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Charles Rogier (1800-1885), d'après des documents inédits
DISCAILLES Ernest - 1895

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Ernest DISCAILLES, Charles Rogier (1800-1885)

(Paru à Bruxelles en 1895, chez J. Lebègue et Cie)

Troisième partie (tome III). Rogier du traité de paix de 1839 jusqu’à sa mort

Chapitre IV. Le ministère du 12 août 1847 (troisième partie)

6. Les élections législatives du 13 juin 1848. Session extraordinaires des Chambres. Distribution des drapeaux à la garde civique

(page 261) Le cabinet issu des élections de 1847 avait nettement exposé sa politique dans le programme du 12 août.

Rogier, dans une circulaire aux gouverneurs en date du 8 juin 1848, montre que cette politique qui a reçu la sanction des Chambres, n'a pas varié ; l'esprit qui a dicté le programme de 1847 n'a pas cessé de présider à la direction des affaires. Si les circonstances ont amené dans la (page 262) législation plusieurs réformes qui n'étaient pas indiquées comme immédiatement réalisables, ces réformes, loin d'être contraires à la pensée du programme, se concilient parfaitement avec les principes qu'il consacre.

Franchement libéral et constitutionnel, ami de tous les progrès sages et vrais, le cabinet avait promis au pays la libre pratique et le sage développement de ses institutions. Il lui avait promis en outre l'ordre et le calme. Impossible de contester l'exécution de ces promesses. Les obstacles avaient cependant été nombreux ! Aussi c'était avec un légitime sentiment de fierté que Rogier écrivait aux gouverneurs :

« Ce double but, poursuivi avec constance, nous avons eu le bonheur de l'atteindre au milieu des circonstances les plus difficiles peut-être que la Belgique ait eu à traverser depuis le jour de son émancipation. »

Quand la question de la dissolution du Parlement s'était posée à la Chambre comme la conséquence inéluctable de la réforme électorale (note de bas de page : Pas plus à droite qu'à gauche, on n'en combattit l'opportunité. La dissolution des conseils communaux et provinciaux, motivée par les mêmes raisons, fut votée à l'unanimité également. Soit dit en passant, cette unanimité fait paraître bizarres - pour ne pas dire plus ) les récriminations ultérieures), le ministre avait pris « l'engagement de laisser à l'opinion nationale liberté complète dans son expression ». Le cabinet n'entendait exercer aucune action directe, aucune pression sur la conscience et les décisions du corps électoral.

Si jamais d'ailleurs un ministère pouvait attendre avec confiance le verdict du pays, c'était bien le ministère de 1847-1848. Soutenu par une majorité intelligente et dévouée, il avait, pendant une session relativement courte, réalisé dans l'ordre matériel et politique des améliorations nombreuses. Surpris par des événements qui avaient bouleversé l'Europe, il ne s'était pas laissé abattre par les dangers qui menaçaient de compromettre l'existence de la (page 263) nationalité belge. Il avait eu l'honneur de surmonter d'immenses difficultés, secondé également par la sagesse et la confiance de la nation. Grâce aux mesures énergiques et adroites dues à son initiative ou obtenues des Chambres, notre neutralité avait été maintenue, l'ordre intérieur n'avait pas été troublé, la sécurité n'avait pas cessé de régner. Par une intervention tout à la fois prudente et puissante, il avait sauvegardé les intérêts industriels. S'il n'avait pu prévenir le ralentissement d'un grand nombre de travaux, ni rendre leur ancienne activité à nos établissements les plus importants, il avait du moins empêché la cessation des uns et la chute des autres par des secours efficaces qui leur permettaient d'attendre des jours meilleurs. La classe ouvrière avait été l'objet de sa sollicitude toute particulière. Les questions politiques avaient été hardiment abordées et résolues conformément au vœu de l'opinion publique.

Des gouverneurs, des commissaires d'arrondissement ayant demandé des instructions à Rogier, il répond :

« Nous n'hésitons pas, dans les circonstances actuelles, à abandonner l'opinion publique à ses propres inspirations, convaincus que nous sommes que plus l'opinion publique aura été libre dans ses manifestations, plus le prochain Parlement sera fort devant la nation et devant l'étranger, et plus le gouvernement à son tour aura d'appui dans le Parlement. »

Le gouvernement entendait « rester neutre dans les élections » - circulaire du 8 juin 1848, - et, quoi qu'on en ait dit, il resta neutre. Nous avons des preuves nombreuses de cette neutralité dans la correspondance de Rogier : citons-en deux ou trois.

\1. Dans la province d'Anvers :

Un monsieur D. H. d'Anvers, lui écrivait le 5 juin :

« C'est avec franchise que je viens vous aborder pour vous dire que vous, que l'on nous a toujours dépeint comme un homme au caractère généreux, vous semblez ne pas croire à l'union des partis. Je vous le dis à propos de la candidature à Turnhout de mon ami M. Coomans aîné, que vous semblez (page 264) devoir combattre... de M. Coomans qui, comme talent, pourra être placé comme vous, Monsieur, parmi les hommes remarquables, parmi les illustrations du Parlement belge... »

Même demande de laisser-passer faite par M. D. H. pour M. Schollaert présenté à Anvers.

Rogier répond le 7 :

« Vous m'engagez à ne pas faire d'opposition à la candidature de MM. Coomans et Schollaert, vos amis, contre lesquels vous me supposez disposé à faire agir. A cela je n'ai qu'un mot à répondre : A Turnhout pas plus qu'à Anvers, les électeurs n'auront à subir aucune pression quelconque de la part du gouvernement. Il les laissera entièrement libres de choisir les plus dignes de représenter leurs opinions et de défendre leurs intérêts. Que ces choix amènent à la Chambre des hommes capables et convaincus, ce n'est pas moi qui m'en plaindrai..... »

\2. Dans la Flandre occidentale :

« Courtrai, le 8 juin 1848.

« Monsieur le Ministre,

« J'ai eu hier la visite de M. l'avocat G. Delinge qui est venu me dire que vous appuyez sa candidature. Je lui ai répondu que, sans m'y opposer, je ne pouvais cependant l'appuyer contre l'opinion de mes amis et de ceux de M. Vandenpeereboom. Vous comprendrez, Monsieur le Ministre, que M. Vandenpeereboom, appuyant franchement ma candidature, je ne pouvais pas donner la main à une candidature qu'il ne croit pas pouvoir soutenir. Ce serait jeter la désunion parmi nous, ce qui serait infiniment préjudiciable à la cause de la Patrie que nous défendons de commun accord, surtout dans un moment où l'union est si nécessaire.

« Les candidats auxquels ce parti franchement constitutionnel s'est arrêté sont M. Vandenpeereboom, M. Boulez de Waereghem et moi, pour la Chambre des représentants ; MM. Bethune et Deschietere pour le Sénat. M. Delinge est trop peu connu ici pour avoir des chances de succès. Je crois devoir vous dire, Monsieur le Ministre, confidentiellement et en toute sincérité, que dans l'intérêt du gouvernement vous feriez bien d'abandonner la candidature de M. Delinge.

« J'ai cru devoir, Monsieur le Ministre, vous donner ces renseignements, afin de prévenir et de rectifier les rapports inexacts qui ne manqueront pas de vous être faits sur les affaires électorales du district de Courtrai.

« Je vous prie, Monsieur le Ministre, d'agréer l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être

« Votre très humble serviteur

« (Signé :) D. de Haerne.

Rogier répond immédiatement (la minute est de sa main) :

« Je m'empresse de répondre à votre lettre. Le gouvernement n'appuie directement aucune candidature à Courtrai. Il se borne à former des vœux pour que les électeurs envoient aux Chambres des hommes d'un patriotisme éprouvé et d'un libéralisme franchement constitutionnel. Ayant reçu aujourd'hui même la visite de M. De Linge qui m'a annoncé son départ pour Courtrai, je l'ai engagé à se rendre auprès de vous afin de vous donner des explications sur la ligne de conduite qu'il se propose de tenir. M. De Linge ne veut pas faire obstacle à votre liste qui aurait des chances de succès. Mais il pense que pour l'un de vous trois (M. Boulez) la réussite est très incertaine, et il désire s'entendre avec vous sur ce qu'il y aurait à faire en cas de ballottage entre lui et M. Boulez. »

\3. Dans le Hainaut :

M. Van Praet, peut-être à la demande du Roi qui désirait que les hommes éminents des deux opinions fissent partie du nouveau Parlement, intervient en faveur de M. Dechamps dont la candidature était menacée dans l'arrondissement de Charleroi. On avait d'abord annoncé que Gendebien, le proscrit volontaire de 1839, que ses amis appelaient l'Ilote, manifestait des velléités de rentrer au Parlement sous les auspices du radicalisme et qu'il visait surtout le siège de M. Dechamps. Le désistement de Gendebien avait suivi d'assez près sans doute l'annonce de sa candidature, mais d'autres concurrents plus sérieux peut-être surgiraient. Van Praet demande à Rogier si le cabinet est hostile à la candidature de M. Dechamps.

« A Monsieur Van Praet, ministre de la maison du Roi.

« Mon cher Monsieur,

« De quoi donc peut se plaindre Dechamps ? A ma connaissance il n'a plus de concurrent depuis la retraite de l'Ilote, et lorsque je ne fais faire par exemple aucune démarche en faveur de Dumont (député libéral de Charleroi), Dechamps ne peut vouloir que je fasse une exception pour lui. Ce ne serait plus là de la neutralité. Qu'il lui suffise de savoir que je n'ai donné aucune instruction quelconque pour la direction de l'élection dans le district de Charleroi.

« Si l'Ilote s'était maintenu sur les rangs, il est très probable que le cabinet aurait pris ouvertement parti pour Dechamps contre lui, à moins que l'avocat Biourge n'eût été porté, auquel cas Dechamps n'aurait pas eu la préférence.

« Dechamps vous demande du simple et du net. En voilà. Ajoutez que je verrai sans nul déplaisir Dechamps nous revenir.

« Juin 1848.

« Votre dévoué,

« Ch. Rogier. »

Inutile de prodiguer les preuves d'un neutralité que le Journal de Bruxelles, adversaire acharné du cabinet, ne contestait pas au lendemain de l'élection. Comme plusieurs de ses coreligionnaires, il a changé d'avis plus tard sans doute. Mais le premier aveu reste.


Un remarquable esprit de conciliation a inspiré la plupart des actes de Rogier pendant cette période difficile de 1848.

Le gouverneur du Hainaut, M. le sénateur Dumon-Dumortier, s'était trouvé en complet désaccord avec le ministère sur la question du cours forcé des billets de la Société Générale. C'était en acquit d'un devoir de conscience, et dans la plénitude de son droit du reste, qu'il avait voté contre le projet du gouvernement ; mais, écrivait-il à Rogier le 22 mars,

«... comme gouverneur, je dois faire exécuter la loi, c'est mon devoir aussi. Comment concilier ces deux devoirs ? Voilà, Monsieur le Ministre, la question que j'ai de la peine à résoudre. Il me répugne de quitter mon poste dans un moment de danger, mais il répugne à ma conscience de prêcher obéissance à la loi. Vous le savez mieux que personne, le seul désir d'être utile à la chose publique m'a fait accepter les fonctions de gouverneur du Hainaut. Une seule chose m'empêche en ce moment de quitter ce poste, c'est la crainte de donner un exemple de discussion qui peut être dangereux et de susciter des embarras au gouvernement. Si vous pensiez que ma retraite ne peut entraîner d'inconvénients pour la chose publique, je vous prierais d'accepter ma démission de ma fonction de gouverneur... »

Quelques personnalités désagréables avaient été échangées entre lui et le cabinet au Sénat. C'était l'effet de l'irritation que causaient à M. Dumon des mesures contre lesquelles la province qu'il administrait manifestait une (page 267) vive hostilité. Même encore dans sa lettre, il exprime le regret que Rogier ait « cédé à l'opinion des autres », en acceptant un projet dont son « bon jugement » lui avait cependant fait comprendre le danger. Telle Banque à laquelle l'Etat venait en aide avait soulevé de violents mécontentements dans le public par des « 0émissions d'actions que les meneurs s'empressaient de vendre, et dont ils laissaient toute la perte à leurs acheteurs ». Le jour du vote du Sénat, le gouverneur du Hainaut, obéissant à un sentiment d'irritation très vif, avait annoncé presque publiquement sa démission. Sur les vives instances de ses amis, il s'était décidé à ajourner sa résolution et à conférer avec le gouvernement dont il avait pris vivement à partie les deux principaux représentants, Rogier et Frère, pendant la discussion.

La réponse de Rogier à M. Dumon-Dumortier est assurément très modérée :

« Bruxelles, le 23 mars 1848.

« Monsieur le Gouverneur,

« Je pense avec vous que, dans les circonstances actuelles, vous ne pourriez, sans manquer à votre devoir, donner suite à la détermination dont vous avez entretenu quelques-uns de vos amis. Je ne demande pas que vous changiez d'opinion sur la loi que vous avez combattue au Sénat ; il me suffit d'être assuré que vous la ferez fidèlement exécuter.

« J'ai d'ailleurs la confiance qu'elle ne rencontrera pas dans son exécution les obstacles que vous prévoyez. Je puis même vous donner l'assurance que l'impression générale est jusqu'ici très favorable à la loi.

« Quant à l'incident de la discussion, j'étais persuadé qu'il ne pouvait avoir de conséquences un peu sérieuses que par la publicité (page 268) officielle qui lui serait donnée. J'ai donc pris sur moi de le faire disparaître du Moniteur.

« Vous en aurez conclu sans doute que je considérais dès lors cette affaire comme terminée. Je me plais à vous affirmer qu'elle n'a laissé aucune trace dans mon esprit, et votre lettre pleine de franchise aurait suffi seule pour en effacer tout souvenir.

« Mon collègue, M. Frère, se trouvant dans les mêmes dispositions que moi, il ne me reste, Monsieur le Gouverneur, qu'à vous offrir la nouvelle assurance de mes sentiments affectueux et dévoués.

« Le ministre de l'Intérieur,

« Ch. Rogier. »


Les élections législatives du 13 juin 1848 furent un véritable triomphe pour le libéralisme constitutionnel, qui pouvait revendiquer quatre-vingt-cinq députés sur cent quatre et une trentaine de sénateurs (Rogier fut réélu à Anvers par 2585 voix sur 2904 votants). Les radicaux ou les pseudo-républicains avaient échoué partout. L'opinion cléricale sortait décimée de la lutte : plusieurs de ses chefs, MM. Malou, Brabant et d'Huart étaient éliminés.

Pas le moindre désordre pendant les élections. S'il y eut dans deux ou trois arrondissements quelques récriminations à l'adresse des fonctionnaires gouvernementaux trop zélés, on peut dire que les vaincus acceptèrent leur défaite avec calme. Le pays semblait heureux d'avoir pu donner au cabinet du 12 août un témoignage de sa haute satisfaction et de sa reconnaissance.


A la même heure, chez nos voisins du Sud, des cris de colère et de haine se faisaient entendre. Les orateurs des clubs parisiens tonnaient contre le gouvernement et contre l'Assemblée. On pouvait lire quotidiennement (page 269) dans plus d'un journal français des articles provoquant à l'insurrection. Ces cris, ces appels fratricides présageaient les journées de Juin, qui ensanglantèrent les rues de Paris.

Le 26, pendant que la guerre civile faisait rage en France, s'ouvrait à Bruxelles, dans un calme plein de grandeur, la session extraordinaire de 1848.

Fas est et ab hoste... laudari !

Quoi qu'il n'y eût plus d'hostilité réelle entre les Belges et les Hollandais, il n'en existait pas moins chez nos anciens frères un petit sentiment de jalousie qui donne une saveur particulière à ces lignes dont l'Arnheimsche Courant du 28 juin accompagnait le compte rendu de l'ouverture de notre Parlement, de la revue passée par le Roi et de l'enthousiasme qui animait la population :

« La dynastie et le gouvernement belge se sont empressés de satisfaire aux besoins et aux désirs de la nation ; ils ne l'ont pas payée de vaines promesses, mais ils ont réalisé sincèrement les réformes nécessaires et les économies possibles dans les services publics. Ils s'en voient maintenant largement récompensés. Paisible et contente, la Belgique jouit d'un calme parfait au milieu des secousses qui ébranlent les Etats voisins. Parmi la masse innombrable du peuple qui bourdonnait partout et qui se préoccupait avec une vraie curiosité et une émotion douloureuse de la terrible lutte qui ensanglantait Paris, on ne pouvait distinguer aucune fermentation, aucun symptôme de nature à causer la moindre inquiétude.

« Heureuse Belgique, heureux Roi ! »

Des pays qui avaient été peu favorables à la constitution de la Belgique indépendante et de ceux qui s'étaient montrés indifférents à nos destinées, venaient également des louanges. De Berlin, on écrivait : « A l'égard de la Belgique, toutes les formules d'admiration sont épuisées... » Le gouvernement prussien avait chargé son représentant à Bruxelles d'exprimer au cabinet la vive satisfaction que lui faisait éprouver l'attitude noble, ferme (page 270) et vraiment nationale de la Belgique. Il n'en attendait pas moins, disait-il, d'un peuple et d'un gouvernement auxquels les traités avaient garanti une nationalité dont, à l'heure du danger, ils se montraient si dignes.

« L'éducation politique de votre peuple est bien faite », écrit à notre agent diplomatique un ministre d'une autre cour allemande.

Un homme politique important à l'étranger avait vu récemment dans l'affaire de Risquons-Tout un « succès immense non seulement pour la Belgique, mais pour toute l'Europe ».

La conduite de la Belgique faisait surtout une profonde impression à Saint-Pétersbourg.

M. Juste, dans son histoire de Léopold Ier, cite ces lignes d'une dépêche dont M. de Brouckere parla plus tard à la Chambre : « Des lettres officielles arrivées de Saint-Pétersbourg affirment positivement que les dispositions de l'empereur Nicolas sont devenues excellentes et l'on ajoute que Sa Majesté serait disposée à établir des relations diplomatiques régulières entre les deux pays. »

Bref on était unanime à féliciter le gouvernement d'avoir « navigué avec calme au milieu des orages ».


Le discours du trône était sage et réservé, simple et vrai. C'est bien la note de l'éloquence de Rogier, qui l'avait rédigé. Pourquoi d'ailleurs le cabinet aurait-il demandé à des phrases sonores un succès qui eût été puéril en présence des résultats acquis par ses actes ? « Il laissait exclusivement parler les faits, dont il se bornait à constater l'existence avec un sentiment de juste fierté. Point d'étalage de grands sentiments, ni de pompeuses promesses. Il s'exprimait sans fracas avec une modestie grave et digne sur la situation du pays et en signalait le côté satisfaisant sans en faire parade. Il se fiait au bon sens d'une nation qui préfère les actes aux paroles, pour en déduire (page 271) toutes les conséquences, persuadé que sa patriotique retenue serait dignement comprise » (Appréciation de M. Faure.)

D'aucuns regrettèrent que ce discours fût si peu explicite sur la question des économies. « Mon gouvernement est résolu, disait le Roi, à opérer successivement des économies efficaces... » C'était tout.

D'autres estimèrent que le cabinet eût dû annoncer les réformes qu'il comptait introduire dans l'administration. Le vent était plus que jamais aux réformes et aux économies.

Le libéralisme avancé parla de lacunes regrettables et, maints journaux catholiques « que l'on ne s'attendait guère à voir en cette affaire », firent campagne avec lui dès le premier jour sur ce terrain.

Pure tactique évidemment.

Eh ! répondait Rogier aux uns et aux autres, vous savez bien que nous en voulons réaliser, des économies et des réformes - et de sérieuses. Notre programme en fait foi. Mais nous ne pouvons encore préciser. Laissez-nous le temps de nous reconnaître : nous ne sommes pas encore sortis de la crise qui a nécessité des dépenses extraordinaires. Nous préparons le budget : c'est là que nous étudions la question des économies de plus près. Vous aurez un travail complet à la session ordinaire de novembre.

Il disait vrai. Il pressait ses collègues de rechercher toutes les économies possibles dans leurs divers départements. Il notait sur un cahier-mémorandum, que nous avons sous les yeux, jusqu'aux plus petits détails des réductions et des suppressions. Même au moment où les impatients parlaient de son « inaction », il agissait.

(page 272) Un arrêté royal du 20 juin porte :

« Notre mission à Paris sera dorénavant dirigée par un envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire. L'allocation de 60.000 francs affectée à cette mission est réduite au chiffre de 35.000 francs. »

Quelques semaines plus tard, le gouvernement, nommant le prince de Ligne comme ambassadeur à Rome (où M. Leclercq, en dépit des avances de la cour pontificale mieux avisée ou mieux informée, avait refusé d'aller), décidait que la légation de Turin serait réunie à celle de Rome, qui représenterait également la Belgique près des cours de Naples et de Florence. Il en résulterait au budget de 1849 une économie de 22.000 francs.

Le 15 juillet, Rogier appelle M. Ph. Derote, professeur à l'Université de Gand, aux fonctions d'administrateur-inspecteur de cette Université en remplacement du comte d'Hane qui a opté pour le mandat de sénateur. Les journaux qui annoncent cette nomination constatent avec plaisir qu'il résultera de ce changement une économie de 4.000 francs.

N'insistons pas. Tout cela évidemment n'était qu'un commencement. Le reste viendrait.

Patientez, disait la presse ministérielle aux journaux progressistes ou cléricaux. -Non, répondaient ceux-ci, et leur impatience avait un écho à la Chambre ; plusieurs députés harcelaient le cabinet sur ce terrain.

Parmi ces députés, le nouvel élu de Namur, M. Lelièvre - qui depuis... mais alors il était progressiste - trouvait que le programme du ministère n'était pas « assez tranché ». Quelques précédents lui faisaient « craindre, disait-il, certaine hésitation de sa part à entrer dans la (page 273) voie du progrès ». Sans doute il fallait se défendre d'une exagération qui tendrait à anéantir nos institutions, mais il fallait aussi se défendre d'un système qui ne serait pas suffisamment progressif et d'une politique qui ne satisferait pas aux « justes exigences de l'opinion ». Il voulait que le gouvernement fît connaître hic et nunc toutes les réformes administratives qu'il comptait proposer, le chiffre des économies réalisables dans chaque département ministériel, les modifications qui pouvaient être introduites dans l'assiette des impôts. Faute de ces explications, il voterait contre l'adresse.

Rogier répondait (séance du 5 juillet) qu'il y aurait plus que de la présomption à promettre même une solution immédiate et satisfaisante à tant de difficultés. Pour un gouvernement, comme pour les particuliers, la première loi du succès, c'était d'agir avec ordre, « d'une manière successive », avec réflexion, avec maturité. Aucune des questions qui avaient été soulevées ne le surprenait, ni ne l'effrayait. Le cabinet prenait volontiers l'engagement de les aborder toutes, mais dans le programme des impatients il y avait de quoi occuper le gouvernement et la Chambre pendant sept ou huit sessions.

- Avant tout, disaient quelques députés, ceux de Verviers notamment, il faut des économies notables dans le budget de la guerre.

Rogier (qui s'était déjà expliqué sur ce point au Sénat, non sans une certaine vivacité) répond aux partisans d'un budget de la guerre de vingt millions :

« Le grand but des attaques de la plupart de ceux qui veulent des économies à tout prix, c'est la plus importante de nos institutions, c'est l'armée. Nous considérons cette institution comme le ressort le plus indispensable, je dirai non pas du gouvernement mais du pays. Nous ne consentirons pas à des réductions qui pourraient avoir pour effet de détruire, d'amoindrir même cette grande force nationale. Que si d'autres envisagent la question à un autre point de vue, que si d'autres croient que dans les circonstances actuelles, il est possible d'apporter dans le budget de la guerre des réductions qui auraient (page 274) pour effet de fixer ce budget à 20 millions par exemple, qu'ils viennent prendre notre place, qu'ils viennent exercer le gouvernement à cette condition. Quant à nous, nous n'y consentirons pas... Nous voulons maintenir notre armée sur le pied défensif respectable qui a fait et qui continue à faire la sécurité du pays. »

L'explication était nette, franche. Sur la question de l'enseignement, Rogier en va faire une autre qui ne l'est pas moins. A M. Delehaye qui, dans la discussion de l'adresse, demandait, lui, de grandes réductions dans l'enseignement, il répond :

« Si le vote de l'honorable membre doit dépendre de la marche que nous suivrons à cet égard, je le dis de suite, il doit nous retirer sa confiance, car ce n'est pas sur l'enseignement public que nous entendons établir des réductions. Nous croyons que l'enseignement public n'est pas assez doté et qu'il faut accroître sa dotation. Il faut aller chercher les populations pauvres d'esprit et pauvres de corps et leur donner la nourriture morale en même temps que la nourriture matérielle : voilà un des grands devoirs de la législature. Nous ferons des réductions dans certaines dépenses pour les reporter en partie sur les dépenses à consacrer à l'enseignement public. Nous avons encore immensément à faire pour l'enseignement public. L'enseignement agricole, l'enseignement professionnel sont nuls en Belgique : il faut les créer. »

Le ministère avait fort à faire, on le voit, pour résister à un courant d'économies à tout prix qui menaçait d'entraîner des institutions dont le maintien nous était cher, et pour combattre sur ce terrain l'influence de quelques journaux radicaux. Il s'était répandu dans le pays une croyance erronée quant aux impôts. On prétendait que nulle part au monde, on n'en payait autant qu'en Belgique. Il fallut que le 4 juillet, le ministre des finances intérimaire, M. Frère, rectifiât (page 275) les faits et vînt prouver par des chiffres les grandes exagérations commises par les journaux. En vérité, on payait un peu plus d'impôts en Belgique qu'aux Etats-Unis, mais on en payait beaucoup moins que chez nos voisins. La charge moyenne à supporter par chacun des 35 millions et demi de Français était de 28 fr. 87 et par chacun des 3 millions 54 mille habitants de la Hollande, de 36 fr. 48 ; tandis que chacun des 4 millions 400 mille Belges ne payait que 19 fr. 60. Avant la Révolution de 1830, nous avions à payer 26 fr. 5.

Impossible de faire entendre raison aux partisans des économies à tout prix. En présence d'une insistance bizarre chez certains libéraux, qui se refusaient sans raison sérieuse à faire crédit à un cabinet ami et proposaient au projet d'adresse un amendement qui, même sous-amendé, avait encore l'air d'une leçon, un membre de la gauche demanda au ministère s'il faisait du vote de cet amendement une question de cabinet. Rogier répondit :

« La position du ministère est difficile : il ne vous l'a pas dissimulé. Les engagements qu'il a pris spontanément et qu'il a déposés loyalement dans le discours du trône, il les tiendra : vous avez pour cela sa parole. Mais si sa position est difficile, le gouvernement a besoin de la confiance nettement exprimée par les Chambres. Nous trouver en présence de ces engagements et avec des réserves de la Chambre, c'est une position que nous ne pouvons accepter.

« La session prochaine doit être féconde en affaires et nous devons avoir la certitude d'être secondés dans notre marche par la législature nouvelle. Si nous n'avions pas sa confiance, mieux vaudrait nous retirer immédiatement afin de faire place à d'autres hommes qui pourraient préparer les nouveaux projets de loi qu'ils auraient à présenter. C'est donc dans un intérêt public que nous avons posé la question de cabinet.

« Adopter l'amendement de MM. David, Delehaye et Lelièvre, ce serait s'associer aux pensées de défiance qu'ils ont exprimées et c'est pour cela que nous le repoussons. J'espère qu'après les services (page 276) que nous avons rendus, une manifestation éclatante viendra nous récompenser de nos efforts. »

La manifestation fut en effet éclatante : 90 membres repoussèrent l'amendement qui n'obtint que les voix de ses auteurs. La droite tout entière désavoua les attaques de ses journaux en votant l'adresse.

Pas plus que le Sénat, où l'adresse fut adoptée à l'unanimité, la Chambre n'entendait donner au cabinet un blanc-seing pour l'avenir (c'est ce que L'Indépendance établissait bien nettement). Mais elle avait voulu exprimer ses sympathies pour les hommes qui, dans des circonstances exceptionnellement graves, dans une crise politique et sociale pleine de périls, non seulement n'avaient pas désespéré du pays, mais encore l'avaient élevé plus haut dans l'estime des nations. La Chambre avait voulu exprimer, en outre, qu'elle était confiante dans les promesses faites par le ministère, dans la loyauté de ses intentions et de ses engagements.


La session extraordinaire de 1848 étant close, le cabinet se compléta par l'adjonction de M. Rolin, avocat et conseiller provincial à Gand, qui succéda, au ministère des travaux publics, à M. Frère chargé définitivement des finances (18 juillet). Pour remplacer un ministre flamand (M. Veydt), le cabinet ne pouvait faire mieux que de choisir un Flamand.

Un épilogue serein vint clore la série des événements émouvants de cette fatidique année 1848.

(page 277) Rogier eut l'idée de donner aux fêtes de septembre le caractère d'une manifestation de sympathie populaire pour la monarchie constitutionnelle. La distribution des drapeaux aux légions de la garde civique réorganisée lui fournit l'occasion de cette manifestation.

« Vous êtes appelés (dit-il aux officiers) à recevoir des mains du Roi le drapeau national, emblème de liberté, d'ordre et d'union.

« Sous ses nobles couleurs s'abritent notre Constitution et notre indépendance.

« La patrie le confie à votre dévouement, à votre courage et à votre honneur. »

Des ovations répétées et enthousiastes saluèrent le Roi et la famille royale pendant la cérémonie, qui eut un grand retentissement au delà de nos frontières comme dans toutes nos provinces.

La sagesse du peuple, l'habileté du gouvernement et le tact du Roi venaient de cimenter l'indépendance conquise en 1830.

7. La session ordinaire de 1848-1849

7.1. La question des Flandres

Pendant la session extraordinaire qui avait suivi la dissolution, nous avons vu se manifester un besoin impatient de réformes. Nous avons constaté un certain mécontentement causé par les retards que subissait forcément l'exécution de quelques projets dont on attendait la guérison des abus ou des maux dont souffrait le pays. Il y avait chez plusieurs députés la ferme volonté de donner satisfaction coûte que coûte au désir d'économies qui avait fait les frais de la polémique électorale dans la plupart des arrondissements.

Les commencements de la session ordinaire de 1848-1849 nous présentent le même tableau.

Tout d'abord, on reproche au cabinet de n'avoir pas fait assez pour les Flandres, de n'avoir pas tenu sur ce point les promesses de son programme.

(page 278) Examinons ce reproche ! dit Rogier.

« Le cabinet, avions-nous dit, ne jettera pas la perturbation dans notre régime économique par des changements inopportuns à la législation douanière.

« Il ne l'a pas fait.

« Mais il s'opposera en règle générale à de nouvelles aggravations de tarifs et il s'attachera à faire prévaloir un régime libéral quant aux denrées alimentaires.

« Il l'a fait.

« La législation de 1834 sur les céréales ne sera pas rétablie.

« Elle n'a pas été rétablie.

« Nous ne ferons pas consister le salut de l'agriculture dans l'échelle mobile ou dans l'élévation des droits.

« Nous n'avons pas rétabli l'échelle mobile, nous nous sommes opposés à des droits élevés.

« Il faut à l'agriculture une protection plus efficace. Cette protection, elle l'aura.

« Nous pouvons dire : elle l'a eue et elle continuera à l'avoir. »

Approfondissant ce point, Rogier donne le détail des travaux de voirie vicinale, des travaux hydrauliques et des travaux d'assainissement et de défrichement exécutés ou en voie d'exécution.

Le gouvernement a employé pour perfectionner l'agriculture des moyens directs ; il travaille à la perfectionner encore par des moyens indirects, par le secours de l'instruction. Il fait publier, et distribuer à bon marché parmi les classes ouvrières, des livres, des journaux, voire même des images.

« ... Nous avons adjoint des cours d'enseignement agricole et horticole à deux écoles normales. Nous avons ensuite décidé qu'autant que possible, il sera annexé à chaque école primaire un jardin qui soit en même temps un moyen d'instruction pour les élèves et un moyen de délassement pour les instituteurs... Des négociations sont entamées, plusieurs transactions sont intervenues afin d'établir dans les campagnes des écoles pratiques d'agriculture où les fils de cultivateurs puissent venir recevoir de bonnes leçons théoriques et de bonnes leçons pratiques. Il ne faudra pas dix années d'expérience pour qu'on apprécie le bon résultat de ces écoles... Une école spéciale d'horticulture ne tardera pas à être fondée à Gand... »

Quant à l'industrie, Rogier rappelle les encouragements (page 279) donnés à l'industrie linière qu'il regarde comme la plus importante dans les Flandres. On a poussé les fabricants à fabriquer autre chose que de la toile. On s'est préoccupé de donner du travail à la population si éprouvée depuis deux ans. Des ateliers dirigés par l'Etat ou des ateliers privés qu'il subsidie conditionnellement sont ouverts. On a fait en même temps des avances à l'industrie dentellière. En l'absence d'une société d'exportation qu'il est bien décidé à créer à la première occasion favorable, le gouvernement a accordé des primes de sortie pour les tissus principaux ; cette mesure temporaire a produit de bons résultats. Il a fait des avances à la condition d'exporter hors d'Europe des tissus de lin et de coton pour le double ou le triple de la valeur de l'avance. Il a aidé à la formation d'un établissement commercial sur la côte d'Afrique et établi une agence commerciale à Paris. Il a fondé des bourses de voyage pour de jeunes commerçants : deux seront destinées à favoriser les exportations vers les pays où le ministère estime que l'industrie dentellière pourrait trouver d'utiles débouchés.

A la suite de tous ses essais, il importait aussi au gouvernement de savoir où il allait, à quoi aboutissaient ses efforts, s'il ne faisait que poursuivre des chimères ou s'il avait créé des choses sérieuses et vivaces...

« Nous avons donc conseillé aux provinces des Flandres une exposition où chaque fabricant viendrait révéler sa force industrielle, où chaque produit nouveau récemment introduit dans les Flandres, viendrait montrer sa valeur intrinsèque ; cette idée a été accueillie avec empressement. Déjà on s'occupe à Gand, avec beaucoup de zèle, des moyens d'organiser l'exposition. A l'exhibition industrielle viendra se joindre une exposition agricole et je ne mets pas en doute que l'année prochaine les Flandres ne prennent soin elles-mêmes de se venger de ceux qui les calomnient en les disant mortes ou frappées d'une maladie désespérée... »

A la fin de son discours, Rogier cite une lettre « qui le (page 280) dédommage des injures quotidiennes qui lui sont libéralement distribuées par un bon nombre des organes de la presse flamande ». C'est la lettre du curé de Sleydinge qui, au nom du comité de l'atelier récemment érigé dans cette localité, lui écrit :

« A l'occasion du nouvel an, bien des paroles ont fait épanouir des cœurs de joie et d'espérance ; mais aucune, Monsieur le Ministre, n'y a laissé une impression plus profonde que les arrêtés royaux du 31 décembre dernier, par lesquels Sa Majesté le Roi a daigné accorder un subside en faveur de notre atelier. Nous renonçons, Monsieur le Ministre, à vous dépeindre la métamorphose qui s'est faite en nous ; de tristes et abattus que nous étions, nous sommes devenus joyeux et pleins de zèle pour continuer à travailler pour le bien-être de nos pauvres malheureux. »

Rogier se réserve d'étendre à d'autres régions du pays, notamment à la Campine, les essais qu'il fait en Flandre. Mais il proteste contre la théorie qui prétend imposer au gouvernement le devoir de tout faire :

« Il ne faut pas que les individus, que les communes, que les provinces se retranchent constamment derrière l'Etat et disent : Le gouvernement est tout puissant ; c'est au gouvernement à tout faire. Le rôle du gouvernement est d'éclairer, de stimuler, d'encourager, de récompenser enfin les efforts de ceux qui travaillent... Il doit mettre en train les choses, indiquer les moyens à employer. C'est assez... »

La doctrine contraire lui paraît conduire tout droit au despotisme. Du moment que le gouvernement serait chargé de tout entreprendre, de se mettre en lieu et place des provinces, des communes et des particuliers, que deviendrait l'énergie individuelle ? que deviendraient même les libertés ? On ne pouvait pas cependant l'accuser de prêcher l'égoïsme à l'Etat :

« Je ne suis pas suspect. Car dès longtemps j'ai professé cette doctrine d'une large intervention de l'Etat dans les travaux publics. Cette doctrine, je la maintiens comme bonne. Je crois qu'un gouvernement, s'il n'est pas établi pour tout faire, n'existe pas non plus pour ne rien faire. Seulement il faut une limite à son action ; il faut une division du travail en matière administrative, comme en toute autre matière. »

Dans un passage du discours que nous venons (page 281) d'analyser, Rogier, faisant allusion aux violentes attaques dont il était l'objet dans plusieurs journaux, disait que si ces attaques et ces injures pouvaient parfois l'attrister, elles ne le décourageraient pas.

Le jour n'était pas loin d'ailleurs où, au nom des industriels et des agriculteurs flamands, justice lui serait enfin rendue. Le 5 novembre 1849, après la double exposition industrielle et agricole de Gand, aux applaudissements de tous les exposants catholiques ou libéraux, M. Delehaye, président du jury de l'exposition agricole, et M. d'Elhoungne, président du jury de l'exposition industrielle, proclamèrent que Rogier avait bien mérité des Flandres. Tous deux arrivaient à la même conclusion, savoir qu'il n'y avait pas seulement un temps d'arrêt dans le mouvement de décadence qui pendant dix années s'était développé avec une si regrettable continuité dans les Flandres ; mais en outre, qu'il s'était manifesté depuis deux ans un progrès réel, incontestable, on aurait pu presque dire inespéré, dans les diverses branches qui devaient concourir à relever les Flandres de l'état de marasme où elles étaient tombées.

(page 282) A la même époque, un député catholique de Thielt, M. Le Bailly de Tilleghem, disait :

« Je reconnais volontiers qu'il y a amélioration dans l'état de nos districts liniers des Flandres... La crise a perdu sensiblement de son développement par suite de la protection efficace du gouvernement....

« Je paye ici un tribut de reconnaissance à M. le ministre de l'intérieur, ainsi qu'au gouvernement, d'avoir ainsi contribué par de louables efforts à améliorer la situation en procurant des ressources aux travaux industriels des Flandres. Personne ne peut contester la réalité de ce que j'avance. Je n'exagère point. Je dis simplement la vérité... » (Chambre des représentants : séance du 19 novembre 1849.)

Il y a des gens qui ont la mémoire courte.

Dans certaine presse flamande, il est reçu aujourd'hui que Rogier n'a rien fait pour les Flandres. L'autre jour, un député du pays flamand n'allait-il pas jusqu'à dire - non sans de vives protestations, il est vrai - que ni Rogier ni ses amis n'avaient rien fait pour l'agriculture !

7.2. Discussion du budget de la guerre et du budget de l'enseignement pour 1849

Ce n'était que grâce à de nombreuses réductions sur les services administratifs, que le gouvernement avait pu satisfaire aux besoins spéciaux dont nous venons de parler.

Les budgets déposés en novembre 1848 accusaient une réduction générale de 4.400.000 francs.

Quelques membres de la gauche désiraient une réduction plus forte, et ils voulaient y arriver par la suppression d'un certain nombre d'employés et de fonctionnaires, ou par la diminution de leurs traitements. A cet égard, ils visaient tout spécialement le budget de la guerre. La soif des économies allait entraîner même quelques députés à proposer, sans succès d'ailleurs, d'enlever, par rétroactivité, leurs pensions aux anciens ministres.

Le budget de la guerre, quoi qu'il fût inférieur de 1.600.000 francs au budget précédent, était battu (page 283) en brèche avec énergie ; la nécessité d'une armée aussi forte que celle que demandait le général Chazal était niée.

Rogier seconda puissamment Chazal. Certes, le talent oratoire du ministre de la guerre était à la hauteur de son habileté administrative : on peut dire que sa parole élégante et facile semblait plus d'un avocat que d'un soldat. Mais l'opposition aux dépenses militaires était alors si vive, qu'il fut nécessaire que le chef du cabinet payât de sa personne, dans ce débat où les d'Elhoungne et les Delfosse portaient de rudes coups au budget de la guerre, tout en demandant qu'on n'enlevât rien de sa force à l'armée.

« Rogier (Séance du 24 février 1849). - Le budget qui vous est soumis aujourd'hui, messieurs, à la suite de réductions successives et significatives, présente une somme de 27 millions. L'honorable M. d'Elhoungne, sans tenir compte des accroissements nécessaires de dépense nées d'institutions nouvelles annexées à l'armée, vous a dit que cette dépense, d'après tous les antécédents, devait s'élever à une somme de 25 millions. Est-ce là le dernier mot de l'honorable M. d'Elhoungne ?

« d’Elhoungne. - Certainement non !

« Rogier. - Alors, je l'engagerai à bien vouloir démontrer à la Chambre comment, en descendant même au-dessous de 25 millions, il pourra assurer au pays cette bonne armée, cette armée bien organisée qu'il proclame nécessaire, attendu qu'il considère cette institution comme la condition du maintien de l'ordre et de l'indépendance... Il n'y a pas un homme intelligent, il n'y a pas un homme prudent dans cette enceinte, qui voudrait, à l'heure qu'il est, proposer une diminution de nos forces militaires, et la preuve, c'est que pas une seule proposition n'est déposée. Et il y a cela de singulier que nous sommes forcés, dans cette discussion, de combattre des généralités, des hypothèses, mais que personne ne présente une proposition qu'on puisse directement combattre...

« Demander une armée forte comme on dit, vigoureuse, capable de maintenir l'ordre à l'intérieur, capable de défendre les frontières, et refuser au gouvernement les sommes nécessaires pour faire face aux dépenses d'une telle armée, c'est vouloir des choses contradictoires ; c'est vouloir éviter l'impopularité qui peut s'attacher à l'opinion qui veut une armée forte, et en même temps rechercher la popularité qui entoure ceux qui veulent des économies, alors même qu'elles peuvent avoir les plus fâcheux effets sur le maintien de nos institutions... »

(page 284) Un tiers des membres de la Chambre - presque tous des libéraux - n'en resta pas moins hostile au budget de 1849 (27.085.000 francs.) Il y avait là l'indice d'une situation troublée.

Pendant la session de 1849-1850, la question militaire provoquera également des dissentiments dont le parti libéral aura fort à souffrir.


Rogier eut moins de peine à faire passer son propre budget.

Cependant, des murmures s'étaient élevés sur quelques bancs de la gauche le jour où, invité à réviser immédiatement la loi de 1842, il avait montré de l'hésitation. Assurément, il admettait que cette loi fût susceptible d'être modifiée dans quelques-uns de ses articles : mais le plus grand nombre des difficultés qu'elle soulevait pouvaient, d'après lui, être résolues administrativement. Dans son ensemble, l'œuvre transactionnelle de M. Nothomb à laquelle tout le Parlement, sauf trois membres, avait donné son adhésion, lui paraissait suffire aux besoins du moment. Obéissant aux sentiments de prudente modération qui l'avaient toujours guidé en matière d'enseignement et dont bientôt il allait s'inspirer encore dans l'organisation des athénées, des collèges et des écoles moyennes, il cherchait à écarter des débats irritants.

Son avis n'était point partagé par M. Lelièvre, qui disait (14 février 1849) que l'opinion libérale attendait (page 285) avec impatience le renversement d'une loi qui avait « introduit la suprématie du clergé dans les écoles ». Si M. Rogier s'obstinait à « méconnaître la voix de l'opinion publique », il serait impossible au député de Namur de lui « prêter ultérieurement son concours ». Aussi longtemps que le ministère n'aurait pas « satisfait aux justes exigences du pays », il voterait contre lui dans toutes les questions de confiance qui pourraient se présenter. M. Lelièvre avait dans ce sens rédigé une proposition qui, bien que la plupart de ceux qui la soutenaient se défendissent de vouloir faire acte d'hostilité au ministère, présentait tous les caractères d'une mise en demeure peu obligeante. Sur 94 votants, la proposition réunit 17 voix. Nous verrons que Rogier, faisant état de l'avis de cette fraction de sa majorité, étudiera la révision de la loi de 1842 parallèlement à l'organisation de l'enseignement moyen.

Quant à l'enseignement moyen, Rogier estimait (séance du 14 février 1849) qu'il fallait en ajourner de quelques mois l'organisation, parce que l'état des finances ne permettrait pas de lui donner une dotation suffisante.

Au cours de la discussion de son budget qui, malgré l'incident Lelièvre, fut adopté à l'unanimité, il avait déclaré qu'il déposerait prochainement un projet de loi relatif à l'enseignement supérieur et aux jurys d'examen pour les grades académiques. Ce projet fut déposé le 22 mars. En attendant qu'il pût être discuté, les Chambres donnèrent au gouvernement, par mesure transitoire et sans rien préjuger quant à la solution définitive, le droit de nommer les jurys d'examen à la session de Pâques.

(page 286) Les matières qui devraient composer les programmes de l'enseignement dans les diverses facultés étaient spécifiées dans le projet de Rogier. Ces programmes étaient restreints, quoique encore fort étendus. Le gouvernement désignerait lui-même les membres des jurys, qui seraient composés de telle manière que les membres choisis dans deux universités par exemple, eussent à examiner les élèves des deux autres, et réciproquement.

Un troisième jury, composé en majeure partie de personnes étrangères aux universités, examinerait les élèves qui auraient fait leurs études en dehors de ces établissements.

7. 3. Projets de loi sur l'enseignement supérieur, sur la mise à la retraite des magistrats et sur les droits de succession. Incidents universitaires. Professeurs gantois accusés de républicanisme et de socialisme. Sainte-Beuve à l'Université de Liège

Trois mois s'écoulèrent entre le dépôt du projet et l'ouverture de la discussion, qui devait longuement occuper l'activité parlementaire.

Dans l'intervalle, la Chambre des représentants vota la réforme postale - non sans difficulté, à cause des répugnances du Sénat. Elle discuta la mise à la retraite d'office des magistrats âgés de 70 ans qui fut repoussée par 50 voix contre 27. Elle aborda ensuite l'examen d'un projet de loi sur les droits de succession, où MM. de Liedekerke et Dumortier, dans un débat des plus vifs (Note de bas de page : M. Frère, accusé à tort par M. de Liedekerke d'avoir traité « superbement « le paysan, s'écria : « Je suis né trop près du paysan pour ne pas me sentir plein de cœur et de pitié pour les petits. Je n'ai pas d'air superbe pour eux. Je n'ai pas eu l'avantage d'être bercé sur les genoux d'une duchesse, mais je n'ai pas moins de sympathies et d'estime pour une classe de citoyens que l'on m'accuse d'outrager. »), signalèrent à l'envi des tendances socialistes, communistes, etc. Ni l'éloquence du ministre des finances, ni sa science économique, ni le talent avec (page 287) lequel il défendait des idées marquées au coin de la vraie démocratie, ne purent avoir raison de la résistance d'un certain nombre de membres de la majorité qui firent campagne avec la droite contre le projet.

Pour éviter un échec - comme le fait parfaitement entendre le Journal de Liège du 29 mars, le gouvernement accepta l'ajournement de la discussion jusqu'au vote des budgets de 1850. C'était donner une satisfaction à ceux de ses amis qui estimaient que la nécessité de créer les ressources demandées par le cabinet à l'impôt sur les successions ne s'imposait pas d'une façon absolue. Le projet reparaîtra en 1851 il provoquera une crise ministérielle et une dissolution du Sénat.

Pendant que son collègue des finances étudie cette redoutable question de l'impôt, s'ingéniant à trouver (sans causer des mécontentements, des découragements et des défections) les ressources que nécessitent la prochaine organisation de l'enseignement moyen et de nombreux travaux publics déjà décrétés ou projetés, Rogier a quantité d'autres questions à résoudre : les programmes des athénées et des écoles moyennes, l'enseignement agricole, la voirie vicinale, l'hygiène, les beaux-arts, etc.

A en juger par les dossiers que nous avons sous les yeux et les notes dont il les a criblés, il a dû travailler énormément pendant les années 1849 et 1850. Remontent à cette époque grand nombre de rapports au Roi, suivis de règlements organiques ou de circulaires administratives sur les sociétés de prévoyance et de secours mutuels ; sur l'école d'horticulture à Gand ; sur les habitations ouvrières ; sur l'établissement d'un service médico-rural ; sur la création d'une caisse générale d'assurances sous forme de caisse de retraite. Rogier ne quitte guère son cabinet de travail que pour aller, dans l'intervalle des séances des Chambres, juger par lui-même de ce que produisent les ateliers ou les écoles (page 288) qu'il a fondés. Excursions fructueuses, enquêtes fécondes en résultats. Il tient à voir à l'œuvre les fonctionnaires ou les industriels qui en Flandre secondent ses vues d'amélioration. Sa présence et sa parole encouragent les fabricants, les laboureurs, les négociants, les artistes dans les diverses expositions dont il a pris ou favorisé l'initiative. Aujourd'hui il est à Gand et à Wetteren ; demain il sera à Louvain, à Malines ou à Anvers ; un autre jour à Oudenbourg ou à Dixmude (voir les journaux du temps), surveillant l'exécution de ses ordres et spécialement des mesures d'hygiène et de salubrité qu'il a prescrites pour parer au fléau du choléra qui, après dix-sept ans, revient épouvanter le pays.

Si ces mesures, si ces excursions lui valaient la reconnaissance des populations, elles soulevaient chez ses adversaires politiques, chez ceux que sa popularité offusquait, des critiques et des plaintes de plus d'un genre. Les uns l'appelaient avec une intention d'ironie narquoise le sauveur, parce qu'il avait promis certes la promesse fut tenue et largement - de travailler au salut des populations flamandes si cruellement éprouvées.

Les autres l'appelaient le socialiste... Ce mot-là répondait à tout : c'était le « tison d'enfer » de Pascal. Il n'y a peut-être pas une loi, pas une mesure importante due au cabinet du 12 août, dont le parti clérical n'ait cherché à avoir raison par l'accusation de « socialisme ». Le lecteur le verra bien mieux encore dans la suite de cette histoire.

Beaucoup de libéraux français, qu'effrayaient les menées réactionnaires des orléanistes de l'Assemblée nationale, ou les visées ambitieuses du président de la République, Louis-Napoléon, préféraient donner leurs votes aux candidats de la démocratie pure qu'aux partisans de Louis-Philippe ou de l'empire. Paris toujours plus avancé que la province, Paris toujours hostile au gouvernement établi, (page 289) venait d'envoyer à l'assemblée trois démocrates socialistes, comme on disait alors. Au fond, les élus, MM. Carnot (le père du président de la République assassiné le 24 juin 1894), Flotte et Vidal n'étaient pas bien effrayants. Mais à quelques jours de là survenait l'affaire dite du Conservatoire, le complot qui avait, prétendait-on, pour but le renversement de l'Assemblée nationale et l'avènement des « partageux ». Et les imprécations d'éclater plus furieuses dans la presse catholique belge contre les ministres socialistes qui dirigeaient notre pays dans la même voie que ces communistes et ces partageux de France !

Leurs imprécations furent transportées à la Chambre. A la fin de la discussion du budget de l'intérieur, un membre accusa le gouvernement de s'être fait socialiste, parce qu'il avait affecté un crédit de 800.000 francs à faire fabriquer comme essai, comme moyen d'ouvrir une voie nouvelle à l'industrie, des toiles spéciales par les prisonniers et par des tisserands des Flandres.

« On commence, répondit Rogier, à abuser étrangement du mot « socialiste ». Il en avait été fait une application assez malheureuse lors de la discussion du projet de loi sur les successions. On n'est pas plus heureux aujourd'hui. Si c'est être socialiste que de prendre des mesures propres à assurer du travail aux classes laborieuses, à augmenter leur bien-être, à leur créer des ressources nouvelles, tout homme sensé doit se déclarer socialiste. Mais ce n'est pas là le sens que l'on attache généralement à ce mot, et c'est une manière peu sérieuse de discuter, que d'attaquer les mesures prises dans le but que nous venons d'indiquer non par des argumentations ou des critiques fondées, mais en leur appliquant une signification qu'elles ne méritent pas. Un projet est-il bon ou est-il mauvais ? Là est toute la question. S'il est bon, peu importe qu'on l'appelle socialiste ou autrement, il faut le réaliser. Les mots ne doivent pas faire peur. En fait d'administration, il n'y a pas de système absolu ; le véritable homme d'Etat est celui qui puise ce qu'il y a de bon dans tous les systèmes, quitte à répondre à ceux qui seraient tentés de lui en faire un reproche : « Je prends mon bien où je le trouve ! »


La peur du socialisme n'était pas spéciale aux catholiques. (page 290) Beaucoup de libéraux du temps voyaient rouge. Il suffisait pour cela que quelques esprits ardents se réunissent en un banquet à Verviers pour célébrer l'anniversaire de la seconde république française, ou que l'on organisât quelques meetings radicaux à Gand ou à Bruges. L'affaire assez sotte du Prado avait été élevée à la hauteur d'un complot. Des policiers trop zélés et des parquets qui manquaient de sang-froid étaient toujours prêts à crier Catilina ad portas ! Comment s'étonner alors de l'affolement que l'on remarque pendant les années 1848 et 1849 chez plusieurs fonctionnaires de l'ordre politique et administratif !

Nous allons citer un exemple de cet affolement.

A l'Université de Gand, M. Huet (Français d'origine et républicain de conviction) enseignait la philosophie. Disciple de Bordas-Dumoulin, il professait certaines doctrines économiques et philosophiques qui s'écartaient peut-être des idées reçues, mais qui assurément n'avaient rien de révolutionnaire, rien de subversif. En matière de devoirs et de droits sociaux et politiques, il avait, semble-t-il, des théories auxquelles l'école des jeunes socialistes catholiques de notre époque, sous une impulsion partie du Vatican, cherche à donner un regain de nouveauté.

M. Huet était extrêmement sympathique à ses élèves, qu'il aimait à réunir chez lui pour écouter leurs objections, pour développer leur talent de parole. La plupart d'entre eux assurément ne partageaient pas ses opinions, surtout en matière religieuse et politique ; mais tous l'aimaient pour son bon cœur, pour son ardent désir de réaliser le bien. Ceux qui, sortis de ses mains, ont brillé ou brillent encore dans les chaires universitaires, dans la magistrature ou au barreau, les Callier, les Stecher, les Emile de Laveleye, les Dubois, les De Paepe, ont conservé un souvenir ému et reconnaissant de ses leçons et de ses entretiens.

Au mois de septembre 1848, M. Huet est signalé à Rogier, par un haut fonctionnaire de la Flandre orientale, comme un homme dangereux : « A la date des événements de février, ses tendances républicaines n'étaient déjà que trop transparentes... Il est devenu depuis un agent actif de propagande républicaine. On lui attribue une participation à la rédaction d'une mauvaise feuille de cette ville ; sa maison est le lieu de réunion de rêveurs républicains... » Le haut fonctionnaire paraît s'être fait un épouvantail de M. Huet. Il écrit au ministre le 20 novembre, « qu'il a sous les yeux le premier volume des Eléments de philosophie fraîchement publiés par M. Huet ; que son dernier mot n'y est pas, mais que n'en déplaise à celui ( ?) qui s'est chargé de l'enquête sur sa doctrine, il n'en veut pas savoir davantage ». Il fait le procès au livre de l'honorable professeur pour le motif que voici :

« Les études classiques n'entretiennent les jeunes gens que des républiques Grecque et Romaine ; la philosophie doit être pour eux un correctif, non une confirmation. Dans le livre de M. Huet, je ne vois nulle part ce correctif ; de l'ensemble de ses principes ressort au contraire cette confirmation ! Pour ne pas croire à l'influence de la direction des études en fait de politique, je devrais douter de celle du catéchisme en fait de religion. On dit que la monarchie s'en va ; elle fait plus, elle se suicide. »

C'est dans cette même lettre que, tout en se défendant (page 292) d'être « un trembleur », il signale au ministre un article dangereux de M. l'agrégé Stecher qui, dans le Messager de Gand, a émis des opinions subversives sur le rôle de la garde civique, lui assignant « sa place entre la couronne et le peuple ». Encore un pas, et ce sera « avec le peuple contre la couronne ». Il est vrai que le jeune agrégé qui a fourni depuis une si brillante carrière dans l'enseignement supérieur, qui est aujourd'hui une des sommités de l'Académie de Belgique et qui n'a jamais eu assurément le tempérament d'un démoc-soc, était dénoncé non seulement au ministre de l'intérieur, mais à son collègue de la justice comme le collaborateur des publications « républicaines », des journaux qui « ne négligeaient aucun moyen pour exciter le peuple à se rendre hostile à nos institutions ». Pareille accusation avait été lancée contre un autre agrégé, M. Callier, une personnalité non moins brillante et aussi peu démoc-soc que M. Stecher et M. Huet qui a trop tôt disparu.

Rogier ferma d'abord l'oreille aux doléances du haut fonctionnaire « non trembleur », qui renouvela ses accusations plus vivement encore en 1849 (6 décembre). Rogier soupçonnait, avec son bon sens habituel, des exagérations, sinon des contre-vérités dans les accusations d'hostilité à la monarchie belge dont M. Huet, comme ses collègues, était l'objet.

La presse catholique avait ouvert contre M. Huet une campagne fort vive au sujet du socialisme de son enseignement. A la Chambre même on s'en occupait. L'écho des accusations et des critiques était arrivé jusqu'au Roi, que nous voyons demander la révocation de M. Huet et la réorganisation de la Faculté de philosophie de Gand sur des bases « royalistes ».

D'autre part, on annonçait que M. Huet, qui était souffrant, songeait à quitter l'enseignement.

Il répugnait à Rogier d'engager M. Huet à hâter sa (page 293) retraite. Le Roi, revenant à la charge, lui écrivit le 8 novembre 1849 de « rendre M. Huet à son pays ».

Fallait-il que l'on eût dépeint l'enseignement de M. Huet sous des couleurs effrayantes, pour que le Roi le traitât d'ennemi et l'accusât d'entretenir à l'Université de Gand depuis quelques années un foyer très dangereux ! Fallait-il aussi que l'on eût peur de l'influence exercée par son enseignement tant calomnié, pour que Paul Devaux, à son tour, émît l'avis que l'on ne devait confier aucune chaire de philosophie, ni à Liège, ni à Gand, à son disciple le plus remarquable, à son alter ego, M. Callier ! C'est ce que nous voyons dans une lettre particulière que l'administrateur-inspecteur de l'Université de Gand écrivait à Rogier le 1er octobre 1849 :

« ... M. Callier ne possèderait pas les mêmes moyens d'action à Liège qu'à Gand. On pourrait donc peut-être le nommer professeur extraordinaire à Liège et appeler M. Loomans à Gand en lui donnant le grade de professeur ordinaire.

« J'ai communiqué cette idée à M. Devaux qui ne l'approuve pas. M. Devaux croit que M. Callier est dangereux partout et qu'il faut l'écarter complètement de l'enseignement supérieur... »

Il est heureux pour l'enseignement supérieur que Rogier ait eu alors plus de calme, plus de perspicacité que Devaux et ait mieux compris la haute valeur morale et intellectuelle de Callier.

Quant à M. Huet, en dépit de l'insistance du Roi et peut-être même à cause de cette insistance, Rogier, qui n'était point courtisan, ne le « rendait pas à son pays ».

La presse catholique ayant au commencement de 1850 renouvelé ses attaques contre son enseignement, et la droite de la Chambre ayant fait chorus, il semble que le découragement ait envahi l'esprit de M. Huet dont la santé était de plus en plus précaire (1). Dans divers entretiens (page 294) avec le ministre et dans plusieurs lettres, il avait établi que le programme de son cours que l'on incriminait n'était nullement menaçant pour l'ordre social ; que c'était, après tout, celui qui avait été soumis au ministère de l'intérieur sous l'administration de M. de Theux et que l'esprit général de son enseignement n'avait jamais varié depuis lors (lettre à Rogier du 18 avril 1850) ; que l'on n'y trouverait rien qu'un gouvernement sage et éclairé ne dût non pas seulement tolérer, mais approuver ; que l'on ne trouverait pas davantage dans sa conduite rien qui fût contraire à la réserve commandée à un étranger lorsqu'il s'agissait d'affaires politiques (lettre à Rogier du 21 mars) ; qu'il était victime de « manœuvres de parti », et de « l'acharnement de quelques haines personnelles », d'une « coalition de passions aveugles et de préjugés ligués contre lui » (même lettre) ; que personne ne se tromperait sur le vrai but poursuivi par la presse catholique sous prétexte de la défense de l'ordre social ; qu'il lui fallait un argument contre la loi sur l'enseignement (lettre du 18 avril). Il avait, en un mot, renversé toutes les accusations, mais il ne croyait pas de sa dignité « d'entrer en lutte avec des libellistes de mauvaise foi, pour ne pas dire des calomniateurs salariés, comme sont malheureusement quelques journalistes dont la conduite a discrédité auprès de bien des gens une des professions les plus nobles en elles-mêmes... » (21 mars). Il va abandonner sa chaire. Rogier avait gardé la copie de la dernière lettre qu'il écrivit à M. Huet avant sa mise à la retraite :

« Le 20 avril 1850.

« Monsieur,

« Les attaques dirigées contre votre enseignement étant venues se résumer et se préciser dans la presse, par la citation d'un passage emprunté à votre cours lithographié, je pense que le moment est venu pour vous de répondre par des explications catégoriques aux accusations dont vous êtes l'objet et dont j'ai déjà eu l'honneur de vous entretenir. Je ne vois donc aucun inconvénient à ce que vous ayez recours à la publicité (page 295) pour répondre à vos adversaires. La lettre que vous me faites l'honneur de m'adresser renferme les éléments d'une réponse justificative, et je l'aurais fait publier, si je n'avais pensé qu'il était plus convenable qu'elle fût adressée non au Ministre, mais à l'éditeur du journal même qui a produit ou reproduit l'attaque. Je ne peux donc que vous engager à suivre cette dernière voie, comme la plus simple et la plus directe.

Vous m'avez entretenu, à diverses reprises, Monsieur, du mauvais état de votre santé et de votre désir d'obtenir votre mise à la retraite. Je vous ai fait savoir que j'étais disposé à donner une suite favorable à ce désir, et vous m'avez annoncé que vous vous mettiez en mesure d'établir vos titres. J'attends maintenant que votre demande officielle me parvienne avec toutes les pièces à l'appui. Le temps qui s'écoulera avant qu'une décision définitive puisse être prise, me donne à penser que vous n'auriez à abandonner votre position universitaire que vers la fin de l'année académique.

« Je vous prie de recevoir, etc.

« (Signé) Ch. Rogier. »


Quand on se rappelle que la Chambre allait bientôt aborder l'examen du projet de loi sur les grades académiques, où la droite estimait que la part de l'enseignement de l'Etat était trop grande, on s'explique mieux l'âpreté avec laquelle fut menée dans la presse catholique la campagne contre M. Huet. Qu'avait-on besoin d'aller encore chercher un professeur français ? - On oubliait, ou l'on feignait de ne pas savoir, que c'était M. de Theux qui avait introduit M. Huet dans l'enseignement supérieur.

« Encore un professeur français !..... » Ce mot d'une feuille de province contenait une allusion à une nomination universitaire faite par Rogier l'année précédente et sur laquelle pendant de longs mois s'était exercée l'ardeur batailleuse des journaux hostiles au ministère.

Il s'agit de la nomination de l'illustre critique Sainte-Beuve à la chaire d'histoire de la littérature française à l'Université de Liège.

C'est un épisode de nos annales politico-universitaires qui ne doit point passer inaperçu. Rogier avait été mis en (page 296) rapport avec Sainte-Beuve lors du voyage qu'il fit avec Lebeau à Paris aux approches de 1830 (voir notre premier volume) et une certaine confraternité littéraire et phalanstérienne s'était établie entre eux. Ils s'étaient revus en 1831 à Paris et Sainte-Beuve avait exprimé à Rogier le désir d'occuper une chaire de littérature dans le haut enseignement de Belgique, à Liège de préférence.

« Paris, ce samedi (16 mai 1831).

« Mon cher Monsieur Rogier, êtes-vous arrivé à Bruxelles ? La Régence a-t-elle enfin décidé quelque chose ? Suis-je toujours aux prises avec une faculté de philosophie qui me barre le chemin ? Je tiendrais fort, avant de me mettre en route, à savoir que l'affaire est conclue et conclue par la Régence plutôt que par le Ministre... Un petit mot de vous, s'il vous plaît, quand vous aurez quelque résultat à m'apprendre. Je viens de passer quelques jours à Juilly, chez M. de la Mennais où j'ai puisé du calme et un éloignement de plus en plus grand pour Paris et la vie qu'on y mène.

« J'ai reçu une lettre de Leroux qui est maintenant à Lyon. Il me croit toujours en Belgique et me recommande beaucoup de le rappeler au souvenir des amis qu'il a dans ce pays et surtout au vôtre.

« Adieu, mon cher Monsieur Rogier, votre dévoué et affectionné

« Sainte-Beuve.

« Rue N.-Dame-des-Champs, 29. »

La minute d'une lettre écrite par Rogier à Sainte-Beuve nous apprend qu'il s'agissait alors de la combinaison suivante. La ville de Liège appellerait Sainte-Beuve comme professeur de littérature française et le ministre donnerait un subside sur les fonds de l'instruction. « Nous avons, dit Rogier, calculé le montant des honoraires sur le pied de 2,500 florins par année, ou 5,310 francs. »

La nomination fut faiten mais, nous ne savons pour (page 297) quelle raison, Sainte-Beuve n'alla pas à l'Université de Liège en 1831.

Il n'y alla que dix-sept ans après.

Une des premières préoccupations de Rogier après sa rentrée aux affaires avait été de chercher en France et en Allemagne des notabilités scientifiques et littéraires pour enrichir le corps professoral de nos universités. (Note de bas de page : A en juger par une lettre de Devaux (du 11 août 1848), on avait un moment agité la question de savoir si l'on n'appellerait pas, avec Sainte-Beuve, dans notre enseignement supérieur, Villemain, Cousin et Saint-Marc Girardin, qui étaient descendus de leurs chaires de Sorbonne.) Sainte-Beuve qui était tout naturellement désigné à son attention, fut nommé professeur à l'Université de Liège à la fin de l'année académique 1847-1848 et y donna, de 1848 à 1849, un triple cours un aperçu général de l'histoire littéraire de la France, une étude approfondie sur Chateaubriand et son groupe littéraire (plus tard publiée en deux volumes), et des préceptes de style à l'Ecole Normale annexée à l'Université.

Une polémique des plus vives s'était engagée dans la presse au sujet de cette nomination. On eût dit vraiment que Rogier avait commis un crime de lèse-nationalité, en appelant à une chaire de littérature française l'un des hommes qui ont jeté le plus vif éclat sur les lettres françaises au XIXème siècle. Il semble bien que l'accueil discourtois, brutal presque, qui fut fait à Sainte-Beuve et le demi-succès de ses leçons-conférences aient été les raisons principales de son court séjour en Belgique.

Neuf mois après sa nomination, il demandait à Rogier de lui permettre de « reprendre sa liberté ». Celui-ci ayant insisté pour qu'il ne renonçât point à sa chaire, il (page 298) s'ensuivit entre eux une correspondance assez longue. Voici la fin de la dernière lettre de Sainte-Beuve à Rogier (16 août 1849) :

« ... Il y a un an, sans nécessité, librement, quand la Belgique cherchait un professeur en France, je me suis offert à elle avec tout le zèle et la cordialité dont était capable un homme de lettres et un écrivain qui ne faisait nul déshonneur à son pays. Aussitôt que ma nomination eut paru au Moniteur, Monsieur le Ministre sait à quel torrent d'injures et d'insultes j'ai été soumis ; mais il ne sait pas assez à quel point j'en ai gardé souvenir, non pas dans mon amour-propre, mais dans ma fierté d'honnête homme. Je fais certes la part de la licence de la presse et de ce qu'elle a d'inévitable en tout pays libre ; mais ici il y a eu des circonstances toutes particulières dans l'insulte. Je n'oublie pas l'appui honorable que j'ai dû aux membres du Gouvernement et à ses organes ; mais pourtant dans un pays de liberté comme la Belgique, il est impossible de faire tout à fait abstraction de l'ensemble de l'opinion manifestée par les organes de publicité, et cette opinion, dans son ensemble, m'a été défavorable, sinon injurieuse. Les compensations de sympathie auxquelles j'aurais pu m'attendre ont été froides, réservées. La Belgique ne me devait rien, et je n'ai certes pas à me plaindre qu'elle ait cru faire un médiocre marché en me prenant. Mais comme j'avais pu croire d'abord que le service et les avantages étaient jusqu'à un certain point mutuels, j'ai compris un peu tard que la Belgique ne l'entendait pas ainsi, et qu'elle croyait avoir peu besoin de ce que je lui apportais.

« Voilà le fait moral sur l'impression duquel j'ai vécu et que rien n'a dissipé. J'ai à un certain moment essayé de le vaincre, mais je n'y ai pas réussi ; et dans l'isolement où je me suis tenu par nécessité et par dignité, j'ai retrouvé en définitive ma dernière impression aussi vive que la première. Non, je ne ferai jamais mon pays de celui qui m'a reçu de cette sorte, où j'ai trouvé tant de malveillance, et où, si j'ai triomphé des difficultés de ma position, je ne l'ai dû qu'au bon sens du public liégeois, bon sens que j'apprécie et à qui je sais un gré profond. Mais il m'a été pénible, étant ce que je suis littérairement (car la modestie aussi a ses limites), d'en être réduit là.

« Dans cette jeunesse paisible et calme que je viens d'enseigner durant un an sous toutes les formes, pas un ne m'a dit en me voyant venir : « Nous sommes charmés de vous avoir. » Pas un ne me dira en me voyant partir : « Nous sommes fâchés de vous perdre... »

N'y a-t-il pas un peu d'exagération dans cette dernière phrase ? Après tout, Sainte-Beuve ne peut encore avoir conquis d'ardentes sympathies parmi des élèves qu'il n'a guère eu le temps de connaître, et si son départ n'a pas donné lieu à des manifestations de regret dans le monde universitaire liégeois, c'est qu'il s'est fait à l'improviste et qu'il avait un peu le caractère d'une bouderie, d'une protestation même contre l'indifférence du public (page 299) - indifférence dont les étudiants liégeois ne pouvaient mais.

M. Huet, lui, quand il rentra en France, emportait les regrets unanimes de ses élèves. D'ailleurs, une réaction s'est faite en sa faveur et il n'y a plus personne aujourd'hui, même parmi ceux dont les attaques ont contribué à le décourager, qui ne reconnaisse que son enseignement ne présentait aucunement les dangers tant signalés. Cherchez bien dans tel journal qui, par esprit de parti, transformait il y a quarante ans en « apôtre du socialisme » l'honnête professeur dont le seul crime était de recommander l'étude des questions sociales : vous n'aurez pas de peine à trouver les pensées de Huet, ses théories, presque son langage.


A côté des membres de la droite qui, par principe, étaient hostiles à son projet de loi sur l'enseignement supérieur, Rogier allait rencontrer ceux des membres de la gauche que la crainte du « socialisme universitaire », du « socialisme des professeurs de l'Etat » comme on disait, rendait d'humeur difficile.

Etait-ce donc si exorbitant ce que Rogier demandait ? Le droit pour le gouvernement de procéder désormais à la formation des jurys d'examen et de prendre les mesures nécessaires pour leur organisation : telle était la base du système. La responsabilité ministérielle, cette « garantie suprême des gouvernements constitutionnels », était substituée à l'intervention des Chambres qu'avait consacrée la loi de 1835. Elle devait, suivant l'expression d'un publiciste, débarrasser la scène politique d'une question irritante et constamment envenimée par les exagérations de l'esprit de parti.

Quoi qu'on en ait dit, la constitutionnalité du projet (page 300) n'était pas douteuse. En matière d'enseignement, les vrais principes de notre droit constitutionnel assurent au gouvernement sur les établissements de l'Etat les mêmes droits que les chefs des établissements libres exercent sur leurs propres institutions ; ils lui imposent le devoir de défendre contre l'invasion de l'ignorance les fonctions publiques les plus nobles et les plus délicates. Comme M. d'Elhoungne le disait en 1844, on ne peut pas plus supprimer, on ne peut pas plus enchaîner, on ne peut pas plus fausser l'enseignement donné aux frais de l'Etat que l'on ne peut supprimer, enchaîner ou fausser la liberté de l'enseignement. La Constitution a consacré les deux principes, elle les a revêtus du même cachet d'inviolabilité.

Rogier avait tout d'abord (19 juin) établi devant la Chambre des représentants la constitutionnalité de son projet. Il s'était défendu ensuite d'avoir voulu faire œuvre de pouvoir fort ou œuvre de parti, et il en donnait immédiatement une preuve en se ralliant à une proposition importante de la section centrale.

« Nous avons recherché avant tout l'impartialité et nous n'hésitons pas à le dire : si dans les systèmes nouveaux qui peuvent surgir nous trouvions des garanties plus fortes d'impartialité, nous serions heureux de nous y rallier. Nous voulons toutes les garanties propres à assurer les progrès et les développements de la science et de toutes les études. Voilà l'esprit qui a présidé à la présentation du projet de loi. Si nous avions voulu poser un acte de parti, notre rôle était facile. Nous n'avions qu'à laisser subsister la loi ancienne, nous n'avions qu'à la laisser entre les mains d'une majorité nouvelle et il serait surgi du sein de cette loi un principe et des effets vengeurs des injustices passées, mais dont notre opinion n'a pas gardé le souvenir. »

(page 301) Le désir d'impartialité qui anime Rogier et la volonté de faire toutes les concessions compatibles avec les droits de l'Etat, sur lesquels il ne transigera pas, s'affirment par le dépôt (séance du 22) de cette proposition qui faisait droit aux réclamations de l'enseignement libre :

« Le gouvernement composera chaque jury d'examen de telle sorte que les professeurs de l'enseignement libre et ceux de l'enseignement public s'y trouvent en nombre égal. »

En présence de ce bon vouloir, il était difficile que les défenseurs de l'enseignement libre eussent encore quelque répugnance à accepter le jury combiné. Pour leur part, les députés professeurs de l'Université de Bruxelles firent connaître, par l'organe de M. Verhaegen, qu'ils ne croyaient plus devoir faire d'opposition à ce principe de la loi et il fut voté par 65 voix contre 32 et 4 abstentions ; le parti catholique n'avait pas cru pouvoir désarmer.

Cette difficulté écartée, il s'en présenta deux autres qui retinrent quelque temps l'attention de la Chambre.

La question du flamand fit son apparition le 27 juin par un amendement de M. de Haerne relatif aux matières de l'examen d'entrée à l'Université (l'examen d'élève universitaire). Rogier, dès le 11 avril 1849, avait donné satisfaction à des réclamations venues de Gand et de Bruges en introduisant le flamand parmi les matières obligatoires du concours de l'enseignement moyen dans la section industrielle et commerciale : encore une preuve de sympathie pour la cause flamande que les ennemis quand même de Rogier feignent d'ignorer. Conséquent avec lui-même, il n'eût pas demandé mieux que de se rallier à l'amendement de M. De Haerne qui voulait favoriser l'étude du flamand. Mais M. de Haerne demandait trop, de l'aveu même des trois membres de la section centrale qui appartenaient au pays flamand. Une partie de son amendement ne tendait à rien moins qu'à rendre la connaissance du flamand obligatoire pour les Wallons qui (page 302) voulaient faire des études universitaires. Voilà ce qui empêcha Rogier de le suivre jusqu'au bout dans des revendications que l'on trouvait excessives sur les bancs des députés des Flandres (27 et 28 juin 1849).

Il a été fait un grief à Rogier d'avoir, avec l'immense majorité de la Chambre, donné tort à l'abbé de Haerne. Pour toute réponse, citons un passage d'un organe clérical du pays flamand, que d'aucuns feraient bien de méditer aujourd'hui :

« Nous croyons que la décision de la Chambre est raisonnable et conforme aux intérêts généraux des élèves. Rendre obligatoire l'étude de la langue flamande aux habitants des provinces wallonnes, c'était ressusciter un ancien grief, c'était provoquer un nouveau pétitionnement dans la moitié du royaume ; car on n'a pas encore oublié que l'un des griefs qui ont provoqué la Révolution de 1830, était la contrainte de faire parler la langue hollandaise à ceux qui appartiennent aux provinces où le hollandais et le flamand sont inconnus.

« Toute contrainte, toute violence est odieuse et dès lors la Chambre a sagement agi quand elle a déclaré que les Wallons ne seraient point contraints, mais seulement engagés, invités, conviés à étudier la langue flamande qui, comme l'a dit M. Dumortier, est si utile. » (Journal des Flandres du 1er juillet 1849.)

Vint ensuite la question des bourses de l'Etat (article 33 de la loi).

Rogier demandait pour le gouvernement le droit de les conférer exclusivement aux élèves des universités de l'Etat. Lorsqu'on avait commencé en 1842 à réorganiser l'enseignement public, personne n'avait demandé que des établissements privés pussent bénéficier des bourses de l'Etat. Dans le projet de loi sur l'enseignement moyen préparé par le cabinet Van de Weyer, pareille prétention n'avait pas été davantage soulevée : tout le monde était d'accord pour ne donner les bourses de l'Etat qu'aux athénées et aux collèges subsidiés par l'Etat. Allait-on maintenant consacrer un principe contraire ? Ce serait un antécédent fâcheux que l'on invoquerait lors de la discussion du projet de loi sur l'enseignement moyen. Que venait faire dans le débat l'article de la Constitution relatif à la liberté de l'enseignement ? Certes, le gouvernement devait (page 303) protéger cette liberté, mais il avait avant tout la mission de protéger les établissements de l'Etat. Ceux-là, disait le ministre, méritent au premier chef, selon nous, la confiance du pays...

« ... Je n'ai pas de défiance pour la liberté d'enseignement, mais je n'ai pas non plus de confiance dans l'enseignement donné par le premier venu, et nous en sommes là en Belgique. On demande au gouvernement de protéger la liberté : c'est bien ; mais qu'on ne le force pas à rémunérer, à récompenser ceux qui se méfient de l'instruction donnée dans ses établissements... D'ailleurs, ce n'est point par ce petit nombre de bourses que la prééminence des établissements de l'Etat sera assurée. Nous aspirons à cette prééminence, mais c'est par le choix des professeurs, c'est par la direction des études et la tenue des établissements que nous voulons y arriver. »

Il ne pousse pas sa thèse à l'extrême. Sa modération ordinaire apparaît à la fin de son discours du 3 juillet :

« Je ne suis pas absolu. Il peut se faire que nous accordions des bourses à des jeunes gens qui désireront suivre les cours d'universités libres. Mais nous croyons qu'il y a danger à consacrer ce principe dans la loi. Nous ne sommes pas guidé en cela par une pensée hostile aux établissements libres. Si nous avions voulu leur nuire, nous avions un autre moyen ; nous pouvions décréter que l'enseignement donné par l'Etat serait gratuit. »

Après des réserves sur les fondations de bourses de Louvain, dont Rogier estimait que ce n'était ni le lieu, ni le moment de s'occuper, l'article 33 fut voté par 46 voix contre 33.

L'ensemble du projet réunit 62 voix contre 22. Parmi les 22, nous trouvons M. Orts, professeur de l'Université de Bruxelles, que le discours de son administrateur-inspecteur, M. Verhaegen, n'avait pas réussi à rassurer et qui lança contre la loi, trop peu libérale à son gré, une dernière flèche impuissante.

Si une majorité aussi considérable fut acquise à la loi, c'est principalement à cause de la promesse d'impartialité dans le choix des membres des jurys, que Rogier renouvela au moment du vote.

(page 304) Quelque opinion que l'on professe sur ce système des jurys combinés dont un de nos éminents collègues, M. Wagener, a dit : « système de collision ou de collusion », il faut reconnaître que, pour sa part, Rogier a tenu la promesse qu'il avait faite au nom de l'Etat.

Le Sénat, dont on avait un instant craint l'opposition, adopta la loi par 28 voix contre 18.

Sur ces travaux fut close la session de 1849 - mais non pas la polémique qu'une loi aussi importante avait provoquée dans la presse.

Ainsi, à l'occasion de l'amendement de Haerne, les chefs du parti flamingant se plaignirent amèrement du déni de justice de la Chambre. Une pétition adressée par une de leurs sociétés à la Chambre des représentants était rédigée en des termes violents. Quelques lignes permettront d'en juger :

« Sous le rapport de la pleine possession et du plein exercice de leurs droits civils et politiques, les contrées flamandes de notre pays se trouvent aujourd'hui dans une situation bien moins satisfaisante que du temps de la domination espagnole ou autrichienne. Près de deux millions de nos compatriotes vivent en étrangers sur le sol natal... Notre Constitution n'est une vérité que pour la plus petite moitié de la nation... »

Rogier était fort malmené par les organes du parti flamingant. Ils méconnaissaient les efforts qu'il faisait pour donner satisfaction à leurs griefs légitimes dans les divers services de son administration. Ils ne lui en savaient aucun gré. Tout ou rien ! Rogier n'avait pas fait tout ce qu'ils exigeaient ; donc il n'avait rien fait. Ce ne fut pas un des moindres soucis de la carrière ministérielle de Rogier que cette injustice des flamingants.

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