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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome IV). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre VIII. Rogier depuis sa sortie du pouvoir jusqu’à sa mort (1868-1885) (première partie)

1. Les dix-huit derniers mois du cabinet de 1857 - Rogier dans la discussion de la réorganisation militaire et des réformes dans l'enseignement (1868-1870)

Rogier avait pris devant la Chambre le 16 janvier l'engagement d'agir en bon citoyen hors du pouvoir comme au pouvoir. Il saurait, avait-il dit, faire un loyal usage de son indépendance vis-à-vis de ses amis, prêt à leur résister s'ils renonçaient à cette politique sage d'où, d'après l'aveu tardif des catholiques, il ne s'était pas écarté au cours de sa longue carrière ministérielle.

L'engagement a été tenu.

Resté membre du Parlement jusqu'à sa mort, grâce à la fidélité de ses électeurs tournaisiens qui étaient fiers de lui, il y défendit invariablement la cause du libéralisme modéré et donna l'exemple de l'assiduité.

De peur d'alanguir l'intérêt, nous ne ferons pas l'analyse de toutes les discussions où il intervint de 1868 à 1881 (1). Nous ne nous occuperons que des plus importantes. (Note de bas de page : C'est dans la session de 1881-1882 qu'il prit la parole pour la dernière fois. Mais aussi longtemps que ses forces lui permirent d'assister aux séances, il n'y manqua pas. Nous avons sous les yeux une lettre du whipper in libéral, M. Washer, datée du 12 août 1883, le remerciant, au nom de la gauche, d'avoir en restant jusqu'à la fin d'une séance horriblement fatigante pour ses 84 ans, empêché par son vote le renversement du cabinet de 1878-1884.)

Le 13 mars 1868, au cours des débats très mouvementés (page 301) que provoqua le projet de réorganisation militaire déposé par ses anciens collègues, Rogier défendit avec une chaleur vraiment communicative l'armée, dont l'existence même était alors mise en jeu par un groupe d'économistes libéraux bien revenus aujourd'hui de leurs erreurs. Il montra qu'elle était l'une des bases essentielles de notre organisation constitutionnelle et conjura la droite, fort hostile à la loi du contingent de 12,000 hommes réclamé par le ministre de la guerre, de ne pas se séparer du gouvernement dans le vote d'une loi essentiellement nationale et qui aurait dû être votée par l'unanimité de la Chambre.

Il ne niait pas que le sort du soldat réclamât quelques améliorations. Il exprimait le désir qu'on assurât une pension à chaque milicien à l'expiration de son temps de service, ou du moins qu'on lui remît un petit pécule qui lui facilitât la transition entre la vie militaire et la vie civile. Au point de vue de l'éducation, il proposait également plusieurs mesures (aujourd'hui appliquées) qui développeraient l'intelligence du soldat en même temps que ses sentiments patriotiques. Il protestait contre « certaines doctrines malsaines » qui tendaient à faire du régime militaire un épouvantail pour les familles. A ceux qui prétendaient que « la caserne est démoralisante », à ceux qui niaient de parti pris l'utilité de nos institutions militaires, à tous les contempteurs de l'armée, il opposait « les avantages matériels et moraux que retire le milicien de sa présence dans l'armée ». Il insistait surtout sur les avantages moraux :

« L'armée est une école pratique où l'on forme des hommes, où l'on apprend à comprendre ce qui est souvent ignoré ailleurs : la dignité personnelle, les sentiments d'honneur, l'amour du pays.

« N'est-ce rien, pour un villageois qui n'a jamais vu que son clocher, qui n'a jamais dépassé, pour ainsi dire, les limites étroites de son champ, que d'être transporté sur les divers points du pays, dans un milieu plus large, plus élevé, où il se trouve en contact avec des choses nouvelles et des hommes nouveaux ?...

(page 302) « Ils se sentent, pour ainsi dire, vivre d'une vie nouvelle. En même temps que le sentiment de la patrie, se développe en eux celui de la solidarité, de la fraternité humaine et du respect de soi-même.

« Aussi reconnaît-on à des signes certains l'homme du peuple, l'ouvrier qui a été militaire. Quant à moi, je suis sûr de ne m'y tromper jamais.

« L'homme du peuple qui a été soldat porte sur sa personne je ne sais quoi de plus fier, de plus résolu ; il est, en même temps, plus réservé, plus poli ; on voit qu'il a subi le joug salutaire de la discipline, en même temps qu'il conquérait un sentiment de fierté qui ne messied à personne... »

Il rappelait qu'à une autre époque il avait développé les mêmes idées (volume II, p. 95) et que, en 1868 comme en 1845, il était convaincu que l'armée fait naître et développe le sentiment de l'ordre et du devoir dans les classes inférieures qui en forment la base ; qu'à tous ses degrés, dans tous ses rangs, elle stimule, elle fortifie les intelligences et la discipline ; qu'elle soumet à un joug utile les caractères fortement trempés ; qu'elle relève le faible et n'en dégrade aucun.

Lorsque, dix-neuf ans plus tard, le général Pontus, ministre de la guerre, eut à défendre l'armée et la caserne contre une nouvelle poussée antimilitariste, c'est dans ce discours de Rogier qu'il puisa des arguments irréfutables.


Le débat qui eut lieu au mois d'avril de la même année sur l'application de la loi de 1842 aux écoles d'adultes présentait un caractère tout particulier. Rogier et Pirmez étaient partisans de la loi de 1842 ; ils souhaitaient qu'elle füt maintenue. Mais ils différaient d'avis sur les moyens à employer pour cela.

M. Nyssens, dans la biographie de M. Pirmez, rappelle que « c'est en vue de sauver l'œuvre transactionnelle de Jean-Baptiste Nothomb, que le nouveau ministre de l'intérieur ne voulait point placer les écoles d'adultes sous le (page 303) régime d'une loi qui comptait déjà au sein même du ministère, à la Chambre et dans tous les rangs du parti libéral avancé, de nombreux adversaires...» M. Pirmez, en effet, craignait que la corde ne se rompît à force d'avoir été tendue et que l'on ne compromît la loi en appliquant ses programmes et son enseignement religieux à des écoles que le législateur de 1842 ne lui paraissait pas avoir visées. Il laissait les communes libres d'accepter ou de rejeter ce régime pour ces écoles.

Rogier persista dans le système qu'il avait défendu quand il était ministre de l'intérieur. Il ne comprenait, disait-il, l'école d'adultes, que comme une branche de l'enseignement primaire. Partisan de l'enseignement religieux, il trouvait pourtant que le législateur eût mieux fait de ne pas dire que l'enseignement serait donné par le clergé, parce que c'était là une disposition dépourvue de sanction, le clergé restant toujours libre de prêter ou de refuser son concours. Il déclara qu'il se rallierait volontiers à une disposition pareille à celle qu'il avait fait introduire dans la loi de 1850 sur l'enseignement moyen, et qui se bornerait à « inviter» le clergé à donner l'enseignement religieux. Il montra dans cette discussion l'indépendance qu'il avait promis de garder vis-à-vis de ses anciens collaborateurs, car il savait pertinemment que sa proposition d'invitation serait combattue par eux, dussent-ils poser la question de cabinet.

Si la majorité de la gauche donna alors raison à M. Pirmez, ce fut pour de tout autres motifs que ceux qu'il invoquait. Elle voulait, elle, soustraire le plus d'écoles possible à l'influence du clergé, en attendant l'heure de la révision de la loi de 1842.

Quand cette heure aura sonné, M. Pirmez ne trouvera pas dans Rogier l'allié sur lequel il comptait pour la défense de la loi. Instruit par l'expérience des onze dernières années et déférant au vœu e toutes les associations libérales, Rogier votera la loi du 1er juillet 1879.


(page 304) Nous retrouvons dans la session de 1868-1869 le Rogier professeur d'avant 1830, le fervent ami des lettres grecques et latines sur lesquelles il écrivait à son ami Desoer des lettres si enthousiastes (voir volume I), l'admirateur convaincu des Homère et des Virgile, des Cicéron et des Démosthène.

Le nouveau ministre de l'intérieur avait soumis au conseil de perfectionnement de l'enseignement moyen certaines propositions de réformes dont le monde lettré s'était ému. Comme le disait un des professeurs les plus distingués de l'université de Gand, M. Frédéric Hennebert, il avait suffi à M. Pirmez de prononcer le mot de « réforme » pour mettre en branle l'armée des novateurs, qui trouvèrent dans M. Emile de Laveleye un avocat aussi chaleureux que spirituel.

Entre autres réformes, celui-ci avait émis l'avis qu'il fallait sacrifier, pour gagner du temps, l'une des deux langues mortes sur lesquelles sont basées les études humanitaires. S'il avait été libre dans le choix, il eût immolé le latin, parce que le grec est après le sanscrit la plus belle des langues et que la littérature grecque est comme ses statues, comme ses monuments, le type inimitable du bon goût, du goût fin, sobre, exquis. Malheureusement, disait-il, nous avons beaucoup plus besoin de savoir le latin que le grec. Le français en dérive directement, les lois de Rome sont nos lois. L'étude du latin est encore d'une certaine utilité pratique pour quelques professions. Donc sacrifions le grec !

Fort de l'appui d'un penseur aussi profond qu'Emile de Laveleye, M. Pirmez s'enhardit à défendre, dans les séances du conseil de perfectionnement qu'il présidait, une thèse qui se rapprochait un peu de celle du professeur de Liège. Il n'allait point assurément jusqu'à demander la suppression radicale du grec, comme on l'a (page 305) prétendu, mais l'adoption de son système en eût diminué considérablement l'importance dans les programme des études.

Le conseil de perfectionnement avait fait la sourde oreille à ses propositions. Bien mieux : il avait insisté pour qu'on renforçât l'étude de la langue menacée de proscription. M. Pirmez, dont nous avons toujours fort estimé l'honnêteté absolue, la haute intelligence et la finesse d'esprit, était de la famille de ceux qu'on appelle « les doux entêtés ». Bien que son système eût été condamné par l'unanimité du conseil de perfectionnement qui comptait, outre des professeurs (qu'on eût pu suspecter de partialité), quatre de nos plus éminents magistrats et deux officiers supérieurs appartenant aux armes spéciales, il ne s'était pas laissé influencer par leurs considérations très élevées, très pratiques, très littéraires et on s'attendait à le voir donner suite, malgré tout, à son plan de réformes.

C'est à ce propos que Rogier prononça les 11 et 12 février 1869, deux discours pleins de bon sens et d'humour.

A ses yeux ce serait un malheur et une honte pour le pays si l'enseignement classique venait à s'abaisser et à être considéré comme une perte de temps et un luxe inutile, si l'on se contentait d'aller étudier la belle et grande histoire grecque dans les théâtres où l'on bafouait les héros d'Homère en attendant qu'on s'y livrât à des attaques bien autrement redoutables contre d'autres personnages. Le 11 février il feignit n'être que le porte-parole d'un ancien professeur, « un de ces pédants, si l'on veut, qui aiment (page 306) leurs auteurs, qui les savourent, qui se passionnent pour les beautés des auteurs qu'ils expliquent et cherchent à faire passer leur enthousiasme dans le cœur de leurs jeunes élèves. » Ce professeur l'avait, disait-il, prié de donner lecture à la Chambre d'une lettre relative à l'utilité pratique du grec... La langue qu'on disait morte, mais elle était très vivante, on la parlait beaucoup et surtout à la Chambre et la lettre du prétendu correspondant de Rogier (qui fut lue au milieu des vives sympathies de l'assemblée) faisait un tableau complet, et tout bourré de grec, de la Chambre et de ses travaux. Philalète terminait en réclamant « une amnistie en faveur de cette pétition fantaisiste d'un géronte, pédagogue classique qui, voulant garder l'anonyme, priait la Chambre d'accepter pour cette fois sa signature pseudonyme, sans imprimer à son humble supplique le stigmate d'un renvoi aux catacombes ou nécropoles, dites en français bureau des renseignements. » (Note de bas de page : Sous la signature d'une dame nommée Hélène, M. Pirmez envoya une réponse spirituelle à Philalète (Echo du Parlement du 14 février 1869).

Quittant le lendemain ce ton badin, Rogier traita la question au point de vue de l'utilité scientifique, littéraire et enfin de l'éducation générale.

Dans quel chaos, dans quelle obscurité on jetterait tous les travaux scientifiques si tout à coup le grec venait à disparaître, ou si successivement, par suite du dédain qui finirait par gagner tous les esprits, on abandonnait l'étude du grec dans les établissements publics ! Etait-il une science quelconque qui pût se créer, se perfectionner, se propager si l'on faisait abstraction de la langue grecque ? Imposerait-on aux savants, outre la charge de leurs travaux propres, « celle beaucoup plus lourde et plus difficile de créer une nouvelle langue, une langue qui fût comprise non seulement en France et par les Français, non seulement en Angleterre et par les Anglais, mais dans tous les pays civilisés et par tout le monde scientifique ?. » Les (page 307) hommes spéciaux dans les sciences défendaient aussi vigoureusement que les humanistes proprement dits le maintien de la langue grecque.

Au point de vue du développement littéraire, pas un critique digne de ce nom qui ne recommandât la culture de la langue grecque, comme une gymnastique qui fortifiait l'intelligence en même temps qu'elle lui donnait de la souplesse on conservait l'empreinte indélébile du grec et du latin. Rogier voyait dans cette espèce de « baptême » ou «d'inoculation » comme il disait, un puissant préservatif contre la maladie de l'ignorance, contre la médiocrité de la pensée, contre la dégradation du goût et des nobles sentiments.

S'élevant enfin à des considérations d'ordre général sur l'éducation, il s'attachait à démontrer que « les classiques sont le meilleur instrument de cette éducation » et, comme M. de Tocqueville dans ses remarques sur l'enseignement en Amérique, il insistait sur la nécessité des études. anciennes dans un pays démocratique. Certes il ne méconnaissait pas d'autres besoins ; il n'entendait aucunement repousser tout ce qui était moderne et il ne s'enfermait pas dans une admiration béate et exclusive de l'antiquité. Mais il estimait qu'il y avait pour ceux qui occupaient le pouvoir une obligation stricte de faire tous leurs efforts pour prévenir le déclin des études classiques :

« ... Je crois avoir démontré l'influence que peut exercer sur le développement moral et intellectuel du pays la culture des auteurs anciens. Faisons une large part aux études commerciales, industrielles et scientifiques, mais grâce, grâce pour les études classiques ! Ne laissons pas tarir cette source des nobles pensées, des spéculations désintéressées ; ne laissons pas dire que la Belgique, après avoir élevé très haut l'édifice de ses institutions, n'a pas eu la sagesse et la fierté de maintenir l'âme et l'esprit de ses enfants à la hauteur de ses institutions. »

(page 308) L'ardeur toute juvénile avec laquelle Rogier avait défendu ses dieux contre des réformateurs trop « utilitaires » comme on disait alors, lui valut de chaudes félicitations du corps enseignant et de nos littérateurs.

Un professeur éminent de l'université de Liége, Mr A. Le Roy, lui écrivait le 2 mars :

« ... Je savais d'avance, ainsi que tous mes collègues, que vous ne laisseriez jamais compromettre l'avenir des études classiques, vous précisément à qui l'on doit leur régénération dans notre pays ; je n'eu ai pas moins admiré cette vigueur d'argumentation, cette hauteur d'idées, ce sentiment profond des véritables besoins de notre époque, cette chaleur du cœur aussi persuasive que les raisons alléguées sont convaincantes, cette sagesse pratique enfin, qui ont donné à vos paroles un si grand poids dans la balance. Vous avez victorieusement démontré qu'un arbre ne fructifie plus quand on en coupe les racines, et que l'enseignement doit être avant tout une éducation... »

Les félicitations ne lui vinrent pas seulement de la Belgique :

« Mon cher Philalète,

« Vous avez bien raison d'aimer la vérité, car elle vous inspire de bien bon discours. Merci pour celui que je viens de lire et pour la bonne pensée que vous avez eue de me l'envoyer. Il est vrai qu'il ne pouvait tomber en des mains plus favorablement prévenues et plus amies. Il n'y a rien à ajouter à ce plaidoyer si sensé, si spirituel et si complet en faveur des lettres grecques. Mais ce qui me confond, c'est qu'un tel plaidoyer soit nécessaire.

« L'Indépendance d'aujourd'hui me fait connaître votre vote dans la question du subside aux Bollandistes. C'est un digne post-scriptum à votre discours. Tout cela, comme paroles et comme conduite, sied à l'un des plus illustres fondateurs du gouvernement belge et fait voir que s'il n'est plus dans les dirigeants, il n'a pas cessé d'être à la tête du pays.

« Au moment même où votre discours m'est arrivé, je me délectais dans une relecture d'un chant d'Homère. Vous jugez si j'étais prêt a applaudir. J'ai donc applaudi de tout mon cœur avec la joie d'un homme qui voit bien dire et bien faire quelqu'un qu'il aime.

« Votre Philo Philalète,

« Paris, 28 février 1869.

« Désiré Nisard. »

(page 309) Le vote auquel M. Nisard fait allusion avait fourni à Rogier une nouvelle occasion d'affirmer tout à la fois son indépendance vis-à-vis de ses propres amis et la modération de son caractère.

Depuis plusieurs années, des députés libéraux fort hostiles à la publication des Acta Sanctorum battaient en brèche le subside annuel que le gouvernement accordait aux Bollandistes. La discussion du budget de l'Intérieur ramenait périodiquement la lutte entre le ministère qui ne voulait voir que le côté scientifique de l'œuvre et les députés qui se préoccupaient davantage des opinions politiques, philosophiques et religieuses des rédacteurs. Cette fois les anti-Bollandistes réclamaient la suppression du subside comme une protestation contre une agression - fort inutile d'ailleurs - des catholiques du sénat envers le ministre de la justice dont ils avaient, par surprise et sans discussion, rejeté le budget. La gauche fut à peu près unanime à supprimer le subside aux Bollandistes. Rogier refusa de la suivre sur ce terrain.

Il avait eu une semblable attitude en avril 1868 lorsque la constitutionnalité du décret de messidor fut soulevée à la Chambre par les députés de l'extrême gauche à l'occasion des honneurs militaires rendus aux évêques. C'était pour lui affaire de politesse et de bons égards. Il estimait que le gouvernement faisait chose sage en concourant par l'envoi de troupes à l'éclat des cérémonies du culte.

2. Les élections de juin 1870 amènent les catholiques au pouvoir - Dissolution des chambres (juillet-août) - La guerre franco-allemande

Peut-on sérieusement prétendre que les anciens collègues de Rogier se seraient départis, de 1868 à 1870, de la modération qu'il leur avait toujours conseillée comme le plus sûr élément du succès du libéralisme ? A part les débats que souleva l'exécution de la loi sur les bourses (page 310) d'études, on ne voit pendant cette période que deux questions importantes mettre aux prises libéraux et catholiques = la division des cimetières par cultes et la réforme de la législation sur les fabriques d'église. Or, M. Goblet établit (Cinquante ans de liberté, pages 127-131. Cf. Banning : Patria Belgica II), sans contestation possible, que sur l'une comme sur l'autre question, le gouvernement fit preuve de ménagements vis-à-vis du cléricalisme, qu'il découragea ceux qui voyaient dans les réformes nécessaires pour compléter l'indépendance du pouvoir civil, le programme essentiel du parti libéral, sinon même sa principale raison d'être. La presse cléricale était-elle bien fondée à parler de persécution, parce que la législature venait de « mettre de l'ordre dans les fabriques d'église » ; parce que le gouvernement tendait à faire prévaloir partout en matière d'inhumation un système que l'Eglise catholique elle-même avait adopté à Tournai ; parce qu'il avait refusé d'étendre au clergé régulier la dispense du service militaire (qui fut continuée d'ailleurs au clergé séculier en dépit des réclamations d'un groupe important de libéraux) ?

Les adversaires du ministère avaient-ils raison de dire qu'il ne s'occupait que de faire « la guerre aux curés », alors que dans l'ordre matériel et administratif il avait réalisé des réformes nombreuses ? N'était-ce rien que l'abaissement de la taxe postale au taux uniforme de dix centimes, la création de la carte-correspondance et les améliorations qui, dès 1868, faisaient de notre régime postal un des meilleurs de l'Europe ? N'était-ce rien que la codification des lois concernant l'organisation judiciaire, le nouveau code pénal militaire et la suppression des servitudes intérieures dans les places de guerre ? N'était-ce rien que l'abolition de l'impôt sur le sel et la suppression des droits sur le poisson ? Pouvait-on enfin accuser le gouvernement d'avoir fait œuvre de parti par la loi électorale du 30 mars 1870 qui, malgré les (page 311) réclamations de la gauche avancée, traitait le cens plus avantageusement que la capacité ?

Voilà cependant que soudain s'effondre la majorité libérale de la Chambre qui, renforcée deux ans auparavant, s'élevait à 74 ou 73 voix contre 50 ou 51 (M. Lelièvre oscillant entre les libéraux et les catholiques).

Aux élections du 14 juin 1870, le ministère perdit douze voix dont six à Gand, trois à Verviers, deux à Charleroi et une à Soignies.


L'échec était assurément aussi grave qu'inattendu. Mais était-il de nature à provoquer le découragement ? Le ministère reconstitué le 2 janvier 1868 devait-il céder la place à un ministère catholique ?

Rogier estimait que non. Tenant compte des éléments de l'opposition qui avait triomphé - industriels indépendants à Charleroi, débitants d'alcool et officiers pensionnés à Gand, flamingants à Anvers, progressistes à Soignies et à Verviers - il disait qu'on les ramènerait au libéralisme par une dissolution ; que les catholiques n'étaient à la Chambre que cinquante-huit ou cinquante-neuf puisqu'ils ne pouvaient revendiquer les indépendants élus à Charleroi, à Soignies et à Verviers ; que d'ailleurs la majorité du sénat restait acquise au libéralisme ; qu'après tout les « grincheux » et les radicaux dont l'abstention ou la défection (note de bas de page : A Verviers les « avancés » s'étaient alliés aux catholiques. Dans d'autres villes ils avaient paralysé par leurs dénigrements le succès de la liste libérale) avait amené un résultat auquel personne, pas même eux, ne s'était attendu, reconnaîtraient la faute qu'ils avaient (page 312) commise en jetant le manche après la cognée, et viendraient à résipiscence devant la perspective du retour des cléricaux au pouvoir. D'après lui les ministres ne devraient pas même, pour réussir, donner à la gauche avancée les satisfactions qu'elle réclamait, et qui mèneraient à une révision de la Constitution contre laquelle il s'était nettement prononcé à Tournai le 4 juin (Note de bas de page : Il avait été réélu sans lutte. La veille de son élection, le Roi l'avait nommé Grand Cordon de son ordre.) Ils pouvaient se borner à des promesses d'économies et de réduction des impôts. La crainte du « gouvernement des prêtres » ferait le reste.

Tel n'avait pas été l'avis de M. Frère et de ses collègues. Ils avaient remis leurs portefeuilles au Roi, quoique maints journaux amis, écho des associations libérales dont les délégués se réunirent à Bruxelles le 29 pour organiser un congrès, eussent exprimé le désir qu'ils n'en fissent rien, et ils restaient imperturbablement démissionnaires comme en 1864. Le dépit et l'irritation entraient sans doute pour quelque chose dans leur résolution : ils voyaient avec peine leurs services oubliés et leurs efforts méconnus par leurs propres soldats, et l'on comprend qu'aux radicaux qui criaient = « Mieux vaudraient des catholiques !» ils aient été tentés de répondre : « Eh ! bien, tâtez-en ! » Mais le véritable motif de leur résistance aux sollicitations des associations libérales, ce fut le dissentiment qui s'accentuait de plus en plus entre leurs principes et les aspirations du libéralisme radical : il ne leur convenait pas surtout d'aller, sur le terrain de la réforme électorale, aussi loin que les « jeunes » qui, par l'organe de M. Defré (voir sa brochure de la fin de juin : La situation) (page 313) faisaient savoir que le ministère du 2 janvier 1868 ne pourrait se reconstituer qu'à la condition formelle « d'accentuer sa politique ».

L'Etoile Belge du 22 juin annonçait que le Roi était « assez disposé à prier Rogier de composer un ministère d'affaires qui accepterait la mission de procéder à une dissolution des Chambres, afin de permettre au pays de se prononcer sans aucune espèce de pression entre les deux opinions ». Les papiers de Rogier ne contiennent. rien qui confirme ce renseignement.


L'Association libérale de Bruxelles venait d'adresser aux cercles libéraux et progressistes du pays une convocation pour le Convent libéral du 13 juillet, quand on apprit que le Roi avait chargé le chef de la droite du sénat, M. d'Anethan, de constituer un cabinet. La dissolution du Parlement allait se faire au profit des catholiques, pendant que les discussions et le programme du Convent accuseraient plus nettement que jamais les divisions de l'opinion libérale.

Le 2 juillet, MM. d'Anethan (affaires étrangères), Kervyn de Lettenhove (intérieur), Jacobs (travaux publics), Tack (finances), Cornesse (justice), et Guillaume (guerre) arrivaient au pouvoir. La semaine suivante un arrêté royal proclama la dissolution des Chambres et convoqua les électeurs pour le 2 août (Moniteur du 9 juillet.)


Précisément en ce moment l'horizon politique était gros d'orages de la candidature du prince de Hohenzollern au trône d'Espagne combinée entre le maréchal Prim et M. de Bismarck, allait sortir la guerre attendue depuis quatre ans.

Trois jours avant que le nouveau ministère belge (page 314) appelât le corps électoral à une lutte qui ne pouvait manquer d'être acharnée, les esprits clairvoyants annonçaient à Bruxelles, comme à Paris et à Berlin, que le conflit franco-prussien exposerait la nationalité belge à de grands dangers. Le 6 juillet, à la tribune française, M. de Gramont, le ministre des affaires étrangères déclarait que le gouvernement de l'Empereur « ne souffrirait pas qu'une puissance rompît au préjudice de la France l'équilibre européen ». Il était visible que Napoléon III, ou tout au moins son entourage, voulait que la France ne laissât plus passer cette fois l'occasion de se mesurer avec les vainqueurs de Sadowa. Et de fait, après une légère détente de quelques jours qui semblait autoriser des espérances pacifiques, la guerre éclatait le 15 juillet.

Aussitôt que Rogier apprit que les Allemands et les Français viendraient se heurter sur nos frontières et chercheraient peut-être à violer notre neutralité, il exprima l'opinion que le gouvernement ferait bien de rapporter l'arrêté de dissolution des Chambres. « Comment, disait-il, à un des membres du cabinet qui lui demandait son avis en sa qualité de ministre d'Etat, comment pouvez-vous songer à appeler les électeurs au vote, à l'heure où le canon tonnera à leurs portes ? » Il engageait un journaliste de ses amis à insister sur l'immense faute que commettrait le gouvernement en mettant les catholiques et les libéraux aux prises dans une lutte acharnée à un pareil moment. Il ne fallait pas donner à l'Europe le triste spectacle d'un peuple divisé pendant cette crise suprême ; il ne fallait pas que de puissants voisins pussent nous reprocher un jour de n'avoir pas imposé silence à nos misérables dissensions de parti quand notre indépendance était en péril.

Plusieurs hommes politiques importants du parti conservateur penchaient pour l'opinion de Rogier. « Proclamons la trêve des partis ! » disait à la Bourse de Bruxelles, le samedi 16 juillet un financier que l'on savait être en fort (page 315) bons termes avec M. Malou ; que l'on rapporte l'arrêté de dissolution ! Que le cabinet se retire devant un cabinet d'affaires ! Il nous faut un « cabinet national ... » Depuis que tout espoir de paix était perdu, ces sentiments de fraternisation patriotique faisaient leur chemin. Les nouvellistes avaient déjà formé ce « cabinet national » : Rogier y représentait la gauche avec MM. Frère et Van Humbeeck ; MM. Kervyn de Lettenhove, Jacobs et Guillaume y représentaient la droite. Rogier recevait une lettre datée. du camp de Beverloo (15 juillet) :

« Mon cher Ministre,

« Un télégramme arrivé au camp nous annonce que vous prenez le portefeuille des affaires étrangères. Permettez-moi de vous exprimer l'immense sensation que tout le corps campé a éprouvée. La voici en deux mots : «Vive Rogier ! Vive le vétéran de notre indépendance nationale !... »

« Nous nous groupons tous autour de vous ; nous nous resserrons autour du drapeau belge que nous défendrons héroïquement parce qu'il est dans de nobles et chevaleresques mains...

« Baron.. ».

Un haut fonctionnaire de l'administration civile lui télégraphiait de son côté : « Félicitations. Vous étiez l'homme de la situation. »

Rogier n'eût pas refusé d'être au péril une fois de plus : mais on ne le lui demanda pas.

Sous l'impression de la déclaration de guerre et de la publication du traité Benedetti-Bismarck qui faisait si bon marché de notre nationalité, le cabinet catholique s'était tout d'abord laissé aller à un affolement qu'attestent particulièrement des mesures fort maladroites prises par le ministre des finances. Les nations belligérantes et le gouvernement anglais lui ayant formellement garanti que notre territoire serait respecté, si nous étions bien décidés à en défendre l'entrée, le cabinet s'était repris et avait maintenu l'arrêté de dissolution dont le retrait, quoi qu'en (page 316) ait pu dire la presse cléricale, a été certainement proposé en conseil des ministres. (Note de bas de page : Les ardents du parti catholique avaient accueilli la nouvelle de cette proposition par des cris de colère dont on trouvera l'écho dans les feuilles ultramontaines. Contentons-nous de dire que l'une d'elles déclarait que le ministère commettrait un acte de trahison s'il acceptait la trêve des partis demandée par les libéraux ; qu'il fallait en finir toute de suite avec « les Prussiens de l'intérieur. »)

Il n'était pas difficile de prévoir le résultat des élections. Le cabinet ne pouvait que bénéficier des difficultés extérieures. Effrayée par la révélation des négociations qui avaient eu lieu jadis entre la France et la Prusse et par les articles de journaux parisiens (Cinquante ans de liberté, p. 136) qui poussaient à l'annexion de notre pays, la nation éprouvait instinctivement le besoin d'appuyer son gouvernement dans quelque parti qu'il se trouvât.

Le cabinet d'Anethan, qui s'était le 25 juillet fortifié par la nomination sans portefeuille de M. Malou, créé le même jour ministre d'Etat, put à partir du 2 août compter sur une majorité de six voix au sénat et de vingt à la Chambre (72 députés cléricaux, 50 libéraux, 2 indépendants ; 34 sénateurs cléricaux, 27 libéraux, 1 indépendant).

3. La réforme électorale du cabinet d’Anethan-Malou (1870-1871

Huit années s'écoulèrent avant que les libéraux revinssent au pouvoir.

Pendant cette période, Rogier présida leurs réunions et parla plus d'une fois en leur nom ; c'était à lui qu'à chaque session ils donnaient leurs voix pour la présidence de la (page 317) Chambre. Ses longs services et son caractère le désignaient à leur choix.

Non seulement - nous y insistons - il assistait aux séances avec une assiduité à laquelle les journaux étaient unanimes à rendre un hommage qui n'était pas banal dans ces années où l'absentéisme sévissait ; mais il continuait, malgré son grand âge, à se mêler aux discussions les plus graves, comme s'il se retrempait dans l'opposition.

Le projet de réforme électorale que le cabinet du 2 juillet 1870 avait déposé à l'ouverture de la session, trouva en lui un adversaire résolu, parce qu'il n'accordait rien aux capacités, et qu'il se contentait d'abaisser le cens électoral provincial à vingt francs d'impôts directs, et le cens communal à dix (loi du 5 juin 1871).

Mais Rogier n'en persistait pas moins dans l'opinion qu'il avait émise à l'assemblée libérale de Tournai en juin 1870 sur les dangers que présentait en ces temps-là la révision de la Constitution.

A l'ouverture de la session qui avait suivi la dissolution si fatale aux libéraux, MM. Demeur, Balisaux, Jottrand, Boulenger, Bergé, Guillery, Dethuin, Houtart, Hagemans, Dansaert et Couvreur proposèrent à la Chambre de réviser les articles 47, 53 et 56 de la Constitution relatifs au minimum du cens électoral pour les Chambres et au minimum du cens d'éligibilité pour le sénat. La prise en considération de la proposition fut rejetée par 75 voix contre 23. Rogier fut de ceux qui crurent que toute modification aux articles 47, 53 et 56 aboutirait dans un temps peu éloigné au suffrage universel et, pour cette raison, il ne voulait absolument pas entendre parler de (page 318) révision. Ce n'était point qu'il fût un ennemi « irréconciliable » de la révision, ni même du suffrage universel...

« ... Je n'ai pas besoin, messieurs, de déclarer que je ne suis un fanatique pas plus en politique qu'en philosophie ou en religion, que je tiens compte des progrès de l'esprit humain et que je ne m'effraie pas des réformes que le temps et l'opinion publique indiquent comme opportuns et nécessaires. Le mot de « suffrage universel » lui-même ne m'épouvante pas outre mesure. Je pense que le temps viendra où le suffrage universel dominera dans tous les pays. Mais dans les circonstances actuelles, dans l'état, je dirai, de l'esprit public, je ne crois pas qu'il y ait lieu de l'introduire chez nous... » (23 novembre 1870).

M. Demeur niant que l'établissement du suffrage universel découlât de sa proposition ; M. Couvreur se défendant de vouloir son introduction en Belgique et, d'autre part, certains journaux qui soutenaient la proposition Demeur ne cachant pas les préférences qu'ils éprouvaient pour le système électoral en vigueur chez nos voisins : « Mettez-vous donc d'accord ! leur disait Rogier. On dirait que vous avez voulu seulement vous donner le plaisir de faire une entaille à la Constitution, en vous réservant d'examiner plus tard l'étendue de cette entaille ». Il les mettait en garde contre les conséquences de l'entaille, contre un régime qui, suivant la prédiction des meilleurs esprits, augmenterait dans les Flandres l'influence déjà si énorme du clergé et ferait dominer des éléments démagogiques dans les grands centres industriels (séance du 24 novembre 1870).

Rogier conseillait à M. Demeur et à ses amis de « laisser mûrir les idées » et de « se contenter de ce premier effet produit par leur proposition ». Il s'attendait toutefois à voir son conseil dédaigné. On allait dire que ceux qui repoussaient la prise en considération étaient des gens vieillis, qui manquaient de vigueur et d'audace, qui avaient le culte aveugle de la Constitution et qu'il ne fallait pas attacher grande importance à leur opinion...

«... Eh bien, je crois que c'est un tort ; il y a chez ces hommes qui ont été longtemps sur la scène une certaine expérience, une certaine (page 319) maturité ; il y a encore chez eux une certaine dose de chaleur patriotique qu'ils sauraient mettre à l'occasion au service des bonnes causes et il doit leur être permis, lorsqu'ils croient qu'on va trop vite ou trop loin, de donner des conseils et de tâcher d'arrêter ceux qui se trouvent sur une pente périlleuse... »

Il se garda, bien d'ailleurs de prononcer le mot : Jamais !...

« ... Ce mot, il ne faut pas le dire légèrement : il peut être imprudent de le prononcer ... on s'expose à avoir un démenti le lendemain... »

Tout en demandant que les auteurs de la proposition n'allassent point plus avant, et en protestant de la chaleur de ses sentiments démocratiques, il eut des paroles de franche cordialité pour la jeune école libérale et d'encouragement pour ses travaux :

« ... Nous avons des sympathies pour la jeunesse ; nous n'entendons pas que le pays doive se refuser à l'influence des idées jeunes ; nous estimons les jeunes gens honnêtes, laborieux, intelligents qui s'occupent avec ardeur de la chose publique.

« Cela vaut mieux que d'aller dépenser leur énergie dans les frivolités d'une vie dissipée ou dans une foule d'entreprises véreuses où ils perdent souvent l'estime des autres et leur propre honneur. Voilà l'hommage que je puis rendre à tous les jeunes gens qui, avec des convictions sincères et avec ardeur, s'occupent de la chose publique, et certainement je n'ai pas la prétention de les blâmer de professer des opinions prétendument plus avancées que les miennes. Dans notre temps nous avions aussi des opinions qui passaient pour avancées. Mais, messieurs, les hommes jeunes de 1830 ont eu l'honneur de concourir à une Constitution qui certes n'est pas une œuvre timide, et qui est en même temps une œuvre très raisonnable et très bien proportionnée.

« Vous voulez y introduire des perfectionnements, des améliorations, soit ; mais ce n'est pas le moment... »

(page 320) Il avait annoncé, au milieu de ce discours, que quand le projet de réforme électorale déposé par le gouvernement viendrait en discussion, il le combattrait résolument et il le fit, nous l'avons vu.

Il défendit le système de l'instruction combinée avec le cens réduit. Cette garantie qu'il réclama pour l'élection communale dans la séance du 21 avril 1871, il la demanda aussi et surtout pour l'élection provinciale dans la séance du 6 mai :

« ... La commune a sans doute une grande importance dans notre pays et Dieu veuille que l'abaissement du cens ne fasse pas ressortir d'une manière fâcheuse cette importance dans nos grandes villes et dans nos communes industrielles... » - C'est en 1871 que ces paroles ont été prononcées ; on les dirait d'aujourd'hui, comme celles que nous avons citées tout à l'heure.

« ... Mais les provinces avec leurs libres institutions occupent aussi dans notre organisation politique une grande place par leur intervention dans la constitution du pouvoir judiciaire et par la nomination des députations permanentes. C'est pourquoi il est nécessaire d'entourer de garanties sérieuses le droit électoral provincial. Je voudrais que surtout ici l'abaissement du cens fût combiné avec l'instruction. L'instruction est une base rationnelle, permanente, qui ne peut changer suivant les fluctuations des opinions ou des lois d'impôt, qui est à la portée de tout le monde et accessible à tous. La base est donc très bonne, et quand le jour viendra où l'instruction sera rendue obligatoire, le droit au suffrage pourra être considéré comme la récompense du devoir accompli... J'aurais plus de confiance dans un électeur sachant lire et écrire, j'entends sérieusement, que dans un électeur payant 10 ou 15 francs d'impôt, mais étant parfaitement ignorant... »

Il croyait que les catholiques marchaient dans une voie dangereuse au point de vue de la stabilité du gouvernement monarchique et constitutionnel. L'œuvre que le cabinet avait entreprise et dont il paraissait bien fier et bien heureux au point de vue des intérêts présents de son parti, pourrait tourner mal pour le pays un jour. Rogier se prévalait à cet égard des craintes patriotiques qu'avait exprimées M. Dumortier :

(page 321) « .. .On s'est lancé dans cette affaire d'un cœur léger ... Je désire que cette loi n'ait pas les conséquences fâcheuses qui ont été signalées par des patriotes éprouvés dont la voix mérite d'être écoutée. Je désire beaucoup que mes appréciations ne se réalisent pas ; mais je persiste à croire qu'il eût été sage, politique, d'un esprit vraiment conservateur, de ne pas livrer dans les circonstances actuelles surtout (6 mai 1871), une pareille loi aux débats parlementaires... »

C'est par 72 voix contre 37 (dont Rogier) et huit abstentions (de gauche) que la Chambre vota le projet du gouvernement (16 mai). La loi électorale de 1870 tombait sans avoir été appliquée.

4. Le cabinet d'Anethan-Malou remplacé par le cabinet de Theux-Malou en décembre 1871 - Incident De Decker - Le comte de Chambord à Anvers

Le cabinet du 2 juillet 1870 disparut le 7 décembre 1871. La faute qu'il commit en confiant les fonctions de gouverneur de province à l'ancien administrateur d'une des sociétés Langrand qui avaient alors maille à partir avec la justice, causa une irritation populaire dont le Roi s'émut au point de redemander aux ministres leurs portefeuilles. (Cf. Annales parlementaires du 12 décembre.)

M. de Theux, chargé de composer un nouveau cabinet, donna à M. Malou les finances, maintint le général Guillaume à la guerre et appela à l'intérieur M. Delcour, professeur à l'Université de Louvain, à la justice M. de Lantsheere, avocat du barreau de Bruxelles, aux affaires (page 322) étrangères M. le comte d'Aspremont-Lynden ; et aux travaux publics M. Moncheur. Il avait la présidence du conseil sans portefeuille.

M. de Theux avait déclaré qu'il ne soumettrait aux Chambres dans le cours de la session aucune grande question qui pût diviser les esprits. C'était la seule politique nationale que l'on pût suivre dans les circonstances où l'on se trouvait, au lendemain des troubles dont le Roi n'avait pu avoir raison qu'en changeant le personnel du ministère, et alors que chez nos voisins, déjà si cruellement éprouvés par la guerre et la Commune, on pressentait de vifs conflits entre les républicains et les monarchistes.


Les intentions pacifiques du nouveau cabinet n'étaient point malheureusement partagées par tous ses amis. On le vit bien quand, en février 1872, le comte de Chambord voulant se rapprocher de son pays, où l'on disait imminente la restauration de la monarchie, vint se fixer à Anvers. De toutes les parties de la France affluèrent dans cette ville les membres du parti légitimiste. Des conciliabules s'ouvrirent. On délibéra (voir les journaux du temps) sur un programme que devait sceller la réconciliation des Bourbons avec les d'Orléans, sur l'époque du couronnement de Henri V, sur les mesures qu'il prendrait aussitôt qu'il serait rentré dans Paris.

Est-ce parce qu'au nombre de ces mesures figurait la restauration du pouvoir temporel du Pape, disparu pendant la guerre franco-allemande ? Est-ce parce qu'il existe entre les principes du comte de Chambord et ceux du cléricalisme belge une solidarité intime ?... On vit les feuilles catholiques d'Anvers, et bientôt après toutes celles du pays, mettre à défendre la cause légitimiste une vivacité qui devait provoquer des représailles dans la presse libérale. Des journaux, la discussion descendit dans la rue. Des (page 323) rassemblements se formèrent, des rixes éclatèrent. Sur divers points de la ville d'Anvers les excès les plus graves furent commis, aux accents de la Marseillaise ou à ceux du Lion de Flandre qui, suivant l'observation très judicieuse de M. le représentant Couvreur, n'étaient pas plus en situation l'un que l'autre : la Marseillaise aux portes de la Campine qui résista si vaillamment aux pillards de 1793 ! le Lion de Flandre chanté en l'honneur d'un prétendant dont les ancêtres furent toujours hostiles aux Flamands !

Au début des troubles, et en réponse à une interpellation de M. Defré, le ministre des affaires étrangères, dans un langage d'ailleurs des plus sympathiques pour « le Roy », s'était porté garant que le comte de Chambord ne conspirait pas, tandis que la conspiration était patente, publique (comme la gauche l'établit à la Chambre) et que le prince lui-même ne s'en défendait pas.

Quelques jours s'étaient passés depuis l'interpellation de M. Defré. Les désordres augmentaient à Anvers. Les exaltés du parti catholique défiaient le cabinet de donner une satisfaction aux nombreux journaux républicains français, qui, à défaut du Président de la République, demandaient pourquoi on n'appliquait pas au comte de Chambord cet article de la loi de 1835, jadis appliqué à maints réfugiés : L'étranger qui, par sa conduite, compromet la tranquillité publique, peut être contraint par le gouvernement de s'éloigner d'un certain lieu, d'habiter dans un lieu déterminé, ou même de sortir du royaume.

Le cabinet n'osait pas, en effet, faire de la peine à ses amis, devenus les plus exaltés des chambordistes. Bien plus il ne vit rien que de très légitime dans les visites. faites au comte de Chambord par un haut dignitaire de la Cour et par les gouverneurs civil et militaire de la province d'Anvers.

Mais ce ne fut pas l'avis des libéraux d'Anvers. Irrités des « actes de courtoisie posés par les agents du gouvernement et de la protection exagérée accordée aux (page 324) conspirateurs par l'administration communale d'Anvers » (Cf. discours de M. Jottrand, séance du 27 février 1872), ils se laissèrent entraîner à des excès qui donnèrent assurément beau jeu aux amis « de la vieille, de la noble hospitalité belge » (Discours du ministre des affaires étrangères, le 27 février). La manifestation des libéraux anversois contre le comte de Chambord, disait le ministre, « serait pour la Belgique une tache qu'on aurait beaucoup de peine à effacer de ses annales » (Méme discours).

- Je proteste ! s'écrie Rogier... Il y a dans le discours de M. le Ministre un excès de langage, une leçon imméritée...

«...La Belgique est hospitalière ; mais avant tout elle doit veiller à sa propre sécurité. Si un personnage étranger, quelque élevé qu'il soit, de quelques vertus qu'on le couronne, quelque mérite qu'on veuille lui attribuer, vient à compromettre le pays vis-à-vis d'un gouvernement étranger par sa présence en Belgique, je crois qu'il ne faut pas hésiter à lui appliquer la loi de 1835...

« Je suppose que les hommes qui aspirent à gouverner la France viennent s'installer en Belgique, à Anvers, à Gand ou à Bruxelles : que là ils attirent à eux, soit qu'ils les aient appelés, soit qu'ils se contentent de les recevoir, des centaines de partisans ; que ces partisans se livrent à des démonstrations sympathiques aux drapeaux respectifs de tous ces chefs. Est-ce que vous trouveriez que les devoirs de l'hospitalité vont pour la Belgique jusqu'à permettre que de pareilles scènes se passent ?... Si demain le prétendant d'une république rouge ou d'un gouvernement révolutionnaire quelconque venait s'installer à Bruxelles et réunissait autour de son drapeau des centaines ou des milliers de partisans, le gouvernement ne serait-il pas en droit de recourir à la loi de 1835, si cet étranger n'était pas assez pénétré des sentiments de convenance et de ses devoirs d'étranger vis-à-vis d'un pays neutre, vis-à-vis d'un pays faible, pour faire disparaître de lui-même les dangers ou les inconvénients auxquels il exposerait le pays qui lui aurait accordé l'hospitalité ?... »

Rogier rappelait ce qui s'était passé à l'époque du coup d'Etat du 2 décembre 1851. M. Thiers, subissant lui aussi (page 325) la loi de l'exil, était venu s'établir à Bruxelles avec trois ou quatre de ses amis. Là, il n'était l'objet d'aucune démonstration politique, ni de l'intérieur, ni de l'extérieur. Mais sa seule présence près de la frontière inquiétait le gouvernement français et donnait lieu à des réclamations. Rogier s'était rendu auprès de lui et lui avait fait part de l'émotion produite au delà de la frontière par sa présence à Bruxelles. Immédiatement M. Thiers avait quitté la Belgique.


Le comte de Chambord se résigna à imiter M. Thiers. Mais ses amis de Belgique firent un grief sérieux à Rogier d'avoir rappelé l'incident de 1851. Voilà donc, disaient les feuilles ultramontaines, ce qu'est devenu l'homme modéré de 1868 ! Il veut donner des gages aux jeunes libéraux ! Il veut rivaliser de radicalisme avec eux !

Rogier entendait si peu se départir des règles de modération qui avaient toujours dicté sa conduite que, huit jours après, il se séparait de la majorité de ses amis sur la question du maintien d'un ministre belge au Vatican. Il n'admettait pas que la communauté d'intérêts moraux qui existait entre le nouveau royaume d'Italie et la Belgique nous défendît d'avoir un représentant auprès du Pape, comme nous en avions un auprès du roi Victor-Emmanuel. Il se plaçait (et, comme lui, deux de ses anciens collègues MM. Tesch et Van den Peereboom) sur un autre terrain. que celui de la séparation radicale de l'Eglise et de l'Etat. La question était pour lui une question de convenance et d'opportunité. L'état de choses qui existait en Italie pouvant venir à se modifier, il terminait ainsi son discours du 6 mars 1872 :

« ... Nous sommes dans une position en quelque sorte de transition... Je n'entends pas me lier définitivement ; mais dans les circonstances actuelles et en l'année 1872, je voterai pour le maintien d'un ministre belge au Vatican. »

5. Les élections de 1874 diminuent la majorité cléricale - Excitations de la presse ultramontaine - Le ministère y résiste (1874-1875)

Les libéraux avaient espéré que les élections de 1874 leur rendraient le pouvoir. Radicaux et modérés s'étaient rapprochés, les soldats imitant l'exemple des chefs. (Note de bas de page : Une altercation violente en pleine Chambre avait en 1861 failli conduire sur le terrain MM. Frère et Guillery. De franches et loyales explications avaient amené un rapprochement qui était dans les vœux de tout le Parlement. Treize ans plus tard, une sortie d'un député catholique (où il y avait peut-être plus que de la maladresse) ranima la querelle et on eut toutes les peines du monde à l'apaiser. C'est au banquet de la gauche que présidait Rogier (19 mai 1874) que fut scellée la réconciliation.). La nuance la plus pâle de la gauche se montrait disposée à faire un pas en avant sur le terrain de l'enseignement primaire. Elle avait applaudi Rogier quand, en mars 1873, il avait dit qu'en présence des « abus de l'inspection ecclésiastique », il était désormais tout prêt à réviser la loi de 1842 dans le sens des desiderata de la jeune gauche, à condition toutefois que l'enseignement religieux pût se donner dans l'école, de quelque manière qu'on voulût. Pendant la session de 1873-1874, et surtout au cours du grand débat politique qui la clôtura, on avait vu cette entente s'affirmer encore davantage entre jeunes et vieux. Le principe du service obligatoire, pour lequel tout le centre gauche partageait jadis l'antipathie de la droite, avait été défendu par plusieurs de ses membres non moins chaleureusement que par la gauche avancée.

Les libéraux ne purent renverser le cabinet : ils ne réussirent qu'à faire brèche dans sa majorité par le gain de quatre voix à la Chambre et de trois au sénat.

La joie d'avoir échappé à une défaite complète aurait-elle, en 1874 et en 1875, grisé beaucoup de catholiques ? On (page 327) ne saurait s'expliquer autrement l'âpreté avec laquelle la presse ultramontaine et un professeur distingué de l'université de Louvain demandaient qu'on préparât les esprits à réformer la Constitution pour y substituer « les véritables lois de la société chrétienne » ; le pétitionnement organisé par des catholiques gantois (revenus d'un pèlerinage à Rome) en vue de faire abroger l'article 16 de la Constitution qui consacre le mariage civil et d'obtenir que dorénavant l'autorité ecclésiastique eût exclusivement le droit de régler les choses qui touchent au mariage ; les dangereuses attaques dont les gouvernements allemand et italien furent l'objet dans des mandements ; l'intervention ardente du clergé dans la lutte électorale ; le blâme lancé par un des chefs de l'Eglise belge contre un membre important de la droite sénatoriale, coupable d'avoir proposé une transaction dans la question des cimetières ; l'organisation de pèlerinages et de processions qui, ayant pour objectif avoué la restauration du pouvoir temporel, exaspéraient les libéraux amis de l'Italie et les poussaient à des violences comme celles qu'ils commirent à Oostacker, aux portes de Gand.

(page 328) Le ministère s'efforçait de dégager sa responsabilité quand les Rogier, les Frère, les Bara lui montraient que les extravagances de ses amis risquaient de compromettre la sûreté du pays. Il ne pouvait, disait-il, que les désavouer - et de fait il les désavouait, spontanément ou non, auprès des gouvernements étrangers.

En même temps il saisissait toutes les occasions possibles pour amener la désunion des libéraux, considérant que son salut était là, rien que là.

6. La loi de 1876 sur l'enseignement supérieur - Rogier prend une part active à la discussion- Divisions dans le libéralisme

Une de ces occasions s'était présentée dans la session de 1875-1876 pendant la discussion de la loi sur l'enseignement supérieur. Bien inopinément et malgré le danger que courrait l'enseignement de l'Etat, M. Frère proposa d'abandonner aux universités la libre collation des grades. Les ministres se rallièrent avec empressement à cette proposition qui allait créer entre M. Frère et la majorité de la gauche un dissentiment utile à exploiter aux élections de 1876.

Le point de départ du débat qui s'engagea alors entre M. Frère et ses anciens collaborateurs Rogier et Tesch, était la liberté des professions libérales. Adoptant la thèse à laquelle M. Castiau consacrait en 1836 une brochure que nous avons rappelée dans notre étude de 1878 (Un précurseur : Adelson Castiau), l'éminent homme d'Etat liégeois s'était placé uniquement au point de vue de la liberté entendue dans le plus large sens du mot. En principe on ne devait pas, d'après lui, exiger l'estampille officielle pour ceux qui exercent la profession d'avocat ou celle de médecin ; mais on pouvait « se rapprocher du système anglais en l'adaptant à nos mœurs et à nos (page 329) institutions ». Les établissements universitaires délivreraient leurs diplômes en toute liberté sous leur responsabilité. Un conseil, composé de notabilités scientifiques, serait chargé d'homologuer ou d'enregistrer les titres, diplômes, certificats, constatant que le porteur avait fait pendant un temps déterminé, dans une école publique ou privée, les études reconnues nécessaires par la loi pour être admis à l'exercice de l'une ou de l'autre profession. Ce conseil d'ailleurs ne ferait subir aucun examen : il ne serait pas juge de la science.

Rogier et M. Tesch admettaient encore moins la transaction que le principe absolu ; ils y voyaient un abus analogue à la faculté de se constituer comme personnes civiles qui serait accordée aux couvents en vertu de la liberté d'association. La liberté des professions libérales, pensaient-ils, eût été une abdication des droits de l'Etat, mais du moins une abdication entre les mains du pays, entre les mains des citoyens : l'Etat déclarait qu'il remettait à chacun le soin de veiller à ses propres intérêts. Mais le système proposé comme une espèce de transaction entre le principe absolu et les exigences de nos mœurs serait bien plus qu'une abdication : ce serait « l'Etat transmettant à des corporations sans existence légale, complètement indépendantes, le droit de délivrer des certificats de capacité sous sa garantie, mais sans aucun contrôle de sa part ; ce serait pire qu'une personnification civile, ce serait une personnification morale bien plus dangereuse que la personnification civile qui permet de posséder quelques biens dans des limites déterminées. » M. Tesch, dans son discours du 29 mars, prouvait que dans la pratique les dangers seraient grands. Celui (page 330) qui dispose des diplômes est le régulateur du niveau des études ce niveau serait déterminé par l'établissement qui délivrerait le plus facilement les diplômes. Toutes les universités de Belgique n'étaient pas exclusivement des établissements scientifiques : l'université de Louvain était bien plus une œuvre de prosélytisme qu'une œuvre de science... Les inconvénients du régime des jurys combinés n'étaient pas tels qu'il fallût le remplacer par un système qui ferait tout à la fois un tort considérable à l'enseignement scientifique, aux universités de l'Etat et au libéralisme.

M. Frère, de même que les députés et la presse catholiques qui, pour de tout autres raisons que les siennes, se rangeaient à son avis, affirmait que la réforme préconisée relèverait les études supérieures de leur abaissement... Rogier répondait le 14 mars :

« On prétend que l'abaissement des études est constaté, déploré par beaucoup d'hommes compétents, et ce sont toujours les mêmes arguments que l'on a employés pour obtenir des réformes. S'il ne faut pas qu'un pays, non plus qu'un individu, se vante, exalte sa science, sa richesse, il ne faut pas non plus qu'il s'humilie volontairement. S'il fallait en croire certains documents que nous avons lus et certains orateurs que nous avons entendus, le niveau des études et par suite celui des intelligences aurait constamment baissé depuis quarante ans en Belgique.

« Je ne le pense pas, et si j'étais seul de mon opinion, je pourrais m'en défier ; mais je vois que les meilleurs esprits, les plus pratiques, les hommes les plus désintéressés par leur position, ne croient pas du tout à cet abaissement successif des études supérieures.

« Qu'on y prenne garde ! c'est là un procès à la liberté de l'enseignement... »

Mieux valait assurément le système du jury combiné, de quelque dédain qu'on eût essayé de l'accabler, et quels que fussent ses défauts, que d'ailleurs il ne niait pas :

« Vous ne voulez plus du jury combiné parce que, dites-vous, il n'en sort que de mauvais fruits, parce qu'il y a collision ou collusion entre les examinateurs.

« Ici, messieurs, nous avons aussi des collisions et quelquefois même des collusions, et parfois aussi nous tombons dans la confusion...

« On attaque les jurys combinés parce que les élèves y sont interrogés par leur professeur, ayant pour surveillant le professeur d'une université concurrente.

« On trouve excellent qu'un professeur fasse subir un examen à un élève en tête-à-tête et lui délivre un certificat de capacité, mais s'il a pour auditeur un collègue d'une autre université, alors l'examen ne vaut rien...

« Où est le mal si le professeur de l'autre université peut, de son côté, poser des questions pour s'assurer qu'il n'y a pas de collusion ? »

Ce qui faisait la force des députés libéraux qui, comme Rogier et comme MM. Tesch et Van Humbeeck, combattaient la thèse de M. Frère, c'est qu'ils avaient derrière eux un grand nombre de libéraux (journaux, conseils communaux, associations) et qu'ils pouvaient en même temps invoquer l'autorité de sociétés scientifiques et de corps académiques.

La seconde fois que Rogier prit la parole sur cette question, ce fut pour demander que le gouvernement fit procéder à une enquête dans les pays où la collation des grades universitaires était abandonnée aux particuliers : il importait de constater si les diplômes que l'on y délivrait étaient une garantie suffisante de savoir et de capacité. En faisant cette demande, Rogier était par exemple en parfaite concordance d'opinions avec le corps professoral de l'Université de Gand, qui suppliait la Chambre (pétition du 4 avril 1876) de repousser « un projet ne laissant plus à l'Etat que le soin d'enregistrer des diplômes sans en contrôler la valeur scientifique », ou tout au moins de ne pas se prononcer sur le projet de M. Frère avant d'avoir étudié la question « d'une façon minutieuse et approfondie. » Il semblait, il faut bien le dire, que l'on voulût à la Chambre clore le débat le plus tôt possible afin que le sénat pût voter avant les élections de juin des dispositions si favorables aux intérêts de l'Université de Louvain et des facultés libres (collège de la Paix à Namur, collège de Saint-Louis à Bruxelles).

(page 332) La section centrale chargée d'étudier le projet de loi déposé par le ministre de l'Intérieur, M. Delcour, s'était empressée d'adopter les idées de M. Frère et avait rédigé un projet en conséquence. Son rapport (œuvre de M. Smolders, professeur à l'Université de Louvain) faisait grand état de la garantie que devait donner de la sincérité des diplômes leur « enregistrement » par une commission spéciale où figureraient des membres de la cour de cassation et de l'Académie Royale. Cette commission, nommé par l'Etat, aurait à « s'assurer que les diplômes qu'on lui présenterait émanaient d'un établissement d'instruction supérieure possédant un enseignement complet constituant au moins une faculté, et qu'ils avaient été délivrés après un examen public sur un minimum de matières déterminé par la loi pour chaque grade ».

Un de nos collègues faisait, à ce propos, remarquer que cette disposition appliquée aux Universités de l'Etat était sans contredit une des choses les plus inouïes qu'on eût jamais rencontrées dans aucune législation. L'Etat serait en effet censé ignorer si les universités organisées, administrées et inspectées par lui étaient bien des universités.. « Les diplômes constatant, par la signature du doyen, du secrétaire et de tous les professeurs de la Faculté, qu'ils ont été délivrés conformément à la loi, portant en outre le visa du Recteur de l'Université de l'Etat, délivrés par une Université où il est représenté par son administrateur-inspecteur, ne constitueront donc pas une preuve de la réalité des faits qu'ils constatent... » (Flandre Libérale du 6 avril 1876.) L'Etat, plaçant ses fonctionnaires les plus élevés sous une suspicion constante de fraude et de mensonge, chargerait une commission siégeant à Bruxelles et qui ne saurait que par ouï-dire ce qui se passait à Gand ou à Liège, de constater si le doyen, les professeurs et les recteurs ne s'étaient (page 333) pas rendus coupables de faux. C'était l'Etat se surveillant et se contrôlant lui-même.

Le ministre de l'Intérieur qui avait abandonné son projet (maintien des jurys combinés) pour se rallier, lui aussi, au système de M. Frère, n'objecta rien au projet de la section centrale. Nous nous trompons : il demanda que le mot « enregistrement » fût remplacé par le mot « entérinement ».

C'est ce dont se moqua fort agréablement Rogier qui, malgré ses 76 ans, eut ce jour-là (6 avril) un succès de verve juvénile :

« M. le ministre de l'Intérieur affirma le 14 mars au sénat que « notre enseignement public et privé produit à tous les degrés des résultats féconds que l'on peut, sans crainte, comparer à la situation des pays les plus avancés ». Et aujourd'hui que fait-il ? Il se rallie à une proposition basée sur la déclaration que les études sont en décadence, que le niveau des sciences baisse, que le jury combiné est le grand coupable, que de là sont sortis tous les maux qu'on a signalés et qu'il faut à tout prix supprimer les jurys actuels pour les remplacer par un système qui, depuis 1835, n'a prévalu à aucune époque... Désavouant en quelque sorte son discours du sénat, il vient se rallier tout d'un coup au système qui repose sur cette hypothèse que l'instruction publique va constamment en se rétrécissant, en s'abaissant, qu'il est temps de le relever par la liberté des professions et la libre collation des diplômes.

« Il est vrai, messieurs, qu'après ce revirement d'opinion, l'honorable ministre a apporté une réforme très sérieuse et d'une portée très élevée.

« Il y a un amendement proposé par l'honorable ministre de l'Intérieur à l'article 17 de la nouvelle loi émanée de la section centrale, qui institue la Commission chargée d'enregistrer les diplômes.

« La section centrale proposait de faire enregistrer les diplômes par le jury professionnel.

« Eh bien, l'honorable ministre de l'Intérieur n'hésite pas : il repousse l'enregistrement et il propose l'entérinement. (Interruptions.) » Lisez : Hilarité, hilarité générale.

« Je rends justice sous ce rapport à la hardiesse de l'honorable ministre de l'Intérieur : il n'hésite pas à contrarier même la section (page 334) centrale quand il s'agit de substituer à l'enregistrement l'entérinement. (Interruptions.)

« Quant au reste, nous avons l'enterrement du projet de loi du gouvernement... mais enfin nous avons une garantie dans l'entérinement. (Interruptions.) »

Rogier rompit une dernière lance en faveur du régime d'examen qui allait disparaître :

« ... On trouve que le jury combiné ne fait rien de bon. Mais le jury combiné n'est pas seul : il y a, à côté du jury combiné, un jury central. Dans le jury combiné sont représentés les établissements de haut enseignement, établissements libres, établissements de l'Etat. Dans le jury central on a introduit l'élément professoral et des hommes qui, sans appartenir à l'enseignement public, se distinguent par leur science et leur aptitude.

« Devant ce jury central peuvent se présenter les jeunes gens qui veulent se livrer à des études particulières, dont l'intelligence s'élève au-dessus du niveau que comportent les leçons des professeurs. D'ailleurs est-il bien exact de dire que les professeurs soient obligés de renfermer leurs élèves dans un cercle tellement étroit que leurs connaissances et leur valeur intellectuelle en sont nécessairement amoindries ? Qu'est-ce qui empêche le professeur d'élever son enseignement aussi haut qu'il le veut ? Le professeur peut parfaitement, tout en restant dans le cadre de son enseignement, l'étendre et l'élever par intervalles... »

Il tenait à venger les membres des jurys combinés des reproches, souvent immérités, qui leur avaient été adressés :

« Les professeurs qui font partie de ces jurys sont certes des hommes honorables, incapables de transiger avec leur conscience, et les présidents sont des hommes trop respectables, trop haut placés, trop pénétrés du sentiment de leurs devoir, pour présider passivement des réunions où règnerait un esprit tantôt d'entente intéressée, tantôt de discordes inconvenantes, un esprit égoïste, étroit... »

M. Frère s'était plaint des attaques assez vives, violentes parfois, dont son système avait été l'objet dans plusieurs journaux et dans quelques associations. Rogier entendait bien ne s'associer en aucune façon à ces attaques ; il rendait hommage aux « intentions » de son ancien collègue et, comme tout le monde, à son talent qui fut (page 335) rarement plus brillant et plus élevé. Mais il n'admettait pas « que M. Frère eût le monopole des idées libérales » et qu'il accusât d'avoir « peur de la liberté » ceux des députés de la gauche qui combattaient ses projets de réforme universitaire. Après tout M. Frère n'avait pas toujours été si hostile au système des jurys combinés. C'était avec son assentiment qu'on l'avait introduit dans la loi de 1849 et si ce système était aussi mauvais que M. Frère le disait, s'il entraînait des conséquences tellement déplorables, Rogier ne s'expliquait point qu'on l'eût laissé vivre si longtemps.

Rogier se défendait d'avoir peur de la liberté. Il prouve en effet, dans le même discours, qu'il est disposé à aller aussi loin que M. Frère dans la voie des réformes, à condition que l'enseignement et l'indépendance de l'Etat n'aient pas à en souffrir. Entre autres réformes, il demande la liberté de la profession médicale pour les femmes :

« Ce principe ne m'a jamais effrayé. Je n'ai pas peur de cette liberté-là !

« Je trouve même qu'il est convenable, en beaucoup de circonstances, que les femmes puissent exercer l'art médical.

« Je ne vois point pour quelles raisons elles ne le pourraient pas et particulièrement vis-à-vis d'autres femmes, vis-à-vis des enfants, des jeunes filles en général. Les femmes en beaucoup de cas sont plus aptes peut-être que les hommes à exercer l'art de guérir. Et, messieurs, ce n'est pas une théorie en l'air que j'énonce ici : il y a bon nombre de pays étrangers où les femmes sont admises à l'exercice de l'art médical. »

Une fois lancé « dans la voie émancipatrice », comme il dit, il demandera pour elles une autre liberté, la liberté électorale. Pourquoi les femmes ne pourraient-elles pas concourir au choix des représentants à la commune, à la province, aux Chambres législatives ? On jette les hauts cris, on dit : Ce n'est point là le rôle de la femme ! la femme n'a pas à se mêler dans les comices, à cette cohue d'électeurs... Mais elles se trouvent mêlées aux hommes (page 336) dans toutes les réunions publiques. Si l'on trouve que la place de la femme n'est pas dans les réunions électorales, pourquoi ne l'autoriserait-on pas tout au moins à déléguer son droit électoral à un mandataire quelconque ? Il n'est pas juste, par exemple, qu'une femme qui a un établissement, qui paie patente, qui dirige un commerce soit tenue en dehors de l'intérêt général si elle n'a pas un fils à qui elle puisse déléguer son droit.

La Chambre vota la liberté de la collation des grades, entérinement compris, par 78 voix, dont 19 libérales, contre 26, dont quatre anciens collaborateurs de M. Frère : Rogier, Tesch, Bara et Van den Peereboom. Le sénat la vota à son tour, le 15 mai, par 32 voix (dont quatre libérales) contre 15 (toute la gauche).

Un des journaux de l'opposition qui avaient mené la campagne avec le plus de vigueur et d'autorité contre le projet, la Flandre libérale appréciait ainsi le vote de la Chambre :

« Si la gauche vient de donner une fois de plus au pays le spectacle d'une aussi triste division, et si une partie considérable de ses membres a cru pouvoir servir les intérêts du parti libéral en s'alliant avec les catholiques, rien de pareil n'a eu lieu à droite. Il n'est pas un membre de la majorité qui ait hésité un seul instant à accepter des deux mains ce magnifique présent...

« Le mal est fait, mais il n'est pas irréparable. Telle qu'elle est, il est impossible que la loi subsiste. Lorsque les libéraux reviendront au pouvoir, ils auront comme premier devoir d'y introduire des modifications profondes, essentielles, tout au moins en ce qui concerne l'admissibilité aux fonctions publiques... »

Les libéraux revenus au pouvoir, n'en feront rien parce que dans le cabinet de 1878, à côté de MM. Frère et Bara, se trouveront M. Sainctelette qui a voté en 1876 dans le sens de M. Frère, M. Van Humbeeck qui a voté dans le sens de M. Bara, et (page 337) M. Rolin-Jacquemyns qui, dans une séance de l'Association libérale de Gand tenue le 31 mars 1876, a porté de rudes coups au projet Frère-Smolders.

Quand la loi de 1876 sera révisée en 1890, clericis regnantibus, elle le sera au grand dam des libéraux et de l'enseignement de l'Etat et sans profit réel pour la science. Toutes les fautes s'expient !

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