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Beernaert et son temps
CARTON DE WIART Henri - 1945

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Henri CARTON DE WIART, Beernaert et son temps (1945)

(Paru à Bruxelles, en 1945, chez La Renaissance du Livre)

Chapitre VI. Le Cabinet Malou de juin à octobre 1884. Les grandes manifestations de la rue

(page 61) Il fallut plusieurs mois avant que les violents remous provoqués par ce raz de marée fussent à peu près apaisés. Les vaincus ne se résignaient pas à leur déroute, et dans le camp des triomphateurs, l'ivresse même du succès excitait aux représailles.

Dès le 16 juin, le Moniteur belge publiait la liste du nouveau cabinet dont Léopold II avait confié la formation à Malou. Ce cabinet réunissait, autour du vieux « sachem » conservateur qui retournait aux Finances, quelques-uns des parlementaires qui s'étaient le plus distingués par leur talent et leur zèle à l'occasion du grand débat scolaire et dans la campagne électorale. Beernaert reprenait le portefeuille des Travaux publics avec tous les services de l'agriculture et de l'industrie, mais allégé cette fois de l'administration des chemins de fer, postes et télégraphes dont l'importance croissante avait justifié la création d'un département spécial. Celui-ci était confié à M. Jules Van den Peereboom, représentant pour Courtrai, qui devait le diriger sans interruption pendant quinze ans. Le chevalier de Moreau, député de Namur, était nommé au ministère des Affaires étrangères. Quant (page 61) à Charles Woeste et à Victor Jacobs, qui s'étaient portés à la pointe du combat, ils incarnaient dans la nouvelle équipe gouvernementale l'esprit même de la revanche. Le premier se voyait attribuer le portefeuille de la Justice. Le second, celui de l'Intérieur auquel étaient rattachés les services de l'Instruction publique. Enfin, le général Pontus, également apprécié pour la loyauté de son caractère et son expérience de tous les rouages de l'armée, devenait ministre de la Guerre.

Le 22 juillet, le gouvernement ainsi formé se présenta devant les Chambres convoquées en session extraordinaire et déposa deux projets de loi : l'un rétablissant la légation au Vatican, l'autre réorganisant l'enseignement primaire. Quelques-uns avaient songé, - il semble bien que tel fut le sentiment personnel de Léopold II - à revenir tout simplement au régime transactionnel de 1842 qui avait réglé si longtemps le problème scolaire. Mais cette question avait pris trop d'aspects nouveaux pour que le statu quo ante pût apparaître comme une solution acceptable. Dans les grandes villes, l'esprit qui animait les administrations et la plupart des instituteurs ne permettait pas d'espérer que l'école officielle retrouverait l'atmosphère religieuse réclamée par les familles catholiques. Et puis, que deviendraient les milliers d'écoles libres qui avaient surgi dans les plus grandes communes comme dans les plus petites, depuis la promulgation de la loi de 1879 ?

La formule à laquelle s'arrêta le cabinet Malou, prenant le contrepied de la « loi de malheur », s'efforça de réduire, dans le domaine scolaire, le rôle centralisateur de l'Etat et d'y accentuer l'action des communes. C’est à celles-ci qu'il appartiendrait désormais de décider du caractère de l’enseignement primaire officiel. Chacune d'elles devrait avoir au moins une école établie dans un local convenable, mais aurait toute faculté d'adopter ou même de faire siennes les écoles libres réunissant les conditions d'un enseignement sérieusement organisé. Comme il fallait prévoir le cas où ces écoles (page 62) communales ou adoptées ne répondraient pas aux sentiments de toutes les familles, tout père pourrait y dispenser son enfant de l'enseignement religieux. D'autre part, l'Etat pourrait octroyer ses subsides à une école libre lorsque vingt chefs de famille ayant des enfants en âge d'école en feraient la demande.

C'était pour le parti libéral l'écroulement de l'édifice laïque qu'il avait voulu construire. C'était aussi, en maints endroits, la mise en disponibilité des instituteurs officiels dont ce parti escomptait le concours. Aussi déclencha-t-il au Parlement, dans la presse, dans les meetings et bientôt dans les rues, une violente opposition contre le projet qu'il dénonçait, à son tour, comme un élément de discorde et un coup de parti.

Dès le 5 août, les ministres et les parlementaires de droite étaient hués et insultés à leur sortie du Palais de la Nation. Les comités libéraux convoquèrent le ban et l'arrière-ban de leurs partisans à une grande manifestation qui se déroula le dimanche 31 août dans les rues de Bruxelles. En guise de riposte, les catholiques mobilisèrent eux aussi leurs forces. Le dimanche 7 septembre, les trains venus de tous les coins du pays déversèrent dans la capitale des groupes compacts de provinciaux, accompagnés de fanfares, de bannières et de cartels et qui, en dépit d'une pluie battante, s'organisèrent en cortège pour défiler sur les boulevards et dans les grandes rues du centre de la ville. Beernaert se trouvait ce jour-là à Gand, retenu par une cérémonie officielle. A son retour, il apprit que des scènes violentes jusqu'à la sauvagerie avaient transformé cette manifestation catholique en une furieuse bagarre. Accueilli d'abord par les sifflets et des invectives, le défilé avait été coupé dans sa marche, puis assailli et disloqué, laissant enfin sur le champ de bataille de nombreux blessés et tout un butin de drapeaux lacérés et d'instruments de musique défoncés.

Aussitôt réunis, les ministres adressèrent un blâme à M. Buls, bourgmestre de Bruxelles, lui reprochant de n'avoir pas pris les mesures d'ordre afin de prévenir (page 63) ou de réprimer cette échauffourée que l'excitation des esprits l'obligeait à prévoir. M. Beernaert se prononça même personnellement pour la révocation du bourgmestre, mais se rallia au sentiment de la majorité de ses collègues.

Dans tout le pays catholique, la « rébulsion » -suivant un mot qui fit fortune - se traduisit par des protestations véhémentes, et nombreux furent les provinciaux qui décidèrent de boycotter le commerce bruxellois, confondu dans leur ressentiment avec les agitateurs ou les individus sans aveu dont la masse avait subi l'action contagieuse. Une médaille commémorative distribuée aux manifestants glorifia en des termes lapidaires les victimes de ce 7 septembre, où, bien heureusement, on n'eut point à déplorer de mort d'homme : Viri optimi a pessimis occisi. L'affaire ne manqua point d'être évoquée au Parlement, où le Sénat, jugeant les choses sous l'angle de la sagesse, vota par 74 voix et 2 abstentions l'ordre du jour suivant : « Le Sénat, après avoir entendu les explications qui lui ont été données, blâme énergiquement les excès dont la ville de Bruxelles a été le théâtre dimanche dernier et passe à l'ordre du jour. »

Dans la même séance, le Sénat adopta, par 40 voix contre 25 et une abstention, la nouvelle loi sur l'instruction primaire. Pour qu'elle entrât en vigueur, il ne lui manquait plus que la signature royale. Léopold II, qui avait sanctionné la loi de 1879, refuserait-il de ratifier celle-ci qui pouvait d'une majorité beaucoup plus décisive ? Peut-être, le parti libéral se fit-il cette illusion. En tout cas, il imagina d'envoyer au Palais les bourgmestres de la plupart des grandes villes du royaume afin d'exposer au souverain leurs objections et leurs craintes. C'est ce qu'on appela le « Compromis des bourgmestres », en souvenir d'un épisode fameux de notre histoire du XVIème siècle. Le Roi les reçut, écouta leurs harangues, leur rappela les principes constitutionnels, et, le 2 septembre, la loi signée par lui parut au Moniteur.


(page 64) L'agitation prit alors une autre forme. Depuis quelque temps déjà, un mouvement républicain s'était dessiné çà et là, ralliant des adhésions à l'aile extrême du groupe progressif. Ce mouvement s'amplifia, et quelques journaux et pamphlets mirent en cause la personne du souverain et le principe de la monarchie. Le coryphée de ce mouvement était un publiciste français du nom de Marchi. Le gouvernement n'hésita pas à l'expulser, ainsi que plusieurs autres étrangers dont l'immixtion dans la politique intérieure reconnaissait mal l'hospitalité dont ils étaient les bénéficiaires.

Au mois d'octobre, eurent lieu les élections communales. Celles-ci marquèrent, tout au moins à Bruxelles, à Anvers, à Liége, à Tournai, à Louvain, à Namur, une avance très sensible pour les listes libérales, tandis que, dans la plupart des villes flamandes et dans l'ensemble des communes rurales, les chiffres étaient très favorables aux candidatures de droite.

Fût-ce le résultat de ces élections, dans lequel il crut découvrir un revirement de l'opinion publique, fût-ce son légitime souci d'arrêter les menées républicaines par un acte qui révélerait à tous sa répugnance pour toute exagération de l'esprit partisan qui détermina le roi à user de son droit de révoquer ses ministres ? Ce n'était point la première fois qu'il en faisait usage, puisqu'il l'avait exercé en 1871 à l'égard du cabinet d'Anethan tout comme Léopold Ier l'avait fait en 1857, lorsqu'à la suite d'une autre agitation populaire, il s'était séparé du cabinet unioniste présidé par Pierre de Decker. Aujourd'hui, il s'agissait encore de calmer une situation troublée que Léopold II voyait se prolonger avec d'autant plus d'ennui qu'elle pouvait compromettre un grand dessein qui, ignoré de la masse de ses concitoyens, offrait pour leurs intérêts une bien autre importance que n'en pouvait avoir une crise ministérielle. Personne n'avait soupçonné les premiers linéaments de ce dessein dans le Congrès géographique qu'il avait convoqué à Bruxelles en 1876. Et quelque)uns seulement, - Beernaert était du nombre - se (page 65) doutaient de la forme hardie que ce plan allait prendre à occasion d'une prochaine Conférence diplomatique de Berlin, dont le Roi disposait à ce moment même les jalons.

Le 22 octobre, le Roi réclama leurs portefeuilles à Woeste et à Jacobs. Il demandait en temps à Malou d'apporter certains aménagements à la nouvelle loi scolaire. Les deux ministres en cause étaient considérés à juste titre les éléments les plus combattifs du cabinet tant par leurs adversaires que par leurs amis. Leur talent et leur courage rendaient leur action plus sympathique à ceux-ci et plus redoutable à ceux-là. Tandis qu'un homme d'Etat de la trempe de Beernaert voit dans son parti une force pour le gouvernement de son pays, des leaders politiques, tels que Woeste et Jacobs, sont trop souvent enclins à considérer le gouvernement comme une dépendance de leur parti. Que Léopold II leur en ait fait à ce moment un grief, qu'il ait cherché, en les écartant, à amener l'apaisement en donnant une satisfaction à l’opinion libérale, que les avis de Van Praet aient aussi influencé la décision royale, rien de plus vraisemblable et rien qui soit plus conforme au rôle que la Constitution belge confie au chef du pouvoir exécutif.

Pourtant, tous n'en jugèrent pas ainsi. Chez les militants de la droite, ce fut un tollé d'indignation, qui répondait aux cris de triomphe des libéraux. Malou s’étant aussitôt solidarisé avec ses collègues ainsi défenestrés et ayant remis au Roi la démission collective du cabinet, la passion partisane risquait de l'emporter sur la sagesse. Beaucoup de journaux catholique prônaient une sorte de retraite sur le mont Aventin. Puisque le Roi, se laissant impressionner par « la politique de grande voirie » déniait au parti conservateur, investi d'une majorité parlementaire impressionnante, d'être représenté au gouvernement par les chefs en lesquels il avait confiance, pourquoi subir docilement une telle avanie et s'incliner bénévolement devant un tel geste de méfiance ?...

Tel fut (page 66) pas le sentiment de Malou. A son initiative, une assemblée plénière de la droite eut lieu à l'hôtel de Mérode le 23 octobre. Il plaça ses amis politiques en face des conséquences qu'entraînerait le refus par la droite d'assumer la direction des affaires. Quelles seraient les conséquences d'une telle désertion ? Le recours à un cabinet de techniciens ou soi-disnt tels, peut-être un cabinet de gauche ? A tout le moins, une dissolution du Parlement, qui alimenterait de plus belle l'agitation populaire et servirait les calculs de tous les pêcheurs en eau trouble... Le devoir civique commandait de voir les choses de plus haut et de plus loin...

Avec un détachement de leur cause personnelle qui ne manquait point de noblesse, Woeste et Jacobs appuyèrent ces paroles raisonnables. Elles prévalurent, et le nom de Beernaert s’imposa dès lors de lui-même. Malou put se rendre au Palais dès le soir du 23 octobre, pour annoncer au souverain qu'il était bien décidé, pour sa part, à ne pas reconstituer le cabinet, il croyait pouvoir lui affirmer que M. Beernaert, assuré de l'appui de la droite, consentirait à former un nouveau gouvernement et à en accepter les responsabilités.

Ayant mandé M. Beernaert, le Roi, dit-on, afin de mieux accuser le caractère de modération qu'il souhaitait imprimer à ce cabinet nouveau, lui suggéra les noms de M. Vergote, gouverneur du Brabant, pour remplacer Victor Jacobs et celui d'un haut M. van Maldeghem, pour prendre la place de Woeste au ministère de la Justice. Il souhaitait aussi la désignation du général Chazal aux Affaires étrangères, Mais l'inconvénient certain de choix comme ceux-là eût été de ranimer au sein de la majorité parlementaire et l'irritation qu'il fallait calmer et la tentation de se dérober au gouvernement.

Beernaert agit en habile manœuvrier. Il songea tout d'abord, pour le portefeuille de la Justice, à un de ses confrères et amis du barreau bruxellois, M. Alphonse de Becker, député de Louvain, qu'entourait dans tous les milieux judiciaires une grande et légitime considération. (page 67) N’ayant pu obtenir son concours, il se retourna vers un autre avocat bruxellois M. Devolder dont la pondération et le dévouement lui étaient connus et qui se mit à sa disposition. Pour le ministère de l'Intérieur et de l'instruction publique, il fit appel à M. Thonissen, député de Hasselt et professeur à l'Université de Louvain, de qui la science, l'expérience et le loyalisme constitutionnel s'imposaient à tous, adversaires comme amis, et qui avait fait preuve, dans les questions d'ordre militaire, d'un haut souci de la défense nationale qu'on reprochait à M. Jacobs, l'élu du Meeting anversois, de n'avoir point manifesté au même degré.

Prenant lui-même le portefeuille des Finances, il pria M. de Moreau de le remplacer au ministère des Travaux publics et de l'Agriculture. et compléta son équipe en confiant les Affaires étrangères au prince de Caraman-Chimay, gouverneur du Hainaut.

Une ère gouvernementale nouvelle allait s'ouvrir : celle de la modération. Et Beernaert devait justifier, au cours d'un ministère qui dura dix ans, la vérité de cet axiome que Léopold II lui donnait à méditer dans une lettre personnelle du 29 août 1884 : « Pour avoir pays avec soi, il faut être sage. »

Chapitre VII Les débuts du Cabinet Beernaert. La loi scolaire, problèmes financiers, économiques, coloniaux. Les forts de la Meuse

(page 68) Le premier cap que le ministère ainsi composé avait à doubler était l'éternel problème scolaire. Pour satisfaire au désir que le Roi avait exprimé à Malou, il s'agissait d'apporter sans retard quelques tempéraments à l'application de la loi du 22 septembre à peine entrée en vigueur, et les circonstances mêmes qui avaient amené Beernaert à la direction des affaires, rendaient particulièrement délicate pour lui une telle opération.

Quel que fût son désir d'apaiser les esprits, il ne pouvait pas, il ne voulait pas remettre en question l'essentiel d'une réforme à laquelle il venait étroitement associé. Il entendait rester fidèle à un article de foi que la nouvelle loi avait solennellement consacré : le droit pour les communes d'adopter les écoles libres au titre d'écoles publiques. Toute politique l'eût opposé, non seulement au programme de son parti, mais à ses vues personnelles.

Que fit-il ?

Sans décourager les administrations communale qui, par centaines et dans tout le pays, s'étaient empressées d'adopter des écoles libres, il veilla à ce (page 69) que les écoles ainsi reconnues offrissent toutes les garanties tant matérielles que morales d'un bon enseignement. Comme on faisait grief à quelques congrégations enseignantes d'avoir placé dans leurs établissements des maîtres étrangers, il fit stipuler par la loi que, pour être adoptées, les écoles libres devraient avoir un personnel exclusivement belge. D'autre part, chaque fois que leur maintien pouvait se justifier, il fut attentif à laisser subsister les écoles officielles. Et dans le cas de suppression de celles-ci, des indemnités furent allouées par l'Etat, sous le nom de traitements d'attente, à ceux des instituteurs primaires qui se trouvaient de la sorte privés de leur emploi.

« La modération véritable, a écrit un moraliste français, est l'attribut de la puissance : on doit reconnaître en elle la plus haute vertu de la politique. Elle marque l'instant solennel où la force acquiert des scrupules et se tempère elle-même selon l'idée qu'elle se fait de l'ensemble où elle intervient. C'est pourquoi tout homme qui parvient au pouvoir devient modéré dans la mesure où il est digne de l'exercer, non point parce qu'il oublie les forces qui l'y ont porté, mais parce qu'il s'aperçoit de toutes les autres. »

En s'attachant à comprendre le point de vue de ses adversaires dans le conflit scolaire et en s'efforçant de lui donner quelque satisfaction raisonnable, Beernaert réalisait la politique de modération qu'il avait annoncée dans son discours de Marche.

L'effet d'apaisement qu'il escomptait d'une telle méthode lui fut facilité par le choix qu'il avait fait de M. Thonissen pour remplacer Victor Jacobs au ministère de l'Intérieur auquel ressortissaient les services de l'Instruction publique. Nul ne pouvait imputer au vénérable professeur de l'Alma Mater louvaniste, auteur d'un excellent Commentaire de la Constitution belge, l'âme d'un Torquemada ou les passions réactionnaires d'un Louis Veuillot. Et le concours que son chef de file trouva chez ce professeur chevronné, dont la gravité d'esprit et l'humeur débonnaire étaient (page 70° également reconnues, contribua peu à peu à atténuer les antagonismes depuis si longtemps aux prises.

« Assistons-nous à un simple changement de personnes ou à un changement de politique ? » avait insidieusement questionné Frère-Orban en interpellant le nouveau cabinet, le 18 novembre 1884, dès la rentrée des Chambres. C'était en réalité l'un et l'autre, mais Beernaert devait bien se garder de l'avouer, sous peine de voir se refroidir à son endroit le zèle mal résigné d'une bonne partie de la droite, encore frémissante de l'affront qu'elle avait essuyé par le sacrifice de Woeste et de Jacobs. La majorité que le gouvernement groupe autour de lui est numériquement très forte, mais sa force même l'incline à des revendications ou à des exigences excessives. Ces revendications et ces exigences, il faudra que Beernaert les apaise ou les canalise. Bien plus, il aura souvent le courage, pendant son long ministère, d'aborder, malgré ses amis, des difficultés qu'avec une conception moins haute de son devoir gouvernemental il aurait pu aisément esquiver ou ajourner. Enfin, il se mettra résolument en travers du courant protectionniste qui entraîne sa majorité à réclamer des droits d'entrée en faveur des agriculteurs aux prises avec de réelles difficultés d'exploitation. Cependant, cette majorité, c'est avec elle qu'un premier ministre doit toujours compter. Quand bien même ses encouragements ne lui sont pas nécessaires, ses votes lui sont indispensables. De suite, Beernaert devra donc manœuvrer.

Voici, parmi les droitiers, ceux - et ils sont à ce moment nombreux, - qui se proclament antimilitaristes. Leur patriotisme, pour être sincère, ne brille pas par la clairvoyance. Persuadés que les traités de 1839 sont un bouclier suffisant contre tout risque de l'extérieur, ayant gardé des temps où nos provinces étaient occupées et pillées par des troupes étrangères la phobie des « soudards » très portés à croire que la vie de garnison et de caserne doit fatalement contaminer les âmes, voire les corps, ils ont pris pour devise le « Niemand gedwongen soldaat », cher (page 71) au banc d'Anvers. C'est en leur nom que Woeste déclare à Beernaert, dès l'ouverture de la session de 1884-1885, qu'il est impossible de porter de 13.300 à 13.500 le contingent annuel de milice, même au prix du rétablissement de l'exemption au profit des normaliens et des séminaristes

Voici les agrariens, non moins nombreux et tenaces. Pour assurer un meilleur sort aux paysans et freiner l'exode des campagnes vers les villes tentaculaires, ils veulent des droits protecteurs sur les céréales et le bétail étrangers. A ceux-ci aussi Beernaert, encore qu'il soit l'élu d'un arrondissement rural, saura toujours tenir tête. Il se refuse à grever sensiblement les produits de consommation à leur entrée dans le pays. Quoi qu'on fasse, en effet, la population belge est et restera largement tributaire de cette importation pour ses besoins alimentaires. Le but qu'il entend poursuivre, c'est la vie à bon marché. Grâce au coût modéré des aliments, du logement, du vêtement, l'industrie belge, ayant des prix de revient inférieurs à ceux de ses concurrents, s'assurera une position de plus en plus favorable sur le marché international. Grâce à cet essor de l'industrie et à l'activité générale, l'Etat pourra clôturer ses exercices budgétaires en boni sans devoir surcharger les épaules des contribuables.

Cette thèse économique, que Beernaert ne cessera de prôner, correspond aux efforts que la Belgique doit tenter pour grossir sa clientèle étrangère. En toute circonstance, Beernaert a soin de rappeler les exigences particulières qu'imposent à l'économie nationale ses conditions démographiques. Pour vivre, la Belgique doit travailler. Pour travailler, elle doit exporter. Pour exporter, elle doit étendre ses relations au delà des mers et conquérir des marchés nouveaux.

Féru de ces vérités, Beernaert avait été rallié d'emblée aux vastes desseins dont Léopold Il avait été hanté avant même que d'être appelé au trône : programme d'expansion mondiale par la création d'entreprises à capitaux belges en territoire étranger ; (page 72) plans de colonisation qui s'étaient traduits déjà par plusieurs tentatives en des pays lointains, et dont la formule se dégagea et se précisa pour le Roi du jour où les explorations de Stanley lui révélèrent les moyens de pénétrer par la côte occidentale au cœur du continent mystérieux.

Tandis que la hardiesse des vues léopoldiennes avait laissé ses prédécesseurs au gouvernement, et notamment Frère-Orban et Malou, sceptiques et même défiants, Beernaert comprit toute la grandeur et l'utilité d'une œuvre qu'il s'efforça sa vie durant d'imposer à une opinion publique d'abord très mal disposée à l'accepter. Tout comme cette opinion publique, la plupart des parlementaires de droite et de gauche manquaient d'audace et redoutaient les complications extérieures, les risques financiers, les sacrifices de vies humaines qu'une une telle aventure - une telle « utopie », disait Vandervelde - devait entraîner. Il est même permis de se demander si le rêve africain de Léopold II eût pris corps sans le concours de son premier ministre, en qui une chance heureuse lui donnait le meilleur des collaborateurs pour en assurer la longue exécution au milieu de difficultés politiques, diplomatiques et financières toujours renaissantes et qui, plus d'une fois, faillirent tout compromettre.

Si l'on veut se rendre compte de la collaboration constante et intime qui associa Beernaert à toutes les préoccupations du Roi dans cette merveilleuse entreprise, il faut relire le texte de la correspondance échangée entre le souverain et son premier ministre de 1884 à 1894, et dans laquelle, au jour le jour, sont examinées ou débattues les décisions à prendre, les démarches à faire. Il faut se rappeler ce magnifique témoignage que rendit à Beernaert le souverain reconnaissant : « Si le Congo existe, c'est grâce à vous ! »

Pendant les délibérations de la Conférence de Berlin convoquée pour régler le statut économique, politique et moral du bassin du Congo, Beernaert donne pour instructions aux délégués du gouvernement belge de défendre pied à pied les intérêts de (page 73) l’Association internationale africaine. Celle-ci a remplacé le Comité d'études, qui était né lui-même du modeste Congrès géographique de 1876. Elle a coordonné les efforts des expéditions militaires, scientifiques et religieuses qui se sont succédé en Afrique et auxquelles demeure lié le souvenir des Crespel, Cambier, Popelin, Ramaekers, Storms, des Pères Blancs et de maints autres pionniers qui ont eu à lutter là-bas contre l'hostilité des hommes et de la nature.

Au lendemain de la Conférence de Berlin, l'Association internationale est définitivement introduite dans le droit public sous le nom d'Etat Indépendant du Congo. Grâce à sa diplomatie habile et tenace, Léopold II a triomphé des revendications du Portugal et de l'humeur de l'Angleterre. Sa bonne chance a voulu qu'à ce moment Bismarck se souciât peu pour l'Allemagne des entreprises coloniales. D'autre part, il a pu neutraliser l'opposition de la France en lui accordant un droit éventuel de préemption. Enfin, il s'est concilié les Etats-Unis en mettant quelques hommes d'affaires américains dans son jeu.

Mais il faut, aux termes de l'article 62 de la Constitution, que les Chambres belges l’autorisent à devenir le chef de ce nouvel Etat. Le Roi demande à Beernaert de lui assurer cette faculté. Il lui écrit : « Cet Etat serait indépendant comme la Belgique et il jouirait comme elle du bienfait de la neutralité. Il aurait à suffire à ses besoins et l'expérience comme l'exemple des colonies voisines m'autorisent à affirmer qu'il disposerait des ressources nécessaires. » La Chambre des représentants, le 28 avril 1885, et le Sénat dès le surlendemain, votent à l'unanimité une loi qui porte « autorisation pour S. M. le Roi d'être le chef de l'Etat fondé en Afrique par l'Association internationale du Congo. » Après les Etats-Unis d'Amérique, les Puissances reconnaissent successivement ce nouvel Etat.

Mais les embarras financiers ne tardent pas à se multiplier. Pour y faire face, le. Roi a prélevé déjà quelque dix millions sur sa cassette privée. Il faut aviser à d'autres moyens. Beernaert s'y (page 74) emploie. Au début de 1886, le premier ministre a l'ennui de voir un premier projet d'emprunt à prime avec des lots de vingt francs combattu par Malou, son ancien chef, demeuré sénateur. Il doit le retirer. Mais bientôt il revient à la charge et demande au Parlement, en 1887, la faculté d'émettre par tranches un emprunt de 150 millions de francs. Cette fois, le Parlement autorise l'emprunt, mais les dispositions du marché s'avèrent défavorables. Au moment du lancement d'une seconde tranche de dix millions, les titres de la première tranche tombent au-dessous du taux de 84 francs qui avait été fixé comme prix d'émission des nouveaux titres. Comment enrayer cette baisse qui compromet toute l'opération ? A cette heure critique, Beernaert offrit au Roi sa fortune personnelle pour lui permettre de racheter à la bourse les anciens titres dépréciés. Le Roi refusa cette généreuse intervention, qu'il appela, dans une lettre à Lambermont, « la patriotique folie de M. Beernaert ».

Cependant, les ressources faisaient cruellement défaut. La construction du chemin de fer de Matadi à Stanley-pool, condition indispensable de la mise en valeur de la colonie, demeurait en suspens. Le gouvernement demanda aux Chambres, en 1889, de l'autoriser à souscrire une somme de dix millions dans le capital d'une société commerciale qui se chargerait de l'entreprise et de l'exploitation du railway. Combattue par Paul Janson, la demande ne fut acceptée que grâce aux efforts énergiques de Beernaert...

Nouvelle complication ! L'Acte général auquel aboutit, en 1890, la Conférence convoquée à Bruxelles pour la répression de la traite. refuse au jeune Etat l'établissement de certains droits d'entrée et de sortie qui lui auraient assuré des recettes d'autant plus nécessaires que le même Acte lui imposait de nouvelles obligations très onéreuses. C’est à ce nouveau tournant, gros de dangers, que Beernaert fait part aux Chambres du texte du testament royal qui garantit à la Belgique la souveraineté future de la colonie et il les sollicite de consentir à l'Etat Indépendant un prêt (page 75) de vingt-cinq millions qui lui est accordé.

Cependant, des négociations laborieuses se poursuivaient, spécialement avec la France et le Portugal pour délimiter les frontières du nouvel Etat. La campagne anti-esclavagiste ouvrait de nouveaux devoirs et de nouvelles charges. Pour se procurer de nouvelles ressources et mettre en valeur la colonie, le Roi décida de frapper d'impôts et de taxes les compagnies commerciales qui ne manquèrent pas de se rebiffer. Il eut recours à des corvées de travail pour l'exploitation des richesses naturelles qui demeuraient improductives.

Beernaert, par des conseils et des observations parfois sévères, s’efforça de contenir les initiatives du souverain dans le cadre des possibilités financières et dans le respect du droit. Plus tard, après 1894, lorsqu'il aura quitté le pouvoir, les difficultés qu'il avait pu ainsi prévenir ou corriger prendront une tournure plus grave et susciteront même, dans l'ordre international, des réactions inquiétantes. Elles devaient retentir alors, d'une façon douloureuse, sur les relations personnelles entre le souverain et celui qui, comme premier ministre, avait apporté à ses grands desseins l'appui le plus désintéressé et le plus décisif.


Ce concours qu'il avait prodigué au Roi dans l'œuvre congolaise, Beernaert le lui apporta pour sa politique de défense nationale, et notamment pour la construction des forts de la Meuse. Après la guerre de 1870, la France et le nouvel empire d'Allemagne n'avaient pas tardé à entreprendre dans les Vosges et en Alsace tout un système de fortifications dont l'importance même pouvait faire redouter à la Belgique qu'en cas d'un nouveau conflit franco-allemand, l'un des belligérants, au mépris des traités, n'utilisât, pour attaquer son adversaire, la vallée mosane entre Liége et Givet. Face à cette éventualité, la position fortifiée d'Anvers, construite sous la direction de Brialmont, conservait assurément son utilité à titre de réduit (page 76) national, c'est-à-dire de refuge suprême pour l'armée belge et le gouvernement. Mais le devoir d'un homme d'Etat clairvoyant n'était-il pas de fortifier le grand couloir de la Meuse de telle sorte que des puissances voisines fussent moins tentées d'en faire un chemin d'offensive ? Si cette tentation devait l'emporter sur le respect de notre neutralité, ne fallait-il pas permettre à l'armée belge de faire obstacle à une invasion en s'appuyant sur une ligne de forts établie dans la région liégeoise et namuroise ?

Après une longue étude du problème, Beernaert déposa, en 1887, une demande de crédits pour les fortifications de la Meuse. Cette initiative, qui devait un jour permettre à l'armée belge de retarder une puissante invasion et de changer par sa résistance le cours de l'Histoire, se heurta à une vive opposition dans la presse et au sein des Chambres. Les uns contestaient l'efficacité des ouvrages stratégiques projetés. D'autres accusaient le gouvernement de céder à la pression de l'étranger. Beaucoup considéraient que le statut imposé en 1839 à la Belgique lui donnait le droit de compter en cas d'attaque sur les puissances garantes, sans lui imposer le devoir de se défendre.

Le coût des dépenses effrayait maints parlementaires. D'autres se faisaient les avocats des intérêts locaux menacés par les expropriations et les servitudes que ces énormes travaux militaires allaient entraîner. A quelques exceptions près, toute la gauche refusa son vote au projet gouvernemental, sous la conduite de Frère-Orban qui déclara ces fortifications de la Meuse « inutiles, inefficaces, dangereuses. » A droite, quelques antimilitaristes demeurèrent irréductibles. Mieux instruit qu'eux des leçons de notre histoire, voyant aussi plus clair dans notre avenir, Beernaert résumait ainsi ses raisons : « Barrière ou champ de bataille ? Eh bien ! notre choix est fait. Nous serons barrière, et peut-être dans le strict accomplissement de notre mission, notre petit pays ne sera pas inutile au maintien de la paix du monde. »

Ce ne fut qu'après de longs efforts que la fermeté et la compétence de Beernaert finirent par (page 77) triompher. La Chambre vota son projet par 80 voix contre 41.

Mais le premier ministre ne connut pas le même succès dans son désir de faire aboutir une autre réforme à laquelle il attachait justement, comme Léopold II lui-même, une très grande importance : la substitution du service militaire personnel au régime de la conscription doublé de la faculté pour les miliciens de se faire remplacer à prix d'argent. Cette réforme, à laquelle Frère-Orban s'était toujours montré hostile, rencontrait aussi, de la part des conservateurs, une résistance dont il est difficile aujourd'hui de comprendre et d'excuser l'obstination. C'est ainsi que Woeste - la lecture de ses Mémoires en témoigne - tenait le service personnel pour l'abomination de la désolation.

A l'en croire, le service personnel, loin d'assurer à l'armée de meilleurs soldats, priverait beaucoup de pauvres gens des ressources que leur procurait le métier militaire, qui était pour eux une vocation. Désormais astreinte au service des armes, la jeunesse intellectuelle serait arrachée à ses études et livrée à la vie de caserne et à tous les dangers de la corruption. Le recrutement du clergé serait contrarié. Le niveau intellectuel et moral du pays serait abaissé. Tous ces sophismes cachaient mal l'égoïsme bourgeois dont l'influence prépondérante ne devait s'arrêter qu'avec la fin du régime censitaire.

Le 19 juillet 1887, la Chambre rejeta une proposition de loi du comte Adrien d'Oultremont qui établissait le service personnel, - proposition dont Beernaert, tout comme Léopold II, souhaitait ardemment l'adoption.

Plus tard, après la révision constitutionnelle de 1893, la ténacité de Woeste et de la Vieille Droite parvint encore à reculer l'avènement du service personnel longtemps après que Beernaert eut abandonné le pouvoir, et ce ne fut qu'en 1909 seulement, lorsque M. Schollaert, chef du gouvernement, se fut rallié à la réforme, que celle-ci triompha enfin, tout juste à temps pour que Léopold II, avant de mourir, eût la satisfaction d'y apposer sa dernière signature.

Chapitre VIII La question sociale. L'enquête sur le Travail. Le mouvement démocratique

(page 78) A peine la solution donnée au problème scolaire par la modération du nouveau cabinet eût-elle amené un calme relatif dans la vie politique du pays, qu'un nouvel orage se déchaîna bientôt en ouragan. On apprit tout à coup, en juin 1886, que dans les régions industrielles du pays de Liége et surtout du Hainaut, des ouvriers, d'abord par centaines, puis par milliers, abandonnaient leur travail et se formaient en bandes compactes. Dans le sillage des drapeaux rouges, s'excitant les uns les autres par des chants et des clameurs révolutionnaires, ces grévistes allaient, en rangs serrés, d'usine en usine, de charbonnage en charbonnage, de verrerie en verrerie, faisant arrêter les machines, molestant les ingénieurs et les contremaîtres, proférant des revendications et des menaces. Les autorités locales qui avaient voulu s'interposer avaient été bientôt débordées. Il ne s’agissait plus d'une de ces émeutes tapageuses, mais sans grande profondeur, auxquelles le traditionnel « à bas la calotte » servait de cri de ralliement et dont quelques villes offraient périodiquement le spectacle, surtout au moment des élections. Cette fois, les visages étaient sombres et farouches. Se mêlant aux cortèges, des femmes hurlaient leur misère et réclamaient du pain. Des voies de fait de toute nature, des commencements (page 78) de pillages et d'incendies faisaient redouter une jacquerie générale.

A Bruxelles, l'émotion fut grande. Face au péril, le gouvernement prit aussitôt des mesures énergiques pour rétablir l'ordre. La gendarmerie, puis des forces militaires furent appelées à la rescousse sous le commandement du général van der Smissen, vieil officier qui avait participé à l'expédition du Mexique et était connu pour avoir la poigne rude. Au bout de quelques jours, le mouvement d'insurrection fut contenu et réprimé.

Dans les journaux de droite ou de gauche, dans tous les groupes de la classe dite dirigeante, nombreux étaient les hommes à courte vue qui se bornaient à imputer à des « meneurs » la responsabilité de ces violences, Le parti ouvrier ou socialiste, qui commençait à s'organiser et se réclamait de la Commune de Paris, était tenu pour le vrai coupable de cette fièvre contagieuse que ses manifestes et ses harangues avaient excitée et envenimée. C’était à ces docteurs et à ces artisans de la révolte qu'il fallait s’en prendre ! Des lois pénales plus sévères, le renforcement de la police et de la gendarmerie, tels étaient les remèdes que maints doctrinaires et maints conservateurs postulaient d'urgence comme les seuls moyens de rassurer les travailleurs paisibles et d'empêcher le retour de ces scènes révolutionnaires, par lesquelles l'essor économique du pays risquait d'être compromis...

Mais Beernaert vit plus clair. Il ne crut pas qu'il suffisait de réprimer ces désordres, ni d'en punir les fauteurs. Sous le péril social, il avait discerné le mal social, c'est-à-dire les misères et les injustices dont ces troubles n'étaient qu'un accident et qu'une conséquence. Il avait senti tout ce que la stricte doctrine manchestérienne comportait de faux et de dangereux en permettant au machinisme et à la libre concurrence d'aboutir en fait à une véritable exploitation de la main-d'œuvre. Il avait compris toute l'erreur commise par la Révolution française lorsqu'elle avait enlevé aux travailleurs les moyens de s'organiser (page 80) professionnellement. Son cœur naturellement généreux répugnait à une conception purement matérialiste de l'existence, qui rend illusoire la fraternité des hommes, liés par la communauté de leurs âmes dans une même origine et une même fin.


Tout d'abord, avec le concours de M. de Moreau, ministre des Travaux publics, à qui les idées et les méthodes de Le Play étaient familières, il fit procéder à une vaste enquête sur le Travail. Celle-ci prit une grande ampleur et mit en lumière de nombreux et graves abus. S'appuyant sur les conclusions de cette enquête, le gouvernement organisa tout d'abord. une inspection officielle du Travail. Puis il prit l'initiative d'une série de lois qui rompirent hardiment avec les théories du laisser-faire laisser-passer, qui avaient dominé jusqu'alors dans les sphères officielles.

Déjà en 1878, lors de son premier passage aux Travaux publics, Beernaert avait cherché, mais sans succès, à faire interdire par la loi le travail souterrain de la mine aux enfants de moins de quatorze ans. En 1886, il ne s'agissait plus d'un remède aussi anodin.

Le discours du Trône du 9 novembre annonça tout un programme de mesures législatives et administratives, qui marquaient un changement très net dans l'orientation sociale : encouragements à la libre formation de groupes professionnels, création de conseils de conciliation et d'arbitrage, réglementation du travail des femmes et des enfants, répression du truck- système et défense de payer désormais les salaires dans les débits de boissons, insaisissabilité et incessibilité des salaires, construction d'habitations ouvrières, développement des institutions de prévoyance, de secours, d'assurance et de pensions, répression de l'ivresse publique et de l'immoralité.

A relire aujourd'hui Ce discours du Trône, on constate l'erreur commise par ceux qui font dater de la révision constitutionnelle de 1893 et des modifications qu'elle entraîna dans la composition du (page 81) Parlement, l'ère de l'intervention de la loi dans les rapports entre le capital et le travail. Assurément, l'élargissement des bases de l'électorat et la poussée démocratique qui s'ensuivit, aussi bien dans les milieux de droite que de gauche, devaient amortir sensiblement la résistance que cette politique interventionniste suscitait dans un Parlement censitaire. Mais toutes les considérations d'humanité et de justice qui constituent la raison d'être d'une telle politique se découvrent déjà clairement dans ce programme de réformes sociales que Beernaert présentait ainsi au Parlement, et auquel il donnait pour base solide la grande enquête sur le Travail à laquelle il venait de faire procéder.

Ce programme généreux autant qu'il était opportun ne devait pas demeurer à l'état de lettre morte. Dès cette session de 1886-1887, nous voyons sortir de terre pour s'élever rapidement tout cet édifice de réformes législatives, ce code du Travail - ainsi qu'on l'a appelé - où les ouvriers devaient trouver une protection efficace contre les abus de la concurrence et contre les infortunes du sort.

Cette nouvelle politique sociale, Beernaert, avec sa sagesse naturelle, en avait calculé les conséquences et marqué les limites. Connaissant l'âme humaine, il ne songeait pas entraver plus que de raison les libres initiatives individuelles qui demeurent, comme la propriété privée, un merveilleux facteur d'émulation et de progrès. Doué d'une vision réaliste des choses, il ne se leurrait pas de l'illusion que la loi pourrait empêcher le développement du machinisme d'attirer de plus en plus les campagnards à la ville, mais, pour les empêcher de devenir ainsi des déracinés, victimes des taudis et des cabarets, il s'attacha à un double moyen : multiplier les lignes vicinales et les abonnements ouvriers, pour permettre aux travailleurs des usines de retrouver chaque soir leur village et leur foyer ; en même temps, encourager de toutes ses forces (ce fut son œuvre de prédilection) la création des habitations et des logements à bon marché.

(page 82) D'autre part, administrateur vigilant des finances publiques, il n'ignorait pas que la protection légale des travailleurs coûte cher et qu'elle risque de se retourner contre ceux-là mêmes dont elle veut sauvegarder les intérêts si les dépenses publiques et les charges privées qu'elle entraîne viennent à compromettre l'équilibre du budget, la stabilité de la monnaie et la productivité de l'industrie. Les lois ouvrières votées sous le ministère Beernaert concilient ainsi l'audace et la prudence. L'évolution qu'elles ont déterminée trouva, dès 1891, sa confirmation ainsi qu'un solennel encouragement dans l'Encyclique Rerum Novarum, dont l'influence ne fut peut-être nulle part plus sensible qu'en Belgique.

Au lendemain de la révision constitutionnelle de 1893, l'entrée au Parlement des socialistes et des catholiques sociaux ou démocrates-chrétiens et leur action persévérante devaient beaucoup contribuer à perfectionner ces premières réformes et à les compléter peu à peu. Après la retraite ministérielle de Beernaert, son successeur à la tête du gouvernement, Jules de Burlet, eut l'heureuse idée de créer un ministère de l'Industrie et du Travail et d'appeler à sa direction un homme d'esprit novateur, M. Albert Nyssens, qui s'appliqua à organiser l'inspection du travail, à développer l'enseignement professionnel, à multiplier les mutualités et les sociétés d'habitations ouvrières en s'attachant toujours de préférence au système de la liberté subventionnée. Les années suivantes virent éclore d'autres lois sociales : sur les unions professionnelles, sur le repos dominical, sur l'assurance obligatoire contre les accidents du travail, sur les pensions de vieillesse. Cette floraison ne devait d'ailleurs plus s'arrêter. Après la guerre de 1914-1918, elle connut de nouvelles formules, notamment le régime légal des allocations familiales.

Mais quel qu'ait été cet épanouissement, nul ne peut contester qu'il se trouve déjà comme en germe dans les réformes sociales dont Beernaert a pris l'initiative et qu'ainsi le mérite lui revient d'avoir été, dans ce domaine, un véritable précurseur.

Chapitre IX. La révision de la Constitution 1890-1893

(page 82) Caractérisée déjà par son rôle d'ordre économique et colonial, par son souci de la défense nationale, par ses réformes sociales, l'action gouvernementale de Beernaert devait s'employer aussi à une entreprise hardie qui devait modifier profondément notre vie politique : la révision constitutionnelle. Dans cette opération, délicate autant qu'elle était nécessaire, sa clairvoyance et son habileté manœuvrière rappellent la manière des grands ministres conservateurs anglais, attentifs à ravir à leurs adversaires, à l'heure psychologique, le bénéfice d'une réforme dont ils ont reconnu eux-mêmes la justice et l'utilité.

Tel que l'avait instauré la Constitution de 1831, le régime de l'électorat réservait aux seuls censitaires le droit de nommer des sénateurs et des représentants. L'application de ce système réduisait à un nombre très restreint de citoyens, environ 134.000, la faculté de se prononcer sur les affaires publiques dans un pays dont la population excédait déjà, en 1890, le chiffre de six millions d'habitants.

Plus perspicace que beaucoup de ses amis politiques, Beernaert comprenait la nécessité d'élargir ce corps électoral. Non pas qu'il désirât voir triompher le suffrage universel pur et simple. S'il ne faisait pas d'objection de principe à son adoption, son voeu était d'en reculer l'échéance. Il disait : « Nous ne prétendons pas tout (page 84) au moins aller si loin d’un seul bond. En politique, les transitions sont nécessaires. Ce n'est pas l'exemple de la France qu'il faut suivre, c'est celui de l'Angleterre. » De toute façon, à son sens, le statu quo ne pouvait être prolongé. Réserver le bulletin de vote à une minorité bourgeoise, n'était-ce pas donner à des centaines de milliers de Belges l'impression qu'ils étaient réduits, dans leur propre pays, à subir le joug d'une sorte d'oligarchie ?

Impression ? ... N'était-ce point une réalité ? Comment nier que les élus fussent naturellement enclins à s’attacher surtout aux intérêts des électeurs de qui ils tenaient leur mandat et à négliger les autres ? Comment justifier un exclusivisme obstiné dont le maintien ne pouvait qu'exciter dans les milieux populaires une irritation qui n'avait pas été étrangère aux troubles de 1886 ?

Cependant, le mouvement en faveur de l'égalité politique prenait d'année en année plus d'ampleur. Le parti socialiste trouvait et exploitait, dans la revendication du suffrage universel, le meilleur argument de sa propagande et de ses succès. Parmi les libéraux, si les doctrinaires de l'école de Frère-Orban lui demeuraient irréductiblement hostiles (« ni en un acte, ni en deux actes, ni en cinq », avait proclamé leur chef), la fraction radicale ou progressiste accentuait sa campagne pour sa conquête.

Au sein du parti catholique lui-même, l'égalité politique comptait des partisans, dont le nombre augmentait rapidement. Le groupe de l'Avenir social ralliait à cette idée une jeunesse ardente éprise d'un idéal politique large et généreux. Sous la présidence d'Alexandre Braun, une « Ligue catholique pour le suffrage universel et la représentation proportionnelle » était entrée en lice, réclamant le droit de vote pour tous les citoyens âgés de vingt-cinq ans. Toutefois, au Parlement, M. Alphonse Nothomb était seul, sur les bancs de la droite, à prendre cette attitude audacieuse.

Manœuvrant entre tous ces courants, Beernaert, pour amener ses amis politiques à ses vues, avait développé devant eux les motifs de tactique qui (page 85) devaient les engager à faire eux-mêmes la révision plutôt que de devoir la subir : « C'est une politique maladroite, leur disait-il, que celle qui se place au seul point de vue de l'intérêt d'un parti, et c'est aussi une politique maladroite que celle qui représente la révision et la représentation proportionnelle comme mortelles pour nous. »

Le 27 novembre 1890, la Chambre ayant été saisie par quelques membres progressistes d'une proposition de révision constitutionnelle, Beernaert, à la grande surprise des doctrinaires de gauche et au grand dépit de beaucoup de ses amis, loin de s'opposer à la prise en considération de cette proposition, déclara l'appuyer. D'ailleurs, il se garda bien, à ce moment, de préconiser une formule précise pour remplacer l'article 47, mais il fit éloquemment le procès du statu quo.

Les discussions parlementaires dont la révision fut le signal ne durèrent pas moins de trois ans. Les formules les plus diverses, depuis « le pur et simple » jusqu'au capacitariat et à la représentation des intérêts, furent successivement passées au crible des controverses et des polémiques, sans qu'aucune d'elles pût réunir la majorité des deux tiers des voix requise pour toute modification d'un texte constitutionnel.

Beernaert insistait pour que le vote fût « organisé « Il ne faut pas compter les votes, répétait-il, il faut les peser. » Cependant les textes proposés par l'un ou l'autre groupe échouaient les uns après les autres, et ces interminables débats où la Chambre des Représentants, nouvelle Pénélope, défaisait chaque jour son travail de la veille, énervèrent bientôt l'opinion. La fièvre montait dans la presse, dans les réunions publiques, dans la rue. Les socialistes décrétèrent la grève générale. La garde civique fut consignée et des troubles s'annonçaient. Un matin, M. Buls, bourgmestre de Bruxelles, fut assailli et frappé par un forcené en pleine avenue Louise. Le parquet procéda (page 87) à l'arrestation d'Edmond Picard, sous l'inculpation d'avoir provoqué cet attentat par ses discours exaltés. Menaces et incidents se multipliaient. Le désir général d'une transaction était dans l'air.

Enfin, le ralliement se fit, dans l'après-midi du 18 avril 1893, autour d'une formule originale qui avait été préconisée déjà par Albert Nyssens, député de Louvain : celle du « suffrage universel plural » qui attribuait un droit de vote pour les élections législatives à tout Belge de vingt-cinq ans, sauf à lui octroyer un ou deux votes supplémentaires moyennant certaines conditions de famille, de propriété ou d'instruction.

Cette formule répondait fort bien au sentiment intime de Beernaert. Il voyait en elle un mode d'organisation équitable du suffrage universel : « Elle est, déclara-t-il, l'expression d'une transaction qui nous paraît également honorable pour tous les partis. La gauche extrême obtient l'inscription dans la Constitution de ce vote pour tous qui constitue depuis si longtemps son programme. La droite y trouve comme correctif l'inscription du double et du triple vote pour ceux qui réunissent les conditions d'âge, de famille et d'aisance minima qu'elle a toujours considérées comme des garanties puissamment conservatrices. Enfin, la gauche modérée obtient les mêmes avantages pour la capacité et pour les fonctions, les positions ou les professions qui supposent nécessairement celle-ci sans qu'il faille recourir à un examen. »

Il eut la joie de voir cette transaction acceptée à la fois par la presque unanimité des membres de la droite et par les députés radicaux qui s'étaient montrés les plus ardents à revendiquer « le pur et simple ». M. Emile Féron déclara solennellement : « J'affirme à nouveau que la solution qui s'offre à nous est à mes yeux tellement loyale et tellement définitive, au sens raisonnable et humain du mot, que ma vie politique ne doit plus connaître de nouvelles campagnes de réforme électorale constitutionnelle. » En revanche, Woeste ne désarmait pas. « Quelque attachement que je porte au cabinet, déclara-t-il au milieu des rires, je (page 87) refuse cette palinodie ! » Bara dénonça la collusion des progressistes avec la droite, ne voulant pas adhérer à ce qu'il appelait « une mystification. » La voix étranglée par la colère, Frère-Orban stigmatisa un vote arraché à la peur.

Finalement, par 119 « oui » contre 14 « non », où se retrouvaient Frère-Orban et ses fidèles, et 12 abstentions, qui étaient celles de quelques droitiers groupés autour de Woeste, le nouvel article 47 fut adopté et l'accalmie succéda à la tempête.

Dans sa complication, le suffrage universel plural était d'une heureuse ingéniosité. Son application décuplait le nombre des électeurs et permettait désormais à tous les courants de l'opinion publique d'intervenir dans le contrôle des affaires. Pouvait-on espérer cependant qu'un tel système, avec le privilège qu'il octroyait à la propriété, c'est-à-dire à la richesse acquise, régirait irrévocablement le recrutement de la représentation nationale ? Beernaert ne se fit pas sans doute cette illusion. Les systèmes électoraux subissent, comme toutes les institutions humaines, les lois de l'évolution et même de la mode. Ils changent avec les idées, les mœurs et les circonstances. Dans le choix qu'on en fait, il est juste de tenir compte du degré d'éducation auquel est parvenu l'ensemble de la population.

Le parti socialiste ne tarda point, et il fallait s'y attendre, à reprendre le mouvement pour le « pur et simple ». Au printemps de 1902, il déclencha en sa faveur une furieuse campagne sous la forme d'émeutes, de violences contre les députés catholiques, d'attentats à la dynamite, de scènes scandaleuses au Parlement, le tout couronné par une grève générale. La droite demeura d'un calme imperturbable, et faisant bloc autour du gouvernement, elle repoussa la prise en considération de la nouvelle proposition de révision constitutionnelle, déposée par M. Janson et M. Vandervelde.

Mais onze ans plus tard, le cabinet de Broqueville, où la « Jeune Droite » tenait les leviers de commande, décida spontanément de préparer les voies à une nouvelle révision qui, dans (page 88) ses plans, n'eût plus attribué qu'un double vote aux seuls chefs de famille. Puis, au lendemain de la guerre de 1914-1918, le problème se présenta avec un aspect nouveau et le cabinet Delacroix, né des pourparlers de Lophem, sans s'arrêter au palier ainsi prévu, se prononça pour « le pur et simple » à vingt et un ans en faisant valoir que « l'égalité des sacrifices consentis par les citoyens belges dans le combat ou dans la résistance justifiait pour tous l'égalité devant le scrutin. »

La logique aurait voulu que ce droit de suffrage, devenu désormais une sorte d'attribut du civisme, fût étendu aux femmes comme aux hommes... Tel avait été l'avis de Beernaert lorsqu'il disait aux partisans du « pur et simple » : « A quel titre enlevez-vous femmes le droit de suffrage ? L'infériorité de la femme est une légende ; il y a beau temps qu'on en a fait justice. » Mais la logique n'est pas seule à déterminer les réformes de cet ordre...


En ce qui concerne la composition du Sénat, les avis étaient très partagés, mais sans que la variété ou l'antagonisme des opinions fissent bouillonner les passions populaires. Pour assurer à cette seconde chambre ou « chambre haute » un mode de recrutement et un caractère de nature à la différencier de la Chambre des Représentants, beaucoup de réformistes préconisaient la représentation des intérêts. M. Helleputte se dépensait en sa faveur. C'était aussi l'avis d'Adolphe Prins et celui du baron de Haulleville qui, dans les colonnes de l'Avenir social, ne s'arrêtait pas de rompre des lances pour le succès de ce système qui lui était cher... Idée assurément séduisante... Mais, à serrer la formule de près, on s'aperçoit qu'il est très malaisé de classer en des catégories étanches tous les intérêts matériels ou intellectuels d'une nation, qui sont souvent imbriqués, voire même confondus dans de mêmes individualités. D'ailleurs, ce cloisonnement, à le supposer possible, suffirait-il à écarter du Sénat les divisions d'ordre politique ?...

(page 89) Beernaert n’avait pas cette illusion. « On ne peut guère espérer, disait-il, que les partis se dépouillent à ce point de leurs rivalités et de la préoccupation de leurs tendances politiques, que la pondération des divers intérêts puisse être étudiée et arrêtée dans l'esprit d'absolue justice qui serait nécessaire. » Quand bien même il serait possible d'exclure tout souci partisan d'un Sénat formé uniquement d'après la représentation des intérêts, encore n'est-il pas certain, ni même probable, que le bien général y serait mieux servi que dans une assemblée constituée par l'élection populaire. L'égoïsme corporatif , - le plus âpre de tous,- aurait bientôt fait d'y exercer ses ravages. Les intérêts de certaines industries ou de certains groupes d'industries ne tarderaient pas à l'emporter, par leur nombre et leurs appétits, sur la préoccupation des besoins de la communauté nationale.

D'autres systèmes : nomination des sénateurs par le Roi ou désignation, aux termes de la Constitution elle-même, d'un certain nombre de sénateurs de droit, avaient aussi leurs défenseurs. Beernaert craignait que de telles formules, en donnant au Sénat plus de lustre, n'enlevassent à ses décisions beaucoup de leur autorité.

Il préconisa l'élection au second degré par les conseils provinciaux. Après de longs débats, cette idée fut admise pour le choix d'un certain nombre de sénateurs, les autres - les plus nombreux - étant élus au suffrage direct, avec la faculté pour le législateur de relever jusqu'à trente ans l'âge requis pour être électeur. Aux sénateurs dits provinciaux, la révision de 1921 devait ajouter un groupe nouveau : celui des sénateurs cooptés, en même temps qu'elle inscrivit dans le texte constitutionnel des catégories d'éligibles dans lesquelles devaient être choisis les sénateurs élus par le suffrage universel.

Une autre innovation dont Beernaert s'était fait depuis longtemps le protagoniste fut acceptée sans opposition sérieuse : celle de l'obligation du vote, qui consacre le caractère de devoir désormais attaché à la fonction électorale.

Par contre, ce fut vainement que (page 90) le gouvernement essaya de faire triompher, soit le système du referendum, soit celui de la représentation proportionnelle.

Le referendum devait permettre au roi d'en appeler au peuple, soit pour connaître son opinion sur un projet ou une réforme déterminés, soit même pour lui faire repousser une loi votée par les Chambres. Beernaert ne refusa pas à Léopold II, qui était très féru de ce système, de tenter quelque effort pour l'introduire dans la Constitution. Mais il était trop perspicace pour ne pas voir la valeur des objections qu'on peut lui faire. Au referendum ante legem s'opposent les inconvénients, voire les dangers, que pourrait entraîner cette sorte de législation directe par le peuple. Quant au referendum post legem, non seulement il eût enlevé au Parlement une grande part de son prestige, mais il eût été aussi de nature à faire échec au Roi, lorsque celui-ci, ayant soumis aux électeurs une loi qui soulevait des objections de sa part, aurait eu le désagrément de voir cette loi approuvée par le peuple. Le droit de refuser de sanctionner une loi votée par les Chambres et la prérogative de la dissolution ne comportent-ils pas, pour l'autorité royale, les mêmes avantages et de moindres risques ? Le referendum échoua et Beernaert n'en éprouva certes qu'un regret très mitigé.

Quant à la représentation proportionnelle, le premier ministre était convaincu de sa justice. Pour en assurer le succès, il déploya toutes les ressources de sa dialectique et de son éloquence. Il reprochait au système majoritaire de donner des sentiments véritables du corps électoral une traduction déformée comme le fait un miroir grossissant. En assurant à un parti une supériorité qui ne concordait pas avec le véritable état de l'opinion, en lui attribuant tous les sièges d'un arrondissement au prix de la simple majorité plus un des suffrages émis par tous les électeurs, ce système excluait, en fait, un très grand nombre de citoyens de toute représentation. La modération naturelle de Beernaert ne s'accommodait pas (page 91) de cette arithmétique à la fois fausse et brutale. A ces considérations de principe, venaient ajouter d'autres, qu'il développait en petit comité et dont la valeur ne peut être comprise que si l'on se place dans le climat politique d'une période où le parti socialiste, encore tout jeune et qui n'avait point encore jeté ses gourmes, affichait un programme révolutionnaire et républicain singulièrement redoutable pour le maintien de l'ordre et des institutions nationales. En l'excluant, par le système majoritaire, de sa part de représentation légitime, - sauf dans l'un ou l'autre arrondissement où il pouvait d'aventure espérer conquérir la majorité absolue, - ne s'exposait-on point à le rendre plus agressif et plus dangereux qu'en lui ouvrant les portes du Parlement et en l'associant à des débats contradictoires où il serait aux prises avec les réalités et les responsabilités de l'œuvre législative ?

Bien plus : les derniers scrutins avaient réduit à l'état de peau de chagrin le vieux parti libéral, et l'on constatait que, dans ce parti, les éléments jeunes et ardents, qui eussent pu l'invigorer, passaient avec armes et bagages au parti socialiste, auquel ils assuraient une sorte d'état-major intellectuel, où commençaient à affluer de nouvelles recrues qui n'avaient plus chance de faire carrière dans les rangs du parti libéral. Mais de tels arguments, s'ils s'inspiraient d'un sage souci de conservation sociale, ne devaient pas suffire à décider tous les amis politiques de Beernaert à cette sorte de « hara-kiri » auquel l'adoption de la représentation proportionnelle ne pouvait manquer de condamner beaucoup d'entre eux. D'ailleurs, il en était dans le nombre qui, en dehors de toute considération d'égoïsme personnel, redoutaient les difficultés très réelles que l'effritement d'une majorité gouvernementale peut opposer à la constitution d'un ministère, à sa cohésion et à la fermeté de son action. ^


Toute l'autorité et toute l'éloquence de Beernaert devaient échouer sur cet écueil de la représentation (page 92) proportionnelle. Son autorité. Par plus d'un trait, elle rappelait l'influence qu'exercèrent en France et en Angleterre quelques hommes d'Etat de la grande époque du parlementarisme, tels qu'un Casimir-Périer ou un Guizot, un Gladstone ou un lord Salisbury. A elle seule, sa personnalité physique contribuait à son prestige. Il était solidement charpenté et d'une taille presque massive, à laquelle la redingote et le faux col classiques ajoutaient leur dignité vestimentaire. D'ailleurs, rien de gourmé dans cette correction, qui se confondait chez lui avec la nature. Le visage encadré de favoris courts qu'il aimait à caresser et couronné d'une chevelure argentée et soyeuse, s'animait d'une grande mobilité d'expression. Le regard, d'une intelligence pénétrante était rarement sévère, le plus souvent bienveillant, parfois chargé de bonhomie joviale ou d'aimable malice. Sous le nez long et charnu, des lèvres d'orateur et de gourmet laissaient deviner que son classicisme ne se refusait pas à la saveur d'un bon mot, pas plus que sa sagesse bourgeoise ne répugnait aux douceurs de la table.

Son caractère se révélait tout entier dans son genre d'éloquence. Sa manière oratoire valait surtout par l'ordonnance du plan et le déroulement logique des périodes. C'était plutôt une éloquence d'avocat qu'une éloquence de tribun, avec le constant souci de persuader plutôt que d'émouvoir. Le geste était sobre. Le ton généralement grave et mesuré et d'une diction qui eût été parfaite sans un soupçon de grasseyement qui faisait rouler les « r » et chanter les finales. Dans son discours, qu'il avait l'habitude d'écrire à l'avance, les arguments défilaient en bon ordre de bataille, développés avec une grande élévation d'idées et une force de dialectique qu'une pointe d'humour éclairait parfois d'une lueur imprévue.

Tout défendu qu'il fût, par son tempérament et sa volonté, contre toute passion ardente, l'homme était plus impressionnable qu'il ne paraissait l'être. Aussi aimait-il peu les interruptions et sa longue expérience des luttes politiques ne parvint jamais à le cuirasser contre les critiques et les attaques. Il y demeurait très (page 93) sensible, comme il était accessible aux éloges, très différent en cela de Léopold II, qui poussait à l'extrême son dédain de toute popularité. Peut-être cette émotivité trop prompte à s'énerver d'un échec ne fut-elle pas étrangère à la retraite gouvernementale de Beernaert.

Le 16 mars 1894, les sections de la Chambre étaient convoquées pour un premier examen du projet de loi gouvernemental établissant la représentation proportionnelle. Elles se prononcèrent par 75 « non » contre 49 « oui » et 16 abstentions contre le principe de la réforme. Bien qu'un tel vote n'engageât nullement une décision définitive et que le ministère eût pu, conformément aux précédents, attendre de pied ferme les débats en section centrale ou en séance publique, Beernaert annonça aussitôt sa volonté formelle de démissionner.

Chapitre X. Le Cabinet Beernaert dans ses rapports avec le Parlement. Sa démission en mars 1894

(page 96) Les dix années de vie gouvernementale dont cette retraite marquait le terme avaient été magnifiquement remplies. Aux heureuses réalisations. dans l'ordre économique, colonial, militaire et social qui avaient jalonné ce décennat, à l'œuvre de la révision constitutionnelle, qui avait renouvelé l'atmosphère du pays, de nombreuses lois d'affaires avaient ajouté leurs bienfaits : loi sur le droit d'auteur, loi modifiant la législation des sociétés par actions, réforme du code rural, etc. Une loi sur l'enseignement supérieur, promulguée le 10 août 1890, avait donné aux universités le moyen d'élargir leurs programmes et de s'adapter aux exigences des carrières techniques.

En parfaite communauté de sentiments avec Beernaert, le ministre de la Justice, Jules Lejeune, avait introduit d'excellentes réformes dans le domaine juridique et dans celui de l'assistance publique. Il avait établi la condamnation et la libération conditionnelles et fait voter une loi importante sur le vagabondage. Il avait réorganisé les colonies et les écoles de bienfaisance et créé, dans chaque arrondissement, le patronage des condamnés libérés et des enfants moralement abandonnés, en superposant à l'action de ces comités locaux, pour orienter et pour coordonner leurs efforts, la Commission Royale des Patronages.

(page 95) Beernaert avait été bien inspiré en appelant dans son équipe gouvernementale son ami Jules Lejeune, que son admirable éloquence et la noblesse de sa pensée avaient placé au premier rang du barreau belge. Lejeune avait remplacé, en 1887, au département de la Justice, M. Devolder qui avait pris le département de l'Intérieur, où il avait eu pour successeurs M. Ernest Mélot en 1890, puis M. Jules de Burlet en 1891. Deux autres modifications avaient été apportées en cours de route à la composition du cabinet. En 1888, le chevalier de Moreau, ayant quitté la vie politique, avait cédé le portefeuille des Travaux publics à un industriel avisé et sympathique, M. Léon De Bruyn, député de Termonde. En 1892, le comte Henri de Mérode-Westerloo avait remplacé le prince de Chimay au ministère des Affaires étrangères où il avait révélé ses hautes qualités de compétence et de conscience. Il était partisan de l'annexion immédiate du Congo, et cette raison détermina sa retraite, qu’il opéra discrètement au départ de Beernaert.

Pendant ces dix ans, le pays s'était senti bien et sûrement gouverné. Il savait gré au premier ministre de la prudence qu'il avait apportée tant à l'apaisement du conflit scolaire qu'à la gestion des finances publiques. Sans avoir alourdi d'une façon sensible les charges fiscales, en dégrevant même les modestes propriétaires d'immeubles, il avait mis fin à une série de déficits et bouclé en boni tous ses exercices budgétaires. La prospérité nationale s'était rapidement accrue. La Belgique était reconnue comme le pays le mieux cultivé et le plus productif de l'Europe. De bons traités de commerce étaient intervenus. En encourageant la grande entreprise coloniale, en rompant avec l'oligarchie et l'égoïsme du régime censitaire, Beernaert avait soustrait l'Etat belge aux écueils et aux bas-fonds d'une politique côtière où il risquait de s’enliser. Il avait hardiment poussé le navire vers la haute mer.

Depuis les temps antiques jusqu'à nos jours, les hommes n'ont pas cessé de se quereller au sujet des (page 96) formes de gouvernement. Qu'est-ce qui distingue un bon et un mauvais gouvernement ? Au Palazzo Publico de Sienne, le visiteur admire les fresques d'Ambroglio Lorenzetti, qui illustrent à merveille cet éternel problème. Le mauvais gouvernement y est représenté par une sorte de mégère, qui est la Tyrannie, autour de laquelle apparaissent la Cruauté, le Mensonge, la Fraude, la Fureur, la Discorde, la Perfidie, la Cupidité et l'Orgueil. Dans le fond, se déroulent les scènes de violences et de guerres, de rapines, de dévastations et d'assassinats. En contraste avec ces affreuses visions, voici le bon gouvernement : un vieillard au visage amène occupe le centre du tableau, entouré, lui aussi, de figures symboliques, qui sont la Magnanimité, la Modération, la Justice, la Prudence, la Force et la Paix. Au lieu des scènes d'horreur dont le mauvais gouvernement offre le spectacle, voici les travaux des champs, l'activité des métiers et des négoces, voici des moissonneurs, des pêcheurs, des chasseurs, des voyageurs en cavalcades et des jeunes filles qui dansent en se tenant par la main.

Pour l'imagination d'un poète ou d'un artiste, il serait aisé de s'inspirer de ces évocations naïves en opposant au souvenir cruel des années que la Belgique a connues sous le pouvoir de maîtres passagers et étrangers à sa mentalité, le consolant spectacle des années heureuses qui marquèrent le règne de Léopold II, notamment sous ce gouvernement de dix ans auquel Beernaert présida.


Certes, la réalité est plus compliquée et moins sommaire qu'un tableau allégorique, et les difficultés n'avaient point fait défaut à ce bon gouvernement de 1884 à 1894. Comme il est fatal dans un régime d'opinion, l'opposition ne lui avait pas ménagé les critiques ni les assauts personnels.

Le plus violent de ceux-ci fut sans doute celui qu'elle tenta en 1889 et en 1890 à l'occasion d'un épisode en lui-même bien insignifiant : l'imprudence que commit Beernaert (page 97) en recevant un soir de 1889, à son cabinet ministériel, la visite d'un indicateur de la Sûreté publique qui lui avait demandé audience. Suivant un procédé trop familier à des « officieux » de ce genre, cet indicateur, du nom de Pourbaix, avait imaginé, - pour grossir l'importance de son rôle, - de lancer dans le Borinage une affiche excitant la population au désordre. Jamais il ne fut établi que Beernaert eût approuvé directement ou indirectement l'emploi d'un procédé aussi odieux. Tout ce qu'on savait de son caractère protestait contre un tel soupçon, et Beernaert, en révoquant sur-le-champ le directeur général de la Sûreté publique, - qui avait documenté l'opposition dans toute cette campagne, - prouva bien qu'il ne redoutait aucune révélation compromettante. Mais la passion politique aidant, l'incident déchaîna au Parlement une série d'interpellations et de discussions véhémentes.

L'appréciation la plus exacte du rôle de Beernaert dans cet incident paraît bien avoir été formulée par un écrivain d'opinion libérale, M. Gérard Harry, connu pour la loyauté de son jugement : « Beernaert d'ailleurs, si naturellement charitable et accueillant, ne savait résister à aucune sollicitation, fût-ce à celles des compromettants intrigants dont il n'avait pas eu le temps de mesurer la mentalité. Ce qui explique peut-être telle ou telle erreur qu'on ne lui pardonna pas et qui venait, en premier lieu, d'un fond de grande bonté, incapable de fermer la porte au nez d'un indigne ou de refuser l'aumône au faux pauvre. »

Mais les obstacles les plus sérieux avec lesquels Beernaert eut à compter ne lui vinrent pas du côté de l'opposition : il les rencontra dans les rangs mêmes de son parti. L'homme du juste milieu est toujours exposé aux reproches de complaisance et de pusillanimité. Ceux que domine la passion partisane l'accablent volontiers de leurs critiques ou de leurs sarcasmes. Sainte-Beuve a écrit dans Volupté : « Juste milieu. C'est le chemin des crêtes. Entre les deux abîmes. Le plus difficile à tenir. »

Un homme de parti tel que Woeste ne pouvait comprendre ni goûter cette (page 98) modération. Non seulement ses idées personnelles se heurtaient à celles de Beernaert au sujet de la législation du travail, du service personnel, de la réforme électorale, mais son tempérament, flegmatique et bilieux, contrastait avec la personnalité de Beernaert sanguine, sensible et généreuse, et ce contraste devait forcément s'accuser, en dépit de la politesse des formes, dans un contact qui était quasi quotidien. Voici, dans les Mémoires du comte Woeste le portrait qu'il trace de son rival : « Orateur remarquable, habile à manier les affaires, doué d'un talent d'assimilation extraordinaire, bien vu dans les milieux divers où il prenait soin de conserver des relations cordiales, il n'était pas exempt de défauts. Son impressionnabilité était excessive et elle devait se développer sous l'aiguillon des contrariétés ; mobile à l'excès, il était prompt à prendre des résolutions graves sans en avoir pesé les conséquences ; très dévoué à son parti, il n'en possédait guère la tradition et, sans peut-être s'en rendre compte, il était plus porté à lui donner satisfaction dans les questions d'intérêt matériel que dans celles d'intérêt moral et religieux. »

Cette appréciation contient assurément une grande part de vérité, mais elle prend sa vraie signification dans le trait insidieux qui la termine. Cette « tradition du parti » telle que Woeste l'entendait, était avant tout combative. Elle pouvait se justifier dans l'opposition où elle venait de faire ses preuves de 1878 à 1884. Mais du jour où la droite avait été appelée au pouvoir, l'âpreté et l'intransigeance n'étaient plus de mise. Les procédés agressifs qui donnent à une minorité parlementaire des chances d'influence sur l'opinion ne peuvent que diminuer l'autorité d’un parti gouvernemental, surtout dans un pays qui ne s'est jarnais plié à la dictature d'un homme ou d'un groupe.

Certes, si l'esprit de modération et de discrétion qui lui était naturel avait entraîné Beernaert à une sorte d'inertie ou de neutralité, s'il lui avait fait oublier ou négliger le programme essentiel du parti catholique, Woeste aurait eu raison dans son reproche. Mais ce (page 99) programme essentiel, tel que Woeste lui-même le résumait volontiers en cette formule lapidaire : « Religion, Famille, Propriété » qui ne voit, avec le recul du temps, que ses chances ont été mieux garanties par les idées et les méthodes de Beernaert, qui valurent à la droite trente années continues de gouvernement, qu'elles ne l'eussent été par de Woeste, avec le choc en retour que ses tendances rétrogrades eussent bientôt provoqué dans la masse du corps électoral ?

Cependant, Woeste ne désarmait pas. Toujours d'attaque, toujours assidu aux débats parlementaires, il exerçait sur la droite une sorte de domination faite de son talent, de son désintéressement, de sa connaissance approfondie de tous les précédents et de tous les problèmes soumis à l'examen des commissions, des sections et de l'assemblée. Cette hégémonie ne s'affirmait pas seulement à la Chambre, Où tant de droitiers se reposaient volontiers sur lui des destinées de leur parti. On en retrouvait l'influence dans les comités électoraux, au sein de la « Fédération des cercles catholiques » dont Woeste avait pris la présidence, ainsi que dans les congrès et dans la presse « bien pensante ».

Celle-ci était à ce moment surpassée en importance, et de beaucoup, par les journaux libéraux. Certes, elle comptait dans ses rangs des écrivains de grande valeur, tels qu'un Guillaume Verspeyen, un Prosper de Haulleville, un Joseph Demarteau. Mais soit défaut d'organisation technique, soit toute autre vause, son rayonnement était peu étendu. En 1888, l'assemblée générale du Journal de Bruxelles avouait un gros déficit et, en 1890, Haulleville, qui le dirigeait depuis un quart de siècle, en abandonna pratiquement la direction, qui fut assumée par Jules de Borchgrave, puis par Félix Hecq. On continuait à reconnaître en ce journal le moniteur officieux du Govvernement, mais on le lisait peu.

A côté de cette feuille vénérable, le Patriote, rédigé avec une verve et une véhémence dans la polémique qui n'étaient pas toujours du meilleur goût, voyait (page 100) monter son tirage. Sans largeur d'idées, fougueusement hostile au service personnel, à la politique coloniale et à la plupart des réformes démocratiques, il jouissait des préférences de la moyenne et petite bourgeoisie, dont il défendait les intérêts. Le gouvernement trouvait en lui plus de critique que d'appui. Souvent, Beernaert se plaignait d'être si mal soutenu et se disait prêt à laisser tomber les bras. « Je me sens envahi par le découragement, écrivait-il en 1889, et éprouve un immense désir d'échapper à la vie publique que je n'ai jamais aimée. Nous n'avons aucun concours dans la presse et dans le Parlement. C'est tout au plus si nous sommes subis. »

La lassitude qu'il confessait ainsi s'était traduite plusieurs fois, au cours de ces dix ans, par des menaces de démission que Woeste lui reprochait aussitôt comme une tactique, sinon comme une sorte de chantage vis-à-vis de la droite. Mais cette tentation de retraite était sans doute sincère. Beernaert n'était pas de ces hommes qui aiment le pouvoir pour le pouvoir et s'y accrochent avec ardeur.


Lorsque sa décision fut connue, l'émotion fut grande. Le roi se trouvait à Montreux. Il en revint aussitôt et convoqua le conseil des ministres sous sa présidence. Un procès-verbal de cette délibération fut rédigé par M. Jules de Burlet. On y voit en quelque sorte percer le caractère du souverain et celui du premier ministre démissionnaire, leur souci commun de respecter l'esprit et la lettre de nos institutions. On y voit aussi combien le roi s'était attaché à Beernaert et combien profonde était sa confiance en lui.

« A la suite du rejet en sections, à une grande majorité, du principe de la représentation proportionnelle, le cabinet présidé par M. Beernaert donna, le 17 mars 1894, sa démission collective au roi. Sa Majesté, qui voyageait à ce moment en Suisse et en Italie, rentra le 23 mars à Bruxelles, et un conseil des ministres eut lieu sous sa présidence, au Palais de (page 101) Bruxelles, le 24 mars à 11 heures du matin. Dès le 20 mars, une déclaration lue par M. Beernaert avait fait connaître aux deux Chambres la résolution du ministère.

« Au Conseil tenu au Palais, le roi exprima tout d'abord son désir très vif de voir rester aux affaires tous les membres investis de la pleine confiance et de l'affection de Sa Majesté : Deux questions, dit en substance le roi, paraissent dicter la résolution de M. Beernaert : celle de la représentation proportionnelle, à laquelle il attache, non sans raison, la plus haute importance, tous ses collègues en sont partisans, et ce principe salutaire verra son avènement retardé si M. Beernaert ne peut plus le défendre au moment opportun avec toute l'autorité et les forces d'un chef du gouvernement. Dans la seconde question, celle d'une légère protection économique à accorder à l'agriculture et qui se rattache à la loi des feux et fanaux, il n'y a pas la même unanimité parmi les ministres. Je me permets, dit le roi, de dire au ministre des Finances qu'il est un peu trop intransigeant dans cette question ; je me mets à ses pieds pour qu'il fasse quelques concessions qui permettent sans doute d'écarter la crise et de maintenir selon le désir du roi M. Beernaert à la tête du cabinet.

« M. Beernaert exprime son profond regret de devoir persister dans sa résolution. Il l'a depuis longtemps annoncée, pour le cas, devenu réalité, où la majorité aurait fait à la réforme proportionnaliste l'accueil que celle-ci vient de recevoir en sections. Et puis, le courant protectionniste grandit : une politique protectionniste est contraire aux intérêts du pays. L'amendement de M. Mélot réclame des droits sur l'orge, le houblon, la farine, les avoines, le beurre, la margarine, etc. ; On ira aux extrêmes ; le ministère Malou a supprimé les anciens droits. « Je reconnais, dit M. Beernaert, qu'actuellement il est difficile de ne pas commettre la faute, mais je supplie le roi de ne pas insister pour qu'elle se commette sous ma présidence. » »

(page 102) « Une courte discussion s'engage alors entre le roi et le chef du cabinet sur les conséquences possibles de l'établissement des droits réclamés : « La France, dit M. Beernaert, peut faire de ces expériences ; en Belgique c'est une question de vivre ou de ne pas vivre. Les questions de prix de vente sont pour nous questions d'existence.

« M. Van den Peereboom fait remarquer que les industriels belges sont protégés et demandent à l'être davantage.

« Le roi insiste et combat les objections de M. Beernaert : Votre résolution de démissionner, dit-il à celui-ci, est contraire aux intérêts que vous défendez dans l'une ou l'autre de ces questions, votre présence au pouvoir sera pour le pays une garantie qu'on n'ira point aux exagérations dans la question protectionniste ; que voulez-vous que l'on fasse sans général en chef ?

« M. Beernaert objecte : « Le roi est propriétaire terrien... Cette observation, faite d'ailleurs sur le ton de la plaisanterie, provoque l'hilarité de Sa Majesté, qui répond sur le même ton que ses intérêts privés sont étrangers à ses instances et qu'Elle est résignée depuis longtemps à voir ses tenanciers payer peu et régulièrement. Le roi, ému visiblement de la résistance du chef du cabinet et de la constatation que sa résolution paraît bien arrêtée, redouble d'instances et répète à M. Beernaert : « Encore une fois, je me mets à vos pieds pour que vous vous rendiez à mes instances. » M. Beernaert répond : « Sire, c'est pour moi une question de dignité et d'honneur politiques. Je suis désolé de ne pouvoir me rendre au désir du roi, mais il m'est impossible de fouler aux pieds mes opinions anciennes et basées sur d'inébranlables convictions. » »

« Ces paroles furent suivies d'un long silence et l'émotion du roi allait croissant. Sa Majesté interrogea successivement tous les membres du cabinet, qui durent reconnaître que si M. Beernaert restait inébranlable sur la question économique, la divergence de vues (page 103) avec la majorité, jointe au sentiment de dignité personnelle invoqué par le premier ministre, ne permettait point de conseiller le maintien de M. Beernaert au pouvoir. Cet échange de vues terminé, un nouveau et long silence s'ensuivit. Le roi, fort pâle, baissa la tête, des larmes coulèrent de ses yeux et, ne pouvant davantage contenir son émotion, il sanglota pendant plusieurs minutes. L'émotion gagna tous les ministres. M. Beernaert, très pâle aussi, et vivement impressionné, dit au roi : « Sire, je ne sais comment exprimer à Votre Majesté le chagrin que j'éprouve de l'émotion dont je suis pour le roi la cause involontaire. »

« A ce moment, le roi prend la parole et dit : « Je ne rougis pas devant mes ministres des larmes que je verse en ce moment ; le Conseil comprendra cette émotion, puisqu'il la partage ; elle n'est que trop naturelle, et je ne trouve pas de mots qui puissent exprimer suffisamment ma reconnaissance pour les services éminents que, durant ces dix années consécutives, M. Beernaert a rendus à son pays et à son roi par son travail, son talent et son incomparable dévouement. Puisqu'il abrite sa résolution sous sa dignité et son honneur politiques, je ne me crois pas autorisé à insister davantage. M. le ministre de la Justice Le Jeune sait qu'il a sa bonne part dans les sentiments de gratitude et d'affection que je viens d'exprimer au chef du cabinet. Il m'a fait connaître depuis longtemps sa résolution inébranlable de suivre le chef du cabinet dans sa retraite. Je prie leurs collègues de rester à leur poste ; je n'accepte pas leur démission et je demande à M. de Burlet de venir me voir à deux heures. Nous avons à causer et à aviser ensemble aux mesures à prendre pour reconstituer le cabinet. »

« Le Conseil se sépara alors, la séance fut levée, après de nouveaux témoignages prodigués par le roi aux deux ministres démissionnaires. »

Au sortir de cette séance, Beernaert écrivit ces lignes qui mettent fin à l'abondante correspondance qu'il n'avait cessé, depuis dix ans, d'échanger avec le (page 104) chef de l'Etat : « Sire, je sors de chez Votre Majesté profondément bouleversé et touché, au delà de tout ce que je pourrais dire, des sentiments qu'Elle a bien voulu me marquer. Que le roi me permette de répéter que s'il ne s'agissait pour moi que d'un amoindrissement personnel, je m'y résoudrais pour satisfaire Ses désirs, mais j'ai la conviction que je n'aurais plus aucune autorité à mettre à Son service, soit au Parlement, soit dans le pays. Il faut compter d'ailleurs avec le sentiment hostile exprimé par le vote des sections et qu'aucun acte postérieur n'a ni expliqué, ni adouci.

« J'exprime de nouveau au roi mes sentiments d'inaltérable dévouement et serais heureux, Sire, de pouvoir Lui en donner la preuve.’

Au cours des débats auxquels cette démission ne manqua pas de donner lieu au Parlement, Beernaert ne se borna pas à rattacher sa détermination au rejet de la représentation proportionnelle. Il fit clairement allusion au désaccord, d'ailleurs ancien, qui existait entre lui et une grande partie de sa majorité au sujet du protectionnisme agraire. On devine aussi, dans les explications qu'il donna de sa décision, un certain sentiment de lassitude, que justifiait sans aucun doute l'attitude adoptée à son égard par cette partie de sa majorité dont M. Woeste avait pris la direction :

« Messieurs, dit-il, c'est un devoir pour moi de remercier mon honorable successeur de l'appréciation qu'il a bien voulu faire de ma carrière ministérielle, et je suis touché de l'accueil que la droite a bien voulu faire à ses paroles. Quant aux fleurs que l'honorable M. Woeste a cru devoir jeter sur ma tombe ministérielle, je crois, pour différentes raisons, qu’il vaut mieux que je n'en dise rien (Hilarité prolongée)...

« En matière de représentation proportionnelle, où ma conviction est absolue, profonde autant qu'elle peut l'être, j’ai toujours demandé qu'on voulût bien en tenir compte au point de vue des devoirs qu'elle m'imposait, mais jamais, ni sous aucune forme, je n'ai tenté d'imposer ma manière de voir à d'autres. (page 105) (Très bien, à droite.) Vous voudrez bien reconnaître, Messieurs, que j'ai même mis une sorte de coquetterie à n'entretenir aucun d'entre vous d'une question qui cependant me tenait tant à cœur (marques d'assentiment), alors que ceux qui pensaient autrement que moi n'épargnaient pas leurs peines. Je me suis borné à réclamer pour moi-même une liberté d'opinion que je respectais chez les autres, et ce n'est point là, je pense, vouloir réussir « contre vents et marées »

« Pourquoi suis-je parti ? Mais on le sait, on le savait d'avance. Il n'est personne dans le pays qui ne sache l'importance énorme que j'attache à une répartition plus juste des mandats parlementaires.

« ... J'estime que le gouvernement n'a pas à intervenir pour entreprendre de relever artificiellement le prix des choses, de même que je ne crois pas qu'il ait à tenter de régler d'autorité le taux des salaires ou de protéger les adultes qui sont en état de défendre eux-mêmes leurs intérêts. Et toutes ces choses se tiennent de près. Si je tiens ces idées pour vraies et justes en elles-mêmes, elles me paraissent, en Belgique, d'une application plus impérieuse, plus indispensable qu'en aucun autre pays. Le bon marché de la vie est vraiment ici une question d'existence. Six millions d'âmes ne peuvent trouver à vivre, sur un territoire aussi exigu que le nôtre, qu'à condition de trouver à vendre au dehors une grande partie du produit de leur activité. Exporter est pour nous une question d'être ou de ne pas être, et ce qui fait notre puissance d'exportation, ce sont des pris de revient très bas.

« Si nous continuons à prospérer, au moins relativement, malgré les barrières douanières dont on nous a entourés, c'est grâce à cela. Qu'importent de forts droits d'entrée à la frontière de France, par exemple, si, d'autre part, et par suite de ces mêmes droits, la vie a renchéri et si les salaires se sont relevés dans la même proportion ?

« Ces idées, je les ai toujours défendues et, au point (page 106) de vue économique, je ne les crois pas moins importantes qu'une plus équitable répartition de la représentation nationale au point de vue politique.

« ... Mes idées politiques paraissent condamnées par la majorité actuelle. Que faire en semblable occurrence, sinon renoncer aux responsabilités du pouvoir ? »

Chapitre XI. Beernaert, président de la Chambre de 1895 à 1899

(page 107) Nommé ministre d'Etat le 26 mars 1894, Beernaert reprit sa place sur les bancs de la Chambre en qualité de simple député, tandis que, au Palais de Justice dont il avait aussitôt repris le Chemin, sa réputation attirait à lui une clientèle de choix. Dès l'année suivante, la présidence de la Chambre étant devenue vacante à la suite d'un incident de séance qui avait provoqué la démission de M. de Lantsheere, il fut appelé à cette haute charge qu'il devait occuper jusqu'au 7 mai 1900.

Aux devoirs et aux responsabilités qu'entraînait normalement la direction des travaux et des débats de l'assemblée, la nouvelle composition de la Chambre, telle qu'elle résultait des élections de 1894, - les premières du nouveau régime électoral, - était venue ajouter d'autres difficultés que le Parlement censitaire n'avait pas connues.

Le jeune parti ouvrier ou socialiste, dans toute l’exubérance et la fougue de ses débuts, avait fait irruption dans la Chambre nouvelle sous il forme d'une cohorte disciplinée d'une trentaine d'élus qui avaient obtenu la majorité absolue dans les arrondissements industriels du Hainaut et du pays de Liége. Animés d'un ardent esprit de prosélytisme, ces nouveaux venus s'étaient emparés, comme de positions de guerre, des sièges qu'avaient occupés si longtemps (page 108) dans l'hémicycle les libéraux doctrinaires dont Frère- Orban et Bara avaient été les chefs de file. Au lieu d'une opposition de grands bourgeois et de juristes, entraînés aux usages et aux convenances du système parlementaire, le gouvernement et sa majorité numériquement très forte avaient désormais à faire front à un groupe socialiste qui n'avait guère d'autre formation doctrinale que les écrits ou pamphlets d'un Karl Marx, d'un Proudhon ou d'un Jules Guesde et que l'expérience des meetings et l'organisation des grèves préparaient mal au style traditionnel des débats oratoires et au travail patient du législateur.

Dans ce groupe, les ouvriers proprement dits, ceux qui s'étaient imposés au choix de leurs camarades de métier par leur dévouement ou leur audace, n'étaient pas les plus gênants. Plusieurs de ces « manuels », dont un vieux mineur, du nom de Cavrot, était le prototype le plus sympathique, devaient faire preuve au Parlement d'une certaine discrétion, laissant aux « intellectuels » du parti le soin des grands discours et des petites manœuvres en rapport avec la politique générale, sauf à les encourager de leurs acclamations. Leurs interventions personnelles, quand elles avaient trait aux problèmes de la vie ouvrière et aux intérêts professionnels, se distinguaient d'habitude par un bon sens pratique et une sincérité de convictions dont l'incorrection de leur langage n'atténuait en rien l'effet émouvant. Mais les « intellectuels « ou ceux qui étaient tenus pour tels, étaient d'un autre comportement.

Les plus ardents et les plus notoires étaient de jeunes avocats de naissance bourgeoise qui, après avoir fait leurs débuts dans des cercles progressistes ou radicaux, avaient quitté le libéralisme avancé pour fournir au nouveau parti ouvrier l'état-major qui lui faisait défaut.

Au premier rang de ceux-ci, Emile Vandervelde devait bientôt faire figure de chef, tant par l'étendue d'une brillante culture qu'il ne cessait d'enrichir par ses méditations et ses travaux, tant par la puissance d'une éloquence dont il disciplinait et variait savamment les registres, tant par sa volonté (page 109) tenace que par son constant souci de demeurer en contact avec l'âme populaire, attentif aux qualités et aux défauts de ses compagnons de lutte pour les utiliser les uns et les autres, ne négligeant jamais les mille questions pratiques dont est faite l'existence d'un parti : le recrutement de ses membres, le financement de ses œuvres, la diffusion de sa propagande.

Plus éloquent encore, mais d'un socialisme plus mitigé et qui trouvait son inspiration dans les élans d'une âme généreuse bien plus que dans les sophismes du collectivisme et du matérialisme historique, Jules Destrée apportait, lui aussi, à ces assauts dont le Palais de la Nation fut alors le théâtre, toute la ferveur d'une combativité que le temps devait d'ailleurs émousser, tandis que celle de Vandervelde demeura toujours entière et tenacement fidèle jusqu'au sectarisme à ses doctrines du début. Quant à Jules Destrée, ses goûts foncièrement aristocratiques et une invincible tendance au dilettantisme s’accommodaient mal du style révolutionnaire auquel, par entraînement contagieux ou par discipline de parti, il lui arrivait de sacrifier avant que l'expérience ne l'en eut peu à peu détourné.

D'autres « intellectuels » d'une qualité moins rare, ne répugnaient nullement aux outrances. L'un d'eux, Léon Furnémont, député de Charleroi comme Vandervelde et Destrée, semblait même s'y complaire. La véhémence de ses invectives non moins que sa verve faubourienne, souvent assaisonnée d'esprit, mais toujours dénuée de tout respect, mettaient à une rude épreuve les nerfs du président. Dans ce genre agressif, Furnémont était cependant dépassé encore par un député de Liége, ancien instituteur naguère relevé de ses fonctions, Célestin Demblon, qui disposait, au service de sa démagogie et de son anticléricalisme, d'une voix de stentor et d'une faconde encyclopédique dont le dictionnaire Larousse faisait manifestement tous les frais.

Mais le plus redoutable de ces nouveaux venus était sans conteste Edouard Anseele, lui aussi, représentant pour Liége. Ancien clerc d'avoué, ce (page 110) Gantois à la tête dure avait créé et organisé les coopératives du Vooruit, et le succès de cette vaste entreprise lui avait valu auprès des tisserands de sa populeuse cité un prestige que son caractère naturellement autoritaire avait mué bientôt en une quasi-dictature. Ses réquisitoires toujours rebondissants contre le capitalisme et la bourgeoisie s'accompagnaient de prises à partie et d'outrages qui lui avaient valu l'épithète de « virtuose de la brutalité »… Un jour devait veniroOù ce farouche ennemi du capitalisme, subissant lui aussi la fièvre de spéculation qui fit suite à la guerre de 1914-1918, devait transformer la plupart de ses entreprises coopératives en sociétés anonymes et les grouper sous l'égide d'une « Banque du Travail » du type le plus classiquement capitaliste, et qui aboutit, hélas ! à la débâcle. Par un autre paradoxe, ce fut ce collectiviste qui, devenu ministre des Chemins de fer en période de crise monétaire, devait faire sortir en 1936 tout le réseau ferroviaire belge du patrimoine de l'Etat pour l'attribuer à une société anonyme par actions. Mais en ce temps-là, sa fougue et sa virulence, auxquelles s'appareillaient son verbe coloré et son geste impérieux de tribun, soulevaient dans l'enceinte parlementaire de fréquents orages dont les échos se répercutaient au loin, scandalisant les gens d'ordre, exaltant les pauvres hères nourris de l'attente du Grand Soir.

Sur les bancs de la majorité, cet assaut continu ne restait pas sans réplique. Quelques droitiers, que leur tempérament et leur courage habilitaient mieux que leurs collègues à ce genre de combat, relevaient le gant et entraient en lice. M. Helleputte et M. Hoyois excellaient dans ces ripostes, celui-là avec une pugnacité, oratoire d'un brio étourdissant, dont il semblait le premier à éprouver la jouissance, celui-ci avec une vaillance et une endurance nourries d'une documentation inépuisable. Mais l'atmosphère de l'assemblée n'en était que plus échauffée et plus d'une fois la querelle faillit tourner au pugilat.

(page 111° Carré dans son fauteuil présidentiel, M. Beernaert se désolait d'un tel spectacle. Mal armé par un règlement désuet, desservi par une émotivité que toute sa philosophie ne suffisait pas à maîtriser, il hésitait entre les coups de maillet ou de cloche et le rappel à l'ordre et, souvent, ne trouvait d'autre issue que dans une suspension ou une levée de séance. Et certes, il eût abandonné la partie si, au bout de quelques mois de ces mœurs désordonnées, le groupe socialiste, ayant fait sa rougeole, n'avait quelque peu tempéré son allure, comprenant, à l'expérience, qu'une telle participation à la confection des lois et au contrôle des affaires publiques lui faisait plus de mal que de bien dans la masse de l'opinion.

Certes, il y eut encore des séances tapageuses, mais elles se firent plus rares. Il y eut aussi des séances dramatiques, telle celle du 19 décembre 1895, lorsque M. Jules de Burlet, qui avait succédé à Beernaert comme chef du cabinet, se trouva tout à coup aux prises, tandis qu'il avait la parole, avec Woeste, le leader de sa majorité. Il ne s’agissait que du vote annuel sur le contingent militaire. Mais l'opposition ayant interrompu le premier ministre pour lui demander à cette occasion si le gouvernement envisageait la suppression du remplacement, M. de Burlet, qui aurait pu répondre, conformément aux usages, que le gouvernement n'avait pas à s'expliquer sur ses intentions, mais seulement sur ses actes, laissa entendre qu'il était favorable à cette suppression. Aussitôt M. Woeste, qui était rapporteur du projet, de l'apostropher de son ton le plus aigre : « Permettez ! Si vous dites que le gouvernement est d'un tel avis, que faites-vous de vos collègues ? » Puis, s'engageant dans le débat, il invoqua des déclarations qui avaient été faites naguère par plusieurs membres du gouvernement, en soulignant la contradiction entre ses ministres et leur chef de file. Celui-ci ne pouvait s'attendre à ce coup fourré et la Chambre eut le spectacle du premier ministre tout désarçonné qu'un subit malaise physique cloua à son banc. Il ne devait jamais récupérer l’intégrité (page 112) de ses brillantes facultés et, ayant donné sa démission, il s'éteignit en 1897, laissant le souvenir d'un galant homme doublé d'un excellent debater, et qui s'était montré en toute circonstance à la hauteur de sa tâche.

Attentif aux devoirs de sa fonction présidentielle, Beernaert ne l'était pas moins aux prérogatives dont elle est inséparable. C’est ainsi qu'il se mit énergiquement en travers de la prétention, dont le Sénat s'était tout à coup avisé, de passer avant la Chambre des Représentants. A cette prétention, Beernaert opposait des raisons solides : la Chambre représentait de plus près la nation, étant élue tout entière au suffrage direct. D'autre part, l'initiative en matière financière lui était reconnue par la Constitution. C’était à elle seule qu'appartenait la nomination des membres de la Cour des Comptes. C’était à elle aussi qu'était réservé le droit de mettre les ministres en accusation. Dans notre régime démocratique, elle était le premier corps de l'Etat. Cependant le Sénat profitait insidieusement de toutes les occasions qui à lui pour régler à son profit ce conflit de préséance. Un jour que Beernaert devait assister à une cérémonie officielle, il trouva, en arrivant, le président du Sénat confortablement installé dans le fauteuil qui était, du point de vue protocolaire, le premier après le trône royal. Comme son collègue, tout en le saluant aimablement de la main, ne faisait pas du tout mine de céder la place, Beernaert s'adressant à lui avec le plus grand sérieux : « Mon cher Président, je vais donc être obligé de m'asseoir sur vos genoux. » Et il eût fait comme il le disait... A la pensée d'être écrasé par cette masse imposante, le président du Sénat dut battre précipitamment en retraite et Beernaert, sans un mot de plus, prit possession de la place encore chaude. Cette querelle se serait sans doute éternisée si un modus vivendi n'était intervenu, reconnaissant la préséance au plus âgé des présidents en exercice.

Chapitre XII. Les Cabinets de Smet de Naeyer et Van den Peereboom, 1900-1907. Le triomphe de la représentation proportionnelle. L'évolution de la vie belge

(page 113) La retraite de M. de Burlet amena à la tête du gouvernement M. Paul de Smet de Naeyer, ministre des Finances. Celui-ci, député de Gand, appartenait à la gentry industrielle de la grande cité flamande. Il n'avait pas fait d'études supérieures et s'était voué assez tardivement à la vie publique. Mais d'une intelligence très éveillée, d'une activité inlassable, d'une parfaite distinction d'esprit et de manières, il avait pris bien vite une place importante au Parlement.

Les questions d'ordre matériel le sollicitaient beaucoup plus que les problèmes politiques proprement dits. En matière sociale, il était demeuré fidèle, ou peu s'en fallait, aux principes de l'école manchestérienne et par conséquent très peu enclin à une réglementation légale du travail. Léopold II, de plus en plus absorbé par ses plans d'expansion mondiale et par ses vastes projets d'outillage économique et d'urbanisme, devait trouver en ce premier ministre entreprenant et (page 114) prompt aux réalisations, un collaborateur selon son cœur, et l'existence de ce nouveau cabinet fut marquée par une série impressionnante de grands travaux d'utilité ou d'embellissement publics, notamment au littoral, à Anvers, à Namur et dans la ceinture de Bruxelles.

Au Parlement, les débats ne s'enfiévraient plus que par intermittences, lorsque les socialistes revenaient à la charge avec leur éternelle revendication du « pur et simple ». Au cours de longues séances, les problèmes d'ordre fiscal et économique y donnaient matière à de fréquentes et interminables passes d'armes, d'un tour presque académique, entre le premier ministre qui eût été un excellent orateur d'affaires sans la précipitation et la prolixité de sa parole, et ses contradicteurs habituels : M. Georges Lorand, député libéral progressiste, lui aussi très disert et volubile et M. Hector Denis, austère professeur ès sciences sociologiques, toujours encombré de graphiques et de statistiques et qui, par sa solennité doctorale, faisait figure de mage dans les rangs socialistes.

Si peu porté qu'il fût à s'écarter de ces questions pratiques, M. de Smet de Naeyer était trop perspicace pour ne pas reconnaître l'impossibilité de maintenir le système électoral majoritaire toujours en vigueur. Le parti catholique était à ce moment fort de 112 députés, tandis que le parti libéral se trouvait réduit à n'en compter qu'une douzaine, dont le plus notoire était Georges Lorand. Des élections législatives devaient avoir lieu au printemps de 1900 et on pouvait prévoir qu'elles accentueraient encore ce déclin inquiétant de la gauche libérale. Vraiment, la mariée était trop belle. Mais à quelle réforme se résoudre ?

On savait que le roi était personnellement acquis au système du scrutin uninominal, tel qu'il était pratiqué en Angleterre et en France. Avec Woeste, Schollaert et Helleputte, le plus grand nombre des droitiers appelaient de leurs vœux cette solution. D'autre part, Beernaert et la Jeune Droite insistaient, avec une ardeur renouvelée, pour l’adoption de la représentation (page 115) proportionnelle intégrale. Contre l'uninominal ils faisaient valoir objection des « mares stagnantes », c'est-à-dire le danger de substituer l'esprit de clocher à l'esprit national. Ils invoquaient aussi les difficultés pratiques d'un découpage du royaume en quelque 160 ou 170 circonscriptions. Ils redoutaient enfin un autre péril : le risque que, par l'application du scrutin uninominal, le pays tout entier ne fût scindé en un bloc catholique flamand et un bloc socialiste wallon qui opposeraient à la fois les unes aux autres des différences d'ordre social et racique ou linguistique.

Aux premiers jours de 1899, M. de Smet de Naeyer, donnant pour motif le désaccord qui persistait sur le problème électoral au sein du cabinet, envoya sa démission au roi, et celui-ci fit appel, pour le remplacer, à M. Van den Peereboom, ministre des Chemins de fer et ministre de la Guerre.


Dans le monde politique de ce temps, le nouveau premier ministre semblait, à plus d'un point de vue, un anachronisme vivant. Son existence était celle d'un ascète. Sa physionomie et sa démarche, celles d'un bedeau. Lorsqu'il passait dans les rues, se rendant à quelque office religieux, vêtu d'un vieux macfarlane, ou qu'au Palais de la Nation, il prenait place à son banc, la tête inclinée et la main droite posée sur la poitrine en une sorte de « mea culpa » permanent, quelle cible de choix pour les revuistes et les caricaturistes ! Au demeurant, nul ne pouvait contester la sincérité de ses convictions, non plus que son désintéressement et son application à sa tâche. Dans le débat, sa compétence et sa courtoisie se nuançaient souvent d'un humour narquois qui n'appartenait qu'à lui.

Comme le problème électoral restait ouvert et que sa solution ne pouvait plus être différée, M. Van den Peereboom imagina, pour en finir, de déposer un projet de loi qui établissait la représentation proportionnelle dans les sept grands arrondissements du pays, tandis que le scrutin de liste majoritaire resterait en (page 116) vigueur dans les vingt-cinq arrondissements moyens qui comprenaient de six à deux députés et dans les neuf petits arrondissements à régime uninominal.

Cette formule d'expédient, dont le caractère hybride éclatait à première vue, devait provoquer une âpre résistance de la part des deux gauches qui n'y virent qu'un audacieux coup de parti. Ce fut plus qu'une résistance ; ce fut un véritable hourvari. A l'agitation et aux bagarres de la rue, scandées par un chant populaire : « O Van den Peereboom ! » inspiré d'une marche funèbre composée naguère pour les obsèques de la Malibran, répondirent l'obstruction et les séances tapageuses au Palais de la Nation. Ainsi houspillé par l'opposition, peu soutenu par ses amis politiques dont la plupart avaient vainement cherché à le dissuader de présenter ce qu'il se figurait être « un moyen terme », M. Van den Peereboom demeurait imperturbable devant tout ce tumulte.

Beernaert était à ce moment retenu à La Haye par les travaux de la première Conférence de la Paix. Rappelé à Bruxelles, il ne put que conseiller au roi de ne pas encourager le cabinet dans son illusion de faire aboutir une réforme aussi mal engagée. Comprenant un peu tard son erreur, M. Van den Peereboom proposa lui- même, le 4 juillet, le renvoi de tous les projets de réforme électorale à une commission de vingt-cinq membres. C'était l'enterrement de sa formule. C'était aussi le signal de sa retraite ministérielle, qu'il opéra modestement, comme il faisait toute chose, pour se confiner à peu près désormais dans ses dévotions et sa passion des antiquités médiévales.

On vit alors M. de Smet de Naeyer réapparaître à la tête du gouvernement. Très habilement secondé par M. Van den Heuvel, professeur justement réputé de l'Université de Louvain qu'il avait embarqué dans son équipe avec le portefeuille de la Justice, il saisit aussitôt les Chambres d'un projet qui instituait la représentation proportionnelle intégrale. Cette fois, en dépit de quelques intransigeants dont Woeste dirigeait la résistance, la réforme fut adoptée et les (page 117) élections du 27 mai 1900 qui eurent lieu dans tout le pays d'après ce nouveau système électoral, assurèrent aux libéraux 33 élus pour la Chambre. Ils arrivaient ainsi à parité de sièges avec les socialistes, tandis que le parti catholique, malgré les sacrifices qu'il avait dû subir, disposait d'une majorité de 20 voix sur les deux autres groupes réunis.

Ce triomphe de la représentation proportionnelle parachevait l'œuvre révisionniste que Beernaert avait entreprise. Il constituait pour lui une véritable revanche. A la faveur d'une représentation plus exacte de l'opinion publique, la vie parlementaire allait se poursuivre dans une atmosphère plus respirable.

Déclinant, dès l'ouverture de la session extraordinaire, le 18 juillet 1900, le renouvellement de son mandat présidentiel, il reprit alors sa place sur les bancs de la majorité et, à partir de ce moment, pour son activité politique, qui demeurait grande en dépit de ses soixante-dix ans sonnés, une période curieuse et parfois pathétique, où l'indépendance de son esprit le mit plus d'une fois en opposition avec le programme du gouvernement et les vues personnelles du Roi.


Peut-être le souvenir déplaisant qu'il avait gardé des séances tumultueuses provoquées par le projet Van den Peereboom n'était-il pas étranger à sa résolution de rentrer dans le rang. En tout cas, les charges de la présidence, dont il se libérait ainsi, et la réserve que cette fonction lui avait naturellement imposée, en l'écartant des polémiques au jour le jour, ne semblaient pas avoir pesé d'un poids trop lourd sur ses robustes épaules. Sans être aveuglé par les honneurs que lui valaient à la fois sa situation officielle et sa renommée, il n'était pas insensible aux satisfactions d'amour-propre. Le roi continuait à lui témoigner beaucoup d'égards, et si leurs rapports n'avaient plus le même caractère de collaboration intime qu'au cours du long ministère de 1884 à 1894, ils avaient gardé un ton cordial que relevait parfois l'esprit caustique (page 118) qui leur était naturel à l'un comme à l'autre. Au cours d'une cérémonie à laquelle ils assistaient et où les discours toujours pompeux succédaient aux discours, Léopold II montrant du doigt Beernaert, qui souriait complaisamment, dit à mi-voix à son entourage : « Voici le plus grand sceptique de mon royaume. » - « Sire, réplique Beernaert sur un ton de grande déférence, je ne me permettrais pas de prendre le pas sur Votre Majesté. »

L'activité parlementaire de Beernaert se doubla à partir de 1900, et jusqu'à la fin de sa vie, de tout le zèle qu'il apportait à servir, dans les ordres les plus divers, tous les grands intérêts de la Nation. Son concours moral et souvent pécuniaire était acquis à maintes œuvres d'humanité et de bienfaisance, de science et de culture artistique. C’est ainsi qu'il ne cessa de s'intéresser à l'Université de Louvain, dans laquelle il voyait « la plus belle fleur que la liberté de l'enseignement eût fait éclore en Belgique. »

D’autre part, il marquait le plus vif intérêt à la construction des habitations ouvrières et à l'amélioration du logement populaire. Il présidait « la Ligue du Coin de terre » qui mit à la disposition des travailleurs les plus modestes des jardins à cultiver. Toute initiative qui pouvait favoriser l'accession à la petite propriété était assurée de ses sympathies, et il rappelait volontiers deux maximes anglaises : l'une, c'est que, pour rendre les hommes conservateurs, il faut leur donner quelque chose à conserver. L'autre, c'est que l'homme à qui on donne un jardin en location en fait un rocher, tandis qu'il transforme en jardin le rocher qu'il acquiert en propriété. En même temps qu'il acceptait, sur la proposition d'Edmond Picard, la présidence de la Fédération des Avocats, il exerçait, de façon très vigilante, la présidence de « la Commission des Musées des Beaux-Arts. »

Le goût des choses d'art était inné en lui. Pour le mouvement littéraire, il éprouvait un moindre attrait. Sa culture et son éloquence ne s'alimentait guère aux sources de l'imagination et de la poésie. Toutefois, dans ce domaine (page 119) non plus, il n'était pas fermé au sens et au goût de la Beauté, et le prix académique qu'il fonda suffirait à en donner la preuve.

Un autre aspect de sa personnalité contribuait aussi à son rayonnement : c'était son extrême sociabilité et l'agrément qu'il prenait à là vie mondaine. Son esprit de finesse y faisait merveille et l'on en pourrait citer des traits nombreux. Un jour, dans ses salons, au moment de présenter un écrivain célèbre à un astronome connu, il s'aperçoit que ses deux invités se connaissent. Alors se ravisant avec le plus spirituel à-propos : « C'est juste, dit-il à l'astronome. Vous connaissez toutes les étoiles. »

Tenterai-je de pénétrer plus avant dans la familiarité de son existence ? Naturellement courtois et serviable, il aimait la vie de société, ayant pour le seconder une compagne en tous points accomplie. Incomparable maîtresse de maison et d'une bonté foncière, Madame Beernaert l'aidait à exercer une large et charmante hospitalité, qui confondait, dans des réunions assez neuves pour ce temps où le cloisonnement social demeurait rigoureux dans les usages belges, des personnes d'opinions et de conditions très diverses, des artistes et des magistrats, des financiers et des savants, des officiers et des industriels, des diplomates, des hommes politiques et des gens du monde. Qu'il aimât toute sa vie à recevoir, jugeant d'ailleurs qu'entre la bonne table et le bon gouvernement il y a plus d'un rapport secret, je n'en veux pour preuve qu'un trait assez piquant relevé dans ses Souvenirs par Charles Benoist : « Bien des années après que j'eus été présenté à M. Beernaert, premier ministre, écrit Charles Benoist, je le retrouvai octogénaire à demi retiré (mais à demi seulement) de la vie politique. Il voulut me conduire à sa maison de campagne de Boitsfort, tout près de Bruxelles, en me promenant à travers la magnifique forêt de Soignes et par les belles avenues que Léopold II, incomparable « urbaniste » avant le mot, a imaginées et animées pour orner les accès ou les issues de sa capitale. Auguste Beernaert (page 120) avait réuni, à mon intention, afin que je pusse profiter de leur entretien, ses successeurs à la présidence du Conseil et à la présidence de la Chambre, quelques ministres, quelques chefs de parti. Quand il eut fait à ses hôtes les honneurs de son jardin, en rentrant il disparut et resta assez longtemps absent, si bien que je ne pus cacher mon étonnement un peu inquiet. Mme Beernaert s'en aperçut : « Ne craignez rien, me rassura-t-elle : il est allé à la cave choisir ses vins, c'est un soin qu'il ne consent à laisser à personne. » La collection fut de choix, en effet, et soutint brillamment la réputation du goût et de la libéralité belges, auxquels il n'y eut jamais à adresser que le reproche d'être trop riches et trop généreux. Je ne devais plus revoir Auguste Beernaert. Il est demeuré dans ma mémoire tel que je l'avais connu en son âge mûr : droit, robuste, franc comme un chêne, vieillard sans avoir vieilli, de corps et d'esprit toujours jeune, toujours identique à lui-même sans avoir changé d'une ligne ou d'un mouvement aux approches de l’éternité. »

Un de ses collaborateurs nous le montre à son tour dans ses réceptions mondaines : « d'une courtoisie extrême avec tous, d'une galanterie charmante à l'égard des femmes, un peu taquin, allant de l’un à l'autre de ses hôtes, interrogeant chacun sur les affaires qui l'intéressaient, contant une anecdote, ne manquant jamais un mot d'esprit, voire un calembour, cherchant à établir une atmosphère de cordialité entre ses convives qui souvent s'ignoraient. » C’est au même biographe que je veux emprunter ces quelques lignes où sa méthode de travail est également bien décrite : Il travaillait partout et à toute heure, presque toujours la plume ou le crayon à la main. A l'heure du repas, il se passait souvent une scène amusante. Beernaert, après avoir encombré de ses dossiers et de ses notes son cabinet de travail et son antichambre, envahissait la salle à manger et installait sur la table tous ses papiers. L'heure du repas approchant, 'le maître d'hôtel venait jeter des regards inquiets sur la table (page 121) qu'il devait dresser. Après quelques pourparlers avec l'assiégeant, Beernaert consentait à évacuer l’une ou l'autre de ses positions avancées. Lentement, non sans retour offensif, il reculait devant l'invasion des cristaux et des argenteries et finissait par être acculé dans un dernier secteur de défense jusqu'à ce que l'arrivée de Mme Beernaert décidât la prise de la place. A peine le repas fini, la même scène se reproduisait, mais en sens contraire : les papiers mis en déroute reparaissaient bientôt et prenaient une rapide et éclatante revanche. »

Une telle organisation d'existence, qui ne connaissait d'autre loisir que quelques voyages à l'étranger et d'autre sport que quelques intervalles de vie au grand air, déroute un peu nos conceptions d'aujourd'hui. Pour « vieux jeu » qu'elle paraisse, elle n'empêcha point Beernaert de demeurer toujours un homme de progrès, le progrès n'étant d'ailleurs pour lui que l'ordre en mouvement.


A un âge où beaucoup s’installent dans le passé, il demeurait non seulement attentif au mouvement des idées et des mœurs, mais il continuait à y exercer activement son rôle. Cette période d'évolution, dont 1900 marque à peu près la charnière, pourrait prendre pour elle le mot bien connu de Talleyrand : « Qui n'a pas vécu dans les années de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. » Un torrent d'inventions et de découvertes merveilleuses a transformé la vie matérielle, réduit les distances et favorisé le goût des voyages. Le Belge a définitivement rompu avec « cette mentalité casanière, bornée au cercle étroit de ses localités propres, cette absence de curiosité, cette ignorance de l'étranger » que dénonçait jadis l'abbé de Pradt. Le pays s'enrichit. Il exporte ses produits dans le monde entier et investit au loin ses capitaux. Les contributions sont modérées. Les droits d'entrée aussi. L'alimentation est à bon marché. Habitudes, traditions, souvenirs, croulent, par pans entiers, avec (page 121) les vieux quartiers. La coupe des vêtements, le style des maisons et du mobilier se modifient.

Tandis que la vie mondaine est animée et brillante, que les saisons de Spa et d'Ostende, les concours hippiques, les bals et les cotillons attisent l'élégance, le luxe et le plaisir, la fièvre des affaires atteint tous les milieux sociaux. L'espèce des rentiers ou des gens oisifs disparaît à peu près. « Que faites-vous, Monsieur ? disait Léopold II à un jeune homme de l'aristocratie qui lui était présenté. - Rien, Sire. Cela doit bien vous fatiguer, Monsieur. »

Dans les sciences, les lettres et les arts, les influences étrangères s'infiltrent. Pasteur a révolutionné la bactériologie, Bergson nous instruit de sa philosophie et Barrès de son nationalisme, Nietzsche a ses fervents, Ibsen et Wagner sont à la mode tout comme William Morris, et les préraphaélites anglais tout comme les arts d'Extrême-Orient. L'histoire met en ligne des noms comme ceux de Kurth et de Pirenne. La science, ceux de Gramme, de Van Beneden, de Mercier, de Waxweiler. Dans la musique, Gevaert, Peter Benoît, César Franck, Tinel font honneur à notre école. La sculpture belge peut s'enorgueillir de maîtres tels que Constantin Meunier, Dillens, Devigne, Vinçotte, Lagae et Victor Rousseau ; la peinture belge d'une magnifique pléiade où, parmi bien d'autres, s'illustrent Emile Wauters, Verwée, Courtens, Jakob Smits, Léon Frédéric, Laermans. Après l'Art libre, après l'Essor, après les XX, c'est l'heure de la Libre Esthétique.

La soif du nouveau se traduit par des recherches et des excentricités dont les décadents et les « fins de siècle sont les épigones. Dans les lettres, l'impétueuse équipe de la Jeune Belgique et la phalange de « Van nu en straks » avaient été les premières à bousculer le conformisme d'une littérature somnolente et sans éclat. A leur suite, le Coq rouge et Durendal pour les lettres françaises, le Belfort pour les lettres flamandes, se lancent à l'assaut et la gloire de Verhaeren, de Maeterlinck, de Guido Gezelle, monte à l'horizon. Merveilleux animateur, Edmond Picard encourage et excite toutes les (page 123) entreprises d'avant-garde. En amassant des biens, le Belge moyen s'intéresse de plus près aux arts. Des industriels et des financiers tels que Léon Somzée et Valère Mabille, Ernest Solvay et Edouard Empain, font figure de mécènes.

Mais hélas ! le progrès moral n'est pas à la hauteur de cette prospérité des affaires et des arts. L'humanité demeure aux prises avec des misères accrues et des plaintes amères. Beernaert revient souvent sur ce contraste dont il s'émeut et contre lequel il veut réagir. Il n'a pas tort.

Chapitre XIII. Conflits avec le Roi. L'annexion du Congo. Le service personnel

(page 124) Du jour où il se trouva déchargé de la présidence de la Chambre et ainsi rendu plus libre dans l'expression de ses idées et de ses sentiments, Beernaert inaugura une période de sa carrière où l'intérêt qu'il vouait à l'œuvre africaine ne fit que s'accentuer, tandis que croissaient aussi ses appréhensions à l'égard des nouvelles méthodes coloniales adoptées par le roi.

Celui-ci n'avait pas encore cessé de recourir à sa collaboration. C'est ainsi qu'en cette année 1900, des contestations ayant surgi entre l’Etat Indépendant et le gouvernement allemand à propos d'une délimitation des frontières dans le nord-est de la Colonie, Beernaert fut envoyé par le souverain à Berlin, avec mission de rechercher un arrangement. La négociation, qui fut laborieuse, devait aboutir à l'attribution au Congo, dans le triangle du Kivu, d'un territoire auquel le fondateur de la colonie attachait une importance particulière. « Cet endroit est petit à la vérité, disait-il, mais propice à l'émigration. » Mais peu de temps après, le conflit se dessina.

De plus en plus vives, et dans des milieux très divers, s'élevaient des protestations contre le régime auquel l'Etat Indépendant avait recours pour s'assurer des ressources. Ce régime, que l'on commençait à appeler le « régime léopoldien », (page 125) contraignait les indigènes, sous couleur d'impositions en travail, à des corvées excessives, que sanctionnaient des pénalités rigoureuses. Afin d'intensifier la récolte du caoutchouc, des populations entières étaient, disait- on, arrachées à leur habitat naturel, les familles dispersées et l'état sanitaire négligé. Tantôt ces critiques étaient alimentées par des lettres de missionnaires, qui déploraient les conséquences de telles pratiques, et plus souvent encore par les récriminations des sociétés commerciales, qui exploitaient le caoutchouc, le copal et l'ivoire, et dont les intérêts étaient lésés par les avantages que l'Etat se réservait à lui-même par la mise en valeur de ses terres domaniales. Dans la presse des pays étrangers, et surtout en Angleterre, ces protestations prenaient un ton de plus en plus aigre et pouvaient faire redouter des complications diplomatiques.

Parmi les partisans les plus sincères de l'œuvre congolaise, parmi ceux qui avaient apporté au roi, et dès les premières années de cette entreprise, leur appui le plus dévoué, plusieurs, et Beernaert était du nombre, craignaient que les abus de l'exploitation en régie et les réactions provoquées par ces méthodes nouvelles ne se retournassent contre les intérêts véritables du jeune Etat, et par conséquent de la Belgique elle-même. Pour parer à ce danger, ils ne voyaient qu'un moyen efficace : l'annexion du Congo, dont le roi avait déjà cru l’heure venue lorsqu'il avait signé, en 1895, le projet de reprise. A cette époque, la reprise avait été ajournée et le Parlement lui avait substitué une loi par laquelle la Belgique apurait la dette contractée par l’Etat Indépendant vis-à-vis de la finance privée. Mais en cinq ans, les événements avaient marché. La richesse du Congo rencontrait moins de négateurs et suscitait plus d'appétits. La tâche, que représentait l'appel à la civilisation et à l'évangélisation de ces populations primitives, éveillait de nouvelles sollicitudes.

Obéissant à ces considérations, Beernaert, usant de son initiative parlementaire, déposa, au cours de cette année 1900, une proposition de loi qui tendait à la reprise (page 126) immédiate du Congo par la Belgique. Cette proposition portait, à côté de sa signature, celles de personnalités importantes et justement considérées de la droite : MM. Léon de Lantsheere, Verhaegen, Delbeke et Heynen. Le Parlement allait donc devoir se prononcer sans plus de retard sur une question d'une gravité exceptionnelle, la plus importante peut-être qu'il eût eu à résoudre depuis que lui avait été soumise, dans ses émouvantes délibérations de 1839, l'exécution du fameux traité des XXIV Articles.

En prenant une telle détermination, Beernaert ne pouvait se méprendre sur le mécontentement qu'elle causerait au souverain. Celui-ci s'était habitué à diriger en maître absolu les affaires de l'Etat Indépendant. S'il n'avait pas varié dans son dessein de faire la Belgique seule bénéficiaire de son œuvre, d'autre part son désir n'était plus de hâter, mais bien de reculer l'heure de ce don magnifique. Et certes il fallait à un homme d'Etat aussi réfléchi et prudent que l'était Beernaert autant d'indépendance comme mandataire de la Nation que de conviction au service de ce qu'il jugeait être l'intérêt véritable du pays pour oser de la sorte faire échec au roi.

La riposte ne se fit pas attendre. Suivant l'usage, la proposition de loi avait été renvoyée à l'examen d'une commission spéciale de la Chambre. Dès sa première séance, la commission avait été saisie par Beernaert d'une liste de questions à soumettre au gouvernement et qui, par les précisions qu'elles devaient apporter au Parlement, pouvaient achever d'éclairer celui-ci sur l'opportunité de l'annexion. Au début de la séance suivante, M. Woeste demanda parole. Il tira lentement une lettre de sa poche, la déplia et en donna lecture de sa voix sèche et froide, sans y ajouter aucun commentaire. C’était un message royal qui lui avait été personnellement adressé. Il y était dit :

« L'Etat Indépendant du Congo proteste avec indignation contre l'esprit et les sentiments que révèlent les projets de questions formulées par M. Beernaert et qui sont autant de marques de méfiance et autant de (page 127) tentatives de calomnie. » Ce que furent, pour tous les assistants, la surprise et l'émotion provoquées par la lecture d'une telle lettre, on le devine sans peine. Les termes en étaient cinglants, et le choix que Léopold II avait fait de son correspondant devait rendre le coup plus dur pour l'ancien premier ministre qui, obéissant à sa conscience, avait usé d'un droit inhérent à sa fonction de député. A cette lecture succéda un lourd silence que Beernaert coupa de ces simples mots : « Je retire ma proposition. » Au prix d'une parade que chacun jugea cruelle, le roi s'était défendu et avait gagné la partie.

Cependant, les méthodes d'exploitation auxquelles Beernaert avait ainsi voulu mettre fin se poursuivaient dans les territoires de l'Etat Indépendant avec leurs réactions de toute nature. Des coloniaux de la première heure, tels que Lambermont et Banning, le colonel Thys et M. A.-J. Wauters n'étaient pas les moins vifs dans leurs critiques. Des théologiens tel que le R. P. Vermeersch, des juristes tel que M. Félicien Cattier en dénonçaient l'erreur ou le danger. En Angleterre, l'offensive de la Congo Reform Association, conduite par Morel et Sir Roger Casement, mêlant à des doléances philanthropiques des calculs d'un ordre tout différent, ameutait contre le régime léopoldien des âmes toujours prêtes à s'indigner du péché d'autrui. Quelques publicistes français, dont plusieurs n'étaient nullement désintéressés, jouaient leur partie dans ce concert pharisaïque. En Belgique, dans des journaux de large diffusion comme Le Patriote, Le Peuple, La Réforme, cette campagne trouvait son écho, et, au Parlement même, les interpellations de M. Lorand et de M. Vandervelde prétendaient mettre à la fois en accusation le souverain et le gouvernement, au risque d'ébranler non seulement la solidité d'un ministère, mais celle du principe monarchique.

Le 3 juillet 1904, Léopold II ainsi harcelé, constitua lui-même une commission d'enquête, composée de magistrats d'une conscience et d'une valeur reconnues, (page 128) afin d'étudier sur place la pertinence des critiques dont l'Etat Indépendant était la cible. Le rapport de cette commission ramena à leurs justes proportions des diatribes où le parti pris et l'exagération se confondaient avec la vérité. Ses conclusions rejoignaient pourtant, d'une façon générale, les arguments qui avaient déterminé l'inquiétude et l'initiative de Beernaert. Elles relevaient tous les inconvénients des impositions en travail et du recrutement forcé des travailleurs. Elles signalaient les obstacles apportés à la liberté du commerce et critiquaient à la fois le régime foncier de l'Etat et l'administration de la Justice.

Le 2 mars 1906, sur une motion qu'introduisit Beernaert, la Chambre des Représentants vota à l'unanimité un ordre du jour qui, après avoir rendu hommage à tous ceux qui s'étaient consacrés à l'œuvre civilisatrice du Congo, décidait la mise à l'ordre du jour de ses travaux d'un projet de loi relatif au gouvernement des possessions coloniales de la Belgique. Ce ne fut cependant que le 3 décembre 1907 que le cabinet de Trooz obtint du roi que le Parlement fût définitivement saisi du transfert à la Belgique de l'Etat Indépendant du Congo, et cette reprise ne fut votée sous le ministère Schollaert que le 20 août 1908, par 83 « oui » contre 59 a non » et 9 abstentions.

Cette phase ultime des débats mit à nouveau en vive lumière les craintes qu'inspiraient à Beernaert les conceptions royales, dont personne ne pouvait contester la grandeur et le patriotisme, mais qui tendaient, en dépit du transfert, à soustraire à l'administration belge de riches portions de la colonie pour les attribuer à la Fondation de la Couronne, transformée elle-même en une Fondation dite de Niederfulbach dont la nullité juridique devait, dans la suite, être reconnue par les tribunaux belges.


Cette longue querelle entre Léopold II et Beernaert fut sans nul doute pénible pour le vieux souverain comme pour le vieux ministre. Dans la coupe symbolique où tout homme boit le breuvage de la vie, il est (page 129) rare que le fond ne soit chargé de lie et d'amertume, et les grandes existences sont plus exposées que d'autres à connaître ainsi la rançon de leurs jours heureux ou glorieux.

Pour qui cherche aujourd'hui à comprendre et à juger ce conflit, l'explication doit en être cherchée avant tout dans une différence d'éducation et de caractère. Beernaert est l'homme de la mesure, de la prudence et des « vertus bourgeoises. » Sa formation juridique l'asservit au respect des codes et des textes légaux. Rien de semblable chez ce grand roi, mal à l'aise dans son royaume aux frontières étroites et dont on a pu dire qu'il y semblait un géant dans un entresol. Le génie impose plus volontiers sa discipline qu'il ne subit celle du prochain. Si Léopold II consent, en Belgique même, à se soumettre aux entraves dont l'embarrasse la Constitution, comment ne prendrait-il pas sa revanche dans cet empire africain qu'il a véritablement créé et où il se croit bien permis de déployer librement ses propres conceptions ? Comment n'éprouverait-il pas la tentation, une fois dépassé le terrible stade des premières années, de montrer aux négateurs et aux trembleurs tout ce que vaut en profits certains cette entreprise « chimérique » à laquelle ils prédisaient la ruine ? Et comment ne succomberait-il pas aussi à une autre envie : celle d'utiliser pour les travaux et les embellissements qu'il rêve de réaliser dans son pays, des ressources qu'il peut aujourd'hui puiser à pleines mains dans ses exploitations de l'Equateur ? Si on veut, là-bas comme en Europe, le condamner à un contrôle méticuleux et tracassier, il se dérobe, répondant par l'indifférence ou le mépris aux critiques ou aux attaques et n'hésitant pas, au besoin, à tourner l'obstacle par quelque expédient audacieux ou subtil.

Un de ces expédients, où se manifeste bien une pensée qui voit haut et loin, fut le détour auquel il recourut pour garantir à la Belgique la jouissance définitive des beaux domaines d'Ardenne, de Laeken, de Tervueren, qu'il avait acquis ou agrandis et qui constituent, dans un pays surpeuplé et industrialisé, (page 130) une réserve si précieuse de beautés naturelles, de forêts et de promenades. Afin d'empêcher le morcellement et la destruction que le sort de sa succession lui faisait entrevoir, il lui fallait échapper aux exigences du code civil, qui limitent rigoureusement la quotité disponible et obtenir qu'une loi spéciale l'autorisât à doter ses concitoyens d'une richesse créée pour leur avantage et non pour l'accroissement de son patrimoine familial. La donation entre vifs était du 14 mars 1901 ; le projet de loi qui l'acceptait ajoutait : « Elle sortira son plein et entier effet nonobstant toute disposition légale contraire. »

Lorsque ce projet fut proposé aux Chambres, on vit Beernaert et d'autres juristes de la stricte observance s'insurger contre une pareille dérogation au droit commun. Ils ne parvinrent pas d'ailleurs à retenir le Parlement par leurs scrupules, et la loi fut votée par 59 « oui » contre 39 « non ». Au recul du temps, qui oserait aujourd'hui donner tort au roi et qui refuserait, en dépit d'une entorse au droit commun, de rendre hommage à sa clairvoyante munificence ?


Au cours de l'année 1905, un autre épisode de la vie politique devait aussi opposer les vues de Beernaert à celles du souverain. Les grands travaux d'Anvers furent l'occasion de ce nouveau désaccord.

Un vaste projet, que le roi avait pris à cœur, comportait à la fois l'extension du système défensif d'Anvers par la construction d'une triple enceinte et d'une vingtaine de forts avancés et la transformation des installations maritimes par le creusement, en aval d'Anvers, d'un lit artificiel de l’Escaut que les plans désignaient sous le nom de « Grande Coupure ». Ces travaux, dont le coût devait être énorme, suscitaient de graves objections d'ordre technique et les modifications qui devaient être ainsi apportées au cours de l'Escaut risquaient fort, au dire de spécialistes du plus grand mérite, de compromettre tout l'avenir de (page 131) la navigation. Or, à ce moment, la célébration du 75ème anniversaire de l'indépendance nationale était l'occasion, dans tout le pays, d'une série de manifestations, de fêtes et de réjouissances. La dernière, la plus grandiose, devait avoir lieu le 21 juillet à Bruxelles, sur la place Poelaert transformée par le talent de l'architecte Acker en un magnifique décor auquel le Palais de Justice servait de fond de tableau. Au centre même de ce tableau, le trône royal dominait l'immense assemblée.

Pendant la solennelle harangue du ministre de l'Intérieur, le roi parut plus d'une fois distrait. Puis, quand il prit lui-même la parole, il le fit d'une voix tranchante, scandant chacune de ses phrases du martèlement de la canne qu'il ne quittait jamais :

« A côté des discours, dit-il, quelle que soit leur éloquence, il faut des actes. Ce sont ces derniers seuls qui assurent la vie des peuples et leur permettent de surmonter les difficultés de l'existence. Si les hommes de 1830 n'avaient pas agi, aucun de nous ne serait ici en ce moment. Puisse le 75ème anniversaire de notre indépendance être marqué par l'adoption du beau projet soumis aux Chambres, le plus utile qui ait été présenté depuis 1834, depuis la loi décrétant nos chemins de fer, les premiers du continent ! Ce projet donne une base moderne à notre prospérité commerciale et garantit notre sécurité sans augmenter les impôts d'un centime et le contingent d'un homme. Que Dieu protège la Belgique et que les Belges, par des actes, sachent consolider leur indépendance et augmenter leur prospérité ! »

A peine eut-il achevé cette allocution imprévue, que le roi manda auprès de lui les ministres d'Etat, et devant la foule, s'adressant à Beernaert, il l'entreprit longuement et avec véhémence au sujet du projet dont il était féru et auquel il prétendait ainsi rallier son adhésion. Commenté par tous, cet incident ne fit que creuser davantage le fossé entre le souverain et son ancien premier ministre. Celui-ci maintint son opposition (page 132) au projet que la Chambre amenda en plusieurs points très importants, écartant notamment le plan de la Grande Coupure, et qui ne passa, le 24 janvier 1906, qu'à une voix de majorité, Beernaert se cantonnant dans l'abstention.

La complaisance avec laquelle le cabinet de Smet de Naeyer se prêtait à toutes les conceptions royales n'était point faite pour réchauffer en sa faveur les sympathies de Beernaert. Celui-ci lui reprochait sa tendance de plus en plus accusée à contrarier le courant de la législation sociale. Lui-même, inspiré à la fois par un sentiment de justice envers les classes laborieuses et par un sage opportunisme politique, bien loin que l'âge le rendît méfiant à l'endroit des idées nouvelles, se rapprochait insensiblement de ses collègues de la Jeune Droite, les prenant souvent pour confidents de ses soucis et de ses amertumes.

Ainsi, avec eux, en avril 1907, il provoqua, à l'occasion d'une modification de la législation sur les mines, un débat sur la fixation de la durée de la journée de travail où les conceptions du catholicisme social s'opposèrent nettement à la vieille orthodoxie du libéralisme économique. Répondant à M. de Smet de Naeyer qui se retranchait derrière les principes constitutionnels pour combattre la fixation de la durée du travail, soit par la loi, soit par des arrêtés royaux, Beernaert s'exprima comme suit :

« J'estime que la protection législative des adultes ne doit pas aller au delà du nécessaire ; il ne faut pas que la loi soit vexatoire ou tracassière, mais je tiens comme indiscutable que la loi peut régler les intérêts supérieurs du travail comme elle intervient pour les autres grands intérêts sociaux. La liberté du travail n'est pas sacrosainte ; ce n'est pas un dogme intangible et je ne comprends pas qu'on ait pu dire dans certain rapport, M. le ministre des Finances l'a cependant répété, que toute restriction à cette liberté serait inconstitutionnelle. C'est là, selon moi, une thèse vraiment insoutenable et ce n'était pas même celle des auteurs du code civil, puisqu'ils ont catégoriquement interdit aux ouvriers de louer leurs services ou de les engager autrement qu'à temps... Tel, Messieurs, n'a pas été (page 133) non plus votre sentiment quand le discours du Trône de 1886 a tracé notre vaste programme de protection pour le travail. Toute la droite alors se serrait autour de nous. »

A six voix de majorité, cette doctrine prévalut, entraînant la chute de M. de Smet de Naeyer et de son cabinet.


M. Jules de Trooz qui fut appelé alors à la tête du gouvernement, se distinguait par ce grand bon sens qui est une précieuse vertu politique et par une rare finesse manœuvrière. Mais une mort inopinée l'emporta au bout de huit mois et le roi choisit, pour le remplacer, un autre député de Louvain, M. Schollaert, d'un caractère très ferme dans l'action comme dans les convictions. Celui-ci détermina le roi à accepter enfin l'annexion du Congo et après de longs débats où Jules Renkin le nouveau ministre de la Justice, affirma toute la robustesse de son talent, les Chambres ratifièrent le projet de cession qui devint la loi du 18 octobre 1908. L'Etat Indépendant était désormais résorbé par la Belgique.

Ce grand résultat acquis, le gouvernement déposa bientôt un projet de loi militaire, dit du « fils par famille » qui élevait de 13.000 à 20.000 hommes la levée annuelle des recrues et qui consacrait la suppression du remplacement à prix d'argent. Il parvint à le faire triompher tout juste à temps pour que Léopold II, atteint d'un mal sans espoir, pût ratifier de sa dernière signature une réforme dont sa clairvoyance n'avait cessé d'affirmer la nécessité. A la grande surprise de ses amis, Beernaert, invoquant un scrupule constitutionnel et subissant, plus que de raison l'émotion d'une séance parlementaire très houleuse, fut avec Woeste parmi les 58 députés qui refusèrent leur vote au projet. On ne peut que le regretter pour sa mémoire, d'autant qu'un vote affirmatif, qui eût été conforme aux idées qu'il avait si souvent proclamées, eût rapproché, à cette heure ultime, les volontés du grand souverain et de son ancien premier (page 134) ministre dans leur commun souci du bien de la nation. Le 17 décembre 1909, Léopold II s'éteignit dans une sorte d'isolement farouche, dont l'avenir devait lui apporter la revanche, en auréolant sa mémoire d'une grandeur réparatrice.

Avec l'avènement du roi Albert, dont chacun vantait déjà la conscience si noble et si droite et l'esprit ouvert aux meilleures tendances de son temps, une ère nouvelle toute fraîche de promesses. Sous ce nouveau règne, le gouvernement, que le baron de Broqueville fut bientôt appelé à présider et qui acheva de faire triompher le programme de la Jeune Droite, trouva en Beernaert un conseiller et un appui fidèle. Bien que le temps neigeât de plus en plus sur ses tempes, l'activité du vieil homme d'Etat demeurait pour tous un sujet d'émerveillement.

Chapitre XIV. - L'action internationale de Beernaert. Les conférences de La Haye. L'Union Interparlementaire

(page 135) Comment une intelligence de cette envergure, à laquelle rien d'humain n'était étranger, se fût-elle désintéressée de la vie internationale ? Si l'action de la Belgique, avant 1914, demeurait très discrète dans le domaine de la diplomatie politique, en revanche ce pays n'était-il pas qualifié, plus que d'autres nations, pour aider à faire régner dans les relations d'Etat à Etat le respect du droit. « Dans la société universelle, les petits Etats, a dit justement Thiers, représentent des voix toujours acquises au droit, puisqu'elles sont toujours acquises à la faiblesse. »

Le juriste consommé qu'était Auguste Beernaert devait apporter un concours singulièrement précieux à cette entreprise de rapprochement constant entre les peuples qui s'appelle l'unification du droit.

Libéré du pouvoir, et plus maître de son temps, il s'attacha d'abord à promouvoir cette unification dans le domaine du droit maritime et dans celui des lettres de change. Après trois sessions d'une conférence diplomatique qu'il présida, un grand nombre d'Etats signèrent, le 23 septembre 1910, deux conventions relatives, l'une à l'abordage, l'autre à l'assistance et (page 136) au sauvetage maritimes, et j'ai souvenir de la joie qu'il éprouva lorsque, en ma qualité de ministre de la Justice, je fis introduire les dispositions de ces conventions dans le code de commerce belge par la loi du 12 août 1911.

Quant à l'unification du droit de change, elle demeura plus longtemps en suspens et ne devait triompher qu'après la guerre de 1914-1918. En 1908, le gouvernement néerlandais reprit l'œuvre interrompue et pria Beernaert de présider la commission chargée de préparer une convention internationale sur la lettre de change. Une première conférence fut réunie à La Haye en 1909, une seconde en 1912. Beernaert dut y interrompre sa présence, rappelé à Bruxelles pour ouvrir, en sa qualité de doyen d'âge, la session extraordinaire que la Chambre des Représentants tint en juillet 1912, au lendemain d'une élection législative qui avait été particulièrement ardente et qui avait valu au cabinet de Broqueville une éclatante victoire sur le « cartel » des gauches.


Il devait élargir son activité au service du droit international dans les rangs de l'Union Interparlementaire qui, en organisant un contact permanent et des relations d'études entre les mandataires des nations à régime représentatif, s'efforçait de maintenir ou de rétablir la paix en préconisant la conciliation et l'arbitrage.

Lorsque le Bureau Interparlementaire avait tenu une de ses premières réunions à Bruxelles, en 1893, afin d'élaborer un projet de statuts et de règlement de l'Union que Randal Cremer et Ferdinand Passy avaient fondée en 1889, Beernaert exerçait encore les fonctions de premier ministre. S'il jugea à ce moment que sa charge officielle ne lui permettait pas de participer directement aux travaux de l'institution nouvelle, il n'en avait pas moins compris toute l'utilité. Aussi, ne se fit-il point faute de témoigner dès lors aux pionniers de l'Union une sympathie qu'il allait (page 137) pouvoir manifester bientôt de façon plus efficace. En effet, Bruxelles ayant été choisi comme siège de la Conférence de 1896, Beernaert accepta de présider cette session et s'occupa de sa préparation. Au dernier moment, une indisposition l'empêcha, à son grand ennui, d'exercer cette présidence.

Ce fut en 1896, à Budapest, qu'il assista pour la première fois à une session plénière de l'Union. Après Budapest, il vint à Paris en 1900, à Vienne en 1903, à Londres en 1906 et enfin à Genève en 1912. Il avait, dans l'entretemps, présidé les trois conférences qui furent réunies à Bruxelles en 1897, 1905 et 1910. Lorsque le Conseil Interparlementaire fut créé en 1899, il fut appelé à le présider et c'est ainsi qu'il dirigea depuis lors, et jusqu'à sa mort, les travaux du Comité exécutif et du bureau.

Les deux causes qu'il s'appliqua surtout à défendre dans les délibérations de l'Union n'ont rien perdu de leur actualité. Je veux parler de l'institution légale de l'arbitrage obligatoire et de la limitation conventionnelle des armements.

Ce qu'il voulait, c'était l'arbitrage et non le jugement. L'arbitrage, c'est-à-dire la solution du litige par des arbitres désignés par le libre choix des Etats en conflit. Quant au jugement, notamment par l'intervention d'une Cour de justice internationale, il en demeura toujours l'adversaire, redoutant, dans la création d'une telle juridiction, avec l'autorité souveraine qui lui serait impartie, un danger pour les petits ou les moyens Etats.

Cette conception, il chercha ensuite à la faire triompher aux deux grandes conférences de la Paix réunies à La Haye en 1899 et en 1907 et auxquelles il représenta officiellement la Belgique. Il s'y fit le défenseur des droits des neutres et des petites puissances. A la suite de la première conférence qui avait proposé l'établissement d'une commission internationale permanente d'arbitrage, il fut désigné par la Belgique, le 6 octobre 1900, comme membre de cette commission. Lors de la seconde conférence, il eut le regret de voir écarter sa thèse favorite, et cette déception (page 138) lui fut d'autant plus amère qu'il se trouvait en désaccord sur cette thèse avec le souverain dont il avait si longtemps secondé la politique et qui était beaucoup moins féru que lui des bienfaits de l'arbitrage obligatoire.

Aux espérances généreuses de Beernaert et à son action pacifiste, l'esprit plus réaliste de Léopold II opposait les nécessités de la défense d'une Belgique à laquelle les dangers de sa situation géographique et les leçons de l'histoire ne permettaient pas de s'endormir sur l'oreiller de la neutralité, celle-ci lui eût-elle été à la fois imposée et garantie par les grandes puissances de l'Europe.

Quant à la limitation des armements, Beernaert, qui avait présidé, à la première Conférence de la Paix, la commission chargée d'étudier la proposition russe sur une réduction de charges militaires et navales, en avait emporté une profonde impression du fardeau terrifiant, et combien accru depuis ! sous lequel ploient tous les peuples. Soucieux d'arrêter cette « course à l'abîme » il ne négligea dès lors aucune occasion de freiner sur la pente fatale, faisant appel à la fois à l'opinion publique et au concours des Etats.

Pour commencer, ne pouvait-on tout au moins s'engager à ne pas transporter dans le domaine des airs une concurrence dont on ne connaissait que trop les charges et les risques sur terre et sur mer ? Ne pouvait-on, sinon prohiber, du moins réglementer la guerre aérienne ? Certes, depuis les envolées de Santos Dumont, en 1906, la conquête de la troisième dimension avait pris un tel développement qu'il était déjà chimérique de réclamer l'interdiction radicale des avions et des aérostats pour un but militaire. Mais ne pouvait-on du moins espérer que l'utilisation de l'aviation fût limitée à des services d'observation, de liaison ou d'estafette ? Que les armées fissent usage de ces nouveaux engins pour surveiller les mouvements de l’ennemi, pour régler le tir de leur artillerie, passe encore ! Mais qu'elles les utilisassent directement dans la guerre sur terre ou sur mer, d'une façon indépendante, comme une nouvelle force destructive, par la mitrailleuse (page 139) et la bombe, une telle perspective, avec les conséquences qu'il fallait en redouter, indignait l'esprit généreux de Beernaert et il appliqua tout son effort à la conjurer.

Hélas ! même dans cette position de repli, les déceptions l'attendaient. Tandis que la Conférence de la Paix de 1899 avait admis l'interdiction de lancer des projectiles et des explosifs du haut des ballons, la seconde conférence, celle de 1907, se refusa à renouveler cette défense. Mais Beernaert ne se déclara pas battu. « En politique surtout, disait-il, il y a des portes, et même beaucoup, qui ne s'ouvrent que quand on y heurte souvent. La première des vertus politiques et le premier élément de succès, c'est la persévérance. »

Cette persévérance, qui complétait chez lui tant de conviction et tant d'autorité, devait lui valoir, en 1909, le Prix Nobel pour la Paix. Il jugeait que l'Union Interparlementaire lui offrait, pour ses tentatives répétées, un théâtre particulièrement favorable. C'est ainsi qu'il présenta à la conférence que l'Union organisa à Genève en 1912, la dernière à laquelle il devait assister, un rapport sur la prohibition de la guerre des airs. Il arriva à Genève, mal rétabli des fatigues que lui avait causées la dernière session de la Chambre.

Le malaise dont il souffrait s'aggrava au point qu'il dut interrompre son séjour et qu'il gagna Stresa pour y prendre quelque repos, abandonnant à ses amis le soin de défendre son rapport et d'en faire triompher les conclusions. En son absence, le débat s'engagea surtout entre M. d'Estournelles de Constant, lord Weardale, le comte Goblet d'Alvie11a et M. Gustave Ador. Le premier combattit l'idée de la prohibition : « Pourquoi interdire la guerre des airs, disait M. d'Estournelles de Constant, quand on autorise et qu'on perfectionne constamment celle sur terre et celle sur mer ? Pourquoi s'en prendre à un seul progrès de la science quand on en accepte tant d'autres, les perfectionnements de la chimie et particulièrement des explosifs, l'électricité, la navigation sous-marine, les torpilles, les mines, la télégraphie sans fil, etc., etc. ? (page 140) L'aviation servira la paix bien plus que la guerre ; elle sera un trait d'union entre les peuples, un remède inespéré contre l'ignorance qui les divise et élève entre eux des fortifications qui perdront leur raison d'être. Il faut encourager l'aviation ; tant mieux si les ministres de la guerre s'en chargent et se décident à la subventionner. C'est autant de gagné pour le progrès. Pourquoi refuser à la navigation aérienne les sacrifices prodigués aux cuirassés ? Pourquoi tant de complaisance aux mastodontes, tant de sévérité pour les oiseaux ? Vous sacrifiez la défense à bon marché à l'ostentation ruineuse. Pourquoi interdire une arme de défense qui est à la portée des pays les plus pauvres et les moins peuplés, s'ils veulent défendre leur liberté ? Pourquoi laisser toute latitude aux Etats militaires les plus puissants ? Vous favorisez par avance l'envahissement au détriment des pays qu'il peut menacer. En enlevant une force ou même une espérance aux plus faibles, vous découragez leur résistance, vous les livrez et vous abandonnez en même temps, sous prétexte d'humanité, la justice et la liberté. Vous désarmez la civilisation sous prétexte de la protéger et vous compromettez la paix que nous sommes ici pour servir ! »

Pour ingénieuse qu'elle fût, cette argumentation ne convainquit pas la Conférence et la proposition de Beernaert, à peine amendée, fut adoptée à la grande majorité des voix.

Ce fut le dernier succès, bien précaire d'ailleurs, de celui que ses amis s'étaient habitués à appeler de ce nom de « Great Old man » que les Anglais avaient donné naguère à l'illustre Gladstone, dont il rappelait, par plus d'un trait, la physionomie intellectuelle et morale.

Après quelques semaines passées à Stresa, Beernaert avait déjà repris le chemin du pays natal lorsque, en cours de route, à Lucerne, son état s'aggrava soudain. Voici comment un de ses biographes a raconté sa mort :

« Un prélat italien de ses amis est de passage en cette ville et se rend à son chevet. Beernaert le (page 141) reconnaît et le remercie, et comme il sent sa fin prochaine, il lui dit : « J'ai besoin de me préparer au grand voyage, mais il me faudra bien quelques heures, vous comprenez, après une vie aussi longue. Il est dix heures. Revenez donc tantôt à trois heures. » Le prêtre se rendait compte qu'à trois heures il serait sans doute trop tard et il ne fit qu'une courte absence : » - Monsieur Beernaert, il est trois heures. » « - Il est trois heures ? Je suis prêt », dit Beernaert, et il se confessa. »

Peu après, il tombait dans le coma et le lendemain, 6 octobre 1912, il rendait l'âme.


Ainsi s'éteignit, à l'avant-veille d'une grande tragédie mondiale qui devait si cruellement déjouer ses espérances pacifistes, un grand homme d'Etat qui fut aussi un de ces types de grand bourgeois et de grand parlementaire dont le XIXème siècle fut très riche et dont la tradition se perd peu à peu. Grand laborieux, il avait fait sienne la devise du Taciturne : « Repos ailleurs. »

Un excellent philosophe, au prestige duquel les fléchettes du Monde où l'on s'ennuie ont fait quelque tort, a justement écrit : « Le principe le plus arrêté dans mon esprit est qu'il n'y a jamais d'époque dans la vie où l'on puisse se reposer. L'effort est aussi nécessaire et même plus nécessaire à mesure qu'on vieillit que dans la jeunesse. La grande maladie de l'âme, c'est le froid. » Cette réflexion d'Alexis de Tocqueville s’applique fort bien aux dernières années de Beernaert. Demeuré imperturbablement fidèle à son idéal, n'ayant pas cessé d'espérer et de servir le rapprochement des individus et des peuples dans la paix et dans le droit, il a jusqu'au bout bien mérité de la civilisation.

Quant à son pays, cette Belgique d'avant 1914, dont il reflète la figure en ce qu'elle a de plus noble et de plus attrayant, la gratitude qu'elle lui doit, et qu'elle a mesurée trop avarement à sa mémoire, (page 142) se dégagera de mieux en mieux à mesure qu'au rétroviseur du passé, la comparaison s'établira entre tous les ministres qui dirigèrent successivement son gouvernement. Le métier de gouverner n'est point facile, surtout avec notre esprit de fronde, dans un régime représentatif où celui que le choix du souverain appelle tout à coup à la barre de l'Etat sait que chacun de ses mouvements sera épié et critiqué par une opposition qui ne s'assigne le plus souvent que ce rôle négatif, tandis que l'équipe sur laquelle il doit compter, c'est-à-dire sa majorité, et parfois ses collègues eux-mêmes, n'entendent point abdiquer leurs vues propres pour accepter ses consignes.

Entouré d'adversaires et de rivaux, il tient son autorité de sa sagesse et de son habileté bien plus que de l'adhésion et du dévouement de son équipage. Quelles vertus un peuple doit-il souhaiter chez un tel pilote ? Avant tout, la connaissance exacte de ce peuple dans son histoire, dans sa géographie, dans ses qualités et ses défauts. Avec la volonté de bien faire, avec une doctrine politique, avec des idées personnelles sur l'agencement des pouvoirs, il faut que le chef ait à la fois le sens de la solidarité nationale et la notion du possible. S'il demeure l'homme d'un parti ou s'il gouverne au profit d'une classe, s'il sert la bourgeoisie plutôt que les ouvriers ou s'il flatte ceux-ci aux dépens de celle-là, les réactions de la classe sacrifiée se retournent contre la tranquillité intérieure ou la prospérité commune. Il doit tenir compte de l'opinion publique, mais non pas pour la suivre aveuglément. Il lui appartient de la conduire, de la transformer, en donnant au navire le coup de barre nécessaire, souvent à l'insu même des marins et des passagers.

C'est ainsi que Beernaert a modifié nos institutions, en engageant la Belgique dans la voie d'une grande démocratie ordonnée et dotée d'une législation sociale qu'elle attendait. Il y a réussi.

Sans aucun plan prétentieux et sans autre système que ce souci constant d'économie et d'honnêteté qui ajuste les dépenses d'un Etat à ses (page 143) facultés, il a mis un ordre parfait dans les finances de la Belgique, développé sa production, assuré sa sécurité. Il a aidé Léopold II à doter son pays d'une magnifique colonie et mérité que ce grand souverain lui écrivît, en 1894, à sa sortie de charge : « Si le Congo existe, c'est grâce à vous. » Enfin, voyant par-dessus les problèmes de l'ordre matériel, il a veillé avec sollicitude aux forces spirituelles de la nation, attentif à cultiver en elle son attachement traditionnel à la vie de famille. et le goût qu'elle éprouve pour la liberté individuelle et la propriété privée.

Cette fidélité à des principes plus hauts que la tâche immédiate, il l'a commentée lui-même dans quelques lignes admirables d'un discours de 1903 où vibre le meilleur de sa sensibilité : « Oui, il faut un idéal. Il en faut un pour illuminer la vie. C’est là ce qui nous élève au delà de la terre et de ses boues. C'est là ce qui fait accepter la loi du travail, les ingratitudes de la vie, la douleur. C'est là ce qui nous fait regarder le ciel en recommençant chaque matin cet effort quotidien dont le terme est la mort. »

Parce qu'il a obéi à son idéal, parce qu'il avait à un haut degré la connaissance de l'homme et surtout de l'homme de son pays, parce qu'il a modifié nos institutions en tenant compte toujours de notre mentalité et en suivant, comme le ferait un bon charpentier, le fil même de nos traditions, parce qu'il avait, enfin, suivant le mot de Talleyrand, « de l'avenir dans l'esprit » et que ses vues portaient au loin et au large, il a dignement servi la Belgique indépendante et les longues années pendant lesquelles il exerça le pouvoir ont laissé à la nation le souvenir de la période où elle s'est sans doute sentie le mieux et le plus sûrement gouvernée.

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