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Chambres des représentants de Belgique
Séance du jeudi 18 novembre 1847

(Annales parlementaires de Belgique, session 1847-1848)

(Présidence de M. Verhaegen, vice-président.)

Appel nominal et lecture du procès-verbal

(page 63) M. de Villegas procède à l'appel nominal à 1 heure et un quart.

- La séance est ouverte.

M. T’Kint de Naeyer lit le procès-verbal de la séance précédente. La rédaction en est adoptée.

Pièces adressées à la chambre

M. de Villegas présente l'analyse des pièces adressées à la chambre.

« Plusieurs habitants de Synghem demandent l'abrogation de la loi du 18 mars 1838, qui établit un impôt de consommation sur les boissons distillées. »

« Même demande de plusieurs cabaretiers, débitants de boissons distillées et habitants de Meulebeke, Oyeke, Asser, Melden et de plusieurs distillateurs et débitants de genièvre dans le canton de Grammont. »

M. Rodenbach. - Messieurs, c'est encore une pétition que nous adressent plusieurs débitants de boissons distillées de la Flandre. Ils demandent une répartition plus juste. Ils demandent que la loi sur l'abonnement des boissons distillées ne soit pas au détriment des petits et en faveur des grands.

Je demande le renvoi de cette pétition à la section centrale chargée d'examiner le budget de voies et moyens ; et lorsque M. le ministre des finances sera présent, je l'interpellerai pour savoir s'il prépare un projet tendant à faire disparaître la loi inique contre laquelle les pétitionnaires réclament.

- Le renvoi à la section centrale du budget des voies et moyens est ordonné.


« Plusieurs administrations communales et habitants dans le Hainaut deandent que le-gouvernement soit autorisé à étendre au minerai de fer la réduction de péages sur la Sambre, accordée à la fonte. »

- Renvoi à la commission permanente d'industrie.

Projet d'adresse

Discussion générale

M. le président. - L'ordre du jour appelle la suite de la discussion sur l'ensemble du projet d'adresse.

M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - Messieurs, j'ai demandé la parole avant que la discussion politique ne s'engage, afin qu'elle ne soit pas interrompue comme elle l'a déjà été plusieurs fois, et pour donner au commencement de cette séance quelques explications sur ce qu'on a appelé l'incident du Courrier d'Anvers. Vous savez, messieurs, que le mandat des juges d'instruction n'est que triennal, Ce mandat expirait le 15 octobre de cette année,

Peu de temps après mon entrée au ministère, je fus informé que ce mandat devait être prochainement renouvelé, et je pris en conséquence les mesures nécessaires pour que l'on procédât à l’instruction d'usage.

Cette instruction, vous le savez, consiste à prendre l'avis des magistrats supérieurs sur la manière dont les juges d'instruction ont rempli leurs fonctions.

Ces avis me parvinrent dans le commencement d'octobre, et généralement ils étaient favorables au renouvellement du mandat de tous les juges d'instruction, sauf quelques exceptions. Je dois ajouter que quelques-uns d'entre eux avaient eux-mêmes demandé que leur mandat ne fût pas renouvelé.

Parmi ceux dont les magistrats supérieurs demandaient le remplacement, se trouvait M. Colins d'Anvers ; et je dois le dire, puisqu’on a donné à cette affaire une publicité qu'elle ne méritait pas, M. Colins m'était signalé comme un juge d'instruction très négligent et dont le mandat ne pouvait pas être renouvelé.

J'ai cru, messieurs, que ce que j'avais de mieux à faire dans cette circonstance, était de me conformer à l'avis de la haute magistrature. En conséquence, je proposai à S. M. de confier à un autre magistrat du siège d'Anvers les fonctions de juge d'instruction.

M. Colins aurait dû faire ce que les autres ont fait : se résigner et se taire ; mais il n'a pas cru pouvoir suivre cette règle de conduite. M. Colins, par un procédé aussi étrange qu'insolite, a voulu imiter ce qui avait été fait par quelques magistrats de l'ordre politique récemment révoqués ; il a adressé aux juges de paix et aux officiers de police de son ressort une circulaire d'adieu. Cette circulaire, il l’a remise à tous les journaux d'Anvers, et l'un d'eux, le Courrier d'Anvers, l'a accompagnée d'un article dans lequel il disait que M. Colins avait été démissionné pour cause de ses opinions politiques.

Cette allégation, messieurs, était inexacte sous tous les rapports. D’abord M. Colins n'a été ni révoqué ni démissionné. Son mandat était expiré ; ce mandat n'a pas été renouvelé, et en ne le renouvelant pas, le gouvernement a usé d'un droit qui lui appartient incontestablement. D'un autre côté, si M. Colins n'a pas été continué dans ses fonctions, c’était pour des raisons qui se rattachaient exclusivement à la bonne administration de la justice, et nullement pour des opinions politiques que je ne connaissais en aucune manière, car c'est par les journaux seulement que j'ai appris que M. Colins appartenait à l'opinion cléricale.

M. le procureur général de Bruxelles, en voyant l'article du Courrier d'Anvers, a pensé, messieurs, que si M. Colins en était l'auteur, il aurait compromis la dignité de son caractère et, par suite, aurait pu être passible de quelque peine disciplinaire. C'est donc dans le but de rechercher si réellement M. Colins était l'auteur de cet article que M. le procureur général a cru devoir faire interroger sur ce point l'éditeur du Courrier d'Anvers. M. le procureur général a agi en cette circonstance dans le cercle de ses attributions ; il n'a pas pris, et il ne devait pas prendre les instructions du gouvernement.

Maintenant, M. le procureur général s'est-il écarté de son devoir en provoquant une instruction et en faisant interroger l'éditeur du Courrier d'Amers sur le fait que ce journal avait signalé ? Messieurs, je ne le crois pas. M. le procureur général, auquel j'ai demandé des explications à cet égard, m'a répondu qu'il ne connaissait, lui, aucun autre mode légal d'instruction pour parvenir à découvrir la vérité. Il m'a dit que, dans une foule de circonstances et presque tous les jours, les éditeurs de journaux étaient appelés devant la justice pour donner des renseignements sur des faits signalés dans leurs feuilles et de nature à appeler les investigations de l'autorité judiciaire.

Il a ajouté qu'il avait cru devoir agir vis-à-vis de l'éditeur du Courrier d'Anvers comme on agissait vis-à-vis de tous les éditeurs de journaux et de tous autres particuliers quelconques.

Je crois, messieurs, que M. le procureur général était dans son droit, à moins que l'on ne me prouve qu'il existe une loi ou une instruction quelconque qui prescrive en matière disciplinaire des règles différentes de celles qui sont tracées pour la recherche de toute espèce de délit par le code d'instruction.

Vous voyez toujours, messieurs, par ces explications, que le gouvernement est tout à fait étranger à l'affaire dont il s'agit ; et je dois le. dire, aussitôt que le rapport qui m'a été adressé par M. le procureur général a été inséré dans le Moniteur, toute espèce de polémique a cessé et tous les journaux de bonne foi ont reconnu qu'aucun grief ne pouvait être imputé de ce chef au gouvernement. J'aurais désiré, messieurs, que les honorables membres qui ont parlé de cet incident eussent été dirigés par le même esprit. Du reste, je dois reconnaître que l'honorable M. Malou lui-même a avoué que ce fait avait très peu de gravité.

M. Malou. - S'il y a un incident, je demanderai à dire un mot. Je serai très court.

Des membres. - Il n'y a pas d'incident.

M. Malou. – La chambre le décidera. Je n'ai qu'un mot à dire pour bien établir le fait.

D'abord, M. le ministre de la justice vient de reconnaître que je n'avais accusé ni ses intentions, ni même ses actes ; j'ai supposé seulement que le zèle irréfléchi d'un de ses agents l'avait porté à poser l'acte signalé ; mais pour que le même zèle irréfléchi n'ait pas, dans d'autres circonstances analogues, des conséquences, que je considère comme fatales, à une de nos plus précieuses libertés, j'ai cru devoir appeler sur le fait l'attention de la chambre.

Assurément, que des éditeurs de journaux soient appelés, comme tous les autres citoyens, selon la loi commune, à déposer sur des faits qui, peuvent donner lieu à des poursuites, soit correctionnelles, soit criminelles, rien n’est plus juste, rien n'est plus légitime ; cela s'est fait ; mais ce qui ne s’était pas fait jusqu'ici, c'est que l'éditeur d'un journal fût cité à déposer devant le juge d'instruction sous la foi du serment, pour avoir émis une opinion sur un fait qui ne pouvait en aucun cas donner lieu à des poursuites correctionnelles ou criminelles. Car de l'aveu de M. le procureur-général lui-même, ce fait ne pouvait donner lieu qu'a une action disciplinaire ; et j'en appelle à l'expérience de tous les magistrats qui se trouvent parmi vous, si les actions disciplinaires sont instruites dans le cabinet du juge d'instruction.

Messieurs, c'est là ce qu'il y a d'insolite, d'inconstitutionnel dans ce fait, en ce sens qu'indirectement on a posé un précédent qui, s'il était suivi, détruirait, pour l'expression de l'opinion la plus inoffensive, la garantie du pouvoir, de la majorité, de la minorité, la garantie de tous ; la liberté de la presse.

M. le ministre de la justice (M. de Haussy). - L'honorable M. Malou sait parfaitement que nous sommes autant que lui, que nous serons toujours, les défenseurs de la presse ; et que ce n'est ni des bancs du ministère ; ni de ceux de la gauche que viendront les atteintes contre cette précieuse liberté.

Mais, messieurs, il n'y a eu dans cette affaire aucune atteinte à la liberté de la presse ; il y a eu simplement ce fait, qu'on a appelé comme témoin, devant un juge d'instruction, l'éditeur d'un journal qui pouvait avoir des renseignements à fournir à la justice.

M. le procureur général avait si bien pris ses précautions à cet égard, que, dans sa lettre à le procureur du roi d'Anvers, il s'exprime en ccs. termes :

« Je ne songe pas à faire un procès de presse au Courrier d'Anvers, (page 64) mais j'ai le droit de connaître la personne qui lui a remis la copie de la circulaire de M. Colins et celle qui lui a appris que M. Colins aurait été démissionné pour ses opinions politiques. Si cette personne appartenait à l’ordre judiciaire, des mesures de discipline seraient provoquées à sa charge, etc. »

J'ajouterai que l'éditeur du Courrier d'Anvers comparaissait, devant le juge d'instruction, sous la foi du serment, en qualité de témoin dont il a reçu le salaire attribué par la loi, a fait sans aucune réserve, sans aucune protestation, la déclaration qui lui était demandée ; ce n'est qu'un ou deux jours après qu'on a songé à se poser en victime et à exploiter ce fait comme une prétendue atteinte à la liberté de la presse.

M. le président. - Je ne pense pas que la chambre veuille distraire cet incident de la discussion générale. (Non ! non !)

La parole est à M. Dechamps.

M. Dechamps. - Messieurs, le discours si regrettable prononcé à la fin de la séance d'hier par l'honorable ministre de l’intérieur, discours de provocation imprudente, plein de doutes injurieux sur les intentions et la sincérité de ses prédécesseurs, de ses collègues d'une opinion considérable du pays, cet appel aux partis dans un moment où je croyais qu'il fallait au contraire tâcher de les modérer, rendent sans doute très difficile l'attitude calme que je voulais prendre, que je suis décidé cependant à conserver, quoi qu'on fasse pour m'en faire sortir.

M. le ministre de l'intérieur s'est refusé à croire que nous fussions dirigés dans notre conduite par des idées politiques plus élevées que de pauvres calculs, par des sentiments patriotiques plus dignes que des satisfactions de parti, par des intérêts d'avenir plus graves que nos préoccupations du moment. Il y a vu la dissimulation de la faiblesse, ou les arrière-pensées des rancunes politiques. Je ne désespère pas de faire comprendre à M. le ministre de l'intérieur qu'il s'est trompé. Du reste, quand nous affirmons ici quelles sont nos intentions, nous ne reconnaissons à personne le droit de les méconnaître.

Nous présentons depuis deux jours au pays un spectacle étrange et nouveau. Vous êtes la majorité parlementaire et le gouvernement ; nous sommes la minorité. Voyez cependant comme les rôles sont intervertis. Dans les pays constitutionnels, le rôle du gouvernement est de modérer, de maintenir les idées d'ordre et de calme, de se placer au-dessus des partis pour les rapprocher, de se défendre contre les agressions souvent violentes et injustes de l'opposition.

Eh bien, je vous le demande, qui dans cette discussion attaque et qui se défend ? qui a adopté le rôle de modération, qui accepte celui de provocation ? En écoutant hier le discours de M. le ministre de l'intérieur, j'ai cru un moment, je vous l'avoue, être encore assis sur le banc ministériel à côté de mes collègues ; je croyais entendre la parole impressionnable de l'honorable M. Rogier tombant sur les ministres du haut de son banc de l'opposition.

Chose singulière, c'est la position d'attente et d'abstention que nous avons prise, qui semble précisément vous irriter le plus ; c'est de notre hostilité que vous semblez avoir besoin.

Après nous avoir reproché tant de fois et si amèrement de vous avoir attaqué, en 1841, avant que vous eussiez posé des actes, aujourd'hui, au contraire, vous nous blâmez de ce que nous ne vous faisons pas une hostilité prématurée, au moment même de votre entrée au pouvoir ! Oui, les rôles sont intervertis ; puisque le gouvernement et la majorité semblent oublier leur mission modératrice, nous saurons en remplir les devoirs, dussions-nous être méconnus.

Vous vous êtes demandé si cette attitude était un calcul ou une faiblesse, si elle cachait des arrière-pensées, ou si c'était le sauve-qui-peut d'un vaincu. Ni l'une ni l'autre, messieurs.

Comment avez-vous pu croire que c'était un aveu d'impuissance et que nous venions vous demander grâce ? Comment n'avez-vous pas vu que si nous avions cédé aux provocations qu'on nous adresse, que si nous nous étions constitués dans la chambre et dans le sénat en minorité hostile, que si, dès le principe, nous avions, comme on nous y a conviés, levé le drapeau des torys belges, comment n'avez-vous pas vu que nous aurions rendu bientôt le gouvernement presque impossible ?

Messieurs, les éléments dont les deux chambres se composent sont assez connus de tous, et du reste le scrutin, le seul politique qui ait eu lieu, le scrutin pour la formation du bureau, l'a assez révélé à ceux qui auraient pu l'ignorer ; ces éléments, dis-je, sont assez connus pour que personne ne puisse douter qu'il était en notre pouvoir de former dans a chambre la plus forte minorité qu'aucun ministère eût encore rencontrée, et que nous avions une majorité considérable dans le sénat.

Il faut le reconnaître, sans nous faire illusion ni d'un côté ni de l'autre, la composition des deux chambres, telle qu'elle résulte des élections du 8 juin, devait rendre le gouvernement très difficile et pour l'une et pour l'autre opinion, et ces difficultés, croyez-le bien, ne pourront être vaincues que par la modération du gouvernement et par la prudence de l'opposition.

Il est évident, messieurs, que si nous avions fait ce qu'on nous excite à faire, si nous nous étions constitués en minorité organisée dans les deux chambres, il est clair que dès le début de la session législative, vous auriez été placé inévitablement, fatalement, devant un dissentiment, devant un conflit entre les deux chambres, dissentiment qui aurait forcé le ministère à se retirer ou à dissoudre les chambres, au profil des passions du pays, au profit de ceux dont le premier, acte,, messieurs, serait de renverser le ministère actuel.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Vous êtes dans les secrets du sénat ?

M. Dechamps. - En êtes-vous à ignorer ou à méconnaître les éléments des partis dans le sénat ?

Ne parlez donc pas de notre faiblesse, et ne calomniez pas notre modération. Cet appui, que l'on semblait dédaigner hier avec une certaine hauteur, bientôt, croyez-le, vous en aurez besoin. Vous en aurez besoin, parce que d'autres appuis éphémères vous auront manqué. Vous avez presque peur aujourd'hui de notre concours même réservé. Sacrifiant des intérêts d'avenir à des intérêts du moment, vous préférez notre hostilité, parce que vous craignez que ce concours réservé ne vous compromette près d'alliés qui seront inévitablement demain vos adversaires permanents, qui ne seront d'accord avec vous, et on l'a déjà vu, sur presque aucune des questions qui doivent caractériser votre politique.

Nous saurons attendre, messieurs ; nous ferons tout ce que la dignité nous permettra de faire pour aider à la transformation des partis, but vers lequel tendent tous les hommes qui apprécient sainement la situation.

Cette transformation des partis se fera, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, parce qu'elle est dans les faits et dans la nature des choses. Sans doute les fautes du ministère, sans doute les nôtres aussi, peuvent compromettre ou ajourner cette transformation ; mais personne n'empêchera qu'elle ne s'opère. Mon honorable ami M. Dedecker l'a dit avec raison, les partis anciens qui n'avaient pas de motifs suffisants d'exister, en ont moins encore depuis les élections du 8 juin. C'est un de vos hommes les plus éminents qui l'a dit, dans les dernières années de nos luttes ce qui nous divisait, c'était plutôt une question de prépondérance qu'une question de principe. Or, cette question de prépondérance a été tranchée, par les élections du 8 juin, en votre faveur. Vous avez le pouvoir ; vous l'avez légitimement, comme l'a dit mon honorable collègue M. Malou, et nous avons accepté cette décision du jury électoral.

Lorsque l'on nous disait que la ligne de démarcation entre les partis était l'indépendance du pouvoir civil, lorsqu'on cherchait à le faire croire dans une partie du pays, et l'on y est parvenu, j'en conviens ; lorsque l'on disait que le clergé pesait sur le gouvernement et compromettait son indépendance, nous répondions à nos adversaires en les interrogeant sur les faits, sur les actes qui pouvaient justifier une pareille accusation. Nous leur montrions pour réponse notre Constitution, cette charte du libéralisme vrai ; nous la leur montrions après dix-sept ans debout, entière et respectée, et nous demandions dès lors comment l'indépendance du pouvoir civil, l'une des bases les plus essentielles de cette Constitution, pouvait être altérée ou méconnue.

On ne nous a jamais répondu. Car pour l'honneur de l'ancienne opposition, on me permettra de ne pas considérer comme des réponses sérieuses ces griefs sur le petit séminaire de Saint-Trond, sur la dîme et la mainmorte, sur le chapeau du cardinal de Malines. sur l'encyclique papale, griefs qui ont cependant fait les frais de nos luttes catholiques et libérales pendant bien des sessions, et qui amènent aujourd'hui le sourire sur nos lèvres. Cependant, je dois le reconnaître, il est deux points sur lesquels je, conçois qu'une division existe. Ces deux points sont l'intervention du clergé dans les élections, et le second, la question de l’enseignement public. M. le ministre des travaux publics a dit vrai à cet égard.

Je n'hésite pas à déclarer, messieurs, que sur la question de l'intervention du clergé dans les élections, je partage en tous points l'opinion émise par mon honorable ami M. Dedecker. Le passé, messieurs, serait facile à justifier.

On comprend facilement qu'à la suite de la révolution, sous l'empire de l'union des catholiques et des libéraux, cette intervention du clergé dans les élections ait pu ne faire naître aucun inconvénient, puisqu'elle était acceptée par tous.

Mais le clergé aura à examiner si, dans les circonstances qui ont marqué ces dernières années, l'intérêt de son influence morale, de son influence sociale, la seule en définitive à laquelle il tienne, n'exige pas qu'il s'abstienne d'user de ces droits constitutionnels de citoyen.

C'est là une question d'appréciation qu'il appartient à lui seul de résoudre ; mais je ne puis m'empêcher d'exprimer mon opinion personnelle ; je crois qu'il devra s'abstenir de prendre une part active aux luttes électorales. Je sais, du reste, à n'en pas douter, qu'il est bien peu de membres du clergé, s'il en existe, qui ne se réjouissent de voir cesser des circonstances qui leur avaient imposé ce qu'ils considéraient comme un pénible sacrifice.

L'enseignement ! C'est M. le ministre des travaux publics qui nous a ramenés sur cet ancien terrain de nos débats. En effet, pendant longtemps on avait cru que cette question devait, à tous les degrés, amener un conflit permanent entre les opinions. Lors de la discussion de l'article de notre Constitution qui consacre la liberté d'enseignement, vous savez qui a défendu et qui a combattu cette liberté.

Une fraction considérable de la minorité libérale du congrès ne voulait pas plus de la liberté d'enseignement que de la liberté des cultes, que de la liberté d'association ; cette minorité libérale du congrès a prétendu alors déjà que ces libertés, telles qu'elles sont écrites dans notre charte, portaient une atteinte sérieuse à l'indépendance du pouvoir (page 65) civil. Ces mots ont été prononcés ; j'en indique ici l'origine, qui n'est pas aussi nouvelle qu'on a semblé le croire. L'avenir nous dira si, dans l'esprit de quelques-uns, le principe de l'indépendance du pouvoir civil n'a pas le sens que voulait lui donner la minorité du congrès, qui considérait nos libertés religieuses comme incompatibles avec cette indépendance. Mais, je le déclare ; j'ai assez de confiance encore dans la loyauté des principes constitutionnels de M. le ministre de l'intérieur et de ceux de ses collègues que je connais plus particulièrement, pour espérer qu'ils sauront résister à toutes tentatives de ce genre, de quelque part qu'elles viennent.

On avait donc cru qu'un dissentiment profond, irrémédiable, existait entre les deux opinions sur cette question de l'enseignement public Mais qu'est-il arrivé ? On s'est entendu sur l'organisation de l'instruction supérieure. La loi organique de l'enseignement primaire a été votée à la presque unanimité des membres des deux chambres, et cela, remarquez-le bien, en 1842, à l'époque même où nos luttes politiques étaient le plus vives. Vous avez accepté comme libérale la loi d'instruction moyenne que vous a présentée l'honorable M. de Theux et un cabinet catholique. Ces faits, vous le reconnaîtrez, sont certes plus significatifs ; que les extraits de correspondance que M. le ministre des travaux publics a trouvés dans les cartons de son collègue le ministre de l'intérieur.

Comment se fait-il que M. le ministre des travaux publics, oubliant ces grands faits, méconnaissant ces résultats, soit venu encore nous dire que c'est dans la question d'enseignement que se trouve la ligne de démarcation des partis, que c'est là que l'Etat avait abdiqué tous ses droits ?

Cette abdication du pouvoir civil que nous avons vainement demandé à l'opposition de vouloir bien nous montrer dans les lois ou dans d'autres actes essentiels, l'honorable M. Frère l'a enfin trouvée ; il l'a trouvée au fond des dossiers du département de l'intérieur. Il y a découvert une correspondance confidentielle.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - Je le nie ; la correspondance est officielle. Elle avait disparu des bureaux du département de l'intérieur, lorsque M. Nothomb a quitté ce département ; elle a été réclamée par M. Van de Weyer, lorsqu'il est arrivé au ministère. L'indiscrétion d'un évêque, qui est venu rappeler les engagements pris, a permis de retrouver cette correspondance, et elle a été déclarée officielle par M. Nothomb dans une lettre qui est au dossier.

M. Dechamps. - Cela importe peu. Je croyais cette correspondance confidentielle. M. le ministre des travaux publics nous apprend qu'elle est officielle. Cela ne change en rien la question.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - Cela peut faire beaucoup.

M. Dechamps. - Oui sans doute, au point de vue des convenances, que vous auriez violées si ces pièces eussent été confidentielles.

L'honorable M. Frère a donc enfin découvert cette abdication du pouvoir civil dans la poussière des cartons du ministère de l'intérieur ; il en a exhibé une correspondance entre les évêques et les ministres de l'intérieur MM. Nothomb et Vande Weyer, sur quelques points d'exécution de la loi sur l'instruction primaire. Mais cette correspondance était si importante que M. le comte de Theux ne l'avait pas même aperçue pendant toute la durée de son ministère.

L'honorable M. Frère a fait connaître par ces extraits de correspondance l'opinion de quelques évêques sur deux questions.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - De tous les évêque.

M. Dechamps. - De tous les évêques. M. le ministre des travaux publics me pardonnera ces inexactitudes ; je n'ai pas l'avantage comme lui d'avoir ces dossiers sous les yeux.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Le voulez-vous ? Il est à votre disposition.

M. Dechamps. - Je dis donc que l'honorable M. Frère a fait connaître l'opinion des évêques sur deux questions d'exécution de la loi d'instruction primaire : celle de l'adjonction des cours normaux aux écoles primaires supérieures et celle qui concerne l'avis des inspecteurs diocésains pour l'agréation des instituteurs communaux. Mais ce que l'honorable ministre n'a pas dit, c'est l'attitude que le gouvernement avait prise relativement à la plus importante de ces questions, celle des cours normaux.

Si je ne me trompe, ni l'honorable M. Nothomb, ni l'honorable M. Van de Weyer n'ont jamais voulu céder à l'opinion exprimée par les évêques sur ce point.

Du reste, nous n'avions pas besoin de cette correspondance pour connaître ces faits ; ils sont énoncés dans le rapport triennal présenté par le gouvernement ; nous y voyons que ces prétentions avaient surgi, et que le gouvernement n'y a pas cédé. Voilà toute la question.

Les évêques qui ont à défendre des intérêts sérieux sont bien libres, je pense, d’émettre une opinion, sauf au gouvernement à l'admettre ou à la rejeter, selon qu'elle est ou non conforme à la loi. Sur l'établissement des cours normaux, il y a eu divergence d'opinion entre les évêques et le gouvernement ; la question est de savoir si le gouvernement a cédé ; or, il ne l'a pas fait.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - Il a cédé.

M. Dechamps. - Vous parlez du deuxième point, je parle du premier. Le rapport triennal constate que cette opinion qui prétendait que le gouvernement ne devait pas user de la faculté d'organiser des cours normaux près des écoles primaires supérieures n'a pas été partagée par le gouvernement. Les faits mêmes le prouvent puisqu'on définitive ces cours normaux sont en voie d'organisation. Cinq sont maintenant organisés.

Dans le rapport triennal, nous voyons les motifs sérieux, clairement énoncés, pour lesquels cette organisation n’a été que successive, et lorque l’honorable M. Frère vient dire que si l’organisation des cours normaux n'est pas complète, c'est parce que les évêques ne l'ont pas voulu, c'est un démenti donné aux différents ministres de l'intérieur qui ont concouru à la préparation de ce rapport triennal dans lequel d'autres motifs sont énoncés pour expliquer les retards dont on se plaint.

Je dis donc que celle organisation existe. (Dénégations de la part de M. le ministre des travaux publics.)

L'honorable M. Frère n'a donc pas lu le rapport triennal ; car à moins de soutenir que ce rapport est faux, il est certain que cinq cours normaux sur neuf sont organisés.

M. le ministre des travaux publics (M. Frère-Orban). - Sur le papier !

M. Dechamps. - Veuillez ne pas oublier que la loi sur l'enseignement primaire donne au gouvernement la faculté d'organiser les cours normaux près des écoles primaires supérieures. Ce n'est pas une obligation que la loi lui impose. Ceux d'entre nous qui faisaient alors partie de la chambre se rappellent sans doute que cette question difficile a été vivement agitée, que bien des voix se sont élevées contre le système des cours normaux et qu'on n'a consenti à leur création qu'en se bornant à donner au gouvernement une simple faculté.

Ce n'était pas une question catholique ou libérale. On craignait que les cours normaux dont on n'a voulu ni en France, ni en Allemagne, ne nuisissent à l'organisation des écoles normales centrales. Voilà pourquoi la chambre n'a pas voulu imposer au gouvernement l'obligation de les établir.

Le gouvernement a usé de la faculté que lui conférait la loi. Pourquoi l'organisation a-t-elle eu lieu successivement ? Pourquoi ces retards apparents ? Le rapport en donne les motifs ; la chambre le comprendra facilement ; il fallait avant tout que les écoles primaires supérieures fussent organisées ; car elles devaient être ia pépinière des cours normaux. Mais, MM. les ministres de l'intérieur ont si peu cédé à l'opinion des évêques que nous devons respecter parce qu'elle est sérieuse et mérite d'être examinée mûrement, que le gouvernement a peut-être forcé l'esprit de la loi à cet égard ; je comprends qu'un doute du moins puisse exister : le gouvernement, qui avait simplement la facilité d'établir des cours normaux auprès des écoles primaires supérieures, a cru devoir transformer ces cours normaux en internats, c'est-à-dire en écoles normales tout aussi centrales que les autres.

Qu'est-il dès lors arrivé ? Le gouvernement a dû négocier avec les administrations des villes où les écoles primaires supérieures sont érigées, à l'effet d'obtenir des locaux nécessaires à l'établissement des cours pédagogiques. Qu'est-il résulté de ces négociations ? L'honorable M. Vande Weyer qui, quand il était ministre, a soutenu ce que je défends aujourd'hui, nous l'a révélé à la tribune : il nous a dit que, quand il s'est adresse à la ville de Bruxelles pour obtenir un local convenable pour l'organisation des cours normaux, la ville de Bruxelles a répondu par un refus.

Si donc ces cours n'ont pas été organisés dans la capitale du royaume, ce n'est point parce que les évêques ne l'ont pas voulu, mais c'est parce que la ville de Bruxelles ne l'a pas voulu. (Interruption.)

L'honorable M. Frère a trouvé dans cette correspondance un autre mystère, mystère qui, comme l'autre, est divulgué dans le rapport triennal ; je veux parler de l'avis qui a été demandé aux inspecteurs diocésains sur les garanties religieuses que les candidats-instituteurs, nommés par les communes, pouvaient offrir.

Ici même je demanderai à M. le ministre des travaux publics où il a trouvé que les avis officieux, demandés aux inspecteurs diocésains sur les qualités religieuses des candidats-instituteurs, aient lié le gouvernement autrement que ne le lient les avis des inspecteurs civils des gouvernements, des administrations provinciales. Evidemment les avis des inspecteurs diocésains ne liaient pas le gouvernement ; s'ils ne le liaient pas, je demanderai à l'honorable membre où est l'abdication des droits de l'Etat ? C'est un simple acte d'instruction, et par là on n'accorde au clergé aucun droit en dehors de la loi.

Permettez-moi, messieurs, de m'arrêter un peu sur cette question ; elle est grave ; M. le ministre des travaux publics a fait une impression assez vive sur la chambre ; la chambre ne trouvera dès lors pas mauvais que je continue ces développements.

Des membres. - Certainement.

M. Dechamps. - Le rapport triennal n'est pas muet sur la question que l'honorable M. Frère a soulevée et qu'il a considérée comme un mystère soigneusement caché.

Voici, d'après le rapport, quelle a été la marche que le gouvernement a prescrite à cet égard.

« La délibération du conseil communal portant nomination d'un instituteur était adressée au gouvernement de la province, directement par les villes, et, pour les communes du plat pays, par l'intermédiaire des commissaires d'arrondissement. Les autorités administratives provinciales devaient s'enquérir de la régularité de la délibération, au point de vue de la loi communale, et le gouverneur faisait un rapport au (page 66) ministre avec avis motivé ; le département de l'intérieur adressait ensuite à l'inspecteur provincial la délibération du conseil communal, accompagnée des pièces de l'instruction, L'inspecteur devait instruire l'affaire au point de vue spécial de la loi du 25 septembre 1842 sur l'instruction primaire : les règles qui lui ont été prescrites résultent des circulaires du 17 novembre 1842, des 10 février et 22 mars 1843, des 11 mai et 21 décembre 1844,

« Les inspecteurs cantonaux examinaient les candidats sous le rapport de la conduite et de la capacité ; ils étaient autorisés, en cas de besoin, à leur faire subir un examen, dont le résultat était envoyé au gouvernement.

« Avant de faire son rapport au ministre, l'inspecteur provincial devait aussi recueillir des renseignements sur l'aptitude de l'instituteur à donner l'enseignement de la religion et de la morale. Dans la circulaire du 17 novembre 1842, le ministre de l'intérieur, M. Nothomb, s'exprimait, à cet égard, de. la manière suivante :

« Indépendamment de l'instruction proprement dite, la loi charge l'instituteur de l'enseignement de la morale et de la religion, sous la direction des ministres du culte. Cette deuxième partie surtout de sa mission exige des conditions religieuses sur lesquelles vous pourriez aussi me donner des renseignements, sans toutefois perdre de vue que ceci rentre plus spécialement dans les attributions des inspecteurs ecclésiastiques. »

« Le 28 mars 1843, le même ministre complétait sa pensée, et ajoutait ; « Pour vous conformer à cette recommandation ; vous êtes souvent obligé de vous adresser à des membres du clergé : Quelques règles me paraissent devoir être observées dans les rapports qui s'établissent à cet égard entre les inspecteurs civils et ecclésiastiques.

« Je désire que chaque fois que vous avez à réclamer un renseignement de l'autorité religieuse, vous vous adressiez à l'inspecteur diocésain directement, et non au curé, ni à l'inspecteur cantonal ecclésiastique (lorsque l'organisation sera complète). Je verrais d'assez graves inconvénients à ce que vous établissiez une correspondance avec des agents secondaires de l'inspection ecclésiastique, à l'insu de l'autorité immédiatement supérieure.

« Il faut respecter, dans l'inspection, ecclésiastique, l'ordre hiérarchique établi par la loi. C'est le seul moyen d'obtenir de l'unité. »

« L’inspecteur ecclésiastique intervenait donc, d'une manière officieuse, dans l'instruction des affaires relatives à l'agréation des instituteurs communaux. »

Je demanderai à M. le ministre des travaux publics s'il trouve mauvaise la marche qui a été adoptée par M. Nothomb et par M. Van de Weyer ; s'il trouve mauvais qu'en présence de la loi qui charge les instituteurs communaux de l'instruction morale et religieuse sous la direction des ministres du culte, le gouvernement enjoigne aux inspecteurs civils de demander l'avis officieux des inspecteurs diocésains sur les qualités religieuses du candidat instituteur, avis qui laisse le gouvernement parfaitement libre dans son action ?

Messieurs, n'oublions pas que la loi de l'instruction primaire a été une loi de confiance ; que si elle était exécutée de. manière à placer l'autorité civile et l'autorité religieuse dans une position de défiance et de suspicion réciproque, cette loi n'existerait bientôt plus ;, on l'aurait détruite ; est-ce là, ce que l'on veut ?

Une dernière réflexion, c'est que ce grief qu'on avait voulu élever à la hauteur d'un fait politique, cette question d'agréation a disparu depuis un an.

Vous n'ignorez pas, messieurs, que par la loi de l'enseignement primaire, le gouvernement n'avait le pouvoir d'agréer les candidats instituteurs communaux que pendant les quatre années qui suivraient l'exécution de la loi.

Après ces quatre années les communes nomment librement, en choisissant les candidats parmi les élèves des écoles normales et dans les conditions que la loi détermine.

Vous le voyez, messieurs, ce fantôme évoqué par M. Frère s'est évanoui au seul examen des faits.

Depuis une année le gouvernement n'a plus le droit d'agréation, et les inspecteurs diocésains ne donnent plus ces modestes avis qu'on a transformés en abus politique.

Messieurs, vous le voyez donc, la ligne de démarcation entre les partis que M. le ministre des travaux publics avait trouvée dans une correspondance entre les évêques et le ministre, doit vous paraître singulièrement effacée.

Je le répète, M. le ministre a voulu élever à la hauteur d'un fait politique, un fait d'instruction administrative ; je me suis permis de lui restituer ses vraies proportions.

Messieurs, voyons les choses d'un peu plus haut, Je dis que les partis anciens n'ont plus de raison d'exister d’une manière durable, que des différences essentielles de principes ne pouvaient plus séparer les libéraux et les catholiques, qui veulent la Constitution tout entière. J'ai dit qu'une question ide prépondérance bien plus qu'une question de principes, nous a divisés dans les luttes de ces dernières années et que cette question de prépondérance avait été tranchée en votre faveur, le 8 juin.

Je vais, pour le prouver, vous signaler deux faits, non pas deux faits obscurs, comme ceux dont a parlé M. Frère, mais deux faits significatifs, éclatants, qui démontrent combien j’ai dit vrai. Ces deux faits sont la constitution du ministère précédent et le programme du ministère, actuel, le programme du 12 août..

Lorsque le ministère précédent s'est constitué, quand mon honorable collègue M. de Theux l'a formé, on l'a regardé comme étant la personnification de ce qu'on a appelé la politique catholique ; : Vous vous souvenez par quelles appréhensions on a salué dans le camp libéral la constitution de ce ministère.

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Il a été salué avec plaisir ; c'était un ministère franc.

M. Dechamps. - Oui, on a prophétisé des réactions sans nombre, la ruine de notre édifice constitutionnel, on a crié : Malheur au pays : Or, je vous le demande à tous, membres de la majorité actuelle, ancienne opposition, ce ministère, après avoir passé plus d'un an aux affaires, à quels reproches fondés a-t-il prêté ? Où sont les griefs, où sont les tentatives de réaction, où sont toutes ces choses dans lesquelles vous avez dit qu'il allait personnifier sa politique ?

Il a laissé deux actes importants dans l'ordre politique, deux actes libéraux, la réforme parlementaire et la loi sur l'enseignement moyen que vous auriez acceptée comme un legs heureux de notre succession : sachez lui rendre un peu de justice. Il a posé ces deux faits politiques librement ; en présentant la loi d'enseignement moyen, vous savez bien qu'il rendait impossible le principe qu'on voulait faire prévaloir dans la convention de Tournay.

La conduite du ministère précédent est la démonstration vivante de l'injustice des préjugés qu'on avait accumulés contre nous dans le pays. (Interruption.)

L'autre fait, c'est le ministère actuel lui-même, c'est son programme du 12 août. Ses principes politiques sont écrits dans le programme du 12 août ; les actes qu'il veut poser dans l'ordre des intérêts matériels sont écrits dans le discours du Trône. Je ne dirai rien en ce moment du discours du Trône ; il est évident, et le ministère l’a, du reste, reconnu, que ce programme d'affaires n'est que la réalisation et le développement du nôtre.

M. d’Elhoungne. - Et la loi des céréales ?

M. Dechamps. - Nous discuterons cette question en temps opportun,. M. le ministre de la justice a eu la loyauté de le reconnaître au sénat, le programme d'affaires du nouveau cabinet n'est que le développement du nôtre.

Voyons le programme politique, examinons ce qui distingue la politique nouvelle de la politique ancienne.

S'il était vrai qu'un système de réaction contre nos institutions constitutionnelles ait pesé dans le passé sur le pays, que nous ayons ourdi une conspiration lente, persévérante contre notre régime représentatif, et que dans cette lutte et cette conspiration, le pouvoir civil ait perdu son indépendance ; mais, messieurs, le ministère, à son avènement, aurait eu bien des choses à réparer, bien des ruines à relever, bien des réformes à nous offrir, la législation en grande partie à refaire ; car enfin, ces griefs contre la politique de ces dix-sept ans, griefs assez graves pour avoir nécessité une révolution parlementaire, toujours dangereuse dans tous les Etats constitutionnels, ces griefs ont dû s'incarner quelque part dans des actes et dans des faits.

Eh bien ! que répudiez-vous, que réformez-vous dans ce passé qu'on condamne ? Je l'ai recherché curieusement dans le programme du 12 août ; je n'y ai trouvé que deux choses : le retrait de la loi du fractionnement et l'avis conforme de la députation permanente pour que le Roi pût nommer le bourgmestre en dehors du conseil. Je ne parle pas de la loi du jury d’examen, cette loi n’a été acceptée par la chambre que comme un essai ; nous aurons à étudier ce que l’expérience aura décidé ; c'est là une question non vidée.

Mais je demande ce que vous répudiez de cette politique de 17 ans ? Deux choses : d'abord la loi du fractionnement, loi sans caractère politique, les résultats et les aveux de nos adversaires l'ont constaté ; en second lieu, la réforme communale en ce qui concerne la nomination du bourgmestre. Ainsi donc, ce qui différencie la nouvelle politique de l'ancienne, c’est la question de savoir si le Roi aura la faculté de nommer le bourgmestre en dehors du conseil, avec l'avis ou sans l'avis de la députation provinciale. Cherchez dans le programme, vous n'y trouverez que cela.

Il est impossible de mieux justifier le passé que ne l'a fait le ministère par le programme du 12 août.

Pour l'avenir, on promet la réforme électorale, par l'adjonction des capacités. Mais la réforme électorale n'est pas plus que la réforme communale une question libérale ou catholique ; M. Dolez et ses amis, qui ont repoussé, l'année dernière, cette réforme avec la grande majorité de cette chambre, n'étaient donc pas des libéraux ? Tout cela, à coup sûr, ne concerne pas le gouvernement laïque et l'indépendance du pouvoir civil ; ce sont des questions de démocratie et de gouvernement, étrangères au fond aux anciennes divisions de parti.

Le ministère le sait mieux que personne ; son embarras, en arrivant au pouvoir, son embarras sérieux a été de trouver dans ses principes, quelque chose qui le différenciât de nous dont on avait dit tant de mal au pays. Il n’a rien trouvé, et c'est parce qu'il a été dans l'impuissance de donner à l'opinion libérale des satisfactions réelles de principes qu'il a dû se résigner à lui donner, par les destitutions, des satisfactions personnelles. (Interruption.)

Les partis anciens, je le maintiens, c'est ma profonde conviction, n’ont (page 67) plus d'aliment, puisque le prétexte même qui leur avait donné une vie d'emprunt a disparu depuis votre avènement au pouvoir, depuis que la question de prépondérance politique a été tranchée pour vous.

Les questions catholiques et libérales vont faire place à d'autres questions plus actuelles et plus brûlantes ; à des questions sociales, agitées ici et autour de nous, questions qui nous diviseront bientôt en parti conservateur, voulant le progrès dans l'ordre et dans nos institutions, et en parti avancé, radical, voulant, à son insu peut-être, le progrès par la ruine de l'ordre et des institutions.

Voilà le terrain sur lequel, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, les partis iront se placer dans l'avenir.

Le ministère (et je le dis sincèrement) peut beaucoup pour hâter le moment où ce classement définitif des partis s'opérera ; nous pouvons beaucoup aussi nous-mêmes dans ce but ; l'un et l'autre nous serons responsables devant le pays des fautes destinées à compromettre ce résultat.

C'est parce que j'ai cette conviction profonde et consciencieuse, que je me refuse, malgré les provocations qui nous sont adressées, à opposer au ministère un vote d'hostilité prématurée. C'est à cause de cette conviction que je refuse mes efforts pour reconstituer des partis dont les luttes ne pourraient que jeter le pays dans des convulsions stériles, sans objet, sans résultat.

Plusieurs membres. - Très bien.

M. Dechamps. - J'ai dit à la chambre quels étaient les motifs de l'attitude d'attente et de réserve que nous avons prise. J'espère qu'elle voudra bien ne pas méconnaître ces intentions, et que M. le ministre de l'intérieur, dans la loyauté de qui j'ai confiance, voudra bien ne plus se méprendre sur les raisons de politique élevée et d'intérêt public qui dirigent notre conduite.

Je termine ici ce que je voulais dire dans la discussion générale. Il me reste à parler de l'incident de Rome ; à donner des explications très succinctes sur les considérations qui ont déterminé le gouvernement à nommer M. Vander Straeten. Je tiens surtout à justifier les intentions du gouvernement dans cette circonstance. Cependant je me sens fatigué ; je crois que je pourrai les donner d'une manière plus opportune à propos du paragraphe qui concerne cet objet.

M. de Haerne. - Je ne comptais prendre la parole dans cette discussion que pour motiver le vote que je croirai devoir émettre. Les discours que vous avez entendus dans les séances précédentes, le discours que vous venez d'entendre en dernier lieu doivent encore me confirmer dans cette détermination.

Je demanderai donc à la chambre un moment d'attention pour que j'explique brièvement les motifs que je crois pouvoir invoquer à l'appui de mon vote.

Je le déclare (et mes antécédents en font foi), je ne suis pas partisan en général des changements de cabinet ; je considère ces changements comme nuisibles en général sous plus d'un rapport ; d'abord parce que, dans l'état actuel des choses, dans la situation des opinions qui fractionnent le pays, ces changements amènent toujours une sorte de révolution politique ; ensuite parce que cela tend trop à entraver, à suspendre la marche active du gouvernement dans les intérêts les plus vifs, les plus précieux du pays.

C'est en partant de ce principe que dans les circonstances où nous nous sommes trouvés placés lors de la formation du ministère de Theux, j'ai cru devoir, par modération et pour éviter les inconvénients attachés au renversement d'un cabinet, me rallier au ministère précédent, tout en me réservant la liberté de mes votes et de mes opinions pour les actes futurs de ce même cabinet.

C'est en ce sens que tout en opinant pour la préférence à donner à un cabinet réunissant les éléments qui constituent les opinions prépondérantes du pays, j'ai cependant cru devoir donner les mains à un cabinet qui ne renfermait pas les deux éléments principaux, mais qui était fondé sur un élément exclusif. Lorsque j'ai appuyé par mon vote la composition du dernier cabinet, je me suis expliqué de la manière la plus nette.

J'ai dit que je ne l'envisageais pas comme un ministère normal mais seulement comme un ministère de situation ou de nécessité. Je me suis attiré à cette occasion des reproches, non seulement de la part de mes amis dans cette enceinte, mais encore des marques d'incrédulité de la part de certains membres qui siègent sur des bancs opposés aux nôtres.

Messieurs, le langage que j'ai tenu à cette époque, je le tiendrai encore aujourd'hui ; la conduite que j'ai cru devoir adopter alors, je l’adopterai encore dans cette circonstance. Je dis que j'accepte le cabinet actuel, que je l'appuierais ; que cependant, pour ce qui regarde le principe essentiel de sa composition, je ne puis pas l'envisager comme un cabinet normal et répondant à tous les besoins du pays.

Ces paroles ne doivent pas vous paraître suspectes. Elles ne sont que la répétition de celles que j'ai proférées dans cette enceinte lors de la constitution de l'ancien cabinet.

J'ajouterai que si j'avais à faire le parallèle, sous le rapport les principes constitutifs, entre le cabinet qu'on est convenu d'appeler exclusivement catholique, et le cabinet actuel qu'on appelle exclusivement libéral, je ne crains pas de le dire, s'il fallait choisir entre ces deux cabinets exclusifs, sans avoir égard aux actes et en ne considérant que la couleur des personnes, je donnerais la préférence au cabinet actuel, et voici pourquoi.

Messieurs, vous ne l'ignorez pas, les ministères ne sont pas éternels ; les ministères s'usent bien vite en Belgique ; la durée moyenne de leur vie ne va guère qu'à deux ans.

Un membre. - Et pour cause.

M. de Haerne. - On dit : Et pour cause ; mais je n'entre pas dans cette considération.

Un cabinet, quel qu'il soit, doit accumuler des griefs, doit commettre des fautes. Ces fautes sont souvent exagérées par l'opinion publique, et enfin le cabinet tombe sous la réprobation de l'opinion publique.

Je dis donc que, puisqu'un cabinet exclusif devait encore être constitué, je préfère, dans l'intérêt de mon opinion, que la responsabilité retombe sur une autre opinion que celle à laquelle j'appartiens. Cet aveu est franc, je pense, et je le fais pour dessiner nettement ma position.

Ce n'est pas l'égoïsme qui me fait parler ainsi, car, je le répète, je donnerai volontiers mon appui au ministère dans tous les actes par lesquels il pourra faire le bien du pays.

A cette occasion, je dois relever quelques paroles qui ont été proférées hier par M. le ministre de l'intérieur.

M. le ministre de l'intérieur, en parlant des exagérations auxquelles ou s'est livré à l'égard du cabinet actuel en dehors de cette enceinte, exagérations qu'il a blâmées avec raison, vous a dit que l'on a entendu pousser des cris de guerre contre ce ministère, que l'on a dit que ce ministère en voulait à la religion, qu'il en voulait aux institutions libre du pays, qu'il en voulait à l'Eglise.

Messieurs, si ces paroles ont été proférées soit dans des journaux soit d'une autre manière quelconque, je dois protester contre de telles exagérations. Mais il y a eu aussi quelquefois, on ne peut se le dissimuler, des exagérations en sens contraire, et lorsqu'on voit, dans des feuilles publiques, applaudir aux efforts qui ont lieu dans d'autres pays pour amener la ruine de ces institutions, pour amener la ruine de ces libertés qui nous sont si chères, n'est-il pas naturel que quelques personnes qui ne distinguent pas toujours entre les hommes, qui ne font pas la distinction des hommes qui sont au pouvoir d'avec ceux qui se trouvent en dehors de cette enceinte, que ces personnes, confondant les diverses nuances d’opinions, les mettent toutes sur le même rang, et croient que ces menaces partent d'un seul et même camp ?

Je dis donc, messieurs, que si des exagérations ont été commises de la part des catholiques, il y en a aussi qui ont été commises dans l'autre camp ; et je dois le dire, souvent c'est de ce dernier camp que sont parties les provocations.

Quoique je vienne d'avoir l'honneur de vous dire que j'appuie le ministère actuel, que je lui donnerai les mains pour tous les actes qu'il pourra poser en faveur des intérêts du pays, cependant je dois faire à cet égard mes réserves ; je n'abdique en rien ma liberté et mon indépendance. Je veux examiner les actes et, je dois le reconnaître, j'ai entendu avec plaisir de la bouche de M. le ministre de l'intérieur que la critique de ses actes non seulement il ne la craint pas, mais qu'il l'appelle en quelque sorte.

C'est, messieurs, de cette manière, quand en toute loyauté on discute les actes du gouvernement, qu'on peut, par des efforts communs, parvenir à réaliser la plus grande somme possible de bien-être pour le pays.

Messieurs, on a beaucoup parlé de l'affaire de Rome ; je tiens à en dire aussi quelques mots. Mais avant d'aborder la question au fond, je pense devoir en traiter une autre qui se rapporte, au moins aux yeux de certaines personnes, à celle-là : c'est la question de l'indépendance du pouvoir civil.

Messieurs, personne plus que moi n'admet cette indépendance. Je ne reviendrai pas sur tous les détails dans lesquels on est entré à ce sujet et qui ont déjà été traités à plusieurs reprises en sens contraire. Ce serait abuser de votre attention. Mais je dois dire à la chambre que j'admets cette indépendance comme un principe.

L'indépendance du pouvoir civil, l’indépendance de la nation, je l'envisage, non pas comme un principe aveugle et sauvage qui cherche seulement son appui dans la force matérielle, qui consiste à remettre à la force la décision des questions qui se rapportent à la justice éternelle, d'où il résulterait que deux peuples en guerre auraient également le droit pour eux. Mais je crois que cette indépendance est fondée sur la justice même, sur cette justice dont les principes ont été proclamés de tout temps, chez toutes les nations, même antérieurement au christianisme.

Telle est la base sur laquelle j'établis l'indépendance de la nation, l'indépendance du pouvoir civil. On appellera ce droit civil ou divin ; toujours est-il que, d'après la définition que j'en donne, il est indépendant du pouvoir religieux proprement dit, comme celui-ci, d'après sa nature dans les limites de son ressort, est indépendant du premier.

Les détails sont inutiles, je crois, après une telle déclaration.

D'ailleurs ils ont été fournis à suffisance, comme je viens de le dire, et mes paroles n'ajouteraient rien à ce qui a été dit.

Messieurs, s'il faut maintenant examiner ce qu'on est convenu d'appeler l'incident de Rome, au point du vue du projet d'adresse qui nous est soumis, je dois vous le dire, il y a dans ce projet certaines phrases qu'il me paraît assez difficile d'admettre. Cependant je désire les admettre, parce que je veux, dans cette circonstance, prouver que j'applique les principes que je viens de proclamer.

Il y est dit, messieurs, que la complication survenue avec la cour de (page 68) Rome ne peut être attribuée au gouvernement. Je n'entre pas ici dans la question de savoir si la nomination primitive, qui a été faite par le cabinet précédent, était heureuse, oui ou non ; mais la question, messieurs est selon de savoir si, après cette nomination, le ministère n'aurait pas pu éviter les embarras dans lesquels il est tombé.

Or messieurs, M. le ministre des affaires étrangères veut reconnaître qu'en adoptant le paragraphe relatif à l'incident de Rome je ne reconnais pas nécessairement qu'il n'a pas pu éviter cet inconvénient, alors je suis prêt à voter pour le paragraphe. Je ne veux pas dire que telle doit être son opinion à lui ; je laisse son opinion libre, mais je demande seulement si, dans sa manière de voir, le paragraphe du projet d'adresse à cette portée qu'il lui a été impossible d'éviter les embarras dont il s'agit. Je crois, pour ma part, qu'il aurait pu éviter ces embarras ensuivant les usages généralement admis en diplomatie et je l'aurais désiré de tout mon cœur.

Après cela, messieurs, si j'analyse la deuxième phrase du même paragraphe, je reconnais que ce fait regrettable ayant été posé, le gouvernement ne pouvait plus prendre d'autre résolution que celle qu'il a prise, c'est à-dire de garder une attitude expectante, tout en faisant, d'un autre côté, ce qui est possible pour rentrer dans la voie normale et faire cesser cette rupture infiniment regrettable.

Voilà, messieurs, dans quel sens j'entends cette question, voilà dans quel sens je pourrais me rallier au paragraphe de l'adresse. Si le ministère n'adopte pas ma manière de voir à cet égard, je ne dis pas que je voterai contre le paragraphe, car, je le répète, je n'aimerais pas de le rejeter formellement pour le motif que j'ai allégué ; mais je me trouverai obligé de suspendre mon vote, de m'abstenir.

On a mêlé, messieurs, à cette question, un nom fort respectable et fort respecté dans le pays. Je ne crois pas que le gouvernement doive être responsable de toutes les fautes qui ont été commises dans cette malheureuse affaire, dans laquelle des personnes inconnues jusqu'ici sont probablement intervenues pour tout gâter ; mais mon intention n'est pas non plus d'en faire retomber la responsabilité sur le Saint-Siège. Je ne crois pas, messieurs, que le grand pontife qui gouverne aujourd'hui l'Eglise, ce pontife auquel tout l'univers applaudit pour les grandes choses qu'il a accomplies et qu'il promet d'accomplir encore, je ne crois pas que ce pontife, qui a excité l'admiration partout, puisse avoir été mu par une considération d'un ordre si inférieur que celle d'opinions politiques que l'on pourrait attribuer à une personne d'ailleurs aussi respectable que M. Leclercq.

Non, messieurs, les opinions que l'on connaît à ce grand pape, opinions que j'ai eu le bonheur d'apprécier, je dois le dire, dans l'intimité, ces opinions sont trop larges, trop véritablement libérales, les sentiments de l'illustre pontife sont trop élevés pour que l'on puisse admettre une pareille supposition. L'immortel Pie IX, s'il avait été bien informé, n'aurait pas pu faire d'une question purement diplomatique une question publique pleine de dangers pour les catholiques beiges auxquels il porte un si vif intérêt.

Il est certain, messieurs, que les grands événements qui se sont passés à Rome, événements qui auront pour le reste du monde des conséquences plus grandes, plus étendues qu'on ne le pense peut-être, ne sont point indifférents pour la Belgique au point de vue véritablement libéral et au point de vue religieux. Quelle est la cause fondamentale de la lutte qui a éclaté depuis longtemps entre les catholiques, d'une part, et les libéraux, de l'autre ?

Cette lutte, messieurs, a son origine au XVIème siècle. Alors on s'est levé au nom de la liberté, mais on a rendu cette liberté menteuse et on a forcé les catholiques à se réfugier dans les bras du pouvoir ; alors insensiblement, dans un grand nombre de pays, mais moins dans le nôtre qu'ailleurs, les catholiques se sont habitués en quelque sorte à l'esclavage et il a fallu des révolutions pour briser leurs chaînes, pour les détacher du char du pouvoir auquel on les avait forcés de s'enchaîner. Cet état de choses a duré pendant des siècles. Il a fallu de grands événements pour changer le monde politique sous ce rapport.

Vous avez eu, messieurs, l'émancipation des catholiques en Angleterre, et la révolution de 1830 en France, révolution qui s'est annoncée toute différente de la révolution de 93. Ce sont ces grands événements qui, joints à d'autres, ont amené sur le trône pontifical un homme tout providentiel qui devait comprendre les nécessités du siècle, les besoins de l'époque et faire passer ses sentiments généreux, ses idées vraiment libérales dans l'âme des catholiques du monde entier.

Lorsqu'on voit cette position prise par le Saint-Siège, il est de l'intérêt de toutes les nations, des nations catholiques, surtout des nations qui aiment la liberté et la religion, de s'unir aussi étroitement que possible à une telle cour, à un tel souverain.

Voilà, messieurs, pourquoi je désire de tout mon cœur que l'on fasse tous les efforts possibles pour amener la cessation de l'état de choses actuel qui est vraiment déplorable.

Il y a d'autres raisons encore, messieurs. qui doivent appeler toute l'attention du gouvernement sur ce point ; ce sont des raisons d'intérêt matériel ; car nous n'ignorons pas que ce grand pape embrasse tous les intérêts à la fois, et que dans ce moment, il est question d'une union douanière, entre les Etats de l'Eglise, la Toscane et la Sardaigne. Cette union douanière entraînera sans aucun doute les petits Etats de l'Italie, et Naples sera peut-être aussi forcé de s'y joindre. Eh bien, qui se trouvera à la tête de cette union douanière ? C'est évidemment celui que les Italiens ont désigné depuis longtemps comme le chef du mouvement dans lequel ce peuple vient d'entrer.

Vous voyez donc, messieurs, qu'il est de l'intérêt de la Belgique de ne pas se séparer de cette cour. Les Anglais l'ont compris, et malgré les dissentiments politiques et religieux qui existent depuis des siècles entre cette nation et la cour de Rome, malgré le dissentiment qui s'est encore élevé, il n’y a pas longtemps, entre le gouvernement anglais et le Saint-Siège, au sujet de la question de l’enseignement en Irlande, malgré tout cela, que fait l’Angleterre ? Elle envoie un ambassadeur, à titre officieux, à la cour de Rome. Messieurs, sans aucun doute, l’Angleterre a eu comme toujours un intérêt matériel en vue, mais la Belgique a aussi un semblable intérêt, que je ne voudrais pas qu'elle négligeât. [

Me sera-t-il permis de élire un mot sur la question des Flandres qui a été soulevée et traitée hier avec quelque étendue par M. le ministre de l'intérieur ?

Je dois d'abord repousser une imputation qu'on nous a faite depuis assez longtemps et que M. le ministre de l'intérieur a eu l'air de répéter hier : à savoir que lorsque nous parlons de la situation des Flandres, nous tombons souvent dans l'exagération. J'admets que dans les journaux on donne parfois des détails peu exacts. Mais il y a cependant ici un autre écueil à craindre, c'est qu'on dise trop peu, qu'on ne tronque en quelque sorte la vérité. Je ne veux pas attribuer de semblables intentions au gouvernement ; mais je l'avertis, et je souhaite qu'il ne tombe pas dans l'excès contraire à celui qu'on signale et auquel bien des gens le pousseront dans un intérêt qui n'est pas celui des Flandres et qui ne peut être par conséquent le véritable intérêt du pays.

Ce que j'aurai l'honneur de dire ici, ne doit pas paraître dicté par un désir d'opposition au ministère actuel ; plus d'une fois sur cette question, j'ai fait de l'opposition à différents ministères précédents. Dans la dernière session, j'ai fait une interpellation formelle à M. le ministre de l'intérieur sur la situation des Flandres. Cette interpellation, qui n'était dictée que par le désir d’être utile à mes malheureux compatriotes, a été taxée aussi d’exagérée ; on l’a considérée comme une espèce de provocation de ma part contre le ministère d’alors ; elle m’a valu le blâme de quelques membres qui siégeaient de ce côté de la chambre ; elle m'a valu un blâme plus sévère encore de la part de certains journaux. Je rappelle cette circonstance, pour que la chambre comprenne que quand je parle de la question des Flandres, il n'y a rien de personnel à l'égard du ministère actuel.

Eh bien, dans la circonstance que je viens de rappeler, j'ai exposé la situation des Flandres ; j'ai fait voir par des chiffres que, dans la plupart des communes où l'on s'adonne à l'industrie linière, la mortalité a été excessive, et qu'elle ne peut être attribuée qu'à la misère ; en comparant les villages où l'on file le lin à ceux où l'on ne le file pas, j'ai fait voir que le nombre des décès était au moins double de celui des naissances ; et pour prouver alors que je ne mettais aucune exagération dans mes paroles, j'ai dit qu'il y a des villages limitrophes des cantons liniers, où l'on ne s'adonne pas à l'industrie linière, et qui sont, sinon dans une situation prospère, mais au moins dans un état normal, et j'ai ajouté que dans ces endroits la population reste stationnaire, preuve que la grande mortalité qui existe dans les autres communes doit être uniquement attribuée à la décadence de l'industrie et, par suite, à la misère.

J'ai appris avec beaucoup de satisfaction que M. le ministre de l'intérieur s'occupe activement de la question des Flandres, qu'il l'étudie sous toutes ses faces, qu'il se propose de nous présenter des mesures qui auront un résultat réel...

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je l'espère.

M. de Haerne. - Mais je dois dire, et je répète encore ici que je n'agis pas par esprit d'opposition, mais dans l'intérêt de mes commettants ; je dois dire que j'aurais désiré quelque chose de plus dans la déclaration de M. le ministre de l'intérieur ; j'aurais désiré que, dans l'intervalle qui s'est écoulé déjà depuis la constitution du ministère actuel, il eût pu nous proposer quelques mesures plus efficaces que celles qu'il nous a proposées hier....

M. le ministre de l’intérieur (M. Rogier). - Je n'ai rien proposé hier.

M. de Haerne. – Je ne conteste pas l'utilité des mesures qui ont été, sinon proposées, du moins indiquées par M. le ministre de l'intérieur ; mais cette utilité est bien faible, en comparaison du paupérisme qui désole les campagnes. J'aurais voulu par exemple que M. le ministre nous eût fait connaître le système de subsides qui sera adopté pour les Flandres et auquel il est fait allusion dans le projet d'adresse. Je l'aurais voulu d'autant plus que sur le subside de 300,000 fr. voté l'année dernière en faveur de l'industrie linière, l'arrondissement que j'ai l'honneur de représenter n'a encore rien touché. J'aurais voulu qu'il proposai aussi quelques mesures industrielles, des mesures, par exemple, analogues à celles dont il a déjà été mention plusieurs fois dans les journaux ; mesures tendant à accorder l'exemption des droits d'entrée sur les fils de lin venant d'Angleterre, pour autant que ces fils servent à la fabrication des toiles et que les toiles s'exportent sur les marchés extérieurs, à l'exclusion du marché français.

Quoi qu'il en soit, je déclare que j'ai cependant confiance dans les mesures que M. le ministre de l'intérieur se propose de nous présenter plus tard ; il a fait de la question des Flandres la grande affaire du moment, il a déclaré que les Flandres doivent être sauvées à tout prix. Il est impossible après cela qu'il abandonne ces malheureuses provinces. Mais je désire qu'il ne tarde pas à nous soumettre ses projets le plus tôt possible, car il y a grand péril en la demeure.

M'est-il permis de dire un mot, en passant, sur le comité qui a été constitué pour les Flandres ?

(page 69) Je ne disconviens pas que ce comité ne soit composé de personnes fort honorables, dont la plupart sont très versées dans les questions qui se rattachent à la situation des Flandres ; mais je ferai remarquer que sur sept membres, la Flandre occidentale n'en compte que deux dans le comité ; je crois que si M. le ministre complétait la commission, au moyen de quelques fabricants de toiles, par exemple, qui sont particulièrement versés dans la matière, et qui ne manquent pas dans la Flandre occidentale, M. le ministre de l'intérieur ferait une chose extrêmement utile dans l'intérêt des Flandres.

Mais, je le répète, il faut qu'on se hâte ; si l'on ne se hâte pas, il n'y aura plus qu'un remède ; ce remède que la dépopulation croissante des malheureuses Flandres annonce ; ce remède qui fait frémir quand on y pense ; ce remède sera la mort ! non pas, si l’on veut, une mort causée littéralement par la faim, mais une mort lente causée par des privations inouïes, par une indicible misère.

Après avoir traité la question des Flandres, il me reste encore un mot à dire sur quelques projets à présenter et sur quelques actes posés par le ministère.

La question du jury d'examen a été traitée à plusieurs reprises déjà dans cette discussion. Cette question, messieurs, nous l'aborderons plus tard.

Je tiendrai seulement à rappeler à cet égard à la chambre qu'il y a ici un intérêt supérieur à celui de l'Etat, supérieur à celui d'opinions qui se sont manifestées si vivement dans celle matière, c'est l'intérêt des bonnes études qui, selon moi, exige que le jury s'identifie en quelque sorte avec les diverses universités et non pas qu'il transforme ces institutions en un seul et même corps sous le niveau d'un système unique. C'est le but de la proposition que j'ai eu l'honneur de soumettre à la chambre il y a quatre ans, et à laquelle j'adhérerai jusqu'à ce qu'on me prouve qu'elle n'est pas admissible.

Quant aux destitutions préventives, je ne puis les approuver. M. le ministre de l'intérieur a parlé hier du ce qu'il appelle les destitutions faites par les collèges électoraux et auxquelles il a assimilé les destitutions administratives. Je dois dire que quant aux premières il s'agissait d'opinions politiques, tandis que dans les destituions de fonctionnaires, ce motif ne pouvait être invoqué si l'on ne veut s'exposer à voir bouleverser, à chaque changement de ministère, toute l'administration et par conséquent à la désorganiser, à l'annuler.

L'honorable ministre de l'intérieur, pour justifier les destitutions qu'il a opérées, a cité un exemple que je dois relever.

Il a parlé des destitutions faites par le pape Pie IX. Faites attention que si le pape a destitué à son avènement quelques personnages haut placés, c'étaient ou des ministres, et nous admettons que les ministres anciens devaient se retirer, ou bien c'étaient des personnages qui déjà lui avaient fait opposition.

Il y a donc une différence totale entre les destitutions faites à Rome et celles qui ont eu lieu en Belgique. J'ajouterai qu'à Rome les destitués ont été généralement pourvus d'autres places, d'autres honneurs.

J'articule en toute liberté les faits dont je viens de parler à charge du ministère pour répondre à l'appel que vous a fait M. le ministre de l'intérieur quand il a dit qu'il demandait une opposition franche et non systématique. Une telle opposition ne sera jamais la mienne, mais comme j'ai fait de l'opposition à certains actes sous le ministère précédent, je serai dans mon droit et j'exercerai un devoir en faisant sous le cabinet actuel de l'opposition à des actes que je trouverais contraires à ma manière de voir et à ma conscience. Cela n'empêche pas que j'accorde ma confiance au ministère, je lui accorde cette confiante qu'on a déjà définie à plusieurs reprises ; on a dit que ce n'était ni une confiance aveugle, ni une confiance illimitée.

Elle n'est pas aveugle en ce sens qu'elle ne sanctionne pas des actes qui ne sont pas encore connus ; elle n'est pas illimitée en ce sens qu'elle ne doit pas approuver tous les actes posés. Dans ces limites, je donne mon concours au cabinet.

Quant à cette confiance sympathique dont on a parlé également, je ne puis l'accorder à tous les membres du cabinet, je ne les connais pas tous ; je ne suis pas sans sympathie personnelle pour divers de ses membres : °honorable ministre des finances m'a toujours inspiré une confiance particulière.

Je n'ai pas l'honneur de connaître tous les autres membres du cabinet aussi bien, mais M. Rogier, qui me fait l'honneur de m'interpeller, je pense, sur ce point, je le connais, et je vais répondre d'une manière toute spéciale à son interpellation : Je dois vous rappeler une circonstance qui s'est présentée il y a quelques années, s'est quand il s'est agi de voter des pensions ministérielles. Je ne pouvais pas accepter cette mesure quant aux pensions à accorder à tous les ministres passés et futurs, parce que je craignais que cela ne fût dangereux et trop onéreux pour le pays ; mais admettant le principe de la loi anglaise dans la matière, j'ai dit dans cette enceinte que je voulais bien accorder ces pensions à des membres du cabinet passés, parce que je reconnaissais les grands services rendus par ces membres, et parmi eux je comptais l'honorable M. Rogier.

J'applaudissais de tout cœur, comme j'applaudis encore aujourd'hui, aux services qu'il a rendus au pays en contribuant à constituer la nationalité belge ; j'applaudissais encore de tout cœur aux services qu'il a rendus par l'établissement de nos chemins de fer. Par ces motifs et d'autres encore, j'accordai à cette époque un témoignage de gratitude nationale à l'honorable M. Rogier, et je lui dis aujourd'hui : Si vous êtes encore tel que vous étiez, vous avez encore toutes mes sympathies ; et quel que vous soyez, vos services sont toujours là, et m'inspirent une vraie confiance pour ceux que vous pourrez rendre encore. Je le déclare je ne ferai jamais d'opposition systématique à votre gouvernement ; seulement, quand vous poserez des actes que je ne croirai pas pouvoir approuver, je les reposerai, mais sans pour cela me mettre en hostilité avec les personnes.

M. le ministre des affaires étrangères (M. d’Hoffschmidt). - Pour répondre à l'impatience de la chambre d'entendre le célèbre orateur auquel M. le président vient d'accorder la parole, je serai très bref.

Je me proposais d'attendre les explications de l'honorable M. Dechamps sur l'incident diplomatique survenu avec la cour de Rome, pour répondre à plusieurs orateurs ; mais le dernier que nous venons d'entendre m'a demandé des explications dont dépendra son vote sur le sens du paragraphe contenu dans le projet d'adresse.

L'honorable M. de Haerne me demande si j'aurais pu éviter l'embarras diplomatique dont il s'agit ; ma réponse sera très simple. Je suis profondément convaincu que le gouvernement a agi dans toute cette affaire comme l'exigeaient tout à la fois et les usages diplomatiques et sa dignité, et qu'il n'aurait pas pu agir autrement.

En effet, quelle conduite a tenue le gouvernement ? D'abord à l'arrivée du ministère au pouvoir, il était dans son droit de choisir, pour le poste diplomatique de Rome, l'homme qui convenait le mieux à sa politique, à ses intentions. C'est un droit que l'honorable préopinant ne contestera pas sans doute. Quant à la substitution faite, on doit reconnaître, sans vouloir rien ôter au mérite du comte Vanderstraeten-Ponthoz, que cette substitution était dans l'intérêt du pays et ne pouvait pas nous faire présumer des difficultés avec une cour étrangère. L'approbation donnée sur ces bancs et par les organes de l'opinion catholique dans la presse au choix du gouvernement est une preuve suffisante que nous ne devions pas supposer l'embarras diplomatique qui est survenu.

Maintenant dans toute la conduite de cette affaire, est-ce que les explications que j'ai eu l'honneur de donner à la chambre n'ont pas démontré à l'honorable abbé de Haerne que tous les égards qu'on doit à une cour étrangère, à une cour amie, comme la cour de Rome, ont été parfaitement observés ?

Je pense qu'on ne prétendra plus qu'il y ait eu inobservance des usages diplomatiques ; à cet égard nous avons été plus loin. Nous avons mis plus d'empressement que ne le font la plupart des gouvernements européens ; nous avons été plus scrupuleux observateurs des formes que le cabinet précédent dans la notification préalable des nominations diplomatiques.

En effet, dès le jour même de notre arrivée aux affaires, nous nous sommes empressés d'aller près du chef de la légation de Rome, faire la notification du choix qui venait d'être arrêté. Indépendamment de cette notification, la plus conforme aux usages, nous nous sommes empressés d'informer notre chargé d'affaires à Rome du choix du gouvernement, en l'invitant à en donner connaissance au cardinal secrétaire d'Etat.

Dans d'autres circonstances, que je pourrais faire connaître si je voulais m'étendre d'avantage sur ce sujet, on n'a pas été aussi scrupuleux observateur des usages diplomatiques vis-à-vis de la cour de Rome. Je pourrais citer plusieurs exemples pour prouver que nos prédécesseurs n'allaient pas aussi loin, ne montraient pas toujours autant de ponctualité que nous.

Devions-nous faire davantage ? Etait-il de la dignité du gouvernement de recourir à des moyens extraordinaires vis-à-vis de la cour de Rome pour lui faire agréer la nomination d'un homme comme M. Leclercq ? Je ne le crois pas.

Ensuite, vous connaissez les termes du refus d'agréation qui nous a été notifié ; en présence de ces termes si absolus, nous ne pouvions prendre une autre attitude que celle que nous avons prise ; je pense que l'honorable M. de Haerne en est lui-même convenu.

Ainsi, dans toute cette affaire il n'y a rien à reprocher au gouvernement ; il s'est conduit comme il devait le faire ; si un embarras regrettable a surgi, embarras que nous régi étions autant que personne, on ne peut nous en faire le moindre reproche ; nous ne l'avons point provoqué.

Je dirai maintenant quelques mots à un orateur qui a parlé à la séance d'hier, à l'honorable M. de Mérode.

Il n'attribue pas la non-agréation aux motifs indiqués dans la phrase qui nous a été notifiée, mais à la substitution de M. Leclercq à M. le comte Vander Straeten.

Je ne pense pas que nous puissions rechercher les causes de la non-agréation ailleurs que dans les termes mêmes sur lesquels le refus est motivé. Mais s'il était reconnu qu'elle a été provoquée par la nomination de M. Leclercq en remplacement de M. le comte Vander Straeten, nous ne devrions pas en supporter la responsabilité. En effet, la responsabilité devrait retomber nécessairement sur la première nomination qu'on a généralement reconnue comme inopportune, comme tardive. Mais il m'est impossible d'admettre que ce serait là la véritable cause de la non-agréation. En effet, je ne puis penser qu'une cour éclairée prétende trouver un motif de refuser un agent diplomatique dans ce que le gouvernement qui le lui envoie, a cru devoir nommer un homme qui n'est point de la même couleur politique que son prédécesseur. Ce serait une véritable intervention dans nos affaires intérieures, dans nos questions de partis, intervention que nous ne pouvons admettre et qui n'a jamais été admise en pareille matière par aucun gouvernement.

(page 70) Voilà, messieurs, ce que l'honorable de Mérode m’a mis dans l’obligation de lui répondre. Je veux, du reste, mettre dans tout ce que je dis à cet égard toute la réserve imaginable ; je n’entends nullement envenimer cette question ; l'honorable M. de Mérode prétend que l'on n'avait pas demandé l'agréation préalable. Ici je devrais croire que l'honorable membre n'a réellement pas entendu ou qu'il n'a pas fait attention aux explications que j'ai eu l'honneur de vous présenter. Toutes ces explications démontrent que l'on avait réellement demandé l'agréation préalable, d'après les usages diplomatiques admis en Belgique et dans la plupart des pays étrangers.

Messieurs, le ministère précédent, lorsqu'il a nommé le prince de Chimay à l'ambassade de Rome, n'a pas été, à beaucoup près, aussi loin que nous.

L'arrêté de nomination du prince de Chimay a été soumis au Roi le 30 juillet 1846. Le 1er août, on a écrit à notre chargé d'affaires à Rome pour qu'il fît la notification. Le 3 août, l'arrêté de nomination a été signé, et le 6 août on a envoyé au prince de Chimay ses lettres de créance. Ainsi il y avait impossibilité à ce qu'on eût reçu une réponse de Rome.

Voilà, messieurs, ce qui s'est passé l'année dernière pour une nomination qui concernait aussi la cour de Rome. Je crois qu'après cela on n'est nullement en droit de venir nous reprocher de ne pas avoir observé rigoureusement les usages diplomatiques, et de ne pas avoir demandé l'agréation préalable. Nous avons au contraire attendu la réponse de Rome. Ainsi nous avons mis toute la modération, toutes les convenances possibles dans la conduite que nous avons tenue à cet égard.

Messieurs, pour le moment, je n'en dirai pas davantage. Je reviendrai sur ce sujet, s'il est nécessaire, lorsque d'autres orateurs auront pris la parole, lorsque nous en serons arrivés aux paragraphes qui y sont relatifs dans le projet d'adresse.

M. Van Huffel. - Messieurs, je demande pardon à la chambre si, à peine arrivé dans cette enceinte, si imparfaitement initie encore aux usages parlementaires, je me hâte de prendre part à des débats que mon inexpérience, ma réserve habituelle et les lois de la prudence semblaient m'ordonner de suivre et de méditer en silence.

Mais dans les circonstances tout à fait exceptionnelles où se trouvent en ce moment et le pouvoir et la chambre elle-même, il ne m'est pas permis de tarder davantage de m'expliquer sur la politique annoncée et suivie par le nouveau cabinet. Il ne m'est pas permis de ne pas faire connaître ma manière de voir autrement et plus explicitement que par un vote souvent ambigu, vous l'avez entendu hier, et dont, au commencement d'une session, il est difficile parfois de calculer la portée.

Il importe, ainsi qu'un de mes honorables collègues l'a fait remarquer, il importe, en présence de tant d'hommes nouveaux et encore inconnus peut-être, dont se compose cette assemblée et qui vont, je le pense, imprimer à ses délibérations des tendances nouvelles, il importé que chacun de nous se classe, se dessine avec netteté, avec franchise. Il importe que l'on sache, à ne pas s'y méprendre, dans quelle voie et jusqu'où chacun de nous est disposé à suivre le pouvoir, afin qu'alors que le terrain brûle sous nos pas, alors que chaque jour de perdu serait une calamité peut-être pour le pays, afin que nous évitions au gouvernement ces essais infructueux, ces tentatives timides d'un pouvoir agissant au hasard dans la chambre, sans cette certitude qui fait une partie de sa force, sans cette certitude, sans ces convictions sur nos dispositions, sur le point de savoir jusqu'où il peut compter sur notre appui, jusqu'où va le concours et où l'opposition commence.

Hâtons-nous donc aussi, ainsi qu'après bien des hésitations la minorité l'a fait dans ces dernières séances, hâtons-nous de prendre position envers lui, ainsi que lui-même a pris loyalement position envers nous.

Dans le programme qui a inauguré son avènement, le pouvoir vous a dit ce qu'il était, ce qu'il se proposait de faire, il a pris des engagements ; il a posé des actes. Il vous a dit quels étaient dès à présent, quels seraient ses titres à notre confiance, ses titres à notre loyal concours.

Ces engagements ont-ils répondu aux exigences de la situation ? Ont-ils répondu à la juste attente du pays ?

Messieurs, issu de la lutte du 8 juin, expression nécessaire des principes que cette lutte a fait triompher, sa mission incontestable, et il nous en a fait la déclaration par l'organe de l’un de ses membres les plus éloquents, sa mission la plus incontestable parmi nous, c'était d'introduire, c'était d'installer au pouvoir ces principes qui, avec tant d’éclat, avec une si irrésistible énergie, venaient de manifester leur prépondérance sur le pays.

Mais ces principes, quels étaient-ils ? Car, dans la séance d'hier encore, on a tâché de jeter du doute sur ce haut point politique. On a parlé de malentendu, on a parlé de non-sens, on a parlé de circonstances temporaires. Ces principes donc, quels étaient-ils ? Quel était ce puissant mobile, qui est venu chez nous, dans les Flandres, remuer si profondément les masses électorales, et qui a donné à cette lutte du 8 juin une énergie jusqu'alors inconnue ? Quel était le caractère de cette lutte ? Pourquoi a-t-on vu succomber ces hommes qui précédaient au pouvoir ceux que nous y voyons aujourd'hui ?

Messieurs, je l'avouerai, diverses causes ont pu contribuer à ce résultat. Je ne soutiens pas que tous les électeurs qui sont venus concourir, qui sont venus apporter leur contingent, je ne prétends pas que tous aient également obéi à l'impulsion d'un même mobile ; que tous aient également obéi au ressentiment d'un même grief. Il y a eu là, comme toujours, cette coalition naturelle, cette coalition légitime, d'ailleurs, de tous les intérêts qui se prétendaient froissés, de tous les droits qui se prétendaient méconnus. Mais au milieu de tous ces griefs distincts et partiels, qui ne sont venus qu'apporter leur appoint au grief culminant, parmi tous ces griefs qui, nés de causes locales ou individuelles, allaient se restraignent à quelques individus, à quelques localités, et qui par eux seuls seraient restés sans écho, seraient restés sans portée, sans jamais rien pouvoir ni sur les tendances, ni sur la marche, ni sur le sort du gouvernement ; au milieu de tous ces griefs partiels, une préoccupation puissante, universelle, que l'on retrouvait partout, qui donnait sa couleur, qui imprimait son caractère à tous les détails de la lutte, une préoccupation, que tous invoquaient, que tous proclamaient hautement, une préoccupation ardente et passionnée dominait partout le débat. Partout, ce qu'un homme voulait, ce qu'un homme se proposait comme le premier but de ses efforts, comme le plus beau prix de la victoire, c'était (et je le dis sans aigreur), c'était l'affranchissement du pouvoir civil, c’était son indépendance entière et réelle. Partout ce que l'on voulait c'était que, dans son action, que dans ses tendances, il n'obéit à l'influence d'aucun pouvoir qui n'était pas reconnu par les lois du pays. Partout ce que l'on voulait, c'est qu'il n'obéit à aucune impulsion, que la loi n'avait pas consacrée. Ce que l'on voulait, c'est qu'il sût maintenir, au milieu de toutes les sectes religieuses et politiques, qu'il sût maintenir son impartialité, son impassibilité, sans devenir pour aucune d'elles ni un moyen, ni un instrument de propagande, puisque la loi, la loi dont il émane, la loi dont il est la manifestation vivante, a voulu rester éternellement étrangère et à leur action, et à leurs intérêts, et à leurs tendances.

Je n'entends pas examiner ici jusqu'où, dans le passé, on a satisfait à ces exigences de l'opinion publique. Je n'entends pas examiner ce qui fut, mais j'entends constater ce qui est. J'entends donner au mouvement du 8 juin sa signification véritable. J'entends vous dire ce que voulaient ces majorités électorales qui, comme expression de leur volonté, nous ont envoyés au milieu de nous.

Il est certes bien loin de ma pensée de vouloir ici raviver des querelles, à mes yeux, à jamais déplorables, qui n'ont abouti qu'à semer l'aigreur et la défiance dans les esprits, qui n'ont abouti qu'à user, dans des débats que je serais heureux de ne pouvoir appeler que stériles, d'user dans ces débats des forces vives, les talents les plus précieux, des hommes les plus éminents. Tant de richesses intellectuelles, tant de forces perdues, par les uns pour conquérir un pouvoir nécessairement éphémère, puisqu'il était repoussé par l'esprit de nos lois, puisqu'il était repoussé par l'opinion publique ; par les autres, pour disputer pied à pied ce terrain constitutionnel, que jamais il n'aurait fallu nous obliger de défendre ! Tant de richesses, tant de forces perdues, alors que, unis dans un but également patriotique pour vous comme pour nous, il eût été si facile, il eût été si glorieux d'utiliser au développement de nos institutions, au développement de nos ressources nationales, et cela sans abandonner les discussions nécessaires entre l'esprit de résistance et l'esprit de progrès, qu'il eût été si facile d'utiliser au bien-être national tous ces efforts que nous avons perdus à nous combattre pour, en définitive, rester stationnaires, que dis-je ? pour reculer peut-être, alors que, tout marchait autour de nous !

Mon intention n'est pas de raviver ici ces querelles, de passionner ce débat, de raviver ces passions que j'espérais à jamais éteintes et que la dernière discussion nous a montré malheureusement n'être qu'assoupies ; mais puisqu'il s'agit ici d'apprécier la politique annoncée par le pouvoir, puisqu'il s'agit de s'assurer si cette politique répond aux besoins que le mouvement du 8 juin a manifestés, répond au principe que cette journée a eu pour but de consacrer ; puisqu'il s'agit de savoir si nous, issus de ce mouvement mémorable, si nous, défenseurs naturels de ce principe, si nous pourrons prêter notre concours aux actes de cette politique ; il a bien fallu, une fois, expliquer avec une entière franchise, sans crainte comme sans intention de blesser les légitimes susceptibilités de qui que ce soit, mais enfin toujours sans réticences, sans détours, quelle avait été la véritable portée de ce mouvement du 8 juin, pourquoi l'on y a vu déplacer le pouvoir sous l'action légale de la volonté du pays, et quelles sont dès lors les conditions d'existence qu'il a voulu imposer aux nouveaux dépositaires du pouvoir, conditions d'existence que nous sommes décidés, nous, à maintenir.

Et pour entretenir de funestes espérances, qui ne se réaliseront point, on voudrait vainement se faire illusion sur ce qu'il y avait de conviction froidement raisonnée dans cet acte où tous ont voulu concourir ; on voudrait vainement se faire illusion sur ce qu'avait de significatif cet acte imposant, cet acte posé dans nos Flandres ; on chercherait vainement à n’y reconnaître qu'un de ces effets des effervescences irréfléchies, momentanées, qui s'emparent quelquefois des masses populaires sur un mot, sur une calomnie, sur un malentendu, sur un non-sens, sur un vague et puéril désir de changement ; car c'est là ce qui se trouve au fond de votre pensée, c'est là la base de vos espérances. Eh bien non, ces fièvres d'un jour, ces engagements factices, sans cause comme sans durée, ces engouements ne vont pas à nos mœurs, ne vont pas à notre caractère.

Les populations flamandes, vous le savez, les populations flamandes, sérieuses, réfléchies, lentes à s'émouvoir, lentes surtout à se lancer dans l'arène politique, les populations flamandes ne sont pas celles qui changent leurs institutions, qui renversent le pouvoir parce qu'elles s'ennuient. (Applaudissements.)

(page 71) M. le président. - Je dois avertir le public qu'il est impossible de tolérer des signes d'approbation ou d'improbation, n'importe pour qui. Le règlement sera sévèrement exécuté.

M. Van Huffel. - Lorsqu'on voit nos populations, comme on les a vues au 8 juin, lorsqu'on les voit s'ébranler en masses compactes, avec tant d'énergie, tant de ténacité, pour faire triompher un but si éloigné des préoccupations ordinaires de leur vie, c'est qu'une pensée profonde, opiniâtre, est venue s'emparer de leur esprit, est venue dominer toute autre pensée ; c'est qu'un intérêt immense, un intérêt tout-puissant, absorbant tout ce qui n'est pas lui, est venu diriger invinciblement vers ce but unique toutes les forces de leur volonté, toutes les aspirations de leur âme. Eh bien, ce but unique est sorti victorieux de la lutte. Et avant le ministère, le pays, au 8 juin, a proclamé l'indépendance du pouvoir ; avant le ministère, le pays, au 8 juin, est venu déclarer à tous que l'Etat était laïque, que l'Etat, s'il protégeait le culte comme un besoin social, ne subissait pas au moins son influence comme un pouvoir, qu'au moins il ne se rendait pas le propagateur de ses doctrines ni le promoteur de son autorité.

En inscrivant donc en tête de son programme cet axiome constitutionnel que le corps électoral venait de faire revivre et de reconquérir, le ministère n'a fait qu'obéir à une première loi, à la loi de son existence ; le ministère n'a fait qu'obéir à ce qui était un devoir pour lui, car c'est à ce principe qu'il doit le pouvoir dont il est aujourd'hui investi, c'est pour l'appliquer, c'est pour le maintenir, qu'il siège dans les conseils de la Couronne. C'est pour ce principe que nous avons combattu, c'est pour ce principe que nous, des Flandres, nous avons triomphé ! C'est à ce principe et à ce principe seul que nous avons sacrifié ceux qui ont succombé. C'est contre ce principe que viendront se briser dans l'avenir, dans l'avenir, retenez-le bien, comme par le passé, tous ceux qui tenteraient encore ou de le méconnaître ou de l'éluder ; car, qu'on ne s'y trompe pas, qu'avait-on à se reprocher à ceux qui, au jour de cette grande épreuve électorale, ont vu se séparer d'eux et l'appui et la faveur populaires ?

Avaient-ils manqué de zèle ou de talent dans l'accomplissement du premier mandat qui leur avait été confié ? Leur carrière parlementaire avait-elle donc été constamment stérile et improductive pour le pays ? Ou bien le pays dans son ingratitude proverbiale, le pays avait-il oublié leurs services ? Non le pays n'est pas ingrat, non le pays n'est pas aveugle au mérite, non le pays n'est pas oublieux des services rendus, et certes, si la probité, si le talent, si des droits incontestables à la reconnaissance publique avaient pu suffire encore pour sauver une candidature, vous auriez vu reparaître parmi vous, vous auriez vu s'asseoir à nos côtés, sur ces bancs que je vois dégarnis, tous ces hommes dont l'absence ici vient attester l'invincible puissance de ce principe contre lequel ils sont allés se briser.

Pourquoi donc tant de travaux utiles auxquels ils avaient pris part ; pourquoi tant d'intérêts vitaux, par eux défendus, toujours avec zèle et talent, souvent avec succès ; pourquoi tant de services rendus à notre industrie, à notre agriculture, à notre commerce ; pourquoi tant de titres réels, hautement avoués par nous, ont-ils cependant été impuissants pour les défendre contre la défiance populaire qui s'attache à leurs noms ? C'est qu'à côté de ces intérêts si puissants sans doute, dont ils s'étaient toujours portés les chaleureux défenseurs ; à côté de ces intérêts matériels qu'ils avaient si souvent défendus, un autre intérêt plus puissant encore avait fini par s'entourer de toutes les sollicitudes, par dominer toutes les préoccupations ; c’est qu’à côté du bien-être matériel, était venu se placer l’impérieux besoin du bien-être moral et politique, le besoin de dignité, de force, comme citoyens, comme membres de cette grande famille que nos lois constitutionnelles ont organisé ; le besoin de calme, de confiance, que la marche franche et régulière de nos institutions, que leur stabilité pouvait seule leur donner ; c’est que sans cette confiance, sans le sentiment de cette force et de cette stabilité, le bien-être matériel lui-même devenait impossible, parce que c’est un milieu indispensable dans lequel seulement il peut vivre et se développer. C’est, il faut bien le dire, c’est qu’on était persuadé que nos institutions, base de notre existence constitutionnelle, étaient faussées dans leur essence, menacées dans leur avenir ; c’est que l’imagination était frappée de tant d’empiètements successifs, c’est qu’à la vue de tant de nouveautés, la défiance et la crainte se sont emparées des esprits, se sont emparées des grandes centres de population répandues jusque dans les campagnes si dociles, si commodes naguère ; c’est qu’on s’est demandé avec terreur : Où don allons-nous ?

Et, messieurs, cette terreur, ces défiances, ces craintes, cette irritation toujours croissance, n’étaient plus, comme dans une autre occasion, de simples figures de rhétorique, que l’on ne voit que dans certains discours, dont les symptômes n’apparaissent nulle part ; mais des faits réels, significatifs, sont venus attester leur réalité, leur profonde énergie. Faut-il s’étonner dès lors si, sous l’influence de ces craintes ; si tenus constamment en éveil par des empiètements successifs ; si, initiés tous les jours davantage à tous les besoins, à toute la susceptibilité de la vie politique ; si d’autant plus ardents à la défense qu’ils se sentaient plus menacés ; faut-il s’étonner, dis-je, que brisant le joug de la reconnaissance, secouant de longues habitudes et d’anciennes sympathies, nos concitoyens aient remplacé par nous, hommes nouveaux, mais dévoués à leur foi politique ; qu’ils aient remplacé ces mandataires dont le seul tort, à leurs yeux, était d’avoir ou abandonné ou méconnu ce principe de l’indépendance du pouvoir civil, dans lequel l’opinion publique s’obstinait à voir sa dignité, sa force et son salut.

Et qu'on ne cherche pas à prendre le change ; qu'on n'attribue pas à des causes purement matérielles, temporaires, un mouvement dont l'impulsion vient de plus haut et de plus loin. Oui, sans doute, la crise des Flandres a pu passionner la lutte, en agrandir les proportions ; mais la crise des Flandres n'a pas créé cette lutte, elle ne l'a pas dominée.

Et vous rendriez à nos Flandres leur prospérité d'autrefois qu'à côté de cette prospérité rendue, et comme condition essentielle de bonheur, de calme, elles vous demanderaient encore avec la même énergie ces garanties constitutionnelles, dans lesquelles seules elles ont placé la sauvegarde même de leur bien-être matériel.

Tant, messieurs, les principes de la vie politique ont fini par jeter chez nous de profondes racines, tant parmi nous les intérêts moraux, intellectuels et politiques ont pris, dans les esprits les plus positifs, de place à côté, je dirai presque au-dessus des intérêts matériels !

Que ceux qui trouvent que c'est un mal, en accusent tant de provocations imprudentes ; qu'ils en accusent les impressions brûlantes qu'ont laissées tant de luttes partielles, tant de résistances successives dont la conflagration contagieuse, se portant de proche en proche, a fini par allumer ce vaste incendie qui ne s'arrêtera que quand il aura dévoré tout ce qui lui faisait obstacle, tout ce que l'avenir lui offrira encore d'aliment.

En inscrivant ce premier principe en tête de son programme politique, le cabinet n'a donc fait que répondre à la première de nos exigences, que satisfaire au premier de nos besoins. Ce serait beaucoup sans doute, si les leçons du passé ne nous apprenaient combien, dans l'application, les principes les plus solennellement reconnus reçoivent souvent ou d'audacieuses ou de sourdes atteintes.

Et par exemple, ce principe même de l'indépendance du pouvoir civil, qui donc a jamais songé à le nier, à l'attaquer en face ? Mais il y a, dit-on, dans le principe de l'indépendance du pouvoir civil, dans sa délégation, beaucoup plus de mots que de choses.

Beaucoup plus de mots que de choses !... je ne reviendrai pas sur les choses que M. le ministre des travaux publics a révélées dans la séance d'hier et qui, comme l'éclat de la foudre, sont venues tomber sur vos bancs ; mais il est encore une chose que je vous dirai ; je ne vous demanderai pas, car vous ne me répondriez pas : Avant le 8 juin, où était le pouvoir ? Mais je vous demanderai : Qui a-t-on vu descendre dans l'arène, alors qu'il s'agissait de défendre, de maintenir le pouvoir ? Quels sont les agents, les instruments, les influences auxquels en a eu recours ?

Etaient-ce des agents civils ? Etaient-ce des instruments civils ? Etaient-ce des influences civiles ? Mais dans ce combat à mort, où il s'agissait de l'existence du pouvoir, vous agissiez comme pouvoir en sous-ordre ; votre action se bornait à peine à quelques conciliabules secrets ; dans nos provinces vous n'aviez pas un seul organe avoué qui fût bien à lui ; ce n'est pas contre le pouvoir que nous avons lutté ; nous avons lutte contre l'épiscopat ; ce n'est pas le pouvoir que nous avons vaincu, nous l'avons délivré, nous l'avons relevé de son abaissement ; c'est l'épiscopat que nous avons vaincu dans ses prétentions mondaines ; nous l'avons vaincu dans ses prétentions illégales et nous l'avons rendu à ses saintes et hautes destinées.

Je vous demanderai donc, si l'indépendance du pouvoir civil n'avait subi aucune atteinte, comment il se fait qu'il a fallu l'inscrire, l'arborer en tête du programme de cette politique nouvelle. C'était donc aussi une chose nouvelle parmi nous, une chose nouvelle au moins dans l'application, au moins dans le fait.

Chose étrange, nous avons la Constitution la plus libérale du monde, nous avons un faisceau de lois organiques qui toutes prenant leur source dans cette Constitution, devraient refléter son esprit, le distribuer dans les moindres détails de notre organisation politique. Dès lors pourquoi cet antagonisme, ce désaccord trop fréquent entre le principe et le fait, le principe et son application matérielle ?

Que devient la foi dans les institutions du pays, que devient la dignité. du pouvoir, que deviennent alors ces garanties de durée dont il a besoin pour pouvoir exercer son action ? Aussi le pays entier, le pays moral, le pays constitutionnel a-t-il accueilli avec un sentiment profond de reconnaissance, avec un sentiment de bonheur, l'engagement pris envers lui de faire désormais descendre dans le fait toute la vérité, toute la pureté du principe écrit dans la loi. La sincérité politique est là ; et c'est surtout la sincérité politique que nous demandions au pouvoir, c'est la sincérité politique qu'avant tout on nous a engagée. On a mis à l'exprimer une certaine affectation, un certain luxe, une redondance que tous ont remarquée, qu'amis et ennemis ont hautement relevée ; parce que tous ont compris que ce n'était pas un simple accident, le seul effet du hasard ; que cette prétendue redondance avait sa portée intentionnelle, qu'elle avait été mûrement réfléchie. C'est qu'elle venait annoncer au pays que la sincérité serait le caractère essentiel, la marque distinctive de cette politique nouvelle que l'on allait inaugurer. Ainsi la sincérité dans nos lois est une des conquêtes du 8 juin ; la sincérité dans nos lois, c'était déjà annoncer, sans qu'il fût nécessaire de le spécialiser davantage, c'était annoncer le retrait ou la révision de toutes ces dispositions, superfétations bâtardes de notre législation qui, engendrées avec tant d'efforts d'une part, accueillies avec tant de répulsion de l'autre, maintenues au prix de tant de luttes et de haines, de tant de récriminations journalières, n'ont enfin abouti qu'à entraîner avec eux leurs auteurs et leurs promoteurs, et le système tout entier dont elles étaient l'œuvre, dont elles auraient dû (page 72) être la force et le soutien et qu'elles ont précipité dans cet abîme d'impopularité et de ruine auquel vous étiez prédestinés en naissant.

Rétablir la sincérité dans les lois, c'était rendre à la majorité ses droits que la loi du fractionnement avait méconnus. Sincérité dans les lois c'était restituer au chef de la commune son véritable caractère, permettre qu'il fût ce qu'en ont fait nos institutions séculaires, institutions qui faisaient alors notre force et qui aujourd'hui font encore notre orgueil ; c’était promettre que dans tous les cas la garantie de l'élément électoral viendrait se joindre au choix du Roi dans la nomination du premier magistral de la commune, qu'il ne serait jamais purement et simplement un commissaire royal. Sincérité dans la loi, c'était restituer au pouvoir le dépôt le plus sacré, le plus précieux, qu'en se constituant l'Etat ait pu lui confier, qui est le secret de sa force ou de sa faiblesse, le secret de sa prospérité ou de sa misère, de sa gloire ou de sa honte, qui doit être le palladium futur de ses destinées ; c'était restituer à lui ce dépôt directement non par des personnes interposées, par des pseudonymes ; en fait, non par fiction mensongère et déshonorante ; le premier devoir de l'autorité civile est la propagation d'une instruction nationale complète à tous les degrés donnée, dirigée, surveillée par lui sous son impulsion constitutionnelle comme sous sa responsabilité ; c'était relever l'autorité civile de la plus humiliante dégradation, dégradation acceptée, car c'était retirer cette concession étrange que tout ce qui est laïque, qui n'est que laïque, par conséquent l'autorité civile elle-même qui est laïque, est par là seul, je ne dis pas entièrement incapable, mais frappée de suspicion d'incapacité pour tout ce qui tient à la surveillance et à l'enseignement de la morale.

Cette mensongère concession a eu pour résultat inévitable de montrer bientôt l'enseignement primaire de l'Etat, cette première gardienne, cette sainte dépositaire de nos mœurs nationales, livrée à son rival tout-puissant, mise sous sa surveillance ou sa direction, et condamnée à n'être plus qu'une dépendance, une section des attributions épiscopales ou à se « marasmer. »

Ce n'est pas que, parmi tant de moyens électoraux, on ne l'ait employé dans la journée du 8 juin ; ce n'est pas que, méconnaissant moi-même la chaste et pure destination de l'instruction, je prétende que l'Etat fasse de la propagande au moyen de l'enseignement ; car c'est là un grief qu'on lance contre l'opinion libérale. Mais le père de famille, dont hier encore on défendait les intérêts, peut se rassurer ; l'Etat ne fait pas, ne doit pas faire de la propagande. Il ne fait pas plus de propagande protestante que de la propagande catholique ; pas plus de propagande voltairienne que de la propagande jésuitique ou janséniste. Mais répandre, par l'instruction, l'amour et l'intelligence des principes sur lesquels repose notre nationalité ; féconder pour la population croissante toutes les sources de vérité, de lumière, de talent ; toutes ces traditions agricoles, commerciales, industrielles ; toutes ces traditions de morale, d'intelligence et de travail, qui font la richesse et la vie des peuples ; ce n'est pas faire de la propagande ; c'est exercer un droit qui tient essentiellement à son existence ; c'est obéir à la loi par laquelle il est ; c'est obéir à la loi de tout être qui veut vivre, qui ne veut pas mourir. Car enlevez à l'Etat dans la direction de l’enseignement public, cette action indépendante que votre loi constitutionnelle reconnaît au plus obscur citoyen, tandis qu'autour de lui toutes les influences indépendantes, rivales, hostiles peut-être, peuvent librement exposer leur doctrine ; empêchez que l'Etat à son tour ne propage, ne défende les doctrines par lesquelles il est ce qu'il est, et dans trente ans vous vous trouverez en présence d'une génération toute nouvelle, étrangère, à vos mœurs, à vos croyances politiques et hostile peut-être à vos institutions par vous si péniblement élaborées.

Et dans trente ans, ce pacte social dont vous êtes si fier, dont chacun hier encore réclamait sa part, dans trente ans ce pacte social ne sera plus, il sera transformé.

Sincérité de la loi ! c'était nous annoncer d'avance l'accomplissement sincère de toutes les promesses que renferme notre pacte social, c'était nous promettre l'accomplissement de tous les progrès dont le germe a été déposé dans ce pacte.

C'était dire qu'on marcherait, qu'on suivrait l'esprit du siècle dans sa marche ascendante ; qu'on donnerait au principe qui nous régit tout ce qu'il contient de légitimes conséquences ; qu'on chercherait à appliquer les principes actifs et bienfaisants de notre ordre social, qui sont de propager le bien-être de tous comme but, comme moyen. C'était dire qu'on marcherait sans hésitation, mais aussi sans juvénile impatience, avec cette prudente lenteur, élément indispensable de tout ce qui doit avoir de la durée, en sondant à chaque pas le terrain où l'on pose le pied. En tenant compte à la fois et des hésitations de l'esprit de résistance et de l'ardeur de l'esprit de progrès.

Sincérité dans la loi ! Mais la loi pratique, la loi agissante, la loi descendant des abstractions de la théorie dans la réalité des faits, c'est le magistrat, c'est l'homme public, c'est l'agent qui est chargé de provoquer, de diriger, de surveiller son exécution. Que devient la sincérité de la loi, si pour se réduire en fait, si pour se produire au dehors, elle est forcée d'emprunter une main hostile, malveillante ; elle est forcée de passer par un milieu qui l'absorbe, qui la dénature, qui l'amoindri ? Que devient la sincérité de la loi, sans la sincérité de l’agent de la loi ?

Certes, ainsi posée, la question ne peut rencontrer deux solutions différentes. Mais vienne l'application, vienne l'observation du tien et du mien, du nous et du vous, et les axiomes les plus lumineux d'équité et de raison s'obscurcissent tout à coup aux yeux les plus exercés, aux yeux les plus clairvoyants.

C'est la question des destitutions, messieurs. A quoi se réduit-elle ?

Une politique à doctrines bien nettes, à principes bien tranchés, a but bien déterminé, à moyens merveilleusement appropriés au but, un système politique en présence d'une opposition formelle, tout aussi tranchée que lui-même, dirige pendant plusieurs années les affaires du pays.

Il a nécessairement parmi ses agents, parmi les promoteurs de ses actions au dehors, parmi les défenseurs de sa doctrine, des hommes exclusivement dévoués à ses principes, des hommes suivant avec ardeur, avec conviction, le but qu'il s'est proposé, des hommes adversaires-nés de ses adversaires, ne comprenant, n'admettant de prospérité, de bonheur, de gloire, de sécurité même pour le pays que sur les bases de cette politique à laquelle ils se sont inféodés, dont ils se sont faits et la chair et les os.

Cependant cette politique ancienne, vaincue par sa rivale, se voit forcée de lui céder à son tour l'administration des affaires du pays. Une politique nouvelle est annoncée, hautement proclamée. cette politique nouvelle est celle que l'ancien système a si longtemps, a si vivement combattue. Sa mission est, à plusieurs égards, de revenir sur le passé, d'effacer beaucoup de traces que sa devancière a laissées dans les institutions du pays, de détruire beaucoup de créations auxquelles l'ancienne politique a imprimé son cachet.

Pour accomplir cette œuvre nouvelle, pour remplacer les faits anciens par les faits nouveaux, le nouveau cabinet remplace, dans les positions exclusivement politiques, quelques-uns des hommes les plus ardemment dévoués, les plus sincèrement attachés à cette politique qui vient de succomber, dont à tant d'égards, il s'agit d'extirper les racines. Et sur ce, messieurs, on crie à la réaction, aux rigueurs préventives, aux procès de tendance !

Qu'est-ce à dire ? Que sous peine d'être accusé de despotisme, il nous faudra remettre aux vaincus du 8 juin le soin d'organiser et de consolider les résultats de la victoire ; qu'il faudra confier une mission exclusivement politique aux adversaires avoués, éprouvés, de cette politique elle-même ; qu'il faudra les charger de détruire de leurs mains ce qui fut l'œuvre de leur croyance, l'œuvre de leur affection, d'élever l'édifice de leur éternelle antipathie. Mais le pays entier, mais le bon sens et la morale publique ne pourraient-ils pas à leur tour demander compte au pouvoir de ce que vous appelleriez modération peut-être, de ce que dans le fond de votre cœur, avec nous, vous auriez appelé injustifiable faiblesse, désertion virtuelle de la cause qu'ils avaient défendue, qu'ils avaient juré de défendre.

Modération ! Oui, sans doute, ce mot sonne bien à notre oreille, ce mot doit trouver du retentissement dans tous les cœurs généreux. Modération ! Mais que la modération au moins, pour mériter nos éloges, soit une idée de force et non pas de faiblesse ; que l'on soit modéré dans ce sens de ne rien accorder à la passion, de ne rien accorder à l'engouement politique, d'être juste et équitable envers tous. Mais qu'avant tout on soit au moins équitable envers le pays, qu'on ose lui donner les garanties auxquelles il a droit pour le maintien des institutions, pour le maintien des principes qu'il a su faire triompher.

Eh bien, parmi ces garanties les plus essentielles, les plus efficaces, celle qui se présente d'abord à l'esprit de tous les hommes de sens, n'est-ce pas l'appropriation de l'agent à l'œuvre dont on le charge ? N'est-ce pas, dans la mission essentiellement politique, le remplacement des hommes hostiles à nos idées par des hommes qui nous apprécient, par des hommes qui nous connaissent, par des hommes qui, pour accomplir tous les devoirs de leur nouvelle charge. n'ont pas à rompre avec le passé, n'ont à faire le sacrifice d’aucune affection, d'aucune répulsion personnelle ? Est-ce là obéir à des passions, à de mesquines rancunes, à des ressentiments indignes d'un homme d'Etat ? N'est-ce pas suivre les enseignements de la raison la plus élevée, de la raison la plus haute, j'oserai dire : n'est-ce pas rendre hommage à l'inflexibilité des principes, à la dignité du caractère de ceux qui se trouvent, ainsi frappés de ce qu'ils devraient regarder comme un honorable ostracisme ?

Mais je parle seulement des fonctions politiques. Hors de là, vient à cesser, pour le pouvoir, ce droit qu'il puise dans la loi de son existence,, dans la loi de son salut, dans la loi de sa marche régulière et normale.. Hors de là, il n'y a ni vainqueurs ni vaincus ; hors de là, tous sont égaux, devant la loi, tous doivent l'être devant l'administration qui n'est que l'émanation de la loi, qui n'est que son organe vivant ; et je combattrais, avec la même énergie le ministère qui repousserait un candidat parce qu'il est catholique, et le ministère qui le repousserait parce, qu'il ne l'est pas.

La modération ainsi appliquée, ainsi entendue, ce n'est pas, messieurs, un mérite ; c'est un devoir ; c'est justice d'ailleurs. Mais quand on est toujours juste, on est toujours fort ; on se sent toujours à son aise, quelque position que l'on soit appelé à occuper.

Et, certes, pour ce qui me concerne, fermement décidé que je suis de faire toujours respecter avec le soin le plus minutieux le droit de tous et avant tout celui de mes honorables adversaires, quelque vivacité, quelque insistance, quelque raideur que je pourrais mettre quelquefois à défendre mes principes, à les porter hautement, franchement jusqu'à leurs dernières conséquences, je n'ai pas peur, moi, qu'on m'accuse jamais de manquer de modération.

Mais ce n'était pas tout que d'avoir veillé à la dignité et à la liberté des citoyens, d'avoir sauvegardé ses intérêts politiques. Pour vivre indépendant et libre, il faut vivre d'abord ; et quoique le peuple ne se nourrisse pas de pain seulement, non ex solo pane, il lui faut cependant du (page 73) pain pour se nourrir. Les intérêts matériels devaient donc tenir leur haute part dans les préoccupations du pouvoir. Favoriser par tous les moyens dont il dispose, la conservation et l'accroissement de la fortune publique, c'était là son devoir, et certes ce devoir il ne l'a pas renié. Il a promis protection au travail ; il a promis sécurité et stabilité en tout ce qui pourrait étendre et développer les ressources nationales. Nous attendrons l'effet de ces promesses, sans engouement, mais sans défiance préventive. Nous attendrons ces économies urgentes et indispensables qui doivent rétablir ou maintenir l'équilibre dans notre position financière.

Nous attendrons cette protection nouvelle et efficace que l'on a annoncée au travail agricole.

Nous attendrons les effets de cette vive sollicitude que le sort des classes nombreuses a inspirée aux dépositaires du pouvoir. Nous comptons bien qu'il ne perdra jamais de vue que le moyen le plus efficace de soulager leur misère, que le moyen le plus efficace d'assurer leur avenir et celui du pays tout entier, c'est le travail, c'est le travail national ; que, partant, le premier principe de notre économie politique doit être protection au travail national. Nous attendrons.

Mais parmi les objets de nos ardentes sollicitudes, il en est un qui ne permet pas d'attendre davantage. Il est des misères que le moindre délai rend plus intenses et plus profondes. Il est des plaies que le temps seul étend et envenime, et que plus tard vous chercheriez vainement à guérir. Attendre ! On attend quand on ne réclame qu'une amélioration à une position tolérable, mais on n'attend pas lorsque l'on périt. Et elle périt la noble Flandre. Elle périt (il n'y a pas d'exagération dans cette expression) ; elle périt comme périssent les peuples ; elle se débat en vain contre des souffrances aussi inattendues qu'imméritées. Tous les jours sa moralité antique va se perdant dans ce gouffre où s'est engloutie son ancienne prospérité. Vous le savez, vous le savez vous tous qui avez assisté à sa lente agonie ; vous tous qui avez si souvent répondu à ses cris de détresse ; vous tous qui ne demandiez pas mieux que de la sauver.

Mais il ne suffit plus de le vouloir, il faut réussir. Il faut que les Flandres soient sauvées ! Il y va de l'honneur, il y va de l'existence et du cabinet et du pays tout entier. Il faut que les Flandres soient sauvées, car nous n'avons pas oublié que lorsque la Belgique fut élevée au rang de nation elle comptait parmi ses provinces une Flandre riche alors, prospère, d'une prospérité non-interrompue pendant des siècles, sous tant de dominations, sous tant de régimes divers. Si la Belgique est appelée à de longues destinées, si elle sent circuler dans ses veines cette sève qui donne la vie aux nations, qu'elle le prouve en sauvant du marasme la plus populeuse de ses provinces, qu'elle le prouve en nous donnant notre part de cette sève vivifiante, de cette sève qu'autrefois nous trouvions en nous-mêmes, qui jusqu'ici jamais ne nous avait fait défaut.

Si la Belgique tient à sa nationalité, qu'elle sauve les Flandres, car sans les Flandres il n'est point de Belgique possible ; il n'est point de Belgique possible avec des Flandres épuisées, démoralisées. C'est ainsi que l'a compris le ministère, c'est à cette hauteur qu'il s'est placé lorsqu'il a déclaré que la question des Flandres était, pour lui, pour le pays entier, une question d'honneur, une question d'existence. Poser la question avec cette netteté, avec cette noble franchise, oser ainsi associer l'existence de la Belgique à notre existence, nos intérêts aux siens, ce n'est pas seulement une parole magnifique, ce n'est pas seulement une espérance pour l'avenir, c'est un fait actuel, c'est un fait immense, c'est un de ces engagements auxquels on ne se soustrait pas sans danger, c'est un de ces engagements qui guérissent et qui vivifient. C'était nous dire quelle serait notre part, quelle serait la mesure de nos droits à l'existence commune ; c'était nous dire qu'il y aurait encore une Flandre ou qu'il n'y aurait plus de Belgique.

Faut-il s'étonner alors si nos sympathies les plus sincères ont été d'abord acquises à des hommes qui, avec cette noble énergie, ont fait retentir à nos cœurs ce cri de résurrection et de salut ? Faut-il s'étonner que nous ayons accueilli de nos acclamations, de nos vœux, l'avènement d'une politique vraiment nationale, vraiment généreuse, aux vues élevées, qui dans la régénération des Flandres ne voit que le bien-être du pays ? Faut-il s'étonner si nous, nous osons beaucoup promettre à ceux dont nous avons droit de tout attendre, à ceux qui n’ont pas craint d'identifier eux et leur fortune à la fortune de nos chères et malheureuses provinces.

Et lorsqu'à ce motif tout personnel, tout local, vient se joindre une communauté de principes, le même culte des mêmes idées, des mêmes doctrines, faut-il s'étonner qu'en nous ces sympathies aient pris un degré de chaleureuse cordialité, dont nous ne voulons pas nous défendre ?

Faut-il s'étonner que tant qu'il ne sera pas démontré par l'évidence des faits que dans les mesures par lesquelles il compte traduire sa pensée, il s'est fatalement laissé entraîner au-delà de la ligne qu'il a si noblement, si loyalement tracée, toujours nous croirons agir en bons citoyens, toujours nous croirons travailler au bonheur, à la gloire, à la prospérité de la Belgique, au maintien de ses institutions et de la paix intérieure, que nous croirons toujours servir et la cause de toutes nos libertés et la cause de tous nos progrès en lui prêtant un loyal, un constant, un noble appui ?

Et que nous serons heureux et fiers d'avoir contribué pour notre part à l'accomplissement de cette œuvre que, dans des circonstances si difficiles, il a eu le courage d'entreprendre et que, j'espère, nous aurons le bonheur d'accomplir ?

- La séance est levée à 4 heures et quart.