on lui procure pour l’écoulement de ses produits ; on le lui restitue par la diffusion des bienfaits de la civilisation, par une foule d’éléments de bien-être que l’on apporte à son existence matérielle et même à son existence morale ; mais, messieurs, cette considération ne peut pas s’appliquer à des augmentations de traitements ; ce sont là, il faut bien le dire, des dépenses improductives, très-propres, je l’avoue, à améliorer des positions individuelles, mais, en définitive, sans influence sur le développement de la prospérité publique ; car bientôt j’aurai l’occasion de démontrer que la bonne administration de la justice, le seul intérêt social que l’on puisse invoquer ici, n’exige aucunement cette aggravation des charges publiques. La justice a été administrée très-bien avec les traitements actuels, elle continuera à être administrée très-bien, mieux peut-être, que dans aucun autre pays du monde, sans l’augmentation de ces traitements. Mais non-seulement le vote qu’on nous demande sera doublement onéreux pour le pays, ce serait encore un précédent des plus dangereux, et qui entraînerait infailliblement à rompre de nouveau cet équilibre que nous avons eu tant de mal à rétablir dans nos finances.

Comme on vous l’a dit hier, il ne s’agit pas seulement ici d’une dépense nouvelle, mais de tout un nouveau système. Il s’agit de savoir si au gouvernement à bon marché, qui était le but de notre révolution, vous voulez substituer définitivement un gouvernement à traitements élevés ; car (page 66) ce n’est pas aux traitements des magistrats de l’ordre judiciaire que vous pourrez vous arrêter.

Veuillez bien vous le rappeler : des augmentations de traitement sont vivement réclamées, non-seulement par la magistrature, mais en faveur d’une foule d’autres fonctionnaires. Si vous voulez vous reporter à la discussion du budget des différents ministères, qui a eu lieu les années précédentes, vous verrez qu’il n’y a pour ainsi dire aucune branche de service public en faveur de laquelle des réclamations de même nature ne se soient élevés.

C’est une espèce de cri général en Belgique que les fonctionnaires publics sont mal rétribués, que le fonctionnaire public est obligé de travailler jour et nuit, et ne gagne pas de quoi vivre.

Si de la classe des fonctionnaires publics, vous descendez dans les autres rangs de la société, vous entendrez les mêmes plaintes : on vous dira que le travail n’est pas rétribué ; le commerçant, l’industriel, le cultivateur vous diront qu’indépendamment des capitaux considérables qu’ils engagent dans leur exploitation, ils recueillent des bénéfices bien faibles, et qu’encore ils sont soumis aux chances les plus terribles, et il n’est pas trop vrai de dire que la réalité de ces chances est confirmée par les sinistres les plus déplorables.

Mais, si toutes ces plaintes sont fondées, si ce tableau de la situation du pays est réel, savez-vous ce qui serait de nature à le rendre plus sombre, plus terrible, plus effrayant encore ? C’est qu’en Belgique il y a des milliers d’hommes qui ne trouvent pas même à travailler.

Cependant, disons-le, en ce qui concerne les plaintes des fonctionnaires, des employés de l’Etat, il y a un fait qui est assez propre à nous rassurer, c’est qu’aussitôt qu’une place est vacante, à l’instant même vous voyez surgir toute une armée de postulants (On rit.) Je ne pense pas que le ministère me taxe, sous ce rapport, d’exagération.

Du reste, nous, représentants de la nation, nous en savons quelque chose. (Nouveaux rires.) Avouons que la Belgique est sous ce rapport un pays parfaitement heureux, puisque nous voyons tant d’hommes distingués se disputer à l’envi l’honneur de servir, pour ainsi dire, gratuitement ses intérêts. C’est là, messieurs, une bonne fortune pour la Belgique, et certes je veux faire tous les efforts possibles pour la maintenir en possession de cet avantage. (Hilarité générale.)

Je vous disais que ce n’est pas seulement en faveur des magistrats qu’on a demandé une augmentation, mais encore en faveur d’une foule de fonctionnaires publics. En effet, il n’y a pas bien longtemps qu’on a soutenu, dans la représentation nationale, que les ministres ne sont pas assez payés, qu’au lieu de 21,000 francs, il faudrait accorder 30,000 fr., à ceux qui sont revêtus de ces fonctions éminentes. Il paraît que la prospérité publique ne laisserait plus rien à désirer, que toutes les branches de commerce se relèveraient comme par enchantement, que l’industrie et l’agriculture verraient renaître leurs plus beaux jours si les ministres étaient mis à même de faire de plus grands frais de représentation.

On a prétendu aussi que les fonctionnaires placés à la tête de l’administration des provinces ne sont pas assez rétribués, qu’il faudrait accorder au moins 20,000 fr. aux gouverneurs ; réclamations de la même nature en faveur des commissaires de district qui, il faut bien le dire, ne sont pas trop largement rétribués.

Si vous voulez parcourir les débats du budget des travaux publics pour l’année 1844, vous verrez qu’on a fait un appel à la sollicitude de la chambre en faveur de plusieurs employés subalternes de l’administration des postes, qui ont un service très-rude, et qui, dit-on, ne gagnent presque rien. En jetant les yeux sur les discussions du budget des finances, vous verrez qu’on a également plaidé la cause des receveurs de campagne. On a dit que ces fonctionnaires étaient dans un état de gêne, compromettant peut-être, dans des fonctionnaires chargés du maniement des deniers publics. Enfin, quand il s’est agi du budget des cultes, de tous côtés des voix éloquentes se sont fait entendre pour réclamer une amélioration dans le sort des curés de campagne. On a dit, avec raison, que ces hommes, que leur saint ministère met constamment en présence de toutes les misères, de toutes les souffrances, de toutes les douleurs de l’humanité, n’ont pas seulement à pourvoir à leur propre existence et aux frais de leur ménage, mais que leur position les force encore à verser une grande part de leurs faibles ressources au sein des malheureux.

Ainsi nous sommes assaillis de réclamations. Je le dis avec conviction, à l’appui de plusieurs des augmentations qui nous sont demandées, on peut faire valoir des motifs tout aussi plausibles que l’augmentation demandée en faveur de la magistrature.

En effet, messieurs, quand il s’agit de fixer des traitements, il ne faut pas seulement avoir égard au rang que le fonctionnaire occupe dans l’estime et la considération du public à raison de ses fonctions ; car cette estime, cette considération, sont déjà une récompense bien précieuse ; il faut aussi faire attention aux désagréments, aux privations, aux dangers même que les fonctions entraînent pour celui qui les exerce. Et certainement, sous ce rapport, on ne dira pas que la balance penche en faveur de la magistrature. Il faut avouer que l’accomplissement des devoirs si augustes de la magistrature n’a rien de si pénible, de si désagréable. Il est vrai de dire que le magistrat est exempt, en général, de ces mille désagréments, de ces mille contrariétés, qui répandent souvent tant d’amertume sur la carrière d’autres fonctionnaires publics.

Je conclus de là que si la chambre adopte aujourd’hui le principe des augmentations d’une manière générale pour les traitements des membres de l’ordre judiciaire, vous serez forcés d’admettre une foule d’autres augmentations pour d’autres fonctions publiques, vous y serez forcé par le sentiment de justice qui vous domine, parce qu’il vous sera impossible d’avoir deux poids et deux mesures. Or, croyez-vous que le pays soit en état de supporter toutes ces nouvelles dépenses ? Ne devons-nous pas craindre qu’en améliorant ainsi le sort de tout le monde, nous n’allions rendre intolérable le sort du contribuable ?

M. le ministre des finances nous a présenté les budgets de 1845 avec un excédent de recettes de 1,236,000 francs. Mais comment est-il parvenu à ce résultat ? D’abord, en laissant de côté une foule de dépenses qui sont vivement réclamées pour l’amélioration matérielle et morale du pays ; ensuite en ne tenant aucun compte des déficits qui peuvent exister dans nos finances, par l’apurement des exercices antérieurs.

Je dirai à M. le ministre des finances qu’en suivant ses errements nous étions en droit d’espérer un plus fort excédant. Deux mots me suffiront pour le prouver.

Suivant les prévisions de M. le ministre des finances, nos voies et moyens doivent produire, comparativement à l’exercice 1844, une somme de 1,617,000 francs en plus ; d’un autre côté, par suite de la conversion d’une partie de notre dette, nous avons réalisé, sur le budget de la dette publique, une économie de 1,300,000 francs ; en additionnant ces deux sommes, j’arrive à un résultat de 2,900,000 francs. Voilà donc un accroissement de ressources de près de 3,000,000 pour l’exercice 1845.

Or, les budgets présentés pour 1844 se balançaient par un déficit d’un peu plus d’un demi-million. En défalquant cette sommes de l’accroissement de ressources annoncé pour 1845, nous devrions encore avoir pour ce dernier exercice un excédant de recettes d’environ 2,400,000 francs. En bien, il arrive que l’excédant de recettes, que signale le projet de budget de 1845, ne s’élève qu’à la moitié de cette somme. Vous voyez donc que le résultat que préconise M. le ministre des finances n’est pas si beau qu’il le prétend, et que nous avions droit à nous attendre à un résultat bien plus satisfaisant.

Mais comment se fait-il qu’au lieu de 2,400,000 francs, nous n’ayons qu’un excédant de 1,250,000 francs ? Messieurs, la réponse est très-facile ; c’est que, nonobstant les économies considérables que nous avons réalisées par la conversion d’une partie de la dette, le chiffre de nos dépenses de 1843 est plus élevé que celui des dépenses de 1844.

C’est toujours ainsi que l’on procède : lorsqu’on fait des économies d’un côté, à l’instant même les ministres font tous les efforts imaginables pour entraîner la chambre dans de nouvelles dépenses, et, de préférence, dans des dépenses improductives.

Et ce qui se passe en ce moment, vient donner une bien triste confirmation aux paroles que j’ai prononcées au mois de juin dernier. Je vous disais alors qu’il était dangereux de créer des ressources nouvelles, sans avoir réglé d’avance, d’une manière précise, la destination de ces fonds ; car, ajoutais-je, quand il y a de l’argent dans les caisses de l’Etat, le gouvernement trouve toujours le moyen de l’employer, et surtout de l’employer à des augmentations de traitement. C’est ainsi, messieurs, que votre excédant se trouve absorbé de moitié. Il vous en reste encore une moitié ; vite, il faut encore l’employer à des augmentations de traitement, il y a de l’argent dans les caisses de l’Etat, c’est le bon moment ; aussi des demandes d’augmentations pleuvent de toutes parts. Malheur aux retardataires ! Malheur à ceux qui ne profitent pas de l’occasion, car ils ont fortement à craindre l’application de la maxime : Sero ventientibus ossa.

Mais les grandes travaux d’utilité publique, que le pays réclame si vivement de toutes parts, mais l’achèvement de nos lignes du chemin de fer, mais la construction de l’embranchement vers Jurbise, mais la construction du chemin de fer d’Entre-Sambre-et-Meuse, mais le prolongement du railway de St-Trond vers Hasselt, mais l’augmentation du crédit pour la construction de nouvelles routes, augmentation si vivement et unanimement réclamée dans cette enceinte l’année dernière, à laquelle le ministre des travaux publics répond dans son budget par une diminution, mais la continuation du canal de Zelzaete, la canalisation de la Dendre, du Demer, du Mandel, l’amélioration de tant de voies navigables, mais la dérivation de la Meuse et les améliorations très-considérables qui doivent être apportées à ce fleuve important, mais le complément des canaux d’irrigation de la Campine, mais le défrichement de nos bruyères, mais les crédits pour répandre partout les bienfaits de l’enseignement agricole dont le besoin se fait si vivement sentir, si, sous le rapport de l’agriculture, nous voulons continuer à marcher à la tête des nations qui nous entourent, mais des mesures devenues indispensables, urgentes même, pour extirper cette lèpre de la mendicité qui ronge toutes les forces vitales du corps social… ! ce sont là, il est vrai, des questions extrêmement graves ; il faut les ajourner pour le moment ; il faut, pour quelques instants, savourer sans trouble, sans inquiétude la douce jouissance du budget ; augmenter les traitements, c’est là le premier besoin du pouvoir, et qu’importe que ce ne soit pas le premier besoin du pays ? N’est-il pas permis aux ministres de donner quelque satisfaction à leurs sympathies, à leurs affections personnelles ?

Je viens d’énumérer un grand nombre de dépenses que réclame l’amélioration morale et matérielle du pays. Savez-vous, messieurs, quand vous vous occuperez de ces grandes questions ? Aujourd’hui elles sont écartées, vous ne vous en occuperez que quand les caisses de l’Etat seront vides, quand l’excédant si faible de recettes aura complètement disparu, quand il aura été totalement employé à des dépenses improductives ?. Que faudra-t-il faire alors. ? Il faudra, soyez-en certains, créer de nouveaux impôts.

N’est-ce pas la signification naturelle de ces « efforts » qu’il est encore (page 67) nécessaire de faire, et dont on nous parle dans le discours du Trône ? N’est-ce pas dans ce but qu’on a cherché à aplanir les voies, si je puis me servir de cette expression, qu’on a comparé les charges des contribuables avec celles des contribuables des pays voisins ? Que M. le ministre des finances me permette de le lui dire, ces comparaisons n’ont aucune valeur, elles ne résistent pas au moindre examen.

Ce matin je parcourais dans le Traité de géographie de Malte-Brun un tableau statistique des différentes pays de l’Europe. Ce tableau indique la proportion des charges que chaque habitant supporte dans les dépenses publiques ; j’au vu, à la vérité, trois ou quatre pays où cette proportion est plus forte qu’en Belgique ; mais, par contre, j’en ai compté 25 où la proportion est plus faible. C’est ainsi qu’en Suisse on ne paie que 5 fr. 9 c. par habitant, tandis qu’en Belgique la proportion dépasse 19 francs par habitant. Je me demande par quelle singulière fatalité nous sommes condamnés à figurer toujours parmi ceux qui supportent les charges les plus lourdes. Serait-ce parce qu’il y a 14 ans nous avons fait une révolution pour avoir un gouvernement à bon marché ? M. le ministre base tous ses calculs sur le chiffre de la population, mais il ne nous donne pas le chiffre des contribuables. Il ne dit pas si dans les pays qu’il a cités, le nombre des indigents, de ceux qui ne contribuent pas aux charges publiques est comparativement aussi considérable qu’en Belgique.

On aurait dû nous dire aussi si la valeur du numéraire est la même. Indépendamment de tout cela, est-ce que les budgets des voies et moyens indiquent toutes les charges de nos contribuables ? Est-ce que nous n’avons pas, outre les impôts au profit du trésor, les impôts au profit de la province et les impôts au profit des communes ? et cette lourde répartition personnelle dont vous a parlé M. de Saegher, et qui, pour un simple fermier, s’élève souvent jusqu’à 200 fr. par an ? et cet autre impôt que la mendicité vient percevoir si impitoyablement à la porte de nos malheureux habitants de campagne ?

En Angleterre on a la taxe des pauvres pour pourvoir à l’entretien des indigents. En Belgique cette taxe ne figure pas dans les budgets, elle existe cependant et ce sont les pauvres eux-mêmes, qui, à l’heure impitoyable de la faim, vont percevoir l’impôt à domicile. Voilà des impôts dont on ne tient pas compte. On a pris pour point de comparaison la France et l’Angleterre. Mais pouvez-vous accorder au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, les vastes débouchés, les éléments de prospérité dont ils jouissent dans ces pays ? et de quel droit venez-vous nous féliciter de supporter des charges moindres, alors que vous êtes dans l’impuissance de nous accorder les mêmes avantages ?

Croyez-moi, messieurs, c’est un bien triste système que celui qui consiste à aller examiner en pays étranger jusqu’où pourraient aller les impôts en Belgique.

Messieurs, je crois avoir prouvé que l’excédant de recettes très-problématique, qui nous est présenté par le ministère, ne nous permet pas de voter toujours de nouvelles dépenses improductives, alors que de grandes mesures d’amélioration matérielle et morale en réclament si vivement l’emploi.

Je veux profiter des fécondes jouissances de la paix, non pour augmenter les charges du pays, mais pour les diminuer, pour réaliser dans la poche des contribuables une bonne réserve ; je veux que, si notre nationalité, notre indépendance, venaient à être menacées, le peuple qui a combattu en 1830 puisse encore reconnaître son œuvre entreprise au nom des économies. Si nous augmentons toujours les charges publiques, le peuple ne reconnaîtra plus son œuvre, dès lors il ne sera plus disposé à la défendre.

Telles sont les considérations financières qui me font repousser le principe du projet qui nous est soumis. J’ai dit qu’il y avait, en outre, des considérations basées sur l’absence d’utilité sociale. C’est ce qui me reste à prouver.

Messieurs, je crois qu’il n’y a aucune branche de service public qui laisse moins à désirer que l’administration de la justice. Je le dis avec conviction, vos cours et tribunaux sont composés partout de l’élite en quelque sorte de la nation, d’hommes distingués par leurs talents et leurs vertus, d’hommes enfin qui apportent dans l’exercice de leurs fonctions tout le zèle désirable.

La magistrature belge, telle qu’elle a été rétribuée jusqu’ici, satisfait à tous les besoins ; aucune plainte ne s’élève contre l’administration de la justice. Dès lors où est la nécessité de nouvelles dépenses ? Quand le personnel d’une administration est incomplet ou incapable, je conçois qu’on vienne demander des crédits pour renforcer cette branche de service et satisfaire l’intérêt général qui exige cette nouvelle dépense. Mais, je le répète, nous avons une magistrature modèle, qu’on peut mettre en parallèle avec la magistrature des nations voisines. Nulle part la justice n’est mieux administrée qu’en Belgique. Mais, dit-on, si l’état des choses actuel est satisfaisant, chaque année vient enlever quelques membres à cette magistrature, et si vous n’augmentez pas les avantages attachés à ces fonctions, vous n’aurez plus que des médiocrités ; cette carrière illustrée par tant d’hommes du plus haut mérite, sera abandonnée par les hommes distingués par leurs connaissances, qui préfèreront utiliser leur talent dans une autre position sociale.

Ces considérations sont sérieuses. Je crois devoir à cet égard vous citer les paroles mémorables du rapporteur de la section centrale. Voici comment s’exprime ce digne collègue :

« La section centrale ne s’est point dissimulé qu’en faisant à la magistrature une position aussi belle, elle pouvait imposer à la nation une charge assez forte ; cette considération ne l’a pas arrêtée ; elle a voulu attirer dans la magistrature tout ce qui pouvait se distinguer par les connaissances et le talent. »

Messieurs, personne ne veut plus que moi voir toujours confier l’administration de la justice à des hommes du plus haut mérite. Personne, pour me servir des expressions de votre adresse, ne veut plus franchement une magistrature indépendante et respectée ; mais il m’est impossible de partager la manière de voir exprimée dans ce paragraphe final du travail du rapporteur de la section centrale. Je ne crois pas qu’il soit de l’intérêt du pays d’attirer dans la magistrature tous ceux qui se distinguent par leur talent et leurs connaissances.

Je vais, à cet égard, exprimer toute mon opinion. La justice est une des bases essentielles de la société, mais ce n’est pas l’édifice social tout entier. En dehors de l’administration de la justice, il y a une foule de branches de services publics aussi nécessaires au bonheur et à la gloire du pays et qui exigent des hommes distingués par le talent et les connaissances. Est-ce que notre armée, qui est la gardienne de notre indépendance et de notre nationalité, n’exige pas des hommes de talent ? Nous voulons l’établir sur un pied respectable, il faut pour cela continuer à avoir un corps d’officiers composé d’hommes profondément versés dans les sciences militaires. Ces sciences ne sont pas à la portée de toutes les intelligences ; quelques-uns de nos honorables collègues pourraient en dire quelque chose.

L’administration civile proprement dite, qui embrasse des objets si divers, qui doit constamment interroger et apprécier tous les besoins de la société, pour guérir les plaies du corps social et aider partout au développement des éléments de la prospérité publique, cette administration ne doit-elle pas être confiée à des mains habiles ? N’exige-t-elle pas des hommes doués d’une grande intelligence et possédant des connaissances extrêmement vastes ? L’administration des finances n’a-t-elle pas le droit, elle aussi, de réclamer son contingent parmi nos hommes distingués ? Tous les jours, nous réclamons contre le système financier qui existe, nous prétendons que l’assiette de l’impôt est mauvaise, que la répartition ne repose pas sur des bases justes, que le recouvrement donne lieu à des mesures vexatoires, à des mesures qui ne sont pas en harmonie avec nos prérogatives constitutionnelles, qui froissent violemment nos habitudes de liberté et d’indépendance, et cependant jusqu’ici personne n’est parvenu à présenter un système exempt de ces vices, un système qui obtienne l’approbation du pays.

Comment doter le pays de cette grande réforme qu’il attend comme un bienfait, si l’administration des finances ne renferme pas des hommes doués de grands talents, des hommes de génie ? Est-ce qu’en dehors des services publics, il n’y a pas des carrières qui exigent, dans l’intérêt du pays, de grandes connaissances de ceux qui veulent les parcourir ? est-ce que le médecin, dans l’intérêt des sciences comme dans l’intérêt de ses malades, ne doit pas être un homme distingué par ses connaissances ? La carrière du barreau peut-elle être parcourue avec gloire, avec utilité pour le pays, par des hommes dépourvus de talents ? Où dont l’homme de génie peut-il se rendre plus utile à son pays, plus utile à l’humanité que dans cette grande et noble carrière de professorat, et ici j’entends ce mot dans son acceptation la plus large : enseignement de vive voix, enseignement par la voie de la presse, enseignement par des productions littéraires ou artistiques, mais ayant toujours pour objet d’élargir le cercle des connaissances humaines, d’épurer les mœurs, d’élever la dignité de l’homme et de l’initier davantage aux belles, aux nobles jouissances de l’intelligence ; l’agriculture, l’industrie, le commerce, ces trois grandes branches de la fortune publique peuvent-elles se passer d’hommes distingués par le talent et les connaissances ? Il est loin de nous, et j’espère qu’il ne reviendra jamais, le temps où le père de famille croyait devoir destiner au commerce et à l’agriculture ceux de ses enfants qui se distinguaient le moins par l’intelligence ; aujourd’hui que l’agriculture, l’industrie et le commerce sentent le besoin de s’éclairer du flambeau des sciences naturelles et économiques, on comprend parfaitement que, pour exploiter avec gloire et surtout avec avantage pour le pays une de ces trois grandes branches de la prospérité publique, il faut autant de talent et de perspicacité d’esprit que pour apprendre le grec et le latin, saisir le sens des Pandectes ou du Code de Justinien. Or, je le demande, quand le besoin d’hommes distingués se fait sentir vivement dans toutes les carrières publiques, et, en dehors de ces carrières, dans toute les professions sociales, pouvons-nous voter une dépense qui a pour but, votre section centrale a soin de vous en prévenir, d’attirer dans la magistrature tous les hommes distingués par leur talent et leurs connaissances ?

En ce qui concerne la répartition des hommes distingués de la Belgique entre les différentes classes de la société, on peut laisser les choses comme elles sont ; il ne faut pas bouleverser ce qui existe actuellement, et certes la magistrature n’a pas à se plaindre, elle qui peut citer dans ses rangs les noms les plus illustres ! Quand le chef de l’Etat doit former un nouveau cabinet, son choix ne tombe-t-il pas souvent sur des membres de l’ordre judiciaire ? La discussion du budget de la justice de l’année dernière a dû vous prouver et la discussion actuelle vous prouvera encore quelle est la puissance de talent de ces magistrats devenus ministres, de ces hommes sortis d’un rang même subalterne de la magistrature pour occuper les fonctions les plus éminentes de l’Etat. N’est-ce pas le cas de dire dans un sens bien glorieux pour la magistrature : Ab uno disce omnes ? Je ne vois pas la nécessité de renforcer la magistrature, qui compte tant d’hommes distingués, et qui suffit à tous les besoins.

Mais, dit-on, vous ne maintiendrez pas cet ordre de choses si vous n’augmentez pas les traitements ? Cependant voilà bien des années que les traitements sont fixés au taux actuel ; depuis lors un grand nombre de places ont été vacantes, un grand nombre de nominations ont eu lieu. Je ne vois (page 68) pas qu’on ait jamais été embarrassé, je ne vois pas que les derniers choix vaillent moins que les premiers.

Notre réorganisation judiciaire date de 1832, c’est-à-dire de 12 ans. Est-ce que les magistrats nommés en dernier lieu sont moins distingués par le talent, remplissent moins les conditions requises pour exercer dignement leurs augustes fonctions que ceux compris dans les premières nominations ? Je ne le pense pas. Je crois qu’ils sont dignes de marcher sur la trace de leurs devanciers. J’ai encore eu l’occasion de poser cet argument. M. le ministre de la justice a déclaré alors qu’il était fatigué d’y répondre ; je conçois parfaitement la fatigue, la répugnance même de M. le ministre, car il faut bien le dire, il est excessivement désagréable d’avoir à répondre toujours aux mêmes arguments, alors qu’on se trouve dans l’impossibilité d’y opposer une réfutation satisfaisante.

Messieurs, permettez-moi de vous citer un fait qui s’est passé cette année dans ma province, et qui certes est bien propre à établir que les fonctions de la magistrature ne sont pas menacées de tomber en discrédit.

Au mois de juin dernier, une place pour la magistrature est devenue vacante à Gand, une de ces places pour lesquelles on demande une augmentation de traitement considérable. Qu’est-il arrivé ? C’est que les hommes les plus distingués de toute la province, par leur talent, par l’indépendance de leur caractère, par les services qu’ils avaient rendus, se sont mis sur les rangs pour être nommés, et ce n’étaient pas seulement des magistrats qui, étant entrés dans la carrière, doivent naturellement chercher à avancer ; mais c’étaient des hommes qui avaient brillé, qui brillent encore dans la carrière politique, c’était l’élite du barreau, un avocat à grande clientèle, le bâtonnier de l’ordre.

Je vous demande si, dans cet état de choses, en présence de tels faits, nous avons à craindre de ne plus trouver d’hommes capables pour l’administration de la justice.

On a beau dire que si vous n’augmentez pas les traitements de la magistrature vous ne trouverez pour candidats à ces fonctions que des médiocres, des avocats sans cause, des jeunes gens qui se distinguent par la faiblesse de leurs études. Tout cela tombe devant des faits irrécusables.

Eh quoi donc ! la magistrature qui honore le pays, la magistrature telle que l’ont faite nos belles prérogatives constitutionnelles, telles que nous l’ont faite notre loi de 1832, les traitements que l’on trouve aujourd’hui si faibles, ne brille-t-elle pas d’un éclat assez vif par ses talents, par ses vertus ? N’a-t-elle pas donné des gages assez marquants d’une indépendance bien réelle ? n’est-elle pas assez haut placée dans l’estime, dans la vénération du public pour démontrer toute l’inutilité de nouvelles charges pour les contribuables, destinées à attirer dans ses rangs des hommes plus distingués, plus illustres, destinées à la renforcer en quelque sorte par une indépendance moins problématique ?

Maintenant je demande volontiers aux partisans de l’augmentation de traitements quelle est l’utilité sociale de cette dépense. Vous voulez améliorer le sort des magistrats, mais encore faut-il prouver que cette amélioration est nécessaire pour procurer un avantage, un bien quelconque à la société. Or, quelle est l’utilité sociale qui doit en résulter ? la question revient toujours là.

Voulez-vous une meilleure administration de la justice ? Voilà un intérêt social ; mais la justice est bien administrée en Belgique ; rien n’est en souffrance ; l’intérêt social est satisfait ; il n’exige rien. Il y a même progrès en ce sens que, dès qu’une place est vacante, il y a toujours moyen de donner au magistrat décédé ou démissionnaire un successeur qui ait au moins autant de talent que lui. Voulez-vous attirer dans la magistrature des hommes d’un talent plus distingué ? Mais je ne vois pas qu’elle ait à se plaindre de son continent d’hommes distingués, et je crois avoir démontré qu’il serait contraire aux intérêts de la société que tous les hommes de talent se réfugiassent en quelque sorte dans la magistrature.

Voulez-vous assurer à la magistrature une indépendance plus réelle ? Mais qui conteste son indépendance ? N’y a-t-il pas des faits assez marquants et assez nombreux qui attestent que la magistrature belge est indépendante et très-indépendante, qu’elle doit inspirer au pays toute la confiance possible ?

Enfin, quel est donc l’intérêt social que l’on invoque ? Voulez-vous assurer le respect, la vénération du peuple pour la magistrature ? Mais ce respect, cette vénération ne lui font pas défaut. Je le dis avec conviction : sous ce rapport, vous avez craindre peut-être un résultat contraire.

Mais on me dira qu’en l’absence d’utilité il y a justice. Les traitements des magistrats n’ont été fixés que provisoirement. Le pays s’est engagé à revenir sur cette fixation, à procurer à la magistrature un sort meilleur, une position plus belle.

D’ailleurs, les traitements ne sont-ils pas disproportionnés avec ceux d’une foule de fonctionnaires ? cette disproportion ne doit-elle pas disparaître ?

Certes, messieurs, je crois que je n’affaiblis pas les objections, cependant la réfutation est bien facile. D’abord je dois m’élever de nouveau contre le reproche d’injustice qu’on voudrait faire peser sur le pays, parce que la législature n’augmenterait pas les traitements, les avantages pécuniaires attachés à des fonctions librement acceptées par ceux qui en sont investis. Nos magistrats n’ont-ils pas très-librement accepté la position qu’ils occupent ? N’ont-ils pas apprécier les avantages qui y étaient attachés ; et ces avantages, ne les ont-ils pas trouvés suffisants pour déterminer leur choix ? Lorsqu’une nomination a eu lieu, ils l’ont considérée sinon comme une faveur, au moins comme une chose convenable ; dès lors n’est-ce pas bouleverser toutes les idées de la logique, que de venir mettre en cause la justice du pays ? Non, messieurs, la justice du pays n’est en défaut ni à l’égard des magistrats ni à l’égard d’aucun fonctionnaire public. Le pays acquitte loyalement et avec une grande régularité les traitements qu’il a promis aux fonctionnaires. Le pays remplit ses engagements ; comment pouvez-vous lui reprocher une violation des règles de la justice ?

Permettez-moi, messieurs, de vous faire ici une observation générale. Lorsqu’une place est vacante, les postulants ne font pas défaut. Et je ne parle pas seulement ici de la magistrature, mais en général de toutes les fonctions publiques. On fait alors les plus vives instances ; on fait toutes les démarches compatibles avec l’honneur et la probité. On obtient enfin la nomination et cette nomination, qu’on paraissait considérer comme une faveur, que devient-elle ? une injustice. Le pays n’est pas juste, parce qu’il ne paye pas les services qu’on lui rend ! Voilà une singulière logique ; et pour ma part, je ne la laisserai jamais passer sans la combattre. Non, le pays n’est pas injuste. Le pays tient, il paye ce qu’il a promis.

Mais dit-on, les traitements des magistrats n’ont été fixés que provisoirement. Il a été bien entendu qu’on reviendrait sur le vote qu’on l’on émettait. Messieurs, lisez la loi de 1832, et je vous défie d’y trouver une seule disposition qui lui donne un caractère provisoire. Lorsque nous croyons qu’il aura lieu de revenir sur telle ou telle disposition, nous faisons une loi provisoire, et nous disons dans la loi même, qu’il y aura lieu de la réviser dans tel ou tel délai. Par exemple, la loi sur les péages, la loi sur le jury universitaire sont provisoires.

Nous avons dit : Il faut attendre le cours des événements ; il faut voir sil n’y aura pas lieu à revenir sur les mesures que nous adoptons. Et alors nous avons écrit dans la loi qu’elle était provisoire, qu’il avait lieu de la réviser. Mais pouvez-vous m’indiquer dans la loi de 1832 une disposition semblable ? Non, il n’y en a pas ; lisez et relisez cette loi, vous verrez qu’elle est définitive. Dès lors il n’est pas exact de dire que les traitements des magistrats n’ont été fixés que provisoirement.

Mais, dit-on encore, il y a eu promesse à la magistrature. Dans presque tous les discours du Trône, il a été parlé de la convenance d’améliorer le sort de la magistrature ; au sein des chambres législatives des réclamations se sont élevées sur la nécessité d’améliorer le sort de la magistrature. Dans l’adresse que nous venons de voter, on dit formellement que la chambre est convaincue de la nécessité d’avoir une magistrature respectée et indépendante.

Messieurs, je sais cela ; mais depuis quand donc un discours du Trône peut-il avoir pour effet, dans un gouvernement constitutionnel, d’engager le pays, de lier la législature ? Depuis quand les réclamations qui peuvent surgir dans l’une ou l’autre chambre ont-elles obtenu ce privilège ? mais à chaque instant on exprime ici des opinions qui ne sont pas adoptées par tout le monde, et que cependant on ne trouve pas toujours convenable de réfuter.

Mais en ce qui concerne l’augmentation des traitements de la magistrature, les choses ne se sont pas même passées de cette manière. Au sénat, l’année dernière, des membres, et je citerai entre autres l’honorable M. Dumon-Dumortier, ont dit qu’ils n’étaient pas d’avis qu’il fallût augmenter les traitements. A la vérité, je ne forme qu’une faible partie de cette assemblée, mais cependant ma voix compte autant qu’une autre.

Or, j’ai aussi déclaré que je ne voulais pas d’augmentations de traitements, que je ne voyais aucunement l’utilité de cette dépense ; j’ai dit formellement au mois de juin dernier, que la chambre ne s’était pas encore prononcée sur cette question, et personne n’a contesté la vérité de mes paroles.

Les réclamations qui se sont élevées dans l’une et l’autre chambre, formaient donc un engagement pour le pays. Quant à moi, je soumettrai volontiers la question à la magistrature elle-même ; j’ai pleine confiance dans ses lumières et dans son impartialité, et je suis certain que si on pouvait procurer une augmentation de traitements, la magistrature, fidèle aux règles de la justice, déclarerait qu’il y a eu des sympathies exprimées, mais qu’il n’y a pas d’engagement pour le pays.

Mais les traitements sont disproportionnés ! Il y a d’autres fonctionnaires qui jouissent d’avantages plus considérables, bien que ne remplissant pas des emplois aussi importants. Cela est possible, mais est-ce une raison pour élever les traitements de la magistrature ? N’en est-ce pas plutôt une pour diminuer les traitements des fonctionnaires qui sont trop payés ? Faut-il toujours, lorsqu’il y a des réclamations, les faire cesser d’une manière onéreuse pour le pays ?

Les traitements sont disproportionnés ! mais voyons s’il n’y a pas lieu de les réduire. Suivons, avant tout, une marche profitable au trésor. N’allons pas, sans examen, augmenter certains traitements pour établir le niveau. C’est toujours aux dépenses des contribuables qu’on agit ainsi.

Messieurs, j’ai compulsé les différentes budgets des dépenses ; j’ai fait le triage de toutes les allocations pour traitements de fonctionnaires. Eh bien, savez-vous, combien nous payons annuellement en traitements de fonctionnaires, sans y comprendre les frais de bureau, de tournée et de voyage ? Nous payons annuellement, indépendamment du budget de la guerre qui est, pour ainsi dire, un budget de traitements, près de 26 millions, non compris encore les pensions et les secours qui vont à 5 millions. Ajoutez à ces sommes, messieurs, celles qui figurent pour traitements aux budgets communaux, aux budgets provinciaux, aux budgets des établissements de bienfaisance, et vous arriverez à un chiffre énorme.

Aussi, je dois l’avouer, les illusions que j’exprimais naguère sur le bonheur de la Belgique d’être administrée presque gratuitement, sont, complètement dissipées en présence des chiffres que je viens de citer. Je crois que nous payons assez en fait de traitements ; je crois que les charges du passé (page 69) sous ce rapport, sont assez lourdes. Mais si les traitements ne sont pas bien répartis vous n’avez qu’à en faire la révision. C’est ce que le sénat a demandé bien souvent ; c’est aussi ce qui a été réclamé dans cette chambre.

Lorsqu’il s’élève ici une réclamation pour demander l’augmentation de certains traitements, on a soin d’ajouter qu’il faudrait en diminuer d’autres. Mais savez-vous comment les choses se passent ? Le ministre comprend très-bien la demande d’augmentation ; mais il fait semblant de ne pas comprendre l’autre ; il la laisse passer inaperçue.

On me dire : Mais, après tout, les places de la magistrature sont peu rétribuées. Les magistrats sont pour ainsi dire dans l’impossibilité de vivre d’une manière conforme à leur rang, à leur position sociale. Je soutiens d’abord que cette observation n’est pas fondée en fait.

J’ai l’honneur de connaître beaucoup de magistrats et je vous assure qu’ils vivent tous convenablement. Je pourrais même dire qu’il en est beaucoup qui, par leur position de fortune, vivent d’une manière très-confortable. (On rit.) Toutefois, cette dernière considération est étrangère à la question. Mais un état de gêne auquel on a l’air de vouloir faire allusion, et qui serait de nature à compromettre l’indépendance de la magistrature, je le nie formellement. Comme circonstance exceptionnelle, cela peut exister, c’est possible ; mais vous trouverez la même chose dans les classes les plus élevées de la société sous le rapport de la fortune. J’ai connu des personnes qui avaient 50, 60 100 mille francs à dépenser, et qui se trouvaient de temps à autre très-gênées. Quoique vous fassiez, le fait de gêne, comme état exceptionnel, sera toujours possible dans les rangs de la magistrature comme ailleurs. Car vous avouerez qu’on peut être excellent magistrat, jurisconsulte distingué, fonctionnaire rempli de zèle et de talent, et négliger un peu sa comptabilité domestique. Cela est possible ; ce sont des faits qui se produisent dans les classes les plus élevées. Mais je nie cet état général de gêne auquel on voudrait faire croire.

Messieurs, il fut un temps où l’on aurait pour ainsi dire rougi d’avouer en Belgique qu’on ne gagnait que quelques mille francs. Il fallait compter par dizaines, par centaines de milles francs. C’était vers 1836, 1837, 1838, et si je ne me trompe pas, c’est à peu près vers la même époque que les premières propositions formelles tendant à augmenter les traitements de la magistrature, se sont fait jour dans cette enceinte. Mais ce temps de vertige financier est passé et il a laissé de bien tristes souvenirs. Interrogez tout le monde et on vous dira qu’il faut aujourd’hui savoir se contenter de bien petits bénéfices ; que ceux qui gagnent de fortes sommes sont de très-rares exceptions et que souvent il ne jouissent pas longtemps de ce bonheur ; que la position du magistrat lui est au moins garantie par la constitution ; que lorsque son âge ou ses infirmités ne lui permettront plus d’exercer ses fonctions, il aura encore droit à réclamer une pension sur le trésor public.

Voilà, messieurs, comme on raisonne dans le pays. Il est possible que ce raisonnement ne soit pas adopté par ceux qui comptent par dizaines et par centaines de mille francs ; il est possible aussi qu’il ne soit pas adopté par ceux qui, par leurs relations journalières avec ces hommes favorisés de la fortune, ont contracté l’habitude d’apprécier les choses de la même manière ; mais ce n’est pas dans ces régions privilégiées qu’il faut chercher l’opinion publique, ce n’est pas là que vous apprendrez à raisonner, à calculer dans le sens du peuple dont, après tout, nous sommes ici les mandataires.

Il me semble, messieurs, que l’on dénature complètement cette question, en envisageant toujours sous le seul point de vue financier les avantages accordés à la magistrature ; il faut bien aussi prendre en considération ce respect, cette vénération dont les magistrats sont entourés ; ce respect, cette vénération, j’en félicite mon pays, car ils prouvent que le peuple comprend la haute dignité de ceux qui sont chargés de rendre la justice ; mais il faut bien cependant de tenir compte dans l’appréciation des avantages dont jouit la magistrature. Il faut bien tenir compte aussi de cette haute prérogative qu’est l’inamovibilité, garantie aux magistrats par le pacte fondamental ; cette inamovibilité est nécessaire avant tout pour le maintien de nos libertés, elle est nécessaire pour sauvegarder la fortune, l’honneur, la vie du citoyen ; mais elle n’en est pas moins précieuse pour celui qui en est investi ; car l’inamovibilité place le magistrat bien au-dessus de tous les autres fonctionnaires, elle lui permet de ne rendre compte de sa conduite qu’à Dieu et à sa conscience, tandis que les autres fonctionnaires doivent rendre compte de leurs actions à leurs supérieurs et à leurs concitoyens qui ne sont pas toujours aussi raisonnables que Dieu et la conscience. (On rit.)

Voilà, messieurs, des avantages qui attireront toujours vers la magistrature les hommes les plus distingués, les plus éminents, sans qu’il soit nécessaire d’aggraver les charges du peuple par des augmentations de traitement, et ici je puis citer à l’appui de mon opinion des faits qui se sont passés même au ministère de la justice ; on y a vu des directeurs, des chefs de division quitter leurs traitements élevés pour accepter des fonctions bien moins rétribuées dans les rangs de la magistrature ; il en sera toujours de même en Belgique, le passé est là pour nous rassurer sur l’avenir. Toujours des hommes de talent, des hommes de génie préféreront l’indépendance du magistrat à des positions meilleures, si l’on veut, sous le rapport des avantages pécuniaires, mais où l’on doit cependant consentir à se laisser imposer quelques chaînes, et ces magistrats, vénérés par leurs vertus, par leur mérite incontestable, par les hautes dignités dont ils sont revêtus, nous continuerons à les voir, eux qui sont institués, avant tout pour réprimer toutes les mauvaises passions, mettre aussi un frein par leur exemple si puissant, à ce luxe effréné qui nous déborde de tous côtés, et que je suis en droit d’appeler un grande plaie sociale, parce que chaque année il sème la désolation dans les familles les plus respectables, et cause partout les plus tristes ravages.

Je crois, messieurs, en avoir dit assez pour motiver mon vote, qui sera contraire au principe de la loi. Je n’ajouterai qu’une seule observation, c’est que, tout en combattant le principe général, je voterai cependant des augmentations de traitement pour les juges de paix, et, en faisant cela, je ne serai nullement en contradiction avec moi-même. M. le ministre de la justice dit que nous ne pouvons pas améliorer la position des juges de paix sans améliorer également celle de tous les autres membres de l’ordre judiciaire, parce que ce serait rompre en quelque sorte la gradation de la hiérarchie ; je prouverai, au contraire, que ce sera rétablir la gradation de la hiérarchie, je prouverai qu’il existe en faveur des juges de paix des considérations d’utilité sociale qui ne s’appliquent nullement aux autres magistrats. Je me réserve de développer les motifs de cette opinion dans la discussion des articles du projet de loi.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – L’honorable préopinant vient de faire de la magistrature un éloge bien mérité et auquel je me plais à m’associer ; il a parlé également de sa sympathie pour la magistrature, mais son discours me paraît peu en rapport avec ces sentiments de sympathie ; du moins cette sympathie est bien stérile, puisqu’elle aboutit à demander le maintien d’un statu quo reconnu à peu près généralement comme consacrant une véritable injustice.

L’honorable membre a attaqué le projet de loi sous deux rapports : il a prétendu d’abord que l’état de nos finances ne nous permettait pas d’accorder les augmentations demandées ; en second lieu, il a méconnu à ces augmentations tout caractère d’utilité.

L’honorable membre a prôné les avantages d’un gouvernement à bon marché ; il a laissé entendre qu’il y aurait une espèce de prodigalité dans ce que je propose pour la magistrature ; jusqu’à présent, messieurs, un reproche contraire avait été adressé au projet que j’ai cru devoir formuler, car la critique dont ce projet a été l’objet portait principalement sur la modicité des chiffres auxquels j’ai cru devoir m’arrêter. Je ne m’attendais donc pas à entendre avancer une critique semblable à celle que vient de développer l’honorable M. de Naeyer. Je ne m’attendais pas non plus à ce qu’on vînt révoquer en doute la justice et l’utilité qu’il y a à rétribuer d’une manière convenable les fonctionnaires publics, en invoquant des principes d’économie, qu’il est peut-être bon de rappeler, mais dont il faut faire une sage application.

Certes, messieurs, je n’invoquerai pas, à l’appui de la loi, un engagement formel qui aurait été contracté ; si un engagement semblable existait, il n’y aurait pas matière à discussion, et le discours de l’honorable membre eût été un hors-d’œuvre ; mais j’invoque un sentiment de justice, j’invoque l’intérêt général et ces deux considérations me donnent l’assurance que la loi aura vos sympathies et obtiendra l’appui de vos votes.

« La loi de 1832, dit l’honorable M. de Naeyer, n’avait point, comme on le prétend, un caractère provisoire. » L’honorable membre cherche en vain dans cette loi la preuve qu’elle serait provisoire, et il cite d’autres lois dans lesquelles ce caractère provisoire se trouve formellement indiqué.

Je n’ai pas prétendu, messieurs, que la loi de 1832 fût une loi déclarée provisoire, mais j’ai dit qu’au moment où elle a été votée, il a été bien entendu (et la discussion en fait foi) que l’on fixait des traitements aussi modiques à cause de la position financière où l’on se trouvait à cette époque ; d’après ce qui a été dit dans cette discussion, je crois pouvoir affirmer, sans crainte d’être démenti, que si les circonstances avaient été alors ce qu’elles sont aujourd’hui, la législature ne se serait pas arrêtée même aux chiffres admis en 1832. Je dis « la législature » d’une manière générale, car la chambre des représentants avait voté des traitements plus élevés que ceux qui ont été adoptés par le sénat.

Messieurs, il y a un point surtout, dans le discours de l’honorable membre auquel je tiens à répondre. L’honorable membre a parlé d’un intérêt que pourrait avoir le ministère à améliorer la position de la magistrature. Il a donné à entendre que le ministère pourrait par là se faire des créatures. Je pense avoir démontré que c’était moins dans l’intérêt des magistrats, que dans un intérêt public, que ces augmentations sont demandées ; cet intérêt public a guidé le ministère, et nullement l’espèce d’intérêt qu’a flétri, à juste titre, l’honorable membre, mais que le ministre ne prend pas pour règle de conduite. Je suis donc étonné que l’honorable membre, sans répondre aux arguments que j’ai fait valoir à l’appui de cette vérité, vienne se borner à affirmer que le ministère demande les augmentations dont il s’agit dans son intérêt et non dans celui de la chose publique.

Messieurs, le principal argument qu’a fait valoir l’honorable M. de Naeyer consiste à dire que, quand une place est vacante, il y a une nuée de postulants ; de là l’honorable membre conclut que les places sont suffisamment rétribuées, puisqu’elles trouvent autant d’amateurs.

Déjà, messieurs, l’honorable M. de Naeyer avait exprimé cette opinion ; je lui ai dit que j’avais déjà répondu à cet argument sans pourtant dire, comme l’avance l’honorable membre, que j’étais fatigué d’y répondre. Quoi qu’il en soit, je vais y répondre de nouveau puisque l’honorable membre paraît ne pas avoir trouvé ma première réponse satisfaisante. Je lui dirai qu’il prouve trop, et que par conséquent, il ne prouve rien. En effet, il ne soutiendra pas, sans doute, que les traitements de la magistrature sont trop élevés ; eh bien ! messieurs, réduisez ces traitements, et il se présentera encore des candidats pour les places vacantes ; il s’en présentera même encore en grand nombre ; certes, l’honorable membre ne conclura pas de cette circonstance qu’il faut diminuer les traitements de l’ordre judiciaire, et dès lors le nombre de postulants est une circonstance indifférente qui ne prouve rien contre la nécessité de l’augmentation. Vous réduiriez à mille (page 70) francs le traitement des conseillers de la cour de cassation, qu’il se présenterait encore des candidats pour remplir ces fonctions importantes. Mais quels seraient ces candidats ? Voilà la question, et je ne crains pas de dire que, si vous diminuiez d’une manière sensible les traitements des membres de l’ordre judiciaire, la considération dont la magistrature doit être entourée, le talent, la capacité qui doivent distinguer ses membres, que tout cela viendra probablement à faire défaut au grand détriment de la chose publique.

L’honorable membre s’étonne que l’on puisse demander une augmentation de traitement pour les membres de la magistrature, alors que différentes mesures, différents travaux qu’il a énumérés se trouveraient, suivant lui, ajournés, quoiqu’il les considère comme beaucoup plus urgents que l’augmentation des traitements de l’ordre judiciaire. Il a fait une peinture plus ou moins effrayante de la position du pays ; il a accusé en quelque sorte le gouvernement de ne rien faire pour les classes indigentes, de ne pas s’occuper des intérêts moraux du pays.

Messieurs, je ne pense pas, dans cette discussion plus que dans celle qui vient d’avoir lieu relativement au domicile de secours, devoir examiner tout ce qui a été fait, ni tout ce que le gouvernement a l’intention de faire pour les classes les plus malheureuses de la société ; j’ajourne, si je puis me servir de cette expression, l’honorable membre à la discussion du budget de la justice ; je lui promets de lui donner à cette occasion toute satisfaction et de lui prouver que le gouvernement fait tout ce qu’il lui est possible de faire dans l’intérêt des classes pauvres de la société, en favorisant la création d’établissements de bienfaisance, en donnant une meilleure direction à ceux qui existent déjà, en introduisant dans les prisons et les dépôts de mendicité, les changements convenables ; en faisant, en un mot, tous ses efforts pour développer les sentiments moraux et religieux, et contribuer autant qu’il est en lui à faire cesser, ou du moins à soulager la misère.

Messieurs, les mesures auxquelles l’honorable membre a fait allusion, viendront en leur temps, et si elles ne peuvent pas être introduites immédiatement, ce n’est pas un motif pour ajourner indéfiniment la loi actuelle, dont la haute utilité et la justice ne peuvent être méconnues.

L’honorable membre dit qu’il veut rendre le gouvernement populaire, et, pour atteindre ce but, il voudrait que les fonctions publiques ne fussent pas rétribuées. Je vous demande, messieurs, si un gouvernement serait bien populaire, alors qu’une carrière aussi importante que la magistrature serait fermée à tout individu riche en talent, mais si peu favorisé de la fortune ? Serait-il populaire d’exclure les capacités sans fortune des fonctions publiques, en attachant une rémunération tellement insuffisante, qu’elle ne pourrait fournir une position convenable à ceux qui en seraient revêtus ? Il me semble que la loi dont nous nous occupons, et qui a pour but de parer à cet inconvénient, est au contraire, très-populaire, et je crois que la seule considération que je viens de présenter suffit pour le démontrer.

L’honorable membre dit que l’administration de la justice ne laisse rien à désirer en Belgique, que les magistrats remplissent leurs fonctions avec zèle et talent ; je m’associe bien sincèrement, je le répète, à cet éloge justement mérité, mais je demanderai si c’est parce que les magistrats s’acquittent bien de leur mission, qu’il faut les priver d’un traitement convenable ? Je demanderai si l’on veut faire tourner contre la magistrature les preuves de zèle et de capacité qu’elle ne cesse de donner ? Il me semble, messieurs, que cela serait peu juste et peu logique.

L’honorable membre a exprimé des craintes au moins singulières. J’avais dit, et en cela je n’avais fait qu’exprimer l’opinion émise par la section centrale, j’avais dit qu’il fallait engager les capacités à entrer dans la magistrature, que cela était nécessaire dans l’intérêt public bien entendu. L’honorable membre semble redouter que cette position si belle, si brillante que l’on va faire à la magistrature, n’engage, pour ainsi dire, à déserter toutes les autres carrières, que l’armée ne puisse plus se recruter, que l’administration ne trouve plus de fonctionnaires capables ; l’honorable membre peut se rassurer complètement à cet égard ; il n’a qu’à prendre le tableau indiquant les appointements des différents fonctionnaires auxquels il a fait allusion et à mettre ce tableau en rapport avec le tableau des appointements de la magistrature, tels que je propose de les augmenter ; il saura de quel côté penche la balance, et si ses craintes sont fondées.

Il reste donc constant que l’intérêt public exige que les jurisconsultes de talent ne soient point, par la modicité des traitements éloignés des fonctions judiciaires, et que la magistrature se recrute d’hommes capables et dignes d’occuper les emplois qui leur seront confiés.

Messieurs, loin de penser que je demande trop pour la magistrature, je regrette sincèrement de n’avoir pu me rallier au chiffre de la section centrale ; je regrette d’avoir été forcé de proposer quelques réductions. Certes, messieurs, il m’eût été agréable de pouvoir m’associer à toutes les propositions de la section centrale, mais dans l’état actuel de nos finances, il m’a été impossible d’aller plus loin que je l’ai fait. Lorsque nous serons arrivés aux articles, j’indiquerai les motifs des réductions que j’ai dû proposer, j’indiquerai les raisons des proportions que j’ai adoptées pour mettre en rapport les divers fonctionnaires de la magistrature.

Messieurs, je n’en dirai pas davantage pour le moment ; j’ai déjà établi une première fois quels étaient le principe et le but de la loi ; je ne pense pas que l’honorable M. de Naeyer ait détruit ces arguments que j’ai fait valoir pour l’appuyer. Néanmoins j’ai cru devoir prendre immédiatement la parole après cet honorable orateur pour ne pas laisser un instant sans réponse les opinions qu’il avait avancées.

M. Savart-Martel – Messieurs, la nécessité d’améliorer la position de la magistrature judiciaire ne me paraissait guère susceptible de contradiction.

Qu’on puisse différer sur les moyens, je le conçois ; mais le principe proclamé depuis longues années dans cette enceinte même, et auquel on n’opposait que l’opportunité, je ne croyais pas qu’il pût être attaqué sérieusement.

Trois projets dissemblables sont sous nos yeux. Le premier, présenté au nom du gouvernement, le 14 mai 1842 ; le deuxième, présenté par la section centrale, le 18 novembre suivant ; le troisième résulte des amendements proposés par M. le ministre de la justice, le 31 du mois dernier ; tous tendent à une amélioration.

Avant même la discussion des moyens, nous rencontrons cependant une opposition plus ou moins prononcée.

Messieurs, je suis de ceux qui ont vu naître les préfectures et sous-préfectures, les circonscriptions cantonales, les cours et tribunaux actuels.

Quarante ans et plus, j’ai exercé comme avocat honoré d’une nombreuse clientèle près de cette magistrature. Pendant vingt-cinq années j’ai même suppléé gratuitement des magistrats titulaires ; et je suis aujourd’hui en disponibilité, sans aucun intérêt dans les questions qui nous occupent. Je dois au pays et à la chambre le tribut de mes observations.

Pendant de longues années, j’ai examiné et invoqué les actes et décisions de la magistrature belge ; j’ai apprécié sa conduite, sa modestie, sa noble indépendance, lors même que sa position et son avenir était aux mains du pouvoir. Je lui ai voué un profond respect. Je m’associe aux éloges qui lui sont donnés, heureux de proclamer cette vérité, qu’elle ne le cède en rien aux plus hautes magistratures de l’Europe.

Messieurs, lorsqu’en l’an VIII de la république on décréta l’organisation judiciaire, qui subsiste encore à ce jour, la France sortait à peine de la crise révolutionnaire.

Le soldat heureux qui venait de saisir le pouvoir ne trouvait autour de lui que ruines et décombres, il avait tout à créer ; et quoiqu’il ne fût jamais grand partisan des gens de robe, il avait trop de génie pour ne pas être convaincu que la police et la justice étaient les premiers besoins de l’Etat.

Mais le trésor était vide, les besoins urgents et nombreux. Le crédit était nul ; le sort de la France pouvait dépendre d’un coup de canon plus ou moins bien pointé. Force était donc de ne doter la magistrature que de sommes très-minimes, en attendant des jours meilleurs.

D’autre part, il multiplia les tribunaux (400 pour la France comme l’avait reconnue le traité de Campo-Formio), moins peut-être pour satisfaire aux véritables besoins de l’Etat que pour placer quantité de personnes qu’il fallait occuper et soustraire ainsi aux mouvements révolutionnaires. Aussi n’exigeait-il aucun grade académique, aucune étude préparatoire. Comme corollaire, il y joignit ces offices d’avoués créés avec une telle profusion, que certains jours l’on voyait à Paris la salle des Pas perdus encombrée d’officiels ministériels dont beaucoup n’avaient d’autre titre à la confiance publique que leur commission. Bientôt, et près le seul tribunal de la Seine, il fallut les supprimer par centaines.

A cette époque, nous eûmes des juges de première instance à 1,800, 1,500, 1,200, voire même à 900 fr. ; les juges supérieurs étaient traités avec la même parcimonie. Mais il était reconnu que ce n’étaient là que des positions provisoires qui s’amélioreraient avec le temps.

On se trompe quand on dit que l’étendue du territoire de la juridiction fut la règle de fixation des traitements, car le département de la Seine aurait dû être le moins rétribué. On approcherait mieux de la vérité en disant que le siège du tribunal servit de règle.

Sans tenir compte de la population de l’arrondissement judiciaire, on considéra que les magistrats, placés dans des chefs-lieux riches et populeux avaient plus de besoins. De là, l’énorme différence en faveur de Paris, Lyon, Bordeaux, Rouen, etc., eu égard aux autres villes plus ou moins considérables de la France.

Quelques temps ensuite, on s’occupa sérieusement du côté moral de la magistrature ; il fut déclaré que les provisions à vie ne seraient donnés qu’après un certain temps d’épreuve. Depuis, les traitements furent augmentés successivement ; nous vîmes même portées à un taux très-élevé quelques-unes des premières positions de la magistrature, ce qui contrastait singulièrement avec les modestes appointements de leurs collègues ; mais cette innovation fut généralement envisagée comme une conséquence et l’absolutisme impérial qui voulait dominer le corps par leurs chefs, pour dominer ensuite les chefs par sa volonté suprême.

En Belgique, la loi de 1832 régla les traitements tels qu’ils existent à ce jour ; mais, ainsi que nous l’a fait remarquer le ministre de la justice, vous rappelant le paroles de l’honorable M. Gendebien, cette fixation n’est elle-même qu’un provisoire soumis à l’empire des circonstances ; car la Belgique, à peine constituée, avait d’impérieux besoins.

Nous sommes loin de ce temps critique. La Belgique est aujourd’hui l’un des Etats européens qui peut le plus facilement remplir ses obligations. S’il est vrai que nos institutions n’ont point encore atteint ce degré de perfection que nous désirons, au moins le crédit public est-il assuré. C’est donc le moment, ou jamais ce moment n’existera, d’accorder à l’ordre judiciaire le traitement normal et définitif.

Comme l’a dit énergiquement M. de La Coste, il faut en finir avec cette question des traitements judiciaires, qui nous a souvent été recommandées dans le discours du Trône.

L’initiative appartient à l’honorable M. Verhaegen, et remonte à 1837, et la magistrature n’a point provoqué le projet actuellement mis en discussion, si elle s’est reposée sur l’équité de la chambre, elle n’aura pas mon droit à toutes mes sympathies. Des ajournements, des remises, des délais seraient pires qu’un rejet.

(page 71) Je ne m’occuperai point en ce moment des chiffres susceptibles de former les dotations ; je me bornerai à soumettre brièvement à l’assemblée quelques réflexions particulières et je répondrai à quelques objections.

Le barreau devrait être la pépinière de la magistrature ; la profession d’avocat devrait en être le séminaire ; cependant, je ne pense point, comme l’honorable ministre de la justice, que la loi nouvelle puisse avoir aucune influence sur l’état actuel des choses. La faute n’est en point au barreau, ni à l’insuffisance des traitements, mais au gouvernement même qui n’encourage aucunement la candidature de ceux qui ont fait leurs preuves d’aptitude, de ceux qui joignent la science à l’expérience, de ceux que le public même voudrait appeler à la magistrature.

La Belgique produit, chaque année, une exubérance de docteurs en droit, qui tous ont un désir bien naturel de se caser vite et avantageusement.

Les études universitaires sont stériles ; elles ne produiront jamais rien (dans les tribunaux inférieurs surtout, où se trouve le plus grand nombre de stagiaires), si l’on n’y joint la pratique qui ne peut s’acquérir qu’à la longue.

Après quelques mois d’essai, la vérité apparaît à ces jeunes docteurs ; de brillantes illusions sont dissipées. Ils finissent par se convaincre que, dans cette carrière, comme dans d’autres, il y a encombrement ; que le mérité même ne se fait jour qu’avec difficulté, et que si quelques-uns réussissent, le plus grand nombre végète. Cependant ces jeunes gens sentent leurs forces, leurs moyens et parfois aussi leurs besoins, de là le désir de se faire une position, d’ailleurs, fort honorable, sur le budget de l’Etat.

Je ne crains pas de dire que les trois quarts des avocats, sortis de stage, ont à cœur la magistrature. Le ministère sait mieux que tout autre que les postulants d’emploi ne manquent point, il n’a souvent que l’embarras du choix.

Ainsi se recrute naturellement la magistrature ; une fois admis dans ce corps, soit comme substitut, soit comme juge d’un tribunal inférieur, placé dans une classe plus ou moins avantageuse, il y a une espèce de droit acquis à l’avancement, en suivant l’ordre de la hiérarchie.

Sans doute il n’existe pas de loi qui établisse ce principe ; mais en fait, il existe. Il serait même difficile qu’il n’existât point, car dans tous les pays il y a une espèce de solidarité.

Qu’un suppléant, qui n’aura peut-être jamais pratiqué, qu’un juge titulaire depuis quelques années, ou un substitut placé dans une classe inférieure, demandent de l’avancement, en concurrence avec un avocat ayant pour titre ses talents au barreau, il sera difficile aux divers chefs de la magistrature de préférer ce dernier à des magistrats déjà en fonctions.

Pour réussir, il faudrait que cet avocat, parvenu souvent au milieu de sa carrière, se résignât, comme l’a fait le jeune docteur en droit, à devenir suppléant, ou substitut, ou juge dans une classe inférieure.

D’autre part, les emplois dans la magistrature ne se donnent aujourd’hui qu’aux demandes et sollicitations. Le temps n’est plus où, d’office, l’on accordait le brevet de magistrat à celui qui en paraissait le plus digne. Et comme l’homme indépendant est rarement un solliciteur d’emploi, son exclusion existe ipso facto. Aussi a-t-il fallu les événements de 1830 pour que plusieurs avocats des plus distingués fussent reçus dans la magistrature.

Loin de moi l’idée de priver les fonctionnaires de l’ordre judiciaire d’un avancement hiérarchique. J’explique comment il se fait que l’honorable ministre de la justice n’atteindra pas son but ; comment il se fait que l’avocat plaignant n’obtiendra que difficilement la magistrature, et que l’état actuel des choses se maintiendra.

Mais je ne suis pas moins convaincu que l’équité, la dignité et l’intérêt de l’Etat nous font un devoir d’améliorer les positions actuelles.

L’équité veut que des fonctionnaires qui doivent à l’Etat tous leurs moments ; que des magistrats auxquels on interdit tout commerce, toute agence d’affaires, toute participation à la direction ou à l’administration des sociétés ou établissements industriels ; des fonctionnaires auxquels il est interdit d’accepter du gouvernement le moindre salaire au-delà de leurs traitements et qui, par respect pour leur titre même, doivent s’interdire toute affaire chanceuse et la plupart des contrats aléatoires, et desquels l’on exige cependant une tenue en harmonie avec les classes aisées de la société, reçoivent de l’Etat le strict nécessaire à leur position.

Il faut faire la part des temps et des circonstances.

Il pouvait en être autrement à l’époque où Montesquieu attribuait à chaque profession un lot particulier : au publicain, la richesse ; à l’homme d’épée, l’honneur et la gloire ; au magistrat, la faveur du prince, le respect et la considération.

C’était alors l’époque des classes privilégiées. La constitution a proclamé le grand principe d’égalité devant la loi : l’admission de tous les Belges aux emplois publics. Si nous voulons que ce principe soit une vérité ; si nous voulons qu’on n’ai égard ni à la naissance ni à la fortune ; si nous voulons que la préférence soit toujours accordée au mérite, il faut bien consacrer à la magistrature une dotation raisonnable.

Qu’il me soit permis de saisir cette occasion pour repousser, du haut de la tribune, une erreur accréditée dans cette partie du peuple, faiblement initiée à nos institutions.

L’on y croit généralement qu’il est des occasions où les tribunaux auraient des indemnités, un casuel quelconque. L’on y croit que ce qu’on nomme frais de justice appartient à la justice ; mais il n’en est rien, absolument rien. Sauf quelques vacations attribuées aux juges de paix, sur lesquels nous nous expliquerons par la suite, les magistrats de l’ordre judiciaire ne reçoivent rien hors de leur traitement fixé par la loi.

Loin de là, les membres du parquet, appelés souvent à constater des faits graves, éloignés du chef-lieu doivent parfois compléter de leurs propres deniers, les frais de transport. La raison en est que le tarif de 1811 a eu en vue Paris et les grandes villes, qui constituent une partie notable des arrondissements, où d’ailleurs l’on trouve presque toujours à toute heure des moyens faciles de transport, tandis qu’on ne rencontre point ces facilités dans des localités inférieures.

La dignité, les intérêts de l’Etat, exigent que la magistrature judiciaire ne soit pas seulement considérée et honorée, mais qu’elle jouisse d’une indépendance qui la place même au-dessus du soupçon.

Elle statue sur les nombreuses contestations qui intéressent le trésor public. Elle dispose de nos intérêts les plus chers : l’honneur, la fortune, la liberté et parfois la vie même des citoyens sont entre ses mains.

Il y a plus : en Belgique, le pouvoir judiciaire est la clef de voûte de l’édifice social. Le pouvoir exécutif n’y est point organisé comme dans d’autres Etats. Il est restreint, limité ; il est sans force pour l’exécution même de ses ordonnances et s’il avenait jamais que la justice lui refusât son concours, Dieu sait ce qu’il en arriverait. On ne réfléchit peut-être pas assez à cette haute position de la magistrature belge. Un pareil état exige une indépendance absolue. Il faut que le corps conservateur de nos institutions soit lui-même intéressé à sa conservation.

Au surplus, croit-on qu’on vienne exiger ici, pour la magistrature, de quoi satisfaire au luxe, à l’opulence, à la vanité ? Il n’en est rien. La demande se borne au nécessaire relatif ; je ne puis trop insister sur ce point.

On nous dira que les fonctions judiciaires n’ont jamais conduit à la fortune ; que la modestie, une vie studieuse et retirée, furent l’apanage des magistrats qui ont le plus illustré la Belgique ; que la considération dont doit être entourée la magistrature, est attachée à ses fonctions et à ses vertus ; et philosophiquement l’on pourra faire valoir des maximes de haute sagesse, qui sont, je l’avoue, de tous les temps et de tous les lieux.

Tous, sans doute, nous voudrions que le respect et la considération publique n’appartinssent qu’à la vertu ; que l’indépendance de fortune, l’aisance, ne fussent comptées pour rien. Comme tout autre, je déplore qu’il en soit autrement.

Mais nous devons voir le temps tel qu’il est, et ne pas nous faire illusion. Notre siècle tient au positif ; il attache sa considération à l’aisance, au luxe même de la civilisation. Le puritanisme le mieux prononcé, nos maximes philosophiques n’y changeront rien ; force est donc de souffrir les inconvénients de la civilisation même.

Mais encore une fois, il ne s’agit point ici d’enrichir la magistrature ; de lui donner l’opulence ; de la mettre à portée d’étaler, soit le luxe, soit la frivolité ; il s’agit uniquement de fixer sa position avec équité et définitivement.

Qu’il nous soit permis, d’ailleurs, de rappeler que s’il est vrai qu’en France la magistrature judiciaire n’a jamais obtenu que de modiques émoluments, nos ancêtres en avaient agi autrement en Belgique.

Je ne répéterai point ce que nous a dit, à cet égard, notre honorable collègue M. Lange, en parlant du conseil souverain du Hainaut. Je ne vous soumettrai point le fastidieux recueil des épices, salaires, émoluments et traitements, que possédait notre magistrature, en matière civile et criminelle ; mais j’appellerai l’attention de la chambre sur cette grave circonstance, que la magistrature avait en Belgique comme en France des privilèges qui étaient alors une espèce de fortune.

On objecte, c’est, je crois, l’honorable M. de Man d’Attenrode, que si l’on augmente le traitement des membres de l’ordre judiciaire, il sera juste aussi de donner une augmentation aux magistrats de l’ordre administratif, dont plusieurs ne sont pas dotés suffisamment.

Je crains peu cet argument, car il se réduit à cette pensée que nous devons deux actes d’équité. Or, le choix entre deux actes d’équité, et deux actes d’injustice ne saurait être douteux.

Cet honorable membre a appelé l’attention du ministère sur l’utilité qu’il y aurait à faire décider promptement les procès. Tous, je pense, nous partageons, à cet égard, son désir et ses vœux ; mais suivant moi, une augmentation du personnel n’atteindrait pas ce but. La France nous a fait un funeste présent dans son code de procédure civile. Si les 1,042 articles dont ils se composent étaient réduits à une centaine, alors, et alors seulement, on obtiendrait le bienfait d’une prompte justice.

Messieurs, à l’occasion de la discussion générale, on a fait, et avec raison, l’éloge des modestes fonctions attribués aux juges de paix. Cet éloge n’était point nécessaire, je pense, pour que ces magistrats soient reconnus dignes du traitement que nous allons leur accorder. Si mes pressentiments ne me trompent, ils obtiendront le suffrage de l’unanimité des chambres, ou peu s’en faut.

Quant à moi, je voudrais que, pour les juges de paix et leurs greffiers, la loi pût être mise à exécution le 1er janvier. On vous a fait valoir que, par la loi de compétence en matière civile, leur besogne était augmentée ; je me réserve de démontrer, lors des discussions des articles, qu’il y aura lieu à l’augmenter encore.

Plusieurs de nos honorables collègues demandent avec instance la suppression des tribunaux de quatrième classe. Ils ont donné des raisons que l’appuierait, surtout celles qui ont été développées par l’honorable M. Pirson. Je ne suis point partisan de la suppression de toute classification, mais trois classes devraient suffire. L’établissement des tribunaux des dernières classes a été critiqué dès le principe, et il n’a jamais obtenu la sympathie populaire. Si je ne craignait d’attenter à la gravité de vos débats, je vous rappellerais que, même vis-à-vis du premier consul, un artiste en possession d’égayer Paris en chargeant ses rôles, plaisantait ainsi sur la loi nouvelle aux (page 72) grands applaudissements de toute la France : Je serai tribun, ma femme sera tribune, et nous ferons de petits tribunaux.

L’honorable M. de La Coste voudrait que dans la loi qui nous occupe, on fît la classification des tribunaux ; il invoque le titre qu’aurait le tribunal de Louvain pour être porté à une classe supérieure.

Je suis loin de contester ces titres ; je ne les connais point, et je suis enclin à croire mes collègues en matière de fait ; mais la haute expérience qui appartient à M. de La Coste lui donnera la conviction que de grands inconvénients résulteraient d’un pareil amendement. Dans l’état actuel des choses, l’honorable membre mettrait toute la loi en péril. La classification doit se faire en dehors du projet qui nous occupe, car elle nécessiterait une grave et sérieuse instruction, excessivement longue et compliquée.

Au surplus, nous reviendrons sur ces différents points, en discutant les articles qui les concernent particulièrement.

Quant à l’inamovibilité des juges, si la loi des lois ne la proclamait, je la proposerais ; car il ne suffit pas que le magistrats soit au-dessus des influences privées, il doit être aussi indépendant du pouvoir gouvernemental. Mais il y aurait absurdité, je crois, à maintenir le pouvoir judiciaire en mains de celui dont l’incapacité aurait été constatée juridiquement.

« Les juges sont nommés à vie », dit l’art. 100 de la constitution ; mais il ajoute immédiatement : « Aucun juge ne peut être privé de sa place, ni suspendu que par un jugement ».

Le premier paragraphe constitue donc un principe dont le paragraphe suivant est l’exception.

Or, dès qu’un juge peut être privé de sa place par sentence, il est clair que la cause de cette privation reste dans le domaine de la loi, et l’incapacité est, sans contredit, une cause sérieuse.

Mais si j’accorde le droit de mettre juridiquement à la retraite un magistrat qui serait devenu incapable de remplir ses fonctions, je résisterai de toutes mes forces à l’incapacité légale qu’on voudrait faire résulter uniquement de l’âge du titulaire.

Cette présomption juris et de jure attachée à l’âge, serait un non-sens, une contre-vérité ; si l’âge influe sur les forces physiques, l’âge ne constitue point de même le degré des forces morales et intellectuelles. Mieux vaut souvent un vieux magistrat qu’un jeune. Le premier a pour lui la science, l’expérience des hommes et des choses ; il lui suffit de conserver, tandis qu’un juge use parfois ses forces avant d’avoir atteint le degré de maturité nécessaire pour faire un bon juge.

La plupart des magistrats que se sont illustrés dans la science du droit ne l’ont fait que dans un âge avancé, et sont morts dans la plénitude de leurs facultés.

Les exemples ne manqueraient point de nos jours pour repousser cette injuste présomption que tout magistrat, âgé de 70 ans, serait invalide. Talleyrand n’est-il pas mort dans la plénitude de ses moyens ? Le Nestor actuel de la diplomatie, le prince de Metternich, n’est-il point d’un âge fort avancé ? Le maréchal Soult n’est-il point encore aux affaires ? Le meilleur souverain qu’ait jamais eu la France, cet auguste prince sur la tête duquel repose peut-être la destinée du monde entier, n’est-il point septuagénaire ? Il règne constitutionnellement, sans doute, mais personne n’ignore la force, la rectitude de son jugement, et la haute part qu’il prend aux affaires de l’Etat les plus compliquées ? Dans nos cours et tribunaux siègent avec bonheur des magistrats âgés qui n’ont perdu aucun de leurs moyens.

Je vois avec plaisir que la section centrale a fait justice de cette présomption en la repoussant ; et que le gouvernement ne la présente point à ce jour. Espérons qu’il n’en sera plus question.

Messieurs, j’ai pris la parole dans cette enceinte presque à l’improviste et en acquit de mon devoir. S’il faut en croire les on dit, plusieurs de nos honorables collègues, magistrats de l’ordre judiciaire, seraient inclinés à s’abstenir par excès de délicatesse.

Je n’ai pas assez de mérite pour espérer que mon opinion puisse avoir sur eux la moindre influence ; mais qu’il me soit permis de dire que cette abstention serait un grand mal. Elle créerait un précédent qui, par la suite, pourrait avoir une grande portée.

Qu’il soit question demain d’un impôt sur les armoiries ; nos honorables collègues qui usent ou veulent user d’armoiries, devraient donc s’abstenir.

Qu’on propose une aggravation de la milice, les pères de famille qui y trouveraient une charge considérable devraient donc s’abstenir.

Qu’on propose de réduire certains impôts personnels pour les reporter sur la contribution foncière, les membres de cette chambre, possesseurs de propriétés plus ou moins étendues, seraient donc réduits au silence ? Il n’en peut être ainsi.

Sans m’attacher à la remarque que les augmentations dont il s’agit ici sont d’un faible intérêt, j’adjure nos honorables collègues qui appartiendraient à l’ordre judiciaire de donner au pays leur opinion et leurs votes au moins. Dans les corps dont ils font partie, ils ont des collègues ; ils auront des successeurs, peut-être peu favorisés de la fortune Et qu’importe après tout leur position personnelle, si la loi est juste ; si elle repose sur des considérations d’intérêt public ?

Messieurs, je crois avoir démontré : 1° que les traitements alloués aux magistrats de l’ordre judiciaire, quoique successivement augmentés, n’ont jamais été envisagés par la législation même que comme provisoires ;

2° Que le moment est enfin arrivé où l’état normal doit en être fixé définitivement ;

3° Qu’il est urgent d’en finir avec cette question qui remonte à plusieurs années, à tel point qu’un rejet serait même préférable à l’état actuel des choses ;

4° Je crois avoir démontré aussi que l’équité commande une majoration de traitements qui n’allouera guère au juge de paix au-delà de la paye d’un sous-lieutenant ou d’un commis de bureau ;

5° Que la dignité et l’intérêt de l’Etat commandent impérieusement que l’autorité judiciaire soit de fait indépendante.

Mais je proteste contre toute pensée qui tendrait à grever le budget de traitements susceptibles de pousser au luxe et à la frivolité.

Econome des deniers du peuple qui paye des impôts trop onéreux déjà, j’allouerai ce que commandent l’équité et l’intérêt de l’Etat : rien de plus.

- La séance est levée à quatre heures et demie.