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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Deuxième partie. Rogier pendant la lutte pour l’indépendance (1830-1839)

Chapitre VII. Rogier ministre de l’intérieur (20 octobre 1832 – 1er août 1834) (deuxième partie)

10. Commencement de la session ordinaire de 1833-1834. La convention de Zonhoven. L’organisation de l’académie de Belgique. L’incident Dejaer-Bourdon à Liége

Une discussion très vive entre le gouvernement et ceux que nous serions tentés d'appeler les impossibilistes, (page 291) signala les premiers jours de la session de 1833-1834. Il s'agissait de savoir si à l'occasion de la convention de Zonhoven, convention toute militaire sans aucune importance sérieuse, et qui n'était après tout que le corollaire obligé de la convention diplomatique du 21 mai, le ministère n'avait pas encore commis, pour prendre le langage de l'opposition , quelque acte odieux, attentatoire à l'honneur, à la liberté, aux intérêts de la patrie belge.

La convention était, au dire de M. Dumortier, « liberticide et parricide » : elle était « flétrie par tous les hommes de coeur ». Dans cette « affaire dégoûtante », l'article 12 de la Constitution (qui défend le passage des troupes étrangères par notre territoire si ce n'est en vertu d'une loi) était violé par le ministère, qui avait « renié les barricades, sa propre existence, et fait succéder à une révolution d'honneur et de patriotisme un gouvernement corrompu ».

Mais, disait Rogier, il ne s'agit que de l'exécution de la convention précédente, que vous avez accueillie avec satisfaction ; il n'y a pas autre chose que quelques dispositions particulières, d'ordre militaire. - Honte pour le pays !... ripostait Gendebien, et il ajoutait : « J'en suis navré et humilié... on couvre le pays de honte pour servir un intérêt dynastique... »

Quand ce n'était pas la loyauté et le patriotisme des ministres que l'opposition incriminait, c'était leur jugement, leur intelligence. Si bien que le comte de Mérode décochait aux impossibilistes cette boutade pittoresque :

A entendre les censures impitoyables, sans cesse à l'ordre du jour dans cette enceinte, on pourrait faussement se la figurer sous l'apparence d'une volière qui contiendrait des aigles et des oies. Les oies, bien entendu, représenteraient les individus qui ont appartenu ou appartiennent encore au gouvernement ; les aigles, certains membres qui constituent la fulminante opposition. Cependant, la volière qui me sert ici d'image n'est certainement point occupée par deux catégories d'oiseaux si divers. Tous, plus ou moins parfaits, ils diffèrent entre eux particulièrement par ce fait, que les uns reçoivent force gros et lourds coups de bec, que les autres distribuent avec un bizarre acharnement. D'ailleurs on n'aperçoit parmi les seconds ni un plumage plus beau, ni des ailes plus vigoureuses, ni des yeux plus capables de fixer en plein midi le disque du soleil. Leur supériorité, si toutefois la chose mérite ce nom, consiste dans un gosier dont les ondulations sont plus intenses et pénètrent les 'oreilles, quelle que soit leur défectuosité... »

M. de Mérode estimait, pour le surplus, qu'il ne fallait pas faire l'honneur d'une discussion en règle à des gens qui apportaient le parti pris dans toutes les discussions. Sa boutade était sa seule manière de répondre « aux éclats de voix de l'opposition, à ses expressions injurieuses, à ses superfétations parasites et nauséabondes ».

Mais ses collègues du cabinet, Lebeau, Rogier, Goblet faisaient l'honneur à l'opposition de combattre pied à pied ses exagérations, de réfuter ses brutalités de langage, que peut certainement expliquer, sans les justifier, l'agacement produit par un statu quo interminable. Quelle dose de patience et de volonté il leur fallait pour ne pas perdre leur sang-froid devant les attaques et les injustices persistantes !

Comme le démontrèrent lumineusement à la Chambre les ministres de la guerre et des affaires étrangères, tout le débat portait sur un contrat entre deux généraux d'armée « agissant dans l'étendue de leur commandement respectif », et qui était aussi avantageux à la Belgique qu'à la Hollande. On devait remarquer que « c'était le premier acte diplomatique intervenu entre la Hollande et ses provinces rebelles traitant désormais sur un pied d'égalité. Les gens de parti pris pouvaient seuls blâmer cet acte qui assurait à plusieurs de nos provinces industrielles, encore souffrantes des suites de la révolution, des avantages incontestables. Le Limbourg fatigué, épuisé par la présence d'un nombreux corps d'armée, serait désormais, disait M. Goblet, soustrait à toutes les conséquences, à tous les inconvénients que la permanence de (page 293) cette situation entraînait avec elle... » Toute occasion de collision nouvelle disparaissant, le département de la guerre allait pouvoir continuer les réductions commencées et rentrer dans la voie des économies, dont la prudence politique lui avait fait un devoir de s'écarter momentanément.

La Chambre ne se laissa pas entraîner par des réclamations sans portée pratique et par des apostrophes véhémentes : elle donna raison à notre diplomatie et au gouvernement.


Dès le commencement de 1833, l'attention de Rogier s'était portée sur l'organisation de l'Académie de Belgique. C'est ce qui résulte, entre autres preuves, des lettres qui lui ont été écrites vers ce temps-là par les Gouverneurs des provinces, qu'il avait invités à lui présenter, par catégories et par classes, des noms de savants, de lettrés et d'artistes dignes de faire partie de la nouvelle Académie. Nous tenons à bien établir ce premier point, parce que l'on a voulu contester à Rogier l'honneur de cette initiative pour l'attribuer à M. Dumortier, qui, dans une proposition soumise à la Chambre à la fin de 1833, n'a fait, à tout prendre, que modifier en les complétant les idées du ministre.

L'ancienne Académie de Bruxelles, fondée en 1772 par Marie-Thérèse, avait subi en 1816 une transformation malheureuse. On était d'accord pour l'asseoir sur des bases plus larges et plus utiles en l'érigeant en Académie nationale, mais on différait d'avis sur l'origine qu'il convenait de donner à la réforme. Etait-ce par voie législative qu'il fallait régler la matière ? Laisserait-on ce soin au gouvernement ?

Rogier venait de terminer son projet et en rédigeait (page 294) l'exposé des motifs, quand la Chambre prit en considération une proposition de M. Dumortier tendant à substituer en cette affaire le pouvoir législatif au pouvoir gouvernemental.

Le système de M. Dumortier fut renvoyé à l'examen d'une commission spéciale, pendant que Rogier étudiait les titres que pouvaient avoir au choix du Roi les personnes dont les Gouverneurs lui transmettaient, comme suit, les noms, qualités, etc.

Province de Limbourg : Kessels, de Maestricht, sculpteur distingué à Rome ; Aerts, à Tongres, horloger, mécanicien distingué ; le comte Clément de Renesse, historien, antiquaire,

Province de Liège : Anciaux, docteur en chirurgie, professeur à l'université, auteur ; Le Clercq, père (Olivier), politique et jurisprudence ; Fréderic Rouveroy, littérateur, auteur de plusieurs ouvrages ; Daussoigne, directeur du conservatoire royal de musique à Liège.

Province du Hainaut : Boens, à Charleroy, peintre ; Delohel, Louis, à Mons, auteur géographe ; Deltenre, Clément, à Enghien, littérateur ; Delmotte, Henri, à Mons, historien ; Depuydt, Remi, commandant en chef le génie de l'armée, auteur : Despretz, à Lessines, professeur de physique et auteur ; De Reffeinberg, professeur de philosophie, auteur ; Du Mortier-Rutteau, membre de la Chambre des représentants ; Fétis, François-Joseph, auteur de la musique de quelques opéras ; François, Joseph, peintre ; François, Victor, président de la Commission médicale, auteur ; Fremiet, greffier des Etats du Hainaut, auteur ; Gachard, Prosper, archiviste du royaume, auteur ; Hallet, Germain, peintre, à Mons ; Hennebert, archiviste de la ville de Tournai, auteur ; Hennequin, peintre, à Tournai ; Lecocq, Charles, à Tournai, auteur ; Legros, Sauveur, poète vieux et infirme (sic) ; Le Maitre d'Anstaing, à Tournai, auteur philosophique ; Marc, Philippe-Antoine, à Charleroy, auteur de plusieurs articles dans les journaux de médecine ; Paridaens, Ferdinand, auteur de quelques ouvrages sur l'histoire de Mons ; Raingo, Germain, auteur d'ouvrages élémentaires sur l'instruction ; Du Corron, à Ath, peintre paysagiste ; Nollet, à Ath, ancien professeur de chimie, de physique et de botanique.

(page 295) Province de la Flandre occidentale : Henri Moke, auteur de plusieurs romans estimés ; Joseph De Meulemeester, graveur distingué ; Jean Rudt, architecte, graveur et auteur ; Goethaels-Vercruysse, de Courtrai, auteur philosophique et scientifique.

Province de Brabant : MM. Dewez, Van Mons, Quetelet, Bon de Reiffenberg, Raoux, Vandermaelen, Marchal, membres actuels de l'Académie de Bruxelles ; Lesbroussart, auteur poète ; Baron, homme de lettres ; Bergeron, auteur d'une traduction de Térence en vers français ; Auguste Giron, auteur poète ; Somerhausen, auteur de recherches sur divers sujets d'histoire et d'antiquités ; Guillery, auteur d'un cours de chimie ; Vautier, auteur poète ; Baud, savant, professeur de la faculté de médecine, à Louvain ; Suys, architecte habile ; Vifquain, ingénieur distingué.

Province de Luxembourg : De Gerlache, premier président de la cour de cassation ; Gloesener, professeur de physique, à Liège ou à Louvain.

Province de Namur : D'Omalius et Cauchy, auteurs d'ouvrages de géologie ; De Moraux de Bioulx, auteur d'une traduction de Vitruve ; Lelièvre, Xavier-Alexandre, auteur d'ouvrages latins ; Grandgagnage, conseiller à la cour d'appel de Liège, auteur ; Arnould, secrétaire de l'université de Louvain ; Fallot, docteur, auteur de plusieurs opuscules estimés sur l'art de guérir ; Pollet, Théodore, et Fallot, Charles, poètes distingués ( leurs vers sont encore inédits) ; Blondeau, doyen de la faculté de droit de Paris ; Bodson, docteur en médecine à Paris, auteur ; enfin, les peintres Rousseaux et Wiertz.

Province de la Flandre orientale : I. Desmet, théologien, auteur ; Garnier, auteur d'ouvrages sur les sciences exactes ; Warnkoenig, auteur de plusieurs ouvrages de jurisprudence ; Vander Meersch, docteur reconnu pour le premier antiquaire de la province.

Les membres de la commission chargée d'examiner la proposition de M. Dumortier étaient MM. de Theux, président, Ernst, secrétaire, Dubus, De Puydt, H. Vilain XIIII, Corbisier et Vanderheyden.

Le 26 novembre 1833, Rogier écrit au président de la Chambre :

« J'ai l'honneur de vous adresser, avec prière de le transmettre à la (page 296) commission chargée d'examiner la proposition de M. Dumortier, un projet d'organisation de l'Académie de Belgique, accompagné de l'exposé des motifs de ses principales dispositions (Note de bas de page : L'un et l'autre ont été réunis en une brochure imprimée chez H. Remy, imprimeur du Roi, en 1833).

« Ce travail avait été préparé par le gouvernement avant que la Chambre eût manifesté dans sa dernière session le désir que cette matière fût réglée par voie législative et qu'elle eût pris en considération la proposition de M. Dumortier.

« Le gouvernement s'était proposé d'abord de présenter dans la session actuelle un projet de loi sur la matière, mais désirant d'éviter toute apparence de conflit de pouvoir dans l'exercice de l'initiative, j'ai préféré d'adresser, à titre de renseignement, le travail préparé à la commission chargée de l'examen de la proposition de M. Dumortier... Agréez, etc. »

Pour des tyrans et des dictateurs (ainsi que les appelait tel membre irréconciliable de l'opposition), il faut convenir que ces ministres étaient d'assez bonne composition.

Comme il fallait s'y attendre à cette époque où l'on redoutait tant « l'influence gouvernementale », la proposition de Dumortier eut les préférences de la commission. M. Ernst, dans son rapport déposé le 14 janvier 1834, rendait un vif hommage à ... M. Dumortier. Sic vos non vobis !

En marge d'un exemplaire du rapport, Rogier avait consigné les critiques que lui avait suggérées le système de M. Dumortier et de la commission, et qu'il reproduisit dans un discours très nourri qu'il prononça à la Chambre.

Nous n'en citerons qu'une :

La commission demandait que les nominations fussent approuvées par le Roi : « C'est une sorte d'homologation qui fera honneur à la royauté », disait-elle.

Rogier avait souligné le mot « honneur » et écrit en marge : « Honneur fort incommode parfois, s'il a la main forcée ? »

A la fin du rapport, M. Ernst disait que la commission (page 297) avait été « puissamment aidée dans ses travaux par le concours de M. Dumortier », qui... qui... etc.

Rogier avait souligné le mot « concours » sur son exemplaire.

Dans le projet de Rogier, chacune des trois classes de l'Académie de Belgique (classe des belles-lettres, classe des sciences, classe des beaux-arts) se composait de membres ordinaires ou académiciens, d'agrégés et de correspondants (Note de bas de page : Par suite de la séparation de la Belgique et de la Hollande, l'Académie de Bruxelles avait été réduite à une vingtaine de membres - la classe des sciences à 14, celle des lettres à 7 et il n'y avait pas de classe des beaux-arts. Dans le projet de Rogier, la classe des sciences et celle des belles-lettres se composaient chacune de 15 académiciens et de 20 agrégés ; celle des beaux-arts, de 12 académiciens et de 16 agrégés. M. Dumortier, lui, composait l'Académie de 50 académiciens et de 20 associés pris indistinctement parmi les Belges résidant à l'étranger et les étrangers résidant ou non en Belgique.)

Les académiciens étaient élus par les académiciens et les agrégés de la classe même. La moitié des agrégés de chaque classe était nommée par les académiciens de la classe, l'autre moitié par le Roi. Le gouvernement et les académiciens pouvaient ainsi mutuellement réparer leurs oublis et empêcher d'injustes exclusions. « Entre ces deux sources de nomination, disait Rogier dans son exposé des motifs, il ne pourrait s'élever qu'une rivalité heureuse pour faire de bons choix. »

Chaque classe avait ses correspondants : l'Académie en limitait le nombre.

La disposition qui créait des agrégés caractérisait principalement le projet de Rogier. Si la commission de la Chambre l'avait rejetée, elle n'en avait pas moins été fort bien accueillie par la plupart des hommes de lettres. L'un d'entre eux, Lesbroussart, écrivait le 12 décembre 1833 à Rogier qui lui avait envoyé son exposé des motifs :

« ... Je ne puis, avec tous les amis des lumières, que désirer la ( page 298) réalisation des vues larges et libérales énoncées dans votre projet. L'article relatif aux agrégés m'a surtout paru remarquable par la justesse des observations sur lesquelles il est fondé. Cette disposition est conçue dans un esprit sagement progressif. Sa mise à exécution empêcherait l'Académie belge de devenir ce que sont trop souvent les corps de cette nature, c'est-à-dire une espèce de sénat conservateur des doctrines immuables à une époque où tout change, institutions qui au bout d'un certain temps ne représentent plus que le passé et que leur immobilité finit par transformer en fossiles complètement improductifs... »


Il est peu d'affaires qui aient causé à Rogier autant de soucis, autant de contrariétés que celle qui est désignée dans notre histoire parlementaire sous le nom d'incident Dejaer-Bourdon. Lui, l'ancien journaliste ami de la publicité la plus large, le défenseur-né des droits de la commune, sera obligé, de par ses fonctions et en l'absence d'une loi, de faire acte d'autorité, d'autocratie gouvernementale presque, vis-à-vis d'une administration communale qui ne péchait que par amour de la liberté et de la publicité. Et quelle administration ? Celle de la ville même où il avait fait ses premières armes de journaliste, celle qui l'avait envoyé au Congrès national ! Situation étrange et pénible à la fois.

Voyons les faits.

La publicité des séances des conseils communaux et provinciaux avait été admise en principe par le Congrès national. Mais en attendant que des lois (qui précisément allaient être discutées pendant la session de 1833-1834) eussent organisé la commune et la province, la législation d'avant la Révolution devait être observée.

Devançant et escomptant le vote de la Chambre et du Senat, le conseil communal de Liège décida le 14 novembre 1833 que le public serait admis à ses séances.

Protestation des trois échevins : MM. Defooz, Plumier et Dejaer-Bourdon.

(page 299) Les deux premiers donnent leur démission, motivée sur cette décision qui était incontestablement illégale.

M. Dejaer-Bourdon, quoique partisan de la publicité des séances, déclare qu'il n'assistera pas aux séances ou le public sera admis, aussi longtemps qu'une loi ne proclamera pas l'obligation de la publicité des séances.

Le 14 décembre, le conseil communal décide que la déclaration de M. Dejaer doit être considérée comme une démission.

Le 18, M. Dejaer réclame contre cette interprétation : il entend bien rester échevin et conseiller communal.

En dépit de cette réclamation, que M. Dejaer appuie d'une protestation au Roi datée du 20 décembre, en dépit des hésitations d'une fraction importante du conseil communal, la Régence de Liège, par un arrêté du 23 décembre, convoque les électeurs pour pourvoir au remplacement de MM. Plumier, Defooz et Dejaer-Bourdon, démissionnaires.

Rogier, qui doit avant tout faire respecter la loi, va être obligé de rappeler à leur devoir d'intimes amis, tels que son ancien collègue de la garde communale, le bourgmestre Jamme.

Il le fera à contre-coeur, mais il le fera.

Il écrit au Gouverneur, le 31 décembre, que le ministère considère la destitution de M. Dejaer comme un abus de pouvoir de la part de la Régence ; que c'est le cas pour la députation des états provinciaux de faire usage de la prérogative qui lui est attribuée par l'article 99 du règlement des villes, en enjoignant à la Régence de surseoir à l'exécution de la décision du 14 décembre jusqu'à ce que le gouvernement ait statué à ce sujet.

Le 3 janvier 1834, plusieurs membres du Sénat protestent énergiquement contre l'abus de pouvoir du conseil communal de Liège. Rogier se joint à eux pour blâmer la conduite du conseil, mais il espère bien que le gouvernement ne sera pas forcé de proposer aux Chambres une (page 300) disposition spéciale en vue de faire respecter les droits de l'échevin Dejaer.

Le 4 janvier 1834, la députation des états enjoignit à l'administration communale de surseoir au remplacement de M. Dejaer. La majorité du conseil fut d'avis d'obéir, mais la Régence ne tint compte ni de l'injonction des états ni de l'avis du conseil. Au milieu des protestations et des réclamations de divers électeurs, il fut procédé les 15 et 16 janvier au remplacement de M. Dejaer en même temps que des deux échevins réellement démissionnaires, Plumier et Defooz.

A la Chambre des représentants, la conduite de la Régence, qui avait fini par se mettre en opposition non seulement avec le Gouverneur et la députation, mais même avec la majorité des membres du conseil communal, fut l'objet d'un blâme non moins vif qu'au Sénat.

Le bourgmestre et les trois échevins restants furent accusés - et il y avait bien quelque chose de vrai dans cette accusation - de se laisser entraîner par on ne savait quel fanatisme d'indépendance ; de s'être mis en tête d'administrer la ville en maîtres absolus, et de vouloir, alors que chaque pouvoir en Belgique avait ses limites, s'affranchir de toute règle et de tout contrôle. Telle était la pensée de l'immense majorité des représentants, qui trouvaient que le Gouvernement avait raison de casser les élections des 15 et 16 janvier et de défendre les droits de l'échevin Dejaer.

Inutile de dire que les irréconciliables de l'opposition criaient à l'arbitraire, à la violation de la liberté communale. Confondant les questions, ils disaient que le ministère avait peur de la publicité des séances des conseils communaux, qu'il voulait faire régner partout le silence !

M. De Robaulx, toujours personnel, incriminait violemment et injustement Rogier :

« Je viens défendre la Régence de Liège quand cette ville est (page 301) abandonnée, que dis-je ? attaquée par ses enfants ingrats, qui lui doivent d'être sortis de leur obscurité native, quand le sentiment de reconnaissance manque à ceux dont Liège a été le berceau... »

Qu'avait à faire ici la question de reconnaissance ? La loi est la loi.

Et d'ailleurs, en quoi Rogier pouvait-il être accusé d'ingratitude vis-à-vis des Liégeois, qu'il avait en 1830 conduits au combat et à la gloire ?

Rogier aurait pu répondre par l'élection, si peu reconnaissante, de 1831... Il n'en fit rien et il eut raison.

Son sang-froid ne l'abandonna qu’un moment dans cette affaire, où, sentant les difficultés et le péril même de la discussion, il avait écrit, en marge des notes préparées pour son discours, ces mots : « Gare aux subtilités et aux hors-d'œuvre ! »

Il parla des « scandaleux débats » de Liège. Le mot, trop vif, dépassait sa pensée : il déclara franchement le regretter.

D'ailleurs, il protesta contre l'intention qu'on lui prêtait d'être personnellement hostile au bourgmestre de Liège, M. Jamme, ainsi que l'avait insinué Gendebien qui le rendait responsable (Note de bas de page : Il ne paraît pas que le duel de 1833 eût rétabli entre Rogier et Gendebien l'amitié de 1830) en quelque sorte de prétendues insultes adressées à M. Jamme par un journal ministériel :

« … M. Jamme a été mon collègue ailleurs encore que dans le sein du Congrès et j'ai conservé pour lui personnellement un sentiment d'affection, qui m'empêchera toujours d'employer à son égard des expressions qui pourraient être prises pour des insultes. Cependant, autre chose est d'apprécier l'homme privé ou d'apprécier l'homme public. Au surplus, mes paroles n'ont pas porté sur des personnes, mais sur des choses. Nous n'avons pas au reste l'habitude de qualifier d'une manière inconvenante même les actes des individus, et ce reproche s'appliquerait bien mieux à ceux qui veulent ici donner aux autres des leçons d'urbanité et de langage qu'eux-mêmes méritent à chaque instant... »

(page 302) Par la faute de la presse de l'opposition, la situation s'était tellement envenimée à Liège, qu'on n'y parlait de rien moins que de rébellion ouverte. Le ministre de la justice consulta le parquet pour savoir si, en l'absence d'une loi, il ne conviendrait pas de déférer aux tribunaux les magistrats communaux qui refusaient ouvertement d'obéir à l'autorité supérieure, et de punir pour abus de pouvoir les échevins qui avaient remplacé MM. Dejaer, Plumier et Defooz.

Dans une lettre du 7 février, le procureur-général Doreye émit l'avis que les poursuites seraient difficiles et n'aboutiraient probablement pas, parce que certains éléments constitutifs du délit manquaient, ou n'étaient pas suffisamment prouvés.

Rogier d'ailleurs avait une profonde répugnance pour l'adoption de ce moyen extrême. Les formes de la justice sont lentes ; un procès, loin de calmer les esprits, envenimerait les passions et laisserait longtemps encore la ville de Liège en proie à des divisions intestines qui nuiraient singulièrement au développement de son industrie, comme aux améliorations administratives. Quelle que fût en outre l'issue du procès, il ne terminerait pas le débat. L'usurpation des échevins intrus pourrait être réprimée, mais la question resterait entière quant à la démission forcée de l'échevin Dejaer.

Ces inconvénients paraissaient à Rogier assez graves pour que l'on renonçât aux voies judiciaires et il fit partager cette opinion à ses collègues du cabinet.

Restait l'intervention du pouvoir législatif : ce moyen, Rogier le considérait comme préférable au premier, parce qu'il était, ainsi qu'il le dit à la Chambre, plus doux, plus efficace et plus prompt :

« Plus doux, car une loi exclura toute idée de violence, tandis qu’une condamnation judiciaire emporte avec elle une sorte de flétrissure ; plus efficace, en ce qu'il permet de trancher d'un seul coup les diverses questions qui compliquent l'affaire ; plus prompt, (page 303) parce qu'il permettra de rétablir immédiatement l'ordre légal là où l'arbitraire a depuis longtemps pris sa place, et ou l'action administrative est venue échouer contre des résistances opiniâtres... »

Le projet de loi que Rogier soumit à la Chambre le 24 février interprétait l'article 137 de la Constitution concernant les attributions provinciales et communales, et réglait les droits du pouvoir royal et de l'autorité provinciale.

Rogier déclara que son but n'était autre que de faire cesser l'oppression dont était encore victime l'honorable magistrat qui invoquait l'appui des Chambres et de réprimer des « excès qui compromettaient le sort futur des libertés communales » ; on rendrait enfin à une ville intéressante qui s'était « acquis des droits incontestables à la reconnaissance du pays par sa part glorieuse dans la Révolution », le calme et l'ordre que de fâcheux débats tendaient à lui faire perdre au moment où les esprits pourraient se porter utilement vers les travaux matériels et intellectuels.

Le projet n'eut pas de suites. Il semble que de part et d'autre on ait pris le parti d'attendre, sinon la discussion de la loi communale, du moins la fin du mandat (31 décembre 1834) de l'échevin Dejaer, qui continua jusqu'à ce moment à se considérer comme échevin. On a fait remarquer que, dans le cours de 1834, il signa plusieurs pièces en cette qualité, sans que ses adversaires jugeassent à propos de rompre le silence.

Rogier parlait le 24 février 1834, « d'excès qui compromettaient le sort futur des libertés communales. » Il est certain que les faits qui se passèrent à Liège ne durent pas modifier les idées des gouvernants, qui, préoccupés des nécessités du temps et désireux avant tout de ne pas laisser l’Etat désarmé vis-à-vis de ses adversaires, avaient déjà dans leurs études préliminaires sur (page 304) l'organisation de la commune et de la province, pensé à fortifier l'action du pouvoir central.

Mais avant de discuter la loi communale et provinciale, la législature allait avoir à s'occuper du projet de chemin de fer, dont Rogier signalait ainsi l'importance dans le discours du trône :

« Un vaste projet de communications, déjà soumis à votre examen et sur lequel les renseignements des principaux organes du commerce et de l'industrie ont jeté de vives lumières, deviendra bientôt la matière de vos délibérations. Le pays doit en recueillir de grands bienfaits et nos communs travaux sur cet important objet témoigneront de la sollicitude des grands pouvoirs de l’Etat pour les intérêts matériels du royaume... »

11. Préliminaires de la discussion de la loi du chemin de fer. Retards causés par l’examen des budgets et l’affaire Hanno. Vote de la loi par la Chambre des représentants

En 1831, deux ingénieurs éminents, MM. Simons et De Ridder, avaient été chargés d'aller étudier en Angleterre le fonctionnement du railway, puis de rédiger un projet.

Il ne semble pas que M. de Theux, qui, en sa qualité de ministre de l'intérieur, prit, dès la fin de 1831, connaissance des plans de ces ingénieurs, ait eu grande confiance dans les chances de réussite d'un railway dirigé par l’Etat. S'il proposa, en mars 1832, une voie d'Anvers à Visé par Diest et Tongres, il comptait la mettre en concession.

Rogier, lui, eut confiance : il crut à l'avenir de ce « chemin à ornières » auquel il s'intéressait déjà quand il n'était que journaliste. (Volume I, pages 98 et 99.)

Ce n'était qu'après de longues conférences avec les ingénieurs Simons et De Ridder, qu'il avait fait siens leur plan et leur système d'exploitation. Il les avait alors soumis au Roi et à ses collègues.

Approbation chez le Roi : hésitations dans le cabinet.

(page 305) Un paragraphe des Notes et Souvenirs porte :

« Loi des chemins de fer. Opposition qu'elle rencontre dans le sein du cabinet de la part de de Mérode. Scène chez le Roi. Lettre de Van Praet... »

Voici cette lettre de Van Praet à Rogier (26 mars 1833) :

« Le Roi a écrit ce matin au comte de Mérode pour lui faire envisager de nouveau les inconvénients qu'il y aurait à ce qu'il votât différemment de ses collègues. Sa Majesté vous engage à seconder de votre influence et de vos paroles les démarches qu'elle a cru devoir faire pour maintenir l'unité d'intentions et de vues entre les membres du cabinet. Elle ne doute point que, pour ramener au système du gouvernement les dissidents des deux Chambres, il ne soit nécessaire de mettre dans vos dispositions plus de calme que vous n'en conserviez par exemple hier soir.»

Ces derniers mots nous font comprendre la « Scène chez le Roi » des Notes et Souvenirs.

La lettre du Roi à de Mérode eut pour but de lui faire comprendre que, comme ministre, il ne pouvait se séparer de Rogier sur cette question. Le Roi lui persuada qu'il agirait en bon patriote s'il se ralliait au système de Rogier qui, faisant établir la voie par l’Etat, donnait à la loi « un caractère de nationalité au dedans et au dehors. »

Une enquête faite auprès des autorités provinciales et communales et de toutes les chambres de commerce, prouvait qu'elles étaient unanimes sur la haute utilité du projet et l'urgence de son exécution.

Une commission spéciale, composée de nos plus éminents ingénieurs, s'était montrée également favorable au projet du gouvernement, à part un de ses membres. Elle décida, après trois réunions (15, 16 et 17 mai) :

1° Par 6 voix (Teichmann, Urban, Noël, De Moor, Roget et Maurice Philippe) contre 1 (Vifquain), que l'établissement de la route projetée devait être effectué au compte de l’Etat ;

(page 306) A l'unanimité, Vifquain seul s'abstenant, que la direction proposée par Malines, Louvain, Liège et Verviers était la plus convenable.

Fort de l'approbation de cette commission et des sympathies unanimes de la haute industrie et du commerce, Rogier ne tarda pas à aller de l'avant.

Le 19 juin 1833, lecture était donnée à la Chambre de l'exposé des motifs d'un projet de loi autorisant un emprunt de 18 millions affecté à l'établissement de la première partie de la route en fer de la mer à l'Escaut, à la Meuse et au Rhin. En même temps étaient déposés les tableaux, plans et calculs à l'appui.

Les sections de la Chambre discutèrent longuement le projet de loi.

Ce n'est que dans la séance du 23 novembre que M. Smits, au nom de la section centrale qui tout en adoptant le projet du ministre, l'élargissait, déposa son rapport, dont la conclusion était un éloge sincère de l'œuvre entreprise par Rogier :

« Il serait digne de la nation belge de donner la première l'exemple d'une entreprise que tous nos voisins imiteront bientôt, et qui, en favorisant les relations et le contact des peuples, est peut-être destinée à exercer la plus heureuse influence sur le maintien de la paix en Europe. » (Note de bas de page, à propos du mot « la première » : L'Angleterre seule avait devancé la Belgique. L'inauguration du chemin de fer de Manchester à Liverpool, dit Michel Chevalier (Dictionnaire d'économie politique de Coquelin), est du mois de septembre 1830 ; la loi qui l'autorisait est du mois de mai 1826. Les lois qui autorisent les autres chemins de fer anglais ne datent à peu près toutes que de 1833 au plus tôt.

[La nation belge a eu l'honneur de donner cet exemple, grâce à l'intelligence et à la féconde activité de Rogier ; toutes les nations voisines l'ont imitée en se reliant successivement à notre réseau national, et il n'est pas besoin de dire combien les relations et le contact des peuples ont été favorisés par ce puissant instrument de civilisation que la Belgique a baptisé en lui donnant (page 307) définitivement le nom de « chemin de fer ». C'est bien là que le mouvement se démontre par la marche. Et si le chemin de fer n'a pas supprimé jusqu'ici la guerre, à laquelle on a trouvé moyen de le faire servir comme à la paix, c'est cependant plus que jamais une vérité de dire que son influence en faveur de la paix ne peut être contestée.

Le dossier des pièces et documents recueillis par Rogier en vue de soutenir la discussion du projet qui lui tenait tant à cœur, est extrêmement volumineux. Il avait d'ailleurs puisé à toutes les sources pour former ce dossier, comme l'atteste l'extrait suivant que lui adressait de Londres, le 11 avril 1833, le rapporteur même du projet à la Chambre, M. Smits :

« … Je n'ai cessé de travailler la question du chemin de fer, et je me flatte qu'au moment de la discussion j'aurai réuni dans des faisceaux divers toutes les armes convenables pour combattre nos adversaires.

« Je tiens à ce projet comme mon existence, non seulement parce que je sais qu'il est la base de notre édifice commercial, industriel et maritime, mais parce qu'il doit me procurer l'occasion de répondre à votre confiance et de vous prouver mon attachement ... » (Nous avons dit précédemment (page 203) que Rogier, gouverneur d'Anvers, avait su distinguer le haut mérite de M. Smits, secrétaire de la chambre de commerce. Il avait été heureux de le voir élire député d'Anvers par ses amis politiques en 1833.)

« Toutes les armes » étaient bien nécessaires, si l'on songe que non seulement certains représentants (obstructionnistes sur les questions extérieures) se préoccupaient - nous le verrons – de savoir « si les oeufs transportés de province ne seraient point transformés en omelettes en arrivant à Bruxelles » (!), mais qu'il y avait dans la Chambre même une forte minorité convaincue que l'établissement d'un vaste réseau de canaux serait préférable au chemin de fer.

Fallait-il donner la préférence au système perfectionné des chemins de fer, ou au système des canaux ?

M. Smits disait dans son rapport que la question avait été l'objet de débats assez longs dans les sections :

(page 308 : « Elle a été résolue affirmativement en faveur du premier système par trois des sections ; deux autres se sont prononcées dans le même sens, mais seulement à une faible majorité, tandis que deux membres de la troisième section n'ont adopté cette opinion que par suite de l'impossibilité reconnue de prolonger jusqu'au Rhin la communication projetée sans se servir du territoire hollandais. Un seul membre de la sixième section a soutenu la préférence absolue à accorder à une ligne navigable, et trois autres se sont abstenus déclarant n'avoir pas de renseignements précis pour se prononcer à cet égard.

« Quant à la section centrale, ayant pris en considération les avantages qui doivent résulter d'un chemin de fer sous le rapport de l'économie du temps et de la permanence des transports, elle n'a pas non plus hésité à adopter ce mode comme réunissant toutes les chances favorables d'une réussite parfaite. »

Ministre et rapporteur allaient donc marcher complètement d'accord pour soutenir la discussion publique. Rogier lui aussi tenant à ce projet « comme à l'existence », il y avait lieu d'espérer que la victoire serait la digne récompense de leurs efforts communs.

Mais il fallait être prêt à répondre à toutes les objections, ne laisser la moindre apparence de fondement à aucune critique, surtout ne négliger aucune haute considération politique à l'appui du projet, sans perdre de vue aucun de ses avantages matériels. C'est à quoi Rogier s'était préparé en consignant dans divers cahiers nombre de notes, comme il faisait lorsqu'il était journaliste et qu'il avait une étude importante, une question grave à traiter. (Voir volume I, page 88.)

Ces notes devaient lui servir de points de repère. Nous en citerons quelques-unes, pour faire voir comment il préparait ses discours ;

« Possibilité diplomatique. Nous sommes maitres ici d'agir ; sachons faire usage de notre liberté.

« Adjoindre, d'ailleurs, au besoin des ingénieurs anglais. Et l'ingénieur Stephenson se rendra au premier appel en Belgique.

« Emploi de l'armée.

(page 309) « Nous avons établi l'utilité de la route, sa possibilité sous le rapport physique, financier et administratif.

« Justice de l'entreprise envers le pays.

« Il faut lui rendre les débouchés que la Révolution lui a enlevés sans lui donner de compensation suffisante.

« Il ne suffit pas d'avoir rattaché à la Révolution les intérêts religieux et moraux ; il faut que les besoins matériels y trouvent leur compte, pour l'honneur de la liberté.

« Justice envers Anvers qui jouissait du Rhin, comme Liège de la Meuse.

« Pas injuste vis-à-vis du Hainaut. D'abord, si le projet de la section centrale est adopté, le Hainaut aura son embranchement. Déjà avantagé par la réduction des droits sur la navigation. On peut les réduire, d'ailleurs, de nouveau, si la justice distributive le requiert.

« Nous avons établi les avantages directs et indirects de la route. Nous prouverons d'ailleurs qu'elle est possible.

« A. Configuration du terrain. Il se prête merveilleusement à l'établissement d'une telle route. J'en aurais au besoin pour garant l'opinion du célèbre ingénieur Stephenson, auteur de la route de Liverpool á Manchester, de Londres à Birmingham. Il m'a déclaré qu'il ne con naissait pas de route en Angleterre dont les pentes fussent plus favorablement distribuées.

« La route pouvant se suffire à elle-même, la garantie offerte par l’Etat sera purement nominale.

« Supposons que sur les 35 millions engagés 25 millions fussent dépensés en pure perte, sans rapporter d'intérệt. Il en résulterait pour le pays une charge annuelle de 1.250 mille francs, soit 34 centimes par individu, à couvrir au moyen de l’impôt.

« B. Simplicité des ouvrages.

« C. Possibilité administrative. Ne pas se dissimuler les embarras qu'on se prépare.

« Commission.

« Voir ci-contre un projet d'arrêté. »

(page 310) Trois cents feuilles au moins de notes ainsi décousues et hérissées de renvois : voilà comment Rogier s'apprêtait à la lutte.

C'est grâce à cette préparation qu'il a pu apporter un véritable esprit de suite dans tous ses exposés ; c'est dans ces études préliminaires si consciencieuses, si fouillées, que se trouve le secret de la lucidité dont il fera preuve dans la discussion. Lui et le rapporteur s'étaient d'ailleurs, semble-t-il, distribué la tâche et s'entendaient pour ne laisser debout aucun obstacle, renversant tout devant eux comme la route elle-même qu'il s'agissait d'établir à travers monts et vallées, coupant fleuves et rivières et côtoyant les précipices.

Discussion mémorable qui fut la grande bataille économique de Rogier, après sa campagne révolutionnaire et son expédition d'Anvers, en attendant sa longue lutte pour l'indépendance du pouvoir civil.

Au nombre des documents curieux que renferme le dossier des études de 1833, figure un rapport diplomatique du général Goblet (daté de Londres le 26 juillet), répondant à une série de questions que Rogier lui avait posées en vue de s'appuyer sur les leçons de l'expérience pour soutenir devant les Chambres le mode d'exécution adopté par le gouvernement. Ce dut être une bien grande désillusion pour Rogier d'apprendre, par ce rapport de son collègue et ami, qui était allé poursuivre devant la Conférence les négociations diplomatiques, que « le système soutenu par le gouvernement était complètement réprouve en Angleterre ». Et la démonstration était faite de telle façon que l'honorable plénipotentiaire s'en excusait lui-même en ajoutant :

« .. Je vous ai exposé les opinions et les idées dominantes en Angleterre. Il m'eût été plus agréable d'avoir à confirmer celles qui ont dirigé le gouvernement du Roi dans la présentation de son projet aux Chambres. J'avais à résumer l’Etat de la question dans ce pays où elle a été envisagée sous toutes ses faces, théoriquement et (page 311) pratiquement ; c'était là l'objet que vous aviez en vue d'obtenir en posant les questions auxquelles j'ai répondu tout à l'heure, et, je le répète, je regrette beaucoup qu'elles ne se résolvent pas ici dans un sens favorable au système que nous cherchons à faire prévaloir... »

Ainsi, dans ce pays où Rogier avait espéré recueillir des arguments à l'appui de son système, ce serait au contraire l'opposition qui trouverait des armes pour le combattre !

Goblet disait que son travail était le résumé des conversations qu'il avait eues avec les hommes hautement recommandables par leur loyauté et leur pratique des affaires, notamment avec le docteur Bowring, dont le nom seul garantissait l'exactitude des données qu'il avait réunies sur la question.

S'il existait en Angleterre une catégorie de travaux exécutés pour le compte de l’Etat, ce n'était pas précisément ceux qui portaient « un caractère d'utilité générale et de nationalité ». Cette définition était tout au moins trop large. L’Etat ne se chargeait que des entreprises dont l'idée se puisait dans des considérations purement politiques, c'est-à-dire des entreprises qui, indispensables sous un point de vue politique quelconque, mais non pas demandées par l'industrie et le commerce, n'offraient aux particuliers aucune perspective de gain. On regardait le système de concessions comme le plus avantageux au commerce, d'abord à cause de la concurrence qui, si elle causait parfois la ruine des concessionnaires, constituait toujours un gain pour ceux qui usaient des communications, et ensuite à cause de l'obligation imposée par le gouvernement aux concessionnaires de baisser les prix de transport quand les bénéfices dépassaient un certain taux.

Garantie un peu illusoire, parce que les concessionnaires s'arrangeaient de manière à ne pas dépasser le taux fixé. Rogier pouvait d'ailleurs objecter (et il n'y manquera pas) que ce système du laissez-faire ne pouvait guère se (page 312) pratiquer dans un pays qui naissait à la vie en quelque sorte, et où manquaient les immenses ressources de l'industrie privée qui en Angleterre suppléaient à tout. Nos meurs et notre inexpérience se prêtaient mal au régime anglais.

Le rapport de M. Goblet ne se bornait pas à des observations économiques et financières ; il appelait en outre l'attention de Rogier sur un autre point aussi important, qu'il avait qualité pour traiter au point de vue diplomatique :

«... Vous vous rappelez que dans un des conseils du cabinet j'ai avancé qu'il serait dangereux d'exécuter le chemin de fer d'Anvers å Cologne, ou même d'en faire ressortir publiquement les avantages et les facilités d'exécution, avant que la question de l'Escaut n'ait été résolue. Mon opinion se fondait sur ce que les puissances n'ayant d'autre but que d'établir entre nous et la Hollande un certain équilibre commercial, chercheraient à nous astreindre, pour la navigation de l'Escaut, à des conditions comparativement plus dures si nous leur faisions entrevoir que nous avons les moyens de rompre cet équilibre et de faire pencher la balance de notre côté. Toutes les relations, tous les entretiens que j'ai eus avec les membres de la Conférence depuis que je suis à Londres, n'ont fait que me confirmer dans cette opinion... »

Heureusement, Rogier avait envoyé à Cologne le rapporteur du projet de loi, M. Smits, pour faire entendre au premier bourgmestre de cette ville que la Belgique était sur le point de réaliser une grande entreprise intéressant tout spécialement Cologne.

M. Smits réussit à persuader au bourgmestre qu'il était indispensable de réunir les négociants et les banquiers les plus influents pour les consulter sur cet utile et immense projet. La lettre que M. Smits écrivit à Rogier au sujet de la réunion de Cologne appartient à l'histoire, comme le rapport de M. Goblet :

« ... Je m'étais préparé d'avance, et bien que l'assemblée, réunie sous les mêmes voûtes où présidaient autrefois les empereurs romains, eût quelque chose de solennel, je suis cependant parvenu à (page 313) surmonter ma timidité et à faire ressortir la haute utilité et l'urgence du concours des provinces rhénanes dans la circonstance qui se présentait. La vérité exposée dans toute sa simplicité est toujours éloquente, et je suis heureux de pouvoir vous dire que la conviction dont j'étais pénétré moi-même a été partagée par tout le monde. Tous les esprits se sont ralliés et le président M. Merken lui-même, qui a toujours été opposé au projet, est venu nous offrir l'appui de son influence et de son grand talent. Enfin, ces hommes si froids, si réservés dans leur isolement, présentaient à la fin de la séance le spectacle animé de l'ancien Jeu de paume, et peu s'en fallut qu'ils n'imitassent l'exemple de cette fameuse assemblée en prêtant serment de ne pas abandonner nos intérêts.

« L'occasion était trop belle pour ne pas la saisir ; et ayant obtenu de nouveau la parole, j'ai fait sentir qu'il y avait actuellement une résolution positive à prendre ; que nous avions intérêt à connaître les intentions de la Prusse, et que conséquemment il était important de lui soumettre les trois questions suivantes :

« 1° Si la Belgique construit la route d'Anvers à la frontière de Prusse, la Prusse, de son côté, promet-elle de la continuer ou de la laisser continuer immédiatement jusqu'à Cologne ?

« 2° Si la Belgique accorde pour cette route le libre transit dégagé de toutes entraves et vérifications pendant le trajet des marchandises, la Prusse s'engage-t-elle à accorder la même réciprocité ?

« 3° Enfin si la Belgique accorde à ses entrepôts de commerce toutes les franchises désirables pour les marchandises provenant de l'Allemagne, la Prusse accordera-t-elle les mêmes avantages aux marchandises expédiées en Belgique sur l'entrepôt de Cologne ?

« Ces questions, Monsieur le Ministre, seront faites par l'opposition belge, et comme il serait impossible d'obtenir une solution directe par la voie diplomatique, j'ai pensé qu'il était utile d'essayer le moyen indirect, d'autant plus praticable que le gouvernement prussien est bien aise de pouvoir satisfaire aux désirs du commerce des provinces rhénanes chaque fois que l'occasion s'en présente.

« Les trois questions susdites ont été adoptées sans difficultés et il a été résolu, sur ma proposition, que toutes les personnes présentes se constitueraient en comité permanent jusqu'à leur solution, et qu'une députation serait prise dans son sein pour aller défendre ces grands intérêts dans la capitale de S. M. le roi de Prusse... »


Il est évident que c'est fort de ces informations que Rogier écrivit dans un de ses cahiers de notes (9 mars 1834) : (page 314) « Mise en adjudication du premier projet sans attendre le consentement officiel du gouvernement prussien. »

Il était à peu près sûr de ce consentement grâce aux instances du comité institué pour soutenir l'intérêt reconnu des provinces rhénanes. Quant à la question de l'Escaut, telle que l'avait indiquée le général Goblet dans le conseil de cabinet dont il est parlé dans le rapport cité plus haut, il est permis de croire qu'il en prit bonne note aussi, celui qui, ministre des affaires étrangères en 1863, devait en cette qualité négocier et signer le grand acte de l'affranchissement de l'Escaut.

En terminant sa lettre du 23 juillet 1833, le général Goblet disait : « La question de l'Escaut étant donc, dans ma manière de voir, fondamentale, j'attache une grande importance à l'arrivée immédiate de M. Smits, que j'ai demandée déjà dans une précédente dépêche à M. le ministre d'Etat chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères . » - Nous savons pourquoi M. Smits n'arrivait pas à Londres.

Il ressort du rapprochement qui précède que le concours du gouvernement prussien pour seconder l'entreprise de la Belgique était presque assuré à Rogier, et qu'il eût eu grand intérêt à le dire pour faire triompher son projet à l'intérieur. Mais d'autre part les avertissements diplomatiques qui lui venaient de Londres l'obligèrent à se tenir sur la réserve. Il lui importait de ne pas inquiéter la Conférence, dont le but en ce moment était « d'établir entre nous et la Hollande un certain équilibre commercial ». Il ne fallait pas que l'on s'aperçût trop vite que les moyens de communication seraient beaucoup plus faciles d'un côté que de l'autre.

Dans cette situation, que fera Rogier ?

Tout d'abord, il envoie M. Smits à Londres. Ensuite, il (page 315) obtient du ministre intérimaire des affaires étrangères que M. Goblet soit envoyé lui-même en Allemagne pour tâter diplomatiquement le terrain.

Lorsqu'il écrivait la note du 9 mars 1834, il était en possession d'un rapport de M. Goblet, arrivé de Francfort le jour même, et dont voici la conclusion :

« Selon moi, c'est dans les Chambres belges que sera résolue la question du chemin de fer à construire tant en Prusse qu'en Belgique. Telle est l'idée que le ministère doit faire prédominer durant la prochaine discussion : elle est simple, susceptible d'être comprise facilement, et j'aime à croire qu'elle triomphera de presque toutes les répugnances... »

Il en est ainsi pour la plupart des affirmations consignées dans les Notes et Souvenirs de Rogier : presque toujours, il y a une pièce à l'appui.

Il y avait deux mois que le rapport de M. Smits avait été déposé.


Rogier, qui avait à coeur de le faire discuter le plus tôt possible, en fit la proposition à la Chambre le 23 janvier 1834.

L'ordre du jour était épuisé. Il s'agissait de savoir si l'on aborderait en premier lieu ou les budgets, ou le chemin de fer. Rogier se dit que si l'on donnait la priorité aux budgets, dans la discussion desquels, comme d'habitude, se produiraient toutes sortes d'incidents, la session législative s'épuiserait sans profit, tandis qu'au contraire si l'on donnait la priorité au projet de chemin de fer, on se presserait pour arriver aux budgets dont le vote était indispensable. Il insista donc en faveur de cet ordre, en répondant à ceux qui alléguaient encore que la question n'était pas assez mûrement étudiée : « Il y a huit mois que les pièces ont été communiquées ; il y a deux mois que le rapport de la section centrale a été fait ; ce temps a suffi pour se mettre au courant de la question. »

(page 316) Dumortier et Gendebien prétendirent n'être pas suffisamment éclairés, et Dumortier, d'ordinaire plus prompt à juger, et plus audacieux pour tout entreprendre, trouva cette fois la question grave et pleine de difficultés.

Mais est-ce que les Chambres belges ont donc l'habitude de reculer devant les questions graves et pleines de difficultés ? s'écria Rogier. N'avons-nous pas eu à traiter, depuis trois ans, les questions les plus sérieuses et les plus difficiles qui aient été agitées en Europe depuis des années ? L'obstacle n'est pas un motif pour reculer ; c'est au contraire, pour des hommes de cour, un motif d'aller de l'avant ! Et voyant à l'aspect de l'assemblée qu'il y avait à peu à près autant de membres prêts à le suivre qu'à l'abandonner, il insista d'une manière plus pressante :

« ... Si dès maintenant le gouvernement avait l'assurance de l'adoption de la loi, il pourrait faire un grand nombre de travaux préparatoires et prendre ses dispositions de manière que la pioche pût frapper la terre que la route en fer doit féconder, dans les premiers jours d'avril, si pas avant. Mais l’Etat d'incertitude où vous le laissez paralyse toutes ses bonnes intentions... »

Devaux, à ce moment, se leva pour demander la mise à l'ordre du jour du projet de chemin de fer le lundi suivant, et l'on procéda au vote par assis et levé.

Deux fois l'épreuve ayant paru douteuse au bureau, on réclama l'appel nominal, lequel constata qu'il y avait 35 membres favorables à la motion et... 36 opposants !...

Après le vote, qui laissa Rogier en apparence très calme, bien qu'il se morfondît sourdement en face de Dumortier exultant, la Chambre adopta par 61 voix contre 6 la proposition de M. Dellafaille de remettre après le vote des budgets la discussion relative au chemin de fer.


On en était, le 17 février, au budget de l'intérieur. Rogier, impatient d'en finir, se tirait le plus rapidement (page 317) possible des difficultés qu'on lui suscitait, lorsque deux questions furent posées par l'opposition en vue, disait-elle, de la discussion du projet de chemin de fer.

La première : Jusqu'à quel point le gouvernement prussien consentirait-il à faire de son côté un chemin de fer de Cologne à la frontière belge ?

La seconde : Quel serait le tarif qu'on établirait ? car c'était là, disait Gendebien, « la pierre angulaire de l'opération ».

Quant au premier point, heureusement, Rogier commençait à se rassurer, son collègue Goblet ayant été nommé depuis quinze jours envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près le roi de Prusse, et ce point étant un de ceux qui étaient le plus particulièrement recommandés à sa sollicitude par le Roi et le cabinet. A ce moment, Rogier n'avait pas encore de certitude, mais il ne lui paraissait pas douteux, répondit-il, que le gouvernement prussien autoriserait la construction de la route en fer de Cologne à notre frontière.

Sur le second point, le rapporteur, M. Smits, répondit que la question était tout à fait prématurée. En effet, on ne pouvait être fixé dès ce moment sur le taux du tarif, attendu que le montant de la dépense de construction n'était point connu et ne pourrait l'être qu'après l'achèvement des travaux,

Aussitôt, Gendebien de s'écrier qu'il serait impossible à des représentants consciencieux de voter l'établissement d'un chemin de fer sans savoir ce qu'il coûterait. Mais Rogier tourna la difficulté en ajournant toute explication jusqu'à l'ouverture de la discussion du projet.


Un incident d'une tout autre nature surgit alors.

M. d'Hoffschmidt, député du Luxembourg, annonce qu'il a entendu parler d'un acte de violence commis par le général commandant la forteresse de Luxembourg.

(page 318° Cet acte est révélé dans les termes suivants au Moniteur du 19 février :

Dans la nuit du 15 au 16, un fort détachement de la garnison de Luxembourg s'est rendu au village de Bettenbourg où il a arrêté, dans son domicile, M. Hanno, commissaire de district, qu'il a conduit dans la forteresse. »

Au village de Bettenbourg, c'est-à-dire dans un rayon contesté par les deux parties en attendant la délimitation définitive.

Changeons les temps, les lieux et les circonstances, et à la lueur des événements qui se sont passés ailleurs, demandons-nous de quel côté se trouvaient en 1834 les véritables hommes d'Etat de notre Révolution : du côté des ministres qui voulaient apprécier l'attentat avec calme, de crainte d'exciter contre nous la Diète germanique sans savoir si on ne la mettrait pas en cause imprudemment ? ou bien du côté des exaltés qui voulaient qu'on mît sur l'heure le siège devant la forteresse de Luxembourg ?

Ce furent pourtant ces derniers qui eurent le dessus dans les deux Chambres. Dans des adresses au Roi, on offrit au gouvernement tous les moyens qu'il jugerait nécessaires « pour obtenir réparation de cet attentat et pour faire respecter à l'avenir les droits et la dignité du pays ».

Il y eut un rapport très circonspect du ministre des affaires étrangères, le comte Félix de Mérode, et le Roi, d'accord avec ses ministres, répondit prudemment à l'adresse de la Chambre : « Je suis convaincu comme vous que le dernier acte de violence (il y en avait eu un autre réglé d'une façon satisfaisante, l'affaire Thorn-Pescatore) n'a point été autorisé par la Diète germanique, qui a montré une constante sollicitude pour la paix générale. J'accepte vos offres avec satisfaction. Je les mettrai à profit si les moyens dont je dispose venaient à être insuffisants. »

En vain le ministre de la guerre sollicitait-il des crédits (page 319) qui lui permissent au besoin de doubler l'effectif de l'armée et de pourvoir aux besoins du service pour le premier semestre 1834. Le jour même où une estafette partie de Francfort apportait à sir Adair, le chargé d'affaires de l'Angleterre à Bruxelles, la nouvelle que l'ordre avait été donné de remettre M. Hanno en liberté, le 28 février, voici un aperçu de ce qui se disait à la Chambre :

« Toute demi-mesure en pareil cas n'est pas seulement une faute, c'est un crime. Ce n'est pas autour du rayon stratégique qu'il faut établir nos troupes, c'est sous les murs mèmes de Luxembourg afin de tenir en respect son insolente garnison et de faire un acte de possession digne d'un peuple qui sent le prix de sa liberté... » (De Puydt.)

« C'est à nous à déclarer hautement que le ministère Lebeau doit cesser de gouverner en Belgique s'il ne veut sur-le-champ suivre l'impulsion du pays qui réclame prompte et éclatante vengeance !... » (Baron d’Huart.)


L'incident Hanno vidé, et après que le Moniteur eut publié le 4 mars toutes les pièces de cette affaire, qui prouvèrent qu'il n'y avait eu là qu’un excès de zèle militaire auquel la Diète germanique était complètement étrangère, on allait enfin aborder la discussion de la loi des chemins de fer lorsqu'un adversaire du ministère imagina de proposer la reprise d'une discussion sur la loi relative aux enfants trouvés.

Rogier insista pour la mise à l'ordre du jour du lendemain de la loi du chemin de fer :

« Le projet de loi sur le chemin de fer a été mis à l'ordre du jour à plusieurs reprises. Je ne sais si on soupçonne de notre part quelque crainte de voir surgir des arguments nouveaux contre le projet. Nous sommes plutôt en droit de supposer à nos adversaires éventuels la crainte de rencontrer des arguments décisifs en faveur du projet, quand nous voyons tous les moyens qu'on emploie pour en ajourner la discussion...

« M. De Robaulx. - Je suis étonné qu'on suppose à des adversaires qu'on ne connait pas la crainte de voir le ministère présenter (page 320) des arguments nouveaux et péremptoires. Je suis persuadé, pour mon compte, que le ministère a produit tous ses arguments, et que ceux sur lesquels il compte c'est le ban et l'arrière-ban des amis appelés pour voter le chemin de fer. Je demande la ntinuation de la discussion sur les enfants trouvés. »

La Chambre donna raison à Rogier et décida qu'elle entamerait le lendemain 10 mars, la discussion de la loi concernant le chemin de fer. (Note de bas de page : Le Moniteur du 10 publie un arrêté royal nommant les ingénieurs Simons et Deridder « commissaires du Roi, à l'effet de défendre en son nom devant les Chambres le projet de loi relatif à la route en fer ». A l'ouverture de la séance, le secrétaire, M. de Renesse, après avoir donné communication à l'assemblée de cet arrêté de nomination, ajouta que le ministre de l'intérieur avait adressé à la Chambre des documents et pièces pour être soumis à l'examen des membres, avec un modèle en petit de wagon et d'ornières en fer (c'est ainsi qu'on appela encore quelque temps nos rails).

Aujourd'hui que le chemin de fer a conquis le monde et est devenu le principal agent de circulation et de transport, s'imaginerait-on, que, par esprit d'opposition, les adversaires de Rogier aient pu, pour l'enrayer, supposer sérieusement qu'il ne s'agissait que d'une question de camaraderie ou d'amour-propre !


Dès le début de la discussion, un député qui s'était empressé d'examiner les dernières pièces déposées sur le bureau, M. De Puydt, constata que parmi les pièces se trouvaient deux documents qui prouvaient que le gouvernement prussien autorisait des compagnies concessionnaires à établir une route en fer de Cologne vers Amsterdam et de Cologne vers la frontière belge.

Preuve que le général Goblet avait eu raison de supposer, en conseil de cabinet et dans sa correspondance diplomatique, que le gouvernement prussien s'efforcerait de ne point favoriser la Belgique au détriment de la Hollande, ce qui était d'ailleurs facile à prévoir.

(page 321) Les documents auxquels M. De Puydt faisait allusion et dont la lecture aurait pu dispenser M. Dumortier de faire une motion fort peu bienveillante pour Rogier qu'il accusait de lancer le pays dans des dépenses « illusoires et frustratoires », étaient les rescrits suivants :

« A. J'accorde mon assentiment à l'établissement d'un chemin de fer de la frontière occidentale du pays jusqu'à Cologne, qu'une compagnie réunie dans cette dernière ville propose de former par actions, sous les mêmes conditions que celles exigées pour le chemin de fer entre Cologne et Amsterdam.

« ( Signé ) FREDERIC-GUILLAUME.

« N. B. Je ne trouve aucune objection contre l'établissement d'un chemin de fer d'Amsterdam à Cologne que le lieutenant-colonel néerlandais Baker a l'intention de faire construire par actions, aux mêmes conditions que les autres routes publiques.

« (Signe) FREDERIC-GUILLAUME. »

Le ministre estimait - et il avait raison - que ces déclarations suffisaient. L'Allemagne avait un tel intérêt à la continuation des lignes sur le territoire prussien, qu'aucun doute n'était possible à cet égard. En supposant d'ailleurs que le chemin de fer ne fut pas continué en Prusse, ce n'était pas une raison pour ne pas le construire en Belgique, pour renoncer à une entreprise qui devait faire tant de bien à la Belgique.


Rogier avait commencé à déclarer que legouvernement se ralliait aux amendements de la section centrale.

Le projet initial était l'établissement d'une ligne d'Anvers à la frontière prussienne par Diest, Tongres et Liège. Il avait été question un instant de diriger la ligne par Maestricht, mais force fut de renoncer à cette idée le jour où tout espoir de posséder Maestricht eut été enlevé à la Belgique.

La section centrale, avec laquelle Rogier marcha toujours d'accord, proposait que le railway passât par (page 322) Malines, Louvain, Tirlemont, Liège et Verviers, avec deux embranchements : de Malines sur Bruxelles et la France par Namur, Mons ou Charleroi, et de Malines sur l'Angleterre par Termonde, Gand, Bruges et Ostende.

Rogier ne comprenait pas qu'on pût ne voir dans une pareille question qu'un misérable calcul d'amour-propre, mais il disait qu'il tenait à honneur d'attacher son nom à une entreprise qui dotait le pays d'un immense bienfait.

M. Dumortier trouvait mauvais que le vote du chemin de fer fût transformé par M. Rogier en une question d'honneur... « Il veut sans doute qu'on dise la voie Rogierienne comme on disait jadis la voie Appienne... » Rogier riposte :

« ... Je ne sais si la voie d'Ostende au Rhin est Dumortierienne ou antidumortiérienne, mais je sais qu'elle est nationale. Il ne suffit pas à la Révolution belge d'avoir donné au pays la Constitution la plus libérale, elle doit compléter son œuvre par un fait matériel de la même portée. Cette entreprise sera aux intérêts matériels du pays ce qu'est notre Constitution à ses intérêts moraux... »

Et voulant être juste même à l'égard de ses adversaires du moment - en vue peut-être d'ailleurs de les rallier, - il fit un mérite à de Theux d'avoir lui-même préparé un projet sous son « laborieux ministère » précédent, mais en rappelant à son propre honneur que l'idée première du projet avait été émise par lui, Rogier, au gouvernement provisoire (Note de bas de page : Thonissen l'attribue à tort à Gendebien. La vérité est que Gendebien la reprit le 28 octobre 1830, à la nouvelle du bombardement d'Anvers) et en ajoutant qu'il était à regretter que l’Etat dans lequel se trouvait à cette époque le trésor public n'eût pas permis au gouvernement provisoire d'exécuter le chemin de fer par lui-même.

C'était en effet bien plus facile alors ! Un bout de (page 323) papier... Rogier écrivait : « Le gouvernement provisoire... considérant... décrète... » Et tout était dit. Il en eût été du chemin de fer comme de tout le reste, et le Congrès national eût ratifié cet acte comme les autres. Même sans aucun plan arrêté.IIl eût suffi de nommer dans le même décret une commission chargée de l'exécuter, et l'on pense bien qu'avec son esprit pratique Rogier n'y eût point manqué.

Tandis qu'à présent que la Belgique était constituée, avec une situation du trésor plus brillante que celle de tous les anciens Etats de l'Europe - c'était établi dans l'exposé du budget présenté par le ministre des finances, - le gouvernement rencontrait des embûches et des difficultés de toutes sortes et se voyait toujours entravé dans sa marche avec une véritable acrimonie.]

Rogier apportait cependant une entière bonne foi dans la discussion. Il se prêtait à toutes les combinaisons qui pouvaient assurer le succès de cette œuvre dont il attendait des résultats splendides. Il était toujours prêt à faire droit aux réclamations des arrondissements et des localités qui se disaient sacrifiés, lorsque ces réclamations avaient pour elles la justice et le bon sens. Seuls, les préjugés (et Dieu sait si la Chambre s'en fit souvent l'écho !) le trouvaient revêche.

Il fit des concessions maintes fois, pour calmer des plaintes qui lui paraissaient légitimes, quoiqu'elles fussent exprimées dans un langage presque révolutionnaire. C'est ainsi qu'il consentit à l'abaissement des péages sur les canaux du Hainaut.

Les députés de cette province affirmaient que le chemin de fer allait les ruiner. Ecoutons Gendebien :

Après m'être adressé en vain à votre justice, à votre équité, à votre honneur, je me vois dans la nécessité de vous dire le dernier mot de mes concitoyens du Hainaut... Ils ne souffriront pas qu'on les sacrifie soit aux orangistes, soit à la province de Liège... Ils (page 324) se sépareraient plutôt de la Belgique. Le Hainaut a déjà fait assez de sacrifices en se rattachant à la métropole, en faisant cause commune avec la Belgique... » (Note de bas de page : Certes, l'opposition fut vive dans le Hainaut, dont l'industrie devait cependant bénéficier puissamment de la création du chemin de fer. Mais Gendebien dépassait la mesure en parlant de la sécession probable de cette province en cas de vote du projet.)

- Etait-ce bien, possible qu’un ancien membre du gouvernement provisoire tînt ce langage :

« ... Tenez-en bonne note ; le Hainaut ne fera plus d'autres sacrifices. Si vous ne voulez pas entendre le langage de la raison, on vous fera entendre celui de la force... »

Après la note tragique, la note fantaisiste, bouffonne même :

M. Eloy de Burdinne nie que le chemin de fer puisse être utile à l'agriculture. « Tout au plus pourra-t-il aider au transport des produits de quelques fermiers voisins de la route... Encore le lait, en arrivant, sera du lait battu... »

On rit, dit le Moniteur. – M. De Robaulx ajoute : « ... et les oeufs arriveront en omelette ».

On rit encore, continue le Moniteur.

Non seulement plusieurs députés (ce n'était pas les moins considérables) contestaient l'utilité du chemin de fer au point de vue de l'agriculture, mais ils allaient jusqu'à soutenir qu'il lui serait absolument nuisible, qu'on élèverait beaucoup moins de chevaux, etc.

Que de catastrophes allait provoquer cette institution maudite, si l'on en croyait certains pessimistes !

Le cabotage, les bateliers des canaux, les éclusiers, les tireurs de bateaux, des milliers d'ouvriers, disait M. Hélias d’Huddeghem, allaient être mis sur le pavé...

Le commerce de transit, établi sur une large échelle, serait funeste à nos intérêts commerciaux, disait M. Desmet, qui ajoutait : « C'est uniquement au profit de nos (page 325) généreux amis les Anglais et de nos bons amis les Hollandais, que le gouvernement travaille... »

Les espérances des partisans du projet, s'écriait de son côté M. Seron, ce sont des « contes des Mille et Une Nuits... La communication que l'on propose est ruineuse et inutile... »

Quand Rogier, persistant, malgré les nombreux partisans des concessions privées, dans le système d'exécution par l’Etat, déclare qu'il ne veut pas livrer le pays à l'avidité d'une société privée, M. De Puydt réplique qu'il ne connait rien de plus funeste à l'intérêt du pays que l'exécution hasardée (?) de ces projets gigantesques.

«... Je voudrais que la responsabilité de cette entreprise ne fut pas un vain mot et que si, par la faute des auteurs du projet, par celle des ministres qui en veulent poursuivre l'exécution aux frais de l’Etat, les dépenses devaient dépasser les prévisions, l'excédent en fût supporté par eux et qu'ils en fussent responsables par corps... »

On vit presque le moment où cette motion bizarre allait être adoptée.

Elle n'était pas d'ailleurs pour effrayer Rogier, qui avait la foi, la foi qui entraîne les majorités.

(G

Secondé énergiquement par le rapporteur de la section centrale et par MM. Nothomb et Devaux, il finit par avoir raison d'une hostilité qui faisait arme de tout. A certaines heures, il s'éleva à la véritable éloquence : ainsi, le jour où il démontra que la Belgique pourrait conquérir l'indépendance commerciale, non point par la guerre dont les chances seraient incertaines, mais par le grand travail d'art qu'il préconisait, et qu'elle commettrait un véritable suicide si elle abandonnait le marché de l'Allemagne à la Hollande, aux villes hanséatiques et à la France...

« ... Malheur au pays qui se laisserait devancer dans cette carrière ! Honte au pays qui se disant libre laisserait sa liberté s'endormir dans un mol abandon, dans un lâche égoïsme ; qui, ayant devant les yeux (page 326) une perspective si prospère, les fermerait invinciblement ; qui, ayant entre les mains l'instrument de sa propre fortune, laisserait misérablement l'instrument se briser entre ses mains ! Mais gloire à la nation qui, à trois années de sa naissance, après avoir traversé des jours mauvais, se montrerait l'égale des plus fortes et des plus anciennes ; qui, enchaînée et mutilée, hélas ! en deux de ses parties, saurait se redresser sur elle-même et puiser dans ses propres forces des germes de vie et de gloire ! C'est à de tels signes que se reconnait la véritable grandeur d’un peuple ; c'est par de tels combats qu'on fait oublier de douloureuses défaites ; c'est par de telles victoires qu'on égale et qu'on justifie d'anciens triomphes, que l'on conquiert ce qui peut rester de Belges hostiles ou même indifférents à la Belgique ; que l'on fortifie le sentiment national ; que l'on obtient l'estime, la considération, les sympathies de l'étranger ; qu’une nation laisse des traces de son passage dans le monde et lègue à l'avenir un nom respecté... »

[L'opposition cependant ne désarmait pas devant cette parole réellement superbe, devant cette argumentation sobre et vigoureuse tout à la fois. Elle ne se laissait pas davantage convaincre par ces considérations de Lebeau, qui sont dans le même ordre d'idées :

«... On l'a dit avec raison, la Révolution a froissé beaucoup d'intérêts et au dehors a excité des préventions... Par la loi proposée, vous associez l'Allemagne à la question de l'Escaut ; vous rattachez à la cause de l'indépendance belge tout ce qu'il y a d'hommes honorables et éclairés dans le parti connu sous le nom d'orangiste ; vous vous ralliez l'industrie et le commerce dont les plaies ne sont pas encore cicatrisées. Vous préparez ainsi la fusion du parti, et si un jour de collision s'élevait entre la Hollande et nous, vous compteriez dans vos rangs ces mêmes hommes dont les intérêts seraient désormais liés à la nationalité et à l'émancipation commerciale de notre patrie... »

C'est à la séance du 18 mars que Lebeau prononçait ces paroles.

Trois jours après, Gendebien fit la déclaration suivante en terminant un discours plein d'emportement :

« Je voterai contre le projet à cause du peu de confiance que j'ai dans notre état financier et dans notre situation politique et parce que je craindrais que cette dépense ne fût faite en pure perte.

« Si les bruits arrivés d'hier sont exacts, la Hollande aurait organisé une armée de 30 à 35 mille hommes et la ferait avancer sur notre frontière !... »

(page 327) Quoi ! dira-t-on, ces ministres hollandais auraient-ils donc entendu la parole de Lebeau et auraient-ils sur l'heure résolu d'en venir aux mains pour empêcher que le vote de la loi du chemin de fer eût les conséquences indiquées par lui au point de vue de la fusion ?

Les « bruits d'hier » étaient arrivés à la connaissance de Gendebien par le Courrier des Pays-Bas.

L'Indépendant les avait de son côté reproduits et appréciés sans en nier l'exactitude. L'Indépendant devait savoir d'ailleurs ce qu'il faisait, étant en rapports suivis avec Rogier, Lebeau et Devaux auprès de qui il eût pu se renseigner sur le but de la mobilisation par la Hollande de 30 à 35 mille hommes en ce moment.

Gendebien demanda au gouvernement s'il était en mesure de repousser éventuellement une invasion et si le ministre de la guerre pourrait venir le déclarer devant la Chambre.

Nous nous imaginons qu'à ce moment Rogier, qui était le plus perspicace des politiciens, dut se dire : « Voilà mon chemin de fer voté ! »

En effet, à l'ouverture de cette même séance, la onzième de la discussion générale, il en avait enfin obtenu la clôture, après avoir pris la parole une dizaine de fois, sans compter qu'alternativement il passait de la Chambre au Sénat pour soutenir la discussion de son budget. Il laissa dire et faire. Que savait-il après tout, lui, des intentions des Hollandais ? A la fin de cette séance, la Chambre passa au vote, sur cette question de principe qui dominait tout : « Les routes en fer portées au projet seront-elles faites par le gouvernement ? » La question fut résolue affirmativement par 55 voix contre 35. C'était un succès presque inespéré.


A l'ouverture de la séance du 23, l'incident soulevé par (page 328) Gendebien se termina par une réquisition adressée au ministre de la guerre de se présenter le lendemain à la Chambre, à l'effet de s'expliquer sur les armements hollandais et sur la possibilité qu'il y avait pour lui d'y faire face le cas échéant.

L'interpellation au ministre de la guerre fut formulée donc le 24 mars, par M. Frison qui porta à la tribune « les bruits inquiétants répandus dans le public ». Il s'agissait de savoir ce que signifiait cette augmentation de 30 à 35 mille hommes du corps hollandais, coïncidant avec le retour du prince d'Orange de Saint-Pétersbourg. N'allions-nous pas être victimes d'une combinaison machiavélique ? En d'autres termes, les puissances du Nord n'étaient-elles point disposées à faire grâce à la révolution française (celle de Juillet) au prix du sacrifice de la nôtre ?

Le ministre de la guerre répondit tranquillement que, d'après ses rapports, l'augmentation des contingents hollandais était due au rappel des permissionnaires sans le corollaire de l'envoi en congé d'autres classes, et que nous n'avions aucune raison de manquer de foi dans l'exécution des traités. Il avait toutefois conscience de sa responsabilité, et on pouvait s'en rapporter à lui du soin de prendre les mesures nécessaires pour faire face à toutes les éventualités. Il avait rappelé les troupes de leurs campements pour leur faire prendre leurs quartiers d'hiver dans les garnisons. Il avait à sa disposition les crédits nécessaires pour rappeler sous les armes un nombre égal de permissionnaires, et les troupes recevraient ordre de rejoindre leurs campements.

Mais n'arriveraient-elles point trop tard ? Et n'allaient-elles pas être exposées à une nouvelle humiliation après la honte de la défaite de Louvain ?

Tel fut le thème de la discussion qui s'engagea, et M. de Brouckere lui-même ne se fit point faute de dire que notre brave armée avait été suffisamment humiliée par le (page 329) concours de l'armée française appelée pour expulser les Hollandais d'Anvers ; qu'il espérait bien qu'on ne devrait pas recourir une seconde fois à un pareil procédé.

La verve de l'opposition, spécialement de Dumortier et de Gendebien, trouva à s'exercer sur un pareil sujet. Dės le premier mot du ministre de la guerre, le premier de ces orateurs déclara qu'il avait toute confiance en lui, mais qu'il devait « déverser tout son blâme » sur ses collègues qui demeuraient « impassibles ».

Pourtant, ce ne fut qu'un feu de paille. Après quelques paroles rassurantes du ministre des affaires étrangères (1) et une réplique du ministre de la guerre demandant qu'on ne l'obligeât pas à dire à quelles mesures il pourrait avoir recours au besoin, l'incident fut clos (Note de bas de page : Le chargé d'affaires du gouvernement britannique à La Haye, sir Jerningham, avait, à la demande de notre gouvernement, reçu ordre de provoquer des explications du ministère hollandais sur la concentration des troupes aux frontières de la Belgique, en même temps que sur les retards qu'il mettait à s'exécuter vis-à-vis de la Conférence de Londres pour arriver à l'entente définitive avec les Belges. Le baron Van Zuylen, ministre intérimaire des affaires étrangères, donna des explications parfaitement rassurantes, non sans faire remarquer malicieusement au diplomate anglais que les discours belliqueux dont la tribune belge retentissait tous les jours pourraient bien légitimer des mesures de précaution. Voilà pourquoi Rogier, Lebeau et de Mérode étaient « impassibles ») ; la discussion des articles du projet de chemin de fer s'engagea pour marcher cette fois très rapidement, sous l'impression peut-être d'une inquiétude exagérée, et ce fut le résultat le plus clair de cette nouvelle levée de boucliers, provoquée par une maladresse du gouvernement hollandais dont il eut seul à se repentir.


Est-ce que la manifestation du rachat des chevaux du prince d'Orange, dont nous allons avoir à nous occuper, ne fut pas greffée sur cette maladresse, en vue peut-être de la réparer ?

Toujours est-il qu'à la séance du 28, quatre jours après la clôture de l'incident sur les armements hollandais, la loi fut adoptée par 56 voix contre 28 et 1 abstention.

On comprend quelle dut être la joie de Rogier, dont la loi était enfin transmise au Sénat. Il aurait sans doute encore à la défendre dans cette assemblée, mais il avait dès lors la certitude d'un succès éclatant. Aussi prépare-t-il dès ce moment les derniers moyens d'exécution, résolu à faire promulguer la loi aussitôt qu'elle aurait passé par sa dernière épreuve et à mettre le chemin de fer en adjudication avec le moins de retards possible.

Mais les orangistes veillaient...

12. La souscription pour le rachat des chevaux du prince d’Orange - Les pillages d’avril 1834 à Bruxelles - Vote par le sénat de la loi du chemin de fer - Agitation à Gand, Liège, Louvain - Loi contre les manifestations orangistes

Puisque le ministère comptait sur l'expansion des intérêts matériels pour rallier définitivement les adversaires du nouveau régime issu de la Révolution, les orangistes tentèrent un dernier effort pour ébranler la monarchie en provoquant une contre-révolution.

Nous voulons parler de cette audacieuse souscription pour le rachat des chevaux du prince d'Orange, du commandant en chef de l'armée ennemie, récemment rentré de Saint-Pétersbourg où l'on supposait, comme disait M. Frison en pleine Chambre, qu'il était allé prendre le mot d'ordre d'une réaction au profit de l'autorité « légitime » issue en 1815 du complot de la Sainte-Alliance. Les orangistes avaient d'autant plus de confiance dans cette entreprise de contre-révolution, qu'ils s'imaginaient faire le jeu secret du prince de Talleyrand, ami du prince de Lieven, représentant de la Russie.

Le calcul des orangistes était, il faut le dire, d'une rouerie page 331) toute machiavélique. L'aristocratie fidèle à l'ancien régime, entraînant les intérêts industriels et commerciaux dont ce régime avait fait la fortune, qu’adviendrait-il si la garde civique mal organisée était impuissante à arrêter l'expansion des colères provoquées par les souscripteurs ? Qu'adviendrait-il si l'armée indignée laissait faire le peuple avide de vengeance, au lieu de se jeter résolument en travers de ce mouvement ?

Le rappel des permissionnaires hollandais a été considéré généralement comme une faute, dont le ministère belge profita pour précipiter le vote de la loi du chemin de fer.

Mais quand on examine de plus près les événements qui se passèrent à Bruxelles au commencement d'avril, on en est à se demander s'il n'y avait pas là une manœuvre préméditée pour attirer nos troupes dans leurs campements de la frontière afin de livrer les villes sans garnisons à un coup de main orangiste ?

Sous la date du samedi 5 avril, la lettre suivante avait été adressée au Moniteur belge :

« Monsieur le directeur,

« Une liste des souscripteurs pour l'achat des chevaux du prince d'Orange circule et a été remise avec profusion à domicile ; j'ignore dans quel dessein, mais il m'importe d'éviter une erreur en ce qui me concerne.

« Le nom de Huysman d'Honssem y figure sans autres qualifications, Je vous prie, monsieur, d'insérer la présente réclamation dans votre prochain numéro afin d'avertir mes concitoyens que ce n'est pas moi que ce nom désigne.

« Agréez, etc.

« (Signé) F. V. Huysman d’Honssem, agent du trésor dans la province de Brabant, rue Léopold, 7. »

Voilà le fait précis. Il est parlé de liste des souscripteurs, et non de souscriptions. Les uns espéraient évidemment entraîner les autres et c'est bien dans ce but qu'ils se (page 332) mettaient en avant, avec bon nombre d'anonymes dont la plupart, disaient-ils faussement, étaient des officiers de l'armée.

Les meneurs avaient-ils compté sans le peuple ? ou bien espéraient-ils, en le provoquant, amener des troubles dont ils tireraient parti pour la restauration du gouvernement déchu ?... L'une et l'autre hypothèse sont possibles.

Dans tous les cas, dès le samedi 5 au soir, quelques centaines de patriotes, furieux des commentaires que la presse orangiste donnait depuis quelques jours à la « souscription d’Orange », s'en allèrent briser les vitres de la société orangiste du Cercle, des bureaux du Lynx, le plus insultant des journaux antibelges, et des hôtels de deux souscripteurs importants, le duc d'Ursel et le marquis de Trazegnies.

L'administrateur de la sûreté publique, sur l'ordre du ministre de la justice, avait signalé le 5 au matin, à M. Rouppe, bourgmestre de Bruxelles, l'effervescence produite par la publication des noms des souscripteurs et par un pamphlet anonyme excitant le peuple à la vengeance :

« L'orangisme nous jette le gant, disait ce pamphlet ; ramassons-le et courbons encore une fois ces insolents sicaires du despote dont la tête altière veut se relever, mais dont un souffle subit peut le faire tomber. Il faut anéantir cette race infernale, il faut que cette plante vénéneuse soit arrachée avec sa racine. Vive Léopold ! Vive la Belgique ! Guerre d'extermination aux ennemis de la patrie !... » Il est bien permis de voir là l'œuvre d'un agent provocateur.

La police réussit à dissiper les groupes et on put croire que tout en resterait là.

Mais ce n'était que le prélude des scènes bien autrement déplorables du lendemain.

Vers neuf heures du matin, comme si un mot d'ordre (page 333) avait été donné, dix bandes armées se portèrent en même temps vers dix endroits différents.

Les hôtels de Trazegnies, d'Oultremont, de Ligne, d’Ursel, de Béthune, les maisons ou les ateliers de certains amis fougueux ou de fournisseurs du prince d'Orange - du graveur De Wasme-Plétinckx et du carrossier Jones entre autres, furent dévastés comme l'avait été en août 1830 la maison de Libri Bagnano.

A quelle heure de la journée ou de la nuit du samedi la lettre de M. Huysman d'Honssem avait-elle été envoyée et reçue au Moniteur, et par quelle voie ? Nous l'ignorons. Toujours est-il qu'elle ne fut pas publiée dans le numéro du dimanche, lequel ne contient pas un mot des événements de la veille.

C'est dans le Moniteur du lundi que se trouve la relation des événements.

Il est à remarquer que le départ des troupes y est indiqué comme une des causes des difficultés que rencontra l'autorité dans la répression des désordres que l'on a appelés les « pillages de Bruxelles en 1834. ».

Cette relation nous fait revoir Rogier à cheval, et cette fois encore visé à la tête, mais dans un tout autre but qu'il ne l'avait été en 1830 par le comte de Looz et en 1833 par Gendebien.

« Bruxelles vient d'être le théâtre de scènes de désordre que nous ne pouvons assez déplorer. La publication des listes pour le rachat des chevaux du prince d'Orange a excité une si vive irritation dans la population que les affligeants excès auxquels elle s'est portée n'ont pu être réprimés qu'avec peine. Plusieurs maisons ont été dévastées.

« Dans la journée du samedi, le département de la sureté publique avait donné avis à l'autorité municipale, au commandant militaire de la province et au colonel de la gendarmerie, de la fermentation qui régnait dans la ville, en les invitant à prendre toutes les mesures de précaution que les circonstances paraissaient exiger.

« Il est à regretter que par suite de la concentration des troupes vers la frontière, les forces militaires stationnées à Bruxelles fussent en nombre insuffisant pour occuper tous les points menacés.

(page 334) Le grand nombre de maisons vers lesquelles le peuple se portait, soit simultanément, soit successivement, a beaucoup réduit l'efficacité de la force armée, surtout avant l'arrivée des renforts,

« Cette circonstance ayant rendu également insuffisante l'intervention de l'autorité municipale, sans le concours de laquelle la force armée se montrait peu disposée à agir, le conseil des ministres a pris la résolution suivante :

« Le conseil des ministres,

« Vu la gravité des excès qui se commettent en ce moment à Bruxelles ;

« Vu l'extrême urgence d'y opposer des mesures de répression promptes et efficaces ;

« Autorise l'autorité militaire à agir partout où le danger se présentera, même sans le concours de l'autorité municipale là où son action ne peut s'exercer.

« Bruxelles, 6 avril 1834, à 2 heures de relevée.

« (Signé) LEBEAU, F. DE MERODE, Aug. DUVIVIER, Ch. Rogier. »

Suivent des proclamations dans le même sens du général de division, chef de l’Etat-major général, baron Hurel et du bourgmestre Rouppe, ainsi que celle du ministre de l'intérieur.

Voici celle de Rogier :

« Habitants de Bruxelles ! Des scènes de destruction affligent en ce moment la capitale du royaume. Belges, permettrez-vous que des ressentiments mal entendus vous entraînent plus longtemps à des actes qui dégraderaient aux yeux de l'étranger votre caractère national ? Le désordre et la dévastation sont indignes d'un peuple libre. Habitants de Bruxelles, vous tous qui tenez autant à l'honneur du pays qu'à son indépendance, hâtez-vous d'user de tous vos efforts, unis à ceux de l'autorité civile et militaire, pour faire cesser des violences qui ne manqueraient pas d'éloigner de vos murs ces étrangers nombreux qui viennent y chercher un asile hospitalier et favorisent de leur présence la prospérité de votre industrie. Le gouvernement ne doute pas que tous les bons citoyens n'embrassent avec dévouement la cause de l'ordre public.

« Bruxelles, le 6 avril 1834.

« Le ministre de l'intérieur.

« (Signé) CH. ROGIER. »

Le Moniteur terminait en ces termes sa relation des événements :

« Dès la matinée d'hier, des estafettes ont été envoyées à Malines, (page 335) Louvain et dans les différentes localités environnantes pour faire arriver dans la capitale les troupes disponibles.

« Vers 4 heures, des mesures ont pu être prises avec ensemble. Des quartiers ont été cernés par les troupes ; de forts détachements stationnaient sur les points les plus importants ; des patrouilles circulaient dans toutes les directions. Beaucoup de tentatives pour pénétrer dans d'autres maisons ont été déjouées. La garde de sûreté, qui a fait son service avec zèle et fermeté, et quelques citoyens qui la suivaient pour l'aider de leur active coopération, ont empêché la dévastation d'une maison déjà assaillie.

« Le 5e régiment de ligne et les guides ont exécuté plusieurs mouvements dont le résultat a été efficace.

« Le ministre de l'intérieur est monté à cheval et a accompagné M. le général Hurel dans plusieurs parties de la ville où les rassemblements se montraient le plus menaçants. Il a arrêté plusieurs individus qui semblaient exciter la foule et les a remis entre les mains de la force armée. Arrivé sur la plaine de Sainte-Gudule, comme il haranguait le peuple, un homme lui a asséné sur la tête un coup d'un instrument en fer, dont son chapeau a heureusement amorti l'effet.

« Vers 5 heures du soir sont arrivés deux escadrons de lanciers venant de Malines et deux batteries d'artillerie venant de ilvorde et de Waterloo. A 9 heures, trois bataillons du 10e venant de Louvain sont entrés en ville. Trois autres bataillons étaient attendus dans la nuit.

« Dans la matinée, M. le ministre de l'intérieur a donné ordre aux généraux commandant la garde civique de Bruxelles de convoquer tous les citoyens qui en font partie et de les porter sur tous les lieux théâtres du désordre, ou qui en étaient menacés. Il est à regretter que l'appel fait par eux n'ait produit que des résultats tardifs et fort incomplets.

« La vigilance de l'autorité supérieure ne s'est pas ralentie un seul instant. Si l'exécution n'a pas répondu de tous points à sa sollicitude, il y aurait peu de justice à lui en faire un grief, Le gouvernement connait trop bien le tort que de semblables excès causent au pays, combien ils compromettent sa réputation à l'étranger, quel texte ils fournissent aux accusations les plus absurdes et les plus passionnées contre lui-même, pour ne pas être le premier à en gémir. C'est donc avec un sentiment pénible qu'il a vu déjà quelques journaux, ne tenant aucun compte des causes premières de ces déplorables événements, ni de l'insuffisance des moyens dont il pouvait disposer, se livrer contre lui à des récriminations odieuses qu’un peu de réflexion et d'impartialité suffiront d'ailleurs pour détruire.

« Une heure du matin. La ville est tranquille. Les troupes conservent leur position. »

(page 336) Les « causes premières », c'est-à-dire les audacieuses provocations du parti orangiste (Note de bas de page : Le comte Duval de Beaulieu affirma au Sénat séance du 21 juillet) que l'un des colporteurs des listes, auquel il signalait l'imprudence de ses démarches, lui répondit : « Que peut-il arriver ? des injures ? des pillages ? C'est ce que nous voulons : que peut-il advenir de mieux pour notre cause ? Ou l'on aura fait piller, ou l'on aura laissé piller, ou l'on n'aura pas pu empêcher de piller ; et dans ces trois hypothèses, quelle est la puissance hostile à la Belgique qui ne profitera de l'occasion pour rompre avec un tel gouvernement ? »). Et cela explique tout, quand on songe aux outrages incessants que ce parti dirigeait contre le Roi et sa famille, contre l'armée, contre le pouvoir dirigeant et les anciens chefs révolutionnaires. C'est pourquoi l'appel fait par le ministre de l'intérieur aux généraux commandant la garde civique ne produisit « que des résultats tardifs et fort incomplets ». Si incomplets même que certaines compagnies ne réunirent que deux ou trois hommes... de mauvaise volonté. Quant à l'armée, si, habituée à la sévère discipline du régime hollandais, elle fit son devoir au commandement, elle le fit cependant assez mollement, parce qu'elle sentait que ce commandement était mou, beaucoup d'officiers eux-mêmes n'étant pas trop fâchés au fond de la sévère leçon donnée aux meneurs orangistes.

Après le récit officiel du Moniteur, donnons le récit de Rogier dans ses Notes et Souvenirs :

« Avril 1834. Pillages à Bruxelles. Avertissement que vient me donner Linsbach (Note de bas de page : Linsbach était, croyons-nous, un huissier ou un employé du cabinet du ministre) pendant que j'étais en conférence avec l'avocat Blargnies.

« Réunion au ministère de la guerre. Evain très effrayé. Oreilles allongées. Le ministre d'Angleterre (sir Adair) s'emporte et rend le ministère responsable. Conseil chez le Roi. Je veux à toute force sortir et reviens après une excursion rue Ducale.

« Mollesse, hésitation de la force publique. « Que voulez-vous ! me disait le général Gérard ; ils crient : Vive le Roi, vivent les Belges !»

(page 337) Je prends un cheval d'officier et marche à la tête d'un bataillon. Arrivé à la hauteur de la rue de la Montagne du Parc, je vois arriver un groupe de pillards drapeau en tête. Je me précipite de cheval et cours au porte-drapeau que je terrasse, puis je le livre aux soldats.

« Place Sainte-Gudule, je me précipite au grand galop vers la maison Dewasme-Pletinckx. La foule devient si compacte qu'il m'est impossible d'avancer. Je harangue la foule et dis que je ferai fusiller les pillards. Entouré, menacé. Perche armée d'un fer enfonce mon chapeau et déchire jusqu'aux reins ma redingote ! « Si vous dites un mot, nous vous descendons. - C'est Rogier... Vive Rogier !... » M. Morel, de la Banque, fut témoin de la scène. Elle a été racontée dans le journal par un témoin oculaire, le sieur Chotteau. Il est de la plus insigne fausseté que qui que ce soit du gouvernement ait prêté la main à ces pillages, qui m'ont désespéré.

« On n'avait été informé de ce qui devait survenir que par des rumeurs vagues. Si on avait pu dès la première démonstration agir énergiquement, on aurait empêché peut-être la propagande du pillage. Mais il avait commencé sur plusieurs points à la fois. Des coups de fusil tirés auraient pu avoir des conséquences incalculables (Note de bas de page : Le mot est souligné par Rogier).


Aussitôt que la révélation des événements eut été faite officiellement, quatre membres de la Chambre des représentants, MM. A. Gendebien, E. Desmet, F. Meeus et F. de Sécus, adressèrent à Rogier une lettre par laquelle ils le priaient « d'user de son droit de convoquer immédiatement les Chambres », cette convocation leur paraissant « nécessaire et urgente » à raison de la gravité des circonstances et des événements qui avaient attristé la capitale. Cette lettre portait la date du 7. Le ministre de l'intérieur y répondit le lendemain, mais en ne s'adressant qu'aux trois premiers signataires, le quatrième, M. de Sécus, l'ayant prié de considérer sa signature comme non avenue. Voici le texte de cette réponse, qui mérite d'être consignée ici, car elle atteste que, malgré la mollesse de la répression, les désordres se sont terminés aussi promptement (page 338) qu'ils avaient commencé, grâce surtout à l'énergie et à la résolution dont fit preuve Rogier :

« Bruxelles, le 8 avril 1834.

« Messieurs, La cessation complète des désordres qui ont attristé la capitale et qui font l'objet d'une information judiciaire, et le maintien de la tranquillité dans les provinces, nous portent à croire, mes collègues et moi, que la réunion des Chambres n'est pas en ce moment une chose nécessaire et urgente. Je crois donc devoir m'abstenir de la démarche que vous avez bien voulu réclamer de moi, et je vous prie d'agréer, etc...

« (Signé) Ch. Rogier. »

Vif mécontentement de Gendebien, qui va devenir plus agressif encore.

Voici la lettre injuste et discourtoise qu'il écrit à Rogier lorsqu'il apprend que le gouvernement, par mesure conservatrice, expulse des étrangers qui abusent de l'hospitalité belge :

« Bruxelles, le 15 avril 1834.

« A Monsieur Rogier, ministre de l'Intérieur.

« Monsieur,

« Le sept de ce mois, je vous invitai à convoquer immédiatement les Chambres ; vous me répondîtes le lendemain, huit, que la cessation complète des désordres et le maintien de la tranquillité dans les provinces rendaient inutile la convocation des Chambres.

« La tranquillité et l'ordre public n'ont été depuis lors ni troublés ni menacés : quel est donc le motif des mesures extraordinaires et des coups d'Etat qui se succèdent avec une rapidité jusqu'ici inusitée dans la marche de l'administration ?

« Pourquoi toutes ces menaces, toutes ces calomnies dirigées contre les meilleurs patriotes, pourquoi toutes ces arrestations arbitraires ?

« Pourquoi ce système de terreur qui se révèle par tous les actes du gouvernement ?

« Pourquoi expulsez-vous les étrangers qui sont venus réclamer l'hospitalité sous l'égide de la Constitution ?

« Pourquoi arrachez-vous de mon domicile hospitalier un des meilleurs patriotes, M. Cabet, un des plus honorables députés de France ?

« Pourquoi le proscrivez-vous ?

« Pourquoi chassez-vous inhumainement un des plus honorables (page 339) proscrits qui depuis un demi-siècle soient venus réclamer l'hospitalité belge ?

« Est-ce parce qu'un des familiers de Louis-Philippe a dit : « Nous l'aurons quand nous voudrons ? »

« Est-ce pour violer sans contradictions toutes nos garanties constitutionnelles, que vous avez refusé de réunir les Chambres ?

« Souvenez-vous que jamais en Belgique l'arbitraire ne fut de longue durée. Le peuple belge n'a pas encore oublié que c'est contre l'arbitraire qu'il remporta ses glorieuses victoires de Septembre.

« Hâtez-vous de rentrer dans la Constitution ; sinon, vous subirez la loi commune, vous succomberez dans l'arbitraire que vous avez si imprudemment pris pour règle.

« A. GENDEBIEN. »

Il y a dans cette lettre des insinuations que jamais Gendebien n'eût dû se permettre envers un homme dont il avait été à même d'apprécier la loyauté. Que parmi les étrangers expulsés il y eût des hommes dignes de l'hospitalité belge : d'accord ! Les gouvernements sont, dans de pareilles circonstances, exposés à commettre des erreurs regrettables. Mais ce n'était pas une raison pour crier à la tyrannie, à l'inhumanité, à la terreur. Ce n'était pas une raison surtout pour laisser planer sur Rogier l'odieux soupçon de vouloir livrer un proscrit à Louis-Philippe.

Rogier, qui ne savait pas ce que c'était que la rancune, pardonna à Gendebien. Nous ne sommes pas bien sûr qu'il n'ait pas contribué à la souscription publique qui a permis d'ériger une statue à cet adversaire, bon patriote, mais bien emporté.

Dans le Moniteur du 9 qui publiait la lettre du ministre à MM. les députés Gendebien, Desmet et Meeus, se trouvait un article de polémique dans lequel il était dit que le ministère, « fort de la pureté de ses intentions et de la sincérité de ses efforts, se présenterait devant les Chambres, non avec la conscience de son infaillibilité et la prétention de savoir terminer d'un coup de baguette des troubles analogues à ceux que la vieille Angleterre voit encore se (page 340) produire au milieu de ses cités, mais avec la conviction d'avoir fait tout ce que lui permettaient les circonstances, l'action d'une autorité énervée encore par l'effet d'une grande réaction contre le pouvoir, et une législation qui le présente presque désarmé aux factions et aux masses ».

Ce mot fut relevé à La Haye par un journal officieux qui trouva spirituel de faire remarquer qu'on est toujours puni par où l'on a péché, personne n'ayant plus que Rogier réagi contre le pouvoir. Oui, mais le pouvoir que Rogier avait tant contribué à abattre, c'était celui d'une autorité étrangère imposée à notre pays, tandis qu'en 1834 le pouvoir qu'il avait à faire respecter, c'était celui de l'autorité nationale légitimement constituée.


Dans la polémique engagée alors entre le Moniteur d'une part, les journaux de l'opposition et de la Hollande d'autre part, Rogier put utiliser de curieux renseignements qui lui furent communiqués sur l’Etat des esprits en Hollande par un sénateur du Limbourg. Monsieur X avait conservé dans ce pays des relations avec quelques familles distinguées qui, par leur position sociale, étaient à même, écrivait-il à Rogier le 5 avril, de connaître ce qui s'y passait et le mettaient parfois au courant de l'opinion et des vues du gouvernement de Guillaume.

Il résultait des renseignements fournis au sénateur par ses correspondants, que la grande majorité des Hollandais désapprouvaient l'entêtement du roi et son déplorable système de temporisation qui ruinait le pays ; que le plus puissant moyen pour contraindre Guillaume à abandonner ce système, ce serait l'établissement du chemin de fer d'Anvers au Rhin.

«... Si vous pensez écrit Monsieur X à Rogier le 11 avril, que la publication de tout ou partie de la note que je vous ai envoyée puisse être de quelque utilité à mon pays, j'y consens volontiers. Seulement. qu'il me soit permis de vous demander beaucoup de circonspection, (page 341) non pour moi (mes opinions sont connues et quoi qu'il arrive je n'en changerai pas), mais pour mes amis auxquels je me reprocherais toute ma vie d'avoir occasionné les désagréments qu'ils encourraient certainement si leurs noms venaient à être seulement soupçonnés, car rien de vindicatif, de passionné comme un Hollandais... »


Comme si le gouvernement avait voulu prouver que les troubles de Bruxelles ne pourraient retarder d'un jour la marche régulière des institutions, dès le 8 le Moniteur annonça que le Sénat était convoqué pour le 22. Rogier comptait bien lui faire voter à bref délai la loi des chemins de fer.

Quant à la Chambre des représentants, après le vote du 28 mars elle s'était ajournée elle-même au 22 avril. Rogier, qui n'était pas homme à la laisser chômer, avait espéré lui faire aborder, tout de suite après le débat inévitable sur les troubles de Bruxelles, la discussion des lois d'organisation provinciale et communale.

En attendant la rentrée du Parlement, sa plus grande préoccupation n'était pas la composition du rapport où il allait exposer aux Chambres les tristes événements des 5 et 6 avril. Sa conscience ne lui reprochait rien. Il était bien décidé à dire toute la vérité, à savoir que si l'énergie et la promptitude avaient fait défaut aux agents du pouvoir, l'excuse de leur conduite se trouvait dans le relâchement des liens sociaux et l'effervescence des passions révolutionnaires. Cette vérité, il en était convaincu, serait reconnue par tous les esprits impartiaux. La majorité lui donnerait raison. (Note de bas de page : M. Thonissen, enregistrant les votes de la Chambre sur cette grave affaire, dit qu'ils furent « un éclatant hommage à la probité politique des membres du cabinet, une réponse péremptoire aux outrages et aux calomnies de la presse ».)

Il travaillait bien plus à préparer pour le porter au Sénat, un devis détaillé des objets modèles (page 342) nécessaires à l'établissement du chemin de fer, devis que nous retrouvons dans ses vieux papiers et que nous reproduisons ici comme une curiosité digne de figurer dans un musée, parallèlement au prix des mêmes objets au cours du jour : (cette « Liste des objets modèles nécessaires à l'établissement de la route en fer » n’est pas reprise dans la présente version numérisée.)


Le jour de la rentrée des Chambres, il y eut foule dans les tribunes, foule aux abords du Palais de la Nation : et dans cette foule beaucoup plus d'ardents patriotes que d'adversaires du nouveau régime, lesquels n'osaient plus se montrer. Le sentiment général, éclairé par les bruyantes polémiques de la presse auxquelles le Moniteur avait pris une large part pour la défense de l'administration, était qu'en somme celle-ci s'était montrée d'une trop grande (page 343) sévérité encore (1) pour un mouvement de légitime indignation qui avait éclaté aux cris de « Vive le Roi ! A bas les orangistes ! » qui n'avait duré que vingt-quatre heures et occasionné pour 300.000 francs de dégâts seulement. (Note de bas de page : Tel fut l'avis du jury du Hainaut, devant lequel furent renvoyées en juillet dix-sept personnes accusées de pillage, et qui prononça un verdict d'acquittement général. L'excuse donnée par les prévenus qui étaient en aveu fut qu'on leur avait dit «que c'était pour le Roi ». Dans la journée du 6, le Roi, qui avait essayé de calmer les troubles par sa présence, avait été accueilli partout par des ovations.)

Ces sentiments se reflétèrent jusqu'au sein du Sénat, où, dès l'ouverture de la séance, il fut donné lecture du projet d'adresse que voici, revêtu de cinq signatures, et que ses auteurs proposaient de porter en corps au Roi avant toute discussion :

« Nous avons l'honneur de proposer que, préalablement à toute discussion quelconque, le Sénat se rende en corps près de S. M. ; que le président de cette assemblée exprime à S. M. les sentiments pénibles que nous font éprouver les événements qui ont eu lieu le 6 avril au sein de cette capitale ; qu'il lui renouvelle l'assurance de notre dévouement à ce trône national, fondé pour sauver l'ordre social et combler l'abîme des révolutions ; qu'il lui offre enfin notre concours loyal à toutes les mesures nécessaires pour préserver de toute atteinte les droits de tous les citoyens, l'inviolabilité des foyers et la sécurité des familles. »

Cette proposition, revêtue des signatures de MM. le comte de Baillet, Van Hoobrouck de Mooreghem fils, de Rouillé, baron F. Dubois et baron Dellafaille d'Huisse, tendait évidemment à établir que le Sénat ne considérait pas l'autorité comme suffisamment armée contre les fauteurs de troubles.

Mais à l'heure où cette proposition prématurée était présentée au Sénat, Rogier faisait à la Chambre des représentants un exposé des événements.

Cet exposé n'est pas seulement une justification, absolument irréfutable, de la loyauté du gouvernement : il est (page 344) en même temps écrit dans une langue tout à la fois sobre et puissante.

Il y a une réelle émotion patriotique dans ces premières lignes :

« Lorsque la Chambre suspendit ses travaux, elle venait de donner à la Belgique une loi qui ouvre un nouvel avenir à sa prospérité industrielle, agricole et commerciale. Le pays avait suivi avec un vif intérêt le gouvernement et la Chambre dans cette voie nouvelle d'amélioration. Nous ne nous attendions pas au malheur de nous voir arrêtés à notre entrée dans cette carrière de débats solides et d'utiles travaux, par un événement déplorable qui est venu fondre comme un orage sur la capitale, jeter le trouble dans le pays, réveiller à l'intérieur des inquiétudes et des ressentiments qui s'éteignaient, ranimer à l'étranger des préventions qui chaque jour s'effaçaient davantage, mais qui, nous l'espérons, ne tarderont pas à disparaitre, quand les exagérations de l'esprit de parti auront fait place à un examen calme et impartial du véritable état des choses... »

Rogier avait déposé, à l'appui de son travail, les rapports de toutes les autorités : on les retrouvera au Moniteur.

Le ministre de la justice, à son tour, fit connaître les circonstances dans lesquelles le gouvernement s'était vu obligé d'appliquer à des étrangers les rigueurs de l'article 7 de la loi du 28 vendémiaire an VI, en leur enjoignant de quitter le royaume.

Avant de statuer sur la proposition dont il était saisi, le Sénat suspendit sa séance, attendant les communications des ministres. Ces communications reçues à l'issue de la séance de la Chambre, la majorité du Sénat décida qu'il ne serait pas donné suite à la proposition, les sentiments de l'assemblée n'ayant pas besoin d'une manifestation particulière.

Rogier étant aux prises avec la Chambre, le Sénat se mit à discuter un projet de loi relatif à la création d'un conseil d'Etat (Note de bas de page : Le projet ne devait pas aboutir), et ajourna le projet de chemin de fer.

(page 345° Le premier orateur entendu à la Chambre des représentants dans la discussion des rapports des ministres, M. Henri De Brouckere, fit contre toutes les autorités un formidable réquisitoire. Il n'en était pas une, d'après lui, qui n'eût manqué à son devoir, depuis le gouvernement jusqu'à la police locale.

Il n'alla point jusqu'à supposer qu'on avait voulu les désordres pour avoir à les réprimer... « à Dieu ne plaise ! » dit-il ; mais il n'y avait eu, de la part des ministres, qu'« imprévoyance et incapacité », et ils ne s'étaient tirés d'affaire qu'à l'aide d'une loi « qui avait depuis longtemps cessé d'exister en Belgique la loi de vendémiaire, - de telle manière que notre pays, « jadis terre d'aide et d'hospitalité, deviendrait en exécration à tout ce qui portait un cœur généreux ».

Il faut savoir qu'en ce temps-là, notre Constitution étant la plus libérale du continent, les victimes de toutes les réactions, les opprimés de tous pays, s'étaient réfugiés en Belgique, traînant parfois à leur suite, avouons-le, la lie des révolutions, comme l'écume que les vagues de la mer déposent sur le rivage. Les plus exaltés, nous dirions presque tous ceux qui pouvaient compromettre la Belgique, avaient été choyés par les orangistes, qui pêchaient en eau trouble. Qu'est-ce qu'il leur fallait ? De la liberté : il n'y en avait nulle part autant qu'en Belgique. De l'argent : il y en avait pour tous les conspirateurs dans les caisses du roi Guillaume, comme le prétendit Dumortier, qui soutint en outre que non seulement les orangistes avaient provoqué les pillages, mais qu'ils les avaient suscités, et que, le jour même où il prenait la parole (séance du 26 avril), le prince d'Orange avait compté pouvoir rentrer à Bruxelles sur l'un des chevaux que ses partisans avaient rachetés par souscription.

Ce n'était pas cependant que Dumortier approuvât complètement la conduite des ministres (cela eût été trop extraordinaire), mais il était tout prêt à leur accorder un (page 346) bill d'indemnité à la seule condition qu'ils s'en contentassent.

Rogier et Lebeau étaient trop fiers pour garder le pouvoir dans de pareilles conditions, et ils défièrent le blâme de la Chambre dans des discours qui sont de véritables modèles d'éloquence parlementaire. En réalité d'ailleurs, ce sont les expulsions de Lebeau, au nombre de vingt-cinq, qui furent le plus vivement critiquées - surtout parce que Labrousse, qui était un admirateur de nos institutions, quoique républicain, et n'avait pas écrit une ligne, affirmait-on, dans les journaux orangistes, ouverts complaisamment aux proscrits français, avait été mis sur la même ligne et frappé de la même manière que Froment, le plus audacieux des partisans du régime déchu.

Les adversaires du gouvernement eurent beau jeu à prétendre que la loi de vendémiaire n'était qu'une loi de circonstance décrétée en pleine tourmente révolutionnaire et que la Constitution belge avait abrogée, tout au moins implicitement. M. Ernst, député de Liège, défendit cette thèse avec assez d'éclat pour s'indiquer à la Couronne comme le successeur possible de Lebeau.

La discussion sur ces graves événements, qui émut profondément le pays et eut un grand retentissement à l'étranger, se prolongea du 22 au 27 avril. Il nous suffira d'en rapporter deux traits pour faire voir sur quel ton elle fut soutenue par les organes du gouvernement, déjà si exercés dans la pratique du régime parlementaire qu'en relisant leurs discours on croit entendre un écho des grands débats de la tribune britannique au temps de Pitt et de Fox.

Une attaque personnelle des plus vives avait été lancée par M. Ernst à Lebeau - et par ricochet à Rogier - au sujet des arrêtés d'expulsion. M. Ernst disait que le ministre de la justice qui contresignait en 1834 des (page 347) arrêtés d'expulsion entendait mieux la liberté quelques années auparavant, alors qu'il était dans la presse. Lui qui s'était tenu assez coi pendant les dernières années du régime hollandais, aurait dû pour ce motif être moins agressif pour Lebeau ; il eût pu se dispenser de cette attaque qui donnera au lecteur une idée du ton auquel étaient montés les esprits les plus calmes :

« ... Il m'est difficile de croire à la bonne foi de l'homme qui faisait le libéral quand il était journaliste et qui fait le despote depuis qu'il est arrivé au pouvoir... »

La sortie injuste de M. Ernst avait eu de l'écho : un autre membre de l'opposition l'avait reproduite.

Rogier, faisant sienne en quelque sorte l'offense adressée à Lebeau, s'écrie :

« Messieurs, il y a dix ans que mes honorables amis et moi, nous entrâmes dans la carrière politique, en fondant à Liège un journal auquel deux des orateurs que vous avez entendus ont fait allusion. Ce journal, rédigé avec probité, modération et décence, poursuivit sa carrière jusqu'à l'avènement de la révolution ; et peut-être quelques-uns d'entre vous voudront bien se souvenir de quelle manière il a soutenu la lutte pendant près de sept années du régime hollandais. A l'approche de la révolution, quatre d'entre nous avaient à subir un procès de presse qui peut-être aurait entraîné notre captivité. A l'époque de la révolution, nous ne fûmes pas les derniers à y prendre une part active. Il est facile à des hommes qui, dans le temps où nous luttions, gardaient un silence prudent sur les actes monstrueux dont nous étions ou les témoins ou les victimes, il est facile à ces hommes de chercher, en se reportant à dix années en arrière, des contradictions dans la vie politique d'hommes tout entiers voués à la politique, alors surtout qu'une révolution a traversé leur vie...

« ... Il n'est pas étonnant que ceux-là n'aient pas de contradictions à redouter dans leur carrière politique... »

Il y a quelque chose de touchant dans les souvenirs du Mathieu Laensbergh et du Politique et des services rendus à la patrie pendant sept ans dans une carrière pleine de périls ; et la réplique à ceux qui n'ont rien fait, eux, pendant ces sept ans, ne manque pas de piquant.

De son côté, Lebeau s'expliquant sur l'application du décret de vendémiaire, disait :

(page 348) J'ai vu de ces étrangers, de ces proscrits, dont quelques-uns m'honorent de leur amitié : j'en ai vu qui avaient le cœur ulcéré, la rougeur au front, en voyant l'indigne abus que plusieurs de leurs compatriotes faisaient de notre généreuse hospitalité. J'en ai vu saisis d'indignation à l'aspect de ces outrages prodigués par quelques-uns d'entre eux au chef d'un gouvernement qui leur donnait asile, à l'aspect de ces hommes coupables qui payent la dette de l'exilé par des provocations à la guerre civile, au renversement de nos institutions.

« La République française ne se bornait pas à frapper d'exclusion l'étranger qui venait attaquer ses principes. Je doute que ses continuateurs fussent moins implacables, car des hommes qui en sont encore à Robespierre ne peuvent en vérité se dire en progrès... »

Franchement, on ne pouvait avoir ni sympathie ni pitié pour des gens qui déshonoraient en Belgique le drapeau de la République. Mais il est fâcheux que Lebeau ait été trompé sur le compte d'un ou de deux des hommes que son arrêt a frappés.

A la séance finale du 29 avril, le vote porta sur la proposition d'adresse suivante, formulée par MM. Dubus et Ernst, pour exprimer au Roi les sentiments de la Chambre :

« 1° A l'égard des pillages : La Chambre des représentants a vu avec regret que le ministère n'ait pas pris les mesures nécessaires pour prévenir ou arrêter, dès le principe, les pillages qui ont récemment affligé la capitale, quoique les intentions de S. M. et des représentants du pays eussent été positivement manifestées à cet égard à l'ouverture de la session de juin 1833, et que le ministère eût été averti par les audacieuses provocations de quelques partisans de la maison d'Orange et la publication d'un pamphlet incendiaire. » - Rejeté par 51 voix contre 27.

« 2° A l'égard des étrangers : Si le gouvernement croit qu'il soit nécessaire, pour la sécurité de l’Etat, de soumettre les étrangers à des mesures exceptionnelles, autorisées par l'article 128 de la Constitution, la Chambre, toujours prête à concourir au maintien de l'ordre autant que des libertés publiques, prendra en mûre considération le projet (page 349) qu'il plaira à S. M. de lui présenter. » - Rejeté par 51 voix contre 31.

Il avait été dit, pendant la discussion, que si le gouvernement n'était pas suffisamment armé contre les orangistes, son devoir était de demander des armes au Parlement. Le gouvernement prépara un projet de loi dont nous parlerons plus loin.

Si les expulsions furent acceptées par la majorité de la Chambre et applaudies par quelques-uns de ses membres qui, comme le comte Vilain XIIII, déclarèrent faire dans la circonstance bon marché du « vieux manteau de la légalité », elles provoquèrent de vives protestations, notamment dans le barreau de Gand.

Le 23 avril 1834 parut un mémoire en faveur des « victimes de l'arbitraire » : il porte les signatures de H. Metdepenningen, N. de Pauw, J.-B. Minne, E. J. Van Belle, J. Van Toers, J.-B. Groverman, L. De Cock, E. Van Huffel, H. Rolin, E. Van Acker, De Koninck, Dubois-Beyens, P. De Saegher, J.-B. Moyeau et C. Veraert.

Ces avocats appartenaient ouvertement à l'opinion orangiste. Ils ne se contentaient pas d'écrire des mémoires du genre de celui que nous signalons : ils envoyaient des articles de protestation à l'organe de l'opposition dynastique. Le Messager de Gand publiait tout contre le gouvernement, pamphlets et mémoires juridiques, articles politiques et satires littéraires. L'un de ses rédacteurs, un écrivain doublé d'un savant linguiste, Pierre Lebrocquy, qui se rallia plus tard au parti catholique, se distinguait par l'âpreté de ses attaques. Comme spécimen, citons une de ses épigrammes les moins mordantes contre le tyran Rogier : Rogier et Denys le Tyran, roi de Syracuse.

Un certain jour, c'était au temps d'orage - Où l'on voyait Bruxelles au pillage,

Puis force gens envoyés en exil, - C'était enfin au fameux temps d'avril,

Ce jour-là donc, Rogier étant ministre, - Quelqu'un demande : En quoi ce pauvre cuistre,

Du roi Denys, messieurs, diffère-t-il ? Chacun se tut, le point parut subtil.

Lors le rieur, reprenant la parole, - Dit : Pour répondre il ne faut pas un an :

L'un de tyran devint maître d'école, - De magister l'autre devient tyran.


La discussion du projet de loi « établissant dans le royaume un système de chemin de fer » fut entamée au Sénat immédiatement après que la Chambre en eut fini avec les pillages de Bruxelles.

L'opposition fut infiniment moins vive que dans l'autre assemblée.

(page 350) Le projet fut voté par 32 voix contre 8 et 3 abstentions.

Le Roi sanctionna la loi le 1er mai 1834.

A l'occasion de l'article 2 du projet, portant que les travaux seraient exécutés par l’Etat, fut soulevée, pour la première fois, la question du repos du dimanche. Voyons comment elle fut tranchée... ou plutôt écartée.

« M. E. de Robiano. - Je demande que pour ces travaux à exécuter par l’Etat, le ministre fasse insérer dans le cahier des charges qu'ils seront interrompus les dimanches et jours de fêtes.

« M. Deman d'Attenrode. - Je n'hésite pas à appuyer très fortement les réflexions qui viennent d'être faites par mon honorable collègue et ami, M. de Robiano ; il serait inconvenant, messieurs, que tandis qu’un ouvrage aussi considérable va être mis à exécution, qui parcourt une si grande étendue du pays, les ouvrages soient continués les dimanches et fêtes. Le gouvernement faisant exécuter les travaux, peut faire insérer au cahier des charges, et il le peut aussi bien que tout particulier, que tous les travaux seront interrompus ces jours-là. Vous savez, messieurs, que chez tous les peuples chrétiens indistinctement elle est de précepte ; ne leur donnez pas l'occasion de violer une loi aussi sainte, émanée de Dieu même. Personne ne disconviendra, même ceux qui ne professent aucun culte, combien il est essentiel de ne pas démoraliser le peuple ; je crois qu'un coup fatal serait porté à cette moralité si cette demande n'était pas prise en considération.

« M. le baron de Sécus. - La proposition de M. de Robiano me paraît devoir être prise en considération. Lorsque l'on a voulu faire la (page 351) révolution française, les philosophes se sont attachés à saper les institutions religieuses, afin de renverser plus sûrement les institutions politiques. L'on en est venu à ce mot de Diderot, qu'il fallait étrangler le dernier roi avec les boyaux du dernier prêtre. Il existe dans ce pays une haute moralité. Il est important de veiller à sa conservation.

« M. le conte de Mérode. - Je pense que l'opinion des préopinants est entièrement conforme à la pensée de M. le ministre de l'intérieur. Il nous a dit naguère, dans cette enceinte, que la moralité du peuple belge avait suppléé à la faiblesse du pouvoir pendant les jours difficiles de la révolution, et nous a fait connaître ainsi la haute importance qu'il attache à conserver ces sentiments dans la nation.

« M. le ministre de l'intérieur.- Je ferai observer que les ouvriers n'ont pas l'habitude en Belgique de travailler le dimanche, et que dans les travaux qui vont être ouverts, les entrepreneurs, se conformeront naturellement aux usages établis.

« M. de Pélichy. - Je demande que M. le ministre veuille insérer cette clause au cahier des charges.

« M. de Haussy. - Que M. de Robiano dépose une proposition, je la combattrai.

« M. le comte Duval. Et moi aussi... »

C'est tout. Il ne fut plus question de la clause, ou de la proposition, ni par conséquent nécessaire de la combattre, le Sénat se contentant de cette observation de Rogier qu'on se conformerait à l'habitude et aux usages établis. .

Voilà comment, au lendemain du Congrès national, les unionistes de la Révolution écartaient les difficultés religieuses lorsqu'elles se mêlaient à la politique.]


Nous avons découvert, dans un dossier d'affaires terminées, une lettre qui prouve que le clergé de ce temps-là aimait à reconnaître que, dans toutes les questions ou la religion était en cause, Rogier restait fidèle au pacte d'union conclu avant 1830. Rogier agissait ainsi dans l'intérêt de la nationalité toujours menacée, et de la royauté qui ne pouvait vivre sans l’union des patriotes libéraux et catholiques.

Un arrêté royal du 7 janvier 183.4 avait fait droit à des réclamations souvent formulées par les évêques en ce qui (page 352) concernait l'administration des « biens célés » et les nombreux procès intentés par l'ancien syndicat d'amortissement. (Voir le Moniteur.)

Quelques jours après, Rogier recevait la lettre suivante de l'évêque de Liège Van Bommel :

« Monsieur le Ministre,

« Monsieur S. vient de me communiquer l'intéressante nouvelle de l'arrêté concernant les biens célés. Il m'est impossible de tarder d'un jour à vous en témoigner, ainsi qu'à M. le Ministre de la justice, ma vive reconnaissance. C'est une mesure d'une grande portée et dont les résultats seront pour le pays d'une extrême importance. Le zèle que vous avez déployé dans cette circonstance, Monsieur le Ministre, nous remplit de confiance.

« Les catholiques vous en sauront gré ; ils se convaincront de plus en plus, par cet acte de haute justice, de l'impartialité du gouvernement à leur égard et de sa bonne volonté à leur accorder tout ce à quoi ils ont raisonnablement droit. C'est toujours un bien, mais surtout dans les circonstances où nous nous trouvons. Les masses sont sincèrement catholiques, il suffit de leur union autour du trône pour déjouer les factions qui ont conjuré sa ruine.

« Nous espérons que vous voudrez bien encore recevoir ici nos remerciements des nouvelles succursales que vous nous avez obtenues de la bonté du Roi dans ce diocèse et nous ne doutons pas que vous n'en obteniez encore quelques-unes, attendu que les demandes sont si motivées et que nulle province n'a été plus maltraitée dans la répartition à la première organisation. Nous vous en aurons la plus grande obligation,

« Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de mes sentiments respectueux, ainsi que de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être

« Votre très humble et très obéissant serviteur,

« Corneille, évêque de Liége. »


Avant de parler du dépôt en mai 1834 d'un projet de loi contre les manifestations orangistes, que la Chambre avait demandé à Rogier, nous avons à faire connaître. quelques agitations de moindre importance qui avaient éclaté vers le même temps lors de Bruxelles.

Pendant que la commission spéciale de l'instruction (page 353) publique, dont nous avons fait connaître la composition, élaborait un projet qui ne fut discuté qu'en 1835, l'épiscopat songeait à établir une université catholique.

Un bref du pape Grégoire XVI, daté du 13 décembre 1833, l'y avait autorisé.

En février 1834, appel fut fait aux fidèles en faveur de la fondation de cette université, dont le siège était fixé à Malines.

Là-dessus, grande émotion parmi les étudiants de Gand, de Louvain et de Liège.

L'autorité académique de Gand exposa et apprécia la conduite des étudiants tout autrement que le gouverneur de la province, le baron Lamberts de Cortenbach. Nous allons résumer les divers rapports (nous reproduisons autant que possible le texte des rapports) :

Rapport du Gouverneur (lettre au ministre, du 10 mars 1834) : « Deux charivaris ont été donnés à Monseigneur l'Evêque de Gand par les élèves de l'université et particulièrement par ceux de la faculté de droit... Les hurlements les plus affreux contre le clergé et contre son université se sont fait entendre. Le premier de ces charivaris a été donné la nuit du 1er au 2 de ce mois : il est tombé comme des nues et a exaspéré singulièrement la population. On a fait voir à ces élèves le tort qu'ils avaient eu, puisqu'une université catholique libre n'est qu'une simple conséquence de la liberté formellement garantie par notre pacte constitutionnel ; alors, ils se sont mis à proférer le cri séditieux : « A bas la Constitution ! »... Le second charivari a été donné chez Monseigneur de minuit à 1 heure ( 4 au 5 mars) par un nombre assez grand d'élèves, presque tous étudiants en droit. Le rassemblement, armé de gourdins, fit opposition à la police : on riposta par des coups de plat du sabre, et une vingtaine de tapageurs furent arrêtés... Les (page 354) moyens qui ont été employés l'ont été avec beaucoup de prudence... Une dernière preuve de la turbulence de ces messieurs : ils ont demandé la représentation du Tartufe pour demain mardi et on a eu la faiblesse d'y consentir... On ferait bien peut-être de suspendre pendant trois mois les cours de la faculté de droit. »

Du recteur de l'Université, M. Haus (lettre au ministre, du 10 mars) : « …L'effervescence était grande parmi les élèves. Sans méconnaître leurs torts (d'avoir fait un charivari chez l'évêque), ils prétendent avoir été provoqués par un article inséré dans le Journal des Flandres (journal du clergé) et dans lequel, en parlant de l'urgence d'établir une université catholique, on représentait les trois universités existantes comme des foyers de corruption... Ils accusent hautement les agents de la police de les avoir laissés commencer le charivari, et d'être soudainement sortis de leurs embuscades pour tomber sur eux, les armes à la main, sans aucune sommation préalable, sans aucune invitation de se retirer... »

De l'administrateur de l'Université, M. Van Toers (lettre au ministre, du 12 mars) : « Dans la nuit du 1er au 2 une centaine d'individus se sont réunis devant le palais épiscopal et y ont donné une espèce de charivari purement vocal, en y chantant la ronde infernale de Robert le Diable, le Benedicamus Domino et le Miserere. Ces chants étaient entremêlés des cris : « A bas l'université catholique ! A bas la calotte !... » La rumeur publique dénonça que quelques élèves de l'université, dont aucun n'était désigné individuellement, auraient fait partie des tapageurs. Les efforts du recteur pour les découvrir furent infructueux. On apprit que c'était le mandement des évêques qui avait excité la bile de cette jeunesse inconsidérée et l'avait conduite à ces déplorables excès... Nous croyions que l'affaire en serait restée là, sauf, (page 355) le cas échéant, l'action de la justice ; mais malheureusement un article inséré dans le numéro du 5 de ce mois du Journal des Flandres (qui a la réputation d'avoir parmi ses rédacteurs des ecclésiastiques), dans lequel on trouvait entre autres les passages suivants : « que les universités étaient des foyers de corruption par la perversité des doctrines et surtout par la licence des mœurs, qu'on ne pouvait passer sous silence la vie indolente, déréglée, licencieuse que l'on tolérait avec plaisir dans les élèves », vint aggraver la situation. Quelques élèves prirent la résolution de venger leurs professeurs et de se venger eux-mêmes de ces imputations aussi injustes qu'odieuses... Il y eut un second charivari plus bruyant que le premier dans la nuit du 5 au 6... Mais la police et la force armée ont méconnu leur devoir et l'autorité légale : elles ont usé de leurs armes sans nécessité et sans observer les formalités exigées par la loi... Nous avons, le recteur et moi, de concert avec MM. les professeurs, usé de notre influence morale afin de ramener les jeunes gens au sentiment de leur devoir... Mais dans les circonstances données, et vu la conduite de la police, un acte de sévérité de la part des autorités académiques aurait été au moins intempestif et dangereux... »

Le Gouverneur, qui penchait, lui, pour la sévérité, était un ultra-catholique, de nature assez fantasque, fort peu unioniste. Il devait avoir vu avec dépit arriver les libéraux Lebeau et Rogier aux affaires, car dès les premiers jours du cabinet il avait commencé dans le Journal des Flandres une campagne secrète contre lui. Ces ministres allaient faire, d'après lui, les affaires du roi Guillaume, puisqu'il envoyait à ce journal, entre autres aménités à leur adresse, l'entrefilet suivant : « On écrit de La Haye que le roi Guillaume est fort satisfait de la composition de notre nouveau ministère : il s'en est frotté les mains. »

(page 356) Un dossier, de nature très délicate (il s'agit de lettres écrites à l'administrateur de la sûreté publique, M. François, par un employé du Gouvernement provincial), contient à ce sujet des renseignements tristement édifiants sous tous les rapports. Cet employé s'était offert à surveiller le Gouverneur. (Note de bas de page : Il croyait, disait-il, faire une action de bon citoyen en informant le gouvernement du peu de sympathies que rencontraient les démonstrations insensées du Journal des Flandres. Il s'engageait à instruire l'administrateur de la sûreté du vrai état des choses qui régnait dans la ville et à lui donner sur d'autres points des informations exactes. Il demandait qu'on tînt secrets ses renseignements.)

Des différentes lettres adressées à l'administrateur François, qui les transmettait au ministre, nous n'en citerons qu'une. Elle montre que « le Cortenbach », comme l'employé ...surveillant l'appelle et comme il paraît d'ailleurs qu'on l'appelait à Gand, avait une façon toute particulière de seconder le ministère.

« Gand, 17 juin 1834.

« Monsieur l'administrateur de la sûreté publique,

« Les divers rapports que j'ai eu l'honneur de vous transmettre sur M. de Lamberts présentent des faits nombreux dont je crois utile de rappeler ici succinctement les principaux. Il résulte donc de pièces et renseignements donnés :

« Que le Gouverneur a constamment fait de l'opposition au gouvernement ;

« Qu'en 1832 il m'a offert de l'argent (que j'ai refusé) pour soutenir ce qu'il appelait sa cause et qui n'était au fond que la critique des actes du gouvernement ;

« Qu'il s'est rendu actionnaire du Journal des Flandres et lui a donné l'impulsion de crier contre le gouvernement à tort et à travers, ceci est assez clairement prouvé par les démarches imprudentes qu'il a récemment faites ;

« Qu'il rédigeait lui-même contre le ministère des articles dont j'ai eu l'honneur de vous en remettre trois, écrits de sa propre main ; (note de bas de page : Entre autres l'entrefilet cité plus haut. L'employé X (qui réunissait précieusement les manuscrits de M. de Lamberts) l'avait envoyé à la sûreté avec cette lettre : « L'idée renfermée dans la présente note écrite par le Gouverneur de Lamberts au mois d'octobre 1832 se trouve reproduite, quoique tournée d'une autre manière, dans un article inséré au journal des Flandres du 3 de ce mois, 2e page, 2e colonne, dans lequel on insinue que les ministres actuels sont des orangistes. La concordance de cette note avec l'article susdit désigne assez l'auteur de cette dernière pièce. »)

« Qu'il a transmis à un membre de la Chambre des représentants, (page 357) qui se fait remarquer par une opposition violente au Gouvernement (note de bas de page : M. Dumortier), une correspondance tenue avec le ministre des finances sur le cadastre ;

« Qu'il a accusé, dans le numéro du Journal des Flandres du 15 novembre 1833, le ministère des finances de retenir l'argent destiné au payement du traitement des employés des administrations provinciales et de le faire fructifier à son profit ;

« Qu'il s'est brouillé successivement avec toutes les personnes de distinction que la ville de Gand renferme, de sorte qu'il ne compte aucun ami dans les sommités administratives et militaires ; c'est ainsi qu'il existe plus ou moins de froideur et même d'inimitié entre lui et MM. Ganser, le marquis de Rode, J.-B. D'Hane, Hélias d'Huddeghem, les colonels Van de Poele, Deys et Bouhtay, le major Loys, etc., etc. ;

« Qu'il a maintenu en place les orangistes exaltés et destitué ou puni des employés patriotes (note de bas de page : Il semblerait résulter de ceci que le Gouverneur en question manquait aussi de logique. Nous savons d'ailleurs par un de nos collègues, dont le père était à cette époque greffier des états de la Flandre orientale, que M. de Lamberts ne passait pas pour être bien équilibré.) ;

« Et finalement qu'il travaille à présent pour opérer une scission entre le général provincial Malherbe et le commandant de la place Van de Poele.

« Ces faits choisis entre une foule d'autres n'ont pas besoin de commentaires. Je les ai succinctement rappelés ici, n'ayant rien de nouveau à vous mander.

« Agréez, monsieur l'administrateur, l'assurance de ma haute considération.

« Votre humble et tout dévoué serviteur, N. »

Ce curieux épisode de l'histoire du gouvernement de la Flandre orientale permettra au lecteur de juger des (page 358) difficultés que le ministère rencontrait dans ces temps troublés.

Après les attaques injustes de l'opposition parlementaire, après les calomnies des journaux orangistes, la trahison des Gouverneurs !...

Rogier croyait d'abord que c'était le patriotisme du Gouverneur de Lamberts qui lui valait les reproches, les dénonciations, les plaisanteries. Il fallait à Gand un ardent patriote pour mettre à néant les menées orangistes. Mais l'ardeur du patriotisme n'autorise pas des menées sourdes, des attaques contre le ministère dont on est l'agent politique. En dépit de la protection énergique qu'il trouvait dans le haut clergé de la province, M. de Lamberts allait être prié de porter ailleurs son ardeur quand Rogier quitta le ministère. (Il fut plus tard Gouverneur du Limbourg.)

Maintenant que nous avons fait connaître M. de Lamberts, on ne s'étonnera plus qu'il eût émis l'avis de suspendre pendant trois mois les cours de la faculté de droit, parce qu'une douzaine d'étudiants s'étaient permis un charivari anticlérical, que les rudes coups de sabre de la police leur avaient fait d'ailleurs chèrement payer.

Rogier donna raison au recteur et à l'administrateur de l'université : il y eut une admonestation aux étudiants et rien de plus.


A Louvain et à Liège, on n'avait pas accueilli avec plus de sympathie qu'à Gand la nouvelle de la fondation d'une université catholique à Malines.

Dans la journée du 28 février, les imprimeurs Van Linthout et Vandenzand de Louvain ayant annoncé la mise en vente de la circulaire des évêques, des étudiants de cette ville leur donnèrent un charivari. La Régence de Louvain écrit au Gouverneur, le 6 mars, que « quelques pierres ont été lancées contre la maison des imprimeurs, mais pas (page 359) dans les vitres », qu'on a crié : » A bas la calotte ! A bas l’université catholique ! A bas Van Linthout et Vandenzand ! A bas le 10e régiment qui soutient la calotte !... » qu'il y a eu une charge à la baïonnette, des manteaux percés, mais personne de blessé. Dans la nuit du 2 mars des étudiants réunis dans le local de leur société en face du corps de garde, avaient poussé quelques cris tels que « Vive la République ! » « pour donner de l'occupation à la garde ». Pendant la nuit du 4 au 5, quelques étudiants ivres s'étaient colletés avec des pompiers et avaient été mis sous clé. Leurs camarades ayant obtenu le lendemain matin qu'on les remît en liberté, avaient manifesté leur joie en criant encore : « A bas la calotte ! A bas l'université catholique ! »

Après avoir longuement raconté les faits, la Régence de Louvain exprime le sentiment pénible qu'elle éprouve depuis que les journaux ont annoncé que les universités de Gand et de Liège seraient seules conservées :

« Il n'y a plus de calme pour Louvain. La question universitaire travaille toutes les têtes et maintient les esprits dans une agitation continuelle. Cela n'a d'ailleurs rien d'étonnant ici, ou l'idée d'une université est enracinée depuis 400 ans. Une population de 27.000 âmes qui a la conscience de s'être conduite avec un dévouement sans lequel le Gouvernement n'aurait pu s'établir, qui n'a sollicité ni obtenu aucune faveur du Gouvernement, voit fouler aux pieds des droits qui lui étaient chers. Trois universités existent : l'une compte des siècles d'existence, les deux autres à peine quelques années. La première dont la réputation est universelle sera sacrifiée aux deux autres qui ne sont connues nulle part. Trois villes possèdent ces universités : l'une se plait dans la manifestation de ses opinions antinationales ; l'autre se signale par une opposition permanente contre le gouvernement ; et elles seraient favorisées aux dépens de la troisième à laquelle on ne peut reprocher que trop de patriotisme... » (Lettre du bourgmestre G. Van Bockel au Gouverneur du Brabant.)

Le recteur De Reiffenberg écrivait de son côté à Rogier, le 5 mars, que la force armée était intervenue d'une manière peu légale pour faire cesser des « cris auxquels le Sénat académique sans doute était loin de donner son approbation,, mais qui, du moins (page 360) d'après les lois, ne pouvaient être considérés comme séditieux ». Il affirmait que la charge à la baïonnette avait été faite sans les sommations préalables et il réclamait auprès du ministre contre une violation brutale des lois, « qui avait fait naître parmi les étudiants contre une partie de la garnison une exaspération fâcheuse » dont on ne pouvait calculer ni prévoir les conséquences.

Ceci est la note pessimiste d'une des autorités académiques.

La note de l'autre autorité est optimiste L'administrateur Arnould (lettre du 6 mars) prétend que les sommations ont été faites, qu'il le tient du commandant dans lequel il a bien plus de confiance que dans le public : il ne paraît pas d'ailleurs autrement ému.

L'affaire en resta là, le Gouvernement étant empêché encore une fois en face de ces affirmations contradictoires. Six à sept semaines plus tard (22 avril), un étudiant en droit provoqua un mouvement parmi les étudiants patriotes pour obtenir leur adhésion au discours que M. Ernst avait prononcé dans la question des pillages de Bruxelles. Ce mouvement, qui n'avait que des rapports éloignés avec la manifestation du commencement de mars, n'eut pas de suites.


La manifestation de Liège avait eu à un certain moment un caractère de gravité exceptionnel, si l'on en juge par cette proclamation des bourgmestre et échevins à leurs concitoyens :

« Des scènes tumultueuses ont signalé la fin de la journée du 6 de ce mois.

« Sous le prétexte de manifester son antipathie à l'érection d'une université catholique, une foule désordonnée s'est livrée à des actes de violence. Des atteintes ont été portées à la propriété. Les efforts de la police municipale pour apaiser les troubles ont été méconnus.

« Liégeois ! ce n'est pas ainsi que l'opinion publique fait connaître ses arrêts. Dans un état où l'expression de la pensée est libre, c'est par la discussion calme et réfléchie que les citoyens doivent combattre les projets qui leur paraissent hostiles aux progrès de la civilisation. Le retour de ce désordre momentané doit être empêché. Vos magistrats veillent au maintien de la sûreté publique et individuelle. Ils sauront la défendre avec énergie de toute attaque brutale.

« Elèves de l'Université ! des malveillants abusent de votre nom pour vous compromettre dans des événements indignes de votre caractère, indignes de vos lumières.

« Veillez, de votre côté, à ce qu'aucune démarche imprudente n'autorise de la part de vos ennemis toute supposition contraire à vos sentiments.

« Habitants de Liège, élèves ! concourons tous ensemble à défendre la liberté contre les efforts impuissants des factions.

« Otons tout prétexte à la malveillance de demander la ruine d'une université qui fait la gloire de la cité et le désespoir de vos ennemis.

« Les bourgmestre et échevins, Louis Jamme. »

Il semble qu'ici ce soit l'autorité communale qui ait été pessimiste.

Les trois lettres du Gouverneur baron Van den Steen à Rogier ne sont pas le moins du monde alarmistes.

Dans celle du 7 mars, il dit qu'il y a eu un mouvement tumultueux, occasionné par un certain nombre de jeunes gens ou d'élèves, mais qu'il n'en est résulté rien de grave ; que si les manifestants ont essayé cependant vis-à-vis du séminaire de se porter à quelques excès, ils se désistèrent bientôt, et que toute leur colère s'épuisa en invectives : « A bas la calotte ! A bas l'évêque ! A bas l'université catholique ! »

Le 9 mars, à la suite de l'office du soir, au moment où l'évêque sortait de la cathédrale, quelques jeunes gens ont de nouveau crié : « A bas l’évêque ! A bas l'université catholique ! » ; mais il n'y a eu aucune voie de fait et le Gouverneur estime qu'en continuant à user de modération, l'autorité parviendra à mettre un terme à des scènes « insignifiantes au fond ». (Lettre du 10 mars.)

Dans sa dernière lettre relative à ces événements (12 mars ), M. Van den Steen persiste à dire que les faits (page 362° n'ont pas le caractère de gravité qu'on a d'abord voulu leur attribuer.

L'administrateur de l'université, M. Walter, est du même avis. Il écrit le 13 à M. Lesbroussart, administrateur général de l'instruction publique, que « comme de coutume on a beaucoup exagéré ce qui s'est passé », et que « les journaux ont amplifié dans tous les sens... » Des cris, quelques carreaux cassés au séminaire et au bureau du Courrier de la Meuse, des sifflets à l'adresse de l'évêque : c'est tout... Plusieurs étudiants se trouvaient sans doute dans le rassemblement, mais ils étaient bien loin d'y être en majorité.

M. Lesbroussart avait songé à avancer l'époque des vacances de Pâques, ou même à suspendre les cours si les désordres s'accentuaient. Mais M. Walter ne croit pas que cette mesure soit nécessaire, parce qu'il a lieu de croire que les élèves de l'université ne sont pas les principaux auteurs du tumulte. (Lettre de M. Van den Steen à Rogier, en date du 12 mars.)

Le tumulte n'aurait donc pas été le fait exclusif des étudiants.

D'autre part, le lecteur aura remarqué que, dans la pensée du collège échevinal, la fondation d'une université catholique n'était que le prétexte des désordres.

Le collège soupçonnait certains malveillants d'avoir abuse dis noms des étudiants pour les compromettre : il parlait de « factions ».

On prenait peut-être trop vite l'alarme à Liège : on avait une tendance à voir des factieux partout.

C'est ainsi que, dès le milieu du mois d'avril, on faisait grand état de prétendus « rassemblements armés », et de dépôts d'armes qui semblaient présager des projets liberticides chez des « factieux ».

(page 363) Le colonel de la garde civique s'était montré très inquiet ; l'administration communale également.

Le colonel Chazal, qui commandait la province, réduisit l'affaire à des proportions fort modestes, dans un rapport du 16 avril :

«... Les réunions n'ont nullement le caractère qu'on a cherché à leur donner et elles se composent de cinq ou six personnes qui passent la soirée à tour de rôle chez MM. de Copis, de Senzeille et de Crassier, sous prétexte de se protéger mutuellement en cas d'attaque. (Note de bas de page : Le bruit courait que l'on pillerait à Liège, comme on l'avait fait à Bruxelles, chez les signataires de la souscription pour les chevaux du prince d'Orange. Or, MM. de C., de S. et de C. étaient du nombre des signataires).

« J'ai été le premier à notifier à la Régence de Liège que je disperserai par la force tout rassemblement armé ou non armé se montrant en public et ne faisant pas partie de la garde civique de service ; mais je crois qu'il serait impolitique et même dangereux pour la tranquillité de la ville, de paraître apporter trop d'attention ou attacher trop d'importance aux réunions insignifiantes et ridicules qui ont lieu chez quelques gens timorés. L'indignation qu'inspire le parti orangiste est tellement grande ici que les masses pourraient se porter à des excès contre lui, si les autorités paraissaient alarmées de ces réunions.

« Il faut éviter à tout prix de faire passer notre gouvernement comme trop faible pour maintenir l'ordre chez lui ; il faut surtout éviter d'apprendre à la populace à se faire justice elle-même, parce qu'elle finirait par y prendre goût et par vouloir gouverner... »


Le sang-froid, qui permettait à Chazal comme au Gouverneur Van den Steen de démêler ce qu'il y avait de factice à Liège dans certains rassemblements, était la qualité qui manquait le plus aux agents du gouvernement dans ces temps d'agitation. Croirait-on que le général Magnan, qui commandait à Gand, se soit ému d'un appel fait à la classe ouvrière pour qu'elle se formât en association !

Les circonstances au milieu desquelles nous nous trouvons nous engagent à consacrer quelques lignes à cet incident ignoré.

(page 364) Sous le titre : « Aen de Werklieden van Gend... ontwerp van associatie voor de werklieden toebehoorende aen het ambacht der... », avait été imprimée chez F. et E. Gyselynck une brochure dont l'auteur anonyme, qui se défendait d'être un orangiste ou un révolutionnaire, déclarait ne vouloir poursuivre d'autre but que le bonheur de la classe ouvrière en constituant des associations de secours mutuels organisées par corporations. Chacune de ces associations, dirigée par un comité de cinq membres, serait divisée en centuries qui choisiraient elles-mêmes leur chef ou centurion, et qui seraient à leur tour subdivisées en décuries avec des chefs appelés décurions. Le produit des cotisations hebdomadaires servirait à allouer des secours aux malades et aux infirmes, à ceux qui seraient sans ouvrage, aux veuves et aux orphelins ou « à tout autre but jugé convenable par la société ».

Sont-ce les mots que nous venons de souligner, ou bien les récriminations de l'auteur du projet contre l'injustice d'une organisation politique où le peuple n'avait pas sa part, qui éveillèrent la susceptibilité de l'autorité militaire ?... Nous ne savons trop. Il y a dans le règlement cependant des articles qui ne dénotent pas des intentions bien farouches :

« Art. 14. Il est strictement défendu à tous les membres de la société de se coaliser ou de se révolter contre leurs maîtres, fabricants ou maitres ouvriers. Si les ouvriers croient avoir quelques raisons de se plaindre, ils s'adresseront à leurs centurions qui feront instamment leurs réclamations au Comité. Si le Comité trouve leurs plaintes fondées, il s'en occupera, s'assemblera officieusement et prendra les mesures nécessaires.

« Art. 16. Tout membre de la dite société s'engage à obéir à ses supérieurs et à être respectueux pour eux.

« Art. 20. Annuellement, à un jour marqué, la société fera célébrer une messe solennelle en l'honneur du patron qu'elle se sera choisi : tous les membres de la société s'y rendront en cortège et y assisteront. »

Le ministre de la guerre, en transmettant à Rogier la brochure que lui avait envoyée le général Magnan, écrivait (3 février 1834) :

(page 365) « ... J'ai pensé que vous deviez en avoir connaissance pour pouvoir prévenir les suites de ces menées, ce qui rentre dans vos attributions : c'est pourquoi je m'empresse de vous la communiquer... »

Pas plus que les « désordres universitaires » et les « rassemblements armés » de Liège, les menées des ouvriers de Gand ne doivent avoir troublé Rogier : nous n'avons vu nulle part qu'il ait cru devoir en « prévenir les suites ».


Il a eu plus souci de trouver le moyen de mettre fin aux manifestations orangistes de Bruxelles.

La conclusion du débat parlementaire sur les pillages fut le vote, presque à l'unanimité, d'une loi sévère. Cette loi commine « un emprisonnement de trois mois à cinq ans et une amende de 500 à 10.000 francs contre ceux qui soit par des discours, des cris ou des menaces proférés dans un lieu public, soit par des écrits, des gravures, des peintures ou des emblèmes distribués ou mis en vente, ou par des placards ou des affiches, ou de toute autre manière, auraient publiquement appelé ou provoqué le retour de la famille d'Orange-Nassau ou d'un de ses membres ».

On s'explique le dépôt du projet de loi et l'accueil si favorable qui lui fut fait par le Parlement, quand on lit les violences, les brutalités, tranchons le mot, les malpropretés qui s'étalaient à cette époque dans la presse et dans certains pamphlets orangistes. Il avait été stipulé que la loi - toute de circonstance - « perdrait son effet le jour des ratifications d'un traité de paix définitif entre la Hollande et la Belgique ». Cette stipulation nous fait comprendre pourquoi il n'y eut que 4 opposants à la Chambre et au Sénat.

Les désordres d'avril n'avaient pas eu d'ailleurs d'écho en Belgique. C'est ce qui résulte des rapports des Gouverneurs, auxquels Rogier avait envoyé des instructions très sévères pour empêcher que l'exemple de Bruxelles (page 366) fût imité. Dans deux de ces rapports nous trouvons des indications caractéristiques :

De M. Teichman (Anvers, 6 avril 1834) : «... Je ne crains à Anvers, Monsieur le Ministre, que les amis imprudents du gouvernement. Les vrais patriotes, ceux qui aiment la patrie et le Roi, me sont dévoués et ceux qui les haïssent sont trop lâches pour m'inspirer autre chose que du mépris... Comptez sur moi ; je défendrai l'honneur belge et montrerai au Roi où sont ses vrais amis... »

De M. de Stassart (Namur, 6 avril 1834, à 7 heures et demie) : « Je reçois à l'instant la dépêche que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire aujourd'hui même par estafette pour une faire part des désordres qui affligent en ce moment Bruxelles. Je me flatte que les Namurois ne s'en permettront point de semblables... Nous sommes ici plus menacés de tumulte par la garnison que par le peuple ; les partisans du corps de Capiaumont se sont pris de querelle la nuit dernière avec les chasseurs et ce matin avec des soldats du 11e régiment... Il faut espérer qu'on parviendra désormais à prévenir des rixes d'autant plus fâcheuses qu'on en fait grand bruit à l'étranger et que nous avons l'air d'être toujours plongés dans l'anarchie... »

Les rapports des Gouverneurs étaient envoyés immédiatement au Roi. Les renseignements donnés par M. de Stassart attirèrent tout particulièrement son attention : le 7 avril, M. Van Praet écrivait à Rogier :

« S. M. désire que vous communiquiez à M. le ministre de la guerre le passage de la lettre du Gouverneur de Namur relatif à la collision qui a eu lieu entre les Partisans et les Chasseurs. L'intention de S. M. serait de séparer les deux corps... «

13. Discussion de la loi provinciale et de la loi communale. Opposition de Rogier à des lois protectionnistes (loi de Burdinne sur les céréales et loi de Foere sur les toiles). Dépôt de projets de loi sur la garde civique et l’instruction publique. Retraite du ministère

Les deux autres lois importantes que le Parlement discuta encore sous le premier ministère de Rogier, furent la loi provinciale et la loi communale. Nous indiquerons d'une (page 367° façon succincte la part que Rogier prit à la discussion. M. Hymans fait remarquer dans son Histoire parlementaire (I, 245) qu'il ne lui est pas possible, quand il s'agit des lois organiques, d'entrer dans le menu détail des discussions à moins de donner à son ouvrage des proportions exorbitantes : nous faisons la même remarque pour notre travail.

Rogier combattit la proposition faite par M. d'Hoffschmidt, de déclarer les fonctions de juge et de conseiller incompatibles avec le mandat de conseiller provincial : il avait confiance dans l'indépendance des magistrats. D'ailleurs, il n'était pas encore question de l'intervention fâcheuse des conseils provinciaux dans la composition du corps judiciaire.

Le gouvernement craignait de voir les conseils provinciaux se fédérer contre l’Etat. N'oublions pas que la crainte des menées orangistes a dû inspirer les auteurs de certaines lois faites en ces années troublées. On voulait que le pouvoir fût fort, sauf à diminuer ses prérogatives et à faire la part plus large à la liberté le jour où le calme serait rétabli et la nationalité solidement constituée. Dans l'affaire Dejaer-Bourdon, des journaux avaient prêché la résistance au pouvoir exécutif. En vue de prévenir les crises, il semblait indispensable que le gouvernement eût des garanties d'obéissance. Nous nous expliquons ainsi, mais sans approuver son système, que Rogier ait proposé de mettre dans la loi que le gouvernement transmettrait la correspondance de conseil à conseil, s'il jugeait qu'elle ne sortait pas des attributions du corps provincial et ne blessait pas l'intérêt général. Sauf l'intermédiaire du Gouverneur, la Chambre se rallia à cette proposition qui évidemment nous paraît aujourd'hui démodée. Autres temps, autres systèmes. Rogier a fait de « l'opportunisme » bien avant que nos voisins eussent inventé le mot.

Obéissant à des préoccupations du même genre, (page 368) Rogier, qui ne veut pas que les conseils provinciaux deviennent des parlements au petit pied, estime qu'en augmentant outre mesure le nombre des conseillers, on les pousserait vers les discussions politiques au lieu de les renfermer dans le cadre des discussions administratives. De même, il propose d'accorder au Roi le droit de dissoudre un conseil provincial : ce droit lui paraissait indispensable pour maintenir les conseils dans la limite de leurs attributions, par exemple dans le cas où ils protesteraient contre les impôts. La Chambre ayant, à une très forte majorité, refusé ce droit au Roi, Rogier tâcha de limiter la durée des sessions des conseils, n'admettant pas, disait-il, qu'ils siégeassent malgré le gouvernement et jouissent ainsi d'un droit que les Chambres elles-mêmes n'avaient pas.

- Vous avez donc peur de l'influence de ces conseils ? s'écria Gendebien...

- Oui, répondit Rogier, en raison de certains discours prononcés à la Chambre et dans lesquels on a menacé le pays de la séparation de telle province du royaume, si tel ou tel acte était sanctionné par le législateur.

Le coup portait. Gendebien avait menacé le pays de la sécession du Hainaut lors de la discussion de la loi du chemin de fer. (Voir page 324.)

Si, à l'occasion de la loi provinciale (qui fut votée le 16 juin par la Chambre à la majorité de 53 voix contre 9 ; elle ne fut votée au Sénat que le 19 avril 836 par 29 voix et 9 abstentions), le ministère s'entendit reprocher vivement de vouloir trop fortifier l'action du pouvoir central, il fut l'objet de reproches semblables lors de la discussion de son projet de loi communale.


Sans aller jusqu'à dire avec M. Thonissen (III, 167) (page 369) que ce projet, déposé par Rogier dès le 2 avril 1833 (note de bas de page : Préparé sous le ministère de M. de Theux, il avait été renvoyé pour avis aux autorités provinciales. (séance de la Chambre du 5 février 1833) fût « une reculade dans la voie du progrès », nous devons bien reconnaître qu'en cherchant à concilier l'ordre et la liberté, il sacrifiait trop souvent la liberté. Certes, on ne peut pas dire que la commission qui avait préparé ce projet (elle se composait de MM. Barthélémy, Beyts, de Stassart, de Theux, Devaux, Jullien et Lebeau) fût animée du désir de retourner à 1829 ; mais en fait elle n'avait pas, nous semble-t-il, tenu suffisamment compte de nos traditions communales, ni des principes proclamés par le Gouvernement provisoire, ni des idées qui avaient cours au Congrès.

Ce ne dut pas être sans une certaine répugnance que les anciens rédacteurs du Politique, les Devaux et les Lebeau, se rallièrent par exemple à une disposition qui obligeait le secrétaire communal, nommé et révoqué par le Roi, à « préférer les ordres de l'autorité centrale à ceux des chefs de la commune », - ou à la disposition qui permettait au gouvernement de substituer des commissions provisoires à des conseils communaux.

Et ce ne fut pas sans une grande hésitation que leur ancien collaborateur Rogier, acceptant le projet, héritage du ministère précédent, consentit, par amour de l'ordre, à le défendre devant les Chambres. Les troubles graves que nous avons racontés, les manifestations et les menées orangistes eurent raison de ses résistances. Il se réservait d'ailleurs de modifier au cours des débats, dans le sens de la liberté, les articles qui accordaient trop au pouvoir. Les concessions ne lui coûteraient pas pourvu que le pays fût sauf, la nationalité garantie et la monarchie constitutionnelle consolidée : l'avenir ferait le reste.

Le grief le plus sérieux qui, dès les premières heures de la discussion (commencée le 8 juillet), fut articulé contre (page 370) la loi, c'était de donner une trop grande part à l'influence gouvernementale. Sous ce rapport, les deux nuances de l'opposition étaient d'accord. Le républicain M. Seron, une des figures les plus caractéristiques du commencement de notre histoire parlementaire, ne critiquait pas avec plus d'amertume que MM. Doignon et Desmet (les anciens commissaires d'arrondissement révoqués par Rogier) un système qui donnait au Roi le droit de nommer le bourgmestre même en dehors du conseil ; qui partageait entre lui et le gouverneur le pouvoir de nommer les échevins ; qui lui permettait de suspendre et de révoquer les membres du collège « sans limite, sans conditions ».

Rogier eut fort à faire de défendre ces dispositions : elles dérogeaient singulièrement au système alors en vigueur, qui consacrait l'élection directe du bourgmestre et des échevins par le corps électoral. Rogier invoqua le salut de l’Etat. Sur ce terrain, il fut secondé parfois par M. Dumortier, rapporteur de la section centrale qui avait amendé le projet assez heureusement. « Nous avons cru, disait le député de Tournai, devoir accorder au gouvernement l'intervention la plus forte dans les actes de la commune, trop forte peut-être ; mais en définitive, il faut que la loi règne en Belgique et que les magistrats locaux ne puissent pas s'élever au-dessus d'elle... »

Mais à peine M. Dumortier avait-il fait une concession au ministère qu'il la retirait. Ainsi, parce que le ministère demandait pour le gouvernement, qui nommait, le droit de révoquer et de suspendre, il s'écriait : « Vous venez proposer de livrer 9.000 magistrats, pieds et poings liés, à la merci du gouvernement... La loi telle que vous l'aviez faite, était liberticide, faite pour une colonie d'Afrique !...

«... C'est, répondait Rogier (29 juillet), l'œuvre d'une commission sur laquelle nous n'avons exercé aucune action. Le projet a été remis au Roi tel qu'il est sorti des délibérations de cette commission... Le gouvernement doit avoir en mains le moyen de priver les communes de mauvais administrateurs... »

(page 371) Comme on avait été jusqu'à insinuer que le ministre avait provoqué les incidents de Liège (l'affaire Dejaer-Bourdon) afin de trouver un prétexte pour s'attribuer la nomination des bourgmestres et échevins, Rogier protesta avec énergie contre cette insinuation.

Et Dumortier de répliquer :

« Je n'accuse pas le gouvernement d'avoir provoqué les événements de Liège, mais d'en avoir exploité l'effet pour arriver à aliéner les prérogatives populaires... »

La session de 1833-1834 (qui avait duré dix mois) fut close avant que l'on eût achevé la discussion de la loi communale. Des renvois successifs à la section centrale tendaient à éterniser cette discussion. On la reprit pendant la session de 1834-1835. Le Sénat ayant amende considérablement le projet voté par la Chambre, ce ne fut qu'en 1836 que nous eûmes une loi communale. Nous у reviendrons au chapitre suivant.

Un mot encore sur les débats de 1834.

M. d'Hoffschmidt proposait, en matière d'incompatibilités, de ne pas admettre les ministres des cultes à siéger dans les conseils communaux. M. Desmanet de Biesme s'était rallié à la proposition à la condition qu'il s'agit d'ecclésiastiques recevant un traitement sur les fonds locaux. Presque tous les membres de la Chambre étaient partisans de cette incompatibilité, pour des motifs différents : les uns (comme M. d'Huart), parce que « les fonctions administratives étaient incompatibles avec le ministère du prêtre » ; les autres (comme M. Jullien), parce que le membre du clergé était un « citoyen sui generis, relevant d'un chef étranger ». Il y avait au fond du débat le germe d'un conflit que Rogier l'unioniste trancha habilement (page 372) en faisait inscrire dans la loi que « ne pourrait faire partie du conseil toute personne recevant un traitement ou un subside de la commune ». (Note de bas de page : Il affirma à cette occasion « son respect pour le clergé qui donnait un grand exemple de tolérance et qui avait tant aidé à la Révolution ... » M. de Mérode avait dit, lui, que lorsque les ecclésiastiques sont salariés et en fonctions dans la commune, on rendait service à la religion en les excluant.)

Rogier admettait que l'instituteur ne recevant pas de traitement ou de subside de la commune pût faire partie du collège échevinal : la majorité ne le suivit pas.

Mais elle lui donna raison quand il combattit un amendement de la section centrale qui tendait à exclure du collège les meuniers, cabaretiers, etc. dont la profession était soumise à la surveillance de l'autorité communale.


Notons parmi les questions qui furent soulevées à la fin de la session de 1833-1834, celle d'un droit à établir sur les toiles étrangères (proposition de M. de Foere), laquelle amena Rogier à déclarer, au nom du gouvernement, « que dans les circonstances présentes, il repoussait à la fois la prohibition absolue et la liberté illimitée » ; celle d'un droit sur les céréales (M. Eloy de Burdinne proposait une échelle mobile des droits d'entrée, de sortie et de transit). Rogier combattit sans succès ces deux propositions . (Note de bas de page : Le dossier de la proposition de Burdinne est volumineux. Rogier, qui s'était fait envoyer de tous côtés des renseignements sur les conséquences qu'elle pouvait amener, y était très hostile : ses notes réunies pour la discussion le prouvent.)


Le 28 mai, il avait déposé un projet de loi sur la garde civique, dont l'examen fut remis à la session prochaine. (Note de bas de page : « Encore la loi de l'uniforme ! » avaient dit ses détracteurs rappelant qu'en décembre 1833 Rogier avait déposé un projet de loi qui attribuait au Roi la fixation de l'uniforme, et qui était resté dans les cartons de la Chambre. [La boutade, quelque peu impertinente, de l'opposition nous rappelle que Michelet, l'éminent historien de la révolution française, Michelet à qui l'envie prenait de baiser les pierres des monuments et les pavés des rues du Paris de 89 en songeant « aux grandes choses qu'il a faites », a écrit ces lignes : « Paris organise la force armée de la révolution, la garde nationale ; il en donne le modèle pour le costume et l'armement, uniformité si importante alors et tellement significative ! »)

Dans son rapport aux Chambres (exposé des motifs), il disait qu'il était inspiré de la nécessité : 1° d'assurer de bons choix dans les nominations des officiers et sous-officiers réservées aux gardes ; 2° d'attribuer au gouvernement la nomination directe des officiers supérieurs et des officiers comptables qui sont chargés des détails du service et de l'instruction des gardes ; 3° de simplifier, en la codifiant, l'organisation des conseils de discipline ; 4° de régler tout ce qui concerne la discipline, qui est la base de toute organisation.

Entre autres innovations que proposait Rogier, nous avons remarqué celles-ci :

Pour être officier, il faudrait savoir « lire et écrire » (sic) et remplir l'une des conditions suivantes : a. avoir servi honorablement comme officier ou sous-officier dans l'armée ; b. connaître l'école du soldat et celle du peloton ; c. être électeur ou fils d'électeur pour la formation du conseil communal ; d. exercer une profession libérale.

Pour le grade de sous-officier, il suffirait que les candidats remplissent l'une de ces quatre conditions, ou qu'ils eussent servi honorablement dans l'armée, ou bien encore qu'ils connussent l'école du soldat.

Il augmentait le nombre des réunions, qui jusqu'alors n'étaient que de deux par an.


Prenant une initiative dont on ne saurait trop lui faire honneur, Rogier avait inscrit à son projet de budget pour 1835 une somme de 500.000 francs destinée au service de l'hygiène publique. Mais la section centrale se prononça contre une innovation dont elle n'avait peut-être pas saisi toute la portée.

(page 374) Rogier n'était plus ministre quand le budget fut discuté. Mais il tint à défendre sa proposition, quoiqu'il ne se fît pas d'illusion sur le sort qui lui était réservé. Il expliqua que son but était d'exécuter, au moyen du subside, des travaux d'amélioration que les communes n'exécuteraient pas elles-mêmes, soit dans le cas où elles manqueraient de ressources, soit dans le cas où elles n'auraient pas l'activité nécessaire. Avec les 500.000 francs qu'il proposait, on serait parvenu à mettre en mouvement dans le pays environ 4 millions pour des travaux d'amélioration matérielle : il n'eut pas de peine à le prouver.

Il termina en prenant l'engagement de ne jamais laisser se passer d'année sans reproduire sa proposition : il espérait bien que quelque jour la Chambre, mieux éclairée, lui donnerait satisfaction. Son espoir s'est réalisé assez tardivement sans doute, mais il n'a pas tenu à lui que l’Etat n'organisât plus tôt un service dont tout le monde reconnaît aujourd'hui les immenses bienfaits. (Note de bas de page : Nous avons vu avec un vif plaisir le gouverneur du Brabant, M. Vergote, rendre un éclatant hommage à Rogier pour son heureuse initiative, dans le discours d'ouverture de la session du conseil provincial en 1892. M. Vergote, qui fut l'un des plus intelligents collaborateurs de Rogier au ministère de l'intérieur (où il était arrivé au grade de directeur général), disait à la fin de son discours : «... Certes, Rogier a bien mérité, parmi ses autres titres à la reconnaissance nationale, celui de promoteur de l'hygiène publique en Belgique... »)


Le 31 juillet 1834, il avait présenté le projet de loi sur l'instruction publique, qu'il avait élaboré avec la commission dont nous avons fait connaître la composition à la page 286. Ce projet réglait tout à la fois l'enseignement primaire, l'enseignement moyen et l'enseignement supérieur. La Chambre décida de s'occuper d'abord de l'enseignement supérieur. Rogier avait dit que, quoique la commission conclut à l'établissement de deux universités (page 375) de l'Etat, à Gand et à Liège, il se réservait de proposer une seule université.

Le lendemain - coup de théâtre, - la Chambre apprenait que le cabinet se retirait !

Le journal L'Indépendant du 1er août annonçait que Lebeau et Rogier avaient donné leur démission.

- Qu'y a-t-il de vrai dans cette nouvelle ? demande, au début de la séance du 1er août, M. Dumortier.

-Je n'ai aucune connaissance officielle de ce fait, répond M. de Mérode, qui était seul au banc des ministres en ce moment et qui ignorait la résolution de ses collègues.

Et la Chambre aborde son ordre du jour.

Une demi-heure se passe.

Lebeau et Rogier entrent en séance.

Lebeau annonce que son ami et lui ont en effet donné leur démission ; mais qu'aucune raison d'ordre politique ne motivant leur résolution, ils ne croient pas devoir donner d'explications à la Chambre.

M. Dumortier, qui s'imaginait apparemment qu'il venait de surgir quelques difficultés extérieures et que les ministres se retiraient devant des exigences nouvelles des Puissances, rendit hommage à leur patriotisme, à ce patriotisme qu'il avait si souvent mis en doute. Il les félicita en quelque sorte de ce qu'ils préféraient sacrifier leurs portefeuilles à la tyrannie de l'étranger.

Rogier ne laissa pas entrevoir la moindre difficulté nouvelle au sujet de la question extérieure :

«... Messieurs, je commencerai par remercier l'honorable M. Dumortier des paroles flatteuses qu'il a bien voulu adresser aux ministres sortants. Quant à l'interpellation qu'il a cru devoir faire, nous déclarons très ouvertement qu'il n'y a rien de politique dans les causes de la retraite des ministres. Relativement aux motifs parlementaires, la Chambre est à même de les apprécier, et de savoir jusqu'à quel point ils ont pu déterminer la retraite de mon ami et la mienne... »

(page 376) Il eût été assurément impossible d'être plus discret et en même temps aussi ironique.

«... Je renouvelle ma déclaration qu'il n'y a rien de politique dans les motifs de notre retraite, soit en ce qui touche les affaires extérieures, soit en ce qui touche les affaires intérieures... »

A cette déclaration si concise et en même temps si catégorique de Rogier, le comte de Mérode ajouta pour sa part :

« ... S'il y avait eu les motifs qu'a supposés l'honorable M. Dumortier dans la retraite de mes collègues, j'aurais donné ma démission en même temps qu'eux. C'est précisément parce qu'il n'y a rien de nouveau sur les affaires étrangères que vous me voyez encore au banc des ministres. Je me résigne à y rester dans l'intérêt de mon pays. Je sais que j'y serai pendant quelque temps dans une position plus fâcheuse que mes collègues ; eux, on les déclare excellents parce qu'ils s'en vont ; et moi, qui ne m'en vais pas encore (hilarité générale), je serai exposé à des attaques. On ne sera pas aussi indulgent pour ceux qui restent à leur poste que pour ceux qui quittent le banc ministériel. (Nouvelle hilarité )... »

Est-ce à cause de l'« hilarité générale » et de la « nouvelle hilarité » qui accueillirent cette déclaration, que le comte de Mérode changea d'avis ?

Toujours est-il que trois jours après, c'est-à-dire à la date du 4 août, il abandonna à son tour son portefeuille. En sa qualité de ministre d'Etat, il contresignait l'arrêté royal nommant M. le chevalier de Theux de Meylandt ministre de l'intérieur en remplacement de Rogier. Par un arrêté royal de la même date, que contresignait M. de Theux, M. de Muelenaere fut nommé ministre des affaires étrangères en remplacement de M. de Mérode, M. Ernst ministre de la justice en remplacement de Lebeau, et M. le baron d'Huart ministre des finances en remplacement de M. Duvivier.

Il est vrai que le même numéro du Moniteur qui contenait les arrêtés de nomination des nouveaux ministres, annonçait que le comte de Mérode « demeurerait membre (page 377) du conseil, mais sans portefeuille ». La Chambre s'ajourna indéfiniment, en laissant en souffrance la loi communale, tandis que le Sénat était convoqué pour le 12.

Le Sénat termina ses travaux le 14, et le même jour un arrêté royal déclara close la session de 1833-1834.


Pendant quelque temps encore, le Moniteur publia nombre d'arrêtés contresignés Rogier et formant le reliquat de son administration, notamment son mémorable arrêté du 30 juillet décrétant l'ouverture à Bruxelles, le 15 août 1835, d'une exposition publique des produits de l'industrie nationale, arrêté qui servit de type et d'exemple aux administrations futures du pays et de l'étranger. Encore une glorieuse initiative de l'auteur de la loi des chemins de fer, dont elle fut en quelque sorte la conséquence et le complément. Il n'eût point suffi en effet de développer l'activité industrielle : encore fallait-il donner à toutes les industries les moyens de se produire au grand jour pour exciter l'émulation.

La création de la commission chargée de publier les « Chroniques nationales » est aussi de ce temps.

Rogier la composa de MM. de Reiffenberg, professeur à l'université de Louvain, De Rote, professeur à l'université de Gand, Quetelet, directeur de l'Observatoire de Bruxelles, Dewez, inspecteur des athénées et collèges, secrétaire de l'Académie de Bruxelles, de Gerlache, premier président de la cour de cassation, l'abbé Desmet à Gand, Gachard, archiviste du royaume, et Marchal, directeur de la Bibliothèque de Bourgogne.

Chacun d'eux reçut la lettre suivante (une des dernières que Rogier ait signées comme ministre dans le cabinet de 1832-1834) :

« Le gouvernement a l'intention d'encourager les écrivains qui consacreraient leur plume à l'histoire nationale ; il se propose de les engager à commencer par la partie qui semble offrir le plus d'attraits (page 378) et le moins de difficultés, savoir : la biographie de ceux de nos personnages historiques qui se sont le plus illustrés dans la carrière des armes, dans la politique, dans les lettres, les sciences et les arts.

« Désirant savoir quelles seraient sous ces rapports les biographies les plus intéressantes à écrire, j'ai pris le parti de consulter à cet égard un petit nombre de personnes qui, comme vous, Monsieur, ont une connaissance approfondie de l'histoire du pays. J'espère, Monsieur, que vous voudrez bien dans cette circonstance me prêter l'appui de vos lumières... »


Pourquoi Rogier et Lebeau quittaient-ils le pouvoir ?

Les Notes et Souvenirs de Rogier sont à peu près muets sur ce point. Nous n'y trouvons pas autre chose que ceci :

« Fin du ministère - Laisser aller. »

Qu'est-ce à dire ? S'agit-il de laisser aller chez les ministres, qui en « avaient assez » ?

Lebeau a été plus explicite, sans toutefois être plus clair :

Notre retraite, a-t-il écrit (voir le Joseph Lebeau de Th. Juste, p. 117), n'eut rien de commun avec les pillages et ne fut point amenée par des votes parlementaires, puisque, en juillet 1834, époque de cette retraite, nous avions sur toutes les questions politiques des majorités imposantes. Notre retraite était due à des dissentiments avec le Roi sur des modifications dans le personnel du cabinet. L'accord n'ayant pu être établi sur ce point entre la couronne et MM. Lebeau et Rogier, ceux-ci donnèrent volontairement leur démission... »

Quels dissentiments ? quelles modifications ?

M. Ernest Van den Peereboom (Histoire du gouvernement représentatif en Belgique, 1, 206), après avoir dit que rien n'est plus obscur que la cause réelle de cette retraite, est tenté de conclure « de l'ensemble de la polémique soulevée par la presse et de la tradition », que la démission a été a plutôt reçue que donnée » ; que la diplomatie étrangère, exploitant assez sottement les troubles de 1833 et de 1834, aurait travaillé à « indisposer Léopold Ier pour (page 379) un cabinet trop libéral », partant (comme on disait dans certaines chancelleries) peu gouvernemental.

Rien, absolument rien, n'autorise l'historien à adopter la manière de voir de M. Van den Peereboom.

Rogier et Lebeau avaient fait preuve, au contraire, de qualités vraiment gouvernementales. Ils n'avaient pas été un seul moment des hommes de parti. Léopold Ier, du reste, n'était pas un prince à se laisser dicter par l'étranger le choix de ses ministres.

La cause réelle de cette retraite a été dite par M. Thonissen.

Intimement lié avec M. de Theux, chef du cabinet qui remplaça le cabinet Lebeau-Rogier, M. Thonissen a pu tout savoir et il n'était pas tenu à la réserve que les ministres démissionnaires gardèrent devant le Parlement.

Le Roi Léopold placé dans l'alternative de se priver des services du ministre de la guerre M. Evain, ou d'accepter les démissions de Lebeau et de Rogier, sacrifia les derniers au premier : voilà la vérité.

Il faut savoir que le général Evain, administrateur intelligent et intègre assurément, mais qui avait peur de la Chambre et des interpellations de l'opposition, en était arrivé, pour échapper à ses attaques, à contrecarrer en tous points ses collègues du ministère. M. Thonissen reconnaît que sa faiblesse vis-à-vis de l'opposition parlementaire et des journalistes de l'opposition « l'avait entraîné dans une voie pleine de périls pour lui et de désagréments pour ses collègues ». Il paraît qu'il accueillait toutes les demandes des députés de l'opposition, parce qu'il espérait se préserver ainsi des attaques de leurs amis dans la presse ; mais il était loin de montrer la même condescendance envers les hommes qui soutenaient le cabinet de leurs conseils et de leurs votes.

Ce système était si manifeste, il était si bien connu dans l'armée, que les officiers s'adressaient aux ennemis des ministres pour réclamer des faveurs qui n'avaient pas l'assentiment de (page 380) leurs chefs. Le salon du général était devenu « une sorte de conseil de révision, de tribunal anonyme où les membres de l'opposition formulaient les réquisitoires et dictaient la sentence ». Après avoir vainement essayé de mettre un terme à « cette tactique peu compatible avec la dignité du gouvernement et les besoins du service », Lebeau et Rogier demandèrent le renvoi de leur collègue. Le Roi, arrêté par le souvenir des services réels que le général avait rendus à l'armée, ne crut pas devoir accueillir la demande. Il n'était plus possible à Lebeau et à Rogier de siéger avec celui qu'ils avaient voulu faire sortir du cabinet : de là leur démission.


Justice ne fut pas rendue tout de suite au cabinet démissionnaire.

Les colères provoquées par les déceptions de la diplomatie et les agitations orangistes, des froissements chez certains ambitieux, des mécontentements dans les deux partis extrêmes, dont les aspirations n'avaient pas été satisfaites et dont les intérêts avaient été sacrifiés à l'intérêt général dans un but éminemment patriotique : voilà ce qui fit que ce ministère qui avait à son actif de grandes choses, qui avait accompli un travail considérable d'organisation nationale dans des conditions extrêmement difficiles, disparut sans laisser d'abord beaucoup de regrets. Mais quand les passions furent apaisées, quand le temps eut fait son œuvre en remettant chaque chose et chaque homme en sa place, la Belgique reconnut que le ministère Goblet-Lebeau-Rogier avait été un « grand ministère » pour employer une expression contemporaine.

Cette vérité a été proclamée par l'historien dont nous invoquions tout à l'heure l'autorité et qui assurément ne peut être taxé de partialité envers des hommes dont il fut l'adversaire politique. Pour résumer notre étude sur le (page 381) premier ministère de Rogier, que pourrions-nous ajouter à ce panégyrique de M. Thonissen :

«... Oubliant les préjugés et les haines des contemporains, l'histoire ne refusera pas ses éloges aux hommes qui contribuerent si largement à la régénération politique de leur patrie. Portés au pouvoir par une révolution victorieuse, ils surent non seulement se préserver de tout excès, mais se placer au premier rang des défenseurs du droit et de l'ordre. Surpris par les événements dans une position honorable mais modeste, ils furent à la hauteur de leur fortune et déployèrent maintes fois des qualités qu'on ne trouve pas toujours chez l'administrateur vieilli au service d'un gouvernement régulier

« Entourés de périls de toute nature, négociant au dehors avec la Conférence de Londres, résistant à l'intérieur aux attaques des uns et aux excitations des autres, rencontrant partout des embarras et des obstacles, des colères et des pièges, ils dirigèrent le char de l’Etat d'une main vigilante et sûre, sans s'écarter un seul instant de la ligne tracée par les besoins de la nation et les exigences insurmontables de l’Europe. La direction qu'ils surent imprimer aux négociations diplomatiques, leurs luttes incessantes contre toutes les exagérations, l'établissement définitif du chemin de fer sont des titres incontestables à la reconnaissance de la postérité. L'histoire dira surtout que, placés en face des passions révolutionnaires déchaînées, en butte à des provocations incessantes, calomniés dans leurs intentions, méconnus dans leurs actes, ils répudièrent constamment toute pensée d'administration exclusive, tout projet de gouvernement de parti, pour rester fidèle à la devise nationale : l’union fait la force. »

Les seules fautes politiques qu'on pourrait reprocher aux ministres d'après M. Thonissen, ce seraient « la dissolution intempestive de la Chambre des représentants en 1833, l'immixtion de l’Etat dans la construction des chemins de (page 382) fer, et les réticences calculées de leur langage du 1er août. »

Nous croyons avoir démontré au paragraphe 5 de ce chapitre que la dissolution s'imposait : nous n'y revenons plus.

Les meilleurs esprits sont divisés sur la question de l'immixtion de l’Etat dans la construction des chemins de fer. Si, en principe, nous croyons qu'il vaut mieux, dans un grand pays surtout, laisser faire l'initiative privée, on nous concédera bien que, à l'époque où Rogier entama son æuvre audacieuse du chemin de fer, c'eût été compliquer des difficultés déjà énormes que de ne pas demander l'appui de l’Etat.

Quant aux réticences du 1er août, il n'y avait pas, à notre avis, d'autre moyen de se tirer d'une situation qui, il faut bien le dire, était due à une fàcheuse inspiration du Roi. Léopold Ier avait fait de la politique personnelle en acceptant, pour conserver son ministre de la guerre, la dislocation d'un cabinet que la majorité parlementaire ne songeait pas le moins du monde à renverser.

Puisqu'on parle de fautes politiques, nous serions tenté plutôt de nous plaindre, si nous en avions le goût et si nous nous en croyions le droit, qu'il ait été fait abus du pouvoir fort dans les lois communale et provinciale et dans les expulsions de 1834.


Reprenons les Notes et Souvenirs de Rogier au lendemain de sa démission.

« Instances faites par de Theux et Ernst pour me conserver. Idem par le Roi. Promenade avec lui dans le jardin de Bruxelles. Il ne paraît pas comprendre ce que je lui dis de la convenance d'assurer à Lebeau une position financière. »

Le Roi ignorait sans doute que Lebeau, qui était père de famille, n'avait pas plus de fortune personnelle que Rogier. (page 383) Lorsque Léopold apprit que Lebeau avait abandonné successivement son cabinet d'avocat pour entrer dans la magistrature et sa place d'avocat général à la cour de Liège pour devenir ministre, il insista auprès du nouveau cabinet pour que l'administration d'une province lui fùt confiée.

A la fin de septembre, Lebeau fut nommé gouverneur de la province de Namur.

Lors des pourparlers qui furent entamés par MM. de Theux et Ernst, avec l'assentiment du Roi, pour décider Rogier à prendre un portefeuille dans ce nouveau cabinet, Rogier avait demandé qu'on n'oubliât pas MM. Lebeau et Duvivier.

Nous avons comme preuve la minute de la lettre écrite par Rogier à M. de Theux :

« Bruxelles, le 4 août.

« J'ai mûrement réfléchi à notre entretien d'hier. La circonstance que M. de Mérode fera partie du conseil est un motif de plus pour que j'insiste afin que mes deux autres collègues avec lesquels j'étais particulièrement lié n'aient pas lieu de sortir mécontents. Il est indispensable que je les revoie à cet égard : je ne puis, avant de les avoir entretenus, consentir à accepter les offres que S. M. et vous avez bien voulu me faire.

« J'espère être à même de vous donner une réponse définitive demain matin au plus tard.

« « Dans le cas où ce délai ne dérangerait pas les vues du nouveau cabinet, il me serait agréable d'avoir de nouveau sous les yeux l'arrêté de répartition d'attributions que vous avez bien voulu me soumettre hier.

Dans le cas contraire, il ne me resterait qu'à vous remercier, vous et vos collègues, de la marque d'estime et de confiance que vous me donnez, en vous priant d'agréer mes salutations les plus empressées... »

Nous n'avons pas trouvé dans les papiers de Rogier d'autres traces des négociations relatives à la constitution du cabinet de 1834.

(page 384) M. de Theux prit l'intérieur, M. de Muelenaere les affaires étrangères, M. Ernst la justice et M. d'Huart les finances ; le général Evain conservait le portefeuille de la guerre. Les catholiques et les libéraux, les adversaires intraitables et les soutiens de la politique intérieure et extérieure du cabinet précédent, se trouvaient également représentés dans ce ministère dit de conciliation.

Des diverses lettres que reçut Rogier à l'occasion de sa sortie du ministère et de son refus d'entrer dans le cabinet de Theux, il n'en est pas de plus intéressante, tout à la fois au point de vue politique et au point de vue privé que celle de son vieux camarade, de son ancien collaborateur littéraire, l'avocat Néoclės Hennequin.

« Liège, 7 août 1834.

« Mon cher Rogier,

« Quand tous tes amis t'adressent sans doute leurs condoléances, je viens, moi, te faire des félicitations. Ta conduite est généreuse, noble, ferme jusqu'au bout ; et dans les circonstances où tu te trouves, un portefeuille refusé te met cent pieds au-dessus de ceux qui te l'offrent.

« Plus heureux que Lebeau, tu jouis déjà de la justice à laquelle tu as droit, et que l'avenir seul donnera à notre pauvre ami. Ta retraite est accueillie par des regrets presque universels : tes ennemis eux-mêmes sont comme forcés à faire ton éloge, et jusqu'à ceux qui veulent le pouvoir sentent le besoin de le partager avec toi !

« J'ai craint un instant, mon cher ami, que tu ne cédasses au désir de ne pas compromettre par ton refus l'exécution des grandes entreprises que tu as commencées ou conçues. Il a dû t'en coûter sans doute d'abandonner tant de choses auxquelles ton nom se serait attaché et dont le pays devait tirer lui-même profit et gloire. Mais il y a certaines'exigences morales qui dominent encore tout cela, et je suis heureux que tu l'aies senti.

« Ne gâte pas ton avenir.

« La révolution ministérielle a produit un étonnement qui même ici a ressemblé d'abord à de la stupeur. Chaque parti dans le premier (page 385) moment s'est cru vaincu ; chaque parti se croit vainqueur aujourd'hui ; et demain, sans doute, chaque parti se trouvera dupe. En présentant le ministère de coalition comme un ministère de conciliation, on réussira peut-être à lui donner quelque durée ; mais je doute fort que des chiens, des chats et des souris jetés pêle-mêle et renfermés dans le même trou, fassent bon ménage au point de ne mourir tous que de vieillesse.

« La date tardive de ma lettre te dira suffisamment que j'étais malade lorsque la nouvelle de votre retraite nous est parvenue ; car je n'aurais pas tardé à t'exprimer la part bien vive que j'y ai prise. Tâche de n'y voir qu'une occasion heureuse pour te faire apprécier ; et console-toi par le bien que tu as fait déjà, de celui qu'on t'empêche de réaliser... Tu laisses assez pour toute une vie de ministre ; et qui sait si tu ne dois pas ressusciter bientôt !

« Je viens d'écrire quelques lignes à Lebeau, et je tiens à ce que mes deux lettres partent aujourd'hui. Tu devineras tout ce que mon amitié n'a pas le temps de te dire.

« Au revoir et courage, mon bon Charles ; porte-toi bien et compte plus que jamais sur l'affection et le dévouement de ton vieux ami. Je t'embrasse du meilleur de mon cour.

« Néoclės Hennequin. »

Impossible de mieux apprécier les grandes choses qu'avait déjà faites Rogier.

Impossible de dire avec plus de bon sens, et sous une forme plus délicate et plus spirituelle, quel vide laissait la retraite de ce ministre de trente-quatre ans et quelles espérances le pays plaçait encore en lui.

En octobre, Rogier reprit les fonctions de gouverneur de la province d'Anvers. Voici comment il mentionne le fait dans ses Notes et Souvenirs :

« 1834. Retour à Anvers deux mois après ma sortie du ministère et après un voyage à Spa avec Lebeau et Chazal.

« Accueil froid. »

Sur une feuille qui paraît avoir servi de résumé pour ses Notes, nous lisons ces mots qui expliquent l' »accueil froid » :

« Retour à Anvers - position vis-à-vis des Anversois : révolutionnaire, wallon, libéral non pratiquant, roturier sans fortune. »

Mais Rogier est homme à triompher vite des mauvaises dispositions des Anversois.

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