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Frère-Orban
GARSOU Jules - 1945

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Jules GARSOU, Frère-Orban

(Paru à Bruxelles en 1945, aux éditions de la Renaissance du Livre)

Chapitre V. Frère-Orban, premier ministre (1868-1870)

L’organisation de l’armée - Agitation démocratique - Conflit franco-belge et mission de Frère-Orban à Paris - Réformes économiques et sociales - Elections de juin 1870 et retraite de Frère-Orban

(page 58) Pendant deux ans et demi, Frère-Orban gouverna le pays avec une maîtrise incontestable. La situation financière de la Belgique ne fut jamais si favorable qu'à cette époque. Si les salaires étaient peu élevés, la vie était d'un bon marché sans exemple. Dans les derniers mois de sa gestion, il avait - fait rare - dégrevé les contribuables. Frère-Orban pouvait s'en faire gloire. Il abolit l'impôt sur le sel, la taxe sur le poisson, réduisit la taxe postale et créa la carte correspondance à cinq centimes.

Il dota la Belgique d'une organisation militaire à peu près suffisante pour l'époque, et qu'il voulait compléter par la création d'une réserve qu'alimenteraient les remplacés et les exemptés du tirage au sort. Le remplacement, il est vrai, était maintenu, mais il eût été atténué par l'obligation susdite, que Frère, toutefois, ne put réaliser ni avant 1870, ni en 1884. Il ne faut pas oublier que le pays était réfractaire aux charges militaires et que le (page 60) service personnel et obligatoire, en ces temps-là préconisé par de rares adhérents, eût rencontré une opp0sition insurmontable, qui persista d'ailleurs pendant quarante ans.


Frère-Orban fit preuve d'une réelle modération en consentant, pour répondre au vif désir du roi, à modifier complètement le projet sur le temporel des cultes, ne laissant subsister que les articles relatifs au contrôle et à la comptabilité. Il agit de même en repoussant un amendement de Defré qui supprimait l'exemption du service militaire pour les ministres des cultes et les étudiants en théologie.

S'il se montra peu disposé à faire de la politique « sociale » ; s’il s'opposa, au nom de la liberté, à la réglementation du travail des femmes et des enfants dans les usines et les manufactures, il compléta heureusement ses projets militaires par une loi qui constituait aux miliciens une rente viagère à de cinquante-cinq ans.


Mais le service le plus signalé que le grand ministre rendit à son pays fut un acte de portée internationale. Le gouvernement français avait songé à faire racheter à des financiers belges, par la Compagnie de l’Est, le réseau du Grand Luxembourg et du Liégeois-Limbourgeois. Un double péril, économique et politique, pouvait menacer la Belgique. Frère le conjura. Il fit voter, sans désemparer, un projet de loi interdisant toute cession de lignes ferrées sans l'autorisation gouvernementale. Le mécontentement du gouvernement français fut extrême. Il fit entendre des menaces et l'indépendance de la Belgique parut en danger. Frère, se transformant en diplomate, dut se rendre à Paris pour y exercer une négociation longue et ardue. Il y déploya d'extraordinaires facultés, triomphant des préventions et des ressentiments, grâce, il faut le dire, (page 61) à la bonne volonté de Napoléon III, qui ne cacha pas son admiration pour notre ministre.

Le croirait-on ? Un incident de la dernière heure, ignoré jusqu'ici des historiens, faillit tout remettre en question. Une divergence sur un point de détail, entre Léopold II et Frère-Orban, amena ce dernier à donner sa démission. Elle ne fut naturellement pas acceptée, et le chef du cabinet fit admettre sa manière de voir.

Un adversaire politique, Thonissen, s'honora, le 24 avril 1873, en rendant à Frère-Orban un insigne hommage. Rappelant à la Chambre les dangers que les convoitises du second Empire avaient fait courir à la Belgique, il s'écria : « Quand l'incident des chemins de fer sera complètement connu, on saura qu'alors le pays s'est trouvé au bord de l'abîme, et en passant, je remercie le ministère de cette époque d'avoir largement contribué à sauver la Belgique ».


Quelques ennuis avec le Sénat plus conservateur que le ministère, et qui se montra réfractaire aux initiatives de Bara - il repoussa notamment l'abrogation de l'article 1781 du Code civil et la suppression du livret d’ouvrier - ; de légères frictions avec la jeune gauche peu dangereuse au reste, ne laissaient pas supposer que le corps électoral pût renverser un ministère dont la gestion était aussi remarquable. Les élections législatives de 1866 et de 1868 avaient encore consolidé le libéralisme. En 1869 toutefois, dans quelques villes, des coalitions hybrides avaient remporté certains succès lors des élections communales.

A l'étonnement général, le corps électoral, n'appréciant pas assez la prospérité matérielle, travaillé çà et là par des aspirations à de vagues progrès, ébloui semble-t-il par le mirage « démocratique » désavoua, le 14 juin 1870, l'homme qui avait rendu tant de services. Frère peut-être s'était-il montré trop intransigeant, en s'opposant avec une trop grande raideur (page 62) à une réforme électorale modérée. Il estimait que l'extension du régime desservirait le libéralisme et rendrait plus malaisée l'administration du pay.


Quoi qu'il en soit des causes de l'échec, la majorité libérale, de vingt-quatre, fut réduite à deux voix par les défaites éprouvées à Gand, à Verviers, à Soignies et à Charleroi. Frère estima ne pouvoir gouverner dans ces conditions et le ministère se retira. Les progressistes s’illusionnèrent, se figurant être à même de former un cabinet. Le roi, les dédaignant, fit appel à d'Anethan, qui obtint la dissolution des Chambres. Un convent libéral accentua le programme du parti, mais ne servit qu'à révéler l'antagonisme des progressistes et des doctrinaires. Frère s'était bien gardé d'y paraître.

L'Association libérale de Bruxelles s’était laissé entrainer vers l'extrême gauche. Plusieurs de ses mandataires modérés refusèrent de se représenter et furent remplacés par des avancés. Orts et Jamar ne passèrent au poll qu'avec peine. A Bruges, Paul Devaux donna sa démission de président d'honneur de la société libérale, qui avait adopté le programme du convent. L'ancien président de la Chambre, Hubert Dolez, n'accepta plus de mandat à Mons. Quatre jeunes libéraux de talent, Buls, Graux, Picard et Vanderkindere, proclamant leur volonté de « rompre absolument avec cette vieille politique doctrinaire qui nous a isolés du mouvement européen », réclamèrent la révision immédiate de l'article 47 de la Constitution. Il fallait, disaient-ils, préparer largement les voies au suffrage universel Repoussés au poll de l'Association libérale déconcertée par tant d'audace, les trois premiers affrontèrent l'élection, mais ne recueillirent que six cents à sept cents voix sur neuf mille votants.

Frère-Orban, à Liége, en butte à de vives attaques, tint tête à ses adversaires de droite et d'extrême gauche. Le 17 juillet, il prononça, devant (page 63) l'Association libérale, un discours passionné, mais émouvant.

L'accueil enthousiaste qui lui fut fait réchauffa son cœur endolori. Vous m'avez vengé, dit-il à ses auditeurs, des « outrages quotidiens », et vous m'avez élevé « au-dessus des défaillances plus tristes encore. » Après avoir remercié ses mandants de leur fidélité sans exemple, et raillé les imitateurs des Grecs du Bas-Empire, qui sondaient « les mystères de la substitution de la capacité au cens », il fonça sur le ministère, l’accusant « d'imprévoyance et d'incapacité », pour avoir, en maintenant, malgré les graves conjonctures extérieures, l’appel au corps électoral, « jeté la défiance dans le pays quand il fallait inspirer partout la confiance et la sécurité. »


Sur ces entrefaites, la guerre franco-allemande était survenue. Bénéficiant des circonstances, le parti catholique conquit avec facilité une forte majorité dans les deux Chambres aux élections générales du 2 août.

Notons qu'à Liége, alors le boulevard du libéralisme, Frère, visé par les radicaux, passa le dernier de la liste qui, d'ailleurs, remportait une très belle victoire, obtenant en moyenne trois mille voix contre mille six cent cinquante aux cléricaux. L'unique candidat avancé ne recueillit que cent cinquante-sept suffrages.

Sous l'impression pénible des querelles entre libéraux qui avaient marqué la campagne électorale, Frère-Orban s’exagéra la portée de la défaite et se considéra longtemps comme abandonné par la majorité de son parti. Toutefois, il allait prendre la parole dans les débats essentiels, qui soulignaient l'insuffisance de ceux qui s'étaient figurés capables de lui succéder.

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