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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre IV. Le ministère du 12 août 1847 (sixième partie)

16. Les relations du cabinet avec la France depuis la nomination du prince Louis-Napoléon à la présidence de la République. Le coup d’Etat du 2 décembre 1851 : réfugiés français en Belgique

(page 404) Le coup d'Etat du 2 décembre 1851 devait être bien plus funeste à l'opinion libérale et au cabinet du 12 août (page 405) que les mécontentements provoqués par le budget de la guerre, ou par la loi sur les successions.

Sans doute on prévoyait ce coup d'Etat : pendant les derniers mois de 1851 la presse ne cessait de l'annoncer.

Mais bien avant cette époque, le général Chazal l'avait prédit, exposant les desseins du Prince-Président et les guerres qui s'en suivraient.

En effet, le 7 novembre 1849, de Paris où il était allé achever sa convalescence, Chazal écrivait à Rogier :

«... Ce que je vois ici m'effraie jusqu'à un certain point. Une crise se prépare... On juge mal le Président en Belgique. Ce n'est pas un homme ordinaire. Il a un entourage dont il faut aussi tenir compte et qui exerce une certaine influence. L'armée est magnifique sous tous les rapports... Si le Président réussit dans ses desseins, il sera fatalement entraîné à la guerre. L'armée brûle du désir d'engager la lutte contre la République, et elle est excitée par toute la population. Tout cela doit amener très probablement un conflit...

« Le jour de la revue de Versailles, pas un cri de « Vive la République ! » mais partout « Vive Napoléon ! » Les troupes ont défilé en brandissant leurs armes, et criant : « Vive Napoléon ! » avec un entrain des plus chauds.

« J'ai eu quelques conversations fort intéressantes avec plusieurs hommes importants et je suis surpris de l'état d'esprit dans lequel ils sont. La plupart se préparent déjà à une nouvelle palinodie et accueillent tous les prétextes possibles pour légitimer ou expliquer les lâchetés qu'ils sont prêts à commettre. Il n'y a plus de grands caractères en France. Le Président le sait et il traite haut la main tous ces serviteurs de tous les régimes. Il les repousse du pied et tous sont prêts à lui pardonner s'il réussit et à mettre à son service leur servilisme et leur rouerie politique... ! »

Rapprochons de la lettre du général Chazal une lettre particulière que le prince de Ligne écrivait à Rogier le 16 décembre 1851, au moment où Louis-Napoléon « sorti de la légalité » venait de provoquer un plébiscite pour chercher à « rentrer dans le droit » :

« Je reviens de Paris. Il y règne une grande tranquillité. On ne doute aucunement qu'elle ne se maintienne. Les mesures les plus vigoureuses seront employées pour atteindre ce but. Je ne pense pas que l'élection entraîne de nouvelles tentatives de désordre. L'armée marche comme un seul homme et sur un signe de ses chefs, elle ferait sauter toutes les maisons de la capitale... »

Elle est fort curieuse, cette lettre du prince de Ligne, qui avait remplacé M. Dumon-Dumortier, décédé, à la présidence du sénat. Il prend ouvertement le parti de (page 406) Louis-Napoléon contre l'Assemblée, qui est devenue « un estaminet politique, une tour de Babel d'opinions ». Le chef de la République lui paraît avoir bien fait de ne pas attendre le mois de mai 1852, époque de l'expiration de ses pouvoirs, pour en finir avec un Parlement qui « tournait à la Convention ». A une situation « d'où l'on aurait vu surgir la plus abominable jacquerie », il avait bien fallu mettre bon ordre. Louis-Napoléon « avait rendu un immense service à l'humanité, car il s'agissait de la lutte de la barbarie contre elle ». Le prince de Ligne estime que le gouvernement belge doit le seconder dans sa mission pour le rétablissement de l'ordre dans la mesure de nos institutions. D'après lui, c'est « l'avis de tous les gouvernements... à l'exception de l'Angleterre qui ne rêve que plaies et bosses pour le continent ».

Dans cette lettre il y a un passage qui offre un intérêt tout particulier pour le temps :

« J'ai vu Monsieur de Morny ; j'ai été très content de son langage par rapport au Roi et à la Belgique. Faisons toutefois grande attention à une chose, c'est de ne prêter le flanc à aucune intrigue. Ne permettons pas le séjour des réfugiés politiques dangereux, non plus qu'à rien de ce qui sentirait le Coblence ou le Pillnitz en faveur des Princes aînés ou cadets. Après Cromwell, les Stuarts revinrent, mais il faut laisser marcher l'avenir et balayer la place. »

Le ministère est donc averti par quelqu'un qui a l'oreille de M. de Morny, le confident le plus intime du prince Louis-Napoléon.

Qu'il se garde bien de montrer quelques sympathies aux victimes du coup d'Etat ; qu'il n'ouvre pas trop grandes à certains vaincus les portes de notre pays... et à ce prix-là peut-être les journaux du Prince-Président mettront une sourdine à leurs attaques ; à ce prix-là l'Elysée consentira peut-être à rentrer ses foudres.

La situation était singulièrement tendue : le cabinet libéral en sortit à son honneur.

Sans doute il ne toléra pas - et pouvait-il le tolérer ? - que les réfugiés français, ceux de la droite royaliste (page 407) par exemple (affaire du Bulletin français de MM. Thomas et d'Haussonville), abusassent de l'hospitalité de la Belgique pour organiser la lutte contre le gouvernement qu'il avait plu à la France de se donner. La Belgique devait se désintéresser de cette lutte. Le cabinet ne pouvait pas tolérer davantage une campagne menée par les proscrits républicains. Mais Rogier se montra aussi généreux pour tous les vaincus du 2 décembre que le permettaient les susceptibilités du vainqueur tout puissant. On lui a reproché d'avoir été parcimonieux dans sa générosité... Est-ce que, devant des récriminations et des plaintes qui prirent quelquefois les allures de la menace, Rogier serait inexcusable d'avoir parfois tenu compte des intérêts de notre pays avant de satisfaire les désirs de quelques réfugiés ? Faut-il donc lui faire un crime d'avoir donné Neufchâteau ou La Roche, plutôt que Mons ou Bruxelles, comme résidence à deux ou trois d'entre eux dont le voisinage effrayait l'ombrageux Louis-Napoléon ?

Qu'il y ait eu des excès de zèle chez des fonctionnaires de la sûreté publique, ou même chez des bourgmestres trop portés à voir des ennemis de la société dans tous ceux que les événements de décembre 1851 amenèrent chez nous : nous n'y contredisons pas (Note de bas de page : Un député socialiste, interné à La Roche, devait soumettre chaque semaine son permis de séjour au bourgmestre. La brigade de gendarmerie avait reçu ordre de surveiller ses faits et gestes avec le plus grand soin. L'administrateur de la sûreté publique se faisait envoyer le plus souvent possible des renseignements détaillés sur sa conduite.). Nous avons dit que depuis trois ans la peur du socialisme faisait voir rouge à bien d'autres personnes qu'aux membres du parquet ou à leurs agents. L'espionnage s'exerçant d'ailleurs sur une assez grande échelle et l'administration de la sûreté publique ne contrôlant pas suffisamment l'exactitude de tous les renseignements qu'elle provoquait ou acceptait, il a été commis par le (page 408) cabinet des maladresses qu'il serait puéril de nier. Rogier qui déjà, à l'époque du complot du Prado, s'était trouvé dans la nécessité de priver l'Observatoire des services de l'éminent Houzeau signalé comme républicain socialiste, Rogier fut impuissant à protéger des réfugiés pacifiques contre les plaintes du gouvernement français ou contre les inquiétudes du roi Léopold.

Quelques lettres de Considerant et d'Etienne Arago prouvent les unes, que tel subordonné a fort mal servi et plus mal encore renseigné le gouvernement ; les autres, qu'il a été débordé ou qu'il a connu trop tard pour pouvoir les empêcher, ces vexations qui sont inséparables de la peur chez certains administrateurs de la police. (Note de bas de page : Etienn.e Arago, qui avait passé à Londres les premiers jours de la proscription, reçoit du gouvernement belge, le 31 janvier 1852, l'autorisation de se fixer à Bruxelles. A peine débarqué à Anvers, on le met en prison, quoi qu'il ait reçu de la légation belge en Angleterre un passeport pour la Belgique. Malentendu peut-être... Assurément manque de sang-froid chez le commissaire de la marine à Anvers). Mais en général les réfugiés n'ont eu qu'à se louer d'avoir placé leur confiance dans le cabinet libéral de Belgique. (Note de bas de page : Considerant lui-même, qui avait en 1849 et en 1850 déjà usé de l'hospitalité belge, non sans des vexations policières dont il avait fait injustement remonter la responsabilité jusqu'à son « ancien ami » Rogier, ne put s'empêcher de reconnaître en 1851-1852 que le cabinet libéral avait fait preuve de bons procédés envers lui et ses compagnons.)

Entre autres lettres de remerciement que des réfugiés reconnaissants adressèrent à Rogier, citons celle de Thiers :

« Mon cher monsieur Rogier,

« Je viens vous remercier de tous vos bons sentiments pour moi, en quittant Bruxelles, et en même temps recommander à votre excellent et noble cœur M. Baze jeté sur le pavé d'Aix-la-Chapelle avec une femme, plusieurs enfants et aucun moyen d'existence. M. Baze est l'un des meilleurs, des plus nobles caractères que j'aie connus pendant trente années de vie publique. Il joint à un courage rare une douceur angélique : il est l'un des premiers avocats de (page 409)

France. L'humeur des voisins ayant dû s'acharner, et ... (?) sur moi, recevez M. Baze à Liége ; c'est presque Aix-la-Chapelle. Il pourra y exercer sa profession et y gagner honorablement les moyens de soutenir sa famille. Ce sera une chose bien entendue et, j'en suis sûr, bien interprétée. Je vous demande cela comme je vous le demanderais pour moi-même. Je tiendrai comme fait pour moi ce que vous ferez pour M. Baze. Ne me refusez pas : je vous en prie avec la plus vive instance.

« Agréez mon assurance d'estime profonde et de sincère attachement.

« Bruxelles, 11 janvier 1852.

« A. Thiers. »

17. Les élections législatives de juin 1852. La presse gouvernementale française très agressive contre le ministère. La majorité libérale est diminuée. Le cabinet du 12 aout 1847 démissionnaire

La conduite prudente et réservée du ministère belge eût dû faire tomber la mauvaise humeur des gouvernants français, s'il n'y avait pas eu chez eux un véritable parti pris contre un cabinet de libéraux. La presse catholique criait sur tous les tons depuis trois ans que la politique de MM. Rogier et Frère s'inspirait directement des théories socialistes. Dans les sphères gouvernementales de la France on avait fini par ajouter foi à ces déclamations. La presse bonapartiste recommença à faire rage, par ordre, contre le libéralisme. Elle laissa parfaitement entendre que le maintien du cabinet du 12 août ne pouvait être agréable au gouvernement du Prince-Président. On peut penser si la presse cléricale belge dut se réjouir de cette aide, précisément à la veille des élections législatives de 1852. Une arme puissante allait être mise entre les mains des adversaires de Rogier ! Les dissentiments entre les deux cabinets s'accusaient surtout dans les négociations auxquelles donnait lieu le renouvellement du traité de commerce : quelle bonne aubaine !

L'opposition parlementaire prit des allures plus agressives que jamais ; qu'on relise, pour s'en convaincre, le débat engagé à la Chambre au mois de mars 1852 sur (page 410) l'emploi des millions votés pendant la crise industrielle de 1848-1849. Un député de Louvain, M. de Man, qui semble avoir voulu se réserver durant plusieurs sessions le monopole des attaques personnelles contre Rogier - pourquoi ? - donna le signal du combat dans un rapport où il s'ingéniait à prouver qu'il avait été commis au ministère de l'intérieur des irrégularités qui criaient vengeance au ciel. Les esprits impartiaux qui se donneront la peine de relire et ce rapport et les débats fastidieux, se diront : Beaucoup de bruit pour rien !

M. Osy et même M. Malou ayant cru devoir soutenir M. de Man, un député très modéré qui faisait déjà mine de se détacher du groupe libéral, M. Delehaye, s'éleva avec une grande vivacité contre les attaques de MM. de Man et Osy. Les mesures que vous considérez comme irrégulières, ou comme trop coûteuses, dit-il, vous y avez applaudi en 1848 et 1849. C'est à elles qu'est dû le maintien de l'ordre et de la tranquillité et vous vous en plaignez aujourd'hui ? C'est tout au moins de l'ingratitude.

Nous avons pu, ajoutait Rogier, regretter nous-même que certaines de ces mesures n'aient pas atteint complètement le but proposé ; mais de là à accepter la critique de nos adversaires, qui se font l'écho de calomnies lancées contre le gouvernement, il y a un monde !

Le Parlement lui donna raison.

Douze voix seulement s'opposèrent à cet ordre du jour de M. Van den Peereboom : « La Chambre, considérant que l'emploi des crédits mis à la disposition du gouvernement (page 411) a eu, dans son ensemble, pour résultat de contribuer au maintien de l'ordre par le travail et d'atténuer dans une certaine mesure la crise industrielle, passe à l'ordre du jour ».


Aux récriminations aussi passionnées qu'injustes de la droite et de sa presse viennent se joindre, quelques jours avant les élections du mois de juin, les attaques redoublées de l'étranger.

Le cabinet n'a pas seulement à se défendre contre le parti clérical : il doit encore parer aux coups violents que lui porte un organe du gouvernement français. Le journal de M. Granier de Cassagnac déclare sans ambages que la sécurité de la Belgique ne sera assurée que le jour où le ministère Rogier aura disparu. C'est que, d'une part, tout gouvernement se réclamant du libéralisme ne pouvait que déplaire aux hommes du coup d'Etat, et que, d'autre part, le cabinet du 12 août n'entendait point passer, sur la question du traité de commerce, par les fourches caudines de la France.

Le premier article de M. de Cassagnac fut répandu à profusion dans les arrondissements où la lutte électorale était la plus vive.

Enhardi par l'impunité ou, pour mieux dire, par le silence compromettant du gouvernement du Prince-Président, M. de Cassagnac fit deux jours avant l'élection un nouvel article des plus violents contre la Belgique, menacée de se voir envahie si les odieux ministres libéraux étaient maintenus au pouvoir.

Le gouvernement français, auquel notre ministre à Paris signala l'article, ne désavoua M. de Cassagnac que le surlendemain, alors que le coup était porté.

La majorité libérale de la Chambre allait être diminuée : c'était inévitable.

Sans doute Rogier s'y attendait ; mais à en juger par (page 412) une lettre envoyée au Roi quarante-huit heures avant le combat, il ne croyait pas à une défaite irrémédiable du libéralisme.

Cette lettre constitue un document des plus intéressants, tout à la fois au point de vue de la situation politique et au point de vue de la personnalité de Rogier.

Le roi Léopold, soit qu'il fût inquiet de l'hostilité témoignée à ses ministres par le gouvernement du futur Napoléon III ; soit qu'il crût devoir ne point prendre trop ouvertement leur parti pour ne pas donner à son réactionnaire et entreprenant voisin le prétexte d'une intervention active dans nos affaires ; soit qu'il estimât, avec plusieurs publicistes catholiques, que la politique libérale n'était plus de saison et qu'il serait désirable de voir « un changement d'allure dans la marche de son gouvernement », - le roi Léopold avait bien l'air depuis quelque temps de bouder son ministère, de lui battre froid.

On avait remarqué son absence à telle cérémonie qu'il honorait généralement de sa présence avec ses ministres ; il ne présidait plus guère les réunions du conseil ; de longues semaines s'étaient écoulées depuis son dernier entretien avec le chef du cabinet ; il semblait vouloir se désintéresser complètement de la politique intérieure. Cette attitude avait donné lieu à de nombreux commentaires dans la presse. Les journaux cléricaux ne se gênaient point pour dire que le Roi attendait avec impatience le jour où le corps électoral le débarrasserait de ce cabinet qui aliénait à la Royauté belge les sympathies de la nation française régénérée... lisez de l'auteur du coup d'Etat. Ils ne se gênaient pas davantage pour affirmer que le renversement du cabinet du 12 août 1847 amènerait une réforme complète dans nos institutions faussées par le libéralisme.


Rogier, patriote avant tout, se préoccupe de l'audace (page 413) avec laquelle, dans un intérêt passager et tout personnel, l'opposition suggère à la Royauté des modifications à nos institutions, qui créeraient au pays et au Roi lui-même des difficultés redoutables.

Il estime que la ligne de conduite suivie par lui et ses collaborateurs depuis cinq ans est la plus conforme aux intérêts et à l'esprit du pays. Mais s'il tient aux principes, il fait bon marché des personnalités. Le Roi veut-il renouveler le cabinet ? Veut-il un changement de personnes ?... Rogier est prêt à se retirer et son concours loyal et énergique sera assuré à toute politique libérale modérée qui, sous d'autres noms, continuera celle qu'il pratique depuis 1847 :

« Sire,

« Je demande la permission de soumettre à Votre Majesté avant que le résultat de l'élection nous soit connu, quelques réflexions que j'ai eu l'occasion de communiquer à M. Van Praet dans de fréquentes conversations, n'ayant pas été appelé depuis assez longtemps à l'honneur d'entretenir Votre Majesté. A la juger d'après son langage et l'ardeur de ses attaques, l'opposition attend de grands succès de la prochaine élection. Bien que diverses circonstances semblent favoriser cette manière de voir, je suis porté à croire qu'elle se fait illusion et qu'elle en sera pour les frais de la guerre. Que le cabinet subisse quelques échecs partiels ou, pour mieux dire, que l'opposition reprenne quelques postes qu'elle avait pour ainsi dire volontairement abandonnés, le fait ne surprendra personne et n'affectera la majorité parlementaire que pour la rendre plus compacte. Mais ou j'apprécie mal la vraie situation des esprits, ou les résultats généraux de l'élection ne feront que fortifier la ligne de conduite suivie depuis cinq ans par votre gouvernement et n'en indiqueront pas une autre plus conforme aux intérêts et à l'esprit du pays.

« En 1848, avec une sagacité et une fermeté de vues dont l'histoire tiendra compte et auxquelles l'Europe entière a rendu hommage, Votre Majesté a su maintenir la Belgique dans une position honorable et forte. Il a suffi à Votre Majesté, comme règle générale de conduite, de s'appuyer sincèrement et résolument sur les institutions nationales et sur les sentiments du peuple.

« Existe-t-il, en 1852, des motifs impérieux de s'écarter de cette ligne de conduite si sage et si sûre ? Votre Majesté a su résister avec bonheur au mouvement désordonné qui emportait à cette époque les gouvernements et les peuples. Parce qu'un mouvement de réaction facile à prévoir et qui n'aura non plus qu'une durée limitée, s'est manifesté depuis et notamment dans un grand pays voisin, des esprits timides, qui auraient tout cédé en 1848, proclament aujourd'hui que les opinions libérales ont fini leur temps, que l'intérêt du pays exige au plus tôt un changement d'allure dans la marche du gouvernement.

(page 414) « Je suis loin de méconnaître, Sire, ce que les circonstances actuelles commandent de prudence et même de circonspection. A se montrer fidèlement et ouvertement attaché aux institutions du pays, on s'expose à faire ressortir entre soi et les autres des différences qui peuvent revêtir un caractère plus ou moins blessant, même agressif. Le rôle de la Belgique est donc de pratiquer sans bruit et sans faste ses institutions intimement liées à son indépendance, et de jouir modestement de son bien-être, sans blesser ni provoquer encore moins les autres pays qui cherchent le leur par une autre voie.

« Mais, en tenant compte des susceptibilités extérieures, je pense qu'il nous faut, avant tout et par-dessus tout, éviter d'éveiller les susceptibilités intérieures, et que du jour où le pays se sentirait menacé ou inquiété dans ses institutions, de graves et incalculables difficultés ne tarderaient pas à apparaître.

« Ce qui fait aujourd'hui la principale force de la nationalité belge, c'est précisément ce contraste marqué entre ses institutions et celles de ses voisins, entre leur conduite et la nôtre, entre les principes qui président à notre politique et ceux qui règlent la leur. Effacer ces différences, affaiblir ce contraste, ce serait, semble-t-il, effacer les distances, affaiblir les répulsions qui aujourd'hui nous tiennent invinciblement hostiles à la réalisation de vues de suprématie et d'absorption, qui pour être mal dissimulées n'en sont pas moins réelles et ne seront jamais abandonnées.

« Le récent manifeste publié pour un journal de Paris dit assez où la Belgique serait infailliblement conduite, si elle avait la faiblesse d'écouter de funestes conseils et de changer de pas pour emboîter celui d'un voisin qui la conduirait droit au vasselage en attendant pis.

« Voilà, semble-t-il, ce que, dans son intérêt d'un jour, l'opposition ne semble pas apercevoir en ce moment et comment son influence pourrait devenir désastreuse pour le pays si, venant à s'établir dans les conseils de Sa Majesté, elle ne s'empressait de désavouer et de répudier son attitude et ses principes d'aujourd'hui.

« J'aime à me persuader que Votre Majesté connaît assez les hommes qui l'entourent, pour repousser la pensée qu'en lui conseillant le maintien des principes, j'entende lui imposer ou lui conseiller le maintien de ces mêmes hommes au pouvoir. L'intérêt public et celui de Votre Majesté me servent seuls de guide, et si Votre Majesté dans sa sagesse estime que le cabinet actuel, après cinq années d'existence, pourrait être utilement renouvelé et qu'un changement de personnes pourrait l'aider à atteindre plus facilement et plus sincèrement le but qu'Elle se propose, Votre Majesté peut en être convaincue, loin d'opposer aucune résistance à ses desseins, je me ferais un devoir de soutenir de mon concours loyal et persévérant une politique qui, sous d'autres noms, continuerait celle que nous avons eu l'honneur de pratiquer avec Votre Majesté et que nous considérons comme la mieux appropriée aux intérêts du pays, soit dans ses rapports à l'intérieur, soit dans ses relations avec l'étranger.

« Je tenais, Sire, à faire cette déclaration à Votre Majesté avant la manifestation prochaine de l'opinion publique. Cette manifestation sera d'autant plus significative qu'elle se sera produite sous une pression intérieure et extérieure sans exemple peut-être dans nos luttes électorales, et que le cabinet s'est trouvé entièrement abandonné à lui-même pour y faire face. La complète neutralité gardée par Votre Majesté au milieu de ces débats, la placera peut-être dans une position meilleure pour en apprécier les résultats et pour prendre le parti qu'ils lui indiqueront.

(page 415) « Me rappelant l'époque difficile où la confiance du Roi dans ses ministres se manifestait fréquemment et publiquement, ce n'est pas sans tristesse que j'ai dû constater depuis un refroidissement marqué dans ces rapports de bonne entente et de haute bienveillance où nous puisions une partie de notre force. A défaut de signes évidents, et ils n'ont pas manqué, l'opinion publique a des instincts qui la trompent rarement et je ne puis cacher à Votre Majesté que la force morale du cabinet en a été particulièrement atteinte dans ses rapports avec les fonctionnaires publics.

« En soumettant respectueusement à Votre Majesté cette dernière observation qui me coûte, j'en éloigne, Sire, toute idée de récrimination personnelle. Je me rappellerai toujours avec reconnaissance les témoignages de haute et bienveillante confiance que plus d'une fois j'ai eu l'honneur de recevoir de Votre Majesté et je la prie de vouloir bien être persuadée des sentiments affectueusement dévoués avec lesquels je suis et serai toujours,

« Sire,

« De Votre Majesté

« Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur

« Ch. Rogier.

« 6 juin 1852. »


La journée du 8 juin 1852 diminua la majorité libérale - qui fut réduite à 64 voix.

Sans doute cette majorité était encore suffisante (20 voix) pour permettre au cabinet du 12 août de gouverner, d'autant plus qu'il pouvait se prévaloir de l'assentiment des grandes villes du pays. Nous nous expliquons donc que Rogier, dans un billet à un journaliste ami qui trouvait la journée désastreuse, lui ait dit (1) qu'il avait tort de voir la situation en noir ;

« Votre article de ce matin est en désaccord avec mon sentiment personnel. Je tiens à vous le dire tout de suite. Je vous trouve trop prompt à vous décourager et à abandonner en quelque sorte la partie avant de l'avoir perdue et ayant encore de très belles cartes en main. Certes je ne suis pas d'avis qu'il y a lieu d'entonner un Te Deum, mais encore moins le De Profundis et votre article me paraît bien lugubre. J'en crains l'effet démoralisant sur l'esprit de beaucoup de nos amis et particulièrement des fonctionnaires publics et nos adversaires ne manqueront pas de s'en emparer contre nous en exaltant outre mesure leurs succès... »

Nous nous expliquons également que, dans la réunion (page 416) que tint le cabinet le soir même de l'élection, il ait émis l'avis de ne pas démissionner. Il comptait sur ses vingt voix de majorité ; il ne se doutait pas de la défection qui allait se produire chez certains de ses amis. M. Frère, moins optimiste, n'ayant qu'une médiocre confiance dans la cohésion de cette majorité où il devinait des timides, des ambitieux, voire des « traîtres » (1ce mot a été dit par lui-même) proposa la démission immédiate. MM. Anoul, d'Hoffschmidt et Van Hoorebeke ne se prononçaient pas. M. Tesch était retenu à Mondorf par une indisposition assez grave.

Rogier partit avec M. Frère pour Mondorf.

Après de longues conférences, la démission fut arrêtée en principe et Rogier en informa M. Van Praet. Toutefois, on convint d'attendre le retour de M. Tesch pour prendre une résolution définitive.

M. Tesch étant rentré à Bruxelles le 9 juillet, il y eut le soir même un conseil des ministres, à l'issue duquel Rogier écrivit au Roi (alors à Wiesbaden) :

« Bruxelles, le 9 juillet 1852.

« Sire,

« J'ai l'honneur de remettre entre les mains de Votre Majesté la démission de mes fonctions de Ministre de l'Intérieur.

« Dès la fin de la semaine dernière, j'ai eu l'honneur de faire connaître à Votre Majesté, par l'intermédiaire de M. Van Praet, cette détermination qui ne s'est trouvée suspendue que par le fait de l'absence de Monsieur le Ministre de la Justice, qu'une indisposition grave tenait éloigné de Bruxelles.

« Le retour de M. Tesch me met aujourd'hui à même de confirmer officiellement à Votre Majesté la décision dont M. Van Praet a bien voulu lui faire part, et qui a été également prise par chacun de mes collègues.

« Le 6 juin dernier, j'avais eu l'honneur de soumettre à Votre Majesté sur la situation des observations générales (à l'ensemble (page 417) desquelles je ne puis que me référer et que je me permets de rappeler respectueusement à l'attention de Votre Majesté.

« J'ai l'honneur...

« Ch. Rogier. »

Pas plus en juillet qu'en juin Rogier n'avait été cependant d'avis que le cabinet dût démissionner. C'était, à son sens, donner raison aux petits collèges contre les grands. Il n'admettait pas qu'on se retirât devant les votes des électeurs à moins qu'il n'y eût eu déroute complète : ce qui n'était pas le cas, puisqu'une majorité très suffisante encore restait acquise au cabinet. En règle générale, les votes des Chambres devaient seuls motiver ces démissions. Si la majorité renfermait, comme on le disait, des membres douteux, disposés à passer à l'ennemi, il fallait les affronter publiquement, les mettre à l'épreuve, au défi de réaliser leurs velléités. Une retraite anticipée du ministère mettait parfaitement à l'aise les suspects : ils atteignaient leur but sans se compromettre. On n'assassine pas qui se suicide.

Le grand but à atteindre, le programme supérieur à suivre, c'était de sauvegarder l'institution parlementaire et le régime libéral, de conserver, de préserver : - rien de plus, rien de moins. Etant donné ce but, étant donné également le tempérament de la Chambre et du pays, il ne fallait pas de régime excitant, ni irritant, pas de projets de loi qui diviseraient la majorité. Il convenait d'aller prudemment, au pas s'il le fallait, sans reculer toutefois.

Etre sobre de lois politiques, mais améliorer la législation code pénal, discipline judiciaire, milice. Avec ces (page 418) deux derniers objets et le budget de la guerre, on avait de quoi remplir une session.

Sans doute il était facile, il était commode de se retirer après cinq ans. Mais que laissait-on après soi ? La diffusion du parti et la confusion. Des hommes prévoyants, qui avaient charge des destinées de leur opinion, ne pouvaient pas les livrer au hasard en invoquant leurs convenances personnelles. Si un ministère libéral, équivalant ou à peu près au cabinet du 12 août 1847, voulait se charger de pratiquer une politique comme celle qu'il préconisait, une politique toujours ferme, appropriée au tempérament et aux forces de la majorité, Rogier ne demandait pas mieux que de lui voir jouer ce rôle.


La question extérieure avait pris une grande importance on peut même dire qu'elle occupait la première place. Les négociations du traité de commerce avec la France montraient sans doute que le gouvernement du Prince-Président était animé de dispositions de moins en moins bienveillantes pour le cabinet ; mais il n'était pas impossible de triompher de ces dispositions.

Moins que jamais, en attendant, on faisait des vœux à Paris pour le maintien du ministère libéral belge.

Dans une lettre que l'un des fonctionnaires de l'Intérieur détaché à la légation de Paris pour l'examen de quelques détails du traité, M. Edouard Romberg, écrivait le 10 juillet à Rogier, nous lisons :

«... Je suis allé voir cet après-midi M. Le Hon, qui était au courant par M. Liedts de la démission du cabinet. Il m'a dit que le Prince-Président avait exprimé il y a deux jours sa surprise que le ministère belge ne se fût pas retiré à la suite des élections. Le Prince, a ajouté M. Le Hon, est plus que jamais orléanophobe. M. Firmin Rogier m'avait dit une heure auparavant, et il doit vous avoir instruit du même fait, que M. de Persigny était très défavorable à la Belgique et à son Roi, parce qu'il supposait que c'est à l'influence de celui-ci que les idées impérialistes doivent d'avoir reçu le mauvais accueil qu'elles ont rencontré au dehors... »

(page 419) M. Le Hon ne se dissimulait pas les grandes difficultés de la négociation, quoi qu'il pût arriver en Belgique, et il estimait que « bien que le contraire pût être parfaitement vrai, l'on ne manquerait pas de faire ressortir à Paris et à Bruxelles la coïncidence entre cette démission et les difficultés de la négociation française ».


Jetons ici un regard en arrière.

Rogier savait pertinemment, depuis plusieurs mois, à quoi s'en tenir sur les sympathies du ministre de Morny pour le cabinet belge et pour son représentant à Paris.

Il avait eu connaissance d'extraits de lettres soi-disant confidentielles écrites à M. Van Praet par M. de Morny, qui comptait bien qu'il en transpirerait quelque chose :

24 décembre 1851. «..... Je ne dois pas vous le dissimuler : les préventions sont grandes contre le gouvernement belge, et puis le langage et l'attitude de Rogier ici ne sont pas de nature à dissiper les nuages. Croyez-moi, il faut un autre agent que Rogier ici. M. Le Hon serait (entre vous et moi) un intermédiaire parfait pour conserver la bonne harmonie dont les deux gouvernements ont tant besoin... »

28 décembre 1851. «... Je verrais venir M. Le Hon avec plaisir. Le Prince m'a dit qu'il s'était déjà plaint de Rogier très vivement. Est-ce que Quinette (ministre plénipotentiaire français à Bruxelles) n'en a rien dit ? Est-ce qu'il aurait gardé pour lui cette communication par amitié pour Rogier ? Ce serait un peu fort... »

7 janvier 1852. «... Si je vous ai demandé que ma lettre fût confidentielle, c'est que je n'ai aucune qualité pour vous écrire officiellement. Je pensais qu'il suffisait de bien établir à vos yeux la situation générale de nos rapports, l'attitude de votre ministre ici, la défiance qui en avait été la conséquence, la nécessité d'avoir entre les deux pays deux intermédiaires intelligents et sûrs. Croyez que je vous ai dit sans intérêt personnel parfaitement la vérité. Et cette vérité ne fait que prendre de plus grandes proportions. De Bruxelles, à l'abri de votre liberté, des organisations hostiles vont se former, des écrits, des imprimés furibonds vont pleuvoir. Déjà nous en sommes accablés. Voyez combien il serait utile de bien nous entendre. Voyez combien il sera difficile de contenter un gouvernement poussé par une opinion publique réactionnaire, impitoyable pour la presse française et voyant s'opérer un pareil travail à ses portes.. »

Le Roi, à qui M.Van Praet avait fait directement entendre quels étaient les désirs et les antipathies du Prince-Président, n'était pas éloigné d'envoyer à Paris en mission extraordinaire une personne qui fût agréable, « persona gratissima ». Nous lisons en effet dans une lettre de M. Van Praet à M. d'Hoffschmidt, ministre des affaires étrangères, en date du 10 janvier 1852 :

«... Le Roi est d'avis que les observations de M. de Morny ne sont pas sans importance. En effet, la révolution du 2 décembre a établi en France un gouvernement personnel. La Belgique est sans contredit de tous les pays de l'Europe celui qui a avec la France les relations les plus importantes pour sa propre existence. Il est donc d'un grand intérêt pour elle d'avoir à Paris un agent qui soit agréable au gouvernement personnel existant, qui soit à même de connaître et de faire connaître les mille incidents que fait naître la forme actuelle du Gouvernement, qui soit enfin situé de manière à pouvoir conduire à bonne fin et avec les meilleures chances possibles la prochaine négociation commerciale. Le Roi est disposé à croire qu'il y aurait une utilité réelle à charger M. Le Hon d'une mission spéciale qui aurait pour objet d'offrir des félicitations au Prince Louis-Napoléon, et de sonder en même temps le terrain pour la négociation commerciale... »

M. de Morny, au cours de sa correspondance avec M. Van Praet, avait fait remarquer qu'il avait suffi au Roi d'exprimer au Prince-Président le désir de ne pas voir remplacer l'ambassadeur français M. Quinette, pour que le Prince satisfît à ce désir, bien que M. Quinette eût dû sa nomination au gouvernement précédent et à l'influence ou à l'amitié du général Cavaignac. Comme pour faire échange de bons procédés, le Roi estimait que les désirs de Louis-Napoléon méritaient d'être pris en sérieuse considération.

M. Van Praet terminait sa lettre à M. d'Hoffschmidt par ces mots bien flatteurs pour M. Firmin Rogier :

(page 421) « J'ai à peine besoin d'ajouter que le Roi a voué au ministre de Belgique à Paris toute sa confiance et toute son estime et n'a jamais eu qu'à se louer de ses services. Sa Majesté reconnaît en lui un agent d'un caractère, d'un dévouement et d'une fidélité à toute épreuve, et recherchera toujours, dans cette circonstance plus que dans toute autre, l'occasion de lui témoigner tout son intérêt et toute son affection. »

Le cabinet fut unanime à écarter le projet dont le secrétaire du Roi avait saisi le ministre des affaires étrangères. Il ne lui était pas prouvé tout d'abord que, depuis le 2 décembre, M. Firmin Rogier eût cessé d'être bien vu du Président de la République et de son gouvernement. Ne pouvait-on pas supposer que l'opinion de M. le ministre de l'intérieur de France avait subi l'influence de ses relations bien connues avec M. le comte Le Hon ? En demandant la nomination de ce dernier, n'avait-il pas exprimé plutôt son désir personnel et ses préférences que ceux de ses collègues et du Prince-Président ?... (Rapport au Roi du 20 janvier 1852). Les assertions relatives au langage et à l'attitude de M. Firmin Rogier qui auraient provoqué, d'après M. de Morny, des défiances et des plaintes, n'étaient appuyées d'aucune preuve. Tous les faits tendaient au contraire à établir qu'elles manquaient d'une base sérieuse. La correspondance de M. Firmin Rogier qui entrait dans des détails très précis, ne laissait aucun doute à cet égard. L'accueil que tout récemment encore il recevait du Président de la République et du ministre des affaires étrangères, démontrait à l'évidence qu'il n'avait rien perdu de l'estime et de la confiance qu'on lui avait constamment témoignés depuis 1848 sous les différents pouvoirs qui s'étaient succédé.

Si le maintien d'un agent diplomatique entouré d'une si juste considération et le choix de son successeur étaient abandonnés au gouvernement français, que deviendrait la liberté des résolutions du gouvernement ? Quelle (page 422) serait la portée d'un pareil précédent ? D'autres gouvernements ne seraient-ils pas en droit de formuler les mêmes prétentions, et quelles raisons pourrait-on alléguer pour refuser aux voisins du Nord ce qu'on aurait accordé aux voisins du Sud ?

Il ne paraissait pas au ministère qu'il y eût lieu d'ailleurs d'adjoindre au ministre belge à Paris un autre plénipotentiaire pour les négociations commerciales avec la France. Le gouvernement français, par l'organe de M. de Turgot, exprimait lui-même le désir que les négociations restassent confiées, d'une part au ministre des affaires étrangères, de l'autre au chef de la légation de Belgique accrédité près du gouvernement français.

Pourquoi, d'autre part, aurait-on chargé un envoyé spécial, en mission de courtoisie, de porter au Président de la République la réponse du Roi aux lettres de notification ? Il n'y avait pas eu d'envoyé spécial pour la notification : c'était le ministre de France à Bruxelles qui en avait été chargé. Les différentes cours se bornaient à faire parvenir leurs réponses à Paris par l'intermédiaire de leur légation permanente. Une démarche isolée de la Belgique pourrait donner lieu à des interprétations fâcheuses. La responsabilité du ministère envers le pays lui imposait le devoir de persister vis-à-vis de la France dans une politique de prudence et de neutralité qui excluait tout à la fois et le trop grand empressement et la froideur systématique.

M. d'Hoffschmidt, dans le rapport qu'il avait été chargé par ses collègues de présenter au Roi sur cette affaire, s'était montré peut-être, lui aussi, trop optimiste quand il écrivait à propos des négociations commerciales :

« Les points essentiels de ces négociations sont à ce moment éclaircis ; les industries intéressées ont été entendues, toutes les questions ont été débattues (page 423) dans des conférences secrètes et les dispositions principales sont déjà convenues. Tout fait prévoir une solution prompte et satisfaisante. Où serait, du moins quant à présent, l'opportunité de la nomination d'un plénipotentiaire ? Une telle démonstration ne s'expliquerait qu'en présence de difficultés qui n'existent pas aujourd'hui et qui ne sont pas à prévoir. »

Il avait du moins compté sans le dépit que dut éprouver M. de Morny quand il apprit que sa campagne contre M. Firmin Rogier et son plaidoyer en faveur de M. Le Hon n'avaient pas eu plus de succès l'un que l'autre, le Roi s'étant rendu aux raisons données par ses ministres.

Faut-il chercher la trace de ce dépit dans l'approbatur donné par les agents du ministre aux articles des journaux napoléoniens plus déplaisants, plus aigres que jamais pour le cabinet dont le Roi avait suivi les conseils ?

Il nous est bien permis de supposer que le confident de Louis-Napoléon, tout en faisant une fausse sortie lors des décrets rendus par le Prince-Président sur les biens de la famille d'Orléans, aura exploité contre le cabinet belge la protestation dont il est question dans cette lettre écrite par le roi Léopold à son ministre des affaires étrangères le 23 janvier 1852 :

Les nouvelles de Paris vous apprendront les mesures prises par le Gouvernement français contre les biens de la famille d'Orléans et l'effet rétroactif qu'il donne sur des biens qui, par le droit commun, et une succession régulière, appartiennent à mes enfants. Veuillez donner l'ordre à mon ministre à Paris de protester contre toute mesure qui mettrait ma famille qui n'est pas française mais qui, même par les traités, a le droit de succéder à des biens situés en France, hors du droit commun. Mes enfants se trouvent dans la position de tout autre Belge et on ne voit pas de quel droit ils pourraient être frustrés de leurs biens.


Si, après s'être rappelé tous ces faits, on songe au sentiment bien naturel d'hostilité qu'un gouvernement absolu éprouve à l'endroit de ministres libéraux, on comprendra pourquoi Louis-Napoléon avait exprimé le désir de voir ces ministres disparaître le plus vite possible. Il espérait évidemment plus de complaisance de leurs successeurs.

18. Rogier reconstitue le cabinet dont M. Frère se retire

(page 424) Le lendemain du jour où les membres du cabinet avaient remis leur démission au Roi, ils la notifièrent au gouvernement français et lui firent la proposition de suspendre les négociations commerciales entamées depuis le 12 mai 1851 et de proroger le traité du 12 décembre 1845 jusqu'à ce qu'une administration nouvelle pût reprendre les négociations et lier l'Etat sous sa responsabilité.

Le gouvernement français rejeta la demande de prorogation pure et simple.

Des lettres de Firmin Rogier (25 juin) et de M. Romberg (10 juillet) nous apprennent que le Prince-Président avait de nouveaux motifs de mécontentement contre la Belgique : d'abord l'accueil sympathique fait par les Liégeois à la duchesse d'Orléans de passage dans leur ville, ensuite l'autorisation accordée à M. Baze - « son ennemi personnel et implacable », écrit M. Romberg - de résider en Belgique.

Sur les instances de notre ministre plénipotentiaire, auquel on avait fini par adjoindre M. Liedts, gouverneur du Brabant, il semble qu'il se soit produit une légère détente entre les deux gouvernements au commencement d'août. Le cabinet de l'Elysée consent à une prorogation jusqu'au 1er janvier 1853 du traité général de 1845, mais il y met des conditions. Une lettre écrite le 5 août par Rogier à M. Tesch, encore malade dans le Luxembourg, nous fait connaître ce qui se passe à Paris, les divergences des (page 425) ministres démissionnaires, et les résolutions de Rogier :

« Voici où l'on en est arrivé à Paris hier (4 août) : 1° Traité de la contrefaçon ; 2° abaissement des droits sur le bétail (luxembourgeois et namurois), sur les cotonnettes et étoffes de pantalon, sur le houblon ; 3° prorogation du traité général jusqu'au 1er janvier ; 4° promesse réciproque de paix commerciale même pour le cas où le traité ne serait pas renouvelé. Le ministère français a fait un pas assez considérable en arrière depuis le jour où il déclarait fièrement : a. qu'il n'accorderait pas une heure de délai ; b. qu'il lui faudrait et contrefaçon et contrebande ; c. qu'il se contenterait de la contrefaçon. Maintenant on nous propose la contrefaçon plus ou moins compensée par une déclaration de paix. Le tout est de savoir comment serait conçue cette déclaration et quelle serait sa valeur réelle.

« J'avais proposé (car nous en sommes à parler chacun en notre nom personnel) la contrefaçon avec la garantie du non-rehaussement des droits sur les houilles. Cela a été refusé. A défaut de cette compensation je m'en tenais à la prorogation pure et simple, et je crois encore que c'est ce qu'il y aura à soutenir, à moins que la déclaration de paix ne soit conçue en des termes très explicites et très rassurants.

« Frère s'est prononcé pour la prorogation pure et simple. Il n'acceptait pas mon thème « contrefaçon et houille », bien qu'il m'ait dit hier qu'il le trouvait défendable.

« Vous aurez, mon cher Tesch, à vous prononcer. Nous sommes arrivés au moment extrême où il faut prendre un parti !... »

Notre ministre à Paris, communiquant à son frère le 5 août les propositions sur lesquelles celui-ci consultait M. Tesch, en avait vivement recommandé l'adoption. Etant sur les lieux, il pouvait savoir ce que l'on voulait dans l'entourage du Président : or, on voulait, on espérait une rupture ouverte avec la Belgique. Le seul moyen de déjouer les calculs intéressés de ces batailleurs, c'était d'après lui, l'adhésion, sauf de légères modifications, à la transaction proposée.

D'autre part, M. Frère, celui de ses collègues dont Rogier prisait le plus les conseils, ne se rendait pas aux raisons qu'invoquait notre ministre à Paris pour la reprise des négociations.

Qu'allait faire Rogier ?... Ici un détail piquant :

(page 426) A la fin de sa lettre du 5 août, Firmin disait à son frère :

«... J'entends dire de toute part, et cela est bien propre à agacer, qu'un de tes collègues a pris sur toi une grande influence, qu'il finit toujours par t'entraîner dans son opinion ; que lui ne veut pas et n'a jamais voulu de traité. Je sais bien qu'il ne t'attire que jusqu'où tu veux aller et que tous ces bruits sont peut-être répandus à dessein. Cependant, mon cher ami, si une occasion opportune se présentait de prouver que ces rumeurs sont sans fondement, je te donnerais volontiers le conseil de la saisir... »

Il est vrai que M. Frère n'a jamais voulu de traité : il n'admettait pas qu'un gouvernement étranger contraignît un cabinet démissionnaire à des négociations du genre de celles qui étaient entamées alors avec la France. En thèse absolue, il était dans le vrai.

Et après tout, Rogier lui-même, à la fin de sa lettre à M. Tesch, soutenait une opinion identique quand il disait qu'il vaudrait peut-être mieux laisser « toutes les questions intactes, pour le cabinet à venir... ». Il hésitait. Dans tous les cas, il entendait n'aller de l'avant que sur le vu d'une déclaration pacifique « qui ne laissât rien à l'ambiguïté », et non pas d'une « simple promesse vague de non-hostilité, d'une déclaration de bonnes intentions... ». Il le dit en termes formels.

S'il ne se rallia pas définitivement à l'opinion de M. Frère, ce n'est point qu'il ait voulu prouver que les « rumeurs » de tout à l'heure étaient « sans fondement >> son caractère le met au-dessus d'une telle supposition ; c'est qu'il trouva plus puissants les arguments que M. Tesch, qui était de l'avis de notre ministre à Paris, invoque dans une lettre du 7 août :

« ... Je crois les propositions de la France acceptables avec une déclaration qui ne laisse rien à l'ambiguïté.

« Il devrait être entendu aussi qu'à défaut de traité le rétablissement des anciens droits ne serait pas considéré comme acte d'hostilité.

« Quoique nous n'ayons pas réussi, le Hainaut devra nous tenir compte de ce que nous avons tenté pour lui ; d'un autre côté, nous évitons une guerre de tarifs dans laquelle le pays ne suivrait le gouvernement qu'à regret.

« Quant à la concession que nous faisons, de l'avis de tous, en soi elle n'a pas pour nous grande importance ; mais nous abandonnons un moyen de (page 427) négociation. Cependant il doit être évident que ce moyen n'avait pas la puissance que nous lui supposions puisque la France ne consent pas, en retour de la contrefaçon, à nous assurer explicitement le régime actuel quant aux houilles ; alors que cette concession ne serait que nominale et qu'il est autant dans son intérêt que dans le nôtre de maintenir le statu quo à cet égard. Je ne comprends pas l'opposition de Frère à cette convention. Il nous disait qu'il donnerait quatre fois la contrefaçon, si la France voulait laisser tomber le traité sans nous faire ensuite une guerre de tarifs. Or, les propositions de la France me semblent aller au delà de ses désirs ; elle déclare qu'à défaut d'un traité nouveau, elle n'en vivra pas moins en paix avec nous ; et de plus elle nous fait plusieurs concessions. Je veux bien admettre qu'elles n'ont pas une immense importance, mais mieux vaut encore, me semble-t-il, en obtenir, que de sacrifier exclusivement la contrefaçon à une assurance de paix... »

Ce qui décida surtout Rogier à préférer l'avis de M. Tesch à celui de M. Frère, c'est la lettre qu'il reçut de son frère trois jours plus tard (10 août) :

«... Après une conférence qui, commencée à 9 heures du matin, s'est prolongée jusqu'à présent (6 heures), nous sommes enfin parvenus à tomber d'accord sur les divers articles de la contrefaçon littéraire et à obtenir de M. Drouyn de Lhuys la plupart des modifications que vous aviez réclamées sur plusieurs points. Les avantages de tarif, annoncés sur les houblons, le bétail luxembourgeois et les cotonnettes, sont définitivement concédés. Reste la déclaration que doit nous donner par écrit M. Drouyn de Lhuys sur les intentions pacifiques du cabinet français ; il est en ce moment occupé à en rédiger de son côté une formule qu'il va nous envoyer et que nous allons transmettre à M. d'Hoffschmidt pour que le conseil juge si elle est satisfaisante.

« Maintenant, mon cher ami, il ne doit plus s'agir de proposer l'introduction dans le traité littéraire de nouvelles conditions, c'est l'ultimatum français. Si, tel qu'il est, le Gouvernement belge y donne son adhésion, nous signerons en même temps la convention pour la remise en vigueur du traité de 1845 jusqu'au 1er janvier 1853.

« Je désire bien vivement, mon cher ami, que tes collègues et toi jugiez acceptables les propositions que nous vous communiquons, et que nous évitions une rupture avec notre incommode voisine. Je te l'ai dit et je te le répète, le gouvernement français n'ira pas au delà, M. Drouyn de Lhuys nous l'a formellement déclaré à plusieurs reprises.

« Je n'ai pas besoin de te dire que nous avons défendu le terrain pied à pied et que si nous n'avons pas obtenu plus, c'est que c'était au-dessus de tous nos efforts. Je sais, mon cher ami, quelle responsabilité pèse sur nous en particulier et comme nos ennemis intimes seront heureux de provoquer contre nous la réprobation du pays. Mais il faut savoir en prendre courageusement son parti en se disant : J'ai fait tout ce que mon devoir et mon dévouement au pays me commandaient... »


La majorité du ministère ayant été d'avis de discuter une « prorogation conditionnelle », M. Frère resta étranger aux (page 428à nouvelles négociations et il insista pour que sa démission fût acceptée immédiatement. (Lettre du 11 août.)

La presse catholique insinuait que Rogier saisissait avec empressement l'occasion d'écarter M. Frère du pouvoir. C'est une insinuation purement gratuite.

Que l'on ait essayé de semer la division entre les libéraux à propos du différend tout spécial qu'avait fait naître dans le conseil des ministres la question du traité avec la France, le fait est certain. Il semble que Rogier ait été sensible à certaines attaques qui avaient pour but évident de lui prêter des intentions en désaccord avec la politique suivie par lui depuis cinq ans. Il rédigea pour un journal dont le nom nous est inconnu, un projet d'article où nous lisons :

« Depuis que les membres du cabinet ont remis leur démission entre les mains du Roi, plusieurs journaux, soit dans leurs correspondances, soit dans leurs articles de fond, se livrent à des commentaires divers et contradictoires sur la situation respective des ministres, sur leurs desseins, sur leur programme.

« Nous nous sommes abstenus d'entrer dans ces débats où beaucoup de choses aventurées et inexactes doivent nécessairement se dire, en l'absence de toute indication officielle.

« Nous ne comprenons pas au surplus qu'on puisse supposer à une partie du cabinet et nous sommes autorisés à tenir ce langage des projets d'abandon ou de désertion de la politique qui a été suivie pendant ces cinq dernières années. Cette politique, à notre sens, a été modérée, prudente, heureuse dans la solution d'un grand nombre de questions. Il nous paraît manifeste qu'un cabinet libéral, quel qu'il soit, n'aurait rien de mieux à faire que de la maintenir pour le passé et de la continuer dans l'avenir.

« On parle de la recomposition immédiate du ministère, d'offres de portefeuille faites et refusées, etc. Le fait est que personne dans le ministère n'a jusqu'ici accepté la mission de recomposer le cabinet. »


Le Roi, après avoir vainement demandé à MM. Lebeau et Leclercq de former un nouveau ministère, invita le 16 août Rogier à reconstituer le cabinet de 1847.

Rogier déclina la mission et donna au Roi le conseil de (page 429) faire appel à d'autres membres de la majorité parlementaire.

Le Roi insista :

“Laeken, le 17 août 1852.

« Mon cher Ministre,

« Je vous ai fait appeler hier pour vous offrir de vous charger de la reconstitution du Cabinet. Vous m'avez présenté les raisons qui vous engageaient à décliner cette mission dans les circonstances actuelles, et vous m'avez donné le conseil de m'adresser à d'autres hommes politiques appartenant à l'opinion de la majorité parlementaire, promettant de leur donner votre appui. Je vous ai fait observer que j'avais déjà appelé M. Lebeau et M. Leclercq, et que l'un et l'autre, pour des motifs divers, s'étaient récusés, bien que je leur eusse donné pleins pouvoirs.

« Toutefois, vous avez insisté pour que je fisse de nouvelles démarches auprès d'autres hommes de la même nuance.

« Il résulte de ce qui précède qu'il ne m'est pas possible en ce moment de procéder à la reconstitution définitive d'un Cabinet. Cependant les négociations commerciales avec la France exigent une prompte solution. Cette affaire ayant été entamée par le Cabinet actuel avant l'offre de sa démission et continuée par lui depuis lors, comme cela était nécessaire, il me paraît désirable et indispensable qu'il conduise les négociations à leur terme.

« En conséquence je vous écris pour vous prier de vous charger de ce soin. La situation spéciale dans laquelle se trouve le Cabinet me paraît d'autant moins y faire obstacle, que nous sommes entièrement d'accord sur la marche à suivre.

« Soyez persuadé des sentiments sincères que je vous porte. »

Devant l'insistance du Roi, Rogier ne crut pas pouvoir se dérober davantage.

Il fit part le soir même à M. Frère de sa résolution. Il lui exposa en même temps la situation de l'affaire française.

La réponse de M. Frère est datée du 20. C'est tout un mémoire indiquant les diverses phases de la question des négociations. Les pages les plus saillantes sont celles où M. Frère expose un plan de conduite différent de celui que la majorité de ses collègues a cru devoir adopter à (page 430) cet égard. Il est visible qu'il n'y a, après tout, entre eux et lui qu'un dissentiment passager et nullement d'ordre politique. Après le refus de la prorogation pure et simple, il avait proposé comme tactique l'inaction : il persistait dans cette idée.

Dans une autre lettre (24 août), M. Frère ne dissimula point qu'à aucun prix il ne transigerait sur la question de la contrefaçon : ministre ou député, il persisterait dans cette manière de voir. Il maintenait plus fermement que jamais sa démission.

Il ne restait plus d'espoir de conserver M. Frère : il fut remplacé provisoirement par M. Liedts qui signa la Convention littéraire.

On lit dans le Moniteur de 20 septembre 1852 :

« A l'occasion des négociations reprises avec la France, un dissentiment se manifesta entre M. le ministre des finances et ses collègues. M. le ministre des finances étant dès lors demeuré étranger aux négociations qui ont amené le traité du 22 août (Convention littéraire) et aux pourparlers qui ont eu lieu depuis, il a cru devoir insister pour obtenir sa démission. Un arrêté royal du 17 septembre a pour but de faire droit à cette demande.

« La démission des autres ministres n'ayant pas été acceptée par Sa Majesté, le Cabinet reste constitué dans ses éléments actuels et M. Liedts, qui avait été chargé de suivre les négociations commerciales avec notre ministre à Paris, a été nommé par le Roi pour remplir provisoirement les fonctions de ministre des finances. »


La retraite de M. Frère, qui disparaissait dans toute la force et l'éclat de son talent, laissait un grand vide dans le cabinet.

Quelques journaux persistèrent à voir dans cette retraite autre chose que ce qui y était. C'en est fait de la politique suivie depuis 1847, disaient les organes de l'opposition. C'est une reculade, disaient des journaux libéraux plus sympathiques à M. Frère qu'à Rogier. Nous avons cité un projet d'article de Rogier qui faisait justice déjà de (page 431) ces assertions avant que le Roi eût accepté la démission de M. Frère. Nous pouvons également prouver, par une lettre de M. Tesch à Rogier écrite après l'arrêté du 17 septembre, que le dissentiment entre M. Frère et ses anciens collègues n'a porté en réalité que sur la politique extérieure. M. Tesch écrit de Messancy à Rogier le 23 septembre :

« ... Des journaux ont une très grande tendance à élargir la base de nos dissentiments avec Frère. Pour eux Frère était le seul libéral du Cabinet ; nous nous sommes séparés de lui, parce qu'alors qu'il voulait aller en avant, nous voulions aller en arrière, tout au moins faire une halte, c'est-à-dire notre désaccord semble avoir porté sur toutes les questions qui constituent l'ensemble de la politique libérale. C'est là une position que je n'entends pas accepter.

Quant à la politique intérieure, de dissentiment sérieux sur lequel l'accord a paru impossible il n'y en a eu entre Frère et nous que sur un point, la présentation du projet de loi sur l'enseignement primaire... Quant à la loi sur les fondations, vous avez fait une observation relative aux bourses d'études fondées près de l'ancienne université de Louvain... Votre objection, au moins en ma présence, n'a jamais pris les proportions d'un dissentiment... »


Rogier et M. Frère se sont séparés dans les meilleurs. termes en 1852.

C'est sur la proposition de Rogier que le Roi conféra à M. Frère le titre de ministre d'Etat et quand, cinq ans après, Rogier recevra la mission de composer un cabinet, c'est à M. Frère qu'il s'adressera en tout premier lieu. Les sentiments d'affectueuse sympathie que professait M. Frère pour l'homme qui, en août 1847, lui avait fourni l'occasion de faire briller ses éminentes qualités d'administrateur et d'orateur sur un théâtre vraiment digne de son talent, sont attestés par deux lettres, datées de Pise le 29 novembre 1852 et le 10 mars 1853. (Note de bas de page : La santé très précaire de son fils aîné avait décidé M. Frère à l'emmener en Italie, où il eut la douleur de le perdre. Les lettres auxquelles nous faisons allusion ne traitent pas seulement des affaires de Belgique : elles contiennent sur l'Italie, sur ses mœurs, sur ses arts et spécialement sur sa situation politique des aperçus extrêmement intéressants.)

19. Le parlement est réuni en session extraordinaire pour l'examen du traite conclu avec la France. Le cabinet du 12 aout reconstitué. La chambre fait échec au cabinet pour la nomination du président. Démission du cabinet. Avénement du ministère de Brouckere-Piercot (31 octobre)

(page 432) Rogier n'allait pas tarder à rejoindre M. Frère dans la retraite.

Le Parlement avait été convoqué pour le 27 septembre à l'effet d'examiner le traité commercial conclu avec la France. L'énorme majorité libérale que les élections de 1848 avaient envoyée à la Chambre des représentants, était bien diminuée depuis 1850 et depuis 1852. D'autre part, la désaffection s'était glissée parmi d'anciens fidèles du ministère qui n'avaient pu obtenir ce qu'ils désiraient pour eux ou pour d'autres. (Note de bas de page : Nous avons sous les yeux une lettre où l'on signale à Rogier, de source certaine, le 22 août 1852, la défection prochaine d'un de ses anciens amis, qui « crève de dépit de ce qu'on ne l'ait placé comme gouverneur ni à Gand, ni à Bruges, ni à Namur. ») On ne gouverne pas cinq ans sans froisser, sans mécontenter sa majorité. Telle loi à laquelle le cabinet attachait son sort n'avait été votée par plus d'un libéral qu'à contre-cœur ou tout au moins avec une arrière-pensée. Sur certains bancs modérés, on s'inquiétait enfin du peu de sympathies que, en dépit de la conclusion du traité, la Belgique rencontrait et rencontrerait encore à Paris ; on se demandait avec une certaine anxiété où s'arrêterait vis-à-vis des ministres libéraux une hostilité dont l'élévation toute récente des droits sur les fers et les houilles belges était la preuve nouvelle.

On savait bien que le Prince-Président s'étonnait que le cabinet belge ne trouvât pas le moyen de le défendre efficacement contre toutes les attaques qui partaient de (page 433) notre pays à l'adresse du coup d'Etat. De l'étonnement à la colère, à la menace, à pis encore il n'y avait pas loin. (Note de bas de page : Une lettre de notre ministre à Paris à M. d'Hoffschmidt (du 24 août) et dont copie avait été remise à Rogier, montre bien que Louis-Napoléon n'était pas loin de rendre notre gouvernement responsable des attaques de Victor Hugo, du Bulletin français et de La Nation. « Il souhaitait les que gouvernements étrangers pussent trouver contre de tels excès une protection plus efficace dans notre législation... »

Certains journaux catholiques exploitaient parfaitement, comme ils l'avaient fait déjà aux élections de juin, l'hostilité de l'Elysée. Ils donnaient ouvertement à entendre (ils semblaient presque autorisés à le dire) que la disparition du cabinet Rogier pourrait seule rétablir entre les deux pays une entente complète réclamée instamment par notre industrie et notre commerce.

Un vent de réaction et de crainte semblait d'ailleurs souffler sur la Belgique depuis le triomphe du coup d'Etat. On semblait redouter d'aborder encore la solution de questions touchant à l'ordre social, politique ou religieux. Une preuve entre autres : A l'Université de Gand, un jeune professeur de philosophie, M. Wagener, avait à propos de nous ne savons plus quelle prescription du culte catholique (du carême, pensons-nous), fait quelques réflexions dont un journal clérical s'était offusqué. Or, le gouverneur de la province, un libéral convaincu cependant, écrivait à Rogier (17 septembre 1852) : « S'il est vrai que M. Wagener se soit aventuré de la façon qui lui est reprochée, il a été inutilement imprudent. Moins que partout ailleurs, au cœur des Flandres de pareilles questions sont à exhumer par le temps qui court. »

Cinq ou six représentants libéraux appartenant à cette école de timorés et autant de libéraux « non satisfaits » (page 434) formèrent avec la droite une coalition qui avait pour but d'amener un changement ministériel.

Ils saisirent l'occasion du renouvellement du bureau.

M. Verhaegen occupait les fonctions de président avec un talent et une modération attestés à maintes reprises par la quasi-unanimité des suffrages de ses collègues. On lui chercha querelle à propos de sa conduite hors de la Chambre. Il avait, en sa qualité de président de l'Association libérale de Bruxelles, signé pendant la dernière période électorale une circulaire assez vive contre « les tendances réactionnaires du parti catholique ». Texte fut pris de cette circulaire pour combattre sa réélection à la présidence de la Chambre. Avec une adresse rare, les organisateurs du complot lui opposèrent un député avec lequel Rogier avait toujours entretenu des relations d'amitié, un libéral, le second vice-président de la Chambre, M. de Le Haye, et celui-ci ne s'opposa pas bien énergiquement à l'usage que la coalition fit de son nom.

M. Verhaegen, pour qui le cabinet avait pris parti, ayant été éliminé (il eut 46 voix contre 54 données à M. de Le Haye), Rogier écrivit immédiatement au Roi :

« Sire,

« Le vote de ce jour pour la nomination d'un Président à la Chambre ayant révélé une défection de huit à neuf voix dans la majorité sur laquelle le cabinet avait cru pouvoir compter, je considère comme impossible de demeurer plus longtemps chargé de la direction des affaires et je viens remettre ma démission entre les mains de Votre Majesté.

« Je suis... etc.

« 27 septembre 1852. »

La crise ministérielle ne se dénoua qu'au bout d'un mois, pendant lequel le Parlement fut ajourné.

Le 31 octobre, les démissions de Rogier, de MM. Tesch et d'Hoffschmidt furent acceptées ; celles de MM. Van Hoorebeke, Anoul et Liedts ne le furent pas.

MM. Henri de Brouckere, Piercot (bourgmestre de Liège) et Faider (avocat général à la cour de cassation) prirent respectivement les portefeuilles des affaires étrangères, de l'intérieur et de la justice.

Dans les derniers jours de son troisième ministère, Rogier reçut deux témoignages de sympathie qui devaient lui être particulièrement sensibles :

Le corps professoral des universités et des athénées lui fit une ovation superbe à la distribution des prix du concours général ;

Le congrès d'hygiène, auquel assistait l'élite des savants et des administrateurs du monde, lui remit une médaille où étaient gravés ces mots : « Rogier, promoteur de l'hygiène en Belgique.

Et de fait, comme nous l'avons établi dans notre deuxième volume, Rogier, sur le terrain de l'hygiène comme sur le terrain de l'industrie, de l'enseignement et de l'agriculture, montra un rare esprit d'initiative. Si nous n'étions pas obligé de nous borner, nous pourrions, entre autres preuves, citer de longs extraits de sa correspondance particulière concernant une enquête faite à (page 432) Londres par un de ses fonctionnaires les plus méritants, qui est gouverneur du Brabant à l'heure où nous écrivons.

Michel Chevalier, dans une lettre du 9 décembre 1850,écrivait à Rogier :

« Vous avez la gloire incontestable et incontestée d'avoir épargné à votre Patrie une révolution. La Belgique est bien heureuse d'avoir un homme d'Etat tel que vous qui savez ce qu'est au XIXème siècle le vrai libéralisme, et un prince éclairé pour vous confier le gouvernement... »

Nous ne voulons pas donner d'autre commentaire aux œuvres accomplies par Rogier pendant son troisième ministère.

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