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Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909
CARTON DE WIART Edmont - 1944

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Edmond CARTON DE WIART, Léopold II, souvenirs des dernières années 1901-1909

(Paru à Bruxelles en 1944, chez Goemaere)

Chapitre IX

Constitution du ministère Schollaert - Modifications au traité de reprise - La Fondation de la Couronne - Paroxysme de la campagne anti-congolaise - Séjours en France - Discussion de la Charte coloniale - Vote du traité de reprise du Congo et de la Charte coloniale

(page 187) Tous les hommes politiques que j'eus l'occasion de voir partageaient mon sentiment : Schollaert seul offrait des chances sérieuses de résoudre la question congolaise. Il jouissait d'une réputation d'indépendance et d'un grand crédit auprès des chambres ; à défaut de lui, Renkin eût pu convenir, mais il avait moins d'expérience et d'autorité quoique plus de talent et d'envergure. Or, il importait avant tout de liquider vite et bien cette redoutable affaire. L'honneur de la Belgique et du Roi, peut-être l'avenir de la dynastie en dépendaient car, en cas de faillite, c'était le conflit ouvert entre le pays et la couronne avec Dieu sait quelles conséquences !

Je fus chargé de convoquer Schollaert dans les premiers jours de janvier 1908 « afin de causer seulement », me signifia le Roi. Mais c'était bon signe, et j'allai trouver aussitôt deux ou trois de ses amis pour qu'ils obtinssent qu'il ne se montrât pas intransigeant dès l'abord et ne donnât pas lui-même au Roi l'occasion de dire que « Schollaert n'en voulait pas. » Après plusieurs entretiens, il finit par accepter, et le cabinet fut constitué sous sa présidence le 9 janvier 1908, avec la même équipe ministérielle que celle de son prédécesseur. Quelques concessions lui avaient été accordées par le Roi (page 188) pour le règlement des conditions de la reprise et notamment le principe de la suppression de la Fondation de la Couronne.


Il s'en fallait de beaucoup cependant que la désignation de Schollaert eût résolu le problème. La preuve m'en fut bientôt donnée dans une conversation qui fut une des heures les plus douloureuses de mon service auprès du Roi et qui me permit de voir combien il était ulcéré par toutes les exigences et toutes les mesquineries dont on entourait les négociations relatives à l'annexion du Congo, sans parler des attaques venimeuses dont il était l'objet chaque jour de la part d'une certaine presse vraiment abjecte.

Un dimanche après-midi, le Roi m'avait fait venir au château de Laeken pour m'interroger sur ce qu'on disait de la crise ministérielle et de la nomination du nouveau chef de cabinet. A la fin de l'entretien, il s'était levé et, la main déjà sur la porte pour passer dans la chambre voisine, il m'avait lancé cette boutade - n'était-ce qu'une boutade ? - « En somme, vous verrez que le Congo échappera à la Belgique. Les autres se le partageront. Ce sera très honteux, mais cela vaudra peut-être mieux. » Je répondis vivement : « Le Roi ne peut dire une chose pareille. La honte serait, en effet, bien grande, mais elle n'atteindrait pas la Belgique seule et il s'y joindrait un odieux ridicule. » Il me claqua la porte au nez et je sentis que mon émotion m'avait emporté trop loin.

Pendant les cinq ou six jours qui suivirent, il ne m'appela plus, m'envoya quelques billets fort secs pour affaires de service, et je commençais à me croire tout à fait en disgrâce quand il me fit mander à nouveau.

(page 189) Il m'accueillit aimablement, me fit asseoir près de lui, m'entretint de quelques détails sans importance, puis sans autre transition, reprit notre sujet du dimanche précédent.

« - Pensez-vous qu'on désire la reprise ? moi, je ne le crois pas ! »

« La masse du peuple ne se passionne pas, je pense, pour ou contre la reprise, mais tous ceux qui réfléchissent et se préoccupent de l'avenir du pays la désirent ardemment. »

« - Je n'en crois rien. »

« - Je puis assurer le Roi du contraire, par les déclarations si nombreuses que j'ai entendues de toutes parts. »

« - Du reste, tout réfléchi, il vaut mieux, je crois, que la reprise ne se fasse pas. Notez bien que c'est dans un sentiment patriotique que je dis cela (il insistait là-dessus comme pour donner une explication à son mot de la semaine précédente). Ce sera peut-être une honte, mais bue en une fois. Si l'on veut faire la reprise, le projet va commencer par être ballotté entre Dieu sait combien de ministères ! - les libéraux y réussiront encore moins que les catholiques - et si l'annexion est prononcée on gouvernera la colonie en dépit du bons sens et ce sera une honte perpétuelle.

« - Sans doute, la reprise sera entourée de difficultés et il se commettra bien des maladresses, mais, après tout, les Belges ne sont pas tout à fait des imbéciles et, sous l'égide de leurs Rois, ils ont mené à bien pas mal de bonnes choses.

« - Oh je ne dis pas ; mais avec tous ces idéologues et leurs prétentions d'accorder toutes les libertés constitutionnelles aux nègres !

« - Et puis, il y va de l'honneur du Roi et de celui de son règne, dont la gloire serait compromise.

(page 190) « - Oh vous savez, mon âge, et après quarante ans de règne, la gloire ! » Et il fit un grand geste d'indifférence. « Mais je sais très bien qu'ils m'imputeront la responsabilité de leur faute ! »

« -Eh bien, Sire, dis-je d'une voix qui tremblait d'une émotion mal contenue, il n'est pas possible que l'on accuse le Roi, cela ne se peut pas, et il ne faut pas non plus que cette question du Congo continue à peser sur la Belgique. Tous ceux qui sont vraiment dévoués au Roi souhaitent que l'annexion se fasse sans retard, et cela dans l'intérêt de la Belgique, du Roi et de la dynastie elle-même. »

« - Oh je ne veux pas l'empêcher. Mais si l'on vous demande quels sont mes sentiments, vous pouvez dire qu'ils sont restés ceux de ma lettre aux secrétaires généraux. Je ne fais rien pour l'annexion, je ne fais rien contre, je laisse faire. »

« - Hélas Sire, si le Roi ne fait pas ne fût-ce qu'un geste de la main pour l'aider, c'est comme s'il agissait contre elle. Sa Majesté sait bien qu'ils s'enliseront dans leur marécage et l'on n'aboutira pas, et cela sera un désastre. »

« - Je ne le crois pas ; mais, je le répète, je resterai neutre, je ne ferai rien dans aucun sens. »

J'étais désespéré de cette amertume. Sans doute, la conversation s'était déroulée sur un ton assez calme de sa part, il m'avait laissé développer mes observations sans marquer d'humeur, mais quelle douleur de l'entendre parler ainsi, lui, le créateur même du Congo, affectant d'envisager avec indifférence sa perte par la Belgique ? Que pouvais-je dire de plus ? Il ne m'en avait pas donné, du reste, le temps, faisant dériver l'entretien sur des terrains moins brûlants, approuvant mes craintes du trop bon accueil fait à Schollaert ; raillant (page 191) l'optimisme d'Helleputte et de Renkin ; se plaignant de son mal au pied qui, depuis huit mois, l'empêchait de circuler, ce qui le rendait obèse, disait-il.

Heureusement, il devait prouver bientôt, dès la reprise faite, par l'intérêt qu'il continua à porter aux affaires coloniales et par l'appui de tous les instants qu'il donna au nouveau ministre belge des Colonies, que ces moments de rancœur étaient oubliés, et quoela Belgique africaine lui était toujours également chère.


La Fondation de la Couronne, à laquelle des biens domaniaux importants avaient été attribués par l'Etat du Congo et qui jouissait d'une administration autonome, était l'objet de la plus vive opposition au parlement. On prétendait, avec une exagération manifeste, que son existence réduisait à néant la valeur du don royal et ces critiques étaient parfois accompagnées des insinuations les plus outrageantes allant jusqu'à accuser le donateur de « vol » et d’ « escroquerie ». On comprend qu'il avait le cœur profondément ulcéré par cette attitude de maints parlementaires. Ayant estimé devoir le mettre complètement au courant de l'état de l'opinion à ce sujet, il m'avait répondu :

« Merci de votre utile et intéressante lettre du 26. Les chambres m'ont autorisé à devenir souverain du Congo sous le régime de l'union personnelle. Mon testament donne à la Belgique la souveraineté du Congo et ses avantages et charges. J'ai usé de la puissance souveraine qui m'avait été reconnue par le parlement : 1° pour attribuer, par mon testament, la souveraineté du Congo à la Belgique ; 2°pour mettre le Congo en valeur par des octrois de concessions ; (page 192) 3° pour créer, dans des conditions fixées par décrets souverains, des fondations, les unes religieuses, les autres faites dans des buts patriotiques élevés.

« J'ai donné la souveraineté du Congo à la Belgique. Je n'en ai rien soustrait : elle est complète. C'est m’injurier gravement que d'insinuer que j'ai soustrait. Il faut que le gouvernement réprouve cette insulte. Si j'ai pu donner la souveraineté du Congo la Belgique, j'ai pu aussi légalement user de cette souveraineté pour mettre le Congo en valeur et pour attribuer des domaines à des fondations religieuses et une fondation patriotique. Nier l'exercice de ma souveraineté, c'est déchirer mon testament, qui n'a d'autre base. Lisez ces lignes aux ministres. »

Schollaert cependant avait pris position depuis longtemps, en des termes extrêmement modérés et déférents, d'ailleurs, mais avec sa ténacité coutumière, contre le maintien de la Fondation de la Couronne. Il fallait bien, puisqu'il avait consenti à prendre la direction des affaires, lui donner quelque satisfaction sur ce point pour assurer, grâce à lui, le vote du traité de reprise dans ses dispositions essentielles.

Après bien des discussions, il fut convenu qu'un acte additionnel, constatant la suppression de la Fondation de la Couronne, garantirait, jusqu'à une limite de quarante-cinq millions de francs, l'achèvement des grands travaux d'intérêt public qu'elle avait commencés et, d'autre part, mettrait à la disposition du Roi, répartie sur quinze annuités, une somme de cinquante millions de francs, destinée à des améliorations au Congo.

Il en coûta certes beaucoup au Roi de renoncer à l'indépendance que lui assuraient la fois sa situation de souverain du Congo et les ressources de la Fondation de la Couronne. Son but, en se réservant les revenus de la (page 193) Fondation, avait été de pouvoir, à tout moment, faire exécuter au moyen de ceux-ci tels grands travaux ou assumer telles dépenses que les lenteurs de la procédure parlementaire ne permettraient pas d'obtenir de la législature.

Il avait jusqu'à prévoir de faire supporter par la Fondation de la Couronne l'achat d'un nouveau matériel d'artillerie pour notre armée, les chambres manifestant quelque résistance à voter les crédits nécessaires.

Il était très préoccupé de l'importance, pour notre défense nationale, de la création d'une artillerie excellente et il voyait surtout en celle-ci une protection préventive. Il m'en donna, un jour, la raison en me racontant que, dès avant la guerre franco-allemande de 1870, il avait multiplié ses efforts pour équiper parfaitement notre armée à cet égard afin de compenser, dans une certaine mesure, l'insuffisance de nos effectifs. En fait, grâce au canon Wahrendorf adopté vers cette époque, nous possédions la meilleure artillerie de l'Europe. Le Roi avait envoyé, sous le prétexte d'une mission de courtoisie, le lieutenant général baron Chazal passer quelques jours à Saint-Cloud, et l'avait chargé de répandre dans l'entourage militaire de l'empereur Napoléon III des indications extrêmement favorables sur nos nouveaux canons. Le général s'était acquitté de sa mission sous la forme la plus confidentielle, pensant bien que c'était le plus sûr moyen de donner des ailes à son information. Le commandement français s'était formé une haute opinion de notre artillerie et le Roi attribuait en partie à cette circonstance l'hésitation de Mac-Mahon de déborder nos frontières lors de la bataille de Sedan.


(page 194) La nouvelle concession de l'acte additionnel une fois consentie, le Roi ne s'occupa plus guère du cheminement, à travers le travail des commissions, des projets de loi approuvant le traité de reprise et la Charte Coloniale. Cette procédure parlementaire devait se poursuivre jusqu'à la fin de l'été. Le Roi se rendait plus fréquemment à Paris, où il suivait un traitement pour son pied malade. Ces voyages étaient assez mal vus par l'opinion publique, qui certains journaux belges, avec leur malveillance et leur mesquinerie coutumières, ne manquaient pas de les dénoncer avec mille commentaires désobligeants.

Cependant, ces petits séjours à l'étranger n'entravaient en rien son activité ; il suivait minutieusement toutes les affaires administratives et politiques et revenait à Bruxelles dès que sa présence y était requise. Souvent, il prenait le rapide ordinaire, se faisant simplement réserver un ou deux compartiments. Il n'aimait pas l'inexactitude et avait des façons lui de le faire sentir. Je me souviens qu'un jour, rentrant de Paris, son train avait subi une heure de retard. Il en était extrêmement mécontent, pour lui-même sans doute, mais bien plus encore à cause du mauvais renom que ces irrégularités pouvaient donner notre railway national auprès des voyageurs étrangers. Le lendemain, il fit convoquer au château de Laeken le ministre des Chemins de fer.

Il était d'usage, pour ces audiences ministérielles, de commander aux écuries un coupé deux chevaux avec valet de pied et je fus un peu surpris de recevoir, en même temps que l'ordre de prévenir le ministre, celui de l'envoyer chercher par l'auto personnelle du Roi, une puissante voiture Mercédès de 110 C.V. C'était une attention tout fait insolite. L'explication me fut donnée le soir même à un dîner où était attendu le ministre (page 195) des Chemins de Fer. Il arriva très en retard en s'excusant : le Roi avait eu la bonté de le faire reconduire dans sa propre automobile, mais une panne avait malheureusement immobilisé celle-ci aux environs du canal, ce qui avait contraint le ministre de faire pied une grande partie du chemin de retour !


Malgré la probabilité du vote de la reprise par le parlement belge, la campagne contre le Congo n'était pas encore apaisée en Angleterre. Le discours du Trône du 29 janvier avait laissé percer des allusions directes et aigres-douces au sujet de notre future colonie. L'arrivée au pouvoir d'Asquith, remplaçant Campbell Bannerman comme premier ministre, ne modifia guère l'attitude officielle. En mai, au cours d'une discussion à la chambre des lords, provoquée par lord Mayo qui n'estimait pas satisfaisantes les conditions d'annexion, lord Cromer, l'ancien proconsul d’Egypte, dont l'autorité restait très grande dans toutes les questions africaines, se livra une charge violente contre l'administration congolaise. Au nom du gouvernement, lord Crewe parla cependant en des termes très différents, en exprimant sa confiance dans la nation belge.

Les absences fréquentes du Roi dans les dernières années de son règne, conjuguées avec l'intérêt agissant qu'il ne cessait de prendre à toutes les affaires du pays. exigeaient un service de courriers assez compliqué. En principe, je n'acheminais aucun pli vraiment confidentiel sans recourir un porteur très sûr. La poste et le (page 196) télégraphe, même avec l'emploi du chiffre, n'offraient qu'une sécurité relative, nous avions pu nous en rendre compte diverses reprises. Plus d'une fois certains rapports furent délibérément confiés par moi à la poste, parce que nous étions convaincus que le cabinet noir français en prendrait connaissance, ce que nous désirions. Le Roi m'a conté un jour l'histoire d'une princesse de la maison de France, mariée un prince étranger. Elle avait eu l'impression que ses lettres, adressées à ses parents Paris, étaient ouvertes par la police. Pour s'en assurer, elle termina l'une d'elle par ce post-scriptum : « Voici trois violettes que je viens de cueillir dans mon jardin : ce sont les premières du printemps. ». Lorsque la lettre fut décachetée par la destinataire, les trois violettes étaient dans l'enveloppe. Mais le plus curieux est qu'au départ, la princesse avait soigneusement omis de les y placer.

Le chiffrement des lettres ou des télégrammes ne donnait pas de garantie absolue, car il n'est guère d'écriture secrète, même avec la combinaison du code et de la grille, qui ne puisse être lue par un cryptologue expérimenté et opiniâtre. C'était cependant le seul moyen dont nous disposions pour nos communications confidentielles urgentes et à grande distance. Il y avait, parmi les officiers attachés au cabinet, des chiffreurs très habiles, et moi-même, je dus souvent peiner sur ce travail fastidieux, car dans les périodes de tension je ne rentrais jamais chez moi, ayant dîné ou passé la soirée au dehors, sans aller voir au palais s'il n'y avait pas quelque correspondance urgente. Et souvent j'y étais retenu une partie de la nuit pour déchiffrer un rapport ou un télégramme dont je désirais que le Roi pût avoir connaissance avec des notes explicatives dès les premières heures de la matinée.

(page 197) Nos diplomates à l'étranger n'étaient pas toujours aussi experts que mes attachés de cabinet dans les virtuosités du déchiffrement. Je fus un jour envoyé à Paris, chargé d'une mission auprès du président du Conseil de cette époque. Il s'agissait d'une affaire concernant le Congo. Mes instructions étaient extrêmement formelles et précises et je ne pouvais m'en écarter en aucune façon. Au cours de ma première conversation avec le ministre, ayant constaté que certains événements imprévus, survenus depuis mon départ, exigeaient une modification d'attitude, j'avais invoqué un prétexte pour ajourner la discussion au lendemain, ce qui me permettait de prendre de nouveaux ordres du Roi.

Un rapport lui avait été immédiatement envoyé, par courrier, exposant les transformations de la situation, suggérant une nouvelle ligne de conduite, ajoutant que, sauf avis contraire avant l'audience du lendemain, je suivrais les instructions reçues. Le jour suivant, j'étais, à ma grande surprise, sans réponse de Bruxelles et fort ennuyé ; j'avais le sentiment de ne pas m'être trompé et cependant ce silence laissait craindre un mécontent désaveu. J'eus l'idée de me rendre à la légation pour m'assurer si aucune communication n'était arrivée à mon adresse, et j'y trouvai le conseiller s'arrachant les cheveux, aux prises avec un télégramme de Bruxelles que, depuis plus d'une heure, il s'efforçait en vain de déchiffrer. En reprenant le texte avec lui, je remarquai qu'il avait omis de tenir compte d'un changement de clef, indiqué par un signe conventionnel. Heureusement, le télégramme me donnait entièrement raison et approuvait mes propositions. Le plus comique était que le nouveau système de chiffrement, très compliqué, avait été recommandé au cabinet du Roi par même diplomate, un peu distrait, et qu'il avait failli me faire commettre une faute irréparable que (page 198) le Roi ne lui eût point pardonnée. Je me gardai bien de jamais révéler l'incident, et ce diplomate eut une belle fin de carrière.


Léopold II n'aimait pas les maladresses, fussent-elles involontaires et excusables. Un autre diplomate qui était ce moment attaché au cabinet avait eu le malheur de lui prépare,. dans une liste très longue de projets de télégrammes pour le Jour de l'An, des vœux pour un homme d’Etat étranger mort quelques jours auparavant. Le Roi ne l'oublia jamais et désignait toujours par la suite cet agent d'ailleurs excellent : « Celui qui télégraphie aux décédés ».

Lui-même était d'une très grande prudence et je ne lui ai vu commettre qu'une seule gaffe du reste explicable. L'empire de Corée avait alors un ministre accrédité la Cour de Belgique, mais qui résidait à Londres, et on ne le voyait jamais à Bruxelles, pas plus que dans plusieurs autres capitales européennes où il était également accrédité. Pendant un bal de Cour qui eut lieu le lendemain du jour où le Japon venait d'annexer assez brutalement la Corée, le Roi, qui se promenait au milieu des invités, avisa un diplomate jaune qu'il prit pour un japonais (les diplomates chinois portaient encore la robe à cette époque) et, court de sujet de conversation, se mit à lui parler du développement de l'empire nippon. Hélas, son interlocuteur était le ministre fantôme de Corée qui, de jaune, devint vert. et le Roi, ayant deviné son erreur, n'eut d'autre ressource que de rompre l'entretien et de s'adresser un de ses voisins.

Dans une autre circonstance, il s'en tira plus heureusement. C'était au moment des discussions concernant les projets militaires pour Anvers, et une opposition très vive y était faite par le groupe des (page 199) députés catholiques anversois, qu'on appelait le plus souvent « le banc d'Anvers ». Il y avait alors chaque hiver au palais de Bruxelles deux ou trois grands dîners parlementaires » auxquels étaient invités, par séries, les membres du sénat et de la chambre des représentants. Ils fournissaient au Roi l'occasion de causer utilement avec tous les hommes politiques.

Après l'un de ces diners, comme il s'entretenait avec M. chef du groupe d'Anvers, il s'anima beaucoup dans ses efforts pour le persuader et il conclut quelques arguments décisifs par des mots qui ressemblaient fort à : « Voilà, mon cher Monsieur Delbeke, et vous pouvez répéter cela toute votre bande. » Je vis le sursaut du député anversois et de deux ou trois personnes qui entendirent comme moi l'apostrophe. Le lendemain M. Woeste, chef de la Droite, venait me voir et demandait à parler d'urgence au souverain pour lui faire part de l'émotion provoquée par l'incident de la veille chez ses collègues de la Métropole. Le Roi le reçut aussitôt, l'écouta avec la plus grande attention et une égale surprise et lui répondit : « Il est bien fâcheux qu'on rapporte si inexactement mes paroles. J'ai simplement dit à M. Delbeke qu'il pouvait répéter mes arguments à out son « banc » d'Anvers. » Rien n'était plus naturel. » Il n'y avait. en effet, rien critiquer et l'incident fut clos.

Personne ne s'entendait comme Léopold II à mettre dans l'embarras les gens qu'il n'aimait pas en les enveloppant de compliments ironiques. Un diplomate étranger s'était mal conduit envers lui en colportant des potins scandaleux. Il paradait à un bal de Cour, revêtu de l'uniforme rutilant d'un ordre de chevalerie et chaussé de vernies qui lui montaient plus haut que le genou. Voyant le Roi se diriger droit sur lui, (page 200) notre diplomate, enchanté de cette amabilité inattendue, se rengorgeait d'un air avantageux quand il s'entendit interpeller bien haut, sur le ton d'ailleurs le plus gracieux et le plus pénétré : « Quel admirable uniforme vous avez là, mon cher comte ! Et ces bottes ! Comme cela doit être commode pour la chasse aux canards ! »

Il employait souvent des expressions incorrectes mais drôles et qui faisaient image : un jour, une dame, très intimidée par ses questions, lui avait répondu assez sottement, et en cherchant à se rattraper, s'enferrait toujours davantage. Le Roi après l'avoir écoutée avec une bienveillance narquoise, lui dit en souriant : « Croyez- moi, Madame, lorsqu'on a dit une bêtise, il vaut mieux ne pas travailler dedans. »


En mai 1908 eurent lieu les élections après une session législative sans intérêt. Elles marquèrent un léger affaiblissement de la majorité qui tomba, à la chambre des représentants, de douze à huit voix. Mais l'opposition était loin d'être unie, et on le vit bien dans la discussion des lois coloniales qui rebondit immédiatement. Il restait encore à se prononcer sur plusieurs dispositions importantes de la loi d'organisation générale qu'on appelait communément la « Charte Coloniale » et sur beaucoup d'entre elles, les votes se divisèrent.

La question la plus ardemment débattue fut celle de la séparation du patrimoine de la colonie d'avec celui de la mère-patrie. La plupart des membres de la Chambre, dominés par des préoccupations électorales, voulaient absolument pouvoir promettre leur clientèle qu'il ne résulterait de l'annexion aucune charge financière pour la Belgique. En conséquence, la Charte devait déclarer formellement que la colonie constituait une personne (page 201) juridique distincte, et que la métropole ne garantirait pas les emprunts qui seraient contractés par elle.

C'était donner une nouvelle preuve de cet esprit mesquin qui avait empoisonné toutes les négociations de la reprise. On voulait bien, à la rigueur, accepter le don magnifique du Roi, mais il fallait n'assumer aucune responsabilité et ne courir aucun risque ! C'était au demeurant une précaution assez illusoire car pouvait-on imaginer que la Belgique, une fois la reprise faite et l'annexion définitive, oserait répudier les engagements financiers de la colonie administrée par elle ? Le seul effet pratique de cette séparation des dettes serait de rendre les conditions d'intérêts des emprunts coloniaux plus onéreuses que celles des emprunts contractés directement par la métropole.

Le Roi ressentit péniblement ces nouvelles manifestations de méfiance qui se concrétisèrent dans un amendement déposé par Woeste et voté avec une forte majorité malgré l'opposition du gouvernement. Woeste, après avoir défendu sans réserves les vues du Roi dans les négociations de la reprise et soutenu le ministère Schollaert, devenait, depuis quelque temps, très désagréable pour celui-ci, et on l'appelait « la belle-mère du cabinet. ». Il avait été extrêmement vexé que Schollaert, lors du récent renouvellement des chambres, eût refusé de lui donner le titre de comte qu'il avait fait demander ; cette distinction ne lui fut accordée que plus tard et sans droit de transmission ses héritiers. Le plus comique était de voir, chaque fois que Woeste s'éloignait des ministres, Beernaert, par un jeu de bascule, s'en rapprocher, et vice-versa.

(page 202) Tandis que l'on touchait la clôture des débats au ^parlement, de nouvelles difficultés s'annonçaient à l'extérieur. Le gouvernement britannique souleva une question délicate en laissant entendre qu'il préciserait son interprétation de l'Acte de Berlin « à l'occasion de la notification prévue par celui-ci. ». Il visait l'article 34 qui oblige les signataires à faire connaître aux autres Puissances les prises de possessions nouvelles sur la côte d’Afrique, afin de permettre des revendications fondées sur des titres d'occupation antérieurs. A toute évidence, cette disposition n'était pas applicable à la reprise des droits de l’Etat indépendant par la Belgique.

Le Roi voulait que le gouvernement se défendît énergiquement sur ce terrain, car il craignait que le Foreign Office ne saisît ce prétexte pour remettre en question la légitimité de l'occupation belge en Afrique : « Pourquoi ne pourrait-on pas, vis-à-vis de l'Angleterre, s'appuyer pour ne pas lui notifier sur sa non-notification à la Belgique et au Congo de sa conquête du Transvaal et de l'Orange ? Je ne vois pas, veuillez-le redire au ministre des Affaires Etrangères, pourquoi nous agirions autrement envers les Anglais qu'ils n'ont agi vis-à-vis de nous. Ce serait trop humble. Ce serait nous constituer de qualité inférieure. C'est déjà assez d'être très petit. » En fin de compte, après consultation de divers juristes, on s'en tint un simple avis pour information.

L'état d'esprit qui s'était manifesté au cours de ces longs débats sur le traité d'annexion et sur la Charte Coloniale ne permettait pas d'espérer qu'ils seraient clôturés par un vote unanime du parlement, accueillant avec enthousiasme le don magnifique fait au pays.

Le scrutin eut lien le 20 août la chambre des représentants. Le traité de reprise fut approuvé par (page 203) quatre-vingt-trois voix contre cinquante-neuf et neuf abstentions. La Charte ou loi coloniale le fut par quatre-vingt-dix voix contre quarante-huit et sept abstentions. Plus tard, au sénat, l'approbation du traité recueillit soixante-trois voix contre vingt-quatre, et la loi coloniale, soixante-six voix contre vingt-deux. La loi fut promulguée le 18 octobre 1908.


Ce fut le 15 novembre, jour de la fête du Roi, que la Belgique assuma la souveraineté de la colonie africaine. Cet événement mémorable ne provoqua guère d’émotion dans le pays. Il y eut un peu plus de drapeaux que de coutume pour la Saint-Léopold et dans le millier de télégrammes de félicitations habituels, quelque deux cents joignirent des vœux à l'occasion de l'annexion du Congo.

Le Roi ne me permit de faire aucune allusion à celle-ci dans les réponses. En somme, cette journée avait été pour lui celle de l'abdication définitive de son empire personnel d'outre-mer, et il ressentait une grande amertume de la manière dont le transfert avait été effectué. La reprise ne s'était pas opérée comme l'acceptation reconnaissante d'un acte généreux et patriotique du souverain, mais dans une atmosphère de méfiance qui ressemblait presque à une réprobation de son rôle. Cela était profondément injuste et bas.

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