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Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)
MICHOTTE Paul - 1904

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P. MICHOTTE, Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)

(Paru à Louvain en 1904, chez Charles Peeters)

Chapitre III. Questions ouvrières (première partie)

3. 1. Le Congrès général de statistique de 1853 et les budgets économiques des classes ouvrières en Belgique, de Ducpétiaux

(page 93) L'étude des questions ouvrières, telles qu'elles se sont présentées dans notre pays, avec l'examen de la façon dont elles furent envisagées, des idées et des remèdes qu'elles suscitèrent, constitue une matière assez vaste.

(page 94) Nous la diviserons, pour plus de clarté, en plusieurs titres généraux. Sans parler des travaux scientifiques, que nous étudierons dans des monographies spéciales, l'initiative privée et l'action du législateur se sont rencontrées sur ce terrain. Il nous faudra caractériser leurs œuvres, rechercher les principes dont elles furent la manifestation. (Nous réservons l'histoire du mouvement social catholique pour un chapitre ultérieur).

Au début de cette période, parut un document important et célèbre : Les budgets économiques des classes laborieuses, de Ducpétiaux. C'est un exposé statistique remarquable de la situation des ouvriers belges vers 1850, une photographie très fouillée et très complète de l'état de notre prolétariat à cette époque ; à ce titre nous en placerons l'étude en tête de ce chapitre.

Elle nous fera mieux comprendre la portée des réformes et des travaux que nous aurons à examiner, nous permettra d'en juger l'opportunité et l'ampleur.

L'occasion de la publication des budgets ouvriers fut le Congrès général de statistique qui se tint à Bruxelles du 19 au 22 septembre 1853. L'initiative en était due à la Commission centrale de statistique instituée par arrêté royal du 16 mars 1841 (A. Rutten, La population belge depuis 1830) qui, sur la proposition de deux de ses membres les plus éminents, Quetelet et Visschers, s'était activement occupée de ce projet depuis plus de deux années. Les budgets économiques des classes laborieuses furent portés à l'ordre du jour de la troisième section. Ducpétiaux fut un des secrétaires du Congrès, Quetelet en fut le président.

Dans la séance du 21 septembre, Visschers lut un rapport sur la huitième question : Des budgets ouvriers : « Cette (page 95) question est en quelque sorte neuve, dit-il (I). Les Gouvernements, d'abord pour leurs besoins, ensuite pour les besoins généraux des nations, ont demandé des renseignements statistiques. On a fait de la statistique officielle. Le champ de la science s'est incessamment agrandi. Aujourd'hui on sent la nécessité d'aller plus loin, de sonder les profondeurs de l'ordre social, afin d'examiner tout ce qui intéresse la communauté politique ou la condition de ses membres, surtout de ceux qui sont le plus exposés aux souffrances, aux privations ».

Le but à obtenir était de faire dresser les budgets ouvriers dans les différents pays sur un plan identique, afin d'acquérir ainsi des éléments suffisants de comparaison.

« En généralisant l'étude de cette question dans différents pays, continue Visschers, on pourra approfondir tout ce qui concerne les classes laborieuses ; mais en même temps on étudiera les effets des différences physiques du sol et du climat, ou de celles qui proviennent des institutions : quels sont les effets de la grande propriété ou du morcellement des terres, du développement de l'état industriel ou commercial, ou des occupations purement agricoles. Nous verrons si avec confiance, et comme les yeux fermés, on peut accepter la croyance, que les classes inférieures, abandonnées à elles-mêmes, peuvent toujours suffire à leurs besoins... La comparaison des documents, soigneusement contrôlés, que l'on obtiendra de la part de différents États, sera la source d'informations précieuses, des recherches, entreprises simultanément dans plusieurs contrées, serviront à démontrer que les intérêts de tous les membres de la grande famille humaine sont identiques, que l'amour de la science et de l'humanité n'est pas le privilège d'un certain nombre d'hommes, mais que partout il y a conscience des devoirs, et, je l'espère, un dévouement semblable. » (Compte rendu des travaux du Congrès général de statistique, réuni à Bruxelles, du 19 au 22 septembre 1853. Bulletin de la Commission centrale de statistique, t. VI.)

page 96) Visschers lâcha, dans son rapport, un mot, qui, quoique juste, fut cause d'un incident piquant que nous ne pouvons nous empêcher de relever ici, entre parenthèses : « Tandis que certaines écoles, avait-il dit, ont montré peut-être une indifférence trop grande à l'égard des classes ouvrières, d'autres ont produit des systèmes dangereux. » (Loc. cit.). Horace Say, qui était présent, crut découvrir dans ces paroles une allusion : « Dans le cours de son rapport, dit-il, Monsieur le rapporteur a vanté avec beaucoup de raison les efforts tout à fait récents qui viennent d'être faits, et il vous a dit que, jusqu'à présent, certaines écoles économiques avaient été égoïstes, ne s'étaient occupées de rien de ce qui touche à l'amélioration de l'espèce humaine et de l'ordre social. J'aurais voulu qu'il précisât à quelles écoles il adressait ce reproche, attendu que l'école à laquelle je me fais honneur d'appartenir et qui remonte à Adam Smith, ne mérite pas le reproche formulé sans bonne foi, dans ces derniers temps ,par quelques écrivains socialistes. Je proteste de toutes mes forces contre cette accusation. » (loc. cit.).

Visschers crut pouvoir répondre spirituellement qu'il n'avait point appliqué l’épithète d'égoïste, d'indifférente aux souffrances des classes laborieuses, à l'école d'économistes fondée par Adam Smith, et dont l'illustre père de l'honorable M. Horace Say a été le propagateur en France. Si dans l'ordre matériel, on a souvent cité ces formules : Laissez faire, laissez passer ; en aucun cas l'orateur ne pense que l'école, qui a proclamé ces principes fort justes dans leur généralité, ait cherché à faire prévaloir la maxime de : Laissez souffrir, laissez mourir, lorsqu'il s'agit des souffrances ou de l'oppression des classes vouées au travail manuel !

Ces explications suffirent à H. Say. Bornons-nous à les consigner sans en faire l'inventaire.

(page 67) Le Congrès, avant de se séparer, émit le vœu « que dans chaque pays les membres de l'Assemblée avisent aux moyens de dresser le budget économique des classes laborieuses d'après la formule arrêtée, à laquelle on joint, à titre d'explication, les instructions rédigées par la Commission centrale ; on aura soin d'indiquer la méthode suivie, ainsi que le mode de contrôle auquel on aura soumis les renseignements. » (loc. cit.)

La Belgique ne larda pas à exaucer le vœu du Congrès, elle l'avait même devancé. Dès le mois de juin 1853, la Commission centrale de statistique avait transmis à M. le ministre de l'Intérieur le cadre qu'elle avait provisoirement arrêté, dans le but de tenter avant le Congrès un essai préalable. Des bulletins, avec explications sur la marche à suivre, furent transmis aux Commissions provinciales de statistique, mais par suite des hésitations et des délais inséparables d'un travail nouveau et difficile, lors de la réunion du Congrès, un nombre insuffisant de budgets fut recueilli, plus tard on obtint de nouvelles indications ; en 1855 enfin, grâce à l'habile direction de Ducpétiaux, on aboutit à établir, pour toutes les provinces du royaume, une série de moyennes qui « si elles ne résolvent pas complètement la question de la condition matérielle de la classe laborieuse dans ses variétés infinies, peuvent au moins servir à les faire apprécier dans un grand nombre de cas spéciaux. » (Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique par Ed. Ducpétiaux, Bull. Com. cent. stat. t. VI).

Les budgets furent dressés d'après le plan élaboré par la Commission centrale, et adopté, avec quelques modifications, par le Congrès. En voici les grands traits : les budgets comprennent les recettes et les dépenses. Les recettes sont calculées : A, d'après les salaires, R, d'après les autres (page 98) ressources, par exemple : produits du jardin, de la location d'un champ ; pensions, rentes etc..

Dans le relevé des salaires, on spécifie celui du père, de la mère, des enfants ; « dans la colonne d'observations, on indique le nombre moyen des journées de travail, en tenant compte des jours de chômage et de la morte saison. »

Les dépenses comprennent : 1° Dépenses de l'ordre physique et matériel ; 2° Dépenses de l'ordre religieux, moral et intellectuel ; 3° Dépenses de luxe ou résultat de l'imprévoyance.

« A l'effet de rendre les résultats comparables entre eux, on dresse pour chaque grande division du pays, ou pour chaque circonscription que l’on voudra étudier, et en ayant égard à la distinction entre les ouvriers de l'industrie et ceux de l'agriculture, le budget de trois familles, composée chacune du père, de la mère et de quatre enfants ,âgés respectivement de 16, 12, et 2 ans :

1° Famille d'ouvriers indigents, soutenus en partie par la bienfaisance publique ;

2° Famille d'ouvriers peu aisés, mais ne participant pas aux secours publics ;

3° Famille d'ouvriers aisés, dans une position complètement indépendante.

On indique pour chaque famille, les métiers exercés par les membres qui la composent, en adoptant, pour chaque catégorie, l'exemple ou le spécimen le plus propre à donner une idée exacte de la situation économique du plus grand nombre de familles placées dans des circonstances analogues. »

Tel fut le plan d'ensemble du travail. Les budgets ouvriers, tels qu'ils furent dressés par Ducpétiaux, comprennent 197 budgets de famille, ils sont groupés (page 99) par province, les moyennes sont faites par arrondissement, quelques-unes sont le résumé de recherches considérables, ainsi celle de l'ouvrier mineur de l'arrondissement de Liège représente la moyenne de trente-quatre budgets de charbonniers. Les résultats statistiques sont accompagnés de monographies ; une des plus remarquables est celle d'une famille rurale de Gaesbeck, due à la plume du comte Arrivabene, fondateur de la Société d'économie politique.

Ducpétiaux termine son travail par plusieurs tableaux d'ensemble, qui donnent une vue synthétique de la situation. Nous leur empruntons certaines données, afin de caractériser l'état économique de la classe ouvrière en 1855.

La moyenne générale des salaires pour hommes était de 1,40 fr., pour femmes 0,71 fr., pour garçons de 0,54 fr. et pour filles de 0,39 fr. C'était lamentable. « L'insuffisance de ces salaires ne surprendra personne lorsqu'on saura que, pour les artisans et les ouvriers de métier, le prix du travail était encore en 1855, même dans les plus grandes villes, identique à celui en vigueur en 1804. » (A. Julin, L'ouvrier belge en 1853 et 1886, Réforme sociale, 1891.)

Dans la majeure partie des établissements industriels la journée était de 12 heures, dans certaines industries elle atteignait 14 à 15 heures. (Exposé de la situation économique du Royaume. Période 1841 à 1850. Titre IV. Cf. M. Heins, De la condition économique des ouvriers gantois,, Etude statistique. L. Varlez, Les salaires dans l'industrie gantoise, I. Industrie cotonnière. Histoire des salaires (Office du travail, 1901).)

Rappelons ici que grâce au recensement général de 1846, dont il a été question plus haut (p. 20), et à celui de 1896, on peut se rendre compte de la situation ancienne, et la comparer avec l'actuelle. Tel n'est pas ici notre rôle. Mais de l'ensemble on a dégagé cette conclusion suggestive que, tandis qu'en (page 100) 1846 plus de la moitié (54,35 p. c.) des ouvriers se groupaient dans des taux inférieurs à 1.50 fr., en 1890 il ne s'en trouve plus que 5 p. c. Dans l'industrie houillère, le salaire annuel moyen était de 504 tr. en 1852, et de 726 fr. en 1855. (Waxweiler, Heures de travail et salaires dans l'industrie belge, 1902. A. Julin, Recherches sur le salaire des ouvriers des charbonnages belges (1840-1889, Liège 1889. Harze, Statistique des mines. Annales des mines, t. VI.)

Les moyennes de la consommation alimentaire des ouvriers adultes, constituent un des tableaux les plus intéressants qu'à dressés Ducpétiaux. Elles sont calculées pour les principaux articles de l'alimentation, et fixées par province, les budgets sont classés selon qu'ils se rapportent à des ouvriers des villes ou des campagnes, et distingués en trois catégories, selon qu'ils appartiennent à des ouvriers indigents, peu aisés, aisés. Une moyenne générale résume la situation alimentaire, la voici :

Froment, 66 kil. ; méteil : 47 kil. ; seigle : 98. Pain (total : 211 kil.)

Pommes de terres ; 312.00 kil.

Viande, 9.600 kil.

Beurre et graisse, 9.000 kil.

Café, 3.000 kil.

Ces chiffres sont devenus classiques.

Pourtant M. Julin leur adresse une critique qui nous paraît fondée : « Nous rendons hommage tout le premier, écrit-il à Ducpétiaux, à sa science profonde, à ses persévérantes et infatigables qualités de travail, mais nous ne pouvons admettre la moyenne qu'il nous présente comme l'expression fidèle du régime alimentaire belge envisagé dans ses traits généraux. La présence de deux facteurs disparates, les budgets industriels et les budgets agricoles, est de nature à fausser le résultat final des recherches par (page 101) province. C’est par des divergences profondes que se différencient les budgets urbains et ruraux ; la confusion de ces deux standards ne peut avoir d'autre résultat que la création d'un troisième type budgétaire, purement hypothétique, ne répondant ni au type industriel ni au type agricole. » (A. Julin, L’ouvrier belge en 1853 et 1886).

Ainsi, tandis que Ducpétiaux fixe à 211 kil. la consommation moyenne du pain pour l'ouvrier belge, M. Julin d’après ses calculs établit les 2 moyennes suivantes :

pour l'ouvrier industriel 191.640 kil.

pour l’ouvrier agricole 230.360 kil.

On le voit, l'écart est assez considérable.

Parmi les conclusions que tire Ducpétiaux de l'examen des budgets, il en est plusieurs à citer, elles font voir, « derrière la froide et rigide abstraction des chiffres, la souffrance humaine qui palpite. » (Julin, op. cit..)

« Il résulte, écrit Ducpétiaux, des données recueillies sur la situation économique des ouvriers dans les diverses provinces :

« 1° que le salaire des femmes, et surtout des enfants, entre pour une part assez considérable dans les ressources dont dispose la classe ouvrière...

« 2° que l'alimentation des ouvriers, dans les villes comme dans les campagnes, laisse généralement beaucoup à désirer...

« 3° que les dépenses de l’ordre religieux, moral et intellectuel sont presque nulles.

« 4° Que la participation des ouvriers aux institutions de prévoyance, aux caisses d'épargne, de secours mutuels, de retraite, forme une rare exception.

« 5° Que la condition bonne ou mauvaise d'un grand (page 102) nombre de familles ouvrières dépend non seulement de la quotité des salaires qui leur sont alloués, mais encore et avant tout de leurs habitudes, de leurs mœurs, de l'ordre ou du désordre qui règne dans la gestion de leur ménage...

« 6° qu'enfin, dans un grand nombre de cas, les budgets se soldent avec un déficit qui ne peut être couvert que par des expédients. » (Ducpétiaux, op. cit..)

De ce déficit Ducpétiaux donne une double explication ; d'abord, l'époque à laquelle les budgets furent dressés était peu propice, les grains et les pommes de terre subissaient une hausse inaccoutumée ; de plus, « si l'on considère que le prix de la plupart des autres denrées subit une augmentation qui correspond au moins à celle du pain et des pommes de terre, on comprendra quelles pertes et quelles souffrances il en est résulté pour la classe ouvrière pendant les dernières années » ; ensuite, « ce déficit est probablement plus apparent que réel dans un grand nombre de cas. L'ouvrier près duquel on prend des renseignements se laisse aller, quoi qu'on fasse, à indiquer non les dépenses qu'il fait effectivement, mais celles qui lui paraissent nécessaires pour bien vivre... puis viennent les expédients qu'il n'avoue pas complètement, le recours au mont-de-piété, les emprunts, les achats à crédit... »

M. Julin n'admet pas cette manière de voir : « Cette interprétation est malheureusement inadmissible, écrit-il. C'est à un chiffre si minime que se fixent les dépenses des ouvriers qu'on ne conçoit pas comment elles pourraient être réduites tout en satisfaisant les nécessités essentielles de la vie ». Du reste, Ducpétiaux lui-même ne paraît pas très certain de son explication, la conclusion qu'il tire de l'étude des budgets ouvriers est plutôt pessimiste : « Les budgets, (page 103) dit-il, prouvent selon nous, à l'évidence : que la rétribution généralement attachée au travail n'est plus en rapport avec le prix croissant des denrées, et que le maintien de l'équilibre entre les recettes et les dépenses du travailleur, ne peut être obtenu qu'à l'aide de l'un ou de l'autre de ces moyens : l'abaissement du prix des articles de consommation usuelle, ou l'élévation des ressources nécessaires pour subvenir aux besoins de la vie. Si ces moyens faisaient défaut, les privations et les souffrances de la classe laborieuse s'accroitraient inévitablement, en entraînant à leur tour l'augmentation du paupérisme, des offenses et de la mortalité. ».

C'est à la solution de ce problème, qui embrasse à la fois la question des subsistances, celles des salaires et celle de l'accroissement de la population, que Ducpétiaux a consacré une étude personnelle, qui fait suite aux budgets ouvriers.

Nous reviendrons sur ces travaux dans le chapitre spécial consacré à Ducpétiaux. (Note du webmaster : cette partie du livre de Paul Michotte n’est pas reprise dans la présente version numérisée).

Nous ne pouvons nous empêcher de citer ici l'appréciation de Charles Faider sur cette œuvre importante de Ducpétiaux : « Sans doute dans cet ouvrage, dit Faider, tout n'est pas de M. Ducpétiaux, les éléments statistiques ne pouvaient pas être de lui, les vues économiques qui appartiennent à la bonne école, il les a empruntées aux auteurs les plus populaires. Mais en mettant en œuvre des éléments venus de sources si diverses, en les contrôlant, en faisant la juste part des erreurs inséparables de tout travail statistique, M. Ducpétiaux a le mérite d'avoir fait une œuvre originale, de l'avoir marquée de son empreinte, d'avoir compris dans son cadre les maux et les remèdes, les fautes et les correctifs, les causes et les moyens de les faire disparaître ». (Rapports officiels des prix quinquennaux et triennaux en Belgique, 20 mai 1856.)

(page 104) L'œuvre de Ducpétiaux devint bientôt célèbre, elle sert encore aujourd'hui de point de comparaison pour la situation de nos classes ouvrières. (Voir Julin, op. cit et Salaires et budgets ouvriers en Belgique). C'est sur elle que Engel se basa pour déduire la loi qui porte son nom : plus une famille est pauvre, plus est grande est la part proportionnelle du revenu consacrée à la nourriture. (Engel, Die Lebenskosten belgischer Arbeiter-Familien, Bulletin de l’institut international de statistique, t. IX, 1895.)

Les budgets ouvriers de Ducpétiaux constituent une des premières et des plus remarquables applications de cette méthode d'observation dont Le Play allait bientôt après tirer un si merveilleux parti.

Pourtant une dernière question se pose avant de clore ce paragraphe. Par les quelques chiffres que nous avons donnés, par les conclusions de Ducpétiaux que nous avons citées, on peut se rendre compte de la triste situation de la classe laborieuse il y a cinquante ans ; mais, comment les ouvriers supportaient-ils leur sort ?

« D'une façon générale, écrit M. Julin, les rapports entre patrons et ouvriers sont bons. Peut-être leur caractère est-il dû plutôt à la passivité de l'ouvrier qu'à la compréhension des devoirs réciproques du capital et du travail... La paix sociale est alors générale. Toutes les enquêtes sont unanimes. Les plus turbulents de nos ouvriers à l'heure actuelle, ceux qui le plus facilement se décident à employer l'arme toujours dangereuse de la grève, les ouvriers des mines de houille, se faisaient remarquer alors par leur modération, leur résignation et leur sentiment de la discipline... Dans les centres industriels et dans les villes, le calme pourtant était loin d'être aussi parfait ». (L’ouvrier belge, op. cit.) L'explication de ce fait est qu'alors, en 1850, s'exerçaient encore certains métiers à domicile, bien près cependant d'être absorbés par la grande industrie et puis : « La grande production n'apparut (page 105) pas tout d'abord avec ce caractère titanique qu'elle revêt aujourd'hui. C'était encore le temps, vers 1850, des tranquilles fabriques s'assoupissant dans la mélancolie des banlieues... Le travailleur conservait de nombreux points d'attache avec la campagne ; il y avait sa maison, son champ de pommes de terre qu'il bêchait courageusement, la journée de travail finie ; plus isolé de ses compagnons de labeur, il faisait moins siennes les réclamations collectives de sa classe, et s'associait moins facilement aux rancunes des meneurs ; et peut-être même faut-il attribuer à ces influences de la vie rurale la tranquillité constatée vers 1850. » (Julin, op. cit.) « Ainsi la grande industrie sortie peu à peu des lianes de la petite industrie » (Ch. Morisseaux, Conseil de l’industrie et du travail, Bruxelles 1890) bénéficiait encore de l'organisation sociale de celle-ci.

Telle était la situation des classes laborieuses au début de cette seconde période de notre histoire économique.

(Note de bas de page : Nous ne faisons pas ici une histoire des faits économiques, on voudra bien ne pas l'oublier. Nous nous contentons donc de cet exposé sommaire, sans méconnaitre que ce tableau comporterait d'autres développements. Il nous manque encore une histoire économique du pays).

Qu’a-t-on fait pour l'améliorer tant dans l'ordre de l'initiative privée, que dans celui de l'intervention gouvernementale ? C’est la question à laquelle il nous faut maintenant répondre.

3. 2. La prévoyance

Action de l’initiative privée. Historique. Action de l’Etat : la loi du 8 mai 1850 instituant la caisse générale de retraite ; la loi du 3 avril 1851 sur les sociétés de secours mutuels ; la loi du 16 mars 1865 instituant une caisse générale d'épargne

Le 16 avril 1849, sur le rapport de Charles Rogier, ministre de l'Intérieur, le roi nomma une commission, chargée « d'élaborer un projet relatif à l'établissement d'une caisse générale de prévoyance et notamment d'une caisse de retraite particulièrement applicable aux classes ouvrières. » (Moniteur 17 et 19 avril 1849).

(page 106) Cette commission fut présidée par Ch. de Brouckere, elle eut comme vice-président Quetelet, et parmi ses membres nous relevons deux noms célèbres dans le domaine de la prévoyance, Ducpéliaux et Visschers.

Dans son rapport préparatoire à la loi du 8 mai 1850, elle élabora tout un plan d'organisation de la prévoyance : trois institutions (Docum. parl., 29 juin 1849) sont proposées aux sollicitudes du Gouvernement : une caisse d'assurance sur la vie, une caisse d'épargne, des sociétés de secours mutuels. Dans son rapport au nom de la section centrale t'Kint de Naeyer (Ibidem, 6 décembre 1849) énonce la même idée : « La création d'une caisse générale de retraite, combinée avec l'amélioration des sociétés particulières de secours mutuels et la réorganisation des caisses d'épargne, complétera un système de prévoyance qui, dans son ensemble, doit exercer une influence décisive sur le sort matériel et sur la condition morale de la plus grande partie de la société » (Note de bas de page : L'auteur de ce programme ainsi indiqué a rempli sa vie d'une activité incessante et féconde en faveur des œuvres de mutualité ; Président pendant de longues années de la Commission permanente des Sociétés de Secours Mutuels, le comte Henri t'Kint de Roodenbeke de Naeyer fut Président du Sénat de 1892 à 1898.)

Ce programme fut réalisé par trois lois successives : la loi du 8 mai 1850 instituant une caisse générale de retraite ; la loi du 5 avril 1851 sur les sociétés de secours mutuels ; la loi du 16 mars 1865 instituant une caisse générale d'épargne.

Avant d'en aborder l'analyse, voyons à quelle situation elles répondaient.

La prévoyance n'était pas une idée nouvelle en 1850. C'est du reste un besoin de l'ouvrier moderne, par la force même des choses il y tend : « comme le malade, écrit Visschers (4), a souvent le sentiment des remèdes qui peuvent (page 107) seuls lui rendre la santé, le travailleur, abandonné à lui-même, privé des douceurs que lui assurait le système corporatif, a senti se raviver ses facultés intellectuelles et, guidé en partie par ses souvenirs, il a cherché le remède à ses maux dans deux moyens placés à sa portée : l'association et la prévoyance ». (Patria Belgica., t. II. Institutions de prévoyance, Visschers.)

C'est à la suite d'une explosion de grisou arrivée au mois de juin 1838, au charbonnage de l'Espérance à Seraing, que fut fondée la première caisse de prévoyance belge en faveur des ouvriers mineurs (De l'établissement des caisses de prévoyance en Belgique en faveur des ouvriers mineurs, A. Visschers, brochure 1838). C'est ainsi que Visschers en caractérise l'idée maîtresse : « Nul homme dans la société n'a le droit d'imposer à autrui l'obligation de l'entretenir, de pourvoir à ses besoins, de le prémunir contre les revers... De quel droit imposeriez-vous aux exploitants l'obligation de prémunir leurs ouvriers contre tous les revers et les accidents qui les menacent ? La charité individuelle doit être libre, spontanée, elle n'en est que plus puissante.

« Promettez aux ouvriers en cas de sinistre, le secours de l'État et des exploitants, assurez-leur cet appui au moyen de la loi, dès demain les bourses particulières se fermeront ». C'était, on le voit, confondre des idées qu'on a depuis nettement distinguées, mais c'est sur cette base que se fondèrent plusieurs caisses de prévoyance ; l'État approuvait les statuts, donnait des subsides ; les industriels et les ouvriers coopéraient à l'entretien de l’établissement ; cependant le fondement de l'institution restait la contribution de l'intéressé. (Note de bas de page : Le concours de l'État et l’intervention bienveillante des classes élevées peuvent exercer sur l'avenir de ces institutions une heureuse influence ; mais leur succès dépend avant tout de l'énergie et de la persévérance des classes laborieuses elles-mêmes ». Martou, « Étude sur les institutions de prévoyance ». Bruxelles, Jamar 1851)

« Ainsi, à lui incombe la responsabilité de ses actes, à (page 108) lui aussi doivent revenir les avantages de sa bonne conduite, de sa moralité, de son habileté dans l'exercice de sa profession et de la pratique de cette vertu qu'on appelle l’économie. » (Visschers, Patria Belgica.)

C'est la même pensée qu'exprime Ducpétiaux : « La Belgique (1) a un système fondé sur le triple concours du Gouvernement, des industriels et des ouvriers, pour plusieurs branches de l'industrie. Ces associations accordent des secours en cas de maladie ou d'accident et des pensions aux vieillards, aux infirmes. aux veuves et aux orphelins, comptent plus de 90.000 membres et leur recette annuelle dépasse deux millions. A côté de ce groupe important, les établissements métallurgiques, les grands ateliers de construction de machines, les principales fabriques d'étoiles de laine, de coton, de lin, ont aussi leurs caisses de secours pour les malades, les blessés etc.. » (Ducpétiaux, L'Association dans ses rapports avec l'amélioration du sort de la classe ouvrière, 1 vol., 1860.)

Donc, outre les caisses particulières de prévoyance, limitées à un établissement, intervenant en cas de maladie ou de blessures, il y avait des caisses communes, formées, par exemple, entre les exploitants de mines d'un même bassin, alimentées par des retenues sur le salaire plus une somme égale versée par le patron et distribuant des secours en cas d'accident grave, sous forme de pensions viagères aux ouvriers ou à leurs veuves, enfants en bas âge, etc..

De son côté, dans la sphère officielle, le gouvernement a exercé sa sollicitude en créant des caisses pour les veuves et orphelins des officiers de l'armée (1831), pour les ouvriers des chemins de fer de l'État (1838-1845), pour les pêcheurs côtiers (1839-1844), etc.

(Note de bas de page : Sur l’établissement et le fonctionnement de ces caisses : Caisse de retraite et de secours pour les ouvriers des chemins de fer de l’Etat, commission administrative. Compte-rendu des opérations de la caisse depuis son institution 1er octobre 1838 jusqu'au 1er janvier 1849. II. Idem, depuis janvier 1849 jusqu'à décembre 1850. Bruxelles. 2 vol. 1849-1851. Caisse de prévoyance en faveur des ouvriers mineurs. Rapport au Roi par le ministre des Travaux Publics, Bruxelles 1841. Caisse de prévoyance établie à Mons. Commission administrative, Rapport annuel de 1847 à 1852.)

Les caisses de prévoyance étaient en quelque sorte des (page 109) mutualités, avec cette différence qu'elles n'étaient pas régies par les intéressés ; en fait de mutualités proprement dites avant 1850 on en comptait environ 200, comprenant 68,290 membres.

En ce qui concerne les caisses d’épargne, la Société générale en établit une en 18332, en 1835 la Banque de Belgique et la Banque liégeoise en firent autant. (Hamande et Burny, Les caisses d'épargne en Belgique, mém. Acad. roy. Belgique, 1902. On trouvera dans les Bulletins de l'Académie de Belgique, 1894, les rapports de H. Denis, Banning et Potvin, sur le travail de MM. Hamande et Burny)

Il se fonda outre cela, pendant la période qui nous occupe, plusieurs caisses communales et particulières, les plus importantes furent celles que nous avons citées. Les crises de 1838 et 1839 mirent en péril les caisses d'épargne de la Banque de Belgique et de la Société générale. En 1838, la Société générale dut se substituer à la Banque quant à l'obligation celle-ci envers la caisse d'épargne. Cette leçon la rendit plus prudente, elle se transforma en une sorte de mutualité, les placements se firent pour le compte commun des déposants, aussi put-elle résister en 1848, mieux que la Société générale, et faire ses remboursements en rentes belges au lieu de numéraire. Cependant, devant les réclamations unanimes, avec le concours de la Banque nationale, elle se décida en 1852 à liquider sa caisse d'épargne à ses risques et périls. Grâce à l'intervention du Gouvernement la Société générale put se relever, sa caisse d'épargne existe encore aujourd'hui.

Telle était la situation, quand le Gouvernement jugea le moment opportun d'agir dans le domaine de la prévoyance.

(page 110) La question du reste avait été mûrement examinée pendant la période précédente, par les économistes et par les enquêteurs officiels, dans les écrits et dans les congrès. Ducpétiaux dans ses nombreux travaux généraux, Visschers dans des brochures spéciales, ont sans cesse vulgarisé et recommandé la prévoyance comme un des grands remèdes aux maux de l'époque. Ch. de Brouckere publia en 1845 une « Lettre à M. le Comte Arrivabene, sur la condition des travailleurs », c'est l'apologie des caisses d'épargne.

(Note de bas de page : Fondateur de la Banque de Belgique, puis directeur de la Société de la Vieille-Montagne, a Angleur, Ch. de Brouckere y avait établi des caisses d'épargne. Th. Juste, « Vie de Charles de Brouckere », Bruxelles 1867).

Dans l'enquête de 1843, l'imprévoyance de l'ouvrier fut signalée comme un des vices capitaux que constatent les documents d'instruction. (Voyez notamment, t. II, p. 95 et 145.)

Un des buts de la commission, créée par l'arrêté royal du 15 septembre 1845, fut de rechercher les lacunes qui existaient dans les institutions consacrées au soulagement et à l'amélioration du sort des classes ouvrières et indigentes du pays, et d'examiner les moyens pratiques de combler ces lacunes.

Lors de l'Exposition des produits de l'industrie en 1847, le jury, à une question de Ch. Rogier sur les mesures à prendre « pour améliorer la situation matérielle de la classe ouvrière », répondit : « A côté des caisses d'épargne, les caisses de secours mutuels et les caisses de prévoyance forment un tout dont les différents éléments sont également indispensables pour assurer le sort matériel de la plus grande partie de la société et, par une conséquence fatale, pour améliorer sa condition morale. » .(Cité par Visschers, Patria belgica.) Ce sont à peu près les mêmes termes que ceux employés par la Commission royale de 1849.

(page 111) La voie était préparée, le Gouvernement ne pouvait rester inactif, c'est ce que comprit Ch. Rogier en déposant le 29 juin 1849 un projet de loi organisant une Caisse générale d'Assurances sur la vie.

La loi sur la caisse de retraite, comme celle sur les mutualités et sur la caisse d'épargne, qu'il nous faut maintenant non pas analyser mais caractériser en peu de mots, partent toutes trois d'un principe identique, un en lui-même, quoique différent dans son application, selon le genre d'institution qu'il régit. Ce principe est celui de la coopération de l'initiative privée et de l'État, d'un mélange de liberté et de réglementation (Sur l'histoire et les rétroactes, voir le rapport de M. J. Van den Heuvel, aujourd'hui ministre de la Justice, adressé au Gouvernement au nom de la Commission permanente des sociétés de Secours mutuels. Bruxelles, Guyot 1889, et le rapport sur la situation des sociétés des Secours mutuels présenté à M. le ministre de l'Intérieur par la Commission permanente des sociétés de Secours mutuels. Années 1862 a 1870.)

Les Gouvernements ont marché depuis lors à grands pas, et les lois d'il y a 50 ans semblent parfois anodines ; il n'empêche que les lois organiques de la prévoyance, dont nous allons parler, sont demeurées la base du remarquable système de liberté encouragée et subsidiée, caractéristique de la Belgique ; à cette époque elles suscitèrent de fortes oppositions ; aux Chambres, la minorité voyait sans cesse, avec effroi, dans toute action gouvernementale, le spectre du socialisme se lever menaçant.

Cette intervention consistait pour la Caisse de retraite de 1850 et pour la Caisse d'épargne de 1865, à les mettre toutes deux sous la garantie de l'Etat, garantie morale toujours, garantie matérielle en cas de nécessité (de Brouckere, Annales parl., 11 décembre 1849). En fait, jusqu'aujourd'hui, les finances de l'État n'ont jamais eu à intervenir. Pour les mutualités, l'État accordait moyennant approbation des statuts, une certaine personnification civile.

(page 112) Cela répondait à une conception assez élargie du rôle du pouvoir, Ch. Rogier le caractérise ainsi : « Voici quel doit être, dit le ministre de l'intérieur, dans les États modernes le rôle des gouvernements : il doit se mettre en rapport avec les diverses classes de la société et particulièrement avec les classes déshéritées, avec les classes souffrantes pour tâcher de leur apporter plus de bien-être, de moralité et d'allégement à leurs maux. » (Annales parl., 11 décembre 1849). Et une autre fois ; « Il faut, dit Ch. Rogier, que les Gouvernements rendent, autant qu'ils le peuvent, compensent en bienfaits de tous les genres, les sacrifices qu'ils sont obligés d'imposer aux contribuables. Sans doute, à ce point de vue, le rôle du Gouvernement s'élargit et s’agrandit. Mais le Gouvernement, messieurs, ce ne sont pas les quelques hommes assis sur ces bancs, qui vous parlent comme ministres : le Gouvernement dans un pays constitutionnel, mais c'est vous tout autant que nous ; le Gouvernement donne parfois l'impulsion, mais il doit aussi la recevoir. Le Gouvernement doit marcher avec l'opinion publique, il doit lui résister quand elle est engagée dans une mauvaise voie, mais il doit aussi lui obéir quand elle n'est que l'expression d'un sentiment juste, d'un besoin généralement senti. Voilà, messieurs, ce que doit faire le Gouvernement, et le Gouvernement ce sont les Chambres et le Ministère, avec la Royauté bien entendu. » (Annales parl., 14 décembre 1849.)

Cette conception du rôle de l'Étal ne fut pas admise partout le monde. C'est M. de Liedekerke qui s'écrie : « Surveillance du Gouvernement dans l'intérêt de tous, approbation par lui des statuts des différentes sociétés qui viendraient à se fonder afin d'empêcher les abus, encouragement restreint mais possible dans certains cas donnés et soumis à l'appréciation législative, voilà jusqu’où pourrait (page 113) aller l'État... Vous vous saisirez insensiblement de la direction de tous les intérêts matériels du pays, et toutes les classes ouvrières se trouveront sous la tutelle, sous le contrôle du Gouvernement. » (Annales parl., 11 décembre 1849.) C'est encore E. Pirmez, le plus libéralisant des économistes orthodoxes, qui formule ses plaintes avec un sensible découragement : « Chaque jour (l), dit-il, voit se produire des efforts incessants pour faire absorber par l'État quelque nouvel intérêt, c'est-à-dire pour placer de nouveaux hommes en dehors du travail pénible et chanceux de la libre concurrence. Plus le Gouvernement étend son action, plus il répand les germes de démoralisation ».

La loi sur les mutualités suscita moins d'oppositions, les finances de l'État n'y étaient pas engagées, il n'y avait aucun risque, mais elles reprirent, avec une force nouvelle, lors de la discussion de la loi de 1865 sur la Caisse d'épargne. Écoutez par exemple M. Julliot (2) : « De progrès en progrès, nous serons tous enveloppés dans les réseaux de l'État, l'individu n'existera plus que dans l'histoire, et nos petits-neveux payeront un droit d'entrée pour pouvoir contempler un homme libre. » (Annales parl., 14 décembre 1849). On alla jusqu'à reprocher au Gouvernement de créer une nouvelle extension du fonctionnarisme et de faciliter la corruption. On faisait à plaisir confusion complète entre l'État et la Caisse d'épargne.

Telle est, en résumé, la discussion de principe que suscita la trilogie de lois sur le régime de la prévoyance.


La première en date est la loi sur la Caisse de retraite, mais comme son organisation est semblable à celle de la Caisse d'épargne, nous traiterons ensemble de ces deux institutions pour parler d'abord de la loi du 5 avril 1851 sur les sociétés de secours mutuels. « Après avoir mis, écrit Ch. Rogier, (page 114) à la disposition des classes laborieuses les moyens de se préparer une réserve pour la vieillesse, le Gouvernement a désiré encourager les efforts que les travailleurs feraient pendant l’âge mûr, pour se prémunir contre l'épreuve des maladies et des infirmités temporaires. L'État n'intervient qu'à titre de conseiller et de protecteur. » (Docum. part. Exposé des motifs, 11 mai 1850. Le rapport de la commission instituée par l'arrêté royal du 16 avril 1849 fait suite à l'exposé des motifs par le ministre de l'Intérieur, il est de la plume de Visschers et fort remarquable).

La faveur gouvernementale consistait à reconnaître, comme personnes morales, les sociétés mutualistes qui se conformeraient à certaines règles. C'est une faveur et non un droit.

« Les sociétés de secours mutuels qui ... pourront être reconnues par le Gouvernement » (art. 4).

L'article premier énumère divers buts que les mutualités peuvent poursuivre (On sait que la loi du 23 juin 1894 a notablement élargi celle notion) ; ces sociétés peuvent : assurer des secours temporaires soit à leurs membres, en cas de maladie, de blessures ou d'infirmités, soit aux veuves ou aux familles des associés décédés ; pourvoir aux frais funéraires, faciliter aux associés l'accumulation de leurs épargnes pour l'achat d'objets usuels, de denrées, ou pour d'autres nécessités temporaires. Il est à remarquer que tous les secours, que toutes les nécessités, auxquels une mutualité peut devoir faire face, doivent toujours être temporaires. « En aucun cas, poursuit l'article premier, ces sociétés ne pourront garantir des pensions viagères ».

Le législateur craignait que dans l'état actuel de ces associations, avec la modicité de leurs cotisations, elles ne parviennent pas à supporter de si lourdes charges.

Les formalités de la reconnaissance légale consistaient à envoyer un exemplaire des statuts à l'administration communale du lieu où les mutualités ont leur siège ; celle-ci transmettait dans le mois le projet de statuts à la députation

(page 115) permanente qui les arrêtait, sait approbation du Gouvernement. (Déjà par un arrêté royal du 16 avril 1849, moyennant l'envoi d'un exemplaire des statuts au département de l'intérieur, le Gouvernement accordait un subside aux sociétés de Secours Mutuels et de Prévoyance).

Divers arrêtés royaux ont dans la suite spécifié certaines mentions que les statuts devaient contenir.

Les avantages dont jouissaient les sociétés de secours mutuels reconnues sont spécifiés à l'article 5. Ils délimitent nettement leur personnalité morale, ce sont : la faculté d'ester en justice, à la poursuite et à la diligence de l'administration de la société ; si l'affaire excède la compétence du juge de paix il faut à l'association l'autorisation de la députation permanente.

Un arrêté royal du 5 octobre 1852 a assimilé les mutualités reconnues aux institutions de bienfaisance pour l'obtention de la faculté de plaider gratis, et pour la faculté de recevoir des dons ou legs d'objets mobiliers moyennant l'accomplissement des formalités prescrites par la loi communale : enfin les sociétés jouissaient de certaines exemptions de droits de timbre et d'enregistrement.

Le Gouvernement de son côté prit certaines précautions, qui constituaient en même temps une garantie de prospérité pour les mutualités, celles-ci devaient chaque année adresser leur bilan à l'administration communale (article 9) et le bourgmestre ou son délégué pouvait toujours assister aux séances des associations reconnues (article 7).

Telle est dans ses grands traits l'économie de la loi de1851 sur les sociétés de secours mutuels. C'est le premier pas que le Gouvernement fit dans ce domaine, il est encore timide sans doute, mais étant donné l'époque et les idées régnantes alors, il fallait déjà une certaine audace pour oser le franchir, il fallait aussi la fermeté du ministre de l'Intérieur qui déclarait en pleine Chambre : « Lorsqu'à la suite de (page 116) faits mûrement étudiés, le Gouvernement reconnaît qu'il y a lieu d'apporter à la Chambre une loi qui a pour but d'introduire des améliorations pratiques, le Gouvernement n'y manque pas ; il n'y manquera jamais. » (Annales parl., 17 février 1854).

Un arrêté royal du 12 mai 1851 vint compléter la loi, en instituant une commission permanente chargée de s'occuper des questions qui en concernaient l'application. Malgré tout cela le résultat ne fut pas si brillant qu'on aurait pu l'espérer. En 1860 on ne comptait que 285 sociétés reconnues (Patria Belgica, tandis que quatre années à peine après la loi de 1894, complétant et modifiant celle de 1851, il y avait 2000 sociétés reconnues, la différence est palpable. (R. du Sart, Les sociétés de Secours mutuels en Belgique depuis 1830, Revue générale, juillet 1890. Ministère du travail : Ver Hees, Les progrès de la Mutualité en Belgique de1895 à 1900. Bruxelles, Imprimerie des institutions de prévoyance, 1900. Visschers, Nouvelle étude sur les Caisses d'épargne, Bruxelles 1861, Vermeersch, Manuel social, 2ème édition, Louvain 1904, Hamande, op. cit., Pasinomie 8 mai 1850 et 16 mars 1865, Annales parl., exposé des motifs, rapports, discussions 1849-1862.)


Les deux institutions dont il nous faut esquisser maintenant l'organisation générale, la Caisse de retraite et la Caisse d'épargne, sont régies la première par les lois organiques du 8 mai 1850 et du 16 mars 1865, cette dernière modifiant en certains détails la loi de 1850, et rattachant l'administration de la Caisse de retraite à celle de la Caisse d'épargne ; celle-ci est établie par la loi organique du 16 mars 1865. (Institution d'une Caisse générale d'Assurance sur la vie. Exposé des motifs et rapports faits à la Chambre. Bruxelles 1849. Institution d'une Caisse générale d'épargne et de retraite en Belgique. Loi du 16 mars 1865, Bruxelles 1868.)

L'intervention gouvernementale est la même pour les (page 117) deux établissements, qui se sont du reste fondus en 1865 en une seule et même administration, toutefois cette union des deux services dans les mêmes mains n'implique nullement la confusion des intérêts. La Caisse générale d'assurance sur la vie, comme l'on disait en 1849, ou de retraite, et plus tard la Caisse générale d'épargne et de retraite, distinctes du Gouvernement, ne sont point des rouages administratifs ; ce fut le tort de l'opposition, nous l'avons dit, « de confondre l'État et la Caisse d'épargne et de retraite, l'on répéta alors à satiété que l'État se faisait banquier, que l'État se constituait débiteur direct des déposants, la caisse n'étant qu'un paravent, qu'une fiction. » (Hamande, op. cit..) La confusion provenait de ce que l'Etat prenait la Caisse sous sa garantie, c'est-à-dire que « pour donner pleine sécurité aux déposants, l'État cautionne les promesses de la Caisse générale, les couvre de la solvabilité de la nation elle-même. Si la caisse venait à faillir à ses engagements, l'État payerait à sa place. » (Vermeersch, op. cit.)

Cette intervention gouvernementale était nécessitée par la situation : « Faut-il, dit Frère-Orban abandonner le sort des économies de la classe ouvrière à la discrétion de sociétés anonymes, c'est-à-dire aux mains de personnes auxquelles leur position ne permet de prendre qu'un intérêt tout à fait secondaire au bien-être des déposants ? Persévérer dans un pareil état de choses serait dangereux pour le public et pour le Trésor. » (Docum. parl. Exposé des motifs, 23 mai 1859).

Ch. Rogier exprimait en 1849, à propos de la création de la Caisse de retraite, la même idée : « Tous ceux qui ont étudié, disait le ministre, l'état moral et matériel des classes ouvrières ont signalé, comme une des mesures les (page 118) plus efficaces pour l'améliorer, l’établissement d'une institution qui offrirait à ceux qui vivent du produit de leur travail le moyen de se ménager une vieillesse à l'abri du besoin. Indépendamment de la sollicitude que méritent ces classes, la société est directement intéressée à les rallier aux idées d'économie et de prévoyance qui sont à la fois une source de moralisation et de bien-être individuel et une garantie pour l'ordre public. » (Docum. parl. Exposé des motifs, 29 juin 1859.) « L'assurance sur la vie, ajoute le rapport de la commission chargée d'élaborer le projet de loi, a ce caractère particulier, qu'elle ne demande pas l'emploi actuel des capitaux des assureurs, tandis qu'on ne saurait assigner aucune limite de temps à leurs obligations. Il faut donc un être impérissable pour offrir aux assurés des garanties réelles : la société seule remplit cette condition essentielle. » (Docum. parl. Exposé des motifs, 29 juin 1859.)

Puisque l'État prend sous sa garantie la Caisse générale, il est juste qu'il ait un droit de surveillance et de contrôle. C'est ainsi que la loi et les arrêtés royaux établissent les règles de la gestion, que le Roi nomme et révoque le directeur général et tous les membres des conseils chargés d'appliquer ces règles, que les mesures générales qui intéressent l'avenir de l'institution sont soumises à l'approbation du pouvoir exécutif, que les états de situation sont publiés mensuellement au Moniteur, que la cour des comptes contrôle la comptabilité, etc. etc.

La garantie de l'État ne constitue cependant pas un monopole, liberté entière est laissée à chacun de créer des caisses d'épargne ou de prévoyance, mais sans le concours du Gouvernement.

Il n'entre pas dans notre intention d'exposer le fonctionnement technique de la double institution que nous étudions pour le moment, cette œuvre a été faite plus d'une fois, elle est du reste vulgarisée, qu'il nous suffise de relever encore quelques détails historiques. (Outre les ouvrages cités, voyez les Brochures de propagande du Ministère du travail, et les publications de la Caisse elle-même.)

Dans la loi de 1850 l'article 9 est intéressant, il marque de la part du législateur une vue très large et fort bienfaisante. Toute personne assurée, y est-il dit, dont l'existence dépend de son travail, et qui, avant l'âge fixé par l'assurance, deviendrait par la perte d'un membre ou d'un organe, par une infirmité accidentelle ou permanente, résultant d'un accident survenu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de sa profession, incapable de pourvoir à sa subsistance, jouira immédiatement des rentes qu'il a acquises depuis 5 ans au moins et jusqu'à concurrence de 360 fr. ; cette disposition légèrement modifiée devint l'article 30 de la loi de 1865.

Une autre détermination de la loi, en faveur de la classe ouvrière, déclare les rentes incessibles et insaisissables.

La principale objection, formulée contre l'organisation de notre Caisse de retraite, fut qu'elle ne pouvait accueillir de versements avec réserve de désigner ultérieurement les ayant-droit. La première commission de la Caisse de retraite, la Commission permanente des sociétés de secours mutuels, plusieurs membres de la Commission du Sénat réclamèrent en vain cette amélioration (Visschers, Patria Belgica). Plus tard cependant elle fut en partie réalisée. Les encouragements à la prévoyance allaient recevoir en 1868 une nouvelle application par les avantages accordés aux Caisses de prévoyance de l'industrie minière. Mais il doit nous suffire ici d'avoir marqué la tendance générale. Nous ne faisons pas l'histoire des institutions, mais celle des idées directrices, on voudra bien toujours ne pas le perdre de vue.


Lorsque Frère-Orban déposa, le 25 mai 1859, le projet (page 120) de loi sur la Caisse d'épargne, ce n'était pas la première fois que la Chambre devait examiner semblable proposition.

Dès le 30 mars 1836, l'article 92 de la loi communale dispose : les bourgmestres et échevins des villes manufacturières veilleront à ce qu'il soit établi des caisses d'épargne.

En 1848, alors que le Gouvernement estima de son devoir d'intervenir pour sauver la Caisse d'épargne de la Société générale, le projet, qui devint la loi du 22 mai 1848, contenait déjà la disposition suivante prévoyant la création d'une Caisse générale d'épargne : « Le Gouvernement (article 9) pourra instituer une Caisse d'épargne, destinée principalement à faciliter le placement des économies de la classe ouvrière. » (Hamande, op. cit.). La section centrale amenda le projet, elle fit de la création de la Caisse une obligation, en exprimant l'opinion qu'une institution de ce genre devait être réglée par la loi ; un membre de la section centrale exprima même l'avis que la caisse d'épargne devait être gérée comme un ensemble de droits distincts ; c'était une première ébauche de l'organisation future.

L'article 9 ainsi modifié ne fut pas voté, le Gouvernement ayant promis de déposer un projet spécial, ce qu'il fit dans la séance du 12 mai, celui-ci n'aboutit pas.

Lors de la discussion de la loi créant la Banque nationale, de Brouckere proposa un amendement, qui devint l'article 11 de la loi du 5 mai 1850 : « S'il est institué une Caisse d'épargne, le Gouvernement se réserve le droit d'en faire opérer le service par la Banque. Ce service sera distinct et indépendant des affaires de la Banque. Son organisation fera l'objet d'une loi ». On trouve dans ce texte le principe même de la loi de 1865.

Un arrêté royal du 8 décembre 1869 vint compléter la loi en autorisant les bureaux de poste à concourir aux opérations de la Caisse d’épargne.

(page 121) C'était le moyen de populariser l'institution et de la faire connaître dans toutes les communes du royaume.

On sait le rôle que la Caisse d'épargne a été appelée à jouer, depuis, dans le mouvement de nos institutions sociales, crédit agricole, maisons ouvrières, etc. Elle est devenue le pivot de tout un système par lequel les fonds de l'épargne populaire vont se déverser dans des emplois de bien-être populaire aussi, sans aucune pensée de spéculation. On cherche ainsi à faire servir la Caisse à un but doublement utile : celui d'encourager l'épargne, celui de faire servir l'épargne. Au lieu d'immobiliser les épargnes en placements d'État ou autres, on les met prudemment en circulation et on évite le reproche de forces perdues justement adressé à des institutions similaires d'autres pays. Mais la Caisse ne se transforme pas en banque d'affaires, la limite des dépôts en est une garantie ; on ne veut qu'encourager la formation des capitaux, puis les faire servir à l'activité économique et à l'initiative des affaires. Cependant, cette extension même des fonctions de la caisse ne pourrait-elle pas devenir trop large ? C'est ce que nous ne pouvons entreprendre d'examiner ici, ajoutons, toutefois, que cela devra préoccuper sérieusement le législateur de demain.

Telle fut la triple intervention du Pouvoir dans le domaine de la prévoyance, elle fut en somme loin d'être excessive. Les résultats, surtout en ce qui concerne la Caisse d'épargne, dépassèrent de loin les espérances de 1850 et de 1865.

3. 3. La coopération

Le mouvement coopératif en Belgique. L'Union de crédit de Bruxelles. Les coopératives de production et de consommation. Les banques populaires. La loi de 1873 sur les sociétés, la législation sur les sociétés coopératives

Le mouvement de 1848 eut un effet considérable en France sur la fondation des coopératives : « Des associations surgirent de tous côtés, à Paris et au dehors, dans les professions les plus diverses ; on en compta bientôt des (page 122) centaines. » (Hubert Vallemoen, Les associations coopératives en France et à l'étranger, Paris 1904. L. Bertrand, La coopération, Bruxelles 1893, Léon d'Andrimont, La coopération ouvrière en Belgique, Liège 1876, Ch. Lagasse, Les sociétés coopératives, Bruxelles 1887, Devos, De la coopération et de la mutualité, 1886.)

En Belgique, le contre-coup ne tarda pas à se faire sentir. Le 1er juin 1848, MM. Emerique et Bischoffsheim fondèrent à Bruxelles une œuvre de crédit, basée sur l’idée coopérative, nommée l’Union de Crédit de Bruxelles, dont le but était : « procurer par l'escompte au commerce, à l'industrie, à l’agriculture, bref aux travailleurs de toutes les classes, les capitaux qui leur sont nécessaires dans les limites de leur solvabilité matérielle et morale ». « Ses statuts, dit H. Denis, sont du 1er juin 1848, époque à la fois grande et redoutable par l'expansion des idées rénovatrices et par la crise économique qui frappa toutes les nations industrielles de l'Occident. L'Union de crédit de Bruxelles est née de cet ébranlement des idées et des choses. Elle apporta à la crise un remède inspiré par la grande idée de solidarité qui glissait alors parmi les hommes. » (Annales parl., 9 mai 1901).

Ce ne fut pas le seul exemple de coopératives que présentait à cette époque la Belgique ; mais d'abord, ce fut de loin le plus saillant ; et puis, si plusieurs coopératives de consommation et de production prirent naissance dans notre pays vers 1848, c'est cependant la coopération dans le crédit qui restera pendant 30 ans notre dominante ; enfin, au point de vue de la satisfaction de notre orgueil national, il est flatteur de remarquer que la première caisse Raiffeisen, établie en Allemagne, est du mois de décembre 1849 et la première des Vorschuss-Banken de Schulze-Delitzsch de l'aimée 1850. Sous ce rapport nous fûmes donc des précurseurs.

Avant de jeter un regard général sur le mouvement coopératif belge, arrêtons-nous un instant à l'organisation (page 125) de l’Union de crédit.

L'Union fut instituée sous forme de société anonyme ; mais le capital, formé de l'ensemble des engagements souscrits par les sociétaires, ne fut pas divisé en actions, conformément à la loi commerciale alors en vigueur ; elle reçut l’approbation royale le 1er juin 1848. (Situation générale de la Belgique 1861-1875, t. II.)

Tout membre participe aux pertes et aux bénéfices dans la proportion d'une somme égale au crédit pour lequel il a été admis. L'ensemble des obligations souscrites forme le capital de garantie de la société. Chaque membre peut disposer de tout ou partie du crédit qui lui a été ouvert, soit en présentant un bordereau d'escompte, soit contre sa propre promesse. Tout membre est tenu de fournir, à la demande du comité d'admission, un supplément de garantie, etc.

Telles sont les bases sur lesquelles s'établit l'Union de crédit. Il se fonda bientôt des sociétés semblables dans les principales villes du pays, au 31 décembre 1871 il en existait sept. La loi du 18 mai 1873, en établissant juridiquement la société coopérative comme une des formes légales des sociétés commerciales, fournit aux unions de crédit de sérieux avantages. « Aussi, dit M. de Lantsheere, la plupart de ces institutions ont en quelque sorte d'instinct adopté ce mode de constitution. C’est ainsi que les unions de Mons, de Liège, de Verviers sont établies d'après ce type. Et bien que l'Union de crédit de Bruxelles soit une société anonyme fonctionnant conformément à la loi ancienne, on ne peut dire qu'elle rappelle en rien la société anonyme telle qu'elle est définie par la législation d'aujourd'hui. Elle ne possède pas d'actions, partant pas d'actionnaires. Le capital souscrit se compose presque uniquement du crédit de ses membres ; il constitue un fonds de garantie, chaque souscripteur (page 124) restant responsable à concurrence de sa souscription. Le seul versement exigé des associés consiste dans une somme représentant cinq pour cent du crédit accordé à chacun d'eux. Les admissions sont votées au scrutin secret, après délibération par le comité... Ainsi donc, un capital variable, des apports variables et un nombre de parts sociales subissant des fluctuations presque quotidiennes, tel est bien le trait fondamental qui caractérise les sociétés coopératives ». (Docum. parl., 30 avril 1901.)

L'Union de crédit de Bruxelles resta donc une société anonyme vieux-système, à l'encontre des autres associations de crédit qui prirent, après 1870, la forme nouvelle de la société coopérative. Le 11 mars 1872 elle obtint prolongation jusqu'au 1er juin 1898. Elle put par conséquent conserver la forme ancienne, jusqu'à cette date, malgré la loi de 1873. En 1876 elle traversa une crise intéressante et instructive : après 1865 les crédits par promesses prirent un développement considérable, tellement bien qu'en 1876 ils compromirent la stabilité même de l’établissement ; l'administration se montra plus sévère, mais les sociétaires, privés de la ressource de soutenir, par l'artifice du renouvellement, des opérations conduites avec un capital d'emprunt, présentèrent à l'escompte du papier de circulation. Pour avoir changé de forme, le mal n'avait fait que s'envenimer. L'administration fui renouvelée en 1877. On s'empressa de limiter à 20.000 frs, pour les nouveaux sociétaires, le maximum du crédit dont les statuts autorisent la disposition sur simple signature. Ainsi fut conjuré le mal. (J. Schaar, Les banques populaires ou les sociétés coopératives de crédit en Belgique, Bruxelles 1878)

A côté des Unions de crédit, plusieurs coopératives de production et de consommation s'établirent en notre pays. Les associations de production furent très timides, presque insignifiantes par leur nombre, leurs débuts furent très

(page 125) difficiles, et les débats théoriques n'étaient pas de nature à les faciliter. En 1875 on n'en comptait que deux (Visschers, Patria Belgica), fondées l'une et l'autre par des ouvriers typographes de Bruxelles : l'Alliance typographique datant de 1849 et l'Imprimerie typographique de 1870 et encore, « l'Alliance typographique » est-elle simplement une société de patrons, ou plus proprement d'ouvriers-patrons » (Bertrand, op. cit.).

Les sociétés coopératives de consommation eurent plus de succès, quoiqu'il fut très relatif encore (Dauby, Les sociétés coopératives de consommation en Belgique. Moniteur, décembre 1869.)

Elles se subdivisaient en trois groupes : 1° Sociétés pour l'achat de provisions ; 2° Sociétés de consommation avec magasins ou intermédiaires coopératifs ; 3° Sociétés d'alimentation économique.

Au premier type correspondaient en 1869 vingt sociétés avec 5.000 membres - la première fondée en 1845 - on le voit, ce n'était guère brillant.

Le second groupe eut plus de succès, parmi les associations les plus prospères, citons : la Werkmansgenootschap de Gand et la Ruche de Bruxelles qui en 1869 faisait pour plus de 100.000 fr. d'affaire.

Enfin, Les Ateliers réunis, tel fut le titre porté par la première coopération d'alimentation économique, établie à Bruxelles, sous la présidence du bourgmestre, en 1868. En 1872 elle distribua 610.000 portions dans son restaurant économique. Liège, Namur et Gand suivirent cet exemple. De 1804 à 1873 pendant la campagne de propagande de l'Internationale plusieurs coopératives se fondèrent à droite et à gauche, mais « ce réveil coopératif (Bertrand, op. cit.), loin de donner lieu à une poussée nouvelle, formidable, n'eut aucun résultat (page 126) durable, jeta le découragement et la défiance dans les rangs de la classe ouvrière qui se rendormit à nouveau et se consola bientôt des misères endurées, par la reprise des affaires de 1873-1875 qui lui apporta plus de bien-être par de meilleurs salaires. »

Tout cela ne constituait pas un ensemble bien imposant, ce n'étaient encore que les ébauches du mouvement qui ira se développant progressivement, mais, nous l'avons dit, c'était davantage au crédit que s'appliqua chez nous l'idée coopérative. Nous avons vu sa première réalisation dans les Unions de crédit, étudions-la sommairement dans les Banques populaires.

Les premiers fondateurs des banques populaires se trompèrent singulièrement, en croyant imiter les Allemands, ils n'imitaient que leurs compatriotes : « Schulze-Delitzsch, en effet, écrit P. Limbourg (Économie chrétienne, 1871), a pris le type de ses banques dans l'Union de crédit, créée à Bruxelles par M. Emerique. » Mais en 1860 l'impulsion venait d'Allemagne, après avoir traversé la France, et c'est sur le modèle des Vorschussbanken que M. Léon d'Andrimont établit à Liège la première banque populaire en 1864, le 1 juin.

« Ces banques, écrit M. Schaar (op. cit.), ont pour but de procurer à leurs membres, dans la mesure de leur solvabilité et aux conditions les moins onéreuses, les fonds dont ils ont besoin pour leurs affaires commerciales, industrielles ou domestiques. A cet effet, elles recueillent les épargnes de leurs sociétaires et utilisent leur crédit collectif et mutuel. Le capital social, d'un minimum variable, se compose des taxes d'entrée (3 à 5 fr.) des apports (200 fr. par tète) et des fonds de réserve, formé par les taxes et par des retenues sur les bénéfices sociaux. Le conseil d'administration prononce sur (page 127) l'admission, la retraite des sociétaires est libre... Les opérations sociales sont l'escompte et la réescompte des valeurs remises en vertu des crédits ouverts ; les dépôts avec intérêt et les avances sur simple quittance ou sur promesse, avec ou sans garantie. Les bénéfices nets disponibles se répartissent entre les membres, proportionnellement à leurs versements, etc... »

En somme, ces banques diffèrent fort peu des Unions de crédit, si ce n'est dans la responsabilité solidaire et illimitée quelles avaient au début inscrites toutes dans leurs statuts. Après la loi de 1873, ce fut plutôt la solidarité limitée qui devint la règle générale. Cette question de la solidarité fut fort débattue entre les premières banques populaires qui avaient surgi un peu partout, (il y en avait 8 en 1875), et qui, à partir de 1869 tinrent entre elles des congrès périodiques.

Malgré la conviction des fondateurs, L. d'Andrimont et Rolin-Jacquemyns, malgré les instances de Schulze-Delitzsch lui-même, en 1878, sur 18 banques populaires, deux seulement étaient restées fidèles à la solidarité illimitée,« la pratique austère des affaires, écrit Schaar, eut bientôt dissipé comme une vaine fumée ces illusions généreuses, qui saluaient dans l'avènement de la coopérative l'âge d'or de la fraternité et du désintéressement parmi les travailleurs. » (op. cit..)

Dès l'année 1869, outre les congrès, les banques populaires constituèrent une fédération, et créèrent un comité permanent. C'était entrer dans la lutte avec énergie, c'était l'esprit entreprenant des deux hommes qui avait conçu (page 128) ce vaste plan, et soutenait ainsi ces naissantes institutions. Pourtant il leur manquait quelque chose, elles s'étaient établies, selon l'expression de L. d'Andriniont « sous le régime du bon vouloir », elles ne se rattachaient par leur charte constitutive à aucune des sociétés prévues et reconnues par notre législation, elles n'avaient même pas, comme les Unions de crédit, adopté la forme anonyme.

Déjà au Congrès de Liège du 15 août 1869, M. Rolin-Jacquemyns, qui allait bientôt devenir ministre et qui participait au Congrès en qualité de président de la Banque populaire de Gand, s'exprimait en ces termes (cite par Schaar, op. cit.) : « Ce qui nous manque, disait-il, on peut l'exprimer en peu de mots : c'est d'exister en droit, comme nous existons en fait. En fait, tout ce que nous venons d'entendre, tout ce que nous voyons ici, notre présence même en cette salle, prouvent qu'il existe en Belgique, entre autres formes de sociétés coopératives, au moins huit banques populaires, comptant ensemble près de 4000 membres... Nous sommes d'un siècle où ni les bons, ni mêmes les mauvais exemples, ne demeurent longtemps isolés. Un seul danger nous menace, un seul obstacle peut entraver la création d'institutions semblables aux nôtres : ce danger et cet obstacle proviennent de l'état actuel de la législation sur les sociétés commerciales... Ce qui nous soutient aujourd'hui, c'est moins la sanction légale de nos actes, que la force morale de nos institutions... Mais chacun sent que cela ne peut durer ainsi. Il est temps que le législateur belge, à l'exemple des législateurs français, allemands et anglais, donne à ce nouveau venu, qu'on appelle le mouvement coopératif, la situation légale la plus conforme à sa nature et à ses aspirations légitimes. »

Comme base de la législation, Rolin-Jacquemyns proposait : absence de toute autorisation ou intervention (page 129) gouvernementale comme condition d'existence des sociétés coopératives, liberté complète pour les associés d'adopter ou de répudier la responsabilité solidaire et illimitée, publicité des statuts, des bilans, etc.

Ce fut Aug. Couvreur qui prit aux Chambres l'initiative d'une proposition en ce sens. A la séance du 25 novembre 1868, il fit remarquer qu'aucune des formes de sociétés dont s'occupait le projet de réforme du Code de commerce n'était applicable aux sociétés coopératives. « La coopérative, disait-il, est composée nécessairement d'un très grand nombre de membres, la plupart dépourvus de tout capital, peu éclairés sur leurs propres intérêts, inconscients encore de la nature même de l'association et des avantages qu'elle procure, inquiets d'un engagement irrévocable ou de trop longue durée... en un mot, cette société ne peut unir les associés par les mêmes liens que ceux destinés à réunir des capitaux importants et des capitalistes plus aptes à comprendre et à déterminer la nature des engagements qu'ils souscrivent. » (Annales parl., 25 novembre 1868.) Le 15 février 1870, le ministre de la Justice proposa des amendements au titre des sociétés, concernant les sociétés coopératives. Le 24 mars de la même année, M. Guillery lut le rapport de la commission sur les amendements du ministre de la Justice, c'est en ces termes qu'il appela l'attention de la Chambre sur l'importance du sujet soumis à ses délibérations : « Dans la société coopérative, dit le rapporteur, les associés ne peuvent souvent mettre en commun que leur pauvreté, leurs souffrances, et leurs capitaux sont uniquement les espérances que l'aspiration vers le bien, vers la justice, vers le droit donne aux âmes d'élite. Il faut de rien faire quelque chose, de cet être faible, impuissant dans son ignorance, dans son inexpérience, dans son isolement, faire (page 130) un homme. Élever l’ouvrier par le sentiment de sa force née de la solidarité avec ses frères ; tracer la route du perfectionnement moral, source d'amélioration dans la condition sociale : montrer ce que peut la volonté humaine lorsqu'elle est guidée par le principe d'ordre, d'économie, de probité, de confiance dans le prochain, de loyauté dans les transactions ; prouver que l'ignorance, l'isolement, la défiance, la paresse sont les seuls maux qui accablent l'humanité et contre lesquels la lutte soit impossible : tel est le but des quelques hommes qui ont cru trouver dans la société coopérative la solution des grands problèmes sociaux. Ainsi envisagée, la question grandit et s'élève au-dessus d'une question de droit commercial, au-dessus de l'intérêt même de l'industrie et du commerce quelque respectables qu'ils soient, elle devient une question sociale. » (Docum. parl., 24 mars 1870.)

C'est envisagée sous cet angle que la Chambre vota la section VI du titre IX du Code de commerce : Des sociétés coopératives (Avant-projet de loi sur les sociétés commerciales. 1 vol., 1884).

« Les dispositions fondamentales, écrit A. Nyssens(1), du projet de loi présenté par le Gouvernement, sont empruntées au rapport de feu M. le professeur Waelbroeck sur la situation des sociétés ouvrières en France et en Allemagne. (Docum. parl., 1868-1869.) Le but qui a guidé le législateur belge a été nettement exprimé' par M. de Lantsheere, ministre de la Justice : « Ce que nous avons uniquement voulu favoriser, dit-il, c'est le mouvement coopératif qui se manifeste dans la classe ouvrière, et qui a pour objet le développement de son bien-être, en facilitant aux ouvriers certaines opérations commerciales auxquelles ne pourraient suffire les faibles ressources des individus ».

Deux principes fondamentaux dominent toute la loi : liberté pour les contractants de faire les combinaisons sociales qui leur semblent les plus heureuses, garantie pour

(page 131) les tiers dans une large et sincère publicité. « La loi, écrit M. Schaar, procède comme le Code civil en matière de contrat de mariage. Elle édicté le corps complet des règles qui, en l'absence de conventions particulières, doivent régir l'association » (op. cit.). A. Couvreur exprimait la même pensée quand il disait : « Je rends hommage à la hardiesse et à l'esprit libéral qui a présidé à la rédaction de la loi. En définitive c'est une expérience que nous tentons en faveur de la liberté. » (Cité par Schaar.)

Ainsi, à part quatre déterminations que les statuts d'une coopérative doivent contenir à peine de nullité (dénomination, objet, désignation des associés, manière dont le fonds social est ou sera formé et son minimum, article 87. Code de commerce), tout le reste est laissé à la libre volonté des associés : durée, droits des associés, admission et exclusion, répartition des bénéfices et pertes, étendue de la responsabilité, solidaire ou divisée, limitée ou illimitée, etc. (article 88). Le dispositif de l'article 89 a seulement pour but de suppléer au silence des parties. Mais le titre de la loi la range dans le Code de commerce et c'est parmi les sociétés à but lucratif commercial que la coopérative est rangée ; c'est bien dans la tendance générale de l'époque. Nous n'avons pas à discuter le système de la loi de 1873 ; nous l'avons indiqué comme un des signes caractéristiques du mouvement des idées économiques.

Notons cependant que les principales dispositions de la loi sur les sociétés coopératives sont des dérogations à la législation sur les sociétés commerciales, nécessitées par la nature même du lien coopératif : le minimum du capital social doit seul être fixé, aucun versement préalable n'est exigé, les apports sont variables, les versements effectués peuvent être retirés, les parts sont incessibles à des tiers, le vote a lieu par tête, les associés peuvent librement se (page 132) retirer etc., autant d’exceptions aux règles des sociétés anonymes. (Une loi du 7 juillet 1875 exempta les sociétés coopératives de la formalité du timbre, des droits de greffe, et leur conféra la gratuité de l'enregistrement et des publications légales au Moniteur.)

En somme, la loi du 18 mai 1873 sur les sociétés coopératives est un progrès réel en comparaison de la législation antérieure, ou mieux en comparaison de l'absence de législation. Pourtant il ne faut pas se faire d'illusions ; la loi n'était point parfaite, à preuve l'Union de crédit de Bruxelles qui conserva l'ancienne forme anonyme ; cependant l'expérience seule pouvait montrer les lacunes de la loi nouvelle, les intéressés eux-mêmes, dans leur premier enthousiasme, n'adressaient que des éloges à la sagesse du législateur ; ce fut la pratique de la loi qui dévoila plusieurs faiblesses désavantageuses, certaines modifications à introduire (Voir par exemple le discours cité d'H. Denis).

En outre, les effets immédiats de la loi, qu'on espérait brillants, ne se firent point sentir d'une manière particulière sur la classe ouvrière proprement dite. Il fallut attendre plusieurs années encore avant que le mouvement coopératif prît dans notre pays l'extension merveilleuse qu'il a aujourd'hui. Les coopératives de crédit n'étaient point des œuvres vraiment ouvrières ; quand les banques populaires s'établirent (Schaar, op. cit.), les ouvriers n'eurent guère recours à elles que pour la garde de leurs épargnes, tandis que leurs véritables clients furent des artisans, de petits patrons, de petits négociants. Les Unions de crédit avaient une clientèle plus aristocratique encore. Les autres coopératives étaient peu nombreuses. La préférence des prolétaires allait aux sociétés de secours mutuels, aux caisses de prévoyance etc..

Cependant dès 1871, la jeune école sociale catholique avait compris tout l'avantage qu'on pourrait tirer de la (page 133) coopération bien entendue : « Il y a dans la coopération, écrivait P. Limbourg (Economie chrétienne, 1871), une mine assez féconde à exploiter au profit de nos œuvres. Je suis tellement convaincu qu'il est nécessaire de développer leur partie économique, que j’applaudirai de tout cœur et que j'aiderai dans la faible mesure de mes forces à toute tentative d'amélioration du sort de nos bons ouvriers ».

C'était la semence, bientôt l'arbre naîtra et il deviendra imposant, mais ses branches couvrent une période de notre histoire qu'il ne nous appartient pas d'examiner, nous nous arrêterons ici.

3. 4. Les Congrès

Le congrès international de bienfaisance de1856. Les congrès d'hygiène publique de 1852 et de 1876. Les Congrès de l'association internationale pour le progrès des sciences sociales, Bruxelles 1862, Gand 1863

Cinq congrès furent tenus en Belgique, dans lesquels au moins secondairement, certaines questions sociales furent à l'ordre du jour. Le plus important à notre point de vue est, sans contredit, le Congrès international de Bienfaisance qui tint sa session de 1856 à Bruxelles.


Charles Rogier, dans son discours d'ouverture, expose ainsi l'histoire de l'idée mère du Congrès : « En 1855, le Congrès de statistique, reprenant une idée déjà produite au Congrès pénitentiaire de 1847, émit à l'unanimité le vœu de voir « dans un temps rapproché se réunir en un Congrès général les hommes qui, dans les divers pays, s'occupent des questions concernant l'amélioration physique, morale et intellectuelle des classes ouvrières et indigentes. » (Actes du Congrès international de Bienfaisance de 1856. 2 vol., 1857.) Ce vœu fut renouvelé l'année dernière au sein de la Conférence internationale de charité, tenue à Paris sous les auspices de la Société d'Économie charitable, et la ville de Bruxelles fut désignée comme siège du futur Congrès. C'est en présence (page 134) de ces recommandations expresses et de ces vœux réitérés que l'un de nous toujours infatigable pour le bien (applaudissements ; tous les regards se portent sur M. Edouard Ducpétiaux), entreprit, en s'associant quelques hommes de bonne volonté, de préparer et de réunir les éléments du Congrès que nous inaugurons aujourd'hui. Telle est, messieurs, la justification de la mission que s'est attribuée le comité d'organisation que vous avez devant vous ».

Parmi les membres du comité provisoire (qui du reste devint définitif) citons : Ch. Rogier, Ch. Faider, le comte Arrivabene, A. Visschers, et Éd. Ducpétiaux ; ce sont en somme les noms qu'on retrouve, à cette époque, toujours en première ligne, Quand on étudie l'histoire de la bienfaisance en Belgique.

Le programme, tel qu'il avait été conçu par le Congrès de statistique, était Fort vaste. Au risque d'égarer la discussion il fallait se borner, délimiter un champ plus restreint, c'est ce que comprit le comité provisoire : « Tout en respectant, disait Ch. Rogier, en principe, le vœu du Congrès de statistique, reconnaissons, Messieurs, que, sous peine de confusion et d'avortement, il nous était interdit de comprendre, dans un réel et même programme, ce vaste ensemble de questions dans lequel se résume la science sociale toute entière. Il nous restait à décider dans quel ordre il conviendrait d'aborder les questions, et nous n'avons pas hésité à donner la priorité à celles qui concernent la vie matérielle des populations : nourriture, logement, vêtement, travail manuel. La crise alimentaire qui sévit depuis plusieurs années suffirait seule pour déterminer notre choix ; et vous penserez sans doute avec nous que la question des subsistances doit prendre ici le pas sur toutes les autres. » (Actes du Congrès international de Bienfaisance de 1856.)

On divisa en conséquence le Congrès en trois sections :

(page 135) 1° Subsistances dans leurs rapports avec l'agriculture.

Comme mesures propres à accroître la production alimentaire on proposait : l'extension des assurances, l'organisation du crédit foncier, l'amélioration des procédés agricoles, l'encouragement du Gouvernement subordonné aux circonstances, l'extension du principe de l'association aux exploitations rurales (fruitières du Jura, etc.).

2° Subsistances dans leurs rapports avec l'économie politique et charitable. La section devait étudier la question de la liberté du commerce, de l'organisation des marchés, des agences de subsistances, des magasins communaux, etc.

3° Subsistances dans leurs rapports avec les procédés scientifiques et industriels. Moyens de faciliter et de perfectionner le travail manuel, d'assainir les professions, de prévenir les accidents, d'améliorer le logement, l'ameublement et l'habillement des ouvriers.

Ce programme était en somme fort vaste encore. Il n'entre pas dans nos intentions d'analyser tout le travail accompli par le Congrès de bienfaisance. Qu'il nous suffise, au point de vue de l'histoire des idées économiques en notre pays, de signaler le rôle qu'y jouèrent nos compatriotes.

Le Congrès s'ouvrit le 15 septembre sous la présidence d'honneur du ministre de l'Intérieur, de Decker. « Quels que soient les résultats ultérieurs de votre Congrès, disait-il en la séance d'ouverture, il en est un qui est acquis dès aujourd'hui : c'est la profonde émotion que provoque la réunion de tant d'hommes éminents, accourus de toutes les contrées de la terre dans une pieuse pensée de dévouement à la grande cause de l'humanité. Elle est vengée de toutes les accusations d'indifférence et d'égoïsme, une société qui présente un spectacle si consolant et si rassurant pour (page 136) l'avenir... Messieurs, il ne me reste plus qu'à exprimer un vœu. Que Dieu, témoin de votre dévouement à la cause de l'humanité, daigne faire de vous de dignes instruments de sa providence ! Que Dieu bénisse vos travaux ! Qu'il féconde vos résolutions ! »

Parmi les travaux belges présentés au Congrès, citons : Rapport sur les mesures prises en Belgique pour remédier aux crises alimentaires et améliorer la situation des classes ouvrières, par É. Ducpétiaux ; Aperçu sur les institutions de prévoyance en Belgique, par A. Visschers ; Rapport sur l'organisation du crédit foncier et du crédit agricole, par M. Haeck ; Discours sur la condition des femmes et des enfants employés dans les houillères, par H. Kuborn, médecin du bureau de bienfaisance de Seraing.

On le voit, en fait de travaux généraux, l'activité de nos compatriotes fut plutôt limitée ; n'oublions pas cependant qu'ils avaient assumé la lourde charge de l'organisation et de la direction du Congrès, et que la plupart des rapporteurs des sections furent des Belges. Nous relevons dans le nombre les noms de Ducpétiaux, Visschers, Arrivabene, VictorFaider, Van den Broeck, Perrot, Stas, etc... Nous ne donnerons pas ici l'analyse de ces rapports et de ces travaux, nous nous en servirons plutôt pour éclairer, comme nous l'avons fait déjà dans le cours de notre développement historique, les questions auxquelles ils se rapportent. Les résolutions très nombreuses adoptées par le Congrès occupent 18 pages in octavo, en petit texte, nous ne pouvons songer à les reproduire. Notons quelques points cependant.

Ainsi, le Congrès émet un vœu en faveur de la liberté commerciale, et en faveur de la propagation des doctrines d'économie politique propres à dissiper les préjugés, et à démontrer la nécessité de la liberté du commerce ; c'est bien en rapport avec les préoccupations dominantes de l'époque.

A propos des sociétés de prévoyance, le Congrès établit les principes qui devaient présider à la fondation de ces établissements : 1° l'initiative de la création et de l'organisation des institutions de prévoyance devait être laissée, autant que faire se peut, aux intéressés eux-mêmes ; 2° le Gouvernement devait se borner à favoriser ces institutions en les provoquant au besoin, en les dégageant de toute entrave et en facilitant et surveillant le placement de leurs fonds ; 3° l'intervention directe et permanente du Gouvernement ne pouvait être utile qu'en ce qui concerne les caisses d'épargne et de retraite.

Dans le domaine de la coopération, le Congrès estime prudent de limiter le commerce des établissements ou des associations aux denrées et aux articles de consommation usuelle, de manière à ne pas faire concurrence, sans nécessité bien démontrée, au commerce de détail.

Il nous faudrait ajouter les vœux concernant le travail des femmes et enfants, nous en reparlerons plus loin.

Un point intéressant est à relever encore, c'est la proposition qu'adopta le Congrès touchant la nécessité de créer une correspondance internationale, « à l'aide de laquelle on se communiquerait mutuellement tous les faits, les publications, les rapports et autres documents qui se rapportent à la bienfaisance, aux améliorations et aux réformes qui intéressent les classes ouvrières et indigentes dans chaque pays ». Pour atteindre ce but, on créerait dans chaque pays des offices nationaux, et un office central qui organiserait une revue spéciale, etc.. C'est en somme le plan, élaboré un demi-siècle avant son établissement, de l'office international du travail qui fonctionne aujourd'hui en matière de législation.

Le Congrès se clôtura le 20 septembre. Ch. Rogier en apprécie la physionomie en termes qui rendent parfaitement notre jugement personnel. « Ce Congrès, dit-il, vous l'avez (page 138) tous reconnu, est une réunion en quelque sorte préparatoire. Nous avons mesuré le terrain, fait les premiers sondages, le premier labour ; c'est à l'avenir à féconder le terrain ainsi préparé... Pour parvenir à l'application des principes que nous avons admis, nous n'avons pas à notre disposition la force brutale, nous n'avons pas à l'appui de nos protocoles la force du canon, mais nous avons quelque chose de plus puissant, de plus irrésistible : c'est la force de l'opinion publique, c'est la sympathie, nous l'espérons, de tous les hommes et de toutes les femmes de cœur ».

Pendant la réunion du Congrès, avait eu lieu une exposition d'économie domestique qui eût un grand succès.

La troisième session du Congrès international de bienfaisance se tint à Francfort-sur-le-Mein, elle n'appartient plus à notre travail, elle sort de notre cadre en même temps que de nos frontières.


Bruxelles fut le siège de deux congrès d'hygiène, septembre 1852 et octobre 1876. (Voir les Actes des deux Congrès. Bruxelles 1852 et 1877, 3 vol.)

A la première session du Congrès nous retrouvons les noms habituels : Arrivabene, Ducpétiaux, Stas, Visschers, Haeck, etc.. On s'occupe, dans la première section, des habitations ouvrières (rapport de Ducpétiaux) ; dans la quatrième, du travail des femmes et des enfants et de la police des ateliers (rapport de Visschers).

Le Congrès de 1876 a un plan plus vaste, son titre du reste l'indique par lui-même : Congrès international d'hygiène, de sauvetage et d'économie sociale. Il s'ouvre le 27 septembre sous la présidence de Vervoort, avec comme vice-président : Corr. Van der Maeren, comme secrétaire : Couvreur.

Les mêmes questions que précédemment, sont à l'ordre du jour, le travail des femmes et des enfants, les habitations (page 139) ouvrières, l'épargne et la prévoyance, l'enseignement professionnel, etc..

Un point intéressant à signaler, est le vœu, adopté par le Congrès sur le rapport de M. Dauby, de voir se créer, grâce à des associations libres, des bureaux de renseignements pour patrons et ouvriers, maîtres et domestiques, ayant un caractère à la fois philanthropique et coopératif.

Notons encore le rapport de M. Weiler sur le conseil de conciliation de Mariemont, idée importée d'Angleterre, nouvelle alors en Belgique, et dont on sait le développement. (H. Crompton, Arbitrage et conciliation, traduction et préface de Julien Weiler, Mons 1880, et bien d'autres écrits plus récents relatant l'histoire et l'organisation.) Elle a donné naissance, en se transformant, à nos conseils de l'industrie et du travail (1887). (Commission du travail (1886), Rapport sur les conseils de conciliation.)

Cependant, les congrès d'hygiène ne marquent pas, dans le domaine de l'économie politique, un mouvement bien original, une tendance caractéristique ; la science sociale occupait du reste une place secondaire dans le programme.


L'association internationale pour le progrès des sciences sociales fondée en Belgique en 1862, à l'instigation de lord Brougham en Angleterre, de Michel Chevalier et Garnier Pages en France, indique une volonté décidée de créer un mouvement de travail sérieux dans l'étude des questions sociales.

L'association, connue sur le type de la National association for the promotion of social science de Londres, avait pour but « de développer l'étude des sciences sociales ; de guider l'opinion publique vers les moyens les plus pratiques d'améliorer les législations civiles et pénales, de perfectionner et de généraliser l'instruction, d'étendre et de déterminer la (page 140) mission des arts et des lettres ; d'augmenter la somme des richesses publiques et d'assurer leur bonne distribution ; d'améliorer la condition physique et morale des classes laborieuses ; d'aider, enfin, à la diffusion de tous les principes qui font la force et la dignité des nations ». (Voir les Actes des Congrès de Bruxelles 1862, de Gand 1863 et Revue sociale et politique, n°1 : La société d'études sociales et politiques, son origine, son but par A. Couvreur.)

L'association voulait grouper dans ce but tous ceux qui s'occupaient de ces questions, sans distinction d'opinions politiques, sociales ou religieuses ; « elle cherche, disaient les statuts, à dégager la vérité de l'erreur, à dissiper les doutes, à rapprocher les opinions dissidentes, à offrir, enfin, à toutes les convictions et à toutes les recherches, un terrain neutre pour l'échange d'informations et d'études sérieuses sur tous les grands problèmes sociaux de notre époque. L'association discute et ne vote pas ».

Le conseil central d'administration fut constitué à Bruxelles en 1862. Il avait trois présidents d'honneur : Le prince de Ligne, président du sénat ; V ervoort, président de la Chambre ; Ch. Rogier, ministre des Affaires Étrangères. Fontainas, bourgmestre de Bruxelles, avait la présidence effective. Orts, Kervvn de Lettenhove, Verhaegen, Quetelet, Arrivabene étaient vice-présidents.

Citons enfin parmi les membres du bureau : Ducpétiaux, Ch. Le Hardy de Beaulieu, de Bavay, Corr. Van Der Maeren, Couvreur, Bara, Woeste, De Mot, Fétis, Samuel, Jottrand, Lejeune, etc..

Toutes les opinions, en un mot, avaient leurs représentants.

La fonction du conseil consistait à organiser des Congrès annuels, à en publier les débats et à accorder des prix aux oeuvres les plus propres à seconder l'action des assemblées périodiques.

L'Association internationale tint quatre Congrès : Bruxelles 1862, Gand 1863, Amsterdam 1864, Berne 1865.

Disons un mot des deux premiers.

Le travail fut divise en cinq sections : (page 141) législation comparée, instruction et édification, art et littérature, bienfaisance et hygiène publique, économie politique.

Voici certaines questions qui furent proposées au Congrès de Bruxelles à la discussion des membres.

4ème section. Pour quelles professions, jusqu'ici réservées aux hommes, les femmes peuvent-elles être utilement employées ? Comment donner au peuple l'esprit de prévoyance et d'épargne ?

5ème section. Des différents systèmes d'impôts et de leur influence sur la production. Des résultats produits par les modifications apportées aux tarifs douaniers des divers pays, etc.

Il va sans dire, qu'étant donnée la composition hétérogène de ces assemblées, les idées les plus disparates trouvèrent des partisans. Au Congrès de Gand le programme fut sensiblement le même, une question est pourtant à signaler : Quels sont les résultats des associations coopératives constituées dans divers pays, et notamment en Angleterre et en Allemagne, pour le travail, le crédit, la consommation ? Quels seraient les moyens de propager ces sociétés et d'en étendre les bienfaits ?

« Turin, écrit A. Couvreur, devait recevoir le Congrès en 1866, Paris espérait l'appeler en 1867, à l'occasion d'une de ses grandes expositions internationales, mais l'état troublé de l'Europe, à cette époque, les luttes engagées enFrance contre l'empire déjà ébranlé, les guerres qui, bientôt après, transformèrent l'Italie, la France et l'Allemagne, arrêtèrent l'essor de l'œuvre créée en 1862. Au milieu du fracas des armées, du déchaînement des passions politiques, (page 142) des haines nationales, des rivalités des partis, ses pacifiques délibérations, ses recherches, ses études ne pouvaient plus se continuer... Elle fut obligée d'arrêter ses travaux. » (loc. cit.)

En 1890, Couvreur, G. Rolin-Jacquemyns et quelques autres ressuscitèrent l'Association de 1862. Son histoire dépasse les limites tracées à ce travail ; elle fut d'ailleurs fort courte.


Considérée dans son ensemble, l'œuvre des cinq Congrès que nous venons de caractériser brièvement n'est pas d'une importance considérable au point de vue social. Quelques questions, toujours les mêmes, constituent le centre des préoccupations de l'époque. On pourrait les grouper sous deux titres d'ensemble : le travail des femmes et des enfants, la prévoyance. Aucun de ces Congrès du reste, à part celui de bienfaisance, n'était proprement un congrès d'économistes. Les problèmes sociaux qu'on fit rentrer dans le domaine de l'hygiène publique étaient fort restreints ; les assemblées de l'Association internationale étaient des joutes d'apparat et ne conduisaient à aucune solution pratique ; seules les délibérations du Congrès de bienfaisance auraient pu amener des résolutions sérieuses, mais encore ce Congrès eut-il plutôt l'aspect de discussions préparatoires, d'une sorte de revue des forces dont on aurait pu disposer en cas de danger social. Son titre seul indique assez quelle conception l'on se faisait alors des questions ouvrières, elles rentraient uniquement, peut-on dire, dans l'ordre de la charité, du bon vouloir, de la bienveillance.

Il faudrait pour être complet parler ici des Assemblées générales des catholiques à Malines, et de ces Congrès, plus humbles, moins retentissants, mais d'autant plus fortifiants, tenus deux fois par an par les jeunes catholiques sociaux à partir de 1870. Nous en réservons l'historique pour un chapitre spécial.

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