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Chambres des représentants de Belgique
Séance du vendredi 12 mars 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1846-1847)

(Présidence de M. Liedts.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 1117) M. Huveners procède à l'appel nominal à 1 heure un quart.

M. de Man d’Attenrode donne lecture du procès-verbal de la dernière séance ; la rédaction en est approuvée.

Pièces adressées à la chambre

M. Huveners communique l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Les notaires du canton de Glons demandent la prompte discussion du projet de loi sur le notariat. »

- Dépôt sur le bureau pendant la discussion du projet de loi.


«Le sieur Van Robays, notaire à Oostroosebeke, demande que les notaires ne puissent remplir les fonctions de bourgmestre, de secrétaire, ou de receveur communal, ni toute autre fonction exigeant un séjour régulier dans une commune qui ne serait pas celle de sa résidence et où se trouverait un autre notaire. »

- Même dépôt.


« Le sieur Charles Leleu, garde en chef du canal de Bruxelles, à Willebroek, né à Lille (France), demande la naturalisation ordinaire. »

- Renvoi au ministre de la justice.


« Plusieurs fabricants, marchands et autres habitants de Philippeville demandent le retrait du nouveau tarif de l'octroi de cette ville. »

- Sur la proposition de M. de Baillet-Latour, renvoi à la commission des pétitions, avec demande d'un prompt rapport.


« Le conseil communal d'Ath demande une loi qui ordonne le recensement immédiat des denrées alimentaires existantes dans le pays. »

- Sur la proposition de M. de Sécus, renvoi à la commission des pétitions avec demande d'un prompt rapport.


« Le sieur Vandercruysse prie la chambre d'interdire la réexportation des céréales et de limiter la durée de leur séjour en entrepôt, et demande que le gouvernement achète des grains aux lieux mêmes de provenance, les transporte en Belgique par les navires de l'Etat, et les vende au prix coûtant, tous frais compris. »

- Même renvoi.


« Le sieur Libert, fermier de la barrière n° 1, sur la route de Jemeppe à Hollogne-aux-Pierres, réclame l'intervention de la chambre pour obtenir une indemnité du chef des pertes qu'il subit par suite du mauvais état de cette route, et demande que le gouvernement la fasse réparer. »

- Sur la proposition de M. Lesoinne, renvoi à la section centrale du budget des travaux publics, avec demande d'un prompt rapport.


Lettre de M. de Brouckere qui prie M. le président de faire connaître à la chambre qu'une indisposition le retient chez lui.

- Pris pour information


« Le sieur Orman, attaqué par M. Verhaegen dans une précédente séance, demande que la chambre blâme les paroles de cet honorable membre. »

M. Delfosse. - Le pétitionnaire demande que la majorité s'érige en tribunal pour juger et condamner un membre de l'opposition. Ce serait inouï ! Je propose l'ordre du jour.

- L'ordre du jour est mis aux voix et prononcé.

Projet de loi établissant une nouvelle répartition des représentants et des sénateurs

Discussion des articles

Article additionnel

M. Fleussu. - Messieurs, je viens trop tard me mêler au débat auquel vous avez été rendus attentifs, à la séance d'hier, pour que vous puissiez me supposer l'ambition d'apporter à la discussion de nouvelles lumières. Je me trouve même réduit à vous expliquer, en quelques mots, les motifs de mon vote, qui sera favorable à la proposition de l'honorable M. Castiau.

L'orateur, qui a terminé la séance d'hier par un discours empreint de ce talent que nous sommes habitués à louer en lui, s'est occupé, pendant quelque temps de ces associations qui prennent un caractère de permanence et qui viennent se placer à côté des corps législatifs. Comme au congrès libéral, j'ai cru prudent de décliner cet honneur, toute recommandable cependant que fût la composition de ce congrès.

Mais il m'a paru résulter de la suite des idées développées par l'honorable orateur qu'il tendait à faire croire que la proposition de l'honorable M. Castiau avait été produite, en satisfaction de vœux exprimés ailleurs.

Je pense que l'honorable M. Castiau a trop de fierté, trop d'indépendance dans le caractère pour puiser ailleurs qu'en lui-même ses inspirations.

Quoi qu'il en soit, messieurs, comme j'appuie la proposition de l'honorable M. Castiau, et qu'à ce point de vue j'en accepte la responsabilité j'éprouve le besoin de vous dire que j'agis ainsi, messieurs, parce que je suis sous l'empire d'une profonde conviction, et que je suis entièrement, en dehors de l'influence d'une association dont j'ai refusé de faire partie.

Vous parlerai-je, messieurs, des espèces de fin de non-recevoir que-l'on a élevées contre la proposition de l'honorable M. Castiau ? Vous parlerai-je de l'hésitation avec laquelle cette proposition a été émise dans cette enceinte ? Vous parlerai-je de la disposition des esprits qui ne sont pas, dit-on, préparés à cette discussion ? Vous parlerai-je, messieurs, des préoccupations du pays, qui, absorbé par les malheurs qui affligent les classes malheureuses, est, nous dit-on encore, insensible et sourd à nos débats ?

Messieurs, s'il en était ainsi, il faudrait suspendre tous nos travaux,. pour ne nous occuper que des intérêts matériels du pays. Mais je crois que l'on a un peu assombri le tableau. Acceptez la proposition qui vous est faite, messieurs, et vous verrez que le pays se montrera très reconnaissant de ce que, en même temps que vous vous occupez de ses intérêts matériels, en même temps que vous cherchez à adoucir les maux qui pèsent sur lui, vous ne négligez cependant pas le développement de ses intérêts moraux.

Messieurs, quelques orateurs ont pris la parole avant moi, ont paru s’étonner que la proposition dont il s’agit, tout innocente qu’elle est, ait rencontré une vive résistance sur les bancs ministériels. J’avoue, messieurs, que j'aurais été bien plus étonné du contraire. Car savez-vous ce qui effraye dans cette affaire ? Ce n'est pas la chose, mais ce sont les mots.

Il y a, messieurs, des mots qui ont une signification tout à fait malheureuse, des mots que l'on ne peut prononcer sans jeter l'inquiétude dans certains esprits, sans exciter les défiances, sans éveiller des soupçons, voire même sans provoquer une espèce de répulsion. Cependant, messieurs, lorsqu'on examine les choses de près, lorsqu'on en voit la portée, et qu'on en calcule les conséquences, on doit rester tout étonnés des craintes que l'on en avait conçues.

Ainsi, messieurs, en est-il des mots réforme électorale. Prononcer les mots de réforme électorale, mais c'est déjà attenter à nos libertés, c'est déjà secouer sur leurs bases toutes nos institutions ! Et chose bien remarquable, messieurs, ce sont précisément ceux qui ont porté sur nos institutions une main hardie et qui ont donné le premier exemple des modifications à la loi électorale, en fractionnant les communes (deux mots qui jurent de se trouver ensemble), ce sont ces mêmes membres qui montrent le plus d'effroi, quand on parle de la réforme électorale. N'avez-vous pas entendu M. le ministre de l'intérieur nous dire hier : Mais c'est un premier jalon que l'on pose. Si vous acceptez cette proposition, vous ne saurez pas où vous vous arrêterez, vous verrez toutes les industries réclamer le privilège que vous voulez accorder aux professions libérales !

Eh, messieurs, je concevrais ces craintes si la proposition de l'honorable M. Castiau était ce qu'on peut appeler une réforme électorale, mais c'est tout au plus une légère modification à la loi électorale. Oh ! s'il nous demandait l'abaissement du cens d'une manière générale, eh bien, alors je concevrais vos soupçons, je concevrais vos défiances et alors peut-être aussi me verriez-vous à côté de vous pour les partager. Mais l'honorable M. Castiau ne va pas jusque-là. Il ne demande pas l'abaissement du cens d'une manière générale. Si telle était la proposition, et moi aussi je ferais mes réserves : et ici je dois déclarer que je fais amende honorable à des opinions antérieures. Ainsi, par exemple, dans le congrès j'ai toujours voté et, je dois le dire, j'ai même lutté contre l'honorable M. Lebeau, j'ai toujours voté pour le cens le plus bas ; eh bien, messieurs, je reconnais aujourd'hui que quand l'élection est directe, c'est un faux système que celui que j'ai soutenu jadis, parce qu'il donne trop beau jeu à l'intrigue et à la corruption.

Vous voyez, messieurs, par l'exemple que je cite, combien il serait dangereux qu'un membre de cette chambre pût accepter un mandat impératif. Ce serait d'abord lui ôter sa dignité ; ce serait, en deuxième lieu, en faire une véritable machine à voter.

Je conçois très bien que quand le système électoral consacre les deux degrés, on puisse descendre jusqu'au cens le plus bas ; je crois même qu'il le faut dans ce cas, parce que toutes les garanties se trouvent alors dans le collège des électeurs choisis eux-mêmes pour faire le choix des représentants. Mais je le répète, lorsque l'élection est directe, je crois que c'est un très faux système de descendre trop bas le cens électoral.

Messieurs, on a fait à l'amendement de l'honorable M. Castiau une quantité de reproches. On lui a reproché d'abord d'être inconstitutionnel. On lui a reproché de constituer un véritable privilège. On lui a reproché d'être une disposition injuste. On a dit, enfin, messieurs, que la disposition est insuffisante et qu'elle a été dictée uniquement par le désir d'affaiblir l'influence des campagnes au profit de l'influence des villes. Je vais, messieurs, tâcher de rencontrer ces observations.

On prétend d'abord que l'amendement est inconstitutionnel. J'avoue, messieurs, que malgré toute l'attention que j'ai prêtée au développement de cette thèse, il m'a été impossible d'en saisir ni le mérite ni la valeur. Que veut donc la Constitution ? Une seule chose : que l'on paye un cens entre celui de 20 florins et celui de 100 florins. Dès que quelqu'un paye le cens (page 1118) de vingt florins, qui est le cens minimum fixé par la Constitution, vous pouvez lui concéder sans crainte la qualité d'électeur. Vous êtes parfaitement dans les termes de la Constitution. Mais, messieurs, il en est de ceci comme de toutes les catégories que vous avez établies entre les provinces, entre les différents districts d'une même province, entre le cens des villes et le cens des campagnes.

Le cens, n'est pas le même partout, parce que vous avez cru qu'il fallait en quelque sorte pondérer l'action des électeurs ; mais par cela même que vous avez pu faire des distinctions, par cela même vous pouvez faire d'autres distinctions. Dès que vous êtes dans les limites du cens fixé par la Constitution, vous pouvez créer des catégories nouvelles sans que votre disposition puisse être considérée comme le moins du monde contraire à la Constitution.

Cependant, messieurs, quelque frappant que me paraisse ce raisonnement, l'honorable ministre de l'intérieur a insisté, et pour sa réplique, il nous a donné lecture d'observations qui se trouvent dans l'ouvrage de M. Huyttens, et qui ont été émises lors de la discussion de l'article de la Constitution, concernant le cens électoral, et lors des débats sur la loi électorale elle-même.

Le sens de la loi électorale, je crois que je viens de l'expliquer d'une manière satisfaisante. Maintenant, quant aux inductions que M. le ministre de l'intérieur a tirées de la discussion sur la loi électorale, il me semble qu'il y a une explication qu'il sera bon de soumettre à la chambre.

Un amendement avait été présenté, par l'honorable M. de Foere, lors de la discussion de la Constitution. Cet amendement avait été combattu par plusieurs membres du congrès, parce ce qu'on l'avait mal compris ; on croyait que l'honorable M. de Foere voulait l'adjonction des capacités, abstraction faite du cens. Lorsqu'on est venu à la loi électorale qui s'est discutée quelque temps après, M. Van Snick et après lui l'honorable M. de Foere ont reproduit la pensée dont ils avaient fait mention lors de la discussion de la Constitution.

Alors, messieurs, il y a encore eu une espèce de malentendu, et la question préalable fut proposée. Mais remarquez, messieurs, que si la proposition avait été inconstitutionnelle, il est évident que la question préalable aurait dû être admise ; car vous ne pouvez pas discuter une loi a laquelle vous reprochez un vice d'inconstitutionnalité ; eh bien, la question préalable, qui avait été soulevée, n'a pas été admise ; ce qui me fait croire qu'aux yeux du congrès lui-même la proposition n'était pas entachée du vice d’inconstitutionnalité.

Messieurs, on vous a beaucoup parlé de l'opinion du congrès ; mais il y a une distinction essentielle à faire. Le congrès avait un double caractère ; le congrès était assemblé en corps constituant, quand il faisait la constitution ; hors de là il exerçait les pouvoirs d'un corps législatif. Eh bien, la Constitution était faite quand on a discuté la loi électorale, et ce n'est pas comme corps constituant que le congrès a discuté cette loi. C'est tellement vrai que je me souviens parfaitement que plusieurs membres du congrès, attachant une grande importance à la loi électorale, voulaient qu'elle fît partie de la Constitution. Mais comme c'était un système tout nouveau, dont le jeu était encore incertain, on leur répondait qu'on ne voulait pas donner ce caractère à la loi électorale, et qu'on voulait en faire l'épreuve, avant de lui donner un caractère définitif.

Le. congrès a donc, il est vrai, rejeté l'amendement de M. de Foere ; mais il l'a rejeté, comme corps législatif, de manière que c'est un antécédent, si vous voulez, mais ce n'est pas un obstacle à ce que la même proposition soit reproduite. Si même vous rejetiez cette proposition aujourd'hui, qui empêcherait une législature qui suivra de la reproduire encore ? Ce sont de ces propositions qui ont ce sort-là ; ce n'est qu'à force d'être reproduites qu'enfin elles obtiennent les honneurs du triomphe.

Je viens, je pense, d'établir que l'amendement n'était inconstitutionnel.. « Mais, dit-on, il crée des privilèges. »

Des privilèges !... messieurs,... mais en matière électorale tout est privilège. Le cens le plus bas constitue déjà un privilège. C'est un privilège qu'on accorde à la propriété. « C'est une garantie, dit-on, qu'on veut obtenir des propriétaires. » Vraiment, messieurs, si ce n'est qu'il faut qu'il y ait une limite, on ne sait trop pourquoi celui qui paye 19 fl. est exclu du corps électoral, tandis que celui qui paye 20 fl. y est admis. Tout donc est privilège ; il y a même privilège dans la manière dont vous répartissez le privilège.

C'est ainsi, par exemple, qu'entre les communes, entre les diverses provinces, le cens électoral n'est pas le même ; c'est ainsi qu'il n'est pas le même dans les divers districts ruraux ; dans le même district, il varie entre les campagnes et les villes. La raison en est simple ; je l’ai déjà fait sentir tantôt, le congrès a voulu pondérer la valeur et le nombre des électeurs.

Messieurs, on a reproché à l'amendement d'être une disposition mauvaise, insuffisante. Pour établir qu'elle est mauvaise, on s'est prévalu de la loi du jury, qui appelle aux fonctions de juré les bourgmestres, les échevins, les secrétaires et les receveurs communaux.

On a dit que la proposition confondait tous les éléments et faisait entrer l'élément scientifique dans la politique. Si cette observation était fondée, il en résulterait cette conséquence que parce qu'un savant forme l'élément scientifique, il faudrait l'exclure de l'exercice des fonctions politiques, lui interdire la faculté de concourir aux élections.

Quant à la confusion des éléments, je ne vois pas quelle peut en être la portée ; si tous les fonctionnaires désignés au paragraphe dont je viens de parler, étaient à la nomination du gouvernement, il pourrait y avoir des inconvénients à en faire des électeurs, puisqu'ils relèveraient en quelque sorte du gouvernement. Mais des fonctionnaires repris dans ce paragraphe de la loi sur le jury, il n'y en a pour ainsi dire pas qui soient à la nomination du gouvernement. Il y a, je le sais, les bourgmestres, le gouvernement peut les choisir en dehors du sein du conseil. Mais rappelez-vous la discussion qui a eu lieu quand le gouvernement a demandé cette faculté exceptionnelle ; le gouvernement a eu soin de déclarer que la nomination dans le conseil serait la règle, et que la nomination en dehors du conseil serait l'exception, et quand les circonstances l'auraient rendu nécessaire.

Quant aux receveurs et aux secrétaires, ils sont indépendants du gouvernement, ils sont à la nomination du conseil communal, de manière que l'observation qui m'avait frappé d'abord, pèche par sa base, puisqu'il ne s'agit pas de fonctionnaires nommés par le gouvernement.

Messieurs, on a dit encore que la disposition est injuste, parce qu'elle est insuffisante, parce qu'elle ne comprenait pas d'autres professions libérales qui pourraient avoir droit à l'espèce de privilège qu'on réclame en ce moment.

Par cela même qu'on trouve la proposition insuffisante, on n'en conteste plus l'utilité mais seulement l'étendue. Eh bien, que ceux qui veulent l'étendre au-delà des limites assignées à la proposition par ses auteurs, fassent des propositions, amendent la disposition pour lui donner une portée beaucoup plus grande que celle qu'elle a maintenant.

L'honorable M. de Theux disait ensuite que cette mesure avait été proposée dans l'intérêt des villes, contre l'intérêt des campagnes. J'avoue que je ne sais pas quelle peut être la portée de la disposition dont il s'agit. Je ne sais si elle sera utile au parti catholique ou au parti libéral, je ne m'en occupe pas. J'ignore s'il en résultera un plus grand nombre d'électeurs pour les villes que pour les campagnes, je crois que personne n'en a fait le relevé.

Mais savez-vous pourquoi on cherche toujours à mettre les campagnes en opposition avec les villes ? Savez-vous pourquoi le ministère prend toujours parti contre les villes ? La raison en est toute simple. C'est que la cause du ministère est perdue dans les villes, et qu'il n'a plus d'espoir que dans les campagnes. Mais vous aurez beau faire, l'esprit des villes rayonnera, malgré vous, dans les campagnes. Les campagnes comprendront que dans un pays tous les intérêts sont solidaires ; que les villes sont intéressées à ce que l'agriculture prospère ; que les campagnes sont intéressées à voir l'industrie, le commerce se développer dans les villes.

Je pense que j'ai purgé l'amendement de mon honorable ami des principaux reproches qui lui ont été adressés.

Il me reste maintenant à vous établir que cette proposition est dans l'intérêt général.

Que faut-il pour que la représentation nationale soit au niveau des besoins du pays, pour qu'elle soit véritablement la représentation du sens du pays ? Il faut qu'elle soit le fruit d'élections opérées par des hommes libres, indépendants, ayant intérêt à l'ordre, au maintien de nos institutions ; par des hommes qui suivent le mouvement des affaires, la marche de l'esprit public, et les progrès de la civilisation.

Voilà quels sont les hommes qui doivent concourir à l'élection.

Eh bien ! je le demande, toutes ces conditions ne se rencontrent-elles pas dans ceux qui exercent les professions libérales ?

Il n'y a pas que la propriété, qui ait droit à être représentée dans les chambres législatives.

Il n'y a pas que la propriété qui ait les connaissances nécessaires pour faire de bons choix. Les professions libérales, les sciences, les beaux-arts, ont droit aussi à être représentés et protégés ; ceux qui s'y livrent ont donc le droit de concourir à l'élection.

Est-ce que, par hasard, les diplômes ne seraient pas une propriété ? Est-ce que les diplômes ne seraient pas aussi un signe représentatif d'un capital, du capital qui a été dépensé pour acquérir les connaissances nécessaires pour l'obtenir ? Pourquoi donc accorderiez-vous la préférence à celui qui, à l'aide d'une certaine somme, a acquis un fonds de boutique, a élevé un établissement, sur celui qui a dépensé un capital pour former, pour développer son intelligence ?

Il y aurait là une singulière anomalie ! Et vous m'autoriseriez à répéter ce que vous disait hier, je crois, l'honorable M. Castiau, que l'intelligence véritablement vous offusquerait.

Messieurs, je concevrais jusqu'à un certain point vos scrupules, si c'était le gouvernement ou ses agents qui décernent les diplômes. Vous pourriez dire alors qu'il ne doit pas dépendre du gouvernement de créer des électeurs, en délivrant des diplômes. Mais en est-il ainsi ? Non ; les diplômes s'achètent par de longues années d'étude, par des preuves de science acquise. Est-ce que le jury que vous nommez à cet effet ne se montre pas extrêmement difficile pour la délivrance de ces diplômes ?

Que craignez-vous donc. Dès que ces diplômes s'accordent en dehors de l'influence gouvernementale, dès qu'ils représentent un capital dépensé par de longues années d'étude pour acquérir des connaissances, je dis que ce capital doit être représenté comme celui d'un boutiquier.

On fait une objection à ce système, et l'on dit que les personnes qui exercent des professions libérales, si elles ont quelque mérite, gagnent bientôt de quoi payer le cens. Mais pour devenir propriétaire, ii faut commencer par amasser un petit capital. Puis il est des homme qui sont dans une position telle qu'ils ne peuvent de longtemps payer le cens ordinaire.

Je me citerai pour exemple. J'ai été pendant longtemps au milieu de (page 1119) vous, remplissant les fonctions de représentant, sans payer un centime au gouvernement.

Il est, dans cette chambre, des hommes dont vous appréciez le talent, et qui n'ont pas l'honneur d'être électeurs. Je citerai les honorables MM. d'Elhoungne et Lebeau.

Messieurs, c'est en raison de nos diplômes que la plupart d'entre nous ont l'avantage de siéger dans cette chambre. Si nous n'avions pas été diplômés, si nous n'avions pas eu un diplôme qui nous recommandait aux électeurs, probablement la plupart d'entre nous n'auraient-ils pas été délégués à la chambre.

Il arrive cette anomalie que nous pouvons prendre part aux grandes affaires du pays, qu'on peut même devenir ministre (puisque l'honorable M. Lebeau a été ministre, bien qu'il n'ait pas l'honneur d'être électeur), qu'on peut diriger les affaires de l'Etat, et qu'on n'est pas capable de choisir un représentant.

Voilà à quelles conséquences absurdes on arrive.

Il y a encore cette considération qui, selon moi, doit faire accorder aux hommes exerçant des professions libérales les avantages qu'on sollicite pour eux en ce moment : c'est la corrélation qui a toujours existé entre les fonctions de juré et celles d'électeur. Dans tous les pays, les fonctions de juré et celles d'électeur ont été considérées comme corrélatives.

Où donc prenez-vous les jurés ? C'est tout d'abord dans la liste des électeurs. Puis vous y avez ajouté, il est vrai, les professions libérales.

Mais, me dit l'honorable ministre de l'intérieur, le congrès a fait lui-même la loi sur le jury ; et il n'a pas porté les jurés sur la liste des électeurs.

Il y a une raison toute simple ; elle s'explique par la date des lois : c'est que la loi électorale porte la date du 3 mars 1831. Or, à cette époque, la loi du jury n'était pas faite, puisqu'elle a été discutée et votée le 19 juillet même année. Or, comme on ne savait pas comment serait formé le jury, il était tout simple que, d'avance, on ne fît pas entrer dans la loi électorale une disposition qui devait se combiner avec les articles d'une loi à faire. Les deux lois n'ont pas été portées à la même époque ; il y a entre elles quatre mois d'intervalle. Quand on a fait la loi électorale, on ne savait pas comment serait faite la loi du jury.

Voilà comment s'explique cette lacune que le congrès a laissée dans nos institutions.

Remarquez que depuis la loi de juillet 1831, il s'est opéré des changements. Le congrès avait formé le jury par des électeurs payant un cens assez élevé. Mais on avait remarqué que la composition du jury, telle qu'elle résultait de cette loi, était éminemment vicieuse.

Et pour mon compte, messieurs, j'ai vu des acquittements dont la justice avait sérieusement à se plaindre ; et c'est à ce point qu'ayant eu des relations assez étroites avec l'honorable M. Ernst, aussitôt que j'ai eu acquis l'expérience des défauts de la loi de 1831, je lui écrivis pour qu'un remède fût appliqué à cet état de choses. Je ne prétends pas que c'est par suite de mes observations que la loi a été réformée ; mais enfin c'est peu de temps après que cette réforme a en lieu.

On a pris alors, messieurs, le jury dans les électeurs payant un cens beaucoup plus élevé. Et croyez-vous qu'on ait écarté les hommes exerçant des professions libérales ? Pas le moins du monde. Et puis, quand j'entends mon honorable ami me dire qu'il n'y a pas d'assimilation entre la loi sur le jury et la loi sur les élections, je demande pourquoi, et voici la raison qu'il nous donne : c'est que, d'après la loi sur le jury, quand la liste a été formée par les états provinciaux, le tribunal en écarte d'abord la moitié, puis le président de la cour avec deux présidents de chambre, et écarte une autre moitié, de manière qu'il n'en reste qu'un quart. C'est par cette raison que mon honorable ami dit qu'il n'y a pas d'assimilation entre les fonctions de juré et les fonctions d'électeur.

Mais il n'a pas remarqué une chose ; c'est que par cette disposition on a singulièrement aggravé le sort des professions libérales. Car savez-vous ce qui arrive maintenant, messieurs ? Ce sont les censitaires qu'on écarte de la liste du jury, et on y laisse les hommes professant les arts libéraux. Voilà quelle est la conséquence de cet état de choses, et ce qui en résulte pour moi, c'est que c'est une aggravation de charges pour eux.

Je dis que pour être équitable, que pour être juste, il faut si vous voulez faire supporter des charges publiques aux capacités, il faut au moins leur donner les avantages et les droits qui correspondent dans tous les pays à ces charges dont vous les accablez.

Par ces considérations j'appuie la proposition de l'honorable M. Castiau.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Messieurs, si le discours de l'honorable préopinant ne nécessitait pas une réponse, je me serais abstenu de prendre part à ces débats, par la crainte d'affaiblir l'impression qu'a produite hier le discours si remarquable de l'honorable M. Dolez.

Messieurs, si je ne craignais pas que mon témoignage ne fût suspect auprès des amis de l'honorable M. Dolez, et qu'il ne fût pour lui quelque peu compromettant, je dirais que ce discours a été un acte de courage, de haute raison politique.

Du reste, messieurs, l'appréciation que je fais de ce discours est complètement désintéressée ; car l'honorable M. Dolez a eu soin, à la fin de son discours, de déclarer qu'il restait l'adversaire du cabinet actuel. Je dirai plus : si je me plaçais au point de vue d'un étroit intérêt de ministère ou de parti, nous aurions à regretter les paroles prononcées par l’honorable député de Mons. Car ce discours, messieurs, est un grand service qu'il a rendu à l'opinion à laquelle il appartient.

Je le dis sincèrement, messieurs, c'est un grand malheur, un malheur pour tout le monde quand les hommes que l'opposition présente comme ses candidats-ministres, prennent dans l'opposition des engagements qu'ils ne peuvent remplir au pouvoir qu'en compromettant le pouvoir lui-même. (Interruption.)

Que l'opposition me permette de lui dire ce que l'honorable M. Rogier disait à la majorité, il y a peu de temps. L'honorable membre, parlant du bruit qui s'était répandu que le ministère avait l'intention d'adjoindre au projet de loi actuellement soumis à vos discussions une modification de réforme électorale, tendant à fractionner les collèges électoraux,, l'honorable M. Rogier disait au ministère et à la majorité : Si nous étions mus par un intérêt de parti, nous devrions désirer qu'une pareille proposition se produisît. Il y aurait, à l'instant même, dans le pays une réaction qui servirait les intérêts de l'opposition et compromettrait les intérêts de la majorité.

M. Rogier. - C'est vrai.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Eh bien, messieurs, permettez-moi d'appliquer ces paroles à la proposition de l'honorable M. Castiau. Il ne faut pas s'y tromper, messieurs, le sentiment du pays repousse avec une égale énergie, avec un admirable instinct de conservation, les projets de réforme électorale, qui seraient présentés an profit de la droite, comme ceux qui sont présentés au profit de la gauche.

Si nous avons applaudi donc au discours de l'honorable député de Mons, ce n'est pas par un étroit intérêt de parti ou de ministère ; c'est au nom d'un intérêt plus élevé, au nom d'un intérêt d'ordre, de stabilité et de conservation.

Du reste, messieurs, l’honorable M. Castiau a bien compris, dès le principe,, l'embarras dans lequel il allait placer l'opposition ou du moins quelques-uns de ses amis. Aussi, dans cette prévision, a-t-il fait sa proposition si petite, si modeste en apparence, il s'est (que M. Castiau me permet cette expression qu'il affectionne), il s'est tellement enfariné, que beaucoup de ses amis s'y sont laissé prendre, s'y sont laissé tromper, ils n'ont pas vu que derrière ces paroles débonnaires, l'honorable M. Castiau cachait des conclusions importantes. Ils n'ont pas vu que l'honorable M. Castiau remportait un beau succès, qu'il obtenait trois grands résultats.

D'abord il faisait écrire sur le futur programme ministériel de la gauche, le principe de la réforme électorale, principe que l'opposition parlementaire s'était refusé d'y inscrire jusqu'à présent. Elle s'était refusée de le faire en 1840, lorsque le chef du cabinet, répondant à une de mes interpellations, déclarait que si l'on présentait un projet de réforme électorale, le cabinet libéral le combattrait. Elle n'avait pas non plus voulu l'écrire dans le programme de M. Rogier de 1845.

On y avait introduit la réforme parlementaire que le ministère vous présente aujourd'hui ; mais on ne promettait rien relativement à la réforme électorale.

Il est vrai que l'honorable M. Delfosse nous a fait entendre depuis que peut-être il y avait derrière le rideau quelque projet de réforme électorale. Mais enfin, messieurs, ce rideau on ne l'avait pas tiré, et qu'on me permette d'ajouter, n'en déplaise à l'honorable M. Castiau, que si le cabinet s'était formé, on ne l'aurait pas tiré.

L'honorable M. Castiau est donc parvenu, comme premier résultat, à faire écrire sur le futur programme ministériel de l'opposition le principe de la réforme électorale qu'on avait répudié jusqu'aujourd'hui.

Mais, messieurs, il a fait plus, le principe qu’il veut y faire prévaloir, c'est un principe diamétralement opposé à celui qui est à la base de notre système électoral de 1831, qui lui-même repose sur l'article 47 de notre Constitution. Ce principe tend à substituer au principe de notre législation électorale, l'impôt combiné avec la population, le principe de la capacité, et je le démontrerai tout à l'heure. C'est le renversement du système de 1831.

Le troisième résultat que l'honorable membre obtient, si la proposition était admise, ce serait d'ôter à la loi électorale son immutabilité que le congrès avait voulu lui donner ; c'est d'ouvrir une brèche, avec la prétention de l'élargir, comme l'ont ouvertement déclaré et l'honorable M. Delfosse et l'honorable M. Verhaegen, pour y faire passer toutes les conséquences qui logiquement en découlent.

Et, messieurs, c'est ce principe, c’est une telle proposition que l'on vous présente comme insignifiante, comme inoffensive, comme susceptible d'être accueillie par la majorité !

Messieurs, en France, on ne s'y est pas laissé tromper. Chacun sait que l'adjonction des capacités est une très vieille question ; cette question, traîne dans les bureaux des chambres françaises depuis 1831.

M. d’Elhoungne. - Et vous la trouvez déjà résolue dans la loi électorale.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - C'est une erreur, ou du moins l'exception qui a été introduite dans la loi de 1831 est tellement insignifiante que l'opposition en France ne la considère nullement comme ayant résolu cette question.

Je dis donc, messieurs, que la proposition de l'adjonction des listes du jury, pour m'exprimer d'une manière plus exacte, est une vieille question qui traîne dans les bureaux des chambres françaises depuis 1831. Elle a pris successivement les noms de proposition Bemilly, de proposition Ganneron, de proposition Ducos, Crémieux.

Aujourd'hui, c'est la proposition de M. Duvergier de Hauranne. De manière que le projet de réforme de l'honorable M. Castiau n'est, au fond, que la contrefaçon de toutes celles-là.

Et, messieurs, je dirai, en passant, que l'opposition n'est pas heureuse (page 1120) dans le choix qu'elle fait de ses projets de réforme électorale ; jusqu'à présent elle n'a trouvé que deux principes : le principe de l'uniformité du cens et celui de l'adjonction des capacités. Eh bien, messieurs, le principe de l'uniformité du cens, l'opposition a été le mendier à la charte de la restauration, et ce principe consacre les inégalités les plus choquantes. C'est ce principe que Royer-Collard a condamné par un de ces mots sans appel lorsqu'il disait : « Si l'uniformité avait été moins observée, l'égalité l'aurait été plus. »

Ainsi, messieurs, après avoir, comme je le disais, mendié le principe de l'uniformité du cens à la charte de la restauration, c'est à la gauche française que l'on vient demander humblement l'adjonction de la liste du jury.

On nous présente ici cette réforme comme insignifiante, mais elle a été combattue en France par tous les ministères depuis 1831, par le ministère de Casimir Périer comme par celui du comte Mole ; par le ministère de M. Thiers en 1840, comme par le ministère de M. Guizot ; elle a été combattue non seulement par la majorité, mais même par une partie du centre gauche.

Messieurs, la proposition de M. Castiau, comme résultat matériel, est d'un effet nul. et je comprends que si on ne l'envisageait qu'à ce point de vue restreint, on pourrait lui donner l'épithète d'insignifiante. En effet, je suis porté à croire que la plupart des personnes auxquelles le projet de M. Castiau veut conférer l'électorat, le possèdent déjà. Or, si cela est, pourquoi l'honorable M. Castiau attache-t-il tant d'importance à une proposition destinée à produire d'aussi minces effets ?

Ce pourquoi, messieurs, je vais vous le dire, c'est que si le résultat matériel de ce projet doit être nul, les conséquences du principe posé seraient immenses.

Mais, messieurs, dans cette imitation un peu servile des réformateurs français, on a oublié une seule chose : c'est la différence profonde qui existe entre notre régime électoral et celui qui régit la France. Je puis comprendre jusqu'à un certain point qu'en France on cherche à étendre les droits électoraux, qu'on songe à adjoindre les listes du jury aux listes électorales ; mais cette prétention est-elle justifiable en Belgique, où notre législation repose sur une base plus large, plus démocratique que celle qui sert de fondement à la loi française ?

Messieurs, ignore-t-on que notre loi électorale de 1831 est, sans comparaison, la plus démocratique de toutes celles en vigueur dans les monarchies constitutionnelles ? Au-delà de notre législation électorale, il n'y a que le suffrage universel des Etats-Unis et de la Suisse.

Il est vrai, messieurs, que dans un des pays que je viens de citer, l'opposition a trouvé le moyen de réformer même le suffrage universel, et dans ce pays ceux qui ont la modeste prétention de ne pas vouloir aller au-delà du suffrage universel sont appelés rétrogrades, comme nous sommes ici, selon l'expression peu polie de M. Castiau, des vieillards touchant à la décrépitude. (Interruption.)

Messieurs, comparons un instant la législation française, dans son ensemble, au régime électoral belge. D'abord la chambre des pairs est à la nomination du roi, et vous savez que le système des fournées delà restauration y est encore admis.

M. Castiau. - Avec des restrictions.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Soit ; voulez-vous ce système défendu par M. Devaux en 1831 ?

Un membre. - Ce n'est pas la question.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je dis donc que la chambre des pairs en France est à la nomination du roi, avec le système des fournées de la restauration, à un certain degré au moins.

Je comprends que lorsque la première chambre est à la nomination royale, on risque peu à étendre le principe électif pour la chambre des représentants ou des députés.

Ici le sénat est électif, et il est choisi par le même corps électoral qui nomme les membres de la chambre des représentants.

Malgré cette grande inégalité entre le système représentatif en France et chez nous, par rapport à la première chambre, les conditions d'élection pour les membres de la chambre des députés sont beaucoup plus restreintes qu'en Belgique.

D'abord, et on a passé ce fait important sous silence, en France, les députés sont soumis à un cens d'éligibilité très élevé.

Là où il y a un cens d'éligibilité pour l'élu, je pourrais comprendre qu'on abaissât le cens pour l'électeur. Or, quel est le cens électoral en France ? Il est de 200 francs, taudis qu'en Belgique vous savez à quel taux on l'a réduit.

Ainsi, au lieu d'une pairie nommée par le roi, nous avons en Belgique un sénat électif ; au lieu d'une chambre de députés avec cens d'éligibilité et nommée par des électeurs à 200 francs, notre chambre des représentants est choisie, sans conditions d'éligibilité, par des électeurs de 20 à 80 florins. Les élections par la chambre sont biennales, le renouvellement intégral a lieu tous les quatre ans.

A côté des chambres ainsi nommées, nous avons les élections les plus démocratiques pour les conseils provinciaux et communaux, de manière que le corps électoral en Belgique est presque dans une agitation permanente. Et c'est en présence de ces faits qu'on proclame la nécessité, l'urgence d'une réforme !

Messieurs, voici les résultats comparés du système électoral français et du système électoral belge. En France, sur 35 à 38 millions d'habitants, il n'y a que 220 à 230,000 électeurs, soit 1 électeur sur 100 à 170 habitants ; en Belgique, au contraire, sur un peu plus de 4 millions d'habitants, il y a 45,000 électeurs, soit 1 électeur sur 95 habitants ; c'est-à-dire que la base de notre régime électoral est presque une fois plus démocratique que celle du régime français.

Vous le voyez, messieurs, en supposant que les chambres en France eussent admis le système de l'adjonction des capacités qu'elles ont, au contraire, repoussé avec persistance, l'argument qu'on en tirerait n'aurait aucune espèce de valeur dans son application chez nous.

Messieurs, je le dis hardiment, si, en France, un membre de la chambre des députés présentait comme projet de réforme électorale notre loi de 1831, il ne trouverait pas 10 voix dans l'extrême gauche qui adopteraient cette réforme, tellement on la trouverait téméraire ; et c'est cette législation toute démocratique qu'il faut se hâter de réviser, comme convaincue d'aristocratie et d'oppression, précisément comme s'il s'agissait de la loi du double vote.

Messieurs, je me permettrai de vous redire après l'honorable M. Dolez : « Nos institutions électorales nous suffisent ; elles suffisent au pays et notre plus grand soin doit être de leur donner un caractère de grande stabilité.»

J'ai dit tout à l'heure que le principe que l'honorable M. Castiau veut faire prévaloir, renverse complètement le principe qui est la base de la loi de 1831, loi qui repose elle-même sur l'article 47 de la Constitution.

M. le ministre de l'intérieur a déjà traité cette matière ; il a rappelé à la chambre les discussions qui avaient eu lieu au congrès relativement à l'article 47 de la Constitution, et lors de la discussion sur la loi électorale en 1831. M. le ministre de l'intérieur, par ces citations, a démontré deux choses incontestables ; d'abord, c'est qu'il était entré dans l'intention de M. Defacqz, auteur de l'amendement qui est devenu l'article 47 de la Constitution ; qu'il était entré dans l'intention de ceux qui ont appuyé cet amendement, de consacrer deux principes :

Le premier, c'était d'écrire dans la Constitution même le cens, la base de notre système électoral, afin de mettre cette loi fondamentale à l'abri de la mobilité des lois que les législatures futures pourraient prendre.

Le second principe, c'était que notre loi électorale devait être assise sur le seul principe de l'impôt combiné avec la population, en excluant les privilèges invoqués au nom des capacités. Voilà ce qui ressort à l'évidence de toute la discussion du congrès.

M. le comte Le Hon s'est mépris quand il a supposé que M. le ministre d« l'intérieur avait eu l'intention d'opposer l'opinion qu'il aurait pu professer au congrès à l'opinion qu'il peut avoir admise depuis ; M. le ministre de l'intérieur n'a nulle envie de se donner le plaisir de placer ses adversaires en contradiction avec eux-mêmes. Cependant ce plaisir nous serait excessivement facile ; car vous n'avez pas oublié que l'opposition libérale au congrès et depuis a soutenu avec une grande persistance le principe de l'élévation du cens électoral ; elle ne voulait pas étendre le principe électif, elle voulait le restreindre. Ces prétentions se sont produites lors des discussions au congrès sur le sénat, qu'on ne voulait pas électif, sur l'article 47 de la Constitution, sur la loi électorale, sur les lois provinciale, communale et du jury.

Mais mon collègue M. le ministre de l'intérieur n'a pas eu pour but d'embarrasser ses adversaires ; il a voulu mettre en lumière les intentions qu'avait eues le congrès dans l'adoption de l'article 47 de la Constitution et de la loi électorale.

L'honorable M. Fleussu vous a dit tout à l'heure qu'il y avait eu méprise dans la discussion du congrès à laquelle on a fait allusion ; que cette assemblée avait cru que M. l'abbé de Foere avait prétendu admettre les professions libérales à l'électorat sans aucun cens, et que c'était sous l'impression de cette méprise que le congrès avait voté.

Or, messieurs, c'est là une erreur complète. L'honorable M. de Foere, après avoir été combattu par MM. Forgeur, Destouvelles et Le Hon, demanda la parole, et voici comment il s'est exprimé :

« M. Forgeur et M. Le Hon n'ont pas compris le but de mon amendement. (On rit.) »

Mon honorable collègue vous a déjà dit pourquoi on a ri ; l'opposition avait proposé d'exclure les professions libérales, afin d'éliminer les membres du clergé, du sein des prochaines législatures ; l'honorable, M. de Foere avait proposé son amendement, pour rendre, au contraire, cette admission possible. Voilà pourquoi le congrès a ri, lorsque M. de Foere prétendait que MM. Forgeur et Le Hon n'avaient pas compris le but de son amendement ; on l'avait parfaitement compris.

M. l'abbé de Foere continue :

« Je n'ai pas prétendu que l'on dût n'exiger aucun cens de ceux qui exercent des professions scientifiques, mais seulement qu'on pourrait fixer un cens moindre pour eux que pour les autres. »

Cette proposition est textuellement la même que celle que vous soumet aujourd'hui M. Castiau ; il n'y a pas eu méprise de la part du congrès, puisque cette assemblée n'a voté qu'après les explications très claires de M. de Foere que je viens de rappeler.

Or, le congrès a rejeté la proposition de M. de Foere ; comment peut-il être permis à M. Castiau de la reproduire ? Voilà ce que l'opposition n'expliquera pas ; elle passera légèrement sur cette question de constitutionnalité, comme si c'était une question accessoire et sans portée.

M. Fleussu. - Lisez page 75, vous verrez comment M. de Foere explique sa pensée.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Je vais y arriver.

(page 1121) En 1831, que s'est-il passé, quand on a discuté la loi électorale ? M. l'abbé de Foere crut pouvoir reproduire sa proposition ; il a soutenu, comme vient de le rappeler M. Fleussu, qu'elle n'était pas inconstitutionnelle.

Mais le congrès ne partagea pas la manière de voir de M. de Foere.

MM. Delehaye, Lebeau et les autres membres qui ont combattu la proposition, l'ont repoussée au nom de la question préalable.

La question préalable n'a pas été explicitement votée, parce que la discussion était trop avancée et que l'on voulait en finir. Mais le rejet de la proposition n'a eu lieu qu'après qu'elle eut été combattue comme inconstitutionnelle.

Après avoir prouvé que le congrès a rejeté une première fois la proposition de M. de Foere, identique à celle de M. Castiau, lors de la discussion de la Constitution, et une seconde fois, lors de la discussion de la loi électorale, je pourrais soutenir que le projet de réforme de M. Castiau est textuellement inconstitutionnel ; mais je ne vais pas aussi loin, et il me suffit d'avoir démontré qu'il viole l'esprit de la Charte, qu'il est opposé à l'intention que le congrès a eue en adoptant l'article 47 de la Constitution et la loi électorale de 1831 ; cela me suffit, dis-je, pour donner à la chambre un motif grave et puissant pour repousser la motion qui nous est faite.

Messieurs, dans le rapport que j'ai présenté il y a dix ans sur la réforme électorale, je crois avoir prouvé que ce système de l'impôt combiné avec la population et que l'honorable M. Verhaegen regarde comme absurde, est le seul rationnel et juste. C'est, du reste, le système des législations de l'Angleterre et de la France, c'est celui qu'ont défendu les grands réformateurs de l'Angleterre, les Burke, les Grey, les Russel, c'est celui soutenu en France par les Royer-Collard, les Benjamin Constant, organes du libéralisme français ; je pourrais ajouter que ce système a été admis par M. Thiers comme par M. Guizot qui se sont opposés l'un et l'autre à diverses époques à l'introduction des réformes électorales.

Je dirai à l'honorable M. Verhaegen qui a trouvé absurde ce système adopté par ces grandes nations et défendu par ces notabilités parlementaires, je dirai que je consens à être absurde en si bonne compagnie.

Je ne crois pas devoir entrer dans l'examen de tous les inconvénients pratiques que présente la proposition de l'honorable M. Castiau.

L'honorable M. Dolez a indiqué les vices pratiques de ce système.

En effet, cette proposition, il faut le dire, a été faite un peu au hasard, en quelque sorte par improvisation ; elle est mal combinée, elle ne prévoit rien, elle ne résout rien ; elle ne résout qu'un principe très dangereux.

En effet, l'honorable M. Dolez en a fait hier l'observation à la chambre ; on n'a pas tenu compte, en proposant d'adjoindre les listes du jury aux listes électorales, que pour le jury on avait admis le système d'une double épuration des listes ; on n'a pas réfléchi que ce ne sont pas les membres du jury que l'on veut admettre à l'électorat, ceux qui sont appelé à exercer les fonctions de juré, mais les candidats portés sur des listes destinées à être épurées deux fois.

L'honorable M. Dolez a dit encore, reproduisant l'opinion de MM. Defacqz, Forgeur, Lebeau et Le Hon au congrès, que ce système était un système de privilèges, qu'il créait des classes électorales.

En effet, l'honorable M. Castiau en appelant à l'électorat certaines professions libérales en exclut beaucoup d'autres ; c'est-à-dire qu'en voulant réparer ce qu'il appelle une injustice il en commet une plus grande. Ainsi il admet les docteurs et les licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres, les officiers de santé, chirurgiens de campagne et artistes vétérinaires.

Mais alors pourquoi exclure les diplômés de la diplomatie, les membres des académies des lettres et des sciences, les artistes, les élèves diplômés des écoles du génie civil et des mines ? On répond à cela qu'on ne peut pas prétendre faire tout à la fois.

C'est là une mauvaise réponse, car d'après la loi qui nous régit, il n'y a pas d'inégalité, et M. Fleussu s'est trompé lorsqu'il a cru que le cens différentiel d'après les localités créait l'inégalité et le privilège. Le principe de la loi est l'impôt combiné avec la population ; or la valeur de l'impôt étant relative d'après les localités, le cens représentatif de l'impôt a dû être variable pour être juste.

La loi repose donc sur un principe d'égalité complète, tandis que par la proposition de M. Castiau on créerait des classes électorales, on établirait un privilège électoral, non au profit des professions libérales, mais seulement de quelques-unes de ces professions.

Quand on a voté la loi du jury, cette loi a été faite en dehors de toute idée politique. Si on avait songé en 1838 que plus tard on aurait fait la proposition d'adjoindre la liste du jury à la liste électorale, on n'aurait pas adopté dans cette loi les principes qu'on y a introduits. En effet, je vois d'un côté qu'on a admis comme membres du jury : « Les membres de la chambre des représentants les membres des conseils provinciaux ; les bourgmestres, échevins, conseillers communaux, secrétaires et receveurs des communes de 4,000 âmes et au-dessus ;

« Les docteurs et licenciés en droit, en médecine, en chirurgie, en sciences et en lettres ; les officiers de santé, chirurgiens de campagne et artistes vétérinaires ;

« Les notaires, avoués, agents de change ou courtiers ;

« Les pensionnaires de l'Etat jouissant d'une pension de retraite de 1,000 fr. au moins. »

Mais je vois à l'article suivant qu'on exclut formellement de l'admission sur les listes du jury certaines autres professions libérales non moins importantes.

Aux termes de cet article, ne doivent pas être portés sur la liste des jurés...

« 2° Les ministres, les gouverneurs des provinces, les membres des députations permanentes des conseils provinciaux, les commissaires d'arrondissement, les juges, procureurs généraux, procureurs du roi et leurs substituts ;

« 3° Les ministres des cultes ;

« 4° Les membres de la cour des comptes ;

« 5° Les secrétaires généraux et les directeurs d'administration près d'un département ministériel ;

« 6° Les militaires en service actif, les auditeurs militaires et les membres des tribunaux militaires. »

Ces exclusions très rationnelles relativement au jury n'ont plus aucun sens par rapport à la proposition qui nous est faite.

Il est évident que lorsque la chambre a voté la loi du jury, elle était sous l'empire de préoccupations tout autres que celles sous lesquelles on est aujourd'hui. On n'a pas voulu se réserver alors d'adjoindre la liste du jury à la liste des électeurs. Il y a plus : la réserve contraire a été prise. Dans la discussion de la loi du jury, il a été entendu dans la chambre que cette loi était faite en dehors de toute idée politique, et qu'on ne pourrait pas conclure de la loi du jury à la loi électorale.

L'honorable M. Lebeau avait présenté un amendement, destiné à élever le cens électoral pour le jury ; il abandonna son amendement, lorsque la chambre eut admis le système de l'épuration des listes.

Voici comment il s'exprimait :

« Lorsque j'ai abandonné mon amendement, je l'ai fait sans aucune préoccupation politique. Je n'en avais de même aucune, lorsque je l'ai présenté ; je crois qu'il n'y a rien à conclure de la loi du jury à la loi électorale.

« Je dis que si vous concluez de la loi du jury à la loi électorale, vous confondez deux choses toutes différentes, surtout après l'adoption d'un système d'épuration du jury et que vous arrivez à des conséquences que beaucoup de membres repoussent. »

Ces conséquences dont on ne voulait pas en 1838, il paraît qu'on les veut en 1847. Eh bien, messieurs, cela n'est pas juste ; il y aurait eu surprise eu 1838 ; cela prouve du reste qu'il n'y a aucune assimilation possible entre la loi du jury et la loi d'élection.

Je terminerai par une observation : L'honorable M. Dolez vous rappelait hier qu'il s'était opposé à la modification apportée en 1842, à la loi communale, parce qu'il croyait qu'il ne faut pas toucher légèrement et sans nécessité aux lois organiques dont la stabilité doit être le principal caractère.

Vous vous souvenez qu'alors beaucoup de membres de l'opposition, qui au fond étaient partisans du principe de la nomination des bourgmestres directement par le Roi, se sont opposés à l'adoption de ce principe, par la seule raison qu'il ne faut pas altérer les lois organiques.

Je vous le demande, en faisant appel à votre conscience, quelle différence n'y a-t-il pas, sous le rapport de l'importance, entre la question de savoir si le bourgmestre sera nommé par le Roi, sur l'avis ou sans l'avis de la députation permanente, entre ce principe d'utilité administrative et le principe politique de réforme électorale par l'adjonction des capacités ?

Je vous disais tout à l'heure que le congrès avait voulu rendre la loi électorale immuable. Il n'a pas eu cette prétention relativement aux autres lois organiques. Permettez-moi de vous citer quelques mots.

Voici comment s'expliquait M. Defacqz :

« Je pense aussi qu'à raison de l'importance de cette condition il ne faut pas la laisser à l'arbitraire d'une loi mobile et changeante ; il ne faut pas que les législatures qui nous succéderont puissent en disposer à leur gré, et peut-être selon les caprices du pouvoir. »

(M. Defacqz s'est trompé ; c'était d'après les caprices de l'opposition.)

« C'est pour cela que je veux que le cens soit fixé dans la Constitution. J'ai établi par mon amendement un maximum et un minimum pour que la loi électorale ait la latitude nécessaire, afin de fixer le cens d'après les localités. Voilà, messieurs, quels sont et l'objet de mon amendement et les motifs qui me l'ont fait proposer. »

M. Defacqz voulait que le cens pût varier d'après les localités, afin de représenter tous les intérêts, mais il ne voulait évidemment pas différencier le cens des catégories d'électeurs.

Voici comment s'exprimait M. Forgeur :

« Ce point est grave, messieurs ; car si vous n'avez pas dans la Constitution une disposition qui fixe le cens électoral, comme c'est là-dessus que repose tout l'édifice constitutionnel, il se pourrait que les législatures à venir, en le modifiant, renversassent tout votre ouvrage. »

M. Destouvelles s'expliquait de la même manière :

« Je conviens avec M. Forgeur que tout repose sur le cens électoral ; c'est pour cela précisément qu'il importe que cette base soit posée dans la Constitution, pour que les législatures à venir courbent la tête devant cette disposition et ne se permettent pas d'y porter la main. »

M. le comte Le Hon s'exprimait ainsi :

« Est-il nécessaire que les limites dans lesquelles devra être fixé le cens électoral soient invariables ? Messieurs, il me semble que, sauf (page 1122) l'exception proposée par un des préopinants, tout le monde est d'accord qu'il faudrait établir le cens d'une manière invariable ; mais les uns veulent que ce soit par une disposition de la loi électorale, et les autres par une disposition contenue dans le pacte constitutionnel. Je suis de ces derniers, et il y a, pour me déterminer, un motif puissant à mes yeux : c'est que si le cens n'est pas fixé par la Constitution, on pourrait, dans les législatures suivantes, non modifier nos institutions, mais en changer l'esprit dans, leur application. Ainsi vous laisseriez à la loi future le droit de changer des institutions que tous vos efforts tendent aujourd'hui à asseoir sur des bases durables. C'est pour cela ,messieurs, que je suis d'avis d'adopter l'amendement de M. Defacqz. »

Ne résulte-l-il pas clairement de cette discussion que le congrès a voulu faire reposer la loi électorale sur une base immuable, a voulu fixer le cens dans la Constitution, de manière à ne pas permettre aux chambres futures d'en changer le système ?

Je le demande à vos consciences, messieurs, comment est-il possible de prétendre qu'en présence de cette déclaration solennelle du congrès qui a voulu l'immutabilité des principes et du cens de la loi électorale, on puisse apportera cette loi toutes les réformes dont l'opposition nous parle ?

Ainsi, selon M. Castiau et ses amis, il est permis non seulement d'introduire dans notre législation l'adjonction des capacités ; mais vous seriez autorisés à établir le cens uniforme ou cens relatif, et cela en abaissant même le cens au minimum de 20 florins pour tous les électeurs du pays ; de manière que le congrès n'aurait rien décidé et aurait laissé à la loi mobile et changeante la faculté de bouleverser notre régime d'élection, de substituer aux principes de 1831 des principes tout opposés, de consacrer même ces réformes dont M. Royer-Collard a dit qu'elles étaient des révolutions dans l'Etat. Messieurs, cela n'est pas possible, et l'œuvre du congrès proteste contre une telle prétention.

L'honorable M. Lebeau, en 1831, lorsque l'honorable M. de Foere proposait d'abaisser le cens électoral à 20 fl. pour tout le monde, disait : « M. de Foere veut nous mener au suffrage universel : son système ferait reculer Hunt et Cobbett... Nous sommes, dans notre système, au-dessous de ce que le libéralisme français demande aujourd'hui. »

En effet, le cens uniforme de 20 fl., c'est presque le suffrage universel. Or, le congrès, je viens de le démontrer, a voulu que les législatures à l'avenir ne pussent modifier le cens électoral. D'après l'honorable M. Castiau, nous pourrons adopter presque le suffrage universel sans nous écarter du texte de la Constitution.

Messieurs, prenons garde ! la loi d'élection, dans tous les pays, est fondamentale, elle est liée au sort de la Constitution même. En Belgique, cela est plus vrai que partout ailleurs, puisque la Constitution renferme les bases de notre régime électoral. C'est la loi organique la plus importante, celle à laquelle il faut toucher la dernière ; et ceux qui ont reculé devant une réforme administrative, introduite en 1842dans la loi communale, ne peuvent, sans donner un démenti à leurs convictions, prêter imprudemment la main à une réforme politique à laquelle serait soumise notre loi électorale sur laquelle reposent nos institutions parlementaires.

M. d’Elhoungne. - J'ose, messieurs, réclamer l'indulgence de la chambre à un double titre : d'abord parce que j'ai à répondre aux remarquables discours prononcés hier et aujourd'hui ; ensuite, parce que j'ignore moi-même si physiquement je suis en état de parler.

Heureusement, messieurs, l'adjonction des capacités, comme l'honorable M. Dechamps vient de le faire remarquer avec raison, est une vieille question que chacun de nous a examinée déjà, que chacun de nous a résolue. Les arguments pour admettre ou pour repousser cette adjonction, sont si près de tomber dans le domaine du lieu commun, qu'à la similitude des idées comme à la magnificence du langage, nous aurions pu croire, dans la séance d'hier et même d'aujourd'hui, que nous assistions à un des nombreux débats que cette proposition a soulevés au sein des chambres françaises.

Le fond de la question se trouve ainsi épuisé. Son côté poétique disparaît, s'efface devant la question d'opportunité, d'utilité, de nécessité. C'est cette question qui aborde la proposition par son côté positif et poétique, que je vais examiner devant la chambre, et sur laquelle je demanderai à fixer quelques instants sou attention.

Je crois, messieurs, et c'est chez moi une conviction déjà vieille, je crois que c'est une chose désirable et heureuse que l'extension des droits politiques à un plus grand nombre d'électeurs, quand cette extension est la consécration et la conséquence d'un progrès intellectuel et moral bien constaté. Je crois, messieurs, qu'à ces brusques et profonds remaniements que l'on voit quelquefois s'opérer dans les Etats constitutionnels et qui sont de véritables révolutions légales, il est préférable de substituer des réformes prudentes, des réformes partielles, successives, et sagement amenées. De la sorte, en effet, on ouvre aux non-électeurs la perspective de l'avenir ; de la sorte on le convie à la conquête pacifique des droits politiques ; on leur prouve qu'au fur et à mesure que par leur instruction, par leur moralité, par leur travail, par leur économie, ils se rapprochent des limites de la loi, la loi, elle aussi, abaisse les barrières et vient au-devant d'eux.

C'est là selon moi, messieurs, le progrès sage, le progrès prudent, le progrès accompli avec maturité, accompli avec des garanties de stabilité et de durée, le progrès tel que le définissait hier l'honorable M. Dolez, tel que mes honorables amis et moi nous le voulons tous. Il y a toutefois cette différence que mes honorables amis, au moins plusieurs de mes honorables amis et moi, nous ne voulons pas ce progrès aussi lent, aussi méticuleux que l'honorable M. Dolez.

Mais si vous voulez un progrès successif, sagement ménagé, et plus vous voulez un progrès lent et sagement ménagé, plus vous devez vous hâter, je le dirai tout d'abord, d'adopter la proposition. Car la première condition d'un progrès lent et sagement mûri, mais c'est la résignation des classes qui sont exclues du système électoral, c'est que ces classes aient le sentiment de leur infériorité ; qu'elles aient le sentiment de la supériorité du corps des censitaires. Et comment voulez-vous leur donner cette conviction, ce sentiment, cette résignation, alors que vous excluez avec elles, en même temps qu'elles, les professions libérales, dont l'instruction, dont l'intelligence, dont la capacité, dont la supériorité brillent éclatantes et incontestables aux yeux de tous ?

L'honorable M. Dolez s'étonne que la question de la réforme électorale, si mesurée qu'elle soit, si humble et si modeste qu'elle se fasse, se soit produite dans cette enceinte, alors qu'il y a peu d'années, qu'il y a peu de mois peut-être, l'honorable M. Dolez pouvait dire que trois députés seulement demandaient la réforme électorale ; alors que le parti libéral n'a pas cessé de déclarer qu'à l'aide de la loi électorale actuelle, il saurait conquérir la majorité et le pouvoir. L'honorable M. Dolez s'en étonne ; en a-t-il le droit ?.Mais si les prétentions se formulent, mais si le temps a marché, mais si les exigences vont grossissant, qu'est-ce donc, sinon la réalisation des prédictions que personne n'a faites dans cette enceinte avec plus d'éloquence, avec plus d'autorité, et j'ajouterai avec une frayeur mieux exprimée et plus communicative que l'honorable M. Dolez lui-même ?

La réforme électorale, messieurs, n'est pas nécessaire au parti libéral pour accomplir la conquête et de la majorité et du pouvoir ! Qui en doute ? Mais la réforme que l'on propose, à laquelle le parti libéral se rallie, est la preuve la plus évidente que ses sentiments, que ses convictions sur ce point n'ont pas changé. En effet, la réforme que l'on propose, de l'aveu de ceux qui la défendent, comme de l'aveu de ceux qui le combattent, comme de l'aveu de M. le ministre des affaires étrangères lui-même, cette réforme partielle, petite, modeste, si prudemment, si sagement faite, ne changera rien ni à la position de la majorité, ni à la position de la minorité dans les collèges électoraux. Ce n'est pas une conquête que le part libéral veut faire ; ce n'est pas un calcul du parti libéral ; c'est un acte de justice, un acte de réparation.

D'ailleurs, croit-on que si le parti libéral était arrivé aux affaires, c'eût été dans le but de s'endormir dans cette torpeur, dans cette inertie que nous reprochons au cabinet actuel ? que c'eût été pour se traîner misérablement dans l'ornière des ministères précédents ? Je ne le crois pas, moi ; et je dirai à l'honorable M. Dechamps qu'il y aura bien d'autres articles qui s'ajouteront au programme du parti libéral ; qu'il y aura bien d'autres questions que le parti libéral fera résoudre, en dehors des questions contenues dans le programme des honorables MM. Rogier et Delfosse. programme qui n'est point, qui ne pouvait être le dernier mot du libéralisme, programme fait en vue des circonstances, mais qui changera avec les circonstances, avec les exigences de la situation, et qui ne sera pas un obstacle à la réalisation des progrès que le temps doit nécessairement amener avec lui.

Mon honorable ami M. Dolez, d'ailleurs, n'a-t-il pas argumenté avec trop d'insistance, n'a-t-il pas attaché une portée exagérée au silence, à la bienveillance si légitime que le parti libéral, comme toute la chambre, apporte à écouter ses discours ? Le parti libéral a-t-il nécessairement adhéré à toutes les opinions de mon honorable ami, lorsqu'il ne les a pas contredites ? Le parti libéral partageait-il les opinions de l'honorable M. Dolez, lorsqu'il venait déclarer qu'il accordait au dernier cabinet de l'honorable M. Nothomb les cinq sixièmes de sa confiance ? Le parti libéral partageait-il les illusions de l'honorable M. Dolez, lorsqu'il disait à M. Van de Weyer : « J'attends et j'espère ? »

M. Dolez. - J'ai eu raison. La conduite de l'honorable M. Van de Weyer a vérifié que je ne m'étais pas trompé, et que l'opposition se trompait.

M. d’Elhoungne. - L'opposition a blâmé l'honorable M. Van de Weyer d'avoir accepté un rôle qui lui imprimerait une sorte de ridicule. L'opposition a annoncé à l'honorable M. Van de Weyer qu'il resterait impuissant au banc ministériel. L'opposition a prédit à l'honorable M. Van de Weyer qu'au lieu de servir son parti et de préparer son avènement, il préparait l'avènement du parti contraire ! Qui a eu raison de l'opposition ou de mon honorable ami M. Dolez ?

M. Dolez. - J'avais foi en M. Van de Weyer, et les événements ont vérifié ce que je disais.

M. d’Elhoungne. - Le besoin de la réforme que l'on propose n'est pas constaté. C'est un besoin factice, un besoin artificiel, un besoin qui n'a ni organe ni écho dans le pays. Telle est, messieurs, la seconde objection que mon honorable ami M. Dolez, auquel je réponds particulièrement, a faite à la proposition M. Castiau.

Mais me sera-t-il permis de faire remarquer que cette objection est une objection stéréotypée qui a été faite à toute réforme passée, qui est faite à toute réforme présente, et qui le sera à toute réforme future ? N'a-t-on pas toujours déclaré que le besoin n'était point constaté, que le temps des réformes réclamées n'était pas venu, et ne le soutenait-on pas quelquefois encore, quand déjà une révolution était là prête à accomplir ces réformes trop marchandées ?

Les hommes politiques, les assemblées politiques, en présence d'une (page 1123) réforme, doivent examiner les faits, doivent interroger sincèrement les faits qui se passent sous leurs yeux. Et c'est d'après ces faits qu'ils doivent résoudre la question d'opportunité, de nécessité qui domine, qui domine surtout ces matières.

Eh bien, messieurs, interrogeons les faits ; interrogeons ce qui se passe sous nos yeux, ce que chacun de nous peut voir, ce que chacun de nous a déjà observé.

Les hommes dont la loi méconnaît la capacité et qu'elle exclut de l'exercice des droits électoraux, quelle est leur action dans la société ? Ne prennent-ils aucune part au mouvement des esprits ? Ne jouent-ils aucun rôle politique dans le pays ? Au contraire, vous les voyez exercer leur influence toujours ; vous les voyez exercer une sorte de prépondérance souvent ; vous les voyez plus souvent encore prendre l'initiative dans le mouvement électoral, dans l'agitation électorale, dans le mouvement politique du pays. Voyez-les à l'œuvre ; ils sont au premier rang toujours. Ils se font écouter, ils se font suivre. Et pourquoi les suit-on ? Pourquoi les autres prétentions, les convictions plus avancées viennent-elles se grouper autour d'eux ? Mais c'est parce qu'il y a là un droit évident à la fois et méconnu, et qu'on sait d'expérience qu'il n'y a pas de meilleur drapeau, qu'il n'y a pas de meilleur programme qu'un droit méconnu malgré son évidence.

Ne vous y trompez pas ; ces droits méconnus, ces intérêts froissés, qu'on refoule ainsi, ulcérés et frémissants, hors du corps électoral, hors du pays légal, doivent nécessairement réagir contre lui, et agiter la société tout entière. Eh bien, interrogez vos consciences ; demandez-vous ce qui se passe sous vos yeux ; demandez-vous si ce ne sont pas là des faits graves, qui ont une haute signification, qui appellent un prompt remède !

Qu'y a-t-il donc à faire ? Il y a, messieurs, à donner satisfaction à ce qui est légitime. Il y a des intérêts à sauvegarder, des droits qu'il faut reconnaître, qu'il faut sanctionner.

En allant ainsi au-devant d'une réforme mesurée, mûre, prudente ; mais vous coupez, en quelque sorte, à sa racine une des causes les plus actives d'agitation ; vous écartez, vous isolez les prétentions qui sont prématurées, exagérées, extrêmes : vous empêchez ce qui est légitime, ce qui est évident pour tous de se coaliser, de se réunir avec ce qui n'a pas le même caractère de justice, d'évidence, et surtout pas le même degré de maturité. En faisant cela vous atteignez un autre résultat encore : vous donnez à ces hommes injustement repoussés du corps électoral leur part d'influence ; vous les rattachez aux institutions ; vous les enfermez dans le cercle légal avec toutes les autres influences que notre système électoral reconnaît déjà ; et en leur donnant ainsi une action légale, ne prévenez-vous pas efficacement les abus possibles, si pas probables, de leur agitation, de leur action extra-légale ?

Je suis convaincu, messieurs, que si on se plaçait au point de vue conservateur il n'y aurait pas un homme intelligent et sérieux, n'en déplaise à l'honorable M. Dolez, qui ne dût voter une pareille réforme afin précisément d'empêcher les secousses, les tiraillements, afin de calmer l'agitation, ou du moins de retrancher l'une des causes de l'agitation du présent et de l'avenir.

La mesure qu'on vous propose, serait-elle donc une mesure si hardie, un acte de témérité dont il fût impossible de prévoir ni les conséquences, ni la réaction et sur notre organisation politique et sur nos institutions et sur la marche des affaires ?

J'ai dit, messieurs : C'est une vieille question ; sans rappeler l'élection du congrès, je puis ajouter encore : C'est une question que l'expérience a depuis longtemps résolue. En effet, messieurs, que s'est-il passé en France, dans ce pays dont l'honorable M. Dechamps a parlé avec tant de complaisance ? En France, dès 18&1, c'est le gouvernement, c'est le ministère, par l'organe du conte de Montalivet, qui a proposé à la chambre des députés l'adjonction de la deuxième liste du jury.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - La chambre l’a rejetée.

M. d’Elhoungne. - J'y arrive. C'est M. le comte de Montalivet qui est venu proposerait nom du gouvernement, l'adjonction de la deuxième liste du jury.

La chambre des députés a renvoyé la proposition ministérielle à l'examen d'une commission dans laquelle figuraient Royer Collard, l'idole de M. Dechamps ; dans laquelle figuraient aussi M. Pelet de la Lozère et le comte de Berenger. Eh bien, dans le rapport de M. le comte de Berenger le système de l'adjonction des capacités était préconisé dans les termes les plus pompeux, dans des termes beaucoup plus vifs qu'elle ne l'a été ici par M. Castiau lui-même. Mais la chambre des députés, dit-on, l'a rejeté. Non, messieurs ; la chambre des députés ne l'a pas rejeté, je suis fâché de devoir donner cette espèce de démenti à M. le ministre des affaires étrangères. La chambre des députés a admis le principe ; elle a admis que les membres et les correspondants de l'Institut et je pense que cela sera agréable à l'honorable M. Dumortier....

M. Dumortier. - Pas le moins du monde.

M. d’Elhoungne. - Je disais, messieurs, que la chambre des députés de France a admis le principe : elle a admis que les membres et les correspondants de l'Institut seraient inscrits sur les listes électorales en payant la moitié du cens ; elle a également admis que les officiers jouissant d'une pension de retraite de 1,200 fr. seraient inscrits sur les listes électorales en payant la moitié du cens. C'est bien là le principe. Mais la chambre des députés n'a pas admis les autres catégories, et savez-vous pourquoi ? Je ne pense pas qu'on puisse le contester, un très vif débat s'est élevé sur l'admission de la magistrature ; on voulait faire précéder l'épuration de la magistrature, et c'est ce qui a fait rejeter la proposition quant aux autres catégories par une sorte de coalition qui ne prévoyait pas elle-même ce résultat.

Mais, messieurs, bien loin que l'opposition en France n'attache aucune importance à cette admission du principe d'un cens différentiel pour certaines capacités, c'est au contraire son grand cheval de bataille ; à chaque instant l'opposition française répète au gouvernement : « Remplissez les promesses de juillet ; vous avez proposé l'adjonction des capacités, reproduisez donc cette proposition ; et faites ainsi une application plus complète du principe que vous avez déjà inscrit vous-même dans la loi électorale. » C'est là en résumé le langage de l'opposition en France.

M. le ministre des affaires étrangères (M. Dechamps). - Depuis seize ans.

M. d’Elhoungne. - Qu'est-ce que cela prouve ? Cela prouve que quand on s'assied sur les bancs du pouvoir, l'entêtement, la résistance aveugle à tous progrès, même à ceux qu'on a soi-même préconisés précédemment, semble être un mal contagieux. Cela ne prouve pas autre chose.

Mais il y a plus. Non seulement le système a été présenté en France et par le gouvernement, et par Royer-Collard, et par une commission de la chambre des députés ; non seulement la chambre elle-même a admis le principe déjà pour deux catégories de capacités ; mais le système tout entier existe en France pour les élections provinciales ; les élections des conseils généraux se font par toutes les notabilités inscrites sur la deuxième liste du jury ; et ce système fonctionne parfaitement, sans inconvénients, sans abus.

Ensuite, qu'on regarde quels sont les hommes qui, en France, appuient la mesure. L'honorable M. Dechamps a dit que la mesure était repoussée par les ministères, ainsi que par le centre gauche. C'est un erreur. Le centre gauche, il appuie la mesure. Savez-vous comment l'opposition a procédé en France ? L'extrême gauche, qui veut plus que le suffrage universel, d'après M. Dechamps ; la gauche, qui veut une large extension du droit électoral ; le centre gauche, qui veut seulement l'adjonction des capacités, se sont réunies sur cette question. Elles se sont dit : Nous avons le même point de départ, une base commune sur laquelle nous sommes d'accord, l'adjonction des capacités ; eh bien, réunissons nos efforts pour obtenir sans retard cette adjonction des capacités de la deuxième liste du jury.

Voilà ce qui s'est passé et ce qui se passe encore en France. Or, remarquez que si le centre gauche de France veut la mesure, il doit à plus forte raison en être ainsi du centre gauche de Belgique... (Interruption.) de l'ancien centre gauche de Belgique (lorsqu'en Belgique il y avait un centre gauche) et auquel l'honorable M. Dolez appartenait au moins pour cinq sixièmes, et auquel, quand notre centre gauche sera reconstitué, il appartiendra tout entier ; dans lequel il plantera sa bannière ; à qui il apportera toutes ses sympathies, son autorité, et la séduction et la magie de sa parole.

En effet, messieurs, le passé nous prouve qu'en Belgique le centre gauche est plus progressif que le centre gauche français.

Cependant, messieurs, comment un des chefs du centre gauche français qualifiait-il l'adjonction des capacités ? M. Dufaure a dit mot à mot que c'était une chose opportune, sage, prudente, utile et nécessaire, de convertir la proposition en loi.

Dira-t-on que, pour accomplir une réforme, il faut nécessairement qu'on sente au fond de la société bouillonner les passions exaspérées ? Faudra-t-il que, comme dans la Grande-Bretagne de 1831, la législature sente sous ses pieds se soulever un volcan ? Exigera-t-on enfin qu'il y ait là une effroyable révolution à la fois sociale et politique, prête à éclater, et dont l'explosion devenue imminente fasse taire les considérations égoïstes, fasse pâlir les obstinations aveugles, et vienne briser toutes les résistances ?

Eh bien, je n'hésite pas à le dire, ce système qui est déjà insoutenable, lorsqu'il s'agit d'une réforme large, embrassant tout le système électoral, dénaturant complètement les bases de ce système, opérant une véritable révolution légale ; ce système, dis-je, qui est déjà insoutenable en présence d'une pareille réforme, devient véritablement absurde, lorsqu'on veut l'appliquer à une réforme partielle, sagement progressive, lentement préparée et que tout le monde doit être prêt à accepter, non seulement parce qu'elle laisse intacte la situation des partis, mais parce qu'elle est un acte de réparation et de justice à la fois.

En vérité, je serais tenté de répéter aux honorables membres qui combattent une pareille réforme, ce qu'un éloquent orateur disait en France : c'est qu'il y a dans les assemblés politiques des hommes bien honorables sans doute, bien intentionnés, personne ne le conteste ; mais si timides, si aveugles, si tremblants, qu'ils repoussent toute innovation, par cela seul que c'est une innovation ; qu'ils ne voient qu'un seul mal au monde : le mouvement ; qu'ils ne voient qu'un seul péril pour les institutions : le mouvement.

En effet, il faut pousser jusque-là la timidité, la pusillanimité politique, pour repousser la proposition qui est soumise à cette chambre, proposition toute de réparation, tout inoffensive, et pour s'en effrayer, comme si c'était une issue ouverte à la tempête des révolutions.

On a fait à la proposition une seconde objection. On a soutenu, hier, que le vœu du pays ne s'était pas suffisamment manifesté. Mais, messieurs, les faits que j'ai indiqués, l'aperçu que j'ai tracé tout à l'heure de (page 1124) la situation des partis et du mouvement politique du pays, n'ont-ils pas réfuté cette deuxième objection tout aussi générale et j'ajouterai tout aussi banale que la précédente ?

Mais, n'y a-t-il pas eu de manifestation ? Comme les honorables orateurs qui m'ont précédé, je m'expliquerai ici avec une entière franchise.

Je crois avec l'honorable M. Dolez, qu'une grande association centrale, permanente, délibérant sur toutes les questions, peut offrir des dangers ; et comme les honorables MM. Delfosse et Dolez, j'ai refusé de prendre part à une association de ce caractère.

Je n'admets pas davantage le mandat impératif ; je n'ai pas voulu en accepter, en entrant dans cette enceinte ; pas plus que personne, je n'y resterai, en en acceptant un.

Je m'abstiendrai même de m'expliquer sur le programme, de crainte d'émettre une adhésion indirecte. Mais je prendrai un autre engagement ; c'est que les propositions que je désapprouverai, qui me paraîtront contraires à l'intérêt du pays, je les combattrai, qu'elles viennent de mes amis ou de mes adversaires, qu'elles émanent de ceux qui m'envoient dans cette enceinte ou de ceux qui m'en repoussent, peu importe.

Mais est-ce à dire que parce que des citoyens, recommandables d'ailleurs, se seront réunis pour émettre un vœu, ce vœu doive être pour cela même repoussé ? Non, messieurs ; si une assemblée considérable émet un vœu, c'est qu'elle a apparemment trouvé ce vœu dans le pays ; or, notre tâche, c'est de vérifier, c'est de nous assurer si ce vœu a assez de consistance d'abord, et s'il est équitable et juste ensuite.

Eh bien, pour ce qui est de l'adjonction des capacités, pensez-vous qu'il ne soit pas dans le vœu du pays, que l'intelligence vienne prendre part, si je puis m'exprimer ainsi, au banquet électoral ? Pensez-vous que le vœu du pays se soulève, comme l'a dit M. le ministre des affaires étrangères, contre la proposition de mon honorable ami M. Castiau et que l'acceptation de cette proposition soit le signal d'une véritable révolte ! Non, messieurs, le sentiment du pays est plus éclairé, plus conciliant, plus juste.

Mais, ajoute-t-on, le vœu n'est pas suffisamment manifesté, et l'on nous produit à ce propos la théorie des manifestations éclatantes, des manifestations irrécusables.

Savez-vous, messieurs, ce qu'elle produit cette théorie des manifestations éclatantes ? Elle produit le congrès libéral ! oui. C'est parce qu'on a nié l'existence du parti libéral, son unité, sa cohésion, jusqu'à ses principes, que vous avez vu surgir de ces manifestations éclatantes. C'est parce que l'on a contesté que le parti libéral fût un grand parti, ayant jeté de profondes et vigoureuses racines dans le pays, parce que l'on a nié que le parti libéral fût assez fort et assez compacte pour saisir le pouvoir et s'imposer aux affaires, c'est pour cela que le congrès libéral s'est réuni, et qu'une manifestation aussi grande a surgi au sein de la capitale.

Et ici je répondrai à l'honorable M. Dolez qui a contesté ce vœu si clairement écrit dans tous les faits qui se passent sous nos yeux en faveur de l'adjonction des capacités ; et qui a allégué que le congrès libéral a pu se tromper sur ce point. Je lui répondrai : que précisément par là on rend nécessaire, infaillible, la nouvelle réunion d'un congrès libéral, qui, après une année de réflexion, vienne déclarer qu'il ne s'est pas trompé ; que c'est bien là le vœu du pays ; un vœu intelligent, réfléchi et sérieux.

Après avoir nié que le vœu du pays se fût suffisamment prononcé pour la réforme que l'honorable M. Castiau a proposée, on s'est étendus sur ce que les circonstances actuelles avaient de défavorable à la discussion de cette proposition.

Je demanderai à l'auteur de cette objection quelle est la loi urgente que la discussion d'hier et d’aujourd'hui retarde ? Je demanderai quel est l'objet à l'ordre du jour assez urgent, assez grave, assez impérieux pour nous déterminer à mettre une fin violente, en quelque sorte, au débat qui nous occupe.

Quand l'adresse a été discutée, le ministère venait de présenter un grand nombre de mesures véritablement urgentes. L'honorable auteur de l'objection que je viens de rappeler, trouvait-il alors qu'une discussion politique fût déplacée ? Je dois croire que non, car il a jugé à propos d'y prendre part.

Maintenant, au contraire, qu'aucune grande mesure n'est présentée, ce que je regrette, ce que je déplore plus que personne, en présence des graves circonstances dans lesquelles se débat le pays, en présence de la famine qui le désole et le décime ; maintenant que malheureusement le ministère reste dans une inertie qu'on ne saurait qualifier avec assez d'énergie, peut-on dire, messieurs, que cette discussion qui nous occupe soit intempestive, déplacée ? qu'elle donne le droit au pays de soupçonner que nous dépensions en vains débats politiques un temps que nous pourrions employer à soulager ses misères ? Cette accusation, nous ne la mériterions pas ; elle serait injuste. Ah ! si de grandes mesures, de grands remèdes étaient présentés aux chambres, pour soulager la misère du peuple, sur aucun banc on n'en serait plus sincèrement réjoui que sur les bancs de l'opposition ; personne ne serait plus empressé à les discuter, à les voter, que les membres de l'opposition.

Et me sera-t-il permis d'engager l'honorable M. Dolez, dont hier encore la voix persuasive semblait si agréable, si influente, si légitimement influente auprès du ministère et de la majorité, me sera-t-il permis, dis-je, de l'engager à ne plus se restreindre aux débats politiques et à traiter dans cette enceinte ces questions qui tiennent en suspens le sort des populations, ces questions d'intérêt matériel qu'il nous recommande, et pourrais-je le supplier de se joindre à nous pour revendiquer un soulagement sérieux et prompt aux maux, aux ravages de la famine, et quelque chose d'efficace enfin pour adoucir les longues souffrances des Flandres ?

« On surprendrait le pays, a dit encore l'honorable M. Dolez, si l'on touchait à la loi électorale. » Mais quel est donc l'objet à l'ordre du jour ? C'est précisément la loi électorale ; la loi électorale qui doit être modifiée quant au nombre des représentants et des sénateurs ! Le pays ne peut prétexter ni surprise, ni ignorante. Et l'honorable membre est un peu coupable avec nous, car il a approuvé le programme de l'honorable M. Rogier dans lequel cette réforme électorale figurait ; il a également approuvé le programme, en ce qui concerne le retrait des lois réactionnaires. Et je ne sais, en vérité, comment concilier cette adhésion au programme de M. Rogier qui contenait la réforme électorale et le retrait de lois qui touchent à l'organisation communale avec le système de la stabilité des lois organiques dont l'honorable membre nous a entretenus hier avec un respect au moins exagéré.

Je crois, messieurs, qu'après les considérations que je viens de soumettre à la chambre, il doit être démontré que la proposition de mon honorable ami M. Castiau, n'est ni inopportune, ni inutile. Je crois avoir établi, que ce serait un acte de sage conservation, de conservation intelligente et prudente, que de consacrer le principe de la proposition que mon honorable ami vous a soumise.

Restent les objections de détail qu'on fait à la proposition. On lui reproche des vices, on lui reproche des lacunes. Mais ceci laisse le principe intact, et je dis à ceux qui trouvent des défauts à l'amendement : Proposez-y des modifications ! Je réponds à ceux qui lui trouvent des lacunes : Comblez ces lacunes, complétez la proposition ! Ne perdez pas de vue, messieurs, que vous aurez nécessairement à voter, ou sur un principe, ou sur chacune des catégories successivement que comprend la loi sur le jury, ce qui écarte à l'instant les objections de détails. Et à cet égard, il me semble préférable et plus franc que la chambre se prononce sur le principe, qu'on pose la question de savoir, si l'on adjoindra à la liste électorale les capacités avec le minimum du cens ; cela vaudrait mieux que si, opérant par division, on votait le principe même sur la première des catégories, et qui heureusement ne soulève non plus aucune objection de détail.

Mais de l'une et l'autre façon, la question sera parfaitement claire, parfaitement nette et dégagée, purgée des objections de détail qui auraient pu entraîner des votes négatifs, indépendamment du principe. J'insiste sur cette observation ; les objections de détail disparaissent, quand la proposition est prise comme elle doit l'être, comme principe, et qu'on laisse de côté, et son étendue et l'indication des catégories auxquelles il s'applique ou ne s'applique pas.

Dans son discours, l'honorable M. Fleussu a, du reste, démontré déjà que beaucoup de ces observations de détail ne méritaient pas de faire autant d'impression qu'elles en ont produit. Pour mon compte, je dois déclarer que dans ces critiques de détail j'en ai trouvé plus d'une qui me paraît fondée et que j admets ; mais évidemment ce serait là une discussion prématurée ; je ne m'y arrêterai pas davantage.

Après cela, messieurs, vous comprendrez que loin de m'effrayer de la proposition de réforme électorale en ce moment soumise à la chambre, j'éprouve au contraire une sorte de surprise à voir le ministère se renfermer obstinément dans la question de constitutionnalité et se contenter de combattre la proposition à grand renfort de chicanes. On dirait vraiment, à voir cette conduite du cabinet, que son programme, c'est l'indication de la conduite qu'il entend ne pas tenir, et la profession des principes qu'il entend ne pas appliquer. Le cabinet n'a-t-il pas proclamé qu'il nous gouvernerait par des mesures libérales ? Eh bien, je me demande, le pays se demande où est le premier échantillon de son libéralisme (Interruption.)

Un membre. - La loi sur l'enseignement moyen !

M. d’Elhoungne. - Ah ! il y a la loi sur l'enseignement moyen qu'on voudrait faire voter un peu libéralement, pour la faire exécuter beaucoup catholiquement ! (Interruption.)

Messieurs, je reprends la pensée dont ces interruptions ont scindé l'expression. Je disais qu'on pouvait s'étonner de voir le cabinet répudier toutes les occasions de faire du libéralisme. Ainsi quand cette question de l'adjonction des capacités s'est produite, comprend-on que le ministère ne s'en soit pas saisi, qu'il n'ait pas osé prendre une position un peu avancée en adoptant une mesure qui avait l'immense mérite, à son point de vue, de fermer la porte à des réformes plus larges, sans altérer la position électorale des partis ? Ainsi encore, comprend-on que le ministère n'ait point osé regarder en face la dissolution qui s'offre d'elle-même cette année, comme l'a si éloquemment dit mon honorable ami M. Castiau, car les vieilles excuses on ne peut plus les exhumer. On ne peut pas objecter la crainte d'agiter le pays par des élections générales ; on ne peut pas prétexter qu'il serait dangereux de convoquer tous les collèges électoraux au milieu d'une crise, au flagrant d'une famine ; car les élections générales, la réunion des collèges électoraux, tout cela aura lieu malgré le ministère.

Ah ! s'il est vrai comme vous le dites, MM. les ministres, que le sentiment du pays nous repousse ; s'il est vrai qu'il se soulève contre les propositions que nous apportons à cette tribune : mais ayez donc le courage de dissoudre les chambres, ayez le courage d'en appeler au pays, et de lui demander qu'il prononce entre vous et nous. Ce courage, vous ne l'aurez pas ; je n'ai pas besoin de le dire, il vous conduirait au suicide.

(page 1125) A propos de la réforme électorale qui se discute en ce moment, l’honorable M. Dechamps nous accuse d'être arriérés dans nos idées ; il nous reproche d'admirer médiocrement un système qui, par un cens différentiel, favorise les campagnes. Il se proclame chaud partisan de ce système, avec lord Grey, lord John Russell, M. Royer-Collard ; en un mot, avec les hommes les plus éminents de la France et de l'Angleterre.

Mais M. le ministre a-t-il bien examiné, a-t-il bien compris la pensée des hommes illustres à côté desquels il se place si hardiment ? Il me permettra d'en douter. Car, s'il est quelque chose que les hommes d'Etat, de l'Angleterre surtout, s'accordent à proclamer, c'est que l'opinion des villes, l'opinion des grandes villes particulièrement, doit s'imposer à la direction politique du pays.

Quand sir Robert Peel, changeant tout à coup sa ligne de conduite, proposa, en 1828, l'émancipation des catholiques d'Irlande, sur quel motif s'est-il appuyé ? Il a invoqué, messieurs, devant une majorité de députés des campagnes, majorité hostile à l'émancipation, il a invoqué le sentiment des grandes villes de l'Angleterre et de l'Ecosse ! C'était là son motif déterminant, c'était là, pour lui, la preuve suffisante des vœux du pays !

Lorsque lord John Russel, au nom du cabinet de lord Grey, vint développer à la chambre des communes le vaste projet de réforme qui sauva l'Angleterre d'une révolution, savez-vous, messieurs, comment il justifia la prépondérance numérique accordée aux districts ruraux ? Il la justifia par cette raison qu'on ne peut pas gouverner un pays contre le sentiment unanime des grandes villes ; il la justifia en disant que l'opinion unanime des grandes villes doit forcément prévaloir dans la direction politique du pays, et s'imposer de toute nécessité au gouvernement.

En voulez-vous encore un récent et illustre exemple ? Voyez le retrait des lois céréales. Qu'est-ce autre chose que cette réforme, sinon une immense victoire du sentiment des villes sur les résistances des campagnes ?

Et ici, messieurs, pas de malentendu. Personne ne se rallie plus vivement, plus sincèrement que moi aux sentiments si noblement exprimés hier par mon honorable ami M. Castiau sur la solidarité étroite d'intérêts qui existe entre les villes et les campagnes.

En demandant que le sentiment des grandes villes prévale dans la direction politique du pays, n'est-ce pas dans l'intérêt commun des campagnes et des villes, n'est-ce pas dans l'intérêt général le plus étendu, le plus intelligemment compris, le plus incontestable ?... (Interruption.)

Oh ! quoi qu'en puisse murmurer M. le comte de Mérode, et au risque de le faire s'agiter plus encore, et même d'encourir sa colère...(interruption) je suis bien obligé de proclamer que c'est du soleil que vient la lumière, et que c'est des grandes villes, ces foyers de civilisation, que la civilisation doit rayonner sur toute la surface du pays ! (Interruption.)

Messieurs, quelle que soit l'issue de cette discussion, pour mon compte, je m'applaudis de l’avoir vue surgir. Quoi qu'il en arrive, elle aura porté ses fruits. Si vous rejetez la proposition, la question sera posée devant les électeurs ; elle sera résolue par les élections. Et si elle vous revient, la session prochaine, élargie, agrandie, complétée, ce n'est pas moi qui m'en plaindrai ! ce n'est pas moi qui m'en effrayerai !

M. Dumortier, rapporteur. - Messieurs, en me levant pour prendre la parole dans cette discussion, j'ai besoin de réclamer toute votre indulgence : mon état de souffrance, en ce moment, ne me permettrait pas de prononcer un discours qui réfute en tous points celui que vous venez d'entendre. Je ferai en sorte d'être bref. Je prie la chambre de m'accorder un moment d'attention.

La question soulevée en ce moment a pour but l'extension des droits politiques, en Belgique. S'il s'agissait d'une extension de droits politiques dans les limites tracées par la Constitution, je le déclare sans hésiter, je la voterais immédiatement.

Je regrette de ne pouvoir voter en ce sens, parce que plus il y a de personnes, proportionnellement à la population, appelées à l'élection, plus l'élection représente réellement le pays.

Mais, messieurs, s'agit-il ici de donner une extension aux bases si larges sur lesquelles le congrès a établi notre édifice social ? Nullement ; il s'agit de tout autre chose : il s'agit uniquement d'accorder un privilège à certaines classes de la société. Ce privilège, je viens le repousser, parce que la Constitution repose sur deux bases : la liberté et l'égalité. L'égalité est enfreinte, lésée par le système qu'on vous propose.

L'honorable préopinant a parlé d'hommes injustement repoussés du corps électoral, et dont les droits seraient méconnus. Messieurs, il n'y a pas en Belgique de parias ; personne n'est repoussé par la loi du corps électoral ; il n'est personne surtout dont les droits soient méconnus ou puissent être méconnus.

Les droits politiques ! Mais où peut-on les puiser si ce n'est dans la Constitution ? La Constitution est le code de notre droit public. Si elle n'a pas accordé des droits politiques à ceux qu'on appelle aujourd'hui les capacités, ils ne peuvent prétendre que leur droit serait méconnu, parce qu'il n'y a pas de droit contre le droit. Ils peuvent donc invoquer des désirs, des prétentions ; mais ils ne peuvent revendiquer un droit. Qu'ils prouvent que ce droit existe, et aussitôt nous leur en assurerons l'exercice.

De quoi s'agit-il ? Encore une fois, d'un privilège accordé à une classe de citoyens, privilège que je repousse, parce que je n'en veux pour personne, pas plus pour ceux qu'on appelle des capacités que pour tout autre. Etrange prétention vraiment de la part de ceux qui ont les parchemins modernes, que cette prétention au monopole de l'intelligence ! Parce que vous êtes avocat, parce que vous êtes médecin vous prétendez avoir seul le monopole de l'intelligence ! Mais un honnête industriel, un bon fabricant, un financier ont aussi quelques droits à l'intelligence. Un bon cultivateur, un homme qui fait mouvoir un grand nombre de bras, qui rend des services aux populations, qui donne du pain à des milliers d'ouvriers peuvent aussi prétendre à l'intelligence ! Et vous ne sauriez en exercer le monopole. Il y a quelque chose d'odieux dans cette prétention dictée par l'orgueil et qui tend à diviser la Belgique en deux classes dont l'une dominerait et dédaignerait l'autre.

Je dis que rien n'est plus impondérable que l’intelligence, qu'il ne vous appartient pas de la régler par la loi, et qu'il y aurait privilège exorbitant à dire aux uns : Vous avez de l'intelligence, et aux autres : Vous n'en avez pas. Quand on dit aux uns : « Vous êtes des capacités », on dit implicitement aux autres : « Vous êtes des incapacités ». Il y a quelque chose de flétrissant dans cette classification du peuple ; c'est violer la Constitution dans ce qu'elle a de plus sacré : l'égalité de tous les Belges devant la loi.

Et ce sont des hommes professant des opinions libérales, des hommes qui se qualifient du nom de libéraux et prétendent au monopole du libéralisme, ce sont ces hommes qui viennent prétendre qu'une partie de la société a seule le monopole de la capacité, regardant les autres citoyens comme des incapacités !

Je ne conçois rien à un pareil libéralisme : un libéralisme qui repose sur le privilège, sur la distinction des castes, la flétrissure du peuple, est odieux. La Belgique l'a repoussé dans sa Constitution ; elle n'en voudra jamais.

Vous avez beau faire, vous ne parviendrez pas à faire prévaloir, au profit d'hommes nouveaux, la supériorité d'une classe sur les autres ; vous aurez beau faire, il n'y aura jamais d'ilotes dans le pays.

Le cens, vous a-t-on dit, est une présomption de capacité. Cela est complètement inexact. Le cens n'est nullement une présomption de capacité ; c'est une garantie ; le cens n'est autre chose qu'une garantie d'ordre pour l'avenir du pays, une mesure en faveur de la paix publique. Voilà ce que c'est que le cens ; ce n'est pas autre chose !

Il y avait deux systèmes en présence, pour former le corps électoral :. c'était d'y appeler les hommes par catégorie, ceux que dans un pays voisin, on a appelés des capacités, ou de prendre pour base le cens électoral. Eh. bien qu'a fait le congrès ? Il a pris pour base le cens électoral. Pourquoi ? Parce qu'après avoir constitué le pays en l'absence de tout pouvoir, après avoir décrété une Constitution qui représente exactement le vœu du pays, sans être influencé par aucune autorité, quelle qu'elle fût, il a pensé qu'il fallait donner des garanties de stabilité à cette institution. Voilà dans quelle idée le cens a été établi. Ce n'est pas une présomption de capacité ; c'est exclusivement une garantie de conservation, une garantie d'ordre public, une garantie de paix publique.

Mais, vous dit-on, en France on veut adjoindre les capacités. En France de grandes discussions ont eu lieu dans le sein de la chambre des députés ; ce sont les ministres eux-mêmes qui sont venus présentée un projet de loi pour l'adjonction des capacités. Vous avez entendu tous les arguments qu'a tirés de ce point de vue l'honorable membre qui vient de parler avant moi.

Messieurs, la réponse est bien simple et je la crois bien victorieuse : c'est que la Charte française a voulu sur ce point tout autre chose et diamétralement l'opposé de ce qu'a voulu la Constitution belge.

Que portait, messieurs, la Charte octroyée par S. M. Louis XVIII ? L'article 40 de cette Charte portait : « Les électeurs qui concourent à la nomination des députés ne peuvent avoir droit de suffrage, s'ils ne payent une contribution directe de 300 francs et s'ils ont moins de trente ans. »

Voilà quelle était la disposition constitutionnelle en France avant la révolution de juillet. Il fallait payer le cens de 300 francs et être âgé d'au moins 30 ans.

Que fit la révolution de juillet ? Maintint-elle ce principe ? Crut-elle devoir maintenir dans la Charte renouvelée la fixation d'un cens électoral ? Nullement, messieurs ; elle laissa cette disposition à la loi, et à l'article que je viens de lire, elle substitua la disposition suivante : « Nul n'est électeur, s'il a moins de 25 ans et s'il ne réunit les autres conditions déterminées par la loi. »

Ainsi, la chambre française avait supprimé les conditions du cens dans la charte elle-même ; elle n'avait pas voulu que le cens fût fixé, et pourquoi ? Parce que par là elle voulait introduire chez elle le système de ce qu'on appelle les capacités.

C'est en présence de cette disposition, messieurs, qui venait d'être prise peu de mois auparavant par la chambre des députés de France, que le congrès belge fit l'article de la Constitution qui règle les droits des électeurs. Eh bien ! messieurs, je le demande, le congrès suivit-il le système dans lequel la France était entrée ? Le congrès voulut-il laissera la loi le soin d'adjoindre les capacités ? L'évidence résulte de toute la discussion, résulte des textes mêmes. Le congrès adopta le système opposé,, un système basé sur le cens, et l'honorable M. Defacqz, auteur de la disposition qui forme aujourd'hui l'article de la Constitution, après avoir combattu vivement le cens universel, réclama avec force la fixation du cens dans la Constitution, fixation qui fut adoptée sur sa proposition. J'ai eu déjà l'honneur de vous citer ses paroles dans une séance précédente : « J'ai établi, dit-il, par mon amendement, un maximum et un minimum, pour que la loi électorale ait la latitude nécessaire, afin de fixer le cens d'après les localités. » L'honorable M. Defacqz ne voulait, vous le voyez, de modification de cens que d'après les localités et non d'après les capacités.

(page 1126) Ainsi, messieurs, tous les arguments que l'on a tirés de ce qui s'est passé en France au sujet de l'adjonction des capacités sur les listes électorales, n'ont aucune espèce de valeur pour la Belgique, parce qu'elle était la conséquence du système de la charte française, tandis que le système de la Constitution belge est diamétralement opposé et a été adopté précisément pour repousser, à l'avenir, la proposition dont il est ici question. La charte française a été faite pour favoriser l'adjonction des capacités, la Constitution belge dans le but de leur refuser un privilège.

On a dit, messieurs, qu'il y avait une assimilation entre les fonctions de juré et les fonctions électorales. Je ne reviendrai pas, messieurs, sur cet argument ; on n'a que trop démontré qu'il n'existait aucune espèce d'assimilation entre les fonctions de juré et les fonctions d'électeur. Il serait inutile de répéter les nombreuses démonstrations qui en ont été faites. Je me bornerai à une simple observation.

L'honorable auteur de la proposition veut une chambre jeune, et c'est pour rajeunir la chambre qu'il introduit dans la loi électorale une disposition tendant à donner la qualité d'électeurs à toutes les personnes qui sont membres du jury. Mais l'honorable membre y a-t-il fait attention ? Mais presque toutes les catégories qui sont appelées à faire partie du jury, se composent de personnes excessivement âgées.

M. Castiau. - On ne peut plus être juré à 70 ans.

M. Dumortier. - On est vieillard avant 70 ans ; l'honorable membre vous l'a dit : nous sommes tous des vieillards, et il est lui-même dans la décrépitude.

M. Castiau. - Admettez-vous l'exclusion des membres de la chambre ?

M. Dumortier. - Je n'admets de privilège pour personne. Quelles sont les catégories appelées à faire partie du jury ? Mais je ne veux pour exemple que la dernière catégorie qui est appelée à faire partie du jury : « Les pensionnaires de l'Etat, jouissant d'une pension de retraite. » Ainsi ce seront les hommes mis à la retraite qui viendront représenter la jeunesse dans le corps électoral !

Mais si vous voulez introduire dans l'élément politique quelque chose de jeune, quelque chose d'actif, pourquoi donc n'y avez-vous pas mis les officiers de l'armée ? Je le déclare, messieurs, si une pareille proposition devait être adoptée, je demanderais que les officiers de l'armée fussent aussi admis au droit de vote.

Et pourquoi, messieurs ? Parce qu'il est injuste que l'élément du patriotisme, élément qui est représenté avant tout par l'armée, ne soit pas admis comme une capacité, lorsqu'on donne un brevet de capacité à tant d'autres.

M. Castiau. - Et les officiers de la garde civique ?

M. Dumortier. - Les officiers de la garde civique ! Est-ce qu'on voudrait contester par hasard les services qu'ils ont rendus ? Mais vous oubliez le décret qu'a rendu le congrès dans cette enceinte, et dans lequel il remercie la garde civique de la capitale et de tout le pays pour les services qu'elle a rendus à la révolution.

Vous le voyez, messieurs, si nous devions entrer dans le système de la proposition qui vous occupe, où nous arrêterions-nous ? Déjà nous avons tous les ecclésiastiques, tous les officiers de l'armée, tous les officiers de la garde civique, mais alors je demanderai que tout le monde soit électeur ; alors il n'y aurait de privilège pour personne.

Veuillez remarquer, messieurs, l'anomalie du système qui vous est présenté.

D'après le système proposé par l'honorable M. Castiau et ses collègues, il suffira que l'on paye 20 fl. d'impôts et que l'on exerce une profession dite libérale, pour être électeur pour les chambres.

Or, veuillez remarquer, messieurs, que, d'après la loi communale, il faut payer 100 francs pour prendre part à l'élection des membres du conseil communal, de manière que telle personne, qui ne payera que 20 fl., sera électeur pour les chambres et n'aura pas le droit de voter pour la commune. Voilà une singulière aberration, une singulière anomalie, et je voudrais bien que l'honorable membre me mît à même de la comprendre. Je ne sais vraiment comment on peut entendre un pareil système, à moins qu'on ne vienne prétendre qu'il faut réduire aussi à 20 fl. le cens électoral dans toutes les communes de la Belgique.

Je ne sais véritablement pas où l'on veut aller avec un système pareil.

M. Castiau. - Pour éviter à la chambre la perte d'un temps précieux et la prolongation de débats inutiles, je prierai l'honorable membre de me céder quelques instants la parole. Ce que j'ai à dire va faire tomber à l'instant les reproches d'inconséquence qu'il m'adresse.

Il n'est que trop vrai, il y aurait une grave inconséquence à exiger des professions libérales un cens plus élevé pour les élections provinciales et communales que pour les élections générales. C'est ce qui arriverait, si l'on ne rétablissait pas l'harmonie entre ces diverses dispositions et si l'on n'étendait pas aux élections provinciales et communales le bénéfice de l'exception que je viens réclamer aujourd'hui en faveur des capacités.

La précipitation qui, je le reconnais, a présidé à la présentation de ma proposition, ne m'avait pas, permis de comparer toutes nos institutions électorales, pour les mettre en rapport avec les conséquences qu'elle devait entraîner. Cependant, je dois le dire, avant que l'honorable membre n'eût signalé la contradiction qu'il me reproche, elle m'avait frappé. Il me suffira de deux lignes pour la faire disparaître et pour appliquer aux élections provinciales et communales le bénéfice du droit exceptionnel dont je veux doter les professions libérales.

Ces deux lignes, les voici :

« Ils seront également admis à prendre part aux élections provinciales et communales, sans qu'ils soient tenus de justifier du payement du cens électoral. »

M. Dumortier. - Vous voyez, messieurs, que j'avais raison de vous présenter l'observation que je viens de faire. Cette observation nous a valu une troisième édition de la proposition. Nous arrivons maintenant à l'absence complète de cens pour les personnes qui se qualifient de capacités, car encore une fois je ne reconnais pas du tout ce monopole des capacités et je maintiens qu'un honnête industriel, un bon négociant, a autant de capacité que beaucoup de personnes qui ont obtenu un diplôme et qui se trouvent sur les listes du jury.

Voilà, messieurs, permettez-moi de le dire, où l'on arrive quand on est sur la voie des réformes. On veut des réformes et on arrive à admettre des anomalies choquantes ; puis on arrive à admettre l'absence de tout cens électoral pour certains individus ; peut-on pousser plus loin le privilège !

M. Castiau. - Pour les élections communales et provinciales.

M. Dumortier. - Je le sais bien.

Comment, messieurs, voilà seize ans à peine que la Belgique est constituée. Nous avons fait une Constitution, en l'absence de tout pouvoir ; nous nous sommes donné, toutes les libertés. En France beaucoup d'hommes avancés demandent une constitution comme en Belgique, des libertés comme en Belgique. En Allemagne beaucoup d'hommes avancés demandent une constitution comme en Belgique, des libertés comme en Belgique. Dans beaucoup de pays on cite notre Constitution comme un modèle. Notre Constitution est admirée partout à l'étranger.

Et voilà que nous commençons à dire que nous n'en voulons plus, après 16 années ! Et c'est pour cela qu'on veut introduire ce qu'on appelle l'élément de la jeunesse ! Loin de moi de repousser tout ce qu'il y a de grand et de noble dans les jeunes intelligences ; mais ce qui se passe maintenant ne vient-il pas prouver jusqu'à la dernière évidence la nécessité d'un élément conservateur, qui empêche de démolir ce que l'Europe entière admire, et ce qu'on démolirait, si nous nous laissions entraîner dans la voie où l'on veut nous conduire ? Je suppose que l'assemblée soit composée de 108 personnes comme notre honorable collègue, que deviendrait la Constitution ?

M. Castiau. - Et dans l'hypothèse inverse ?

M. Dumortier. - On conserverait ce qu'on a fait avec tant de peine, ce qu'on a élevé au milieu de tant de périls, ce qui a coûté tant de sang versé pour la patrie. Nous ne livrerions point la Belgique aux expériences incessantes des hommes à idées généreuses sans doute, mais qui ont trop peu de pratique.

Que s'est-il passé avec ces idées de réforme en Suisse et dans plusieurs républiques américaines ? En Suisse, c'est aussi au moyen de ces grands mots d'intelligence qu'on a réformé successivement un grand nombre de constitutions et qu'on est arrivé, d'une part à la guerre civile, à la fusillade, et d'autre part, à un système qui a commencé par l'intelligence et qui a fini par introduire au grand conseil de Berne, qui ? Le bourreau ! Voilà, messieurs, quand on entre dans le système des réformes, où l'on peut être amené sans le vouloir. Il importe donc de mettre un terme à de pareilles choses, et sous ce rapport je suis fortement d'avis que le premier devoir que nous avons ici à remplir, c'est de maintenir dans son intégrité l'ouvrage du congrès.

Voyez, messieurs, ce qui s'est passé dans les républiques américaines. Cet esprit si malheureux qui n'est jamais satisfait de l'état de choses existant a amené là ce singulier résultat que dans une de ces républiques il y a eu 49 révolutions en 4 ans.

Lorsqu'on ne veut point, messieurs, se contenter de ce qui a été fait par ses prédécesseurs, voilà où l'on arrive. Voilà les dangers auxquels nous pourrions exposer le pays, si nous ne nous renfermions point dans la Constitution que le congrès a faite après de mûres et sages délibérations. Pour mon compte, je désire que l'on marche vers la prospérité, vers le bonheur public et non vers les expériences de tous les jours. Ce qu'il faut avant tout ; c'est de nous occuper des classes ouvrières et des classes pauvres, et je ne pense pas que toutes les réformes électorales possibles puissent jamais donner du pain aux ouvriers.

M. de Mérode. - Messieurs, lorsqu'il s'agit du gouvernement de l'Etat on exige un cens et rien qu'un cens, parce que sans cette limite on ne s'arrêterait pas dans l'extension du droit, il serait impossible de ne point se laisser entraîner indéfiniment. Pour le jury, ce danger n'est aucunement à craindre, parce que les fonctions de jurés sont d'une toute autre nature ; car loin d'être ambitionnées de personne elles sont redoutées et nul n'en réclame jamais l'exercice, ni en Belgique ni en France. Il n'y a donc là, messieurs, aucun entraînement qu'il faille prudemment écarter. Ensuite tout homme, qu'il paye un cens ou qu'il n'en paye pas, sent combien il importe que le crime ne puisse pas compromettre sa sécurité personnelle, comme aussi qu'une accusation non fondée ne l'expose point à une peine non méritée.

Aussi, vous verrez toujours la foule irritée lorsque les coupables de forfaits atroces échappent à la punition qu'ils méritent ; elle serait profondément émue si elle voyait un innocent sur l'échafaud.

Et cependant, cette multitude qui a des instincts si vrais quand il s'agit de la répression équitable des actes criminels, est-elle également judicieuse à l'égard des questions politiques ? Personne n'oserait l'affirmer. Il y a donc dans l'objet qui concerne la répression des malfaiteurs (page 1127) quelque chose de fort différent de l'objet qui regarde le gouvernement du pays.

Pour ce dernier, il faut prendre en défiance les désirs de changements de ce qu'on appelle les capacités qui, n'ayant pas obtenu la place convenable à leur ambition, sont moins portées, par un intérêt de propriété suffisant, à craindre les commotions sociales, commotions où de nouveaux venus trouvent souvent l'occasion prompte de supplanter ceux qui ont acquis une position par un long travail ou plus de bonheur fortuit.

Ainsi, le même homme peut être à la fois plus capable d'apprécier les circonstances d'une affaire criminelle et moins intéressé à la paix, à la stabilité sous le point de vue politique.

Du reste, je ne crains pas de dire que, parmi les personnes que les magistrats compétents présentent au tirage au sort pour remplir la charge de juré, il y en a bien peu qui ne soient électeurs. Et combien déjà d'électeurs tranquilles refusent de se rendre aux élections, combien ne s'y rendent que sur de vives instances !

Prenez garde, vous qui êtes aujourd'hui dans l'opposition, de vous voir un jour débordés par les moyens qui momentanément vous séduisent, afin d'arriver au pouvoir. Prenez garde de vous voir noyés par ce flot dont vous menacez cette majorité qui, depuis 1830, a su respecter tous les droits, maintenir l'ordre le plus juste, le plus libre existant sous le soleil, et sur lequel plus tard, s'il tombe, vous verserez des larmes de regret !

Dans cette circonstance, messieurs, l'honorable M. Dolez s'est montré plus perspicace, plus prévoyant que ses amis de l'opposition actuelle. Il s'est dit avec raison que celui qui prétendait à la direction du vaisseau de l'Etat ne devait certainement pas, pour nuire au pilote dont il ambitionnait le poste, déranger les agrès et les manœuvres, créer des obstacles à l'action du gouvernail. Honneur à lui sous ce rapport ! Car moi, messieurs, je vous le déclare, quels que soient les hommes éventuellement destinés à tenir la barre de ce navire sur lequel je reste nécessairement passager, je veux qu'ils aient les moyens de le diriger, et de résister aux caprices des vagues tumultueuses, qui nous jetteraient tous sur des écueils quand le vaisseau ne serait plus gouvernable.

L'honorable M. Dolez s'est donc élevé avec sage prévision contre les essais qui tendent à séparer le droit électoral du droit de propriété moyenne, en général accessible aux capacités ; car c'est d'un point de vue d'ensemble que ces questions demandent à être examinées. De plus il a joint à ses observations la critique des associations formées en clubs permanents ; mais ce qui est le plus à regretter, selon moi, dans les clubs, c'est la présence des magistrats appelés à exercer les plus hautes fonctions d'impartialité envers tous les citoyens et favorisés d'un privilège tout spécial, du privilège de l'inamovibilité, précisément pour garantir aux justiciables les jugements impartiaux.

Ce privilège, sans cela, serait incompréhensible ; or n'est-ce point, de la part d'un juge, agir directement contre ce but si important que de s'affilier à des sociétés ardentes, actives, inévitablement dominées par l'animosité des factions ? et comment peut-on être certain qu'un magistrat protecteur de ces foyers d'agitation où s'excite à un haut degré l'esprit de parti, tiendra fidèlement la balance entre les citoyens qui s'éloignent de ces lieux et ceux qui s'y réunissent avec lui fréquemment et constamment ? On interdit au magistrat la participation aux sociétés anonymes, et le pays ne devrait-il pas être préservé de la crainte que peut inspirer une compérage bien autrement inquiétant pour les justiciables ?

Je me hâte d'en venir à l'interpellation qui m'a été adressée par M. Castiau sur le décret du gouvernement provisoire qui a convoqué les électeurs au congrès.

Messieurs, le gouvernement provisoire n'a jamais prétendu décider, entre quatre ou cinq hommes, la question peut-être la plus importante d'une constitution, c'est-à-dire, la formation du corps électoral. Le gouvernement provisoire était dans des circonstances exceptionnelles s'il en fût, il se trouvait investi par la nécessité de l'obligation d'appeler les Belges à disposer de leur avenir. Il était en face d'un gouvernement maître encore de la moitié du royaume des Pays-Bas, et soutenu par un certain nombre de partisans dans nos provinces mêmes. Ceux-ci ne se présentaient pas en nombre. Toutefois ils étaient puissants dans certains grands centres commerciaux ou manufacturiers. Il fallait donc mettre en action tous les hommes disposés à concourir à l'affranchissement de la nation belge, malgré ceux que des intérêts privés attachaient à la Hollande. Or, les professions dites libérales, ecclésiastiques, médicales, ou se rapportant à l'ordre judiciaire, n'avaient point, sauf exception rare, de ces liaisons avec la Hollande, et je n'ai pas besoin, je pense, de justifier dans cette enceinte le gouvernement provisoire d'avoir voulu l'indépendance de la Belgique qui fut proclamée au congrès.

Néanmoins, cette assemblée qui voulait établir un système électoral, non pour des circonstances d'exception, mais pour un avenir normal et durable, fit mûrement une loi électorale, exclusivement basée sur un cens gradué et combiné, quant au nombre des électeurs, avec la population des diverses localités, et cela non certes par considération exclusive pour la propriété matérielle, mais parce qu'elle fournissait seule un signe de capacité exempt de tout arbitraire avec des garanties de stabilité.

Remarquez ensuite, messieurs, que s'il est important pour une capacité supérieure qui ne payerait pas le cens d'être éligible, il ne l'est pas du tout pour elle de placer sa voix comme électeur parmi des centaines de voix.

Le droit d'éligibilité, voilà le grand droit, le droit par excellence ; et celui-là est attribué à tous les Belges de la manière la plus large, la plus absolue, dès qu'ils atteignent l'âge de 25 ans.

Et combien de fois en pays étranger ai-je été témoin de l'étonnement des hommes les plus libéraux, lorsque je leur apprenais qu'en Belgique tout Belge était éligible à 25 ans !

Messieurs, ne faisons pas comme un jardinier qui, au lieu de bêcher son sol, porterait constamment sa bêche chez le taillandier, tantôt pour l'allonger, tantôt pour la raccourcir ; puis chez le menuisier pour en courber ou en redresser le manche. Un peuple qui modifie constamment ses institutions, et sans nécessité, ressemble à l'ouvrier que je donne ici pour exemple, et dont la terre resterait en friche. La misère nous environne, et ce n'est pas avec des remaniements de nos lois constitutionnelles, ce n'est pas avec des phrases ronflantes et vides que nous gagnerons du pain.

M. Verhaegen. - Messieurs, j'ai demandé la parole pour répondre au discours que l'honorable M. Dolez a prononcé dans la séance d'hier, et j'apporterai dans cette réponse autant de franchise que l'honorable membre en a mis à développer ses idées ; je dirai aussi quelques mots de la mercuriale plus qu'inconvenante que M. le comte de Mérode s'est permis d'adresser à des magistrats qu'il n'aime pas, et qui pourrait s'appliquer beaucoup mieux à des magistrats qu'il vénère, parce qu'ils appartiennent à l'opinion cléricale.

L'honorable M. Dolez a parlé avec beaucoup de sévérité des associations libérales ; mais il ne vous a rien dit des associations cléricales qui pullulent en Belgique, et qui ont nécessité de notre part des mesures de légitime défense.

L'honorable membre a condamné les associations politiques libérales, principalement, je pourrais dire peut-être exclusivement, à raison de leur caractère de permanence ; il admet une société politique pour un but déterminé ; mais, d'après lui, le but une fois atteint, la société doit immédiatement se dissoudre, sous peine de devenir dangereuse au pays !

Si l'honorable M. Dolez a voulu faire allusion à cette imposante réunion de libéraux qui a eu lieu à l'hôtel de ville de Bruxelles le 14 juin 1846, je partage, mais à certains égards seulement, son avis sur le danger qu'il signale.

Le congrès, en décrétant une charte pour le libéralisme, a rendu un grand service à notre opinion. On reprochait sans cesse aux libéraux, même dans cette enceinte, de ne pas faire connaître leurs vues et leurs principes, de ne pas savoir eux-mêmes ce qu'ils voulaient, en un mot de ne pas avoir de programme. Eh bien, ce que les libéraux n'avaient pas avant le 14 juin 1846, ils l'ont aujourd'hui et je m'en félicite. Déjà l'occasion leur est offerte aujourd'hui de donner au pays une première preuve de la sincérité de leurs convictions.

J'approuve sans réserve aucune la grande œuvre que le congrès a accomplie avec cette sagesse et cette modération auxquelles le pays tout entier a applaudi ; mais si un jour ce corps constituant du libéralisme voulait outrepasser les limites de sa mission et s'ériger en assemblée permanente où seraient traitées successivement toutes les questions politiques et administratives à l'ordre du jour, alors dans mon opinion, tout utile qu'il a été au 14 juin, il deviendrait dangereux à nos institutions ; et pour mon compte je le déclare avec toute franchise et avec une entière indépendance, je lui refuserais désormais ma coopération. Je ne veux pas une tribune permanente de fait à côté d'une tribune de droit, pas plus que je ne veux un gouvernement dans le gouvernement.

Maintenant si l'honorable M. Dolez dans ses observations critiques a voulu faire allusion même à nos sociétés électorales, je le déclare avec la même franchise, l'honorable député de Mons a eu tort ; je dirai même qu'il a commis une grave imprudence, et je vais le lui démontrer.

Messieurs, nos sociétés électorales, quoi qu'en ait dit l'honorable M. Dolez, doivent être permanentes, pour répondre au but de leur institution, pour servir efficacement de contrepoids à ces associations nombreuses qui couvrent la Belgique, et qui ont pour centre commun Malines. Les associations cléricales sont permanentes, on peut même dire qu'elles sont perpétuelles, et de plus elles ont pour base l’obéissance passive.

La permanence des associations électorales libérales est la condition première d'une bonne organisation, sans laquelle le succès est impossible. Pour agir avec ensemble il faut que des hommes qui ne perdent pas leur libre arbitre pour être membres d'une association libérale, et qui ne s'engagent à suivre l'impulsion de la majorité qu'après mûre discussion, aient au moins le temps de se connaître et de concerter de longue main leurs moyens d'action, ou plutôt leurs moyens de défense au point de vue des élections.

Les associations libérales ne présentent d'ailleurs aucun danger pour nos institutions ; on sait tout ce qui se passe dans ces associations ; tout s'y fait au grand jour, avec publicité même ; niais on ne sait pas tout ce qui se passe dans les associations de nos adversaires, secrètes de leur nature, et dont souvent la volonté d'un seul homme dirige les mouvements.

Parfois, il est vrai, l'indiscrétion ou l'imprudence de quelques subalternes portent à notre connaissance certaines décisions prises par les associations du clergé ; toujours et assez vite nous pouvons en apprécier les résultats. Puisqu'on a prononcé les mots de mandats impératifs, je dirai que c'est dans la grande association cléricale dont le siège principal est à Malines que sont formulés les mandats impératifs qui dirigent la majorité de cette chambre ; et la discussion de la loi actuelle en est la (page 1128) preuve ; car nonobstant l'injustice criante faite à Turnhout au profit de Malines, Turnhout n'a pas même osé élever la voix ! Mais les mandats impératifs du clergé, ce ne sont pas seulement des mandats impératifs donnés à des représentants, mais encore des mandats impératifs imposés aux membres du cabinet, auxquels l'épiscopat n'accorde vie qu'à la condition de l'obéissance passive.

Les associations du clergé ne s'occupent pas uniquement des élections ; elles s'occupent encore de politique et d'administration, et le danger qu'on signale dans les efforts tentés par l'opinion libérale pour se défendre contre des adversaires qui ont une hiérarchie et une organisation, n'existe réellement que dans les faits posés par les associations cléricales. C’est l'épiscopat qui, sortant des limites de sa mission spirituelle, exerce une tutelle incessante sur le pouvoir civil, et constitue un gouvernement dans l'Etat, plus fort que le gouvernement du Roi.

Et ces associations cléricales, permanentes de leur nature ,se réunissent en congrès à Malines à des époques fixées ; chacune y envoie ses délégués ; c'est dans ces réunions périodiques, au sein desquelles ont été appelés parfois des membres de cette chambre, que sont discutées et décidées les questions les plus importantes de politique et d'administration, et ces décisions servent alors de règle de conduite au ministère. Les projets de loi sur le jury d'examen et sur la loi de l'instruction primaire n'ont-ils pas été amendés dans le palais archiépiscopal ? et la chute de l'honorable M. Vande Weyer, alors ministre de l'intérieur, ne doit-elle pas être attribué exclusivement à son refus de céder aux exigences de l'épiscopat en matière d'enseignement moyen, à son refus surtout, d'autant plus louable qu'il était unique dans les fastes des ministères mixtes et catholiques, de correspondre avec MM. les évêques comme membres d'un corps, voulant s'arroger un pouvoir dans l'Etat.

Les successeurs de l'honorable M. Van de Weyer composant un ministère catholique homogène, n'ont pas manqué de suivre les errements des ministères mixtes. Ils ne trouvent pas le moindre danger dans les efforts incessants du clergé pour absorber le pouvoir civil ; ils lui accordent même dès à présent une part très large dans la direction des affaires publiques ; mais à les en croire, nos institutions sont ébranlées par cela seul que l’opinion libérale usant d'un droit que la Constitution lui assure, a organisé des sociétés électorales, qui pussent servir de contrepoids aux associations cléricales ! Comment ! le clergé a son organisation, sa hiérarchie, des moyens d'influence de tous genres, une presse subsidiée par les fonds des fidèles et comme organes plus puissants encore, le prône et le confessionnal, et l'opinion libérale, sous peine d'être dangereuse à nos institutions, devrait se condamner à l'inaction !

Les associations libérales qui ont été l'objet des attaques de l'honorable M. Dolez, sont donc une nécessité, un droit en présence de l'attitude qu'a prise depuis longtemps, dans les élections, le clergé belge ; et j'aime à croire que l'honorable M. Dolez, après y avoir mieux réfléchi, partagera mon opinion sur la nécessité de la permanence et d'une bonne organisation des associations libérales au point de vue des élections.

Du reste, cette nécessité deviendra évidente pour les plus timides et les plus incrédules s'ils veulent fixer leur attention sur les faits qui sont déjà posés par le clergé en vue des élections prochaines, faits qui, je puis le dire, sont de notoriété publique, et qui ne sont d'ailleurs que l'exécution des décisions prises dans les sociétés secrètes auxquelles j'ai fait allusion tantôt.

On colporte en ce moment dans tout le pays une petite carte portant en tête l'image de la Vierge et celle de saint Joseph patron de la Belgique, et renfermant une allocution aux électeurs, dans laquelle on leur recommande de faire de bons choix (on sait ce que le clergé, entend, par bons choix). Comme moyens d'exécution, on prescrit des prières journalières dont on donne le texte, on conseille une communion mensuelle, on prescrit d'assister à la messe qui se fera dans toutes les églises le jour des élections, et on finit, c'est là l'objet le plus important, par demander que chacun des fidèles, dans quelque coin du pays qu'il se trouve, et quelle que soit sa position, veuille bien verser vingt-cinq centimes dans une caisse destinée à pourvoir aux besoins électoraux.

M. le ministre des finances (M. Malou). - Il n'y a ni date ni nom d'imprimeur.

M. Verhaegen. - On les distribue partout. La date et le nom d'imprimeur n'y font rien, à moins que vous n'ayez l'intention de faire poursuivre les distributeurs pour violation de la loi sur la presse, mais je crois que vous n'en ferez rien.

J'en ai assez dit, messieurs, sur les associations libérales et cléricales ; je n'ai plus qu'un mot à répondre à la mercuriale plus qu'inconvenante de M. le comte de Mérode, et qui se rattache à cette partie de la discussion. M. de Mérode, qui nous a habitués à ses excentricités, a osé traduire à la barre de la chambre des représentants deux hommes respectables et justement respectés par le seul motif qu'ils se sont permis d'user d'un droit que le pacte fondamental leur garantit, comme il le garantit à tous les citoyens en général. Parce qu'ils sont magistrats occupant des positions élevées dans l'ordre judiciaire, il leur serait interdit, d'après le député de Nivelles, de faire partie d'une association électorale et de concourir avec leurs amis politiques à organiser des moyens de défense contre les manœuvres incessantes du parti clérical !

Quelle injustice et en même temps quelle partialité ! M. de Mérode ne trouve pas mauvais que d'autres magistrats, tout au moins aussi haut placés que ceux qu'il a si inconvenamment et si imprudemment attaqués fassent partie de certaines, associations politiques et y jouent même un rôle très actif. Leur qualité, cette fois, n'est pas un obstacle, et pourquoi ? Parce que les associations auxquelles ces magistrats appartiennent et appartenaient déjà avant la création des sociétés libérales, sont des associations cléricales destinées à venir en aide aux exigences de l'épiscopat.

Messieurs, j'en reviens à la question à l'ordre du jour, et sur ce point il me reste peu de chose à dire. La proposition de l'honorable M. Castiau ne comporte plus un examen de détail, elle se réduit à une question de principe, celle de savoir si l'on admettrait, oui ou non, avec le minimum du cens, des personnes portées sur les listes du jury. Après la décision sur la question de principe, on s'occupera des catégories, car la division est de droit.

Les objections de l'honorable M. Dolez sont peu solides quoiqu'elles aient paru faire impression même sur quelques-uns de nos amis.

D'abord, d'après le député de Mons, la proposition de l'honorable M. Castiau serait vicieuse, parce qu'elle comprendrait des fonctionnaires à la nomination du gouvernement ; mais c'est une erreur : quant aux receveurs et secrétaires des communes, ils sont nommés d'après la loi de 1836, par les conseils communaux, sous l'approbation de la dépuration permanente.

Quant aux bourgmestres ! Mais, en 1838, date de la loi sur le jury, les bourgmestres ne pouvaient être pris que dans le sein des conseils communaux, et certes, alors il n'y avait aucun inconvénient à les admettre et sur les listes du jury et sur les listes électorales avec le minimum du cens. Cet état de choses a été changé, il est vrai, par la loi de 1842 qui a permis au gouvernement de choisir les bourgmestres en dehors du conseil, et dès lors, il y aurait sur ce point une petite modification à apporter à la proposition de l'honorable M. Castiau. Que l'honorable M. Dolez demande, par amendement, l'exclusion des bourgmestres pris en dehors du conseil, et je m'engage à l'appuyer de mon vote. Ce sera déjà un retour sur les lois réactionnaires.

Quant aux avoués, notaires, courtiers et agents de change, je ne vois, pour mon compte, aucun motif pour les exclure : les avoués ne sont nommés que sur la présentation des tribunaux ; les notaires doivent avoir donné des preuves de capacité, avoir fait un stage assez long, et je ne pense pas que, pour le plaisir de créer un électeur de plus, on nomme jamais comme notaire un homme qui n'aurait pas de titres ; les courtiers et agents de change ne sont nommés que sur la présentation des chambres de commerce.

D'ailleurs, ceux qui auraient des scrupules au sujet de ces diverses catégories, auraient, par suite de la division dans le vote, la faculté de ne pas les admettre.

Voilà quant aux prétendus vices de la proposition.

Maintenant quant aux prétendues lacunes qu'elle présente, quant à l'injustice qu'il y aurait à ne pas admettre sur les listes électorales certaines autres capacités, qui ont autant de droits que celles mentionnées dans la loi sur le jury, qu'on présente des amendements tels que ceux qui ont été annoncés par l'honorable M. Dumortier, et nous y adhérerons. Qu'on demande, par exemple, l'adjonction des officiers de l'armée et de la garde civique, des diplômés des ponts et chaussées, des diplômés des mines, des diplômés diplomates, etc., et nous appuierons ces demandes, parce qu'elles rentrent dans nos principes. Mais ces lacunes qu'on signale ne sont pas des raisons pour rejeter le principe de la proposition. Elles ne peuvent être que des prétextes.

On nous objecte qu'il est impossible d'improviser un système électoral. Si cela est vrai, à qui la faute ? à ceux qui nous font l'objection puisqu'ils ont voulu une discussion immédiate dans l'espoir de remporter une victoire certaine en rendant impossible un combat sérieux. C'est ce qu'avait fort bien compris mon honorable ami M. Delfosse en donnant à l'honorable M. Castiau le conseil de faire, de son amendement, l'objet d'une proposition principale.

Aujourd'hui que nous discutons le fond de la réforme, parce que vous l'avez voulu, MM. de la droite, et que nous, convaincus de notre bon droit, n'avons pas voulu reculer, ayez donc le courage et en même temps la justice d'entrer dans la lice ; donnez-nous le temps de discuter d'une manière complète une des questions les plus importantes qui puissent jamais se présenter, accordez au moins quelques jours de plus à cette discussion et ne l'étouffez pas par la clôture que m'annoncent déjà vos murmures.

On a beaucoup parié de la loi sur le jury, de cette loi dont moi-mê.ne j'ai tiré des arguments en faveur de mon système.

L'honorable M. Dolez et, après lui, M. le ministre des affaires étrangères ont prétendu qu'il n'y avait pas d'assimilation à faire entre la loi sur le jury et la loi électorale, quant aux objets que ces lois ont eu en vue ; ou peut-être ont-ils dit : Un bon juré peut en même temps être un très mauvais électeur, la mission du premier est tout à fait différente de l mission du second. Mais, messieurs, l'argument que j'ai tiré de la combinaison des lois citées ne se résume pas en un argument d'assimilation quant aux objets dont elles s'occupent ;l'argument consiste à évaluer les capacités a un taux de cens déterminé et à raisonner ensuite par comparaison.

J'ai dit que, d'après la loi sur le jury, les titres des capacités dont l'honorable M. Castiau demande l'adjonction sont censés avoir autant de valeur qu'un cens de 250 fr. dans les chefs-lieux des provinces d'Anvers, de Brabant et de la Flandre orientale, et j'en ai tiré la conséquence que puisque, d'après la loi électorale, le cens pour être électeur dans ces mêmes provinces n'était que de 163 fr. 51 c. le droit de ces capacités à figurer sur les listes des électeurs était d'autant plus évident. Cet argument (page 1129) est resté sans réplique, et je défie de nouveau mes adversaires d'y répondre.

J'admets volontiers que la mission de juré est toute différente de celle de l'électeur ; mais c'est précisément parce que ces missions sont différentes et que la mission du juré est beaucoup plus importante que celle de l'électeur, que mon argument acquiert plus de force encore ; et la double épuration de la liste du jury dont a cru tirer un si grand avantage l'honorable M. Dolez dans la séance d'hier, vient même à mon aide.

La liste du jury subit une double épuration, mais c'est précisément cette double épuration qui prouve de plus en plus la valeur relative des capacités dont M. Castiau demande l'adjonction, et je suis autorisé à dire, d'après toutes les précautions qu'a prises la loi sur le jury, que ces capacités sont évaluées même au-delà d'un cens de 250 fr. La défiance du législateur qui se manifeste par la précaution de la double épuration, n'est pas dirigée contre les capacités, mais bien contre les censitaires qui, ayant en leur faveur une présomption, mais une présomption souvent menteuse, pourraient ne pas présenter assez de garanties aux accusés. Toute la discussion de la loi de 1838 prouve le fondement de ce que j'avance.

L'argument principal de M. Dolez est donc rétorqué contre lui.

Restent, messieurs, tous les principes que nous avons indiqués, et sur lesquels nous ne reviendrons plus. Quant à la question de constitutionnalité, il me semble qu'elle ne peut souffrir l'ombre d'un doute. Il a été démontré à l'évidence qu'on reste dans les limites de la Constitution, lorsqu'on proclame l'adjonction des capacités en exigeant le minimum du cens.

- La clôture est demandée.

M. Lesoinne (contre la clôture). - Messieurs, comme signataire de la proposition, j'aurais voulu dire quelques mots pour expliquer mon vote. Je crois qu'on peut, à cause de l'heure avancée, remettre la séance à demain. J'attends de l'impartialité et de la justice des membres de la chambre de bien vouloir m'entendre.

- La clôture est mise aux voix et prononcée.

M. d’Elhoungne. - Je demande la parole sur la position de la question.

Je propose, messieurs, de voter sur la question de principe suivante :

« Admettra-t-on, au minimum du cens fixé par la Constitution, des capacités ? »

M. Dolez. - Messieurs, j'approuve la marche proposée par l'honorable M. d'Elhoungne, en tant qu'il demande qu'il soit posé une question de principe. Mais je ne puis approuver les termes de la question qu'il pose. Je ne puis consentir à ce qu'on demande si l'on admettra des capacités.

Remarquez-le bien, messieurs, la loi sur le jury n'admet pas des capacités ; la loi sur le jury admet des catégories ; sans doute parce qu'elle a présumé que ces catégories indiquaient des capacités ; mais elle s'est bien gardée de prendre l'expression, injurieuse pour d'autres, de capacités.

Il importe, tout en procédant par question de principe, de poser cette question en termes plus convenables ; et j'aime à croire que mon honorable ami reconnaîtra, à cet égard, l'erreur dans laquelle il était tombé.

On pourrait dire : « Admettra-t-on, par adjonction à la liste des électeurs, l'une ou l'autre des catégories empruntées à la loi sur le jury ? »

M. d’Elhoungne. - Je me rallie à cette rédaction.

M. Delfosse. - Je ne suis pas partisan des questions de principe, je l'ai déclaré dans d'autres circonstances.

Ne pourrait-on pas mettre d'abord aux voix l'adjonction du n°1 de la liste du jury ? La question de principe serait ainsi résolue indirectement ; ceux qui sont pour le principe voteraient pour l'adjonction des membres de la chambre des représentants ; les autres voteraient contre.

Du reste, si la chambre décide que la question de principe sera posée, je ne m'abstiendrai pas. Cette fois, je voterai sur une question de principe, ne voulant pas me priver du droit de voter dans une occasion aussi solennelle.

M. le président. - La parole est à M. le ministre de l'intérieur.

M. le ministre de l’intérieur (M. de Theux). - Je m'en tiens à la proposition de M. Dolez.

M. le président. - La parole est à M. de La Coste.

M. de La Coste. - Je voulais faire la même observation que M. Dolez.

M. le président. - Je mettrai donc aux voix la question suivante :

« Admettra-t-on comme électeurs, au minimum du cens fixé par la Constitution, l'une ou l'autre des catégories établies par la loi sur le jury ? »

Plusieurs membres. - L'appel nominal !

- Il est procédé au vote par appel nominal sur la question posée par M. le président.

71 membres sont présents :

22 membres répondent oui.

48 répondent non.

1 (M. Le Hon) s'abstient.

En conséquence, la question est résolue négativement.

Ont répondu oui : MM. Pirson, Rogier, Sigart, Verhaegen, Veydt, Anspach, Cans, Castiau, de Bonie, Delehaye, Delfosse, d'Elhoungne, de Renesse, de Tornaco, Fleussu, Jonet, Lesoinne, Loos, Lys, Manilius, Orts Osy.

Ont répondu non : MM. Pirmez, Rodenbach, Scheyven, Simons, Troye, Van Cutsem, Vanden Eynde, Vandensteen, Vilain XIIII, Wallaert, Biebuyck, Brabant, Clep, d’Anethan, Dechamps, de Corswarem, Dedecker, de Garcia de la Vega, de Haerne, de La Coste, de Lannoy, de Man d'Attenrode, de Mérode, de Naeyer, de Roo, de Sécus, Desmet, de Terbecq, de Theux, de Villegas, d'Hoffschmidt, Dolez, Donny, Dubus (aîné), Dubus (Bernard), Dumortier, Eloy de Burdinne, Fallon, Henot, Huveners, Kervyn, Lejeune, Liedts, Malou, Mast de Vries, Mercier, Nothomb, Orban.

M. Le Hon. - Je me suis prononcé nettement, dès le principe, contre la forme de la motion de l'honorable M. Castiau, qui introduisait une mesure de réforme électorale, comme amendement à une loi organique toute spéciale dont, en cas de succès, elle devait compromettre le sort. Si, comme je l'eusse désiré, elle eût été l'objet d'une proposition distincte, en dehors de la loi de répartition des représentants et des sénateurs, j'en aurais appuyé la prise en considération, en démontrant qu'elle était en principe parfaitement constitutionnelle. Je ne pouvais donc pas voter contre l'amendement, puisque j'aurais peut-être adopté la proposition.

M. Castiau. - Peut-être ?

M. Le Hon. - Oui, en vertu de mon droit de libre examen, et dans le cas, par exemple, où, par une disposition complète, et non improvisée, on eût rendu une égale justice à toutes les catégories de capacités.

D'autre part, je ne pouvais pas voter pour l'amendement, parce que, s'il avait été admis, il entraînait, soit ici, soit au sénat, le rejet de la loi, au flanc de laquelle on l'avait imprudemment attaché, et, par-dessus tout, je tenais avec le pays à voir compléter la représentation nationale. C'est là le vœu général et l'intérêt le plus urgent.

Vote sur l’ensemble du projet

- Il est procédé au vote par appel nominal sur l'ensemble du projet, qui est adopté à l'unanimité des 64 membres présents.

Ce sont : MM. Anspach, Biebuyck, Brabant, Cans, Castiau, Clep, d'Anethan, de Bonne, Dechamps, de Corswarem, de Garcia de la Vega, de Haerne, de La Coste, de Lannoy, Delehaye, Delfosse, d'Elhoungne, de Man d'Attenrode, de Mérode, de Renesse, de Roo, de Terbecq, de Theux, de Tornaco, de Villegas, d'Hoffschmidt, Dolez, Dubus (aîné), Dubus (Bernard), Dumortier, Eloy de Burdinne, Fallon, Fleussu, Henot, Huveners, Jonet, Kervyn, Le Hon, Lejeune, Lesoinne, Liedts, Loos, Lys, Malou, Manilius, Mast de Vries, Orban, Orts, Pirmez, Pirson, Rodenbach, Rogier, Sigart, Simons, Troye, Van Cutsem, Vanden Eynde, Vandensteen, Verhaegen, Veydt, Vilain XIIII, Wallaert.

- La séance est levée à 5 heures.