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Léopold Ier, oracle politique de l'Europe
BUFFIN Camille - CORTI Egon - 1927

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BUFFIN C. - CORTI R, Léopold Ier, oracle politique de l’Europe

(Paru à Bruxelles en 1927, chez Albert Dewit)

Chapitre XIV. Les dernières années, l'effacement, la mort

Le roi tombe malade en Angleterre en 1862 - Ses relations avec la reine Victoria - Il cherche dissimuler sa faiblesse croissante - Une amie de Léopold - Nouvelle candidature cobourgeoise en Grèce - Léopold et Bismarck - Dédain de Bismarck pour le roi et la Belgique - L'état du roi s'aggrave souverain - Sa fin - Traits caractéristiques du souverain

(page 352) Quoique sa santé fût chancelante au début de l'année 1862, le roi accepta une invitation de la reine Victoria, qui était inconsolable de la mort du prince Albert ; ce voyage dépassa les forces du vieillard et il fut atteint, en Angleterre, d'une crise très douloureuse et très tenace de gravelle.

Léopold désirait ne pas laisser soupçonner à l'étranger son état inquiétant. Il était particulièrement peiné d'avoir été saisi par la maladie précisément en Grande-Bretagne. Pour donner le change, il attribua son malaise à l'humidité du climat, s'efforçant ainsi d'en atténuer la gravité dans l'impossibilité de le tenir complètement caché.

Ses rapports avec la reine souffrirent de ce contretemps. Pendant un séjour de six semaines, il ne la vit que cinq ou six fois et ne dîna qu'une seule fois chez elle. Ce manque d'intimité étonna le public, qui, ignorant sa vraie cause, émit toutes les conjectures possibles ; à Bruxelles, surtout, des quantités de fables furent inventées pour expliquer ce mystère. Le baron de Hügel relate une singulière histoire, qu'il avait recueillie de domestiques bavards. Selon ce bruit, la reine Victoria, après la mort du prince Albert, se serait rendue avec sa femme de chambre de confiance, la fille d'Andrews, premier valet de chambre du roi Léopold, dans le cabinet du défunt, aurait ouvert tous les tiroirs et toutes les cassettes renfermant des papiers et se serait « fait lire » pendant plusieurs jours, les documents qui s'y (page 353) trouvaient. Parmi ceux-ci, la reine aurait découvert la correspondance échangée, depuis son mariage, entre le roi Léopold et le prince Albert et qui était transportée régulièrement deux fois par semaine par des courriers spéciaux.

Dans ces lettres, Victoria aurait trouvé des conseils très blessants pour elle et c'était la connaissance de ces écrits qui aurait incité la souveraine à traiter si froidement le roi, invité avec tant d'empressement et reçu ensuite si rarement dans l'intimité. Y a-t-il quelque vérité dans ce racontar ? On l'ignore. Il semble cependant improbable que, dans des circonstances aussi graves, la reine ait eu recours aux services d'une femme de chambre aussi peu digne de confiance.

Dès le commencement de la maladie de son oncle, Victoria chargea le valet de chambre de ce dernier de lui communiquer journellement des nouvelles de son maître et de lui télégraphier immédiatement, en langage chiffré, si son état s'aggravait. Cette demande si naturelle, en raison de l’étroite parenté existant entre les deux souverains, trouva aussi une explication étrange : la reine désirait assister aux derniers moments du roi, uniquement pour pouvoir s'emparer des lettres que lui avait écrites le prince Albert. En tous cas, ces craintes d'indiscrétion n'étaient pas tout à fait sans fondements.

Dans l'intimité du roi vivait depuis de nombreuses années déjà, comme nous l'avons dit, madame Meyer, d'abord considérée comme la maîtresse de Léopold et qui, lorsqu'il avança en âge, devint son amie dévouée. Chose rare dans sa position, elle était pleine de tact et elle avait pour le souverain une affection sincère.

C'est à l'inauguration de la Galerie de la Madeleine, en 1849, que le roi avait aperçu Mlle Arcadie Claret de Viescourt, fille d'un lieutenant-colonel d'infanterie, attaché au ministère de la Guerre. Sa beauté impressionna vivement le monarque qui, grâce à des intermédiaires, revit à plusieurs reprises la jeune fille. Mais le colonel, homme très honorable, apprit cette intrigue et se fâcha. Il était trop tard. Les amoureux étaient d'accord. Pour dégager Mlle Claret (page 354) de l'autorité paternelle, Léopold lui fit épouser un de ses écuyers, nommé Meyer, qui partit seul le jour de ses noces pour l'Allemagne, son pays natal, et dont en n'entendit plus parler.

Enorgueillie par sa nouvelle position, Mme Meyer eut le tort de se montrer à l'Allée Verte, la promenade la plus fréquentée, dans de beaux équipages menés par des laquais en livrée voyante, accompagnée d'un baby issu de sa liaison. (Note de bas de page : Léopold Ier eut deux fils, les barons d'Eppinghoven, dont l'un devint écuyer et l'autre maréchal de la maison du duc de Saxe-Cobourg-Gotha). La reine, toujours souffrante, était très populaire à cause de sa piété, de sa bonté, de sa charité sans bornes, aussi le peuple manifesta-t-il un violent mécontentement. Rue royale, place de la Monnaie, rue de Laeken, au passage de la favorite, de bruyantes manifestations éclatèrent. (Lettre de Neumann, ministre d'Autriche, du 25 août 1850.) Des cris, des huées, des projectiles divers l'accueillirent. On brisa les vitres de son habitation. Ces avertissements la décidèrent à plus de retenue, d'autant plus que de fidèles serviteurs, comme le vicomte de Conway, ne craignirent pas de morigéner le roi et de lui signaler que ces incidents nuisaient à sa popularité. (Papiers du vicomte de Conway.) A l'avenir, la conduite de Mme Meyer ne prêta plus à critique. Le roi rendait visite chaque après-midi à son amie, parfois il dînait avec elle et ensuite causait avec diverses personnalités, comme Rogier, Chazal ou van Praet, qui venaient passer la soirée dans l'hôtel de la rue Royale où elle habitait. C'est dans ce salon, à la fois politique et mondain, que se discutaient les plus importantes questions. Quand Léopold, en février 1862, revint sérieusement souffrant d'Angleterre, Mme Meyer le soigna avec sollicitude et s'occupa continuellement de lui.

Pendant les mois suivants, les douleurs augmentèrent sensiblement et le roi, durant ce temps, ne subit pas moins de vingt opérations. A la fin, le patient se lassa ; dans un moment de colère, il déclara que les médecins ne le soumettaient à ces découpages continuels que dans le but de gagner de l'argent. (page 355) A un certain moment, lorsque sa maladie donna les plus grandes craintes, le souverain ordonna que Mme Meyer quittât Bruxelles pour se rendre à Wiesbaden, de peur, qu'après sa mort, elle ne subît des avanies de la part de sa famille ou même de la population. Malgré les prières de son amie, il persista à exiger ce départ.

Dès que sa santé s'améliora, il rappela Mme Meyer au château de Laeken. En dehors d'elle, il ne recevait personne ; même les membres de sa famille ne le voyaient qu'exceptionnellement et en de rares circonstances. Ils restaient souvent des semaines entières sans pouvoir l'approcher. Quant aux étrangers, le malade n'en admettait aucun. Il ne dérogea à cette règle qu'une seule fois, alors qu'il se portait déjà mieux.

Le 26 juillet, il admit le vicomte de Conway, intendant de la liste civile, qui sollicitait depuis longtemps une audience. A cette occasion, le roi fit une grande toilette. Il se fit raser, noircir les sourcils et adapter la perruque qu'il portait déjà depuis de nombreuses années ; ensuite, ainsi que le rapporte Hügel, on lui maquilla le visage « avec toutes les couleurs de la santé et de la jeunesse. » (von Hügel à Rechberg, le 28 juillet 1862. Archives de l'Etat.)

Après quoi, il reçut le vicomte et lui déclara qu'il se portait admirablement, quoique les médecins eussent précisément déclaré ce jour-là qu'il avait passé une nuit terrible et avait deux fois perdu connaissance par suite de ses douleurs. Les renseignements sur cette audience sont. donnés par Hügel avec ce ton satirique qu'il emploie chaque fois qu'il parle de la personne du roi et qui prouve qu'il n'était rien moins que l'ami du monarque auprès duquel il était accrédité. Aussi ses récits doivent-ils être acceptés sous réserve. Cependant, en cette circonstance, le fond semble véridique, car cette conduite correspond tout à fait au caractère de Léopold. A tout prix, le roi voulait dissimuler au monde sa maladie et l'abandon de ses forces. Il espérait encore accomplir de grandes choses, réaliser des desseins (page 356) importants. Il ne pouvait lui convenir qu'on le considérât comme agonisant.

Pourtant, c'était l'impression que l'on avait partout. L'archiduc Albert confirma cette opinion, lorsqu'il vit le roi à la fin du mois d'août 1862 ; pourtant, déjà, son état était moins grave. Le prince autrichien annonça à sa famille que le roi paraissait extraordinairement abattu, épuisé physiquement et moralement et que cette faiblesse se manifestait malgré les efforts qu'il faisait pour dissimuler sa maladie, but auquel tendait également sa toilette. Notons que l'archiduc ajouta que le roi, bien qu'il eût la plus grande peine se tenir debout, avait cependant parlé de politique, mais que ses remarques et ses jugements étaient sans aucune valeur. (von Hügel Rechberg, 20 août 1862.)

Peu de temps après, alors que la guérison faisait des progrès dépassant toutes les espérances, la reine Victoria fit la traversée pour visiter son oncle. La haute politique avait peu et même n'avait rien voir dans cette démarche. Ce fut uniquement pour ne pas le blesser qu'elle s'entretint avec lui de quelques affaires anglaises. Depuis longtemps, Léopold n'avait plus d'influence sur elle ; dans les dernières années de la vie du prince Albert, son ancien ascendant ne s'était même exercé qu'accidentellement.

Palmerston avait maintenant tout à dire en Angleterre, ce qui enlevait toute possibilité d'influence à Léopold. Au sujet de cette visite de la reine à Laeken, sir Francis Plunkett, ministre d'Angleterre accrédité à Bruxelles en 1904, racontait cette anecdote : « Déjeunant un jour avec le roi, Victoria redemanda certains biscuits qu'aimablement elle déclara excellents. Et Léopold, toujours prévenant, lui promit de lui en expédier à Londres. Depuis lors, c'est-à-dire, depuis plus de quarante ans, ajoutait le diplomate, notre Légation reçoit fidèlement, chaque mois, une boîte de biscuits que nous transmettons à Windsor. Que deviennent ces bonbons, je l'ignore et je n'ose m'en enquérir ; mais cet envoi est sans doute le dernier souvenir de l'affection du roi pour sa nièce. »

Cependant, la forte constitution du roi maitrisa la maladie. A la fin de septembre, on le considérait comme rétabli et comme ayant déjoué les fâcheux pronostics des médecins. A peine Léopold eut-il repris ses forces, que sa passion pour la politique se réveilla. Plus ou moins exclu de France par Napoléon III, d'Angleterre par Palmerston et de Prusse par Bismarck, il se rabattit, selon son ancienne habitude, sur l'élévation de sa famille. Il avait une foi inébranlable et profonde dans la prédestination à la souveraineté de la maison de Cobourg. Toujours il usa de sa position dominante dans le monde, pour tenter d'implanter partout où il était possible un membre de sa famille.

Il avait à placer d'abord sa fille, l'archiduchesse Charlotte. Son époux, Ferdinand-Max, était un homme intelligent, instruit, aimable et chevaleresque. En outre, il était le frère de l'empereur d'Autriche. Il lui sembla désigné pour devenir le souverain d'un grand peuple. Sa femme était digne par son jugement et sa virilité d'être placée sur un trône à ses côtés. On avait songé d'abord pour lui à la Vénitie et à la Lombardie constituées en royaume. Ce plan échoua.

En 1861, une autre occasion s'offrit. Dans le but de défendre leurs nationaux, la France, l'Espagne et l'Angleterre s'étaient immiscées dans les affaires intérieures du Mexique. Mais les deux derniers Etats se retirèrent promptement de l'entreprise, dès qu'ils prévirent les dangers d'une lutte contre une population belliqueuse et les difficultés que leur intervention leur attirerait du côté de l'Amérique du Nord. Seul, Napoléon considéra que son honneur et sa gloire l'obligeaient à ne pas abandonner un projet commencé. On transporta au Mexique plusieurs divisions françaises, et, bientôt, on s'imagina que l'établissement d'une monarchie héréditaire apaiserait les factions déchirant le pays.

Il fallait un prince catholique. A ce moment, Napoléon essayait de se réconcilier avec l'Autriche, froissée de son rôle dans les événements de 1859 ; l'archiduc Ferdinand-Max avait, plusieurs reprises, exprimé ses sympathies et (page 358) même son admiration pour l'empereur des Français et il avait conseillé à son frère d'accueillir favorablement l'idée d'un rapprochement avec lui.

En juillet 1861, on pressentit l'archiduc pour savoir s'il accepterait éventuellement un trône aussi peu stable. Bien qu'il eût posé certaines conditions importantes, il n 'en avait pas moins laissé entrevoir qu'il serait disposé, si les circonstances s'y prêtaient, à examiner soigneusement la question.

Naturellement, lorsque l'offre ne fut plus un vague projet, mais un désir sérieux de Napoléon, l'archiduc demanda conseil au vieil et expérimenté homme d'Etat qu'était son beau-père, le roi des Belges. Jusqu'alors, l'archiduc, quoique ayant laissé percer son désir de régner, ne se considérait pas comme lié par une promesse quelconque.

L'opinion du roi Léopold était d'autant plus intéressante à connaître, qu'il avait été lui-même considéré comme un souverain possible pour le Mexique, après la séparation de ce pays d'avec l'Espagne. Quelques Mexicains s'étaient adressés à Canning, qui avait refusé, craignant que l'Angleterre ne semblât agir par intérêt, en appuyant un des siens. Pour cette raison ou pour une autre, la combinaison avait été abandonnée.

Le roi estima, à priori, l'entreprise comme très aléatoire et très difficile, d'autant plus que Victoria, tout à fait à l'encontre de ses intérêts, jugeait Léopold, montrait très peu d'enthousiasme. Avant tout, il fallait savoir ce que le Mexique souhaitait, car ses désirs étaient le fondement sur lequel on construirait l'édifice.

Ferdinand-Max devait donc éviter tout engagement, sans toutefois rejeter les propositions. Ensuite on examinerait la question. Ce conseil concordait parfaitement avec les intentions de l'archiduc qui, dès lors, étudia avec un intérêt croissant l'entreprise mexicaine et s'enthousiasma, chaque jour davantage, pour sa réalisation.

Le 31 décembre 1861, il eut une entrevue à Venise avec son frère, l'empereur François-Joseph, et de commun (page 359) accord furent fixées les conditions auxquelles serait donnée l'autorisation impériale, en cas d'offre de la couronne mexicaine.

Aussitôt après, l'archiduc se retourna vers son beau-père, en le priant d'user de son influence à la Cour anglaise et d'agir sur la reine Victoria, afin que son gouvernement et son peuple donnassent leur appui moral et matériel à la restauration de l'empire mexicain. Léopold devait aussi préparer le terrain à l'émission d'un emprunt, garanti par l'Angleterre et, le cas échéant, permettre en Belgique le recrutement d'un corps de volontaires à destination du Mexique.

Le roi qui, en janvier 1862, était l'hôte de la reine Victoria à Osborne, ne put malheureusement annoncer aucune nouvelle agréable quant à l'attitude adoptée par l'Angleterre dans la question. En général, il y avait très peu à espérer de ce côté, tout au plus pourrait-on compter sur une neutralité avec soutien « moral » ; quant à une garantie quelconque pour un emprunt, il ne fallait pas y songer.

L'archiduc Ferdinand-Max s'était exagéré l'importance de son beau-père en Angleterre ; avec l'âge et les maladies, elle s'était de plus en plus amoindrie, ainsi que le prouve cet échec.

En outre, on y considérait que le roi devait forcément être partial dans cette question parce qu'il s'agissait de l'avenir de sa fille. Dans cette circonstance, le Belge ne perdit pas sa méfiance vis-à-vis de Napoléon ; il ne comprenait pas encore les motifs qui le faisaient agir et cherchait à les pénétrer.

Le véritable but de l'expédition mexicaine n'est pas connu. Il se trouve dans un article secret additionnel de la convention de Miramar, dont, au dernier moment, Maximilien ajourna la signature. Napoléon exigeait le droit d'exploitation de toutes les mines et terres cultivables, non exploitées ou non occupées, dans la partie du territoire située entre le 26° de latitude et la frontière du Nord, y comprise la presqu'île de la Basse-Californie. Cette contrée, d'une (page 360) richesse unique au monde, serait devenue, pour la France, la plus belle de ses colonies. (Papier de M. Eloin, chef du cabinet de l’empereur Maximilien.)

Malgré tout ce qu'il avait entendu de défavorable en Angleterre, le roi se sentait attiré par la perspective de voir sa chère fille ceindre une couronne impériale. Il n'avait plus son jugement sain d'antan, qui l'aurait certainement empêché d'accepter de la main de son pire ennemi un cadeau très dangereux, bien que si brillant en apparence.

Dès lors, il s'occupa de plus en plus de la question. Il prêcha la prudence, donna des conseils de toutes sortes et quoiqu'il ne fit pas mystère que l'Angleterre restait très sceptique et qu'il se méfiait au plus haut point de l'empereur des Français, jamais il ne rejeta péremptoirement ce trône lointain.

On a accusé l'archiduchesse Charlotte d'avoir par ambition poussé son mari à accepter la couronne impériale. C'est possible, mais la responsabilité de cette erreur incombe plutôt des personnalités expérimentées, comme les empereurs Napoléon et François-Joseph et le pape Pie IX, qu'à une jeune femme de vingt-quatre ans. En tout cas, leurs conseils furent d'autant mieux accueillis que l'archiduc se trouvait dans une fâcheuse position.

L'empereur, son frère, lui reprochait sa gestion, comme gouverneur, du royaume lombardo-vénitien. Il avait, disait-il, par sa tolérance et ses sympathies pour le parti libéral, permis à Cavour d'organiser une propagande révolutionnaire dans la population. De plus, il le soupçonnait de viser à la royauté de Hongrie et d'y fomenter des troubles intérieurs. Ses actes, ses écrits étaient l'objet de la censure impériale et il ne pouvait espérer d'ici à de nombreuses années remplir aucune charge utile. Enfin, ses dépenses exagérées en Lombardie et la construction de son château de Miramar l'avaient endetté. Il devait plus de six millions que l'empereur refusait de payer. Marié sous le régime dotal, il ne pouvait disposer de la fortune de sa femme et Léopold Ier que Conway, averti par (page 361) M. du Pont, secrétaire de Maximilien, avait prévenu, n'avait nullement proposé d'aider son gendre. (Papiers du vicomte de Conway.)

En 1862, les affaires mexicaines n'avancèrent que lentement ; à ce moment, on était très occupé de la lutte entre les Etats du nord et les Etats du sud de l'Amérique du Nord. Le roi Léopold était partisan des Etats du sud et il essaya même d'obtenir une reconnaissance de ces derniers. Pour la justifier, il conseillait à la France et à l'Angleterre de faire une offre de médiation. Si elle était rejetée, comme c'était probable, on saisirait ce prétexte pour reconnaître les Etats du sud.

Léopold était placé dans une très fausse situation pour réaliser ses projets. On l'avait choisi comme arbitre d'un conflit entre le Pérou et les Etats-Unis. Il aurait dû refuser à l'un des deux participants de la guerre de Sécession, au Nord ou au Sud, la qualité de puissance belligérante et il ne pouvait le faire que pour les Etats révolutionnaires du sud, ce qui aurait renforcé les arguments des Etats du nord et aurait nui à ses désirs.

Cette fois encore, le souverain sentit le déclin de son influence ; en Angleterre, on rejeta totalement ces idées, bien qu'on les eût prises en considération ; en France, on ne se décida pas à prendre une décision.

Néanmoins, les demandes de l'archiduc Ferdinand-Max pour que Léopold intervînt en sa faveur en Angleterre, devenaient de plus en plus pressantes. L'aventureux prince voulait connaître exactement sa position auprès d'un des facteurs les plus importants. S'il avait eu moins d'optimisme, il se serait déjà rendu compte de l'échec certain qu'il devait rencontrer de ce côté, mais il comptait toujours sur une modification des intentions britanniques. Il faut reconnaître que le roi des Belges, aussi bien que son gendre, fut induit en erreur sur la situation du Mexique par les rapports optimistes de l'envoyé belge à Mexico, t'Kint de Roodenbeke.

Ardent partisan de l'établissement d'une monarchie, celui-ci ne voyait les événements qu'à travers le mirage de (page 362) son rêve. Il contribua beaucoup à égarer Léopold, toujours hésitant, prudent et sceptique, bien qu'en partie aveuglé par son ambition, de même qu'il encouragea l'archiduc dans ses espérances.

Le roi était d'avis que Napoléon devait occuper entièrement le Mexique et en assumer l'administration complète. Après seulement, on pourrait organiser le gouvernement. Cette méthode contredisait l'opinion qu'il avait donnée d'abord, que la première des conditions, c'est que le Mexique exprimât lui-même ses désirs. Et ce fut là une des erreurs initiales de l'entreprise d'avoir pris, pour argent comptant, des adresses signées sous la menace des baïonnettes françaises.

En juillet 1863, l'archiduchesse Charlotte pria de nouveau son père d'agir sur l'Angleterre, afin que celle-ci favorisât les plans français. C'était là, étant donné la position de plus en plus critique des Etats du sud des Etats-Unis, une tentative tout à fait inutile et Léopold prévit que la victoire du Nord amènerait de grandes difficultés à la nouvelle monarchie mexicaine, sinon une impossibilité d'existence.

Malheureusement, il ne pouvait plus renoncer à la perspective de voir sa fille ceindre une couronne impériale. Ce rêve s'empara de lui de plus en plus. Il s'était attiré suffisamment de refus en Angleterre et il ne pouvait plus rien tenter de ce côté ; il ne voulait pas non plus abuser des conseils, car il se rendait compte que l'entreprise était des plus difficiles et qu'en pareil cas il valait mieux ne pas prendre de responsabilité, quelque proches que lui fussent les intéressés.

L'archiduchesse Charlotte, épouse de Ferdinand-Max et fille du roi Léopold, était tout feu et tout flamme pour la combinaison. Elle se désolait de n'avoir pu donner d'enfants à son époux, qu'elle croyait un homme supérieur, et voulait le placer devant un vaste champ d'activité, projet qui résultait d'une ambition héréditaire et un peu aussi d'une vanité personnelle. Elle avait espéré que la Vénétie aurait été constituée en (page 363) royaume indépendant et attribuée à Max, qui y était très populaire. Peut-être est-ce à son instigation que Napoléon avait proposé cet arrangement aux négociations de Villafranca, mais François-Joseph avait refusé.

Cette fois, elle tenait sa couronne. A son avis, son père se montrait trop tiède et trop réservé dans cette affaire, qui lui tenait cependant si fort à cœur. Aussi, à la mi-septembre 1863, se décida-t-elle à se rendre à Bruxelles, à mettre tous ses renseignements sous les yeux du roi et le gagner entièrement à sa cause. Elle réussit au delà de toute espérance.

Bien que l'Angleterre n'offrit ni garantie, ni aide matérielle, du moins accorderait-elle la reconnaissance et, pensait Léopold, une frégate pour escorter l'archiduc au Mexique. Le vieux roi se laissa complètement gagner par la jeune et enthousiaste princesse. Il recommanda une « Constitution élastique », car estimait-il les ministres ont toujours une tendance à s'émanciper de leur souverain. Il s'occupa de tous les détails du futur gouvernement et promit d'intervenir de nouveau en Angleterre.

Mais il ne laisse point de rappeler le service rendu à Napoléon, si profondément pris dans l'engrenage des affaires mexicaines et qu'on tire ainsi d'embarras. Aussi faut-il s'assurer de toutes les garanties possibles, de l'argent, des troupes françaises séjournant au Mexique, etc., et ces promesses doivent être faites par écrit et avant l'acceptation, car tout s'obtiendra beaucoup plus facilement avant qu'après, comme l'expérience le prouve.

L'Angleterre était tout à fait hostile à l'entreprise et avait conçu le plan, pour satisfaire Ferdinand-Max qui semblait à l'affût d'une couronne, de lui offrir le trône de Grèce, rendu vacant par l'expulsion d'Otto de Bavière. Déjà, avant que la candidature mexicaine ne fût en question, le roi Léopold avait discuté cette éventualité avec Palmerston et avait assuré, contrairement à l'avis du premier anglais, que l'archiduc était parfaitement indiqué. Aussi, lorsque la reine Victoria lui demanda de pressentir son gendre à ce sujet, il dut, malgré les tractations (page 364) mexicaines en cours, transmettre la proposition. Mais l'archiduc était déjà trop enthousiasmé pour le projet mexicain pour qu'un changement lui parût avantageux. D'autre part, le trône grec, déjà refusé par plusieurs princes, ne lui plaisait nullement.

Léopold prenait maintenant une part active aux négociations de son gendre et il mit à sa disposition t'Kint de Roodenbeke, Belge accrédité jadis au Mexique. Ce diplomate se rendit à Paris, à Vienne et à Miramar, où il représenta la majorité de la population mexicaine comme désireuse d'adopter un régime monarchique. Quant à l'opposition de l'Amérique, il ne la redoutait pas, assurant que les Etats du nord avaient suffisamment à faire pour tenir le Sud en échec.

Pour décider son gendre à exiger que Napoléon III fît des promesses par écrit, le roi Léopold lui adressa en date du 4 février 1864, la lettre suivante :

« Tu tires les marrons du feu pour l'empereur Napoléon ! En vérité, il ne faut plus rien faire avant d'être complètement sûr du maintien des troupes. Il faut en tout cas obtenir quelque chose d'officiel à ce sujet, une convention signée par les ministres français ou par un ambassadeur et ratifiée par l'empereur, ainsi que par toi-même. Ce sera difficile d'y arriver. Et pourtant, c'est absolument indispensable, cela donnera à Napoléon la possibilité de dire au Corps législatif et au pays : c'est un engagement d'honneur sur lequel est basé un accord réciproque, que je ne puis violer ! S'il n'existe rien de pareil, on le pressera et il sera toujours très enclin à considérer sa popularité comme la chose capitale. Ni discours, ni raisonnement ne doivent te faire dévier de cette question importante et absolument nécessaire ; il faut que les promesses aient la valeur d'un traité ; il faut fixer nettement la période de temps pendant laquelle seront maintenues des troupes françaises ; plus elle sera longue, mieux cela vaudra ; elles fournissent le principal appui. »

Le roi ajouta que la Légion étrangère de l'armée française était bonne et intrépide, seulement, il faudrait veiller (page 365) au recrutement et s'assurer de même que pour les volontaires, qu'il n'y ait pas de groupement compact d'hommes de bas étage ; qu'au surplus, il conviendra qu'au Mexique, la Légion étrangère française porte les couleurs de la France. Le roi ajouta encore quelques conseils au sujet de questions d'ordre financier et appela l'attention sur la nécessité d'assurer la communication entre l'intérieur du pays et le port de Vera Cruz, en élevant des fortifications aux endroits importants.

« Pour résumer, conclut le roi, l'empereur Napoléon tient énormément à retirer ses troupes du Mexique ; si, après, les choses prennent une mauvaise tournure, il n'en pâtira pas ; c'est pourquoi il faut un document précis indiquant l'ordre graduel dans lequel les troupes françaises seraient rappelées. Il ne faut pas se contenter de beaux discours. Il est nécessaire que tout cela soit fixé avant que tu ne contractes un engagement définitif ; c'est délicat, mais il ne faut pas s'illusionner, c'est une condition sine qua non. »

Puis, dans un postscriptum, Léopold annonce encore :

« J'ai l'intention de me rendre en Angleterre vers la fin du mois ; on m'y attend. Cela me fournira la possibilité de poursuivre pratiquement la combinaison et d'aboutir à ce qui est difficilement obtenable par écrit. En tous cas, vous devriez y aller aussi, les dispositions y sont bonnes ; il n'y a que d'Amérique du Nord que viennent des messages de haine. Lorsque, voici des années, le Texas se sépara du Mexique, il fut approuvé par les Etats-Unis, et il existe des documents de cette époque déclarant que tout Etat américain qui désire une nouvelle organisation, sera reconnu par le gouvernement américain. »

Le roi Léopold voulait assurément dire que les Etats-Unis auraient l'obligation d'admettre également la monarchie au Mexique ; seulement, il perdait de vue que l'Union déclarerait que cet Etat ne s'était pas octroyé lui-même sa nouvelle forme de gouvernement mais qu'au contraire, elle lui avait été imposée.

L'archiduc Ferdinand-Max remercia chaleureusement (page 366) son beau-père pour cette lettre, il parla de ses projets de voyage à Paris et à Londres, puis à titre de protection spéciale pour la future impératrice Charlotte, il demanda un détachement de 1,000 Belges avec le nombre d'officiers correspondant. Enfin, il insista pour que le roi, lors de sa visite en Angleterre, obtînt que ce pays reconnût l'archiduc comme empereur, dès qu'il aurait accepté la couronne. (L'archiduc Ferdinand-Max au roi Léopold, le 10 novembre 1864, minute M. A. K. M., aux archives de l'Etat à Vienne.)

L'archiduc était obstiné ; bien que son beau-père, malgré l'aide de sa nièce, la reine Victoria, et malgré toutes ses autres relations anglaises, n'avait pour ainsi dire encore rien obtenu en ce qui concernait l'affaire du Mexique, il persistait à espérer et sollicitait que l'on fît de nouvelles tentatives.

Cette fois, le roi Léopold répondit par retour du courrier. Dans cette promptitude, il faut reconnaître l'anxiété qui s'éveillait en lui et qui était produite par l'inquiétude que Ferdinand-Max ne se laissât persuader par Napoléon et ne se rendît au Mexique sans garanties suffisantes. (Le roi à l'archiduc Ferdinand-Max, Laeken, le 17 novembre 1864. Original déposé sous M. A. K. M, , aux archives de l'Etat à Vienne.)

« Pour mener l'affaire avec sécurité, écrit-il, on devrait mettre le marché à la main et déclarer catégoriquement que l'on n'acceptera pas si les conditions deviennent plus défavorables. Napoléon a intérêt, disons même le plus grand intérêt à conclure, car il est engagé dans l'entreprise, alors que toi, tu en es encore éloigné. Dans un cas aussi épineux, il est désirable de manœuvrer avec concordance ; je ferai de mon mieux, à condition que tu remplisses également ta mission. Depuis le début, l'affaire a subi de longs atermoiements. A l'origine, tout était basé sur l'occupation du Mexique par les troupes françaises et, même en Angleterre, c'était le régime qu'on estimait désirable. Or, l'hostilité du Corps législatif a manifestement éveillé chez l'empereur le désir de retirer le plus tôt possible les troupes françaises ; mais c'est précisément l'élément de sécurité ; il en faut au contraire le maintien pendant la plus longue période (page 367) possible... Sans un emprunt, il n'est pas possible de tenter l'aventure... Dans la convention grecque de 1830, les trois puissances, Angleterre, France et Russie, avaient chacune offert leur garantie pour un montant de vingt millions de francs et cela bien à regret et contraintes par ma menace d'abandon. Il faut se mettre soigneusement en garde contre les illusions et noter que « à l'impossible, nul n'est tenu. » Ceci est d'autant plus vrai, que l'insuccès provenant du manque d'éléments indispensables, serait endossé à charge du téméraire qui entreprendrait l'affaire et il n'y aurait rien de si injuste, et en même temps de si douloureux, qu'une accusation d'incompétence, même injustifiée.

« Victoria désire vivement me voir, mais il fait un temps affreux et lorsqu'on tombe malade, la confiance en soi-même en souffre ; malgré cela, s'il plaît à Dieu, j'irai en Angleterre le 29. Ma présence peut y être utile. Comme de raison, vous serez toujours les bienvenus. Et maintenant, pour me résumer : sans emprunt, sans convention, je n'accepterais pas ! Tu les tiens dans tes mains et eux ne te tiennent pas encore. Le ciel te protège, mon fils toujours chéri. Ton père affectionné, Léopold. »

A cette époque, Ferdinand-Max et Charlotte se rendirent à Paris, où l'on signa un contrat, contenant les décisions les plus importantes au sujet de l'aide militaire et financière de la France. L'archiduc pensait qu'avec ce traité et deux lettres de l'empereur lui promettant l'appui nécessaire, il obtenait amplement les garanties indiquées par son beau-père. Il renonça à l'aide anglaise et laissa ainsi de côté une des principales conditions qu'il avait posées dans le principe.

Brusquement surgit encore une autre difficulté. L'empereur François-Joseph demanda à son frère de renoncer, avant son départ pour le Mexique, à tous les droits de succession au trône et aux héritages lui revenant comme archiduc autrichien. Max refusa, provoquant ainsi une discussion avec son frère, qui entraîna presque l'abandon du trône mexicain. Comme d'habitude, lorsqu'il était dans un cas difficile, il s'adressa à son beau-père, qui était considéré partout comme l'oracle de l'Europe. Celui-ci était (page 368) d'avis que Ferdinand-Max ne devait pas céder, c'est-à-dire maintenir ses droits et - mots graves de conséquence - ne pas renoncer au projet mexicain. La phrase finale de la réponse du roi à Charlotte était ainsi conçue :

« Cette lettre est pour toi et pour Max et se résume ainsi qu'il suit : ne rien lâcher, et ne faire aucune promesse. Malgré tout, ne pas abandonner la couronne du Mexique, car il s'ensuivrait une confusion inextricable. »

Napoléon III eut peur que l'archiduc ne l'abandonnât au dernier moment et le laissât se débattre seul dans l'entreprise mexicaine. Il pria le roi Léopold d'intervenir et celui-ci télégraphia le 6 avril à sa fille, qui était alors à Vienne, cherchant à tout arranger. Dès qu'elle eut reçu ce message, Charlotte en transmit la teneur à son époux à Miramar ; puis elle redoubla d'efforts ; à midi, elle exprime l'espoir que l'empereur François-Joseph (qui, remarque-t-elle, a un sentiment de grande équité), renoncera à son idée. « Du reste, télégraphie-t-elle à l'archiduc, il tient beaucoup ce que tu ailles au Mexique. » (Télégramme de l'archiduchesse Charlotte à l'archiduc Ferdinand- Max, le 15 avril 1864, midi et cinq minutes. M. A. K. M. Archives de l'Etat à Vienne.) Le soir, pourtant, « bien que l'empereur fût visiblement bien disposé », elle se heurta à une résistance insurmontable. (Idem, à dix heures et demie du soir.) Elle comptait partir le 6 avril, lorsqu'arriva un télégramme que son père expédiait à la demande de Napoléon : « Rompre avec les Mexicains, y disait-on, est presque impossible maintenant et provoquerait un chaos effroyable. Il faut tâcher de trouver un moyen terme. » (Télégramme du 6 avril 1864. M. A. K. M. Archives de l'Etat à Vienne.)

Une décision fut prise le 10 avril 1865. Malgré les conseils du roi Léopold, l'archiduc céda et accepta la couronne du Mexique, quoique les conditions qu'il avait d'abord exigées eussent été rejetées ou accordées partiellement. Accompagné de sa femme, il se rendit dans ce lointain pays, (page 369) où l'attendaient de grandes difficultés, des combats incessants et la mort. Ils furent accompagnés d'un homme de confiance, le Belge Eloin, qui, sur la recommandation de la reine Victoria, devait être le conseiller de Maximilien.

En outre, Léopold avait promis d'user de toute son influence politique sur l'Angleterre, qui voyait toujours d'un mauvais œil l'expédition mexicaine. En effet, il réussit à y faire accréditer par la reine un ambassadeur. Mais ses forces diminuaient.

Sa dernière année approchait. Son énergie n'était plus aussi forte qu'avant. Naturellement, il donna beaucoup de conseils à Maximilien, quoique ces conseils ne' pussent être de grande valeur à cause de son ignorance du pays. Enfin, il fit tout ce qui était en son pouvoir pour se rendre utile.

Après son intervention auprès de la reine Victoria, il se rendit pendant l'été de 1865 en France pour examiner avec Napoléon III la situation du Mexique et obtenir, si possible, quelque avantage. Tandis que les affaires mexicaines allaient de mal en pis, les jours du roi étaient comptés et deux lettres, que l'empereur Max avait écrites à Léopold, les 18 novembre et 18 décembre 1865, n'arrivèrent, par suite de la distance, qu'après la mort de Léopold, et restèrent cachetées. C'est le comte Corti qui les ouvrit et les lut en 1924 !!

Quant à la dernière lettre du roi Léopold à l'empereur Maximilien, elle finissait ainsi : « Et maintenant God bless you, je ne peux plus t'aider. »

Ainsi Léopold ne vécut pas assez longtemps pour voir la fin de la tragique aventure. Ce fut heureux, car il aurait terriblement souffert de voir son gendre fusillé et sa bien-aimée fille, après de vaines demandes de secours, tomber en démence ! Sa haine contre Napoléon, qui n'avait jamais été éteinte complètement, se fut rallumée plus forte que jamais. En vérité, l'empereur des Français abandonna sans pitié les enfants de son ennemi acharné. C'était une vengeance non voulue, mais complète, sur le roi qui reposait dans la tombe. L'entreprise était vraiment hasardeuse. Pas un Américain n'aurait admis qu'un nouvel empire européen s'établît (page 370) sur la partie du monde soumise à la doctrine de Monroe. Basée sur la victoire des Etats du sud d'Amérique, la combinaison devait échouer avec leur défaite.

L'élévation de son gendre sur un trône impérial avait donné au vieux roi une immense joie ; cependant, cela ne lui suffit pas. Une nouvelle occasion s'offrit de mettre un Cobourg sur un trône. En octobre 1862, Otto II de Grèce avait été dépossédé et chassé d 'Athènes par une conjuration militaire. Il s'agissait de placer sur le trône vacant un candidat approuvé par la Grande-Bretagne, quoique n 'étant pas de nationalité anglaise. La Grèce était toujours restée l'objet de l'amour de Léopold. A une certaine époque, il eut accepté ce poste périlleux et il voulait y mettre un Cobourg, maintenant que l'expérience avait montré qu'un prince d'une autre maison ne convenait pas. Les vœux du roi se trouvèrent conformes à ceux du gouvernement anglais.

Encore une fois, l'oncle et la nièce combinèrent de concert une manœuvre politique, qui élèverait la maison de l'époux bien-aimé de la reine. Après le refus de Ferdinand-Max, on proposa d'abord le Cobourgeois Louis de Portugal, puis le duc régnant Ernest II de Saxe-Cobourg-Gotha.

Ce dernier avait accepté ; au dernier moment, des difficultés se produisirent, auxquelles Bismarck ne fut pas tout à fait étranger. Malgré la volonté de la reine d'Angleterre, la candidature cobourgeoise s'effondra ; le roi n'était plus en mesure d'utiliser d'une manière suffisante ses relations et son énergie et Palmerston préférait le prince Christian de Glucksbourg, frère de la princesse de Galles. Ainsi cette fois encore, ce ne fut pas un Cobourg qui régna à Athènes et il semble vraiment que la Providence y mettait une opposition spéciale.

Si ce dernier résultat n'avait pas correspondu à ses désirs, Léopold, malgré ses douleurs violentes, n'avait pas moins travaillé sans interruption à la grandeur de sa maison, y consacrant ses dernières forces. Il observait aussi avec intérêt les événements d'Allemagne, quoiqu'il ne pût plus y intervenir d'aucune manière. Depuis le 23 septembre (page 371) 1863, BismarCk était à la tête du gouvernement prussien. Près de lui, il n'y avait pas de place pour un conseiller, fût-ce un roi étranger, issu d'une maison princière allemande. Le fait est prouvé d'une façon péremptoire à l'occasion d'un désaccord qui s'éleva entre Guillaume Ier de Prusse et le kronprinz. Sur le conseil de Bismarck, un décret, qu'on appela « Ordonnance de la Presse », enchaînait les feuilles de l'opposition. Pour agir de la sorte, une loi était nécessaire et on se borna à une simple décision ministérielle.

Le kronprinz soutint ceux qui criaient à la violation de la Constitution et il manifesta son opinion dans un discours adressé au bourgmestre de Dantzig à l'occasion d'une fête. Cette opposition amena une querelle violente entre le père, qui approuvait Bismarck, et le fils qui, d'après l'opinion du ministre, était excité par sa femme, la fille de la reine d’Angleterre.

La reine Augusta de Prusse, qui était en ce moment en route pour l'Angleterre, essaya de les réconcilier et elle espérait que Léopold et la reine Victoria lui prêteraient leur concours. Le baron de Hügel profite de l'incident pour attaquer violemment Bismarck, « qui était la cause de tout » et dont « les dangereux conseils », à ce qui lui semblait, donnaient raison à la reine de Prusse de se plaindre amèrement.

Selon la communication de Hügel, la reine Augusta aurait désiré que le roi Léopold intervînt dans ce différend, en adressant au roi Guillaume une lettre autographe. Mais le souverain belge refusa, ce qui paraît vraisemblable. Il lui était déjà arrivé deux fois, entre autres, lors des négociations entre la Russie et la Prusse, de voir des propositions de médiation très mal accueillies à Berlin. Dans ces échecs se montrait déjà l'action de Bismarck, qui veillait jalousement à ce qu'aucune influence étrangère ne s'infiltrât à la Cour de Prusse. Aussi le roi Léopold était-il rempli de rancune contre l'homme d'Etat prussien. « Le choix de M. de Bismarck est des plus périlleux. Je l'ai connu, il y a des années, très ami de l'Autriche, maintenant il est son plus terrible ennemi. Où le bon roi Guillaume (page 372) croit-il arriver, c'est incompréhensible, écrit Léopold le 29 septembre 1862 à son gendre, qui, de son côté, était d'une opinion tout à fait semblable sur le futur Cavour allemand. »

Le roi des Belges était décidé à ne plus intervenir dans les affaires des Cours prussienne et anglaise, bien que la situation générale de l'Europe fût loin d'être sans danger.

Il était sincèrement persuadé que la Prusse pâtirait de sa manière d'agir envers lui, car une guerre européenne n'était nullement impossible à cette époque. « Napoléon, disait-il, reste aussi bien l'ennemi du roi Guillaume que le mien et je n'ai qu'un seul et vrai désir, c'est que M. de Bismarck n'amène pas une brouille entre la Prusse et l'Angleterre. »

L'antipathie de Léopold pour Bismarck était payée de retour. Ce dernier avait été sur le point de rencontrer le roi à Ostende, en septembre 1863, mais il changea à l'improviste ses projets de voyage et évita ainsi cette visite. Il est amusant de lire aujourd'hui les commentaires de Hügel sur cette entrevue manquée. (Hügel Rechberg, le 18 septembre 1863. Archives de l'Etat.)

« On dit, annonce-t-il, que Bismarck aurait dû demander une audience et qu'il craignait un entretien, qui ne pouvait lui être agréable, car il aurait eu comme sujet, la condamnation de la politique intérieure et extérieure inaugurées pur lui avec si peu de succès. Au surplus, on connaît l'opposition de Bismarck au mariage du kronprinz Frédéric-Guillaume avec la fille de la reine d'Angleterre, et son antipathie pour les Cobourg était telle qu'il s'écria un jour : « La maison de Cobourg est la pierre d'achoppement de l'Europe. »

En outre, dans l'idée de Bismarck, la Belgique devait servir d'appât pour la France et assurer sa neutralité quand se produirait le règlement de comptes, prévu par le génial ministre, entre la Prusse et l'Autriche et qui devait donner au roi Guillaume la suprématie en Allemagne. Il est clair que de cette conception naissait une antipathie compréhensible entre les deux hommes. Le Prussien n'avait, en (page 373) outre, que peu d'égards pour le vieux roi et, en toute circonstance, se comportait d'une manière brutale et sans ménagement envers la Belgique.

On conçoit l'indignation de Léopold, lorsque, en 1864, on lui rapporta que Bismarck, dans une conversation avec M. Drouyn de Lhuys, ministre des Affaires étrangères de France, avait dit « qu'il ne comprenait vraiment pas pourquoi la France s'adressait à la Prusse pour obtenir ce qu'elle nommait ses frontières naturelles. Il était pourtant bien plus simple de s'emparer de la Belgique. Il est vrai, ajoutait le rusé ministre, que l'Angleterre crierait et ferait certainement du tapage, mais elle n'irait sûrement pas jusqu'à entreprendre la guerre pour ce motif »

Il aurait été très agréable à Bismarck que la France se laissât entraîner dans quelque aventure belge. Au contraire de ce qu'il assurait, il était convaincu que l'empereur se mettrait de cette manière l'Angleterre sur les bras, en conséquence, les deux puissances occidentales auraient eu les poings liés et la Prusse aurait été libre d'agir comme elle l'entendrait contre l’Autriche.

Dans la question du Schleswig-Holstein, qui occupa l'Europe ces années-là, Léopold aurait volontiers employé au maintien de la paix toute l'influence que son expérience, sa sagesse éprouvée et son passé politique auraient dû lui assurer auprès des divers cabinets. Les efforts du roi tendirent à aplanir les difficultés qui, principalement du côté de la Prusse, s'opposaient à la réunion d'une Conférence de la Paix. Un des frères du roi de Danemark, qui s'arrêta à Bruxelles au cours d'un voyage à Londres, en causa avec le vieux souverain. (Allgemeine Zeitung d'Augsbourg, du 18 mars 1864. Article anonyme de M. Arendt.) Car c'est à tort que le baron de Hügel lui dénie alors toute influence sur les affaires de la haute politique. Il était sur ce point loin de la vérité ; grâce à son réseau de relations, le roi Léopold pouvait encore faire entendre par-ci par-là sa parole.

Naturellement, ce n'était plus comme jadis. Sa maladie n'était pas complètement guérie. Un mauvais germe (page 374) subsistait dans son corps affaibli. Malgré tout, le roi, dans la persuasion qu'il avait reconquis son ancienne santé, avait repris presque toutes ses anciennes habitudes. Des chasses et des voyages interrompaient les affaires de l'Etat. A Vichy, Léopold s'était rencontré avec l'empereur des Français et pour prouver à celui-ci le bon état de sa santé, il s'épargna si peu qu'en novembre 1864 il éprouva une sévère rechute de son ancienne maladie. Et, malgré cela, lorsque le baron de Hügel qui, à la suite de cette maladie, n'avait plus, depuis longtemps, obtenu d'audience, demanda au ministre belge des Affaires étrangères s'il n'y avait pas de nouvelles de la politique extérieure, celui-ci lui répondit surpris : « Mais non, Monsieur le baron, vous savez bien que nous ne faisons pas de politique dans notre ministère. Elle fait partie du domaine privé du roi et nous en savons généralement moins que les autres. »

« Le fait est, ajoute le baron de Hügel, que les ministres ne sont pas toujours au courant des négociations du roi avec les puissances étrangères. » (Hügl au comte de Mensdorff. Pouilly, le 3 novembre 1864. Archives de l’Etat.)

Cette fois, le roi dut abandonner pendant quelque temps ses travaux. Sa maladie avait recommencé, des diarrhées le tourmentaient et l'affaiblissaient. Durant les longues heures où il était cloué sur son lit, avec défense de lire et même de se faire faire la lecture, il vit défiler dans sa mémoire les images brillantes de son passé. Derrière lui, s'étageaient soixante ans d'expérience et d'activité incessante. Depuis 1830, la Belgique avait pris un essor inouï, la population était devenue fort nombreuse, le commerce, l'industrie étaient centuplés, les lignes de chemins de fer avaient pris un développement considérable. La richesse des habitants s'accroissait continuellement et la considération dont jouissait l'Etat à l'étranger était hors de proportion avec son étendue. Le prince de Cobourg, qui avait conduit son royaume à cette prospérité, avait commencé dès l'âge de quinze ans à connaître les grands de ce monde, au grand quartier (page 375) général russe, lors de la bataille d'Austerlitz. Sa haute et élégante stature, ses yeux noirs, son visage aux traits si fins, ses allures dès la jeunesse tranquilles et pondérées et enfin son origine princière avaient été ses lettres de recommandation dans le monde si troublé de cette époque.

Ces avantages avaient été aussi l'apanage d'autres princes, qui n'avaient pu monter si haut. L'ambition de Léopold l'avait poussé de degré en degré. Ce sentiment louable, sa force de travail inlassable, son activité et le désir de se rendre utile l'avaient mené à l'accomplissement de grandes choses. Sa nature l'éloignait des fortes passions et il savait subordonner ses amours à ses intérêts. Par ambition, il avait recherché et obtenu l'héritière d'Angleterre, par intelligence politique il avait épousé la fille de Louis-Philippe.

Le même désir de grandeur l'avait porté à arranger des mariages avantageux pour sa famille, qu'il avait ainsi, à l'exemple de Napoléon Ier, élevée autant qu'il l'avait pu. En dehors de ses mariages, il eut des liaisons sans toutefois se laisser entraîner par l'amour. Un bel homme de sang royal, comme lui, n'avait que l'embarras du choix. Il eut plusieurs enfants illégitimes qu'il plaça pour la plupart dans des armées étrangères, pour s'en servir plus tard, en certaines circonstances, comme des personnes de confiance.

La dernière liaison du roi avec Mme Meyer von Eppinghoven commença pendant les dernières années de la vie de la reine, qui avait appris cette intrigue avec beaucoup de tristesse. Mais Louise, toujours alitée et soignant ses poumons au bord de la mer, était une compagnie bien triste, tandis que la favorite, belle, joyeuse, pleine d'esprit, procurait des distractions au monarque, souvent harcelé de soucis et qui aimait par-dessus tout les conversations spirituelles.

En outre, elle était bonne pianiste et le roi adorait la musique, qui était la seule sensation capable de lui mettre les larmes aux yeux et de faire naître en son cœur un inextinguible besoin d'expansion. L'amie du roi savait le distraire et l'amuser, elle savait écarter d'une main douce (page 376) les idées noires, ramener la gaîté et la bonne humeur. Et pourtant on peut dire qu'il n'eut jamais qu'une passion, qu'un amour : la politique.

La position particulière de la Belgique, entourée de grandes puissances avides, demandait et demande encore aujourd'hui une tête particulièrement bien organisée pour la diriger. Il fallait aussi un homme n'ayant aucune préférence pour une nation déterminée. A la suite de ses allées et venues et de ses voyages, Léopold était sans nationalité. Il était tout à fait cosmopolite. Il avait presque oublié son origine allemande, il se sentait bien un Cobourg, mais il oubliait parfois tout à fait que c'était une maison saxonne.

Pendant deux années, il avait cru qu'il serait l'époux de la reine d'Angleterre, puis, après la mort de la princesse Charlotte, la prolongation de son séjour en Angleterre l’avait rendu Anglais. Après son avènement au trône belge, ce sentiment s'était affaibli de plus en plus. Toutefois, malgré ses relations avec les Orléans, il ne s'était jamais considéré comme Français. Une telle appréciation serait aussi ridicule que si on le qualifiait d'Anglais.

Le roi était fier d'avoir assuré à son pays la paix intérieure, en gouvernant adroitement, tantôt avec les conservateurs, tantôt avec les libéraux. Il avait décidé la victoire du principe monarchique à une époque où des forces importantes se tournaient vers les théories républicaines et où le roi écrivait à sa nièce d'Angleterre : « Sur le continent, tout le monde, libraires, docteurs, avocats, oui même des ouvriers, cuisiniers et comédiens se considèrent comme capables d'être à la tête d'un gouvernement et se croient appelés à régner sur leurs concitoyens. » (Laeken, le 25 mars 1850. Letters, t. II, p. 283.)

Dans toutes ses actions politiques, il témoigna toujours d'une extraordinaire tranquillité philosophique. Son regard perçant, qui semblait sonder les hommes et pénétrer jusque dans leur cœur, effrayait beaucoup ceux qui se trouvaient en sa présence pour la première fois. Il avait une finesse diplomatique remarquable. S'il n'avait pas été souverain, il eût dû devenir ministre des Affaires (page 377) étrangères d'un Etat. Le duc Ernest II de Saxe-Cobourg- Gotha, l'intitule l' « oracle politique de l'Europe. » (Aus Meinem Leben meiner Zeit, p. 582.)

Le roi avait l'art de se donner un air d'impartialité, sans jamais paraître influencé par aucun parti pris, il appelait son œuvre « mon travail pro deo. » (Léopold à l'archiduc Jean, le 14 mars 1855. Archives de Méran) En politique, comme dans les questions économiques, il observait toujours le principe anglais : « ne jamais acheter que ce que l'on peut revendre ». Son gouvernement resta toujours pondéré. En outre, il jeta les fondements de la fortune colossale qu'amassa plus tard Léopold II. De sa nature, Léopold était réfléchi, conciliant et calme, et il savait tirer de ces qualités le parti nécessaire à ses intérêts.

« Beaucoup des politiciens superficiels des gazettes anglaises, écrit-il une fois, s'imaginent que la menace est le meilleur moyen de réussite, je la considère, moi, comme le pire des systèmes. » (Léopold à Victoria, le 13 janvier 1854. Letters, t. III, p. 6.) Par contre, il avait adopté, en ce qui concerne la louange et le blâme, les principes de l'impératrice Catherine II. Celle-ci, un jour qu'on lui demandait de réprimander officiellement un gouverneur négligent : « Oh non, ce serait trop l'humilier, j'attendrai qu'il soit seul avec moi, car j'aime récompenser en public et punir en secret. » (Mémoires du comte de Ségur, voyages de Catherine t. II, I, p. 110.)

Touchant l'aristocratie, il avait aussi les mêmes opinions que cette impératrice, sur laquelle il avait lu tout ce qui avait paru. Rien ne lui plaisait plus que l'ukase de Catherine, divisant la noblesse en six classes et plaçant la plus vieille noblesse dans la classe inférieure, parce que les nouveaux mérites, récemment acquis, devaient passer avant de simples droits transmis par héritage et depuis longtemps périmés.

La paix européenne avait toujours eu une grande importance pour le roi Léopold, ainsi que pour son pays, aussi fut-il un partisan et un défenseur de la paix mondiale. Il était, en outre, un grand sceptique ; il ne considérait pas la (page 378) nature humaine comme bonne par essence, mais, tout au contraire, comme foncièrement mauvaise ; « il faut une main forte, disait-il, pour conduire les hommes, et les gens ne souhaitent pas autre chose du reste. » (Léopold à Victoria, Ardennes, le 10 novembre 1850.)

Malgré les campagnes de sa jeunesse, malgré sa science militaire, le roi des Belges n'était pas un soldat ; il était pour cela trop souple, trop malléable, trop homme de salon, trop peu batailleur et en même temps trop pratique. Aussi lui était-il tout à fait impossible de comprendre une guerre ayant la gloire pour unique but.

On a accusé le roi de ne considérer la religion que comme un moyen politique. C'est inexact. Il était réellement religieux, ainsi qu'on le constate dans une lettre qu'il écrivit à son neveu Ernest, à l'occasion de sa première communion et dans laquelle il exprime en termes élevés ses convictions. C'est une véritable profession de foi. (Duc de Cobourg, Aus meinem Leben und meiner Zeit.)

Il redoutait pour le peuple, ainsi que le déclare Th. Juste (Léopold Ier, roi des Belges, d'après des documents inédits, t. II, p. 101), l'enseignement civil sans éducation religieuse obligée, et dans une lettre adressée M. Dechamps, le 24 février 1860, il disait : « Vous connaissez depuis longtemps mes sentiments et combien je crois que l'existence d'un esprit religieux est dans l'intérêt des populations. » Pendant sa dernière maladie, la duchesse de Brabant s'efforça de le convertir au catholicisme, Le pape Pie IX lui écrivit même une lettre autographe afin de le décider. Il lui répondit qu'il respectait la religion catholique, ainsi qu'il l'avait montré pendant tout son règne, mais qu'il voulait mourir comme il avait vécu, dans la religion de ses ancêtres.

La sincérité de son protestantisme n'empêchait pas le roi de se moquer des cagots avec une ironie mordante. D'ailleurs, il n'était jamais aussi heureux que lorsqu'il pouvait railler finement et même ridiculiser les gens d'un avis contraire au sien, Les sots, par contre, le rendaient (page 379) impatient et excitaient même sa colère. D'un autre côté, les agités, les auteurs de travaux précipités, les inventeurs de conceptions rapides, gens d'une nature inquiète et impulsive, lui « tapaient sur les nerfs. »

Personnellement, il aimait à tout étudier à fond et quand il discutait une chose quelconque, il ne lâchait pas son interlocuteur, avant d'avoir tous les éclaircissements possibles et avoir considéré l'affaire sous tous ses angles. Ses lettres se comptent par milliers. Partout où il rencontrait un personnage intéressant, il entamait une correspondance avec lui et la continuait. Souvent, sa sincérité laissait à désirer, ce qui provient de son sens diplomatique et de la situation précaire de son Etat. En particulier, dans ses relations avec Napoléon III. il a le sourire aux lèvres, alors que son cœur brûle de crainte, de haine et d'anxiété. C'est aussi par système qu'il écrit autant de lettres. Pour avoir toujours une preuve de ses ordres, il communiquait, par écrit, avec les dignitaires du Palais qu'il voyait chaque jour, ainsi qu'avec les membres de son intimité et de sa famille.

Pendant ses séjours dans les Cours, dans les camps, dans les Congrès, dans les châteaux d'Angleterre, de même que dans son entourage en Belgique, Léopold avait rencontré une quantité de personnes de tous genres et de grande importance. A leur contact, il devait nécessairement acquérir une profonde connaissance de l'âme humaine, la notion la plus nécessaire pour l'homme appelé à gouverner une nation.

En général, ses jugements sur les personnes et sur les événements sont presque toujours exacts. Il était difficile de le tromper et lorsqu'on y parvenait, ce n'était jamais pour longtemps. Toujours maître de lui, il s'oubliait rarement et c'est par un sévère contrôle de soi qu'il était parvenu à ce résultat. Beaucoup d'exemples tirés de l'histoire qu'il aimait et qu'il étudiait avec le plus grand soin, lui avaient fait comprendre la nécessité d'adopter une telle attitude, principalement dans une position où tout s'efface devant la Majesté.

(page 380) L'expérience des autres et aussi la sienne l'avaient rendu méfiant. Il était convaincu que le secret des lettres qu'il confiait à la poste était violé et souvent, comptant sur cette indiscrétion, il expédiait des écrits qu'il désirait communiquer indirectement et, en apparence à son insu, aux intéressés

Son premier soin était de prévenir, dès son arrivée, un envoyé ou un ambassadeur du danger de l'emploi de la poste. Léopold avait la manie de donner partout et à tous des conseils ; or, des conseils non sollicités sont rarement appréciés, même et surtout quand l'avenir prouve que le conseilleur a raison. La majorité des hommes préfère accomplir des sottises avec entière liberté. Et comme les Etats sont dirigés par des hommes, il s'ensuit que cette remarque s'applique à la haute politique.

Le roi souriait lorsque quelqu'un lui parlait de « l'opinion publique » en politique. A son avis, c'était un terme trouvé par un connaisseur d'hommes pour flatter la masse. Il jugeait que quelques rares personnes étaient seules capables d'acquérir une opinion politique saine, à force de s'occuper toujours de questions analogues et d'avoir fait les études préliminaires nécessaires.

Léopold était très érudit. A chacun de ses moments de liberté, il saisissait un livre. Très souvent, il se faisait faire la lecture et son impatience était telle qu'il pressait toujours le lecteur d'aller plus vite. Parfois, il prenait le livre des mains du lecteur pour atteindre plus rapidement le passage désiré. Sa mémoire était extraordinaire. Ainsi, pendant un voyage en Suisse, comme il approchait d'un pont, il remarqua : « J'ai passé sur ce pont il y a trente et un ans et j'y ai fait la charité à un aveugle. Je suis fort curieux de voir s'il y est encore. » L'aveugle y était. (Th. Juste, Léopold Ier, roi des Belges, t. I, p. 9.)

Ses devoirs de souverain lui semblaient parfois terriblement lourds, surtout quand il était obligé de signer des jugements importants, qui avaient besoin de son approbation pour être exécutés. En de telles occasions, il aspirait (page 381) à une vie bourgeoise le délivrant de la responsabilité de ses décisions. Il rêvait parfois à l'existence calme de la campagne, à des occupations agricoles ou forestières, auxquelles il s'intéressait en dilettante. Il se complaisait même dans la pensée qu'en cas de nécessité, si tout venait à lui manquer, il pourrait gagner son pain de cette façon. (Léopold à Jean, le 2 octobre 1851. Archives de Méran.) Il ne recherchait aucun luxe. Quelques chaises recouvertes de housses claires, des rideaux blancs, de petites tables hautes, où il écrivait debout : tel était l'ameublement des appartements qu'il a habités à Bruxelles, à Laeken, à Ardennes ou à la Villa Emilia sur le lac de Côme.

Cependant, il ne supportait que peu de temps le séjour à la campagne et l'éloignement des affaires et si, pendant ses villégiatures en Suisse, la beauté des Alpes lui causait d'abord une sorte d'enthousiasme, il se lassait vite de ce plaisir, Il était comme attiré par le tourbillon de la haute politique et il ne pouvait vivre sans un large champ d'action. Si ce n'était pas l'Angleterre, ce serait la Grèce et si la Grèce était impossible, ce serait la Belgique.

Ce n'était pas le goût de la domination qui le poussait, mais il éprouvait le besoin d'une activité s'étendant au loin et ce désir inextinguible de travail conduisit le petit prince de Cobourg à un grand rôle. En vérité, la tête régnait et le cœur n'avait pas grand pouvoir. Cet esprit toujours en éveil et nourri par l'ambition conduisit la maison de Cobourg à une puissance mondiale.

Lorsque la nature réclama ses droits, lorsque l'âge et la maladie se firent sentir, il les combattit avec son énergie expirante. Il ne voulait pas être malade. Il ne voulait pas non plus que quelqu'un fut témoin de sa faiblesse. C'est pourquoi, personne ne pouvait l'approcher quand il était au lit. C'est pourquoi, il se maquillait et faisait tout pour dissimuler son état. Quand il était seul, ses douleurs lui arrachaient souvent des cris ; dès qu'un de ses serviteurs entrait dans sa chambre, il se taisait et mordait les draps lorsque ses souffrances étaient trop violentes. Heureusement, ses crises ne duraient pas longtemps.

En janvier (page 282) 1865, le roi se sentit encore si bien portant qu'il chassa le sanglier et le renard pendant cinq à six heures, mais le froid extraordinaire qui régnait donna un nouvel accroc à sa santé ébranlée. Le mois suivant, il dut se mettre à plusieurs reprises au lit et la reine Victoria, inquiète, lui envoya son médecin. Au printemps, il se remit de nouveau, si bien que, malgré l'avis de ses docteurs, il se rendit en Angleterre, auprès de sa nièce.

Le baron de Hügel prétend que la reine Victoria, à laquelle l'éducation du prince de Galles, plus tard Edouard VII, donnait de constants soucis, avait prié le roi de venir réprimander son fils, qui acceptait l'hospitalité de toutes sortes de gens, ce qui était contraire à sa dignité et prêtait à de nombreux commentaires. (von Hügel au comte Mensdorff-Pouilly, le 13 mars 1865. Archives de l’Etat.)

Le prince de Galles ne dut pas trop souffrir des réprimandes du vieil oncle, car celui-ci ne put quitter sa chambre pendant son séjour en Angleterre. Il revint très souffrant dans sa capitale. A partir de ce moment, les progrès de sa maladie devinrent inquiétants. Les opérations succédaient aux opérations. Mais toujours le roi dissimulait autant que possible son état. A la fin de juillet, ses pieds s'enflèrent d'une façon monstrueuse et sa nièce, inquiète, arriva d'Angleterre.

Le mois d'octobre amena une amélioration de courte durée. La mort de Palmerston, survenue à cette époque, avait donné au vieux roi l'occasion de prédire qu'il suivrait bientôt son adversaire le plus obstiné.

Malgré tout et bien que de nouvelles ponctions des pieds eussent été nécessaires, il participa encore à quelques unes des chasses habituelles de Ciergnon, assis dans une chaise roulante. Dans les journaux, on inséra l'avis que le roi chassait dans les Ardennes. Encore, à ce moment, le moins de monde possible était tenu au courant de la gravité de son état.

Mais, à la fin de novembre, ces expériences, qui lui occasionnaient des souffrances inutiles, prirent fin. Le (page 388) monarque resta au château de Laeken, sans plus quitter ni la chambre, ni le lit.

Dans les premiers jours de décembre, le médecin de la reine Victoria, le Dr Jenner, s'était présenté avec une lettre personnelle autographe qu'il devait remettre au roi. Il ne fut pas reçu. Léopold ne prétendait voir personne, ni médecins, ni membres de sa famille. Il voulait rester seul avec son valet de chambre Greiner. Avec les plus grandes difficultés, on parvenait, de temps en temps, à laisser entrer en fraude un médecin dans la chambre du malade.

Depuis longtemps déjà, le monarque avait défendu aux personnes de son entourage de faire la moindre allusion à sa maladie. Il combattait encore contre l'inéluctable destin et ne voulait montrer à personne la vue de sa détresse.

Finalement, le 7 décembre, il reçut le Dr Jenner et prit la lettre de la reine. Il ne pouvait déjà presque plus parler. La faiblesse de la mort l'avait saisi. Ses pensées vaguaient sans suite de Windsor à Laeken, de Paris à Claremont. Souvent, le nom de Charlotte lui venait aux lèvres.

Pensait-il, dans son agonie, à la femme que la mort lui avait si cruellement arrachée, ou à sa fille qui, dans ce lointain Mexique, luttait aux côtés de son époux contre de si grandes difficultés et contre des dangers de toute sorte ?

Quelque temps avant sa dernière maladie, le roi avait prié sa belle-fille, la duchesse de Brabant, de le prévenir lorsque sa dernière heure approcherait, car il voulait mourir conscient, ayant pour cela de bonnes, sérieuses et importantes raisons.

Comme le roi combattait visiblement avec la mort, disait des paroles incohérentes et parfois ne reconnaissait plus son entourage, dans la matinée du 10 décembre, la duchesse se souvint de sa promesse. Elle fit appeler les médecins et leur demanda s'il y avait encore de l'espoir. « - Non, répliquèrent-ils, dans quelques heures tout sera fini. » La duchesse eut un grave combat intérieur : remplirait-elle le vœu de son beau-père ? Elle s'y décida et se rendit, avec son médecin, à la porte de la chambre royale, où un huissier s'opposa à son entrée. Elle l'écarta, ouvrit elle-même la (page 384) porte, s'agenouilla devant le lit et annonça au roi que sa fin était proche.

Léopold comprit ; profondément ému, il prit la main de la duchesse. « Ne me quittez plus » furent ses dernières paroles. Peu après, il se rejetait en arrière avec un cri. L'homme d'Etat couronné, l'oracle de l' Europe, avait rendu le dernier soupir.

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