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Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

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Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre XI. Beernaert, président de la Chambre de 1895 à 1899

(page 107) Nommé ministre d'Etat le 26 mars 1894, Beernaert reprit sa place sur les bancs de la Chambre en qualité de simple député, tandis que, au Palais de Justice dont il avait aussitôt repris le Chemin, sa réputation attirait à lui une clientèle de choix. Dès l'année suivante, la présidence de la Chambre étant devenue vacante à la suite d'un incident de séance qui avait provoqué la démission de M. de Lantsheere, il fut appelé à cette haute charge qu'il devait occuper jusqu'au 7 mai 1900.

Aux devoirs et aux responsabilités qu'entraînait normalement la direction des travaux et des débats de l'assemblée, la nouvelle composition de la Chambre, telle qu'elle résultait des élections de 1894, - les premières du nouveau régime électoral, - était venue ajouter d'autres difficultés que le Parlement censitaire n'avait pas connues.

Le jeune parti ouvrier ou socialiste, dans toute l’exubérance et la fougue de ses débuts, avait fait irruption dans la Chambre nouvelle sous il forme d'une cohorte disciplinée d'une trentaine d'élus qui avaient obtenu la majorité absolue dans les arrondissements industriels du Hainaut et du pays de Liége. Animés d'un ardent esprit de prosélytisme, ces nouveaux venus s'étaient emparés, comme de positions de guerre, des sièges qu'avaient occupés si longtemps (page 108) dans l'hémicycle les libéraux doctrinaires dont Frère- Orban et Bara avaient été les chefs de file. Au lieu d'une opposition de grands bourgeois et de juristes, entraînés aux usages et aux convenances du système parlementaire, le gouvernement et sa majorité numériquement très forte avaient désormais à faire front à un groupe socialiste qui n'avait guère d'autre formation doctrinale que les écrits ou pamphlets d'un Karl Marx, d'un Proudhon ou d'un Jules Guesde et que l'expérience des meetings et l'organisation des grèves préparaient mal au style traditionnel des débats oratoires et au travail patient du législateur.

Dans ce groupe, les ouvriers proprement dits, ceux qui s'étaient imposés au choix de leurs camarades de métier par leur dévouement ou leur audace, n'étaient pas les plus gênants. Plusieurs de ces « manuels », dont un vieux mineur, du nom de Cavrot, était le prototype le plus sympathique, devaient faire preuve au Parlement d'une certaine discrétion, laissant aux « intellectuels » du parti le soin des grands discours et des petites manœuvres en rapport avec la politique générale, sauf à les encourager de leurs acclamations. Leurs interventions personnelles, quand elles avaient trait aux problèmes de la vie ouvrière et aux intérêts professionnels, se distinguaient d'habitude par un bon sens pratique et une sincérité de convictions dont l'incorrection de leur langage n'atténuait en rien l'effet émouvant. Mais les « intellectuels « ou ceux qui étaient tenus pour tels, étaient d'un autre comportement.

Les plus ardents et les plus notoires étaient de jeunes avocats de naissance bourgeoise qui, après avoir fait leurs débuts dans des cercles progressistes ou radicaux, avaient quitté le libéralisme avancé pour fournir au nouveau parti ouvrier l'état-major qui lui faisait défaut.

Au premier rang de ceux-ci, Emile Vandervelde devait bientôt faire figure de chef, tant par l'étendue d'une brillante culture qu'il ne cessait d'enrichir par ses méditations et ses travaux, tant par la puissance d'une éloquence dont il disciplinait et variait savamment les registres, tant par sa volonté (page 109) tenace que par son constant souci de demeurer en contact avec l'âme populaire, attentif aux qualités et aux défauts de ses compagnons de lutte pour les utiliser les uns et les autres, ne négligeant jamais les mille questions pratiques dont est faite l'existence d'un parti : le recrutement de ses membres, le financement de ses œuvres, la diffusion de sa propagande.

Plus éloquent encore, mais d'un socialisme plus mitigé et qui trouvait son inspiration dans les élans d'une âme généreuse bien plus que dans les sophismes du collectivisme et du matérialisme historique, Jules Destrée apportait, lui aussi, à ces assauts dont le Palais de la Nation fut alors le théâtre, toute la ferveur d'une combativité que le temps devait d'ailleurs émousser, tandis que celle de Vandervelde demeura toujours entière et tenacement fidèle jusqu'au sectarisme à ses doctrines du début. Quant à Jules Destrée, ses goûts foncièrement aristocratiques et une invincible tendance au dilettantisme s’accommodaient mal du style révolutionnaire auquel, par entraînement contagieux ou par discipline de parti, il lui arrivait de sacrifier avant que l'expérience ne l'en eut peu à peu détourné.

D'autres « intellectuels » d'une qualité moins rare, ne répugnaient nullement aux outrances. L'un d'eux, Léon Furnémont, député de Charleroi comme Vandervelde et Destrée, semblait même s'y complaire. La véhémence de ses invectives non moins que sa verve faubourienne, souvent assaisonnée d'esprit, mais toujours dénuée de tout respect, mettaient à une rude épreuve les nerfs du président. Dans ce genre agressif, Furnémont était cependant dépassé encore par un député de Liége, ancien instituteur naguère relevé de ses fonctions, Célestin Demblon, qui disposait, au service de sa démagogie et de son anticléricalisme, d'une voix de stentor et d'une faconde encyclopédique dont le dictionnaire Larousse faisait manifestement tous les frais.

Mais le plus redoutable de ces nouveaux venus était sans conteste Edouard Anseele, lui aussi, représentant pour Liége. Ancien clerc d'avoué, ce (page 110) Gantois à la tête dure avait créé et organisé les coopératives du Vooruit, et le succès de cette vaste entreprise lui avait valu auprès des tisserands de sa populeuse cité un prestige que son caractère naturellement autoritaire avait mué bientôt en une quasi-dictature. Ses réquisitoires toujours rebondissants contre le capitalisme et la bourgeoisie s'accompagnaient de prises à partie et d'outrages qui lui avaient valu l'épithète de « virtuose de la brutalité »… Un jour devait veniroOù ce farouche ennemi du capitalisme, subissant lui aussi la fièvre de spéculation qui fit suite à la guerre de 1914-1918, devait transformer la plupart de ses entreprises coopératives en sociétés anonymes et les grouper sous l'égide d'une « Banque du Travail » du type le plus classiquement capitaliste, et qui aboutit, hélas ! à la débâcle. Par un autre paradoxe, ce fut ce collectiviste qui, devenu ministre des Chemins de fer en période de crise monétaire, devait faire sortir en 1936 tout le réseau ferroviaire belge du patrimoine de l'Etat pour l'attribuer à une société anonyme par actions. Mais en ce temps-là, sa fougue et sa virulence, auxquelles s'appareillaient son verbe coloré et son geste impérieux de tribun, soulevaient dans l'enceinte parlementaire de fréquents orages dont les échos se répercutaient au loin, scandalisant les gens d'ordre, exaltant les pauvres hères nourris de l'attente du Grand Soir.

Sur les bancs de la majorité, cet assaut continu ne restait pas sans réplique. Quelques droitiers, que leur tempérament et leur courage habilitaient mieux que leurs collègues à ce genre de combat, relevaient le gant et entraient en lice. M. Helleputte et M. Hoyois excellaient dans ces ripostes, celui-là avec une pugnacité, oratoire d'un brio étourdissant, dont il semblait le premier à éprouver la jouissance, celui-ci avec une vaillance et une endurance nourries d'une documentation inépuisable. Mais l'atmosphère de l'assemblée n'en était que plus échauffée et plus d'une fois la querelle faillit tourner au pugilat.

(page 111° Carré dans son fauteuil présidentiel, M. Beernaert se désolait d'un tel spectacle. Mal armé par un règlement désuet, desservi par une émotivité que toute sa philosophie ne suffisait pas à maîtriser, il hésitait entre les coups de maillet ou de cloche et le rappel à l'ordre et, souvent, ne trouvait d'autre issue que dans une suspension ou une levée de séance. Et certes, il eût abandonné la partie si, au bout de quelques mois de ces mœurs désordonnées, le groupe socialiste, ayant fait sa rougeole, n'avait quelque peu tempéré son allure, comprenant, à l'expérience, qu'une telle participation à la confection des lois et au contrôle des affaires publiques lui faisait plus de mal que de bien dans la masse de l'opinion.

Certes, il y eut encore des séances tapageuses, mais elles se firent plus rares. Il y eut aussi des séances dramatiques, telle celle du 19 décembre 1895, lorsque M. Jules de Burlet, qui avait succédé à Beernaert comme chef du cabinet, se trouva tout à coup aux prises, tandis qu'il avait la parole, avec Woeste, le leader de sa majorité. Il ne s’agissait que du vote annuel sur le contingent militaire. Mais l'opposition ayant interrompu le premier ministre pour lui demander à cette occasion si le gouvernement envisageait la suppression du remplacement, M. de Burlet, qui aurait pu répondre, conformément aux usages, que le gouvernement n'avait pas à s'expliquer sur ses intentions, mais seulement sur ses actes, laissa entendre qu'il était favorable à cette suppression. Aussitôt M. Woeste, qui était rapporteur du projet, de l'apostropher de son ton le plus aigre : « Permettez ! Si vous dites que le gouvernement est d'un tel avis, que faites-vous de vos collègues ? » Puis, s'engageant dans le débat, il invoqua des déclarations qui avaient été faites naguère par plusieurs membres du gouvernement, en soulignant la contradiction entre ses ministres et leur chef de file. Celui-ci ne pouvait s'attendre à ce coup fourré et la Chambre eut le spectacle du premier ministre tout désarçonné qu'un subit malaise physique cloua à son banc. Il ne devait jamais récupérer l’intégrité (page 112) de ses brillantes facultés et, ayant donné sa démission, il s'éteignit en 1897, laissant le souvenir d'un galant homme doublé d'un excellent debater, et qui s'était montré en toute circonstance à la hauteur de sa tâche.

Attentif aux devoirs de sa fonction présidentielle, Beernaert ne l'était pas moins aux prérogatives dont elle est inséparable. C’est ainsi qu'il se mit énergiquement en travers de la prétention, dont le Sénat s'était tout à coup avisé, de passer avant la Chambre des Représentants. A cette prétention, Beernaert opposait des raisons solides : la Chambre représentait de plus près la nation, étant élue tout entière au suffrage direct. D'autre part, l'initiative en matière financière lui était reconnue par la Constitution. C’était à elle seule qu'appartenait la nomination des membres de la Cour des Comptes. C’était à elle aussi qu'était réservé le droit de mettre les ministres en accusation. Dans notre régime démocratique, elle était le premier corps de l'Etat. Cependant le Sénat profitait insidieusement de toutes les occasions qui à lui pour régler à son profit ce conflit de préséance. Un jour que Beernaert devait assister à une cérémonie officielle, il trouva, en arrivant, le président du Sénat confortablement installé dans le fauteuil qui était, du point de vue protocolaire, le premier après le trône royal. Comme son collègue, tout en le saluant aimablement de la main, ne faisait pas du tout mine de céder la place, Beernaert s'adressant à lui avec le plus grand sérieux : « Mon cher Président, je vais donc être obligé de m'asseoir sur vos genoux. » Et il eût fait comme il le disait... A la pensée d'être écrasé par cette masse imposante, le président du Sénat dut battre précipitamment en retraite et Beernaert, sans un mot de plus, prit possession de la place encore chaude. Cette querelle se serait sans doute éternisée si un modus vivendi n'était intervenu, reconnaissant la préséance au plus âgé des présidents en exercice.

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