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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 7 novembre 1844

(Annales parlementaires de Belgique, session 1844-1845)

(page 83) (Présidence de M. Liedts)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

M. Huveners procède à l’appel nominal à une heure et un quart. La séance est ouverte.

M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la séance d’hier, dont la rédaction est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners fait connaître l’analyse des pièces suivantes adressées à la chambre :

« Le sieur Fortuner, pharmacien à Saint-Hubert, renouvelle sa demande tendant à ce que la chambre s’occupe d’une loi d’organisation médicale. »

- Renvoi à la commission des pétitions.


« Le sieur Modave, greffier du tribunal de simple police à Liége, prie la chambre d’améliorer la position des greffiers près les tribunaux de simple police. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi relatif à l’augmentation des traitements des membres de l’ordre judiciaire.


« M. de Muelenaere fait connaître, par lettre, qu’une indisposition l’empêche d’assister aux séances de la chambre.

- Pris pour notification.

Projet de loi relatif à la fabrication de la monnaie d'or

Rapport de la section centrale

M. Cogels, au nom de la section centrale chargée de l’examen du projet de loi tendant à apporter, en ce qui concerne la fabrication de la monnaie d’or, des modifications à la loi de 1832, dépose le rapport sur ce projet de loi.

- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ce rapport.

Projets de loi de naturalisation

M. Maertens, au nom de la commission des naturalisations, dépose plusieurs projets de loi de naturalisation ordinaire.

- La chambre ordonne l’impression et la distribution de ces projets de loi.

Motion d'ordre

Projet de canal de Diest à Vilvorde

M. de Man d’Attenrode – J’ai déposé, il y a trois jours, une requête de 170 habitants notables de Diest et environs, qui demandent l’exécution, par concession, d’un canal de Diest à Vilvorde. Je n’ai pas demandé alors la parole pour appuyer cette pétition, parce que M. le ministre des travaux publics était absent ; cette pétition a été renvoyée à la section centrale du budget des travaux publics ; elle est restée, en quelque sorte, inaperçue.

Je profite maintenant de la présence de M. le ministre des travaux publics pour appeler son attention sur cette pétition.

Il y a 20 ans que le gouvernement des Pays-Bas reconnut toute l’utilité d’un canal de Diest à Vilvorde ; il fit faire des études sur cette voie navigable ; il en arrêta l’exécution en 1828 ; mais les événements de 1830 mirent obstacle à ses projets.

Depuis, le gouvernement a continué à faire ces études, et à plusieurs reprises, le corps des ponts et chaussées a déclaré que l’exécution de ce canal était très-possible par voie de concession.

Je demanderai à M. le ministre des travaux publics si son intention n’est pas de pourvoir aux moyens d’exécution de ce canal, dont la construction se rattache à la canalisation de la Campine.

M. le ministre des travaux publics (M. Dechamps) – L’année dernière, lors de la discussion des budgets, cette question a été soulevée et longuement débattue. Elle se renouvellera vraisemblablement cette année, et je ferai connaître à quelles mesures le gouvernement s’est arrêté.

Vous savez que pour les localités situées dans la vallée du Demer, il y a deux questions de la solution desquelles le gouvernement s’occupe activement : l’une concerne les inondations que l’on a eu à déplorer dans la vallée du Demer, depuis quelques temps surtout ; l’autre aux améliorations en lit de rivière à apporter à la navigation. Les deux projets sont étudiés. L’année dernière, les honorables membres de cette chambre qui ont pris part spécialement à la défense des intérêts qui se rattachent au Demer, l’honorable M. de Man surtout, ont insisté pour que le gouvernement donnât la préférence aux travaux d’amélioration en lit de rivière, et qu’il assignât un rang secondaire à la question du canal de Diest à Vilvorde. C’est dans ce sens que le gouvernement a agi.

Pour faire droit aux plaintes de plusieurs honorables membres, fondées sur ce que deux ingénieurs étaient préposés à la direction du Demer et de la Dyle dont les travaux formaient un ensemble, j’ai constitué ces deux rivières en service spécial, j’ai chargé spécialement l’ingénieur qui dirige ce service, de se préoccuper, avant tout, de la question des inondations.

Dans la discussion du budget des travaux publics, je donnerai de plus amples explications, et je ferai connaître les moyens d’exécution qui sont arrêtés.

Lorsque les études du canal de Diest seront achevées, le gouvernement verra si une concession est possible.

M. Vanden Eynde – Je crois que l’honorable ministre des travaux publics s’est trompé lorsqu’il a dit que, dans la discussion du budget de l’année dernière, les membres de l’assemblée qui se sont occupés de la navigation du Demer, ont demandé que l’on s’occupât d’abord et exclusivement de la question des inondations. Une double question a été agitée : j’ai moi-même discuté la question de la préférence à accorder, soit à l’exécution du canal, soit à la canalisation de la rivière.

Il est certain que l’exécution d’un canal latéral à la rivière serait préférable pour la navigation. Je le sais ; mais ces travaux exigeraient une allocation des chambres de 4 à 5 millions. D’un autre côté, d’après les devis d’un ingénieur qui a été chargée de faire les études, et d’après le rapport de M. Kummer, ingénieur en chef, chargé de la canalisation de la Campine, il a été soumis un projet de canalisation de la rivière, qui ne coûterait que de 4 à 5 cent mille fr. Ce projet était propre à favoriser l’écoulement des eaux et à améliorer la navigation.

J’avais demandé, sous le ministère de M. Desmaisières, qu’on s’occupât de l’écoulement des eaux de la vallée et de l’amélioration de la navigation, on a répondu alors que les études se continuaient. Aujourd’hui j’apprends que les études sont encore sans résultat, que jusqu’à présent rien n’est arrêté. Je demande que le gouvernement s’occupe sérieusement de cette affaire ; car, dans le courant de l’été dernier, il y a eu cinq inondations successives qui ont détruit toutes les récoltes. Dans plusieurs villages, notamment dans ceux de Betecom, Gelrode, Werchter, Rotselaer, Haecht, etc., toutes les plantations de pommes de terre ont été détruites, de manière que la classe ouvrière y est réduite à la dernière misère.

Je demande donc que le gouvernement s’occupe sérieusement, non pas seulement de l’écoulement des eaux, mais en même temps de la construction d’un canal latéral ou de la canalisation.

Projet de loi augmentant le traitement des membres de l'ordre judiciaire

Discussion générale

M. le président – La discussion générale continue. La parole est à M. le ministre de la justice.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Messieurs, dans la séance d’hier, l’honorable M. Castiau vous a dit :

« C’est surtout au nom de la dignité de la magistrature, que je viens combattre en principe le projet de loi qui vous est présenté. »

Je trouve cette opinion de l’honorable membre, peu d’accord avec l’adhésion qu’il a annoncé vouloir donner à une partie du projet. Si l’honorable M. Castiau est si soucieux de la considération et de la dignité de la magistrature, je lui demanderai pourquoi sa sollicitude ne s’étend pas à la considération, à la dignité des juges de paix et des membres des tribunaux de quatrième classe. Il me semble pourtant qu’il est tout aussi important de conserver à ces magistrats auxquels l’honorable M. Castiau porte un si légitime intérêt, toute la considération dont il convient qu’ils soient entourés ; elle leur est nécessaire au même titre qu’aux autres membres de la magistrature.

Je ne conçois pas comment une augmentation de traitement n’altérerait en rien la considération et la dignité des juges de paix et des membres des tribunaux de quatrième classe, s’il est vrai, comme le prétend l’honorable M. Castiau, que l’augmentation de traitement proposée pour les autres magistrats, serait de nature à diminuer la considération dont ils jouissent ? Je crois donc être en droit de dire que l’honorable membre est tombé dans une véritable contradiction. S’il ne craint pas qu’une augmentation des traitements nuise à la considération des juges de paix, il ne doit pas craindre davantage les effets de cette mesure pour les autres magistrats.

Le but de cette loi est de régler les traitements. Dès lors il est impossible de ne pas s’occuper de francs et de centimes, de ne pas parler de ce vil métal qui paraît si odieux à l’honorable M. Castiau. (On rit.)

Pour fixer les traitements, il faut vous entretenir de chiffres ; les proscrire, serait empêcher la discussion de la loi même qui vous est soumise.

L’honorable M. Castiau vous a dit que la considération ne devait pas être mesurée au poids de l’or ; il vous a dit que les juges de paix, notamment, ne devait pas jouir d’une considération moindre que les conseillers à la cour de cassation, parce qu’ils avaient un traitement beaucoup moins élevé. Je ne veux pas faire décroître les juges de paix dans l’estime publique, mais néanmoins leur position hiérarchique est bien inférieure à celle des conseillers à la cour de cassation ; et il est une chose généralement admise dans tous les pays, c’est que les traitements sont calculés à raison de l’importance (page 84) des fonctions, et de la position qu’elles donnent. Aussi je ne pense pas qu’il soit encore venu à l’idée de personne de changer cette proportion, et d’assigner des traitements moins considérables à ceux qui sont plus élevés en dignité. La règle contraire tracée par la raison a toujours été suivie et je ne conçois pas pourquoi l’on en dévierait uniquement en ce qui concerne la magistrature.

Je l’ai dit, je dois le répéter, la loi actuelle est présentée dans un intérêt public, bien plus que dans l’intérêt de la magistrature. J’ai expliqué pourquoi l’intérêt public exige les augmentations que j’ai demandées, et à ce motif d’intérêt public que j’ai fait valoir, il n’a pas été, ce me semble, répondu d’une manière satisfaisante. J’ai émis l’opinion qu’il était important d’attirer dans la magistrature le plus de capacités possible.

L’honorable M. Castiau trouve qu’il n’est pas nécessaire que les sommités du barreau viennent briguer des places dans la magistrature. Certes il n’est pas nécessaire, il n’est même pas désirable que toutes les sommités du barreau aient pour but d’embrasser cette carrière. Mais, d’un autre côté, il serait déplorable de ne voir aucune capacité du barreau aspirer aux fonctions judiciaires.

Si tous les jurisconsultes distingués restaient au barreau, si la magistrature était réduite à se recruter de médiocrités, la considération qui doit l’entourer ne s’affaiblirait-elle pas ; les intérêts des justiciables ne seraient-ils pas grandement compromis ?

D’ailleurs, messieurs, les appointements qu’on demande ne sont certainement pas de nature à attirer vers la magistrature toutes les sommités du barreau. Il y aura toujours une énorme différence entre les honoraires que peut gagner un avocat et les appointements qui seront alloués par la loi nouvelle à ceux des fonctionnaires, même les plus élevés dans l’ordre judiciaire ; il n’y a donc rien à craindre ; le barreau ne sera pas déserté par toutes ses sommités, elles ne viendront pas toutes ambitionner des sièges magistraux.

Mais, je le répète, dans l’intérêt de la magistrature, dans l’intérêt public, dans l’intérêt des justiciables, il est important que toutes les capacités ne soient pas éloignées des fonctions judiciaires par la modicité des appointements ; veuillez bien le remarquez, avec les mêmes études, avec les mêmes connaissances nécessaires à un magistrat, on peut se faire au barreau une position honorable et obtenir des avantages bien plus considérables que ceux dont jouissent les sommités mêmes de la magistrature.

L’honorable M. Castiau vous a dit que la modicité des traitements n’empêcherait pas les personnes capables de demander à entrer dans la magistrature. Il a dit que ces fonctions seraient encore recherchées par ceux pour lesquels le dévouement et l’honneur sont quelque chose, par ceux qui pensent que tout dans la société ne se réduit pas en question d’argent…

Certes, messieurs, il se présentera encore des gens d’honneur et de dévouement, pour embrasser cette honorable carrière ; mais combien de gens d’honneur n’en seront pas éloignés pour en suivre une autre également honorable et plus lucrative ? Un père, par exemple, dont la sollicitude doit s’étendre sur une nombreuse famille, ne devra-t-il pas renoncer à une carrière qui ne lui offre pas les moyens de donner à ses enfants une éducation et une position convenables ? Devra-t-il se borner à leur léguer un patrimoine d’honneur et de probité ?

Ainsi, messieurs, il me semble qu’il n’y aurait pas absence de sentiments d’honneur chez celui qui hésiterait à entrer dans la magistrature, si ces fonctions ne lui offraient pas quelques avantages de nature à compenser les sacrifices nécessaires pour se frayer les voies de cette carrière laborieuse et difficile.

Je vous le disais tout à l’heure, messieurs, l’honorable M. Castiau a annoncé qu’il voterait pour les augmentations de traitements destinées aux juges de paix. J’avais dit, en exposant les motifs de la loi, que, dès l’instant où l’on reconnaissait la nécessité d’augmenter les appointements des juges de paix, on reconnaissait aussi implicitement la nécessité d’augmenter les appointements des autres fonctionnaires de l’ordre judiciaire. Ainsi le veut, avais-je dit, et l’honorable M. Castiau a répété ces paroles, ainsi le veut le principe de la hiérarchie. A cela, l’honorable M. Castiau m’a fait la réponse suivante :

« M. le ministre de la justice est réduit dans cette circonstance, par le malheur de sa position, à énoncer dans cette enceinte des doctrines d’un positivisme, d’un matérialisme en quelque sorte désolant. »

Je dois, messieurs, séparer les deux parties de cette phrase. L’honorable M. Castiau me dit que, par le malheur de ma position, je suis amené à énoncer dans cette enceinte des doctrines d’un positivisme désolant. Eh bien, messieurs, je crois ne pas devoir repousser ce reproche. J’ai des doctrines positives, me dit l’honorable M. Castiau ; eh sans doute ! J’étudie les faits, les faits positifs ; cette étude permet de faire de bonnes lois, des lois pratiques, des lois qui répondent aux besoins et aux intérêts de la société.

Je pourrais peut-être faire, avec beaucoup plus de raison, un reproche contraire à l’honorable M. Castiau et lui dire qu’il n’est pas assez positif, qu’il fait abstraction des faits et des réalités pour se bercer d’illusions et courir après des chimères.

Je crois, messieurs, dans la mission que j’ai à remplir, pourvoir et devoir même être très-positif, m’appuyer sur des faits, tenir compte de l’état de la société, et ne pas me laisser entraîner vers des théories qui n’auraient pas pour elles la consécration de l’expérience.

Quant à la seconde partie de la réponse de l’honorable M. Castiau, où il est question de doctrines d’un matérialisme en quelque sorte désolant, j’avoue que je ne puis le comprendre.

Messieurs, l’honorable M. Castiau m’a fourni dans son discours une nouvelle preuve de la nécessité d’augmenter les traitements des membres des tribunaux de première instance, alors qu’on augmente les traitements des juges de paix.

L’honorable M. Castiau a fait en quelque sorte la guerre au principe de l’inamovibilité. Je dis en quelque sorte, parce que l’honorable M. Castiau a fait voir quelques côtés faibles de ce principe, et en cela je suis d’accord avec lui. Certes je ne voudrais pour rien au monde, et l’honorable M. Castiau ne le voudrait pas non plus, sacrifier le principe, si salutaire de l’inamovibilité. Mais il est évident qu’à côté de ces avantages il y a quelques inconvénients que vous a signalés hier l’honorable membre. Or, je dis, messieurs, que ces inconvénients qui consistent principalement en ce que les magistrats, grâce à leur inamovibilité, peuvent montrer peu de zèle dans l’exercice de leurs fonctions, je dis que ces inconvénients doivent être corrigés par la perspective de positions supérieures auxquelles aspireront les magistrats des premiers degrés. Cette perspective d’avancement les maintiendra dans la ligne de l’exactitude et du devoir, si le sentiment de l’honneur, si leur propre conscience ne les y retenaient pas suffisamment.

Je pense donc pouvoir puiser dans ce qu’a dit l’honorable M. Castiau relativement à l’inamovibilité des fonctionnaires de l’ordre judiciaire et aux inconvénients qu’elle peut entraîner, un argument de plus pour établir qu’il est nécessaire, dans l’intérêt de la bonne justice, que les fonctions supérieures à celles des juges de paix soient rétribuées de manière à engager les juges de paix à y aspirer.

L’honorable orateur auquel je réponds à cité une phrase qui avait été, dans une autre séance, prononcée par l’honorable M. de Naeyer, et parlant de la magistrature, il lui a appliqué ces mots : Otium cum dignitate. Il vous a parlé d’audiences très-courtes que donnait la magistrature ; il vous a parlé de trois audiences par semaines, de trois audiences d e3 heures.

Messieurs, l’honorable M. Castiau sait très-bien, personne n’ignore, du reste, que l’audience est la moindre partie de la besogne des magistrats ; les magistrats, pendant l’audience, vont chercher de la besogne, si je puis parler ainsi ; lorsqu’ils rentrent chez eux, c’est alors dans le silence du cabinet que leurs véritables occupations commencent ; l’honorable M. Castiau sait très-bien que, pour être bon juge, il ne faut pas se borner à décider les affaires, mais qu’il faut encore que le magistrat s’occupe de la théorie du droit, qu’il se tienne au courant de la science et de la jurisprudence, non-seulement de son pays, mais aussi des pays voisins qui ont des lois analogues aux nôtres ; et comment donc appliquer à nos magistrats si studieux et laborieux ces mots : Otium cum dignitate !

Certes, messieurs, il existe dans les tribunaux, comme dans tous les corps délibérants, des magistrats qui travaillent plus les uns que les autres ; mais il n’en est pas moins constant que les magistrats de l’ordre judiciaire ont généralement une besogne considérable, et n’ont guère de loisir, s’ils veulent rester à la hauteur de la science et à la hauteur de leur importantes fonctions.

L’honorable M. Castiau pense que les occupations des cours d’appel sont diminuées depuis la dernière loi qui a été votée sur la compétence. La diminution est excessivement faible. Mais si même elle était considérable, qu’en résulterait-il ? Qu’on pourrait diminuer le personnel des cours, mais cela n’affecterait en rien, me paraît-il, le chiffre des traitements. A Bruxelles, par exemple, il y a une chambre nommée provisoirement, et dont l’existence expire dans quelques années. Eh bien ! si l’arriéré qui existait lorsque cette chambre a été créée, n’existe plus lorsque la loi expirera, celle-ci ne sera pas renouvelée ; le personnel de la cour sera diminué. Mais, je le répète, cela ne peut affecter en rien le chiffre du traitement.

Messieurs, l’honorable M. Castiau a parlé de la justice en Angleterre et il nous a fait, à cet égard, une concession. Il nous a dit : Si la justice en Belgique était organisée comme en Angleterre, s’il n’y avait qu’un seul juge appelé à rendre les jugements, à connaître des affaires même les plus difficiles, je concevrais qu’on lui fît une position magnifique. Mais comme nous avons en Belgique, par malheur, a-t-il ajouté, un personnel judiciaire très-nombreux, que nous avons suivi ce qui a été introduit en France depuis la révolution de 1789, il n’y pas même motif pour donner, à ce personnel nombreux, une position aussi belle.

J’avoue, messieurs, que je ne comprends pas comment, parce qu’il y a trois juges qui siègent, ces trois juges doivent être moins payés que si un seule siégeait. Cela coûtera plus cher ; mais que vous ayez un seul juge ou que vous en ayez trois, il ne vous en faut pas moins les mêmes capacités ; l’honorable membre ne voudra sans doute pas diviser la capacité par tiers et n’exiger de chacun des trois juges qu’un tiers de capacité pour ne lui accorder qu’un tiers d’appointement !

L’honorable M. Castiau vous a cité la manière dont la justice se rend en Angleterre ; mais si dans ce pays il n’y a qu’un juge par tribunal, il y a au moins une grande quantité de tribunaux.

(Ici le ministre lit la nomenclature des nombreuses cours de justice en Angleterre.)

Je crois, messieurs, que si l’on additionnait tous les appointements qui se trouvent répartis sur ces différents chefs de justice en Angleterre, on arriverait à une somme infiniment plus élevé que celle que nous demandons pour la magistrature belge.

Messieurs, en France, où il y a une organisation à peu près semblable à celle que nous avons en Belgique, en France, le personnel est infiniment plus considérable et les tribunaux sont relativement en beaucoup plus grand nombre que chez nous. C’est ainsi qu’en France, il y a un tribunal de première instance pour 94,000 habitants, tandis que chez nous il y a seulement un tribunal de première instance pour 160,000 habitants. Voilà déjà (page 85) une grande différence, et si en France les appointements sont un peu moins élevés, l’égalité se rétablit par le nombre plus considérable de tribunaux.

Je désire répondre maintenant, puisque l’occasion s’en présente, aux arguments que l’on tire de la comparaison du chiffre des appointements dans les deux pays. L’honorable membre a cité hier la cour de Bordeaux, je pense…

M. Castiau – La cour de Douai.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Soit ; mais je m’arrêterai maintenant à celle de Bordeaux, parce que cette ville a plus de rapport avec Bruxelles.

Eh bien, messieurs, les conseillers à la cour de Bordeaux ont 4,200 francs ; les conseillers à la cour d’appel de Bruxelles auront 6,000 fr. si le projet de loi est adopté ; mais par contre le premier président de la cour de Bordeaux a 20,000 fr. et le traitement du procureur-général est fixé au même chiffre.

Si donc vous additionniez les traitements du premier président, du procureur-général, des présidents et des conseillers de la cour de Bordeaux, vous arriveriez peut-être à une somme plus élevée que celle que nous demandons pour la cour d’appel de Bruxelles. On cite toujours complaisamment les appointements inférieurs, les appointements des juges, des conseillers, mais on se garde bien de citer les appointements des chefs de la magistrature et de faire un total général pour voir de quel côté penche la balance.

Puisque je suis à vous parler des appointements que la magistrature touche en pays étranger, qu’il me soit permis de vous faire connaître le chiffre des appointements que reçoivent dans quelques autres pays les fonctionnaires du même rang que ceux dont nous nous occupons en ce moment. Pour ne parler que de la cour de cassation : en France, le premier président de la cour de cassation reçoit 30,000 francs ; en Hollande, 16,938 fr ; dans la Prusse rhénane 18,750 fr. ; dans la Prusse proprement dite, 22,500 fr. ; dans le grand-duché de Base, 12,870 fr. ; en Saxe, 12,950 fr. ; dans la Bavière, 14,986 fr.

Voilà, messieurs, les appointements qui, dans ces différents pays, sont attachés aux fonctions correspondantes à celles de premier président de la cour de cassation. La seule énonciation de ces chiffres prouve qu’il n’y a rien d’exagéré dans les propositions que nous vous avons soumises relativement à la cour de cassation, pour laquelle nous ne demandons d’augmentation qu’en ce qui concerne le premier président, le procureur-général et les avocats-généraux.

L’honorable M. Castiau a parlé hier des frais de justice ; il a dit qu’il y avait un véritable scandale à les voir s’élever aussi haut, que parfois ils étaient tellement considérables qu’ils dépassaient la valeur même de l’objet en litige. Ces assertions peuvent être exactes. Néanmoins, l’honorable M. Verhaegen est d’un avis tout à fait opposé, puisqu’il pense qu’on pourrait sans inconvénient augmenter encore certains frais de justice.

M. Castiau – C’est mon adversaire dans cette circonstance.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Je le sais bien, mais j’ai cru pouvoir opposer à votre assertion l’opinion de M. Verhaegen, pour prouver que le grief que vous articuliez n’était pas reconnu fondé par tout le monde.

L’honorable M. Verhaegen, dont je viens de citer l’opinion, a émis, relativement à un autre objet, un avis que je ne puis admettre. En appuyant l’augmentation de traitement des membres de l’ordre judiciaire, l’honorable M. Verhaegen a dit que les magistrats ne pouvaient accepter aucune indemnité en qualité de membres d’une commission ou du chef d’une mission temporaire qu’ils auraient à remplir. Il a invoqué, à cet égard, l’art. 103 de la constitution. Eh bien, je dois déclarer à l’honorable membre que je ne partage aucunement sa manière de voir sur ce point.

Je suis intimement convaincu que l’art. 103 de la constitution ne met aucunement obstacle à ce que des magistrats soient chargés d’un travail spécial et reçoivent de ce chef une indemnité. L’art. 103 de la constitution ne parle que de fonctions salariées, et il est impossible de mettre sur la même ligne que des fonctions un travail tout à fait spécial et temporaire et ne donnant lieu qu’à une indemnité. Déjà, la question s’est présentée devant la chambre et il a été reconnu alors qu’il fallait apprécier les choses en fait, que si des travaux qualifiés de temporaires étaient, au contraire, de véritables fonctions, que si l’indemnité qui y était attachée, n’était qu’un traitement d’équité, qu’alors l’article 103 était applicable ; mais que l’appliquer d’une manière plus étendue, ce serait fausser l’esprit de la constitution, et priver souvent le pays des lumières et des talents de magistrats expérimentés. On a dit, dans une discussion précédente, qu’il fallait faire une distinction entre les magistrats qui se déplaçaient et ceux qui ne se déplaçaient pas, qu’on pouvait accorder une indemnité aux uns, mais qu’on ne pouvait en accorder aux autres ; je crois, messieurs, que c’est là une erreur ; car, dans l’indemnité de déplacement se trouve évidemment comprise l’indemnité de travail ; lorsqu’un magistrat se déplace on ne se borne pas à lui rembourser ce qu’il a pu dépenser dans la ville où il s’est rendu, on lui donne une indemnité assez large pour rémunérer également le travail extraordinaire auquel il s’est livré. Jusqu’à présent des magistrats ont été souvent chargés de missions, de travaux de cette nature, et je ne pense pas qu’ils aient hésité à accepter l’indemnité qui leur a été accordée de ce chef.

L’honorable M. Verhaegen demandait hier le motif pour lequel le gouvernement n’avait pas accepté purement et simplement la proposition qu’il a faite d’augmenter d’un quart les traitements de tous les fonctionnaires de l’ordre judiciaire.

Un membre – D’un tiers pour ceux de Bruxelles.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – L’honorable membre avait fait, en effet, cette proposition, mais il l’a abandonnée hier.

M. Verhaegen – Parce que je ne voyais pas de chance de la faire adopter.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Je ne sais pas quel est le motif qui a porté mes prédécesseurs à ne pas adopter le système de l’honorable M. Verhaegen, mais si j’avais eu l’honneur d’être au ministère à cette époque, je ne l’aurais pas adopté non plus. L’augmentation proportionnelle proposée par l’honorable membre aurait, en effet, établi des inégalités trop grandes entre les divers fonctionnaires ; ainsi, par exemple, l’augmentation d’un quart aurait porté le traitement d’un premier président de cour d’appel à 11,222 fr. et celui d’un conseiller seulement à 6,222 fr. L’adoption de la proposition aurait entraîné d’autres inégalités de la même nature, et je pense que c’est pour ce motif qu’elle n’a pas été accueillie par le gouvernement.

En terminant, messieurs, je dois encore répondre un mot à l’honorable M. Castiau. Cet honorable membre nous a parlé hier des intérêts moraux, des intérêts intellectuels si longtemps négligés ; je lui demanderai à quels intérêts moraux et intellectuels il veut faire allusion ? Veut-il parler de l’instruction du peuple ? Mais l’instruction primaire, organisée par une loi récente, n’étend-elle pas ses bienfaits sur tout le pays ? Cette instruction ne promet-elle pas d’heureux fruits, basée qu’elle est sur la morale et la religion ? Quels sont donc les intérêts moraux négligés ?

Et, sans parler des institutions de bienfaisance qui se multiplient sous la protection et sous la direction du gouvernement, dune manière si générale et si heureuse, et où toutes les infortunes, toutes les infirmités peuvent trouver un asile, je demanderai à l’honorable membre si le patronage qui s’exerce déjà sur certaines catégories de condamnés libérés, si ce patronale ne sert pas aussi les intérêts moraux et intellectuels et n’est pas utile à la société ?

Il y a, messieurs, des maisons de refuge qui sont établies dans différentes localités. Je puis notamment citer celle de Namur qui est sous la direction spéciale d’un ecclésiastique justement renommé par ses vertus et sa bienfaisance, M. le chanoine d’Hauregard. (Interruption.)

Ce n’est pas un maison de détention, c’est une maison où l’on reçoit les femmes qui sortent du pénitencier ou d’autres prisons, ou des femmes qui, s’étant adonnées à une vie licencieuse, veulent l’abandonner.

M. Castiau – Le gouvernement n’y est pour rien.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Le gouvernement y est pour des subsides, pour la direction qu’il cherche à imprimer à ces institutions, pour la protection qu’il leur accorde ; et pour pouvoir leur accorder des secours plus larges et plus efficaces, j’ai demandé aux chambres une somme assez considérable dans le budget de la justice. Je pense, messieurs, qu’en agissant ainsi on ne néglige pas les intérêts moraux de la société et les intérêts des malheureux ; ces maisons de refuge ne reçoivent encore que des femmes, j’espère que bientôt on pourra organiser aussi un patronale pour les hommes, mais cette mesure est subordonnée aux modifications à apporter au régime de nos prisons pour qu’il puisse permettre d’espérer l’amendement des condamnés.

N’est-ce pas rien que cette série de mesures qui ont été prises pour venir en aide à l’infortune et pour réhabiliter autant que possible les malheureux flétris par le crime ou par la débauche ? Mais si l’honorable membre pense que ce n’est rien, je ferai un appel à sa haute intelligence ; je ferai un appel à ses sentiments généreux, à ses sentiments d’humanité, qu’il traduit si souvent dans cette enceinte en phrases éloquentes, je lui demanderai qu’il veuille m’indiquer les moyens à l’aide desquels il croit possible de faire disparaître ou au moins soulager la misère…

M. Castiau – Les caisses de prévoyance.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Ces caisses sont déjà organisées pour certaines industries, et l’examen de cette question très-grave se poursuit activement ; mais de semblables mesures doivent être mûries et non improvisées ; on ne peut exiger du gouvernement qu’il fasse tout à la fois.

M. Castiau – Et les ateliers de travail ?

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Les ateliers de travail sont organisés dans plusieurs villes et déjà dans certaines localités de la campagne. Les bureaux de bienfaisance viennent nous seconder en donnant du travail, au lieu de donner des aumônes. Je pense que cela rentre entièrement dans les vues et les sentiments de l’honorable membre. Je lui répète donc que, s’il voulait écouter mon appel et nous indiquer des moyens plus efficaces pour atteindre le but que nous recherchons tous, il rendrait un plus grand service à l’humanité souffrante qu’en se bornant à nous adresser des reproches vagues sur notre prétendue inaction et notre prétendue apathie.

M. Vanden Eynde – Messieurs, n’attendez pas de moi que je vienne exposer ici les diverses considérations qui militent en faveur de l’augmentation des traitements de l’ordre judiciaire ; ma position dans la magistrature me commande, à cet égard, une grande réserve ; je me bornerai, par conséquent, à vous présenter quelques observations, relatives au système que l’honorable ministre de la justice a adopté dans les propositions qu’il nous a communiquées dans la séance de jeudi dernier.

Je regrette que, dans cette circonstance, je me trouve en désaccord avec l’honorable ministre de la justice ; mais le nouveau projet qu’il a présenté, s’éloigne trop du système qui a été consacré par la loi du 27 ventôse an VIII ; ces propositions établissent une trop grande disproportion entre le traitement du président et celui du simple juge, pour que je puisse y donner mon assentiment.

(page 86) Vous le savez, messieurs, la constitution a fait de l’ordre judiciaire l’un des trois grands pouvoirs de l’Etat, elle a placé le pouvoir judiciaire à côté du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Le congrès national a voulu que le pouvoir judiciaire fût le palladium de nos libertés civiles et religieuses ; il a voulu que la justice n’émanât plus, comme en France, du pouvoir exécutif, que la justice fût rendue au nom de la nation et non pas au nom du roi. C’est pour cela que le congrès national a voulu que le magistrat fût inamovible et indépendant, c’est pour cela qu’il a voulu qu’il ne pût subir en aucune manière l’influence du pouvoir exécutif, du gouvernement.

Voilà pourquoi, messieurs, la loi qui règle les traitements de l’ordre judiciaire, doit avoir un double but ; elle doit d’abord avoir pour objet une rémunération juste des travaux et des sacrifices que le magistrat fait dans l’intérêt du bien public ; il faut qu’elle ait ensuite pour objet de donner une garantie à l’indépendance du magistrat vis-à-vis du pouvoir et des justiciables, en mettant le juge en état d’élever honorablement sa famille et de tenir dans la société le rang que lui assigne sa place.

Le principe d’inamovibilité et d’indépendance était déjà écrit dans la constitution de l’an VIII, et la loi du 27 ventôse de la même année a réglé l’exécution de ce principe. Je n’examinerai pas si le taux des traitements fixés par cette loi était suffisant pour garantir, à cette époque, l’indépendance des magistrats ; j’appellerai seulement l’attention de la chambre sur le système de cette loi, pour la répartition des traitements entre les divers grades de la magistrature.

Depuis 45 ans, le système de la loi que je viens de rappeler a servi de base à toutes les législatures ; vous en avez, vous-mêmes, messieurs, fait l’application dans la loi du 4 août 1832, et pour la cour de cassation, et pour les tribunaux de première instance. Il importe, par conséquent, d’attirer sur ce point l’attention de la chambre ; car M. le ministre de la justice a complètement dévié de ce système, sans justifier la mesure qu’il a adoptée et qui tend à mettre une si grande disproportion entre le traitement du président et celui du simple juge ; M. le ministre de la justice augmente ainsi sans motif le traitement des présidents et donne au simple juge de première instance, dont le traitement est reconnu insuffisant, une misérable aumône, une augmentation dérisoire de 292 fr.

La loi du 27 ventôse an VIII a pris pour base, dans la répartition des traitements entre les divers grades de la magistrature, le traitement du simple juge de corps auquel appartient le chef. C’est ainsi qu’elle a pris pour base, quant aux tribunaux de première instance et aux tribunaux d’appel de l’époque, le traitement du juge de première instance et celui du juge du tribunal d’appel ; pour les chefs de corps, la loi a augmenté le traitement du simple juge d’une moitié, et pour le vice-président ou second président d’un quart.

Cette répartition a paru équitable au législateur de cette époque, parce qu’alors, comme aujourd’hui, la constitution voulait que le juge fût indépendant, ne subit aucune influence ; parce qu’alors, comme aujourd’hui, le juge était l’égal du président, il n’était pas son inférieur ; parce qu’alors, comme aujourd’hui, la loi avait pris la précaution de soustraire le juge à tout l’influence du président, au point que, même dans les délibérations, elle obligeait le président à donner son vote le dernier ; parce qu’alors, comme aujourd’hui, elle voulait que les juges obtinssent dans le public la même considération que le président.

Le congrès national a pleinement adopté ce principe d’indépendance ; comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vous en avez fait l’application dans la loi du 4 août 1832. C’est ainsi que vous avez donné au conseiller de la cour de cassation un traitement de 9,000 francs ; vous l’avez augmenté de moitié, ce qui fait 13,500 francs, et vous avez accordé au premier président une somme ronde de 14,000 francs ; pour les présidents de chambre, vous avez augmenté d’un quart le traitement du conseiller : ce qui fait 11,250 francs ; vous avez négligé la fraction et vous avez donné au président de chambre une somme ronde de 11,000 fr.

Vous avez appliqué le même système aux tribunaux de première instance. Je me bornerai à citer un exemple : d’après la loi du 4 août 1832, le juge de première classe à 3,200 fr. ; pour le président vous avez augmenté ce traitement de moitié, et vous avez donné au président un traitement de 4,800 fr. ; au vice-président vous avez donné un quart en plus, et son traitement a été fixé à 4,000 fr.

Je le répète, il y a 45 ans que ce système a été appliqué ; je ne vois donc pas quelle nécessité a pu engager M. le ministre de la justice à dévier d’une si ancienne pratique. M. le ministre propose de donner au premier président de la cour de cassation, aux chefs des cours d’appel et aux présidents des tribunaux de première instance, deux tiers en sus du traitement du juge ; pourquoi M. le ministre augmente-t-il cette proportion d’une manière si considérable ? pourquoi l’augmente-il exclusivement en faveur du premier président de la cour de cassation, et non en faveur des présidents de chambre de cette cour, de ceux des cours d’appel et des vice-présidents des tribunaux de 1er instance ? Pourquoi cette différence, que rien ne justifie ?

Je sais que l’empereur Napoléon, quand il a saisi le pouvoir suprême, n’a pas tardé à augmenter les traitements des chefs des différents corps judiciaires ; je sais que, par un décret du 20 juin 1806, il a fixé le traitement du premier président de la cour d’appel de Liége, à 10,000 fr., de celui de la cour d’appel de Bruxelles à 15,000 fr., et que plus tard, par un décret du 30 janvier 1811, il a élevé ce dernier traitement à 20,000 fr. et celui du président du tribunal de Bruxelles à 6,000.

Vous comprenez quelle était la pensée, quel était le but de l’empereur. D’ailleurs, le senatus-consulte du 12 octobre 1807, que l’empereur sut arracher à la faiblesse du sénat-conservateur, vous prouvera dans quelles vues les traitements étaient augmentés extraordinairement en faveur des chefs de corps ; le senatus-consulte du 12 octobre 1807, par méfiance de l’indépendance du juge, abolit l’inamovibilité, et statua qu’il ne serait donné aux juges de provision à vie qu’après cinq années d’exercice, et encore pour autant que cela convînt au bon plaisir de S.M. l’empereur. Cet état précaire du magistrat a continué jusqu’à notre émancipation politique et vous savez si, sous le gouvernement des Pays-Bas, on a reproché au pouvoir d’avoir influencé d’une manière fâcheuse certains membres de la magistrature.

Pour moi, je veux empêcher qu’un pareil reproche puisse être adressé à la magistrature, je veux empêcher qu’une suspicion pareille puisse désormais exister ; je ne veux pas mettre une trop grande distance, une trop grande disproportion entre le chef de corps et les simples juges, car ils doivent jouir de la même considération, ils se trouvent sur la même ligne, l’un n’est pas inférieur à l’autre. Je repousse donc l’augmentation que M. le ministre veut accorder au premier président de la cour de cassation et aux premiers présidents des cours d’appel.

Une autre considération encore me détermine à m’opposer à l’augmentation de traitement du premier président de la cour de cassation et des premiers présidents des cours d’appel, c’est que, pour élever ainsi en dehors de toute proportion les traitements de ces hauts fonctionnaires, le ministre ne donne aux juges de première instance que l’augmentation minime de 400 fr qui, si on en déduit, comme l’a fait remarquer M. Verhaegen, les 3 p.c. qu’on retient en faveur des caisses des veuves, se réduit, en réalité à un augmentation de 292 francs. Il en est ainsi pour les juges de la première classe, et la même proportion existe pour les juges des trois autres classes.

Il me parait que la justice distributive réclame impérieusement qu’on mette les juges de première instance de toutes les classes à même d’élever honorablement leur famille dans le rang que leur assignent leurs fonctions avant d’élever le traitement du premier président de la cour de cassation, des premiers présidents des cours d’appel au-delà des besoins de leur position. Pour garantir l’indépendance du juge, il faut rémunérer équitablement les travaux et les sacrifices du magistrat, et le mettre à même de tenir dans la ville qu’il habite une position conforme à sa mission.

C’est là le but que doit avoir toute loi qui règle le traitement de la magistrature, de l’aveu même de M. le ministre de la justice. Sous ce point de vue donc encore je m’opposerai au projet de M. le ministre de la justice, et je rejetterai l’augmentation proposée par la section centrale pour les premiers présidents de la cour d’appel. J’adopterai la proposition de la section centrale pour les traitements des membres des tribunaux de première instance. J’arrive, messieurs, à la classification des tribunaux de première instance. Je partage, sous ce rapport, l’avis de mon honorable collègue, M. de La Coste, je pense que c’est ici le moment de s’occuper de la classification des tribunaux.

Le gouvernement ne peut prétexter que cette question n’est pas suffisamment étudiée, n’est pas suffisamment éclaircie. Le tribunal de Louvain et divers autres tribunaux de première instance ont mis le gouvernement en demeure d’examiner cette question. D’ailleurs le compte que se fait rendre M. le ministre de la justice de l’administration de la justice civile et de la justice criminelle en Belgique permet d’apprécier l’importance des tribunaux. C’est par ce compte rendu d’une période de plusieurs années, publié en 1843, qu’on voit figurer au premier rang des tribunaux de troisième classe, pour l’importance des affaires correctionnelles et criminelles, le tribunal du district de Louvain.Ce tribunal a la même importance pour les affaires civiles.

Ce n’est donc pas parce que l’affaire de la classification n’est pas suffisamment instruite, que le gouvernement se refuse à faire passer ce tribunal dans une classe supérieure ; mais c’est que le gouvernement ne veut rien faire pour un arrondissement aussi important que celui que je représente dans cette enceinte. J’ai bien peu l’espoir, en présence de l’opposition du gouvernement de voir passer le tribunal de Louvain dans la 2e classe. Cependant le gouvernement sait fort bien, comme moi, que l’importance est telle que son personnel, malgré les audiences extraordinaires qu’il donne, ne peut suffire à l’expédition des affaires de son ressort.

Si je n’obtiens pas pour le tribunal de Louvain la classification que je réclame, je m’opposerai à la proposition de la section centrale, de supprimer la 4e classe, et j’appuierai les propositions du ministre qui tend à la conserver. Il serait extraordinaire que les tribunaux de Furnes, Turnhout, Marche, etc. fussent sur la même ligne que les tribunaux les plus importants de la 3e classe. Le traitement du juge, comme nous l’avons vu, doit être en rapport avec ses travaux, ses sacrifices et la cherté de la vie dans la localité où il a son siège. Il est impossible de mettre sur la même ligne, sous ce rapport, les tribunaux de Furnes, de Turnhout, Marche et autres que ceux de Louvain Charleroy, etc.

Voilà, messieurs, les principales observations que j’avais à faire sur l’ensemble du projet. Je me réserve de relever quelques autres propositions de M. le ministre de la justice, si le dernier projet qu’il a soumis à la chambre n’est pas retiré.

M. Delfosse – Messieurs, l’honorable député de Bruxelles qui a pris la parole dans la séance d’hier a défendu le projet de loi, qu’il regarde avec raison comme son œuvre, avec une chaleur, je dirai même avec une tendresse toute paternelle.

Ce projet, vous a-t-il dit, n’est que l’accomplissement d’une promesse solennellement faite et reproduite à plusieurs reprises ; les magistrats ont été (page 87) comme tant d’autres, victimes de la révolution, nous leur devons une indemnité ; c’est une dette sacrée ; aussi, a-t-il ajouté, d’un air triomphant : Il y aura en faveur du projet une immense majorité ; les opposants seront de rares exceptions.

Je crois que la prédiction de mon honorable ami se réalisera ; il aura cette fois, et je ne lui envie pas, le rare avantage de se trouver avec la majorité. Il y a pour cela des raisons que chacun connaît et que je m’abstiendrai de développer pour ne pas être accusé de manquer aux convenances parlementaires.

Mais je me permettrai d’adresser une question à mon honorable ami. Chaque fois qu’il parle, je l’écoute avec attention et j’aime à retenir ses paroles. Il nous disait un jour : Je vois bien que le ministère est d’accord avec la majorité ; mais est-ce le ministère qui a la majorité ? ne serait-ce pas plutôt la majorité qui a le ministère ? Je lui demanderai, à mon tour, si dans cette circonstance, c’est lui qui tient la majorité ou si c’est la majorité qui le tient ? (On rit.) Je suis du reste parfaitement tranquille ; je connais assez mon honorable ami pour être convaincu que si, dans cette circonstance, c’est la majorité qui le tient, elle ne le tiendra pas longtemps. (On rit de nouveau.)

L’assentiment presque unanime qu’un projet de loi rencontre dans cette enceinte, est-il un indice certain de sa bonté ? ce n’est pas sans doute mon honorable ami qui pourrait le prétendre, lui qui a été avec moi l’un des trois opposants à la loi sur l’enseignement primaire. Je ne pense pas que mon honorable ami en soit venu au point de trouver cette loi bonne.

M. Verhaegen – Non, sans doute.

M. Delfosse – Je ne veux pas rechercher si des promesses solennelles ont été faites en 1832. Je ne veux pas rechercher si ces promesses ont été renouvelées à plusieurs reprises ; alors même que des promesses solennelles auraient été faites, alors même quelles auraient été renouvelées à plusieurs reprises, je ne me croirais pas lié. A qui servirait l’action électorale si ceux qui pénètrent dans cette enceinte étaient liés par les promesses de ceux dont ils viennent prendre la place ? J’ai le droit et j’en userai, d’examiner la question en elle-même et de me prononcer comme si aucun précédent n’avait été posé, comme si aucune promesse n’avait été faite.

De toutes les augmentations qu’on sollicité, il n’en est jusqu’à présent qu’une seule qui me paraisse suffisamment justifiée ; c’est l’augmentation des traitements des juges de paix et de leurs greffiers. Plusieurs honorables collègues ont démontré à l’évidence la nécessité d’augmenter ces traitements, qui bien certainement sont trop faibles. On est à se demander comment on a pu laisser aussi longtemps des magistrats si recommandables, si utiles, dans une position pécuniaire dont bien de simples ouvriers ne se contenteraient pas.

Il y a, je le sais, quelques juges de paix qui ont un casuel élevé ; mais c’est le très-petit nombre, et comme ils résident dans de grandes villes, on ne pourrait décemment leur offrir un traitement inférieur à celui des juges de paix des cantons ruraux. Sans cette considération que je trouve puissante, et qui n’amènera d’ailleurs qu’une augmentation très-légère, je ne verrais pas d’inconvénient à laisser au taux actuel le traitement de ceux d’entre les juges de paix qui ont un casuel élevé.

M. le ministre de la justice nous a dit, la première fois qu’il a pris la parole, et il a répété tantôt, que l’augmentation du traitement des juges de paix doit amener, comme conséquence nécessaire l’augmentation du traitement des autres magistrats de l’ordre judiciaire. Je ne puis être de l’avis de M. le ministre de la justice : on peut très-bien augmenter le traitement des juges de paix si on le trouve trop faible (et il paraît que c’est l’avis général) et ne pas augmenter le traitement des autres magistrats, si on le trouve suffisant. On n’apporte par là aucun trouble à la hiérarchie, à la gradation, qui dive exister entre les différentes classes de magistrats.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Mais la hiérarchie n’existera plus !

M. Delfosse – M. le ministre de la justice ne propose-t-il pas lui-même de donner aux présidents des tribunaux de première instance de première classe le même traitement qu’aux conseillers des cours d’appel ? Et ne peut-on pas dire que le juge de paix qui préside un tribunal, qui le forme à lui seul, est au moins aux juges de première instance ce que le président d’un tribunal de première instance est aux conseillers d’une cour d’appel ?

Si M. le ministre de la justice était fermement convaincu qu’une augmentation du traitement des juges de paix doit nécessairement amener l’augmentation du traitement des autres membres de l’ordre judiciaire, il devrait, pour être conséquent, réclamer une augmentation de traitement pour les conseillers à la cour de cassation . Cependant c’est ce qu’il ne fait pas. Il devrait aller plus loin, il devrait aussi réclamer une augmentation de traitement pour lui-même, afin, pour me servir de son expression, de ne pas changer l’échelle proportionnelle qui existe entre les divers traitements.

Je ne dirai rien, messieurs, des membres de la cour de cassation ; la chambre paraît disposée à maintenir le statu quo en ce qui les concerne, et elle fera très-bien. Augmenter des traitements aussi élevés, ce serait insulter à la misère publique !

Le sort des conseillers des cours d’appel ne me paraît pas non plus trop à plaindre ; il y a peu de fonctions plus belles, plus dignes d’envie que celles de ces honorables magistrats. Les douceurs de cette position vous ont été retracées par des voix plus éloquentes que la mienne.

Les conseillers des cours d’appel sont entourés d’une grande considération ; ce qui peut être, dans certain cas, une source d’avantages pécuniaires.

Ils jouissent, par le privilège de l’inamovibilité, d’une entière indépendance. L’inamovibilité qui, je le reconnais avec M. le ministre de la justice et avec mon honorable ami M. Verhaegen, est une garantie précieuse pour les justiciables, n’est-elle pas aussi un avantage très-grand pour les magistrats ? Si je devais entrer dans les fonctions publiques, je préférerais certes une place inamovible, avec mille francs de moins, à tout autre place avec mille francs de plus, et je pense que beaucoup seraient de mon avis.

Les conseillers des cours d’appel, on vous l’a déjà dit, n’ont que quelques heures d’audience par semaine ; et les plaidoiries des avocats distingués, qui sont ordinairement chargés des affaires difficiles, facilitent singulièrement les études, les recherches auxquelles ils doivent, comme l’a dit M. le ministre de la justice, se livrer dans le silence du cabinet.

Les conseillers des cours d’appel ont trois mois de vacances…

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Deux mois.

M. Delfosse – En droit, c’est possible ; mais, en fait, les vacances durent trois mois.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – La cour de cassation n’a pas de vacances.

M. Delfosse – Je ne m’occupe pas en ce moment de la cour de cassation. Je ne parle que des cours d’appel.

Les conseillers des cours d’appel touchent leur traitement avec régularité, alors même que les temps sont difficiles, alors même qu’une maladie les empêche de siéger, alors même que, faisant partie du jury d’examen ou du corps législatif, ils s’absentent de leur siège pendant des mois entiers.

Lorsque l’heure de la retraite a sonné pour eux, ils obtiennent une bonne pension.

Un traitement de 5,000 fr., joint aux avantages très-grands que je viens d’énumérer, n’est certes pas à dédaigner. 5,000 fr. par an, c’est (l’honorable M. Verhaegen en a fait le calcul) à peu près 14 fr. par jour. C’est pendant toute l’année, sans frais de déplacement, ce que les membres de la chambre ne reçoivent que pendant la durée des sessions.

Cependant, quand on a fixé l’indemnité des représentants, on a donné pour raison principale, qu’il fallait rendre l’accès de la chambre possible à ceux qui n’ont pas de fortune. Les membres de la chambre des représentants ont une position au moins aussi élevée que les conseillers des cours d’appel. Mon honorable ami nous a dit que la magistrature traite avec nous d’égal à égal, de puissance à puissance ; je ne suis pas de cet avis : la magistrature n’a pas à traiter avec nous ; elle n’a qu’une mission à remplir : celle d’appliquer les lois que nous faisons. Je crois que le pouvoir qui fait les lois est, dans l’esprit de la constitution, comme dans la nature des choses, au-dessus du pouvoir qui les applique. Du reste, je veux bien admettre l’égalité, je ne tiens pas à être au-dessus des conseillers des cours d’appel que je respecte infiniment ; mais si les membres de la chambre qui n’ont pas de fortune (et les auteurs de la constitution ont supposé qu’il y en aurait de tels), peuvent vivre convenablement en ne touchant que 200 florins par mois et pendant la durée des sessions seulement, les membres des cours d’appel vivront mieux encore avec 5,000 fr. par année.

Mais, a dit l’honorable M. Verhaegen, les conseillers des cours d’appel doivent se marier, et avoir une famille ; les membres de la chambre vivent en garçons, et pourquoi, s’il vous plaît, les membres de la chambre devraient-ils vivre en garçons ? (On rit.) Vous nous accusez de vouloir réduire les conseillers des cours d’appel au célibat, et c’est vous, au contraire, qui voulez forcer les membres de la chambre au célibat, ou tout au moins à une séparation de corps, qui d’ailleurs ne servirait à rien, puisque la femme séparée de son mari aurait au moins autant de dépenses à faire que réunie à lui. (Rires d’approbation.)

Un traitement de 5,000 francs est un traitement que beaucoup de gens de mérité se croiraient heureux de recevoir. Aussi on vous l’a dit déjà, dès qu’une place de conseiller est vacante, que de démarches sont faites pour l’obtenir, même par des hommes très-distingués ! J’en sais quelque chose, moi qui ai fait partie d’un conseil provincial, et qui, en cette qualité, ai souvent reçu les visite des solliciteurs.

On a cru répondre à cela, en disant qu’alors même que les traitements seraient considérablement réduits, il y aurait encore une foule de candidats ; je l’admets ; mais ces candidats conviendraient-ils ? Auraient-ils de la capacité ? C’est ce dont il est permis de douter. Aujourd’hui, ceux qui se présentent conviennent ; ils ont de la capacité, M. le ministre de la justice le reconnaît lui-même, puisqu’il accorde des éloges bien mérités à la magistrature actuelle.

L’honorable M. Gendebien s’est trompé lorsqu’il a attribué le manque de sujets capables à la modicité des traitements. A l’époque où l’honorable M. Gendebien a exprimé cette pensée, les sujets capables manquaient peut-être ; mais ce n’était pas à cause de la modicité des traitements.

Un membre – Les sujets capables n’ont jamais manqué.

M. Delfosse – Ils manquaient, parce que beaucoup de personnes craignaient de se compromettre en acceptant des fonctions du gouvernement provisoire : tel brigue aujourd’hui des fonctions, qui se tenait alors prudemment à l’écart. Aujourd’hui, les candidats capables ne manquent plus. Ils affluent.

Il y a, je le sais, des avocats, et mon honorable ami est du nombre, qui gagnent beaucoup plus de 5,000 fr., mais c’est le très-petit nombre, ce sont ceux qui brillent par le talent oratoire. Si ce sont ceux-là que vous voulez attirer dans la magistrature, par l’appât d’un traitement plus élevé, ce n’est ni 6,000 fr. , ni 6,500 fr. qu’il faut leur offrir, c’est beaucoup plus, et encore, il n’est pas sûr qu’ils accepteraient. Mon honorable ami ne vous a-t-il pas dit hier qu’il ne voudrait pas entrer dans la magistrature ?

(page 88) Je ne sais même si ce serait un bien d’attirer dans la magistrature ceux qui font l’ornement du barreau par leur éloquence. Le talent oratoire est une qualité que les conseillers des cours d’appel peuvent se passer ; ce qu’il leur faut, c’est de la probité, c’est de l’intelligence, c’est du savoir. Eh bien, si vous exceptez le petit nombre des avocats dont je viens de parler, ceux qui brillent au premier rang, il en est peu même parmi ceux qui ont de la probité, de l’intelligence et du savoir, qui n’accepteraient avec empressement une place de conseiller au traitement de 5,000 fr.

C’est que la profession d’avocat a tant de fatigues, tant de soucis ! C’est que client ne paye l’avocat qu’autant qu’il travaille ! C’est que l’avocat malade, s’il n’a pas de fortune, est bientôt sans ressource ! C’est que l’avocat devenu vieux n’a pas de pension.

Aussi, interrogez les conseillers des cours d’appel, vous n’en trouverez pas un qui voudrait renoncer à sa position pour devenir avocat. Interrogez les avocats, vous en trouverez beaucoup, même de très-capables, qui ne demanderaient pas mieux que d’être conseillers.

Il y a aussi, je le reconnais, des industriels qui gagnent plus de 5,000 francs ; il y en a même qui font de grandes fortunes, des fortunes colossales.

Mais pour un industriel qui s’enrichit, combien vivent dans la gêne, combien se ruinent ! L’industriel est à la merci des événements, il est exposé à mille chances défavorables ; un seul revers, une seule faillite peuvent faire écrouler en un instant une fortune péniblement acquise par une vie entière de travail. Et quand l’industriel est ruiné, quand il devient incapable de travailler, qui vient son secours ? Personne. Il n’est pas même sûr de trouver une place à l’hôpital.Comparés aux autres classes de la société, les conseillers des cours d’appel, je le répète, ne sont pas à plaindre. On dit qu’ils doivent tenir un certain rang, que la dignité de leurs fonctions l’exige. Qu’entend-on par là ? Veut-on dire qu’ils doivent fréquenter habituellement les salons, donner de grandes soirées, de grands dîners, rivaliser de luxe avec l’aristocratie, avec les grands financiers et les grands industriels ? Non, sans doute : une vie plus retirée, une vie d’étude est celle qui convient au magistrat. Je n’aime pas plus le magistrat dont la vie est dissipée que le magistrat homme de parti. L’un comme l’autre contracte des habitudes et des relations qui influent à son insu sur ses décisions et lui enlèvent ce caractère d’impartialité qu’il ne devrait jamais perdre.

Lorsqu’un conseiller de cour d’appel a de la fortune, il peut, si cela lui convient, se livrer à son goût pour la dépense. Le traitement de 5,000 fr. ajoute à la fortune qu’il possède déjà, lui donne les moyens. S’il n’a pas de fortune, il fera bien de ne pas trop s’écarter du genre de vie simple et modeste auquel il doit être accoutumé. Mon honorable ami M. Verhaegen a été tout à fait dans l’erreur, lorsqu’il a dit que les fonctions de conseiller ne peuvent actuellement être recherchées que par ceux qui possèdent une grande fortune, une fortune territoriale. Les faits viennent, chaque jour, démentir l’opinion exprimée par mon honorable ami. Celui qui a un grande fortune peut dédaigner une place de 5,000 fr., peut trouver que 5,000 fr, c’est peu de chose. Mais celui qui n’a rien trouve que c’est beaucoup, et il se compte heureux, quand il les obtient.

On nous parle de l’indépendance de la magistrature. On nous dit qu’il ne suffit pas qu’elle existe, qu’il faut en outre qu’elle soit constatée pour tous. Eh ! mon Dieu ! le public ne sait-il pas que l’indépendance est bien plutôt dans le caractère que dans la fortune ? Tel est indépendant avec 5,000 fr. ; tel autre ne le serait pas avec 50,000 francs. Sans doute, une des premières conditions de l’indépendance, c’est d’être à l’abri du besoin. Mais avec un traitement de 5,000 fr., on est non-seulement à l’abri du besoin, on est dans une honnête aisance.

Les juges des tribunaux de première instance jouissent à peu près des mêmes avantages que les conseillers de cours d’appel. Si leur traitement est plus faible, c’est que cela doit être ; c’est qu’ils sont inférieurs dans la hiérarchie, c’est qu’ils exercent des fonctions moins importantes. On ne doit pas d’ailleurs perdre de vue que le traitement des juges des tribunaux de première instance a déjà été augmenté en 1832, que ces magistrats sont mieux rétribués qu’en France, en Hollande et dans d’autres pays, et que l’avancement vient insensiblement améliorer leur position. Je reconnais, du reste, qu’il pourrait être utile de supprimer les tribunaux de la 4e classe, afin qu’aucun juge de première instance n’eût un traitement inférieur à 2,400 fr.

Je n’ignore pas que l’on peut citer, surtout dans l’administration des finances, des fonctionnaires qui, moins utiles, sont cependant mieux rétribués que les magistrats de l’ordre judiciaire. Mais parce qu’un abus existe, faut-il en créer d’autres ? S’il y a des fonctions trop bien rétribuées, qu’on réduise les traitements, si pas aujourd’hui parce qu’il y a toujours de l’inconvénient à toucher aux positions acquises, du moins plus tard, au moment du décès ou de la mise à la pension des titulaires actuels.

Mon honorable ami M. Verhaegen nous a présenté les conseillers des cours d’appel comme des victimes de la révolution, parce qu’avant la révolution, ils exerçaient provisoirement, accidentellement, les fonctions de membres de la cour de cassation, et parce qu’ils recevaient de ce chef une indemnité de 1,000 fr.

Que dirait mon honorable ami d’un conseiller de cour d’appel qui, ayant accompli momentanément les fonctions de membre du jury d’examen et ayant, en cette qualité, touché une indemnité de mille ou de deux milles francs, se prétendrait sacrifié, se poserait en victime, parce qu’il aurait cessé de faire partie du jury d’examen ?

Il y a, d’ailleurs, une autre remarque à faire : c’est que les cours d’appel ne possèdent plus aujourd’hui qu’un petit nombre de ceux qui les composaient avant 1830. Les uns ont été nommés à la cour de cassation ; d’autres sont décédés ; d’autres ont été mis à la pension. Il y en a qui font encore partie du même corps, mais qui ont obtenu de l’avancement, qui ont été nommés à la présidence. D’autres, très-âgés, devront se retirer si les dispositions du projet de loi sur la mise à la retraite sont adoptées par le pouvoir législatif. Vous voyez, messieurs, que ce que mon honorable ami nous demande au nom des prétendues victimes de la révolution ne profitera guère qu’à ceux que la révolution a fait monter au rang de conseiller. Il n’y aurait, dans tout ceci, d’autres victimes que les contribuables ! Car mon honorable ami a beau se débattre dans d’éloquents sophismes, il a beau nous parler des quatre centimes additionnels aux droits de greffe et d’enregistrement qu’il revendique comme siens, et qu’on lui a, nous a-t-il dit, escamoté, il y a une vérité qui le presse, et à laquelle il ne pourra jamais échapper, c’est que toute dépense nouvelle est, en résultat, une aggravation de charges pour les contribuables.

De deux choses l’une : ou les impôts pourront être maintenus, ou ils devront être augmentés. Dans le premier cas, si vous ne dépensiez pas 5 à 6 cent mille francs de plus pour l’ordre judiciaire, vous pourriez bien certainement réduire de cette somme ceux d’entre les impôts qui sont les plus odieux, ceux contre lesquels vous vous élevez souvent avec force. Si les impôts doivent être augmentés, ne voyez-vous pas que la nouvelle dépense que vous sollicitez aura contribué à cette augmentation ?

Je vois avec peine, messieurs, qu’on ne se préoccupe pas assez dans cette enceinte du sort des contribuables. On oublie trop qu’il y en a des milliers qui sont dans la misère et qui trouvent le poids des impôts trop lourds. Si la situation financière était aussi belle qu’on nous l’assure, mon honorable ami M. Castiau vous l’a dit, et je partage entièrement son opinion, il faudrait en profiter pour réduire certains impôts de consommation qui pèsent sur les classes pauvres. Mais, pas plus l’honorable M. Castiau, je ne crois à l’exactitude du tableau qu’on nous fait de notre situation financière.

La situation financière est une chose extrêmement variable ; elle change du jour au lendemain, selon que cela peut convenir aux vues de MM. les ministres. A la fin de la session dernière, l’honorable M. Castiau vous l’a encore dit, lorsqu’on voulait imposer fortement le tabac, la situation financière était très-mauvaise ; il y avait un déficit. Aujourd’hui que l’on veut obtenir une augmentation de cinq à six cent mille francs pour l’ordre judiciaire, et je ne sais combien de millions pour conserver ce qu’on est convenu d’appeler une armée forte, la situation financière est devenue tout à coup excellente, le déficit a disparu comme par enchantement.

Je crains bien, messieurs, que lorsque vous aurez voté les augmentations de dépenses que l’on vous demande, la situation financière ne redevienne encore une fois mauvaise. On viendra vous dire que les fonds du chemin de fer sont épuisés, qu’il reste beaucoup de travaux à exécuter, qu’il faut de nouveaux millions et de nouveaux emprunts. On viendra vous proposer bien d’autres dépenses encore. On vous demandera même, si les bruits qui circulent sont vrais, de garantir le ridicule emprunt de Guatemala ; alors le déficit reparaîtra plus effrayant que jamais !

Il serait temps, messieurs, de s’arrêter sur la pente dangereux où on s’est placé, il serait temps de mettre un terme à l’accroissement continu des charges publiques. On devrait se souvenir que rien ne contribue plus de branler un état que les embarras financiers ; on devrait se souvenir qu’ils ont occasionné la chute de plus d’un gouvernement.

M. Osy – Messieurs, je renoncerai à la parole ; tous les arguments que je voulais présenter ont déjà été produits plusieurs fois.

Mais je demanderai un renseignement à M. le ministre de la justice. Il nous a dit qu’il nous présenterait un projet de loi spéciale pour les tribunaux de commerce. Je lui demanderai si, dans le cas où l’art. 15 du projet en discussion était adopté, il l’appliquera dès aujourd’hui aux greffiers des tribunaux de commerce, ou s’il attendra la discussion du projet qu’il a annoncé.

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) - Il est évident que l’article tel qu’il est rédigé ne concerne pas les greffiers des tribunaux de commerce puisqu’aux mots : « membres de l’ordre judiciaire », j’ai substitué le mot « magistrats », qui ne s’applique pas aux greffiers des tribunaux de commerce.

M. de Garcia – Messieurs, ce n’est pas sans un certain embarras que je prends la parole sur le projet soumis à vos débats. J’ai l’honneur d’appartenir à la magistrature, et, en qualité de magistrat, vous concevrez qu’il répugne à ma délicatesse de venir réclamer une augmentation de traitement.

D’un autre côté, en ma qualité de magistrat, messieurs, j’ai d’honorables collègues qui ne sont pas, comme moi, favorisés de la fortune, et je ne voudrais pas nuire à leur situation. D’ailleurs, messieurs, si j’avais des observations à faire dans ce sens, comme cela m’est déjà arrivé dans cette enceinte, on ne manquerait pas de m’opposer la position aisée que m’a donnée la Providence, et l’état de célibat qui ne m’a pas donné de famille à élever et à entretenir. Beaucoup de collègues ne sont pas dans ce cas, et la délicatesse m’oblige à me taire au point de vue de la question d’augmentation des traitements.

En prenant la parole, je n’ai pour but que de présenter quelques considérations d’abord sur la classification des tribunaux de première instance, et, en second lieu, sur la proportion entre les traitements des présidents, des vice-présidents et des juges. J’examinerai d’abord si le projet du gouvernement remplit le but et les besoins que comporte la force des choses.

Je vois, dans le projet présenté par M. le ministre de la justice, qu’il veut conserver quatre classes de tribunaux de première instance. Je commencerai par dire qu’il m’est impossible de concevoir les raisons d’une (page 89) classification aussi multipliée ; je ne trouve, dans les motifs déduits par M. le ministre, aucune considération solide pour la justifier.

Je vous parlerai, messieurs, des présidents ; les observations que je ferai à leur égard, s’appliqueront aux vice-présidents et aux juges.

Je ne conçois pas, messieurs, comment il est possible de faire, entre les fonctionnaires qui ont les mêmes attributions, qui doivent faire les mêmes dépenses d’étude, qui ont également une famille à entretenir, une différence de 6 à 4,000 fr.

Quels motifs M. le ministre de la justice peut-il alléguer pour justifier une différence aussi forte ? Le seul qu’il allègue, c’est que cet ordre de choses n’a présenté aucun inconvénient jusqu’à ce jour. Cette considération a-t-elle la moindre portée ? Aucune, messieurs, et si elle pouvait en avoir, elle aurait pour résultat de renverser toutes les augmentations qui vous sont présentées, puisque l’ordre des choses actuel n’a pas révélé des inconvénients ni des abus. Une seule raison peut justifier une classification et des différences de traitement dans des magistrats investis des mêmes attributions et de la même autorité. Cette raison, c’est la différence dans les moyens d’existence dans les diverses localités du royaume.

Eh bien ! je le demande : peut-on concevoir que les moyens d’existence différent en Belgique à tel point qu’il faille établir, entre les traitements des magistrats qui remplissent les mêmes fonctions, une différence de 6,000 à 3,600 francs ? Vouloir démontrer que cette différence ne repose sur rien, sur des fais inexacts, ce serait, selon moi, vouloir démontrer qu’il fait jour en plein midi.

Vous connaissez, messieurs, les attributions que la loi sur la compétence a donnée aux juges de première instance ; ces attributions sont singulièrement agrandies, et elles donnent à cette partie de la magistrature le droit de disposer en dernier ressort de la fortune des 9/10 des citoyens belges ; il faut, je ne crains pas de le dire, que les membres des tribunaux de première instance aient des connaissances supérieures, et ce besoin se fait surtout sentir pour les tribunaux des dernières classes, où l’on ne rencontre pas un barreau éminent, capable d’élucider les affaires difficiles et ardues.

L’honorable M. Delfosse l’a déjà dit : dans les grandes villes où siègent les tribunaux de première classe, il se rencontre des avocats éminents, des jurisconsultes profonds qui aplanissent les difficultés, et là le sens commun suffit souvent pour permettre aux magistrats de rendre une justice parfaite. En est-il de même des tribunaux des classes inférieures ? Non, messieurs ; et là, pour rendre bonne justice, le magistrat doit avoir fait des études plus sérieuses, plus profondes que partout ailleurs. Cette seule considération dans l’intérêt d’une bonne justice, doit vous conduire à ne pas consacrer la différence énorme de traitement, qui vous est présentée par le gouvernement.

Il est une autre différence de traitement, messieurs, que je me vois encore, à regret, dans la nécessité de combattre. C’est celle qui existe entre le président, le vice-président et les juges de chaque classe des tribunaux. Je prendra pour exemple le traitement des tribunaux de première classe pour apprécier le projet de M. le ministre. Le président et le procureur du Roi recevraient 6,000 fr., le vice-président 4,500 francs, et les juges et substituts 3,600 francs, c’est-à-dire que les juges et substituts auraient 2,400 fr. de moins que les présidents et procureurs du roi.

Peut-on justifier cette énorme différence ? Conçoit-on que le président et le procureur du Roi, qui ne sont réellement que primus inter pares obtiennent un traitement aussi considérable lorsque les juges ont autant d’attributions qu’eux ? Dira-t-on que le président a plus de besogne ? cela n’est pas exact, car la besogne la plus fastidieuse, la plus fatigante appartient aux simples juges, je veux parler des enquêtes et des taxes. Quand le magistrat veut faire son devoir, cette besogne n’est pas du tout insignifiante.

Je ne puis donc pas adopter, messieurs, la classification proposée par M. le ministre, c’est-à-dire la division en quatre classes ; je ne puis pas adopter non plus la proportion établie entre le président, les vice-présidents et les juges. Lorsque nous en serons aux articles, je me réserve de proposer à cet égard des amendements, et dès aujourd’hui j’annonce que ces amendements auront la portée suivante. Je ne voudrais que trois classes de tribunaux en Belgique ; comme je l’ai dit en commençant, je ne m’occupe point du chiffre de l’augmentation, considéré en lui-même ; je m’abstiendrai sur ce point lorsque nous en viendrons au vote ; je ne veux m’occuper que des rapports des traitements entre les magistrats de la même catégorie, et, si je puis m’exprimer ainsi, d’une péréquation des traitements. Ces rapports et cette péréquation devraient être les suivants. Je voudrais que les traitements des magistrats appartenant aux tribunaux de première classe ne fussent que d’un douzième plus élevés que ceux des magistrats appartenant aux tribunaux de la deuxième classe et que la différence des traitements des tribunaux de troisième classe fût de deux douzièmes. Je pense que cet ordre de choses suffit pour compenser la différence des moyens d’existence qui peut exister dans les diverses localités de la Belgique, et d’après ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, cette considération est la seule qui puisse faire une différence dans les traitements au point de vue des magistrats du même corps. Je voudrais aussi qu’il n’y eût qu’une différence d’un douzième entre le président et les vice-présidents, entre les vice-présidents et les juges, c’est-à-dire, que si nous adoptions le chiffre de 6,000 fr. proposé par M. le ministre de la justice pour les présidents des tribunaux de première classe, les vice-présidents auraient 5,500 fr. et les juges 5,000 fr. ; cette proportion devrait s’étendre à toutes les autres classes de tribunaux. Comme je l’ai dit en commençant, je ne veux pas examiner le chiffre de l’augmentation, cependant, je ne puis m’empêcher de faire remarquer que la répartition que je viens d’indiquer établirait une charge assez considérable pour le trésor. Sauf à revenir sur ces points, lors de la discussion des articles, je passe à d’autres considérations sur le projet ministériel.

La première de ces observations tend évidemment à obtenir une économie, je veux parler de l’indemnité de 500 fr. accordée aux conseillers des cours pour présider les assises dans les chefs-lieux de provinces où ne siège point une cour d’appel. Je me suis demandé souvent quelle nécessité il y avait d’envoyer un conseiller de la cour d’appel pour présider les assises dans ces différentes chefs-lieux. Jamais je n’ai pu m’expliquer l’utilité de cette mesure. Les fonctions les plus importantes dans les assises sont évidemment confiées au procureur du Roi de la localité. Dans le système de notre législation, ces fonctions sont pourtant les plus importantes qu’on ait à exercer devant les cours criminelles.

Je conçois qu’il en soit autrement dans le système de la législation française, d’après lequel le président devait faire le travail difficile et effrayant du résumé de l’acte d’accusation ; mais, dans notre pays, comme dans les audiences civiles et correctionnelles, je ne puis me rendre compte de cette dépense et de cette mesure qui entravent le cours de la justice dans les cours d’appel. Je ne pense donc pas que l’on puisse justifier la dépense dont je viens de parler, et lorsque nous en viendrons à l’article dont il s’agit, je demanderai la suppression de cette indemnité.

Un membre – Il faut changer la loi.

M. de Garcia – Evidemment, mon amendement aura pour objet de changer la loi, puisque je proposerai l’abrogation d’une disposition existante.

Ce point, messieurs, me paraît tellement évident, que je ne crois pas devoir y insister davantage.

Messieurs, j’ai encore quelques observations à faire sur un changement introduit par M. le ministre relativement aux substituts des procureurs-généraux. M. le ministre, en changeant la loi de 1832 qui a créé quatre substituts…

M. le ministre de la justice (M. d’Anethan) – Deux.

M. de Garcia – Je n’ai pas la loi sous les yeux, mais peu importe, l’observation que j’ai à faire restera entière. L’un avait le titre d’avocat-général, l’autre celui de substitut. M. le ministre propose de substituer à cette classification, celle d’avocats-généraux anciens au traitement de 7,500 fr., et celle d’avocats-généraux au traitement de 7,000 fr. Ce changement ne me paraît pas heureux, ne me paraît pas justiciable. Au premier aperçu, il semble que cette modification soit insignifiante. Mais lorsqu’on va au fond des choses, on voit bientôt qu’elle a une portée importante, et je suis étonné que M. le ministre de la justice, qui doit tenir à conserver au pouvoir ses prérogatives, vienne ici de gaieté de cœur dépouiller la prérogative royale. Avec le système nouveau de M. le ministre, qu’arrivera-t-il ? L’ancienneté fera les gros traitements. N’est-ce pas là dépouiller la prérogative royale ? C’est lui enlever le pouvoir de stimuler, de récompenser le zèle et le talent. Je me réserve de proposer un amendement à cet article, lorsqu’il y viendra. Sans doute, messieurs, je ne veux pas que l’ancienneté ne soit pas considérée comme un titre ; mais je ne veux pas que dans toutes les circonstances, l’ancienneté l’emporte sur le zèle et le talent. Que diriez-vous, messieurs, si M. le ministre de la guerre venait vous proposer de donner tout l’avancement, dans l’armée, à l’ancienneté ? Evidemment vous trouveriez une pareille proposition fort singulière. Eh bien, ce que vous avez à dire pour laisser quelque chose au choix dans l’armée doit s’appliquer également aux gens du Roi dans l’administration de la justice, car les fonctionnaires auxquels je fais allusion sont les gens du Roi.

Il me reste encore quelques considérations à présenter sur l’art. 2 relatif aux traitements des membres de la haute cour militaire. Je vous avoue, messieurs, que j’ai toujours regardé la haute cour militaire, telle qu’elle est instituée aujourd’hui, comme une véritable anomalie, comme contraire aux principes constitutionnels de la Belgique ; j’ai toujours demandé que le gouvernement présentât un projet d’organisation sur cette matière importante. Jusqu’à ce jour, mes vœux et mes efforts sont restés impuissants. Sans me décourager, mes attaques seront incessantes. Je le répète, la haute cour militaire, telle qu’elle existe, est un corps inconstitutionnel. Votre constitution ne porte-t-elle pas que tous les crimes doivent être jugés par le jury, votre constitution ne porte-t-elle pas que tous les délits de presse doivent être jugés par le jury ? Eh bien qu’arriverait-il, si un militaire commettait un crime ou un délit de presse ? Il serait renvoyé devant la haute cour militaire et il serait jugé sans jury ; il ne jouirait pas des avantages que la constitution assure à tous les citoyens. L’armée pourtant, messieurs, est citoyenne et doit rester citoyenne. La haute cour militaire, avec son organisation actuelle, blesse encore, sous un autre point de vue, les principes politiques du pays et l’harmonie de nos institutions. Lorsque la cour de cassation casse un de ses arrêts, elle ne peut renvoyer l’affaire à aucune autre cour.

Evidemment, messieurs, cette institution ne peut rester ce qu’elle est aujourd’hui. Quant à moi, chaque année, lorsqu’il s’agit du budget de la justice, je ne cesse de demander la réforme de ce tribunal, je ne cesse de demander que la justice militaire soit organisée conformément à la constitution. Aussi, lorsque nous arriverons à cet article du projet en discussion, je demanderai qu’on en retranche la disposition relative à la haute cour militaire.

Je ne puis, messieurs, supposer des arrière-pensées à M. le ministre de la justice, car j’ai une trop grande considération pour lui ; mais je suis très-étonné que, dans le projet, il ne soit pas dit un mot des auditeurs (page 90) militaires. N’a-t-on parlé de la haute cour militaire que pour engager, lier en quelque sorte, le pouvoir législatif à sa conservation je veux bien croire que telle n’a pas été la pensée du ministre ; mais je ne veux, dans aucun cas, donner à aucun ministre occasion de repousser ce qui aurait été consacré par la chambre. Je demanderai à M. le ministre comment il se fait que, s’occupant de la justice militaire, il a complètement omis ou oublié les auditeurs militaires ?

Il est pourtant évident et incontestable que, de quelque manière qu’on organise la justice militaire, l’on devra conserver des conseils de guerre et des auditeurs militaires, quelque nom qu’on veuille leur donner. Comment concevoir qu’il ne soit pas dit un seul mot de ces magistrats dans les propositions ministérielles ? je ne puis m’exprimer ce silence en présence des fonctions importantes dont sont revêtus ces fonctionnaires.

Les auditeurs militaires, qui ont toujours été assimilés aux procureurs du Roi de première et de deuxième classe, continueront à ne recevoir qu’un traitement de 3,500 francs, c’est-à-dire un traitement inférieur à celui des procureurs du roi de quatrième classe ; et un procureur du roi de première classe touchera 6,000 francs. Comment est-il possible qu’en s’occupant de la justice militaire, on ait oublié cette magistrature intéressante ? Vous savez que l’auditeur militaire est comme les juges de paix, il est seul juge en quelque sorte ; les officiers ne connaissent pas les lois comme les magistrats ; ils ne sont que jurés ; l’auditeur militaire a des fonctions extrêmement importantes, et vous ne le rétribuez pas convenablement. Vous lui avez donné un traitement de 5,000 fr. jusqu’en 1834 ; en 1834, pour mettre sa position en harmonie avec celle des procureurs du Roi, cous avez réduit son traitement à 3,500 francs, et en 1844 vous ne faites rien pour lui. C’est une injustice, un oubli d’autant plus inconcevable qu’on s’occupe dans le projet de la haute cour militaire.

Messieurs, j’ai dit que je ne présenterais aucune observations sur les traitements. Cependant je dois faire une exception. J’appuierai de toutes mes forces la proposition faite en faveur des juges de paix. Cette magistrature est des plus intéressantes. Quand même les traitements des autres magistrats resteraient les mêmes, on n’en devrait pas moins améliorer le sort des juges de paix. Les terrassiers, dans l’administration des ponts et chaussées, sont plus favorablement traités que les juges de paix ne le sont actuellement ; un terrassier est mieux rétribué qu’un juge de paix qui ne reçoit que 900 fr. J’ai sous les yeux le tableau des émoluments perçus par les divers juges de paix de l’arrondissement de Dinant, et il n’y en a pas un seul qui ait 400 fr. d’épices par an. Evidemment la position des juges de paix n’est pas rétribué comme elle doit l’être. Je n’insisterai pas, du reste, sur ce point, car il n’est pas un seul membre de la chambre qui n’ait élevé la voix en leur faveur.

En résumé, messieurs, et d’après les considérations que je viens de présenter, j’ai demandé d’abord la suppression de la 4e classe des tribunaux de première instance. Je demande en second lieu que la différence de traitement entre les juges des trois classes ne soit que d’un douzième. Je demande que la différence de traitement entre le président et le vice-président d’un même tribunal soit d’un douzième et le traitement des juges deux douzième en dessous de celui du président. Je demande la suppression de l’indemnité accordée aux conseillers qui vont présider les cours d’assises. Je demande que l’on écarte de la loi actuelle le titre relatif à la haute cour militaire. Je demande qu’on assimile les auditeurs militaires aux procureurs du roi de première et de deuxième classe pour le traitement. Je demande enfin, qu’on conserve vis-à-vis des substituts des procureurs-généraux la qualification établie par la loi organique de 1832.

Messieurs, lorsque nous serons arrivés aux articles, je présenterai des amendements dans ce sens ; cependant, comme je dois me rendre à Namur pour affaires pressantes, tenant à mes fonctions de magistrat, il est possible que je ne me prouve pas présent le jour où l’on discutera les articles que j’ai critiqués. Mais j’espère qu’en ce cas d’honorable collègues, convaincus de la justesse des observations que je viens de faire, voudront bien prendre l’initiative.

- Plus de dix membres demandent la clôture.

M. de Haerne (contre la clôture) – Mon intention n’était point de prendre part à une discussion pour laquelle je ne suis pas compétent. Cependant, comme dans le cours du débat on a présenté des considérations générales, et qu’on a opposé des localités à des localités, je désirerais pouvoir dire quelques mots.

M. Malou (sur la clôture) – Messieurs, rendons-nous compte de la discussion actuelle. Pourquoi a-t-elle lieu et quel peut en être le résultat ? Il n’y a pas, à vrai dire, de discussion générale : tout le monde est d’accord sur un point : l’on ne discute pas pour savoir s’il y aura augmentation, mais jusqu’où l’augmentation s’étendra. S’il en est ainsi, n’est-ce pas la discussion de tous les articles à la fois (C’est clair !), et n’est-il pas complètement inutile de prolonger cette discussion générale ? J’en appelle à vos souvenirs, tous les orateurs n’ont-ils pas parlé sur les articles ? et toutes les observations qu’on peut produire encore, si tant est, ce dont je doute, qu’on puisse en produire de nouvelles, toutes ces observations, ne trouveront-elles pas place à l’un ou à l’autre des articles ? Il me semble, qu’il convient, dans l’intérêt de travaux de la chambre, de clore la discussion générale. C’est pour ce motif que j’ai moi-même, quoique inscrit sur le projet, demandé la clôture.

M. Dumortier (contre la clôture) – Messieurs, s’il s’agissait d’une dépense qui ne dût être faite qu’une fois, je concevrais qu’on pût clore la discussion ; mais il s’agit de grever le budget de l’Etat d’au-delà d’un demi-million par an et à perpétuité. Il me paraît dès lors qu’on ne peut pas trop s’éclairer sur le vote que nous avons à émettre. Il y a autre chose que des questions de chiffres à voir ici : il s’agit de comparer les dépenses qu’occasionne la magistrature en Belgique avec la dépense à laquelle le même service public donne lieu en France.

Je crois qu’il me serait facile de prouver, par la comparaison de la position des magistrats dans les deux pays, que la position de nos magistrats, loin d’être aussi mauvaise qu’on l’a prétendu, est, au contraire, très-favorisée. Ce que j’ai à dire à cet égard serait déplacé dans la discussion des articles. Il me semble, dès lors, qu’il serait inopportun de clore la discussion générale ; j’en propose donc la continuation, et, si la chambre accueille ma proposition, je demanderai à être inscrit pour parler sur le projet de loi.

- La clôture de la discussion générale est mise aux voix. Une double épreuve par assis et levé est déclarée douteuse. La discussion continue.

M. le président – La parole est à M. de Haerne.

M. de Haerne – Messieurs, comme je l’ai dit tout à l’heure, mon intention n’était pas de prendre part au débat actuel. Peu familiarisé avec la matière qui nous occupe, je me proposais d’attendre que les lumières du débat eussent éclairé ma conscience, pour pouvoir émettre un vote.

Mais, messieurs, des considérations d’un ordre général on été mises en avant ; des noms de localités ont été invoqués, l’on a opposé, à propos de la classification, certaines villes à certaines autres villes ; l’on s’est lancé même sur le terrain de l’économie politique ; l’on a parlé de gouvernement à bon marché ; on a parlé de capitaux improductifs qui sont destinés aux traitements des fonctionnaires de l’ordre judiciaire. Ce sont ces diverses considérations qui m’ont déterminé à dire aussi quelques mots dans cette discussion.

Je commencerai par la question qui se rapporte à la classification des tribunaux de première instance. Il est vrai, d’après l’observation qui m’a été faite, que cette partie de la discussion devait être ajournée jusqu’à la loi qui sera présentée sur la matière ; mais comme on a raisonné sur cet objet, je crois pouvoir aussi énoncer mon opinion à cet égard.

Messieurs, dans une séance précédente, un honorable membre a exposé les titres que le tribunal de l’arrondissement de Louvain peut invoquer pour passer de la troisième classe dans la seconde. Un autre honorable membre qui a pris la parole aujourd’hui, s’est exprimé dans le même sens.

Puisqu’on a cité des noms de villes, et qu’on a semblé les opposer à d’autres, je dois aussi revendiquer les droits de l’arrondissement de Courtray que je représente, et je dois dire que de tous les arrondissements je crois qu’il n’en est pas un seul qui ait autant de droit à passer de la troisième classe dans la seconde que l’arrondissement de Courtrai. Ce n’est pas que je veuille dire que les honorables membres auxquels je fais allusion aient voulu contester les droits de cet arrondissement, mais ils ont semblé le mettre à l’écart, l’oublier complètement, tandis que je crois qu’il doit être mis en première ligne je crois même pouvoir invoquer le témoignage de M. Vanden Eynde, qui est plis compétent que moi dans cette question, puisqu’il a été revêtu des fonctions de juge, et ensuite de celles de président près le tribunal de Courtrai, et qu’il doit en connaître l’importance. Je pense qu’il ne contestera pas que ce tribunal a plus de titres pour passer dans la seconde classe, que le tribunal de Louvain même.On vous a dit, dans une séance précédente, que la population de l’arrondissement de Courtrai était d’un quart de million ; oui, elle monte à 250 mille âmes. Cette population est supérieure à celles des arrondissements de Liége et d’Anvers. L’arrondissement de Liége à 213 mille âmes, et celui d’Anvers 157 mille, et les tribunaux de ces villes sont dans la première classe. Les populations des arrondissements de Mons, Bruges, Tongres, Namur et Arlon sont inférieures à celle de l’arrondissement de Courtrai, et les tribunaux de ces villes sont dans la seconde classe. Enfin la population de Courtrai est supérieure à celles de la plupart, je peux même dire de tous les arrondissements de troisième classe, un seul excepté peut-être. Elle est supérieure à celles de l’arrondissement de Charleroy, de Louvain, de Verviers ; et elle est telle enfin, que si l’on invoque, comme on doit le faire, le chiffre de la population comme un motif de faire passer un tribunal d’une classe à une autre, cette raison existe pour le tribunal de Courtrai au premier chef.

Mais il y a d’autres considérations encore à faire valoir à l’appui de cette opinion ; c’est, d’un côté, la grande division de la propriété et de l’autre la grande misère des Flandres, qui multiplient considérablement les affaires ; et ces affaires augmentent tous les ans. Les causes sont de mille à onze cents pour les affaires correctionnelles seulement ; c’est au point de laisser de l’arriéré. Il est une autre raison que l’on invoque pour élever le rang du tribunal dans la classification, c’est l’importance de la population de la ville où est le siège de ce tribunal. La population et l’importance de la ville de Courtrai se sont considérablement augmentées, depuis un certain temps. L’accroissement de la population, les progrès de la civilisation et la création de nouveaux besoins qui en est la suite, ont fait de Courtray une ville de deuxième rang. J’ajouterai que la proximité de la France augmente considérablement le prix de la vie animale ; car à la porte de Courtray se trouve la population de trois villes, qui s’élève à 150 mille âmes.

Quant au loyer, qui vient en première ligne parmi les nécessités de la vie, je dirai que celui d’une habitation convenable pour un magistrat s’élève de 800 à 1,000 fr., et il est à remarquer que, sous ce rapport comme sous d’autres encore, Courtrai n’offre pas les avantages d’une ville de premier rang où l’affluence des étrangers a introduit l’usage de louer des appartements qu’on y trouve toujours en grand nombre, et qui ne présentent souvent que l’embarras du choix.

Je crois que, par ces motifs, je puis dire, sans crainte, d’être démonté que le tribunal de Courtrai doit être placé au premier rang parmi ceux qui (page 91) ont droit à passer dans une classe supérieure, c’est-à-dire dans la 2e classe. Aucune localité en Belgique ne réunit ces divers titres.

Messieurs, il est quelques autres observations que je désire présenter à la chambre en comptant sur l’indulgence dont elle a l’habitude de faire preuve à mon égard. Je rencontrerai d’abord quelques raisonnements qui ont été émis par un honorable collègue. On vous a dit que les traitements de la magistrature doivent être envisagés comme des capitaux improductifs ; et c’est pour vous engager à faire des économies, que je désire autant que personne, mais que je ne puis appuyer sur de semblables motifs.

Si ce raisonnement était fondé, on devrait l’appliquer à tous les traitements, à tous les fonds destinés à un but purement intellectuel et moral. Ce n’est pas ainsi que l’on doit envisager les choses : il ne faut pas se placer au point de vue de l’économie privée, mais de l’économie sociale. Si les capitaux employés en traitements ne produisent pas directement, ils produisent indirectement, et quelquefois d’une manière très-importante. Puisqu’on nous a placés sur le terrain de l’économie politique, j’ose rencontrer mes adversaires ; je ne crois pas être étranger à ces matières, que j’enseigne depuis onze ans au collège de Courtrai.

Il est des économistes qui prétendent que les fonds employés en traitements ne sont pas improductifs. Je citerai Jean-Baptiste Say qui les appelle des capitaux d’utilité publique.

Quoi qu’il en soit de cette dénomination, et tout en avouant que les fonds consacrés à la magistrature ne produisent qu’indirectement, je soutiens que cette magistrature est des plus importantes, car les magistrats que je ne veux pas ranger, avec Adam Smith, au nombre des hommes qui ne produisent rien, mais que je place au rang des hommes les plus utiles et qu’on ne saurait entourer de trop de respect, les magistrats, dis-je, veillent à la sûreté de la propriété. La propriété est la base de toute prospérité, la source de la production de la richesse ; si la propriété n’était pas sauvegardée, la production deviendrait impossible. Il n’y a donc pas de capitaux plus productif ; ils le sont plus que ceux qu’on emploie dans une exploitation industrielle quelconque.

Quand je parle en ce sens, ne croyez pas que mon intention soit de contester les principes rigoureux d’économie que nous devons suivre en toute chose. Ne croyez pas que je veuille renoncer à ce principe de gouvernement à bon marché, qu’on a proclamé au commencement de la révolution, et qui a été un des principaux mobiles de notre régénération politique.

Non, messieurs, telle n’est pas mon intention. Je partage, je puis le dire, en matière d’économie, tout le radicalisme des membres qui sont allés le plus loin ; mais cette économie, ce gouvernement à bon marché, ne peut pas s’entendre d’une manière absolue. On ne peut pas dire que l’on doive, sans considération aucune, niveler toutes les dépenses, dans la seule vue d’alléger le sort des contribuables. Il faut que les économies soient justifiées ; après tout, ceux qui se sont le plus prononcés pour les économies à introduire dans nos finances, ne sont-ils pas tous d’accord pour reconnaître qu’il faut faire quelque chose pour la magistrature ? qu’il faut améliorer la condition des juges de paix, par exemple ? N’est-on pas presque généralement d’accord pour supprimer la quatrième classe des tribunaux de première instance ? Après cela, je ne vois plus ce rigorisme qui apparaissait d’abord. On veut généralement augmenter les dépenses pour une catégorie ; la question est de savoir s’il ne faut pas les augmenter aussi dans d’autres ; la question est de savoir où et de quelle manière il faut poser la limite. Un honorable membre vient de vous dire que les juges de paix sont les seuls qui ne sont pas assez rétribués dans l’état actuel des choses, que leur traitement doit être majoré. On pourrait lui demander si tous les juges de paix sont dans ce cas, et si l’esprit d’économie qui l’anime n’exigerait pas qu’on diminuât au contraire les traitements des juges de paix de certaines grandes villes qui, à raison du casuel, se trouvent dans une position plus brillante que les juges des tribunaux, et même que les conseillers des cours d’appel. Il me semble que si cet honorable membre voulait être conséquent, il devrait aller jusque-là. Pour ma part, je ne veux pas pousser la rigueur des principes si loin. Mais, d’un autre côté, je soutiens que, vu la belle position de quelques juges de paix, nous devons aussi améliorer celle des juges de première instance.

Parmi les observations qui ont été présentées dans cette discussion, il en est une qui m’a frappé de prime abord, et qui m’a fait revenir de l’opinion que j’avais il y a quelque temps ; car, je dois le dire, je suis entré dans cette enceinte avec l’intention de m’opposer à toute majoration des traitements des membres de l’ordre judiciaire ; mais les observations présenter de divers côtés m’ont convaincu qu’il fallait faire autre chose qu’améliorer le sort des juges de paix.

La raison principale que j’ai trouvée à cet égard dans le rapport de la section centrale, et qui a été répétée par le ministre et d’autres honorables membres est celle-ci : Si les traitements sont trop peu élevés, il ne se présentera pas assez de candidats capables pour remplir les charges de juge dans les tribunaux de première instance. Et ici, messieurs, je vois une différence essentielle entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel, comme j’aurai bientôt l’honneur de le démontrer.

On a dit qu’à peine une place de juge devenait vacante, qu’elle était demandée par une foule de solliciteurs. Mais on a répondu que ces solliciteurs n’étaient pas tous suffisamment capables, et telle est en effet la question. L’honorable M. Delfosse vient de nous dire : Puisque vous faites l’éloge de la magistrature, c’est la preuve qu’elle se trouve bien composée, par conséquent la preuve aussi qu’il y a assez de sujets capables qui se présentent pour remplir les fonctions de magistrat. Ce raisonnement ne me paraît pas concluant, car il est à remarquer que depuis longtemps on est dans l’expectative de l’amélioration de la position de l’ordre judiciaire, et que c’est dans cette expectative que les candidats se sont présentés pour entrer dans cette carrière.

D’ailleurs, il s’agit ici d’une capacité relative par rapport aux membres du barreau, et je ne sache pas que la question, telle qu’elle a été soutenue par M. le ministre de la justice, ait été posée sur ce terrain. Elle est aussi, il faut l’avouer, par trop délicate pour la traiter à fond, c’est-à-dire pour mettre les juges dans un plateau de la balance et les avocats dans l’autre, et voir de quel côté le poids l’emporte.

L’honorable membre auquel je réponds nous a dit aussi qu’on ne voit pas des conseillers de cour d’appel descendre de leur siège pour prendre place au banc des avocats. Il aurait pu faire la même observation pour les juges ; mais n’est-il pas clair que cela dépend de la difficulté qu’on éprouve à se former une clientèle d’avocat ? Cette clientèle, comme l’on sait, ne se forme que lentement.

Le juge ne sait pas jusqu’à quel point il réussirait dans cette nouvelle carrière ; le succès ne dépend pas seulement du talent, mais d’autres circonstances. Ce ne prouve donc pas que tous les juges sont assez rétribués ; cela ne prouve pas que les traitements sont assez élevés pour attirer dans la magistrature des sujets au moins aussi distingués que ceux qui brillent dans le barreau. Ce ne sont pas ordinairement les avocats les plus connus qui sollicitent les places de juges, ce sont généralement ceux qui, n’étant pas encore assurés d’une grande vogue, préfèrent le certain à l’incertain. C’est à ceux-ci, lorsqu’ils ont du talent, qu’il faut présenter un appât suffisant pour les engager à embrasser la carrière judiciaire, et cela dans l’intérêt de la magistrature et de la chose publique.

Je crois donc qu’il y a quelque chose de plus à faire que d’augmenter les traitements des juges de paix et de faire passer dans la troisième classe les tribunaux de la quatrième ; je crois qu’il ne fait pas se borner à cela ; mais qu’il faut améliorer le sort des magistrats des tribunaux de première instance. Je fais, à cet égard, comme je l’ai déjà dit, une distinction essentielle entre les tribunaux de première instance et les cours d’appel ; en voici la raison, que je prends la liberté de soumettre à la chambre.

Il ne convient pas, comme on vous l’a dit, que les magistrats soient, sous le rapport du talent, dans une position inférieure aux avocats, qu’ils soient effacés par le talent des avocats, par la considération dont ils jouissent, qu’ils se laissent pour ainsi dire dominer dans les jugements qu’ils ont à porter par l’ascendant de l’art oratoire ou la supériorité des connaissances de ceux qui plaident devant eux. Ce serait là une anomalie et un état de choses qui nuirait considérablement à l’intérêt public.

Si vous n’élevez pas le traitement des membres des tribunaux de première instance, et si vous rendez le provisoire actuel définitif, vous vous exposez à ce grave inconvénient ; vous vous exposez à n’avoir pour juges que des médiocrités, et même à ce que les membres de ces tribunaux quittent leurs places pour accepter celles de juges de paix. Je puis même vous assurer que j’en ai rencontré de plus distingués qui m’ont manifesté cette intention.

Mais est-ce la même chose pour les fonctionnaires supérieurs de l’ordre judiciaire, pour les conseillers des cours d’appel, par exemple ?

Je ne le crois pas, messieurs ; voici pourquoi : Comment se recrutent les cours d’appel ? Comment les membres de ces cours sont-ils appelés à ces éminentes fonctions ? N’est-ce pas ordinairement dans les tribunaux inférieures qu’on prend les candidats ? N’est-ce pas par exception qu’on les prend en dehors des tribunaux.

S’il en est ainsi (et je crois que cela n’est pas contesté), j’en conclus que l’inconvénient qui se présente, quant au nombre de candidats capables, n’est plus le même pour les cours d’appel. Cet inconvénient existe dans toute sa force pour les tribunaux de première instance ; il s’efface en quelque sorte entièrement, lorsqu’il s’agit des cours d’appel. Voilà pourquoi je crois devoir établir une différence essentielle entre les tribunaux de première instance et les cours supérieures, et que les augmentations de traitement que je crois devoir accorder à la magistrature dans l’intérêt de sa dignité, dans l’intérêt de la chose publique, doivent se borner au tribunaux.

On m’objectera peut-être que, dans cette opinion, la hiérarchie n’existera plus ; on me dira que si l’on admet les propositions de M. le ministre de la justice, ou celles de la section centrale, quant à l’augmentation des traitements des juges de première instance, et qu’on laisse les membres des cours supérieures dans l’état actuel, il n’y aura plus de hiérarchie, qu’il y aura même, pour certains fonctionnaires des cours d’appel des traitements inférieures à ceux des présidents des tribunaux de première classe. Je vous avoue que c’est là un inconvénient ; car je dois reconnaître que la hiérarchie est une loi à suivre, en matière de traitements. Mais je dis que cet inconvénient qui ne se présente que relativement aux traitements des présidents, comparés à ceux des conseillers des cours d’appel, n’est pas tel qu’on doive reculer devant une économie possible et à laquelle nous tenons beaucoup.

D’ailleurs les observations que j’ai eu l’honneur de vous présenter, messieurs, relativement à l’augmentation des traitements des magistrats de 1re instance ne s’appliquent pas dans toute leur rigueur aux quatre classes ; elles s’appliquent plutôt aux classes inférieures. Et peut-être serait-il possible de diminuer les chiffres proposés par le ministère et la section centrale quant à la 1re classe, ou même de faire disparaître la 1re classe entièrement. C’est une question que je me permets de poser ici ; mais je suis loin de vouloir la trancher.

Si la première classe disparaissait, et qu’on adoptât la proposition qui est faite de faire passer la quatrième classe dans la troisième, il n’y aurait plus que deux classes. D’après les majorations proposées, le tribunaux de première (page 92) classe passant dans la deuxième classe, seraient encore mieux traités qu’ils ne le sont actuellement. Il y aurait donc une majoration ; mais d’un autre côté en supprimant la première classe des tribunaux de première instance, il y aurait économie. C’est ce double but que nous devons tâcher d’atteindre.

Plusieurs membres – Que ferez-vous de la première classe ?

M. de Haerne – Il n’y aurait que deux classes ; la première passerait dans la deuxième, qui deviendrait la première. La quatrième passerait dans la troisième, qui deviendrait la deuxième.

Je ne tranche pas la question. Mais je réponds à ceux qui prétendent faire une hiérarchie complète, dans les traitements de l’ordre judiciaire. Cette hiérarchie, je l’adopterai en principe. Mais, dans certains cas, elle doit fléchir devant des considérations d’un ordre supérieur.

Cette hiérarchie, comme on l’a fait observer à plusieurs reprises, devrait exister, non-seulement de tribunal à tribunal, mais aussi entre les juges et les présidents. Mais on ne doit pas l’exagérer.

Ici je me joins à d’honorables collègues pour dire que, dans les propositions de M. le ministre de la justice, la hiérarchie a été exagérée en faveur des sommités, en faveur des présidents et des procureurs du Roi. A cet égard, je me rallie à la proposition de la section centrale.

On a fait hier une objection à laquelle je crois devoir répondre. On a dit que les fonds avaient été votés pour faire face à l’augmentation des traitements de la magistrature. Mais si ces fonds ont été faits, il n’entrait certainement pas dans l’intention de la chambre lorsqu’elle a pris cette décision d’admettre par ce vote la quotité des majorations, telles qu’elles étaient proposées. Si l’on raisonnait ainsi, on devrait dire que la chambre, en votant les 4 p.c. additionnels, aurait tranché la question d’augmentation des traitements. Ce qui n’entre pas dans la pensée de l’honorable membre auquel je réponds.

Cet honorable membre dit que ses quatre centimes additionnels lui ont été escamotés ; mais ils ne lui ont pas été volés (On rit) ; s’il ont été escamotés, ç’a été au profit du trésor.

Je crois qu’il y une seule conclusion à tirer de cet argument ; c’est que la chambre, en décrétant ces quatre centimes additionnels, a voulu faire quelque chose pour la magistrature. La question est de savoir ce qu’il faut faire. C’est ce dont nous nous occupons.

Pour me résumer, je crois qu’il faut aller plus loin que ceux qui veulent se borner à augmenter les traitements des juges de paix. Je crois qu’il faut augmenter les traitements des membres des tribunaux de première instance. Mais je crois qu’il faut s’arrêter là.

Dans des vues d’une sage économie que nous proclamons tous, il faut tâcher de concilier l’économie avec la dignité de la magistrature que nous devons entourer de toute la considération, de tout le respect possible. Je pense que nous pouvons concilier ces deux choses en adoptant mon opinion.

M. Malou - A la séance d’hier, j’avais demandé la parole, lorsqu’un honorable, qui a beaucoup fait pour amener cette discussion, parlait de la proposition qu’il a soumise à la chambre, en 1837. Cette proposition, dans sa forme primitive, tendait à ajouter un tiers au traitement des magistrats de Bruxelles, un quart au traitement de tous les autres magistrats. Sa dernière proposition aurait tendu à accorder une augmentation d’un quart à tous les membres de l’ordre judiciaire.

Je félicite le gouvernement de ne pas s’être rallié à cette idée ; pour démontrer que cette félicitation est juste, il me suffit de citer deux exemples pris aux deux degrés extrêmes de l’échelle. En accordant une augmentation d’un quart aux conseillers de la cour de cassation qui ont 9,000 fr., vous élèveriez leur traitement à 11,200 fr. ; en accordant une augmentation d’un quart aux juges de paix qui ont un traitement de 960 fr, vous élèveriez leur traitement à 1,200 fr. Il est donc démontré, par l’application même du système, que c’est le système inverse qu’il fallait prendre. J’appuie le projet du gouvernement, parce qu’il consacre le système inverse : on n’a pas ajouté des quotités égales à des chiffres inégaux ; mais en maintenant les bases de la loi de 1832, on a admis une augmentation proportionnelle en justice, mais non en arithmétique en faveur des membres de l’ordre judiciaire.

C’est encore en me plaçant à ce point de vue que je voterai en faveur de la proposition de la section centrale pour les tribunaux de première instance. Là encore, on vous a entièrement méconnu le système de la loi de 1832, lequel système lui-même n’était que la continuation de l’ordre de choses établi depuis la loi du 27 ventôse an VIII, c’est-à-dire qu’on a fixé un traitement minime pour les juges et les substituts, on l’a augmenté de moitié pour les chefs de corps, d’un quart pour les présidents, d’un huitième pour les juges d’instruction.

Dans ce système qui a pour lui l’expérience d’une si longue existence, et même les antécédents de la loi de 1832, on fait une part à la hiérarchie ; et on fait aussi une part aux objections qui ont été présentées ; qu’il fallait éviter de créer une trop grande disproportion entre les membres qui constituent un même corps.

Et ici puisque je touche à cette idée, qu’il me soit permis d’ajouter un mot encore.

On a invoqué la législation encore existante en France relativement aux traitements. Mais, messieurs, le pouvoir judiciaire, en Belgique, est constitué sur une tout autre base ; son origine même est différente. Il n’est pas considéré ici comme une émanation du pouvoir exécutif, du pouvoir royal ; il a, comme les autres pouvoirs, son origine directe dans la constitution.

Quelles devaient être les conséquences de ce principe ? mais c’est que le pouvoir judiciaire était en quelque sorte maître chez lui. Et, en effet, vous voyez la prérogative du gouvernement limitée, quant aux chefs des corps inférieurs eux-mêmes ; vous la voyez complètement détruite pour la nomination des chefs des corps supérieurs, s’il m’est permis d’employer cette expression.

Je dirai donc qu’en Belgique l’ordre judiciaire est constitué démocratiquement, et que ce serait un contre-sens de forcer les fractions établies par la loi de 1832, alors que les principes de différence qui existent dans les autres pays, n’existent pas dans le nôtre.

Je me bornerai ; messieurs, à ce petit nombre d’observations. Je crois que presque tout a été dit dans la discussion générale, et c’est pour ce motif que tout à l’heure j’en avais provoqué la clôture.

M. de Foere – Je me bornerai à une seule observation sur le projet et discussion et seulement pour compléter la thèse que vient de soutenir l’honorable M. Delfosse.

La chambre sait que depuis quatorze ans le pays n’a pu arriver à un équilibre entre les recettes et les dépenses. Toujours il a fallu recourir à la dette flottante pour combler le déficit. Dans les dernières années cependant, MM. les ministres ont prétendu, dans le discours à l’appui des budgets, que cet équilibre existait, mais en même temps, pour le parfaire, ils demandaient à pouvoir lever un emprunt que nous appelons dette flottante mais qui n’en est pas moins un emprunt.

Une partie assez considérable de cette dette flottante, destinés à établir l’équilibre, a été consolidée, et aujourd’hui encore M. le ministre des finances, tout en prétendant qu’il est établi entre les dépenses et les recettes, demande dans son budget la continuation de sept millions de dette flottante. Je vous demande, messieurs, si c’est bien le moment, lorsque nos finances se trouvent dans une situation semblable, d’augmenter considérablement les dépenses ?

Ce vice d’administration financière, messieurs, est intolérable. Il est si profondément senti dans les autres pays, que dernièrement en Angleterre, il a fait tomber le ministère whig, qui, pour parfaire l’équilibre, voulait recourir à la dette flottante, au lieu d’imposer les contribuables, ou de diminuer les dépenses.

Suivre un tel système, messieurs, c’est mener le pays à des conséquences désastreuses. Est-il juste, est-il raisonnable de grever encore les contribuables sur lesquels pèsent déjà si lourdement les contributions ?

Je pourrais, messieurs, ajouter encore d’autres considérations ; mais je me bornerai à celle-là, qui me parait importante et de nature à influer sur l’opinion des membres de la chambre.

Projet de loi qui proroge celle du 18 juin 1842 qui autorise :le gouvernement à apporter des modifications au régime d'importation et de transport de marchandises en transit

Dépôt

M. le ministre des finances (M. Mercier) – Messieurs, le Roi m’a chargé de vous présenter un projet de loi tendant à proroger la loi du 10 juin 1842 qui autorise le gouvernement à modifier le régime d’importation en transit direct et en transit par entrepôt.

Projets de loi portant régularisation des budgets des voies et moyens, de la dette publique et dépenses pour ordre par suite du traité du 5 novembre 1842

Dépôt

M. le ministre des finances (M. Mercier) – Le Roi m’a également chargé de vous présenter trois projets de loi qui ont pour objet de régulariser les budgets de 1843 en ce qui concerne les recettes qui proviennent de l’exécution du traité du 5 novembre 1842. L’objet de ces projets est relatifs aussi aux dépenses qui sont résultées de l’exécution du même projet.

- Il est donné acte à M. le ministre des finances de la présentation de ces projets de loi. Ils seront imprimés et distribués la chambre les renvoie à l’examen des sections.

Ordre des travaux de la chambre

M. le président – MM. les présidents des sections se sont réunis ce matin pour régler l’ordre des travaux dans les différentes sections ; nous nous sommes convaincus qu’il existe trois projets de loi présentés dans les sessions précédentes et qui n’ont encore subi aucun examen. Ce sont le projet de loi relatif à la transaction avec les héritiers Dapsens ; le projet de loi sur le bétail et le projet de loi relatif à la restitution des droit sur le sel employé à la salaison des fromages.

Je demanderai à la chambre l’autorisation de renvoyer ces trois projets à l’examen des sections d’octobre.

- Cette proposition est acceptée.

M. le président – Un quatrième projet se trouve dans les mêmes conditions ; c’est celui apportant des modifications à la loi sur les patentes ; mais M. le ministre des finances ayant déclaré dans son discours qu’il s’occupe d’un travail sur la matière, l’examen de ce projet doit rester en suspens.

- La séance est levée à 4 heures et demie.