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Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

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Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre XIII. Conflits avec le Roi. L'annexion du Congo. Le service personnel

(page 124) Du jour où il se trouva déchargé de la présidence de la Chambre et ainsi rendu plus libre dans l'expression de ses idées et de ses sentiments, Beernaert inaugura une période de sa carrière où l'intérêt qu'il vouait à l'œuvre africaine ne fit que s'accentuer, tandis que croissaient aussi ses appréhensions à l'égard des nouvelles méthodes coloniales adoptées par le roi.

Celui-ci n'avait pas encore cessé de recourir à sa collaboration. C'est ainsi qu'en cette année 1900, des contestations ayant surgi entre l’Etat Indépendant et le gouvernement allemand à propos d'une délimitation des frontières dans le nord-est de la Colonie, Beernaert fut envoyé par le souverain à Berlin, avec mission de rechercher un arrangement. La négociation, qui fut laborieuse, devait aboutir à l'attribution au Congo, dans le triangle du Kivu, d'un territoire auquel le fondateur de la colonie attachait une importance particulière. « Cet endroit est petit à la vérité, disait-il, mais propice à l'émigration. » Mais peu de temps après, le conflit se dessina.

De plus en plus vives, et dans des milieux très divers, s'élevaient des protestations contre le régime auquel l'Etat Indépendant avait recours pour s'assurer des ressources. Ce régime, que l'on commençait à appeler le « régime léopoldien », (page 125) contraignait les indigènes, sous couleur d'impositions en travail, à des corvées excessives, que sanctionnaient des pénalités rigoureuses. Afin d'intensifier la récolte du caoutchouc, des populations entières étaient, disait- on, arrachées à leur habitat naturel, les familles dispersées et l'état sanitaire négligé. Tantôt ces critiques étaient alimentées par des lettres de missionnaires, qui déploraient les conséquences de telles pratiques, et plus souvent encore par les récriminations des sociétés commerciales, qui exploitaient le caoutchouc, le copal et l'ivoire, et dont les intérêts étaient lésés par les avantages que l'Etat se réservait à lui-même par la mise en valeur de ses terres domaniales. Dans la presse des pays étrangers, et surtout en Angleterre, ces protestations prenaient un ton de plus en plus aigre et pouvaient faire redouter des complications diplomatiques.

Parmi les partisans les plus sincères de l'œuvre congolaise, parmi ceux qui avaient apporté au roi, et dès les premières années de cette entreprise, leur appui le plus dévoué, plusieurs, et Beernaert était du nombre, craignaient que les abus de l'exploitation en régie et les réactions provoquées par ces méthodes nouvelles ne se retournassent contre les intérêts véritables du jeune Etat, et par conséquent de la Belgique elle-même. Pour parer à ce danger, ils ne voyaient qu'un moyen efficace : l'annexion du Congo, dont le roi avait déjà cru l’heure venue lorsqu'il avait signé, en 1895, le projet de reprise. A cette époque, la reprise avait été ajournée et le Parlement lui avait substitué une loi par laquelle la Belgique apurait la dette contractée par l’Etat Indépendant vis-à-vis de la finance privée. Mais en cinq ans, les événements avaient marché. La richesse du Congo rencontrait moins de négateurs et suscitait plus d'appétits. La tâche, que représentait l'appel à la civilisation et à l'évangélisation de ces populations primitives, éveillait de nouvelles sollicitudes.

Obéissant à ces considérations, Beernaert, usant de son initiative parlementaire, déposa, au cours de cette année 1900, une proposition de loi qui tendait à la reprise (page 126) immédiate du Congo par la Belgique. Cette proposition portait, à côté de sa signature, celles de personnalités importantes et justement considérées de la droite : MM. Léon de Lantsheere, Verhaegen, Delbeke et Heynen. Le Parlement allait donc devoir se prononcer sans plus de retard sur une question d'une gravité exceptionnelle, la plus importante peut-être qu'il eût eu à résoudre depuis que lui avait été soumise, dans ses émouvantes délibérations de 1839, l'exécution du fameux traité des XXIV Articles.

En prenant une telle détermination, Beernaert ne pouvait se méprendre sur le mécontentement qu'elle causerait au souverain. Celui-ci s'était habitué à diriger en maître absolu les affaires de l'Etat Indépendant. S'il n'avait pas varié dans son dessein de faire la Belgique seule bénéficiaire de son œuvre, d'autre part son désir n'était plus de hâter, mais bien de reculer l'heure de ce don magnifique. Et certes il fallait à un homme d'Etat aussi réfléchi et prudent que l'était Beernaert autant d'indépendance comme mandataire de la Nation que de conviction au service de ce qu'il jugeait être l'intérêt véritable du pays pour oser de la sorte faire échec au roi.

La riposte ne se fit pas attendre. Suivant l'usage, la proposition de loi avait été renvoyée à l'examen d'une commission spéciale de la Chambre. Dès sa première séance, la commission avait été saisie par Beernaert d'une liste de questions à soumettre au gouvernement et qui, par les précisions qu'elles devaient apporter au Parlement, pouvaient achever d'éclairer celui-ci sur l'opportunité de l'annexion. Au début de la séance suivante, M. Woeste demanda parole. Il tira lentement une lettre de sa poche, la déplia et en donna lecture de sa voix sèche et froide, sans y ajouter aucun commentaire. C’était un message royal qui lui avait été personnellement adressé. Il y était dit :

« L'Etat Indépendant du Congo proteste avec indignation contre l'esprit et les sentiments que révèlent les projets de questions formulées par M. Beernaert et qui sont autant de marques de méfiance et autant de (page 127) tentatives de calomnie. » Ce que furent, pour tous les assistants, la surprise et l'émotion provoquées par la lecture d'une telle lettre, on le devine sans peine. Les termes en étaient cinglants, et le choix que Léopold II avait fait de son correspondant devait rendre le coup plus dur pour l'ancien premier ministre qui, obéissant à sa conscience, avait usé d'un droit inhérent à sa fonction de député. A cette lecture succéda un lourd silence que Beernaert coupa de ces simples mots : « Je retire ma proposition. » Au prix d'une parade que chacun jugea cruelle, le roi s'était défendu et avait gagné la partie.

Cependant, les méthodes d'exploitation auxquelles Beernaert avait ainsi voulu mettre fin se poursuivaient dans les territoires de l'Etat Indépendant avec leurs réactions de toute nature. Des coloniaux de la première heure, tels que Lambermont et Banning, le colonel Thys et M. A.-J. Wauters n'étaient pas les moins vifs dans leurs critiques. Des théologiens tel que le R. P. Vermeersch, des juristes tel que M. Félicien Cattier en dénonçaient l'erreur ou le danger. En Angleterre, l'offensive de la Congo Reform Association, conduite par Morel et Sir Roger Casement, mêlant à des doléances philanthropiques des calculs d'un ordre tout différent, ameutait contre le régime léopoldien des âmes toujours prêtes à s'indigner du péché d'autrui. Quelques publicistes français, dont plusieurs n'étaient nullement désintéressés, jouaient leur partie dans ce concert pharisaïque. En Belgique, dans des journaux de large diffusion comme Le Patriote, Le Peuple, La Réforme, cette campagne trouvait son écho, et, au Parlement même, les interpellations de M. Lorand et de M. Vandervelde prétendaient mettre à la fois en accusation le souverain et le gouvernement, au risque d'ébranler non seulement la solidité d'un ministère, mais celle du principe monarchique.

Le 3 juillet 1904, Léopold II ainsi harcelé, constitua lui-même une commission d'enquête, composée de magistrats d'une conscience et d'une valeur reconnues, (page 128) afin d'étudier sur place la pertinence des critiques dont l'Etat Indépendant était la cible. Le rapport de cette commission ramena à leurs justes proportions des diatribes où le parti pris et l'exagération se confondaient avec la vérité. Ses conclusions rejoignaient pourtant, d'une façon générale, les arguments qui avaient déterminé l'inquiétude et l'initiative de Beernaert. Elles relevaient tous les inconvénients des impositions en travail et du recrutement forcé des travailleurs. Elles signalaient les obstacles apportés à la liberté du commerce et critiquaient à la fois le régime foncier de l'Etat et l'administration de la Justice.

Le 2 mars 1906, sur une motion qu'introduisit Beernaert, la Chambre des Représentants vota à l'unanimité un ordre du jour qui, après avoir rendu hommage à tous ceux qui s'étaient consacrés à l'œuvre civilisatrice du Congo, décidait la mise à l'ordre du jour de ses travaux d'un projet de loi relatif au gouvernement des possessions coloniales de la Belgique. Ce ne fut cependant que le 3 décembre 1907 que le cabinet de Trooz obtint du roi que le Parlement fût définitivement saisi du transfert à la Belgique de l'Etat Indépendant du Congo, et cette reprise ne fut votée sous le ministère Schollaert que le 20 août 1908, par 83 « oui » contre 59 a non » et 9 abstentions.

Cette phase ultime des débats mit à nouveau en vive lumière les craintes qu'inspiraient à Beernaert les conceptions royales, dont personne ne pouvait contester la grandeur et le patriotisme, mais qui tendaient, en dépit du transfert, à soustraire à l'administration belge de riches portions de la colonie pour les attribuer à la Fondation de la Couronne, transformée elle-même en une Fondation dite de Niederfulbach dont la nullité juridique devait, dans la suite, être reconnue par les tribunaux belges.


Cette longue querelle entre Léopold II et Beernaert fut sans nul doute pénible pour le vieux souverain comme pour le vieux ministre. Dans la coupe symbolique où tout homme boit le breuvage de la vie, il est (page 129) rare que le fond ne soit chargé de lie et d'amertume, et les grandes existences sont plus exposées que d'autres à connaître ainsi la rançon de leurs jours heureux ou glorieux.

Pour qui cherche aujourd'hui à comprendre et à juger ce conflit, l'explication doit en être cherchée avant tout dans une différence d'éducation et de caractère. Beernaert est l'homme de la mesure, de la prudence et des « vertus bourgeoises. » Sa formation juridique l'asservit au respect des codes et des textes légaux. Rien de semblable chez ce grand roi, mal à l'aise dans son royaume aux frontières étroites et dont on a pu dire qu'il y semblait un géant dans un entresol. Le génie impose plus volontiers sa discipline qu'il ne subit celle du prochain. Si Léopold II consent, en Belgique même, à se soumettre aux entraves dont l'embarrasse la Constitution, comment ne prendrait-il pas sa revanche dans cet empire africain qu'il a véritablement créé et où il se croit bien permis de déployer librement ses propres conceptions ? Comment n'éprouverait-il pas la tentation, une fois dépassé le terrible stade des premières années, de montrer aux négateurs et aux trembleurs tout ce que vaut en profits certains cette entreprise « chimérique » à laquelle ils prédisaient la ruine ? Et comment ne succomberait-il pas aussi à une autre envie : celle d'utiliser pour les travaux et les embellissements qu'il rêve de réaliser dans son pays, des ressources qu'il peut aujourd'hui puiser à pleines mains dans ses exploitations de l'Equateur ? Si on veut, là-bas comme en Europe, le condamner à un contrôle méticuleux et tracassier, il se dérobe, répondant par l'indifférence ou le mépris aux critiques ou aux attaques et n'hésitant pas, au besoin, à tourner l'obstacle par quelque expédient audacieux ou subtil.

Un de ces expédients, où se manifeste bien une pensée qui voit haut et loin, fut le détour auquel il recourut pour garantir à la Belgique la jouissance définitive des beaux domaines d'Ardenne, de Laeken, de Tervueren, qu'il avait acquis ou agrandis et qui constituent, dans un pays surpeuplé et industrialisé, (page 130) une réserve si précieuse de beautés naturelles, de forêts et de promenades. Afin d'empêcher le morcellement et la destruction que le sort de sa succession lui faisait entrevoir, il lui fallait échapper aux exigences du code civil, qui limitent rigoureusement la quotité disponible et obtenir qu'une loi spéciale l'autorisât à doter ses concitoyens d'une richesse créée pour leur avantage et non pour l'accroissement de son patrimoine familial. La donation entre vifs était du 14 mars 1901 ; le projet de loi qui l'acceptait ajoutait : « Elle sortira son plein et entier effet nonobstant toute disposition légale contraire. »

Lorsque ce projet fut proposé aux Chambres, on vit Beernaert et d'autres juristes de la stricte observance s'insurger contre une pareille dérogation au droit commun. Ils ne parvinrent pas d'ailleurs à retenir le Parlement par leurs scrupules, et la loi fut votée par 59 « oui » contre 39 « non ». Au recul du temps, qui oserait aujourd'hui donner tort au roi et qui refuserait, en dépit d'une entorse au droit commun, de rendre hommage à sa clairvoyante munificence ?


Au cours de l'année 1905, un autre épisode de la vie politique devait aussi opposer les vues de Beernaert à celles du souverain. Les grands travaux d'Anvers furent l'occasion de ce nouveau désaccord.

Un vaste projet, que le roi avait pris à cœur, comportait à la fois l'extension du système défensif d'Anvers par la construction d'une triple enceinte et d'une vingtaine de forts avancés et la transformation des installations maritimes par le creusement, en aval d'Anvers, d'un lit artificiel de l’Escaut que les plans désignaient sous le nom de « Grande Coupure ». Ces travaux, dont le coût devait être énorme, suscitaient de graves objections d'ordre technique et les modifications qui devaient être ainsi apportées au cours de l'Escaut risquaient fort, au dire de spécialistes du plus grand mérite, de compromettre tout l'avenir de (page 131) la navigation. Or, à ce moment, la célébration du 75ème anniversaire de l'indépendance nationale était l'occasion, dans tout le pays, d'une série de manifestations, de fêtes et de réjouissances. La dernière, la plus grandiose, devait avoir lieu le 21 juillet à Bruxelles, sur la place Poelaert transformée par le talent de l'architecte Acker en un magnifique décor auquel le Palais de Justice servait de fond de tableau. Au centre même de ce tableau, le trône royal dominait l'immense assemblée.

Pendant la solennelle harangue du ministre de l'Intérieur, le roi parut plus d'une fois distrait. Puis, quand il prit lui-même la parole, il le fit d'une voix tranchante, scandant chacune de ses phrases du martèlement de la canne qu'il ne quittait jamais :

« A côté des discours, dit-il, quelle que soit leur éloquence, il faut des actes. Ce sont ces derniers seuls qui assurent la vie des peuples et leur permettent de surmonter les difficultés de l'existence. Si les hommes de 1830 n'avaient pas agi, aucun de nous ne serait ici en ce moment. Puisse le 75ème anniversaire de notre indépendance être marqué par l'adoption du beau projet soumis aux Chambres, le plus utile qui ait été présenté depuis 1834, depuis la loi décrétant nos chemins de fer, les premiers du continent ! Ce projet donne une base moderne à notre prospérité commerciale et garantit notre sécurité sans augmenter les impôts d'un centime et le contingent d'un homme. Que Dieu protège la Belgique et que les Belges, par des actes, sachent consolider leur indépendance et augmenter leur prospérité ! »

A peine eut-il achevé cette allocution imprévue, que le roi manda auprès de lui les ministres d'Etat, et devant la foule, s'adressant à Beernaert, il l'entreprit longuement et avec véhémence au sujet du projet dont il était féru et auquel il prétendait ainsi rallier son adhésion. Commenté par tous, cet incident ne fit que creuser davantage le fossé entre le souverain et son ancien premier ministre. Celui-ci maintint son opposition (page 132) au projet que la Chambre amenda en plusieurs points très importants, écartant notamment le plan de la Grande Coupure, et qui ne passa, le 24 janvier 1906, qu'à une voix de majorité, Beernaert se cantonnant dans l'abstention.

La complaisance avec laquelle le cabinet de Smet de Naeyer se prêtait à toutes les conceptions royales n'était point faite pour réchauffer en sa faveur les sympathies de Beernaert. Celui-ci lui reprochait sa tendance de plus en plus accusée à contrarier le courant de la législation sociale. Lui-même, inspiré à la fois par un sentiment de justice envers les classes laborieuses et par un sage opportunisme politique, bien loin que l'âge le rendît méfiant à l'endroit des idées nouvelles, se rapprochait insensiblement de ses collègues de la Jeune Droite, les prenant souvent pour confidents de ses soucis et de ses amertumes.

Ainsi, avec eux, en avril 1907, il provoqua, à l'occasion d'une modification de la législation sur les mines, un débat sur la fixation de la durée de la journée de travail où les conceptions du catholicisme social s'opposèrent nettement à la vieille orthodoxie du libéralisme économique. Répondant à M. de Smet de Naeyer qui se retranchait derrière les principes constitutionnels pour combattre la fixation de la durée du travail, soit par la loi, soit par des arrêtés royaux, Beernaert s'exprima comme suit :

« J'estime que la protection législative des adultes ne doit pas aller au delà du nécessaire ; il ne faut pas que la loi soit vexatoire ou tracassière, mais je tiens comme indiscutable que la loi peut régler les intérêts supérieurs du travail comme elle intervient pour les autres grands intérêts sociaux. La liberté du travail n'est pas sacrosainte ; ce n'est pas un dogme intangible et je ne comprends pas qu'on ait pu dire dans certain rapport, M. le ministre des Finances l'a cependant répété, que toute restriction à cette liberté serait inconstitutionnelle. C'est là, selon moi, une thèse vraiment insoutenable et ce n'était pas même celle des auteurs du code civil, puisqu'ils ont catégoriquement interdit aux ouvriers de louer leurs services ou de les engager autrement qu'à temps... Tel, Messieurs, n'a pas été (page 133) non plus votre sentiment quand le discours du Trône de 1886 a tracé notre vaste programme de protection pour le travail. Toute la droite alors se serrait autour de nous. »

A six voix de majorité, cette doctrine prévalut, entraînant la chute de M. de Smet de Naeyer et de son cabinet.


M. Jules de Trooz qui fut appelé alors à la tête du gouvernement, se distinguait par ce grand bon sens qui est une précieuse vertu politique et par une rare finesse manœuvrière. Mais une mort inopinée l'emporta au bout de huit mois et le roi choisit, pour le remplacer, un autre député de Louvain, M. Schollaert, d'un caractère très ferme dans l'action comme dans les convictions. Celui-ci détermina le roi à accepter enfin l'annexion du Congo et après de longs débats où Jules Renkin le nouveau ministre de la Justice, affirma toute la robustesse de son talent, les Chambres ratifièrent le projet de cession qui devint la loi du 18 octobre 1908. L'Etat Indépendant était désormais résorbé par la Belgique.

Ce grand résultat acquis, le gouvernement déposa bientôt un projet de loi militaire, dit du « fils par famille » qui élevait de 13.000 à 20.000 hommes la levée annuelle des recrues et qui consacrait la suppression du remplacement à prix d'argent. Il parvint à le faire triompher tout juste à temps pour que Léopold II, atteint d'un mal sans espoir, pût ratifier de sa dernière signature une réforme dont sa clairvoyance n'avait cessé d'affirmer la nécessité. A la grande surprise de ses amis, Beernaert, invoquant un scrupule constitutionnel et subissant, plus que de raison l'émotion d'une séance parlementaire très houleuse, fut avec Woeste parmi les 58 députés qui refusèrent leur vote au projet. On ne peut que le regretter pour sa mémoire, d'autant qu'un vote affirmatif, qui eût été conforme aux idées qu'il avait si souvent proclamées, eût rapproché, à cette heure ultime, les volontés du grand souverain et de son ancien premier (page 134) ministre dans leur commun souci du bien de la nation. Le 17 décembre 1909, Léopold II s'éteignit dans une sorte d'isolement farouche, dont l'avenir devait lui apporter la revanche, en auréolant sa mémoire d'une grandeur réparatrice.

Avec l'avènement du roi Albert, dont chacun vantait déjà la conscience si noble et si droite et l'esprit ouvert aux meilleures tendances de son temps, une ère nouvelle toute fraîche de promesses. Sous ce nouveau règne, le gouvernement, que le baron de Broqueville fut bientôt appelé à présider et qui acheva de faire triompher le programme de la Jeune Droite, trouva en Beernaert un conseiller et un appui fidèle. Bien que le temps neigeât de plus en plus sur ses tempes, l'activité du vieil homme d'Etat demeurait pour tous un sujet d'émerveillement.

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