Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

Retour à la table des matières

Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre

Chapitre I. Le siècle de la Liberté et l’apogée de la Bourgeoisie

(page 7) Né à Ostende le 26 juillet 1829, Auguste Beernaert est mort à quatre-vingt-trois ans, ayant conservé jusqu'en cet âge avancé la plénitude de ses facultés intellectuelles.

Le déroulement de sa longue et belle existence coïncida avec l'épanouissement de notre vie nationale aux jours sans doute les plus heureux que celle-ci ait connus. Ayant pu juger à l'œuvre le régime individualiste et libéral qui était celui de sa génération, après en avoir éprouvé, tant pour luimême que pour le bien général, les mérites et les avantages, son génie politique en a, avant d'autres et mieux que d'autres, discerné les lacunes et les défauts. Ayant assisté et participé à l'ascension triomphale de la bourgeoisie, il a vu s'accuser son crépuscule. Bien plus, ce crépuscule, il l'a, délibérément, encouragé et précipité. Lorsque l'hégémonie de cette « classe dirigeante » fut menacée en Belgique, à partir des années 1885, par la marée montante de la démocratie, la rectitude de son jugement, - car il avait l'esprit juste comme un musicien a l'oreille juste, comme un tireur a l'œil juste, - se garda bien d'opposer l'intransigeance d'un parti bris à des réformes dont il comprenait qu'elles étaient nécessaires et d'ailleurs inéluctables.

S'efforçant de canaliser le courant, il prépara, il guida à ses débuts l'évolution qui, dans les idées comme dans les (page 8) lois, fit succéder au « credo » libéral, tel qu'il l'avait lui-même professé et servi, une ère nouvelle qui en devint à peu près la contradiction : un régime où l'intervention des pouvoirs publics devait se faire de plus en plus active et exigeante dans le domaine social, en attendant l'heure, qui devait sonner au lendemain de la guerre 1914-1918, où cette intervention prendrait les aspects de l'économie dirigée et de l'étatisme. Mais tout en participant à cette transformation, le conservateur qu'il était naturellement veilla toujours à préserver l'essentiel : c'est-à-dire le sens religieux et moral, la vie de famille, l'accession à la propriété et son bon usage.

C'est l'histoire même de cette évolution qui donne le meilleur de son intérêt à une biographie de ce véritable homme d'Etat. Tout en nous défendant d’exagérer son rôle à ce tournant de notre vie nationale, sans méconnaître l'action qu'ont exercée, dans cette crise sociale et politique qui correspondit à peu près au règne de Léopold II, d'autres personnalités appartenant aux milieux de droite et de gauche, en n'oubliant pas non plus que les mouvements périodiques des institutions humaines obéissent, tout comme les phénomènes de la météorologie et de la géologie, à des lois mystérieuses supérieures à l'activité des individus, il n'est point excessif, pensons-nous, de considérer Auguste Beernaert comme une figure représentative, - et même, de 1884 à 1894, - comme la figure centrale et principale de la politique belge.

C’est à ce titre qu'on peut évoquer, autour de lui et par rapport à lui, les événements d'une période et la physionomie d'une société également dignes de mémoire et qui, pour n'être pas encore très éloignés dans le temps, sont déjà obscurcis à nos yeux par le recul de deux guerres formidables.


Libéralisme. Bourgeoisie. Disposons-nous de l'objectivité nécessaire pour décrire et surtout pour juger (page 9) avec quelque exactitude tout le complexe de vérités et d'erreurs, de vertus et de faiblesses que couvrent ces deux mots tant usés ? A l'époque où - pour la jeunesse novatrice de 1890, - la réaction s'organisait contre l'étroitesse et l'égoïsme dont ces vocables lui paraissaient chargés, leur séduction n'avait point cessé, - tant s'en faut, - de s'exercer sur la masse des esprits. Aujourd'hui, il n'en va plus ainsi. La génération actuelle n'a guère lu Benjamin Constant ni Lamennais. En tout cas, elle ne suit plus ces maîtres d'autrefois.

Pour la plupart de Ceux qui sont venus à la vie entre les deux guerres, la liberté est passée de mode. Ils se sont habitués aux formes grégaires de la vie sociale contemporaine, aux mouvements et aux divertissements de masses, à l'esprit d'équipe que le succès du scoutisme et de tous les sports n'a cessé de développer. C’est la liberté, disent-ils volontiers, qui a entraîné les peuples à l'indiscipline, au désordre, à l'anarchie. Et parmi eux, ceux qui répugnent à la tyrannie se cherchent à eux-mêmes une excuse en préconisant les contraintes consenties et voulues. Nous assistons ainsi à une répétition, - la quantième dans l'histoire de la civilisation ? - de l'éternel jeu de piston entre les deux forces qui agissent et réagissent l'une sur l'autre par des refoulements successifs : Liberté et Autorité. Et c'est maintenant à la seconde de ces forces de l'emporter. Non seulement le fétichisme libéral a cessé d'opérer, mais l'exemple des régimes totalitaires ou dictatoriaux a suscité des disciples, même chez qui s'en proclament les adversaires.

Quant à la bourgeoisie, c'est un feu roulant de critiques et d'attaques qui a été déclenché contre elle. Avec quelle âpreté dans le sarcasme et la satire, littérateurs et artistes ont-ils dénoncé la creuse suffisance du bourgeois solennel et renté, - sauf d'ailleurs à épouser parfois sa fille... Avec quelle cruauté, plus impitoyable encore, la polémique révolutionnaire a-t-elle fait de la bourgeoisie un synonyme de ces autres puissances exécrées : le capitalisme et la (page 10) ploutocratie ! Elle ne la voit qu'avec le costume et avec la mine de M. Joseph Prudhomme Ou encore sous l'aspect de Fafner, ce personnage du drame wagnérien, qui répond à Wotan lorsque celui-ci vient le déranger dans la caverne où il couve son trésor : « Je gis et possède. Laisse-moi dormir. »

Mais délivrons-nous de l'obsession de la propagande et de ses caricatures... Essayons plutôt de nous placer dans le biais d'opinion qui était celui de la société belge vers 1850, au moment où Beernaert débute dans sa vie d'homme.

Pour cette société, la Révolution française a aboli la hiérarchie des ordres, les privilèges du clergé et de la noblesse, l'encadrement des corporations. Après avoir proclamé la liberté du commerce, de l'industrie et des professions, elle a multiplié le nombre des propriétaires. Quinze années de discipline et de gloire impériales ont débarrassé cette doctrine nouvelle de l'atmosphère de fièvre, de haine, de terreur qui en avait marqué la naissance. Un code civil et un code pénal, empreints d'un souci de justice et d'égalité, servent d'armature à ce régime, lui assurant des conditions et des garanties d'ordre, de régularité et de durée. En affirmant comme un principe fondamental le droit de l'individu à son libre développement, en réduisant l'Etat à un simple office de gendarme, la Déclaration des Droits de l'Homme a d'autant mieux séduit les populations belges que, pour celles ci, le pouvoir était représenté depuis Philippe II par l'étranger, et qu'ainsi l'idée de l'Etat libéral se confondait en quelque sorte pour elles avec l'aspiration à l'indépendance nationale.

C’est sur cette idée de la liberté que l'union des partis s'est nouée dès 1828 pour s’opposer à l'absolutisme démodé que caressait le roi Guillaume des Pays-Bas. C’est la même idée de liberté que la jeune nation a inscrite à toutes les pages de sa Constitution de 1831 afin de soumettre à un bornage sévère l'action du pouvoir exécutif.

Quels que soient leurs sentiments religieux et leurs opinions philosophiques, les représentants élus de cette (page 11) nation ont un égal amour de la liberté et ils en ont une même fierté. Le leader des catholiques au Congrès national, M. de Gerlache, disait au Congrès le 21 décembre 1830 : « Nous ne sommes qu'une nation de quatre millions d'hommes, mais nous avons sous la main un moyen facile et infaillible de nous agrandir aux yeux de l'Europe et de la postérité : c'est de devancer les autres nations en fait de liberté ; c'est de montrer que nous l'entendons mieux que celles qui se vantent de remporter sur toutes les autres. » Quelques mois plus tard, le 21 juillet 1831, après avoir reçu la prestation de serment du premier roi des Belges, M. de Gerlache, devenu président du Congrès, saluait ainsi ses collègues : « Toutes les libertés qui ne se trouvent ailleurs que dans des livres ou dans des constitutions oubliées, sont consignées dans la vôtre avec des garanties qui en assurent la durée. »

Ce n'étaient point là de vaines paroles. Prenant possession du siège de Procureur général près la Cour de Cassation, le 13 mars 1871, M. Faider, ancien ministre de la Justice, pouvait justement mettre en lumière les vertus que cette Constitution avait révélées dans la pratique : « La liberté, disait-il, règne chez nous indéfectible et sans atteinte. Elle a toutes les formes, elle soutient tous les droits. Ma personne est libre, et le mode des arrestations est établi. Ma maison est libre, et mon domicile est inviolable sous la règle légale. Mes biens sont libres et j'ai des garanties contre l'expropriation, la confiscation, l'impôt arbitraire. Mon activité est libre et j'ai la liberté du travail, des professions, des contrats individuels. Mes opinions sont libres, car toutes les voies de la presse et de la publicité me sont ouvertes. Ma parole est libre, car j'ai la liberté de la tribune, de la chaire, du parquet, du barreau, des langues. Ma pensée est libre, car j'ai l'inviolabilité du secret des lettres et l'impuissance de la loi devant mes méditations, même coupables. Mon culte est libre, car j'ai la liberté de ma conscience, l'indépendance des ministres de ma religion, la faculté (page 12) de donner à celle-ci toutes ses influences et ses efficacités. Mon instruction est libre, car j'ai la faculté de propager et d'acquérir où je veux et à tous les degrés la science et les doctrines. »

Tous communient dans ce même orgueil de liberté. Sans doute, quelques années après le vote de la Constitution belge, la condamnation prononcée par Rome contre les doctrines menaisiennes, l'encyclique Mirari vos et le Syllabus qui dénonce le naturalisme, le rationalisme et « les monstrueuses opinions qui dominent notre temps tristissime » déterminèrent un mouvernent de recul dans quelques groupes catholiques. Mais cette réaction est limitée et momentanée.

Au sein des Chambres, les orateurs de gauche, un Defacqz, un Théodore Verhaegen, plus tard un Frère-Orban et un Bara en prendront argument pour stigmatiser, avec de grands éclats d'indignation, la théocratie, son intolérance, ses empiètements. Mais à droite, les conservateurs, qu'ils s’appellent de Theux ou d'Anethan, Adolphe Dechamps ou Malou, opposeront à ces reproches la distinction classique entre la thèse et l'hypothèse. La réaction se manifeste surtout par les articles du Bien Public et par les leçons de Charles Périn, professeur d'économie politique à l'université de Louvain.

Après quelques années de polémique, la presse « ultramontaine » se calme. Nul ne conteste plus la nécessité de conserver au pays les libertés garanties par sa Constitution, d'autant qu'à l'expérience les catholiques ont trouvé dans ces libertés un terrain excellent : celui du droit commun, pour enraciner et faire fructifier leurs revendications en matière d'enseignement et d'association.

Le Pape Léon XIII, qui les a vus à l'œuvre durant ses années de nonciature à Bruxelles, achève de mettre fin au débat : « Ce serait aller à l'encontre des vœux du Saint-Siège, déclare-t-il le 28 avril 1879, que d'attaquer ou de blâmer votre pacte fondamental. Les catholiques doivent y être soumis sans arrière-pensée. J’espère que cette question est définitivement réglée et que plus un catholique ne la soulèvera. »

(page 13) Il importe peu qu'à cette étape de notre politique intérieure, les libéraux d'abord, les catholiques ensuite, aient renoncé à l'unionisme qui avait associé leurs sentiments patriotiques pour établir sur des bases solides le fonctionnement du jeune royaume. Cet unionisme, dont J.-B. Nothomb à gauche et Pierre de Decker à droite furent les derniers tenants, est définitivement abandonné quand Beernaert entre lui-même dans l'arène politique en 1873. Mais si les deux partis s'affrontent désormais en une lutte de plus en plus ardente dont l'école primaire sera surtout l’enjeu, ils continuent, l'un comme l'autre, à proclamer leur attachement indéfectible à la Liberté. Ils donnent même le spectacle d'un curieux désaccord entre l'étiquette des partis et leur programme, car ce sont les catholiques qui se réclament le plus haut de la liberté et qui reprochent aux libéraux d'en méconnaître les conséquences logiques par l'exagération du rôle de l'Etat dans la formation de la jeunesse.

Si chacun prétend demeurer fidèle à la liberté dans le domaine politique, personne ne songe à l'abandonner dans l'ordre économique ou social. Barthélemy Dumortier ne soulève aucune objection lorsqu'il proclame à la Chambre : « Le principe d'après lequel l'intérêt social doit primer l'intérêt individuel est à la base de tous les despotismes. »

C'est au « laisser-faire laisser-passer » que tous attribuent le merveilleux essor de l'industrie et du commerce. Qu'il s'agisse des relations entre le capital et le travail, qu'il s'agisse des tarifs douaniers, le leitmotiv est le même que pour les droits civils ou politiques du citoyen. Beernaert en fera longtemps une de ses maximes préférées : « Minimum de contrainte, maximum de liberté. » J'ai horreur, s'écriera-t-il à la Chambre le 18 novembre 1884, de tout ce qui est inutilement obligatoire. » A la faveur de cette liberté, grâce à l'émulation qu'elle suscite, le flux des richesses va toujours grossissant. Les produits étant plus abondants doivent être moins chers et chacun doit en avoir sa part. De la sorte doit se répandre, pour le (page 14) profit de tous, le progrès matériel, et par surcroît le progrès moral.

Ainsi, lorsque Beernaert arrive aux affaires publiques, il y trouve la liberté adorée comme une déesse, et pourquoi se refuserait-il à son culte ? Il y voit aussi la bourgeoisie au zénith de sa puissance.

Cette bourgeoisie, après avoir utilisé le concours du peuple dans la lutte contre l'ancien régime, a gardé pour elle le principal bénéfice de la victoire commune. C'est elle qui détient le pouvoir, dont elle use pour défendre la société contre un double péril : celui de la monarchie absolue et celui de l'anarchie populaire. Non seulement elle n'est plus en état d'infériorité vis-à-vis du clergé et de la noblesse, mais la liberté lui procure de nouvelles facilités d'acquérir la propriété et la richesse, et les lois lui assurent de nouveaux modes de les sauvegarder et de les accroître. Toutes les idiosyncrasies qui la caractérisent, en Belgique plus encore que dans les pays voisins : goût du travail dans la paix, esprit de famille, bon sens solide où se mêlent la prud'homie et la bonhomie, habitude de l'épargne qui n'exclut pas un certain penchant à la sensualité et à la jouissance, s'accommodent fort bien du climat créé par la Révolution française et y respirent à l'aise.

D'ailleurs, cette bourgeoisie, où commence-t-elle ? Où finit-elle ? Les anciens cadres ont sauté. A côté du monde des fabricants, des marchands, des carrières dites libérales, la noblesse a cessé de former une classe privilégiée. Elle ne dédaigne pas de s'allier à la bourgeoisie enrichie. Elle se confond avec elle dans la soumission aux mêmes lois et aux mêmes impôts et dans l'admission aux mêmes emplois publics. A peine s'en distingue-t-elle par la notoriété du nom, quelque influence locale à la campagne, la nostalgie du passé et par ce raffinement des sentiments et des manières qui est surtout affaire de tradition et d'éducation. Quant au peuple des paysans ct des ouvriers, dès que l'ambition, le talent, l'énergie, la prudence dans l'économie ou l'audace dans ‘page 15) l'initiative font sortir un individu de la masse routinière, cet heureux parvenu recherche, avec le succès, la considération sociale. Il se rapproche de la bourgeoisie. a bientôt fait d'y pénétrer. Lui-même ou ses enfants s'établissent en ses rangs. Tout cela forme une classe dirigeante aux frontières accueillantes et extensibles. Et c'est dans cette classe, maîtresse du pouvoir, que se recrutent les fonctionnaires et les magistrats, les députés et les ministres. C'est cette classe qui vote. C'est elle qui, sous les uniformes de la garde civique, a la mission de défendre l'ordre tel qu'elle l'a établi.


Bercée dès son enfance par les sophismes de Jean-Jacques, cette société libérale et bourgeoise avait cru que l'âge d'or allait renaître pour une humanité naturellement bonne et délivrée enfin des entraves que l'association ou la loi avaient trop longtemps opposées au libre développement de l'individu.

Hélas ! à l'épreuve, tandis que la grande industrie et le capital anonyme conjuguaient de plus en plus leur activité fiévreuse, tandis que l'âpreté au gain haletait dans un universel effort de concurrence, toutes ces naïves espérances révélaient au siècle leurs illusions. Cette « liberté chérie », qui devait être le droit pour tout homme d'agir à sa guise, sous la seule réserve de respecter le droit égal du voisin, que devenait-elle dans la pratique, sinon la tendance de chacun à se faire centre et à empiéter sur le droit d'autrui ?

Au lieu de saluer le triomphe de l'individu, voici que le monde assistait à l'écrasement des petits et des faibles, victimes d'un système sans entrailles qui, pour réduire les charges de la main-d'œuvre, confondait le jour et la nuit, la semaine et le dimanche, et substituait au travail de l'homme celui de la femme et de l'enfant. Livré à un nouveau Moloch, l'ouvrier demeurait sans défense, n'ayant même pas la ressource de corriger sa propre faiblesse en l'associant à celle de ses compagnons du métier, car le code pénal (page 16) de 1810, qui ne fut révisé qu'en 1867, lui interdisait jusqu'au droit de coalition. Ce droit reconnu, de quel moyen disposait-il pour sauvegarder son salaire, sa santé, sa vie de famille ? Faire la grève ?... Mais la faim ne peut attendre et le capital moins pressé tient la faim à sa merci.

Dès le milieu du siècle, des esprits clairvoyants avaient vu le péril. En Belgique même, Ducpétiaux et Emile de Laveleye avaient mis leurs contemporains en garde contre leurs chimères. Ils n'avaient pas été écoutés. Tout au plus, les philanthropes encourageaient-ils la Caisse d'épargne et de retraite, ainsi que la reconnaissance des sociétés de secours mutuels. Lorsque, en 1878, Auguste Beernaert, ministre des Travaux publics, voulut inscrire dans la loi l'interdiction d'employer aux travaux des mines et charbonnages les garçons de moins de douze ans et les filles de moins de treize ans, il se heurta à l'opposition de Woeste et de Jacobs comme à celle de Frère-Orban, d'Eudore Pirmez et de Sainctelette. Que faisait-il de la liberté du travail ? Que faisait-il de la liberté des contrats ? Il parvint à faire accepter la réforme par la Chambre, mais au Sénat, il ne trouva plus de majorité pour le suivre.

Après avoir couvé longtemps, l'orage éclata. En 1886, lorsque cette société libérale et bourgeoise vit apparaître, dans un décor d'usines incendiées et de châteaux pillés, des bandes ouvrières déchaînées qui arboraient le drapeau rouge, grande fut son alarme et grand son désarroi. Cette masse populaire et ses griefs n'avaient rien de commun avec les manifestations et les querelles auxquelles la lutte clérico-libérale avait habitué les esprits...

Grâce à Dieu, Beernaert qui était, à ce moment critique, le chef du gouvernement, vit clair. Il ne se borna point, comme d'autres l'eussent fait sans doute à sa place, à opposer la résistance à l'insurrection, la force à l'émeute. A peine l'ordre rétabli, il prit l'initiative d'une vaste Enquête sur le Travail. Cette enquête mit à nu tous les vices de ce régime individualiste dont les docteurs de (page 17) l'économie orthodoxe continuaient à vanter l'excellence et que les milieux bourgeois considéraient encore comme la condition même du progrès.

Le mal étant révélé et reconnu, quels en devaient être les remèdes ? Le parti ouvrier ou socialiste, qui venait de surgir à la vie, apportait les siens. Mais les outrances, les injures et les menaces dont s’accompagnait la propagande des Defuisseaux, des Volders et des Anseele, la violence de leur programme révolutionnaire et collectiviste basé sur la lutte des classes, l'assaut que ce nouveau parti annonçait contre la religion et la famille, contre la monarchie et la propriété privée, - loin de rallier la société dirigeante à l'idée d'une réforme sociale, - risquaient de l'en détourner par l'effroi d'un bouleversement général dont ces menaces ouvraient la perspective.

Cependant, au sein de la bourgeoisie des âmes généreuses, des intelligences perspicaces suggéraient une réforme et en proclamaient l'urgence.

Au lendemain des troubles dont le pays noir avait été le théâtre, la jeunesse catholique fut secouée jusqu'aux moelles par un discours d'Albert de Mun à la Société Générale des étudiants de Louvain. Avec une admirable éloquence, il dénonça toute la misère due au régime de la libre concurrence. Il rappela les garanties que les anciennes corporations assuraient jadis aux artisans en établissant la durée du travail, en fixant les salaires, en protégeant le métier centre le chômage, l'accident, la maladie. Il adjura ses auditeurs d'aller au peuple, de l'instruire, de l'aider et de demander au réveil de l'idée chrétienne et, au besoin, à la loi, cette harmonie sociale que les illusions orthodoxes croyaient devoir naître du conflit des intérêts et du libre jeu des égoïsmes.

Un autre événement, dont la répercussion fut plus profonde en Belgique qu'ailleurs, acheva d'y mûrir l'évolution que ce discours de Louvain avait préparée. Ce fut la célèbre encyclique Rerum novarum du 15 mai 1891. Des esprits alarmés attendaient du chef de l'Eglise la condamnation des perturbateurs de (page 18) l'ordre établi. Mais quand le grand vieillard blanc s'avança pour parler au monde, - tel jadis le prophète Balaam que le roi de Moab avait appelé pour maudire Israël, - bien loin de blâmer le peuple massé dans la plaine, il le bénit et le réconforta. Ayant rappelé que l'homme a droit à la vie, il stigmatisa les abus d'un régime économique qui méconnaissait ce droit, recommandant tout un ensemble de mesures promptes et efficaces afin de combattre « l'usure vorace » et de secourir « le travailleur isolé et sans défense, à une misère imméritée. »

Gardons-nous de croire que cette leçon solennelle ait été tout de suite comprise. Elle dérangeait trop d'habitudes, de pensées et d'intérêts. Le parti qui détenait le pouvoir depuis 1884 était le parti conservateur. Dans le langage du pape, il retenait plus volontiers les appels à la charité que ceux faits à la justice, et persistait à chercher le salut dans les œuvres et non dans la loi. Ce fut la vocation d'un groupe nouveau et plein d'enthousiasme, qui devait constituer le noyau de la « Jeune Droite » au Parlement, que de répandre et de faire triompher dans notre vie publique les enseignements de l'Encyclique.

Dès le 22 novembre 1891, quelques jeunes avocats catholiques fondaient un journal hebdomadaire, L'Avenir social, dont le titre devint, trois ans plus tard, La Justice sociale. Ainsi s’exprimait son manifeste liminaire : « La charité seule ne peut suffire. Soutenir que, par elle-même, la liberté améliorera les rapports des hommes, c'est formuler un sophisme démenti par les faits. L'Etat a sa mission de justice à remplir. Nous réclamons son intervention, notamment dans le contrat de travail. Il faut que disparaisse la liberté absolue des contrats, privilège de la force. Il faut que l'ouvrier soit armé contre tout abus d'autorité et contre sa propre imprévoyance. Il faut aussi que l'Etat protège par des lois sévères la propriété publique et privée, l'agriculture et le commerce, les industries contre le jeu, le trafic des valeurs fictives l'accaparement des matières premières, contre la (page 19) spéculation financière qui asservit à un capital sans patrie et sans responsabilité d'innombrables âmes humaines, contre les attentats de cette religion de l'argent qui a la bourse pour temple et la cote pour décalogue. »

A côté de ces novateurs, et se rencontrant bientôt avec eux au sein de la Ligue Démocratique belge, Godefroid Kurth, l'abbé Pottier et Charles de Ponthière à Liége, Arthur Verhaegen à Gand, Michel Levie et Léon Mabille dans le Hainaut poursuivaient un effort analogue, prônant cette trilogie : éducation morale, organisation professionnelle par le syndicat et la coopérative, réglementation légale du travail.

A mettre en œuvre pareil programme d'action, ces « catholiques sociaux » ou « démocrates chrétiens », comme on commençait à les nommer, se trouvaient pris entre trois feux convergents : les libéraux qui les appelaient des « socialistes noirs et pires que les autres » ; les socialistes eux-mêmes qui les traitaient de « domestiqués » et d'ennemis des ouvriers parce qu'ils refusaient de se détacher du parti catholique et qu'ils combattaient avec véhémence le collectivisme et la lutte des classes. Enfin et surtout, les hommes politiques conservateurs qui les dénonçaient à l'égal d'un danger public et répétaient avec Charles Woeste : « Fuyez-les comme la peste. »

Cependant ces nouveaux venus avaient compris que tout l'effort qu'ils tentaient pour assurer la protection du travail par la loi demeurerait impuissant sous un régime électoral censitaire qui n'appelait aux urnes que les gens aisés, consciemment ou inconsciemment férus d'un ordre économique dont ils étaient les bénéficiaires après en avoir été les artisans. C'est ainsi qu'ils rejoignaient dans une action commune pour la généralisation du droit de suffrage (sauf à fixer l'âge de vingt-cinq ans pour l'exercice de ce droit) le jeune parti socialiste dont Vandervelde prenait déjà la tête ainsi que l'aile radicale de la gauche libérale qui, sous l'impulsion de Paul Janson et d'Edmond Picard, (page 20) avait été la première à faire campagne pour le suffrage universel. Dans en même souci de justice et de progrès, ils réclamaient le service personnel militaire et l'instruction obligatoire.


Le grand art de Beernaert, après qu'il eut compris la nécessité d'une telle évolution, fut de la faire triompher en l'imposant, à force de persévérance et de virtuosité manœuvrière, à une majorité dont le soutien lui était chaque jour nécessaire et qu'effrayait ce « saut dans l'inconnu ». Sous son masque un peu lourd, il cachait une extrême finesse. Conservateur de tempérament, mais rallié par raisonnement à une sage démocratie il se garda bien de répudier soit la liberté dont il continuait à être épris, soit la bourgeoisie dont il demeurait comme une sorte d'incarnation. Mais par une progression habile et logique, sans qu'on pût jamais l'accuser de duplicité, il parvint, tant dans le domaine social que dans l'ordre électoral, à rajeunir nos lois, à leur insuffler une âme nouvelle, à les corriger, à les élargir, à les humaniser. Evitant de faire défection aux compagnons de ses premières années de lutte politique, il se dégagea de leur immobilisme et réussit à la longue à leur en faire comprendre l'erreur et le danger. Encore qu'il ne s'incorporât jamais tout à fait à la Jeune Droite, il sut utiliser ses ardeurs, les encourager et les modérer au besoin, prenant auprès d'elle une souriante figure d'ancêtre ou plutôt de mentor.

Soit pendant ses années de gouvernement qui virent la restauration financière et la révision constitutionnelle, soit au cours des années ultérieures où le triomphe de la représentation proportionnelle et du service personnel fut pour lui une sorte de revanche, et enfin et surtout, tout au long de cette belle entreprise de législation sociale qui devait protéger l'ouvrier dans sa rémunération, dans son logement, dans la sécurité de son travail, dans son droit au repos et à la vie de famille, on reconnaît toujours, sinon son action directe, du moins son (page 21) esprit. Un sociologue français, M. Fernand Payen, pouvait dire en 1910 : « Nous nous trouvons en présence du plus complet effort de législation sociale dont l'histoire de ce siècle puisse en aucun pays nous offrir l'exemple. »

En fait, dès 1910, cette évolution, à laquelle Beernaert a en quelque sorte présidé, est accomplie dans l'ordre politique et social. Après sa mort, qui survint en 1912, l'obligation scolaire y mettra bientôt le sceau, et les réformes votées plus tard n'en seront que le développement logique.


Tandis que nos institutions se modifiaient de la sorte, une évolution parallèle se produisait dans la vie intellectuelle du pays. La période qui embrasse la seconde moitié du XIXème siècle et les premières années du XXème n'a pas été seulement marquée en Belgique par l'avènement de la démocratie, la réglementation du travail, le renforcement de la défense nationale. Elle n'a pas été seulement l'âge de l'activité économique intense, de l'expansion mondiale, de la colonisation congolaise. Les sciences, les arts et les lettres lui doivent une magnifique efflorescence. Elle a vu rayonner une pléiade de grands savants, de grands artistes, de grands écrivains qui contribuèrent à faire connaître au dehors cette Belgique dont l'héroïsme fera, en 1914, le champion de l'honneur et le gage du droit universel.

A cette autre évolution, Beernaert ne fut pas non plus indifférent ni étranger. Et c'est pourquoi sa personnalité même, au cours d'une vie magnifiquement remplie, apparaît comme un résumé de toute cette période. Elle a fait mieux que d'en refléter les divers aspects. Elle en a été un facteur actif et parfois le moteur. S'il est vrai que le grand art du gouvernement est de prévoir, de comprendre en temps utile la nécessité des réformes et de réaliser celles-ci en évitant les secousses dangereuses, Beernaert a pratiqué cet art avec maitrise. pour avoir vu clair dans (page 22) les besoins de son pays et de son temps, il les a en quelque sorte dominés. Il mérite ainsi de donner son nom à une des plus brillantes périodes de notre histoire nationale.

Retour à la table des matières