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Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)
MICHOTTE Paul - 1904

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P. MICHOTTE, Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)

(Paru à Louvain en 1904, chez Charles Peeters)

Chapitre IV. Questions ouvrières (deuxième partie)

(page 143) Dans ce chapitre, comme dans le précédent, nous grouperons les faits d'après quelques idées générales. Les lois que nous aurons à examiner ne se rapportent pas à une même matière, à un même but qui les unit pour en former un tout, elles ont cependant un trait commun, ce sont des lois relatives au régime du travail. Notre pays, dont le sort fut longtemps lié à celui de la France, dut se soumettre aux lois révolutionnaires, comme aux codes élaborés par les juristes (page 144) de l'Empire. Par cette législation, dans laquelle l'organisation du contrat de travail était absolument méconnue, l'ouvrier fut mis sur un pied de constante infériorité, tandis que le patron possédait des armes légales capables de lui assurer une perpétuelle domination. La Belgique, devenue indépendante, avait à se préoccuper d'abord des questions essentielles à son existence même, ce ne fut qu'après vingt années de vie nationale que, d'une manière plus spéciale, elle tourna ses regards vers les réformes législatives. Nous avons déjà analysé une partie de cette œuvre, nous en continuerons l'exposé par l'examen des lois relatives au contrat de travail, bien incomplètes et imparfaites, on le verra, et par l’historique de la question du travail des femmes et des enfants.

4. 1. Les lois sur les conseils des prud’hommes, sur les coalitions, sur les livrets ouvriers et sur l’abrogation de l’article 1781 du Code civil

Loi du 7 février 1859, organique des conseils de prud'hommes ; moi sur les coalitions, 3 mai 1866 ; loi du 10 juillet 1883 sur l'abolition des livrets et l'abrogation de l'article 1781 du Code civil

I. La loi du 7 février 1859 sur les conseils de prud’hommes

Après un voyage de Napoléon 1er à Lyon, une loi du 18 mars 1806 établit un conseil de prud'hommes en cette ville, pour la fabrique de soierie qui y prospérait. Les décrets du 11 juin 1809 et du 3 août 1810 étendirent cette institution à d'autres localités françaises. Le premier conseil belge fut érigé à Gand par décret impérial du 28 août 1810. La loi du 9 avril 1812 consacra l'organisation des conseils de prud'hommes telle qu'elle était en vigueur dans notre pays, en vertu des décrets impériaux (Exposé des motifs. Docum. parl., 7 février 1858. Exposé de la situation du royaume (1851-1860), chapitre III, titre IV, paragraphe 14.). La note caractéristique de cette législation consistait en ce que seuls les fabricants, les chefs d'ateliers, les contremaîtres et les ouvriers patentés pouvaient être électeurs ou éligibles (articles 1 et 14 du décret du 11 juin 1809) ; en ce que les fabricants avaient toujours dans les conseils un membre de plus que les contre-maîtres

(page 145) et ouvriers (article premier, décret 1809) ; en ce que, enfin, les élections se faisaient en assemblée unique des patrons et des ouvriers. Tout cela mettait les ouvriers dans un état d'infériorité manifeste ; cependant, la règle de droit qui concédait l'électorat ou l'éligibilité aux seuls ouvriers patentés n'était guère observée, pour le bon motif que, dans certains centres où fonctionnaient des conseils de prud'hommes, on ne trouvait pas ou peu d'ouvriers patentés ; ainsi, la loi de 1842, qui en droit reconnaissait toujours cette règle, établissait en même temps un conseil à Ypres où il n'y avait aucun ouvrier patenté. Du reste la loi du 22 février 1849 affranchit du droit de patente le plus grand nombre d'artisans et d'ouvriers qui payaient cette taxe.

Après avoir entendu l'avis d'une commission spéciale que présidait de Sauvage et dont Ducpétiaux fut un des rapporteurs, Ch. Rogier, ministre de l'intérieur, déposa le 7 février 1858 un projet de loi réorganisant les conseils de prud'hommes. Le projet du Gouvernement suscita aux Chambres peu de discussions de principe, la plus importante roula sur la compatibilité des dispositions nouvelles avec les articles 94 et 100 de la Constitution. Les rapporteurs n'eurent pas de peine à montrer l'inanité de ces objections. (Rapports de Vanderstichelen pour les Chambres et de Luesemans pour le Sénat. Pasinomie. 8 février 1859.)

La loi de 1859 améliore considérablement la législation existante.

Tout d'abord, le conseil se composera à l'avenir d'un nombre égal d'industriels et d'ouvriers (article 3) ; la prédominance de l'élément patron dans les conseils antérieurs ne se justifiait que par une méfiance injuste et injurieuse à l'égard des classes laborieuses, le législateur de 1859 a rétabli à bon droit l'égalité entre les deux catégories d'intérêts représentés.

Ensuite, l'élection devra se faire en deux assemblées

(page 146) séparées et distinctes, d'un côté les industriels, de l’autre les ouvriers (article 14) : « Cette institution (les conseils de prud'hommes), disait Charles Rogier, est fondée sur la coexistence de deux intérêts sinon opposés, du moins différents ; la catégorie des chefs d'industrie et celle des ouvriers ont chacune leur représentation séparée au sein des conseils de prud'hommes. Ce fait n'implique aucunement une pensée de discussion et d'antagonisme, toute distinction s'effaçant au sein de ces conseils comme devant eux. » (Exposé des motifs, loc. cit..) C'est de cette manière que le ministre de l'Intérieur justifiait le dispositif de l'article 11 et répondait aux objections qu'il pouvait soulever.

L'électorat et l'éligibilité sont étendus dans le projet de 1858. Le droit de patente ayant été supprimé en 1849, il ne pouvait évidemment plus en être question ici. Les membres du conseil sont élus par les patrons et par les ouvriers, c'est-à-dire : les artisans, contremaîtres, ouvriers à livret, pêcheurs inscrits au rôle d'équipage d'un navire de pêche (article 4).

La loi distingue entre les électeurs que déterminera la députation permanente sur l'avis des conseils communaux, et les électeurs de droit (article 8).

Peuvent être électeurs (article 6) ceux qui, appartenant à une des catégories mentionnées à l'article 4, sont : 1° Belges ; 2° âgés de 25 ans accomplis, sachant lire et écrire, domiciliés et exerçant leur industrie depuis 4 ans au moins dans le ressort du conseil.

D'autre part, sont électeurs de droit : 1° les chefs d'industrie admis au nombre des notables pour l'élection des membres et des tribunaux de commerce ; 2° les ouvriers qui ont obtenu la décoration instituée, pour récompenser l'habileté et la moralité, par l'arrêté royal du 7 novembre 1847 : ceux (page 147) qui ont opéré à la Caisse générale de retraite ou à une Caisse d'épargne le versement d'une somme de 100 fr. au moins ; ceux qui ont obtenu par arrêté royal une récompense pour acte de courage ou de dévouement (article 7).

Sont éligibles les électeurs âgés de trente ans accomplis. L'élection a lieu au scrutin de liste, et nul ne peut être élu au premier tour s'il ne réunit plus du tiers des voix ..., etc.

Cette faculté, concédée à la députation permanente et aux conseils communaux, de dresser les listes électorales, comprenant outre les électeurs de droit un certain nombre d'électeurs dont la députation devait juger la capacité électorale, sans règles bien déterminées, laissait une porte largement ouverte aux abus possibles. La loi de 1889 fut plus sage en déterminant d'une manière complète les conditions d'électorat.

L'article premier de la loi de 1859 énonce le but auquel répond l'institution des conseils de prud'hommes : « vider, par voie de conciliation ou à défaut de conciliation par voie de jugement, les différends qui s'élèvent soit entre les chefs d'industrie et les ouvriers, soit entre les ouvriers eux-mêmes. » A cette fin, il est formé dans chaque conseil un bureau dont la mission est uniquement de tâcher de concilier les parties (article 33). S'il n'a pas réussi, l'affaire est portée devant le conseil, qui, avant de procéder au jugement, travaille encore par conciliation (article 35). La compétence du conseil s'étend à toute contestation soit entre ouvriers, soit entre chefs et ouvriers, pour tout fait d'ouvrage, de travail et de salaire (article 41). Il peut réprimer par voie disciplinaire tout acte d'infidélité, tout manquement grave et tout fait tendant à troubler l'ordre et la discipline de l’atelier. La peine ne pourra excéder 25 fr. (article 42).

Enfin, d'après l'article 94 de la Constitution, il est nécessaire qu'une loi établisse chaque conseil de prud'hommes et en détermine le ressort (article 2).

(page 148) Un arrêté royal règle le nombre des membres et la composition du conseil.

En somme, la loi de 1859 constitue un réel progrès sur le régime antérieur. Les conseils de prud'hommes sont, grâce à la législation nouvelle, un élément sérieux de justice sociale. Malheureusement, en fait, l'indétermination de certaines conditions d'électoral pouvait amener des abus que peut-être le législateur de 1859 n'a pas assez prévus ;l 'institution elle-même n'en a pas moins rendu de réels et précieux services.

II. La loi portant des peines contre les infractions relatives à l'industrie, au commerce et aux enchères publiques, et abrogeant les articles 412 à 420 du Code Pénal, 9 mai 1866

Plus importante que la loi précédente, plus discutée au sein des chambres, plus laborieuse dans son élaboration fut la loi sur les coalitions. Quelle était la législation existante, et quelles furent les circonstances qui déterminèrent le législateur à réviser le droit en vigueur ?

La liberté du travail avait été proclamée à la révolution française (V. La liberté des coalitions industrielles et commerciales en Belgique par Waelbroeck. professeur à l'Université de Gand. Exposé de la situation du royaume (1861-1875), vol. II.). « Défendons, disait l'édit de 1776, de former aucune association ni assemblée, sous quelque prétexte que ce soit ». La loi Chapelier du 17 juin 1791 proclamait les mêmes principes : on ne pouvait s'associer en vue d'intérêts communs ; seuls, l'intérêt général de l'État et l'intérêt particulier avaient une valeur aux yeux des gouvernants de l'époque.

La loi du 22 Germinal an XI et le Code pénal de 1810 (articles 414, 415, 416) traitaient différemment la coalition entre les maîtres et celle entre les ouvriers. D'une part, le Code

(page 149) réprimait la coalition des ouvriers tendant à la hausse des salaires, quelque légitimes que pussent être leurs prétentions ; de l'autre, il ne réprimait la coalition des maîtres tendant à la baisse des salaires, qu'autant que la coalition eut lieu injustement et abusivement. Pour les ouvriers seuls, le fait de se réunir, de s'entendre, de s'associer était punissable, même sans manifestations extérieures ; les violences étaient des circonstances aggravantes.

C'est à cette législation, d'une étonnante partialité, et d'une injurieuse méfiance à l'égard des ouvriers, qu'était soumise la Belgique (L'application de ces mesures était encore renforcée en Belgique, sous la domination française L. Varlez, L'industrie cotonnière à Gand, p. 13.). Sans doute, la Constitution belge avait proclamé la liberté d'association, et sous ce rapport le régime français était profondément modifié, certaines sociétés économiques, comme celles de secours mutuels, étaient même reconnues, mais le délit de coalition restait défini par le Code pénal, et en fait, les ouvriers restaient isolés.

Dès 1850, l'opinion s'émut de cette situation, une propagande active fut faite en faveur de la révision, notamment dans la revue libérale que dirigeait de Molinari :l'Economiste ; des pétitions nombreuses furent envoyées aux Chambres, enfin un événement inattendu vint brusquer la solution. Les filateurs gantois s'étaient coalisés au préjudice des ouvriers. De leur côté, ceux-ci, malgré la loi, avaient formé une coalition pour résister aux patrons. Cela se passait en 1858. L'autorité, à son corps défendant (Rogier, par Discailles, t. IV, chapitre VI.), dut intervenir pour dissoudre, au nom de la loi, la coalition ouvrière illégale. Le procureur du Roi dut faire saisir la caisse formée par les tisserands en faveur des ouvriers coalisés. Après des bagarres sanglantes, la gendarmerie parvint à l'enlever, elle était conservée à l'estaminet In het Zwart Hondeken et contenait 850,24 fr. Cet événement fit (page 150) beaucoup de bruit dans le pays, il précipita certainement la révision des articles 414 à 420 du Code Pénal.

Voici, réserves faites sur certaines appréciations, comment E. Vandervelde raconte l'histoire des bagarres du Chien noir : « Pourchassés par les patrons, traqués par les autorités, - en vertu de la loi sur les coalitions, abrogée seulement quelques années plus tard, - les tisserands et les fileurs se réunissaient, comme en Angleterre du temps des Luddistes, dans les greniers ou dans les caves. Leurs présidents, Bilen et De Ridder, congédiés dès le début du mouvement, furent obligés de se faire cabaretiers pour ne pas mourir de faim. L'un de ces cabarets, In het Zwart Hondeken, devint la première « Maison du Peuple » qui ait existé en Belgique. C'est là que, sous un plancher, les deux sociétés de résistance cachèrent leur trésor de guerre. Une première grève ne tarda pas à éclater, qui s'étendit à toutes les fabriques de l'industrie cotonnière, et, pendant plus de deux ans, ce fut une véritable épidémie de coalitions. Autorités et patrons rivalisèrent de rigueur. Plus de cinq cents ouvriers furent condamnés à des peines plus ou moins sévères. Le doyen des tisserands fut jeté en prison pour deux ans. Le fonds de grève fut découvert par suite d'une indiscrétion, et confisqué par le bourgmestre de Gand, qui se rendit lui-même au « Chien noir », fit fracturer la caisse et, sous les yeux des ouvriers frémissants de rage, s'empara des sept cents francs qu'elle contenait. Mais, dès le lendemain, les grévistes avaient réuni le double de cette somme, et, malgré toutes les forces coalisées contre eux, grâce à l'indomptable énergie qui les fit appeler « têtes de fer », ils obtinrent une sérieuse augmentation de salaire et l'abolition presque complète du « truck system ». (J. Destrée et E. Vanderverde, Le socialisme en Belgique. Sur les véritables sentiments de l'autorité voir Discailles, op. cit.. Des applications du Code pénal sont relatées aussi dans l'histoire du syndicat des typographes de Bruxelles, L, Perquy, L'industrie typographique à Bruxelles (sous presse)).

(page 151) Le Gouvernement ne tarda pas à comprendre que cette situation ne pouvait durer. En 1859 il institua une enquête. L'avis à peu près unanime des Chambres de commerce, ainsi que celui du Conseil supérieur de l'industrie et du commerce, fut qu'il fallait modifier les articles 414, 415, 416 du Code Pénal.

Un premier projet de loi fut présenté aux Chambres, et voté, après une longue discussion, le 30 mars 1860, par 57 voix contre 28 (Pasinomie, 31 mai 1866). Il établissait le principe de la liberté des coalitions ; mais les punissait dans deux cas : lorsqu'elles violaient le droit des tiers et lorsqu'elles étaient faites au mépris d'engagements entre patrons et ouvriers (article 347, 348, 349 du Code Pénal révisé). L'article 347 édictait certaines peines contre « toute cessation de travail, non notifiée 15 jours à l'avance et résultant d'une coalition entre ceux qui font travailler ou ceux qui travaillent, et en violation d'usages locaux ou de conventions ; le délai de notification est porté à un mois pour les industriels que protègent des engagements comportant au moins cette durée. Sera punie des mêmes peines, toute cessation générale de travail faite sans ces avertissements par un ou plusieurs chefs d'atelier ou d'usine même sans coalition, mais en dehors des cas de force majeure et en violation des mêmes usages ou contrats ».

Article 348 : « Seront punis de... les ouvriers ou les autres personnes chargées d'un travail salarié qui auront prononcé des amendes, des défenses, des interdictions, etc.. soit contre ceux qui font travailler, soit contre les directeurs des travaux, soit les uns contre les autres... »

Eudore Pirmez fut l'énergique défenseur de ce système. Il proclamait d'une part la liberté des coalitions, mais d'autre part il voulait en punir les abus. A propos de (page 152) l’article 347 il s'exprimait ainsi (1) : « L'inégalité de position établie par le Code, disait-il, entre le maître et l'ouvrier, ne peut être maintenue. Cette inégalité résulte non seulement de la différence de pénalité et de l'omission complète de répression pour les violences et autres actes attentatoires à la liberté commis par les maîtres, mais surtout d'une différence fondamentale dans la définition du délit... Cette différence entraîne, dans la pratique, une criante iniquité. Tandis que la justice, enchaînée par le texte, ne parvient pas à atteindre les maîtres se coalisant cependant au vu et su de tout le monde, la répression est fréquente contre les ouvriers. » (Docum. parl., 1858-1860. E. Pirmez, Rapport sur la révision du Code pénal). Pirmez réclamait la punition des coalitions violant les contrats existants ; voici son argument : « L'inexécution est non seulement doleuse, parce qu'elle est faite de mauvaise foi et pour atteindre un bénéfice illégitime, mais il y a une intention criminelle très marquée dans le fait de relier les différentes infractions pour contraindre ainsi le maître confiant dans la foi promise, par une pression plus grande, à satisfaire à d'injustes exigences » (Pirmez, op. cit.).

L'article 348 trouvait aussi en Pirmez un chaud partisan : « Faut-il porter des peines spéciales, disait-il, contre les faits qui portent atteinte à la liberté du travail ? Le Code actuel résout cette question affirmativement dans son article 416, mais il borne la portée de cette disposition aux faits commis par les ouvriers. Si le nombre des ouvriers rend leurs actes plus dangereux, la position des maîtres et les moyens dont ils disposent rendent les leurs plus coupables, et cette compensation doit faire rétablir l'égalité devant la peine... Plus on tient au principe de la libre disposition de soi-même, plus on doit réprimer sévèrement (page 153) l'attaque dont il est l'objet, et ce serait une monstrueuse inconséquence au moment où la loi donnerait une nouvelle étendue à ce principe, que de diminuer la garantie que lui donne la loi pénale. » (Pirmez, Rapport cité.)

Dans la séance du 30 mars 1860, M. Guillery proposa un amendement, par lequel seuls étaient punissables, les violences et les rassemblements tumultueux, s'ils ont porté atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers ; les amendes, défenses, interdictions, etc.. ne tombaient plus, dans ce système, sous l'empire du Code. Pirmez répondit : « L'honorable M. Guillery nous a fait l'éloge des associations. D'abord, nous permettons de la manière la plus entière toute espèce d'association. Mais remarquez bien que si l'ouvrier peut être retenu dans une association par des peines sévères, en sorte qu'une fois engagé, il ne puisse plus s'en retirer, vous arrivez à l'anéantissement complet de la liberté du travail. Vous autorisez le rétablissement des anciennes corporations, non pas seulement avec tous leurs inconvénients, mais avec des résultats beaucoup plus graves. Les corporations avaient leur raison d'être, elles étaient une force opposée et la résistance nécessaire à d'autres forces qui ont disparu ; elle se faisaient même entre elles mutuellement contre-poids. Aujourd'hui la société est divisée à l'infini, le morcellement des forces sociales est complet. Introduire des corporations isolées, c'est compromettre l'équilibre des éléments constitutifs de la société. » (Annales parl., 30 mars 1860.)

La citation est peut-être un peu longue, mais elle marque bien l'état d'esprit de la majorité de la Chambre à cette époque. Les articles 347 et 348, légèrement modifiés par la commission, furent adoptés à la Chambre par 57 voix contre 28. Soumis au Sénat en 1863 ils soulevèrent une vive opposition. L'article 347 fut rejeté par la Commission de la Justice. M. le baron (page 154) d'Anethan, rapporteur, après avoir établi, grâce à l'article 20 de la Constitution, la liberté des coalitions, combattit aussi la proposition ; sans doute il faut sanctionner le respect des contrats, mais c'est par une sanction civile, et il n'y a pas ici, selon lui, de raison spéciale d'établir une sanction pénale, il s'exprima en ces termes : « L'article 347 qui vous est proposé adopte un terme moyen qui, d'après nous, ne doit satisfaire ni ceux qui, effrayés des coalitions, veulent continuer à les réprimer, ni ceux qui, plus confiants dans la liberté, en redoutent moins les écarts que la compression. Examinons ce qu'on nous propose. On reconnait et aux maîtres et aux ouvriers la liberté de se coaliser et de cesser ou de faire cesser le travail par suite de ces coalitions. On met à l'exercice de ce droit une seule restriction, c'est qu'il sera précédé d'une notification faite 15 jours à l'avance, ou un mois à l'avance pour les industriels que protègent des engagements comportant au moins cette durée... Or, qu'importe, au point de vue de l'ordre public, un délai de quelques jours pour la cessation de travail ? Ce délai peut avoir un certain avantage pour les maîtres et pour les ouvriers, mais quant aux intérêts généraux que doit seule protéger la loi pénale, ce délai est tout à fait indifférent... La disposition votée n'a donc aucune raison d'être, ni en droit, ni en fait ; elle n'écarte aucun des dangers que l'on redoute, et loin d'empêcher les coalitions, elle y pousse plutôt, en leur traçant la voie qu'elles ont à suivre pour rester dans la légalité » (Docum. parl., Sénat, 5 mars 1863).

Le Sénat fut appelé à se prononcer sur ce rapport dans la session de 1865-1866. Le 27 février 1866, Jules Bara, ministre de la Justice, se rallia à la proposition de la Commission : « Il y a 6 ans que ce projet de loi a été présenté à la Chambre, dit-il,, et depuis lors la question, il faut bien le dire, a marché. » (Annales parl., Sénat, 17 février 1866.)

(page 155) La suppression de l'article 347 fut votée par le Sénat. Dans la même séance, Bara proposa un amendement à l'article 348, ainsi conçu : « Sera punie, ... toute personne qui dans le but de forcer la hausse ou la baisse des salaires ou de porter atteinte au libre exercice de l'industrie ou du travail, aura commis des violences, proféré des injures ou des menaces, prononcé des amendes, des défenses, des interdictions ou toute proscription quelconque, soit contre ceux qui travaillent, soit contre ceux qui font travailler. Il en sera de même de tous ceux qui, par des rassemblements près des établissements où s'exerce le travail ou près des administrations de ceux qui le dirigent, auront porté atteinte à la liberté des maîtres ou des ouvriers. »

L'article 348 ainsi modifié fut mis aux voix et adopté.

Reportée à la Chambre des Représentants, la nouvelle loi y fut l'objet d'un rapport de M. Orts. La Commission se rangea à l'avis du Sénat pour la suppression de l'article 347 : « La Commission, dit M. Orts, confiante dans la probité et la moralité des classes ouvrières, espère que le frein moral qui assure, de la part de tout honnête homme, l'accomplissement de la promesse librement faite, le maintien de la parole librement donnée, suffira pour garantir l'exécution des conventions entre travailleurs. La majorité de la Commission est convaincue que sa confiance ne sera point trompée, et que l'avenir justifiera son appréciation, loin de la faire regretter à la législature. » (Pasinomie, 31 mai 1860.) La discussion remplit les séances du 17 et 18 mai 1866. E. Pirmez demanda avec insistance le maintien de l'article 347, mais la Chambre de 1866 n'était plus le même que celle de 1860, l'article fut rejeté.

L'article 348 souleva à la Chambre les mêmes objections qu'en 1860. « L'honorable M. Pirmez, disait (page 156) Van Humbeeck, veut qu'on punisse l'interdiction toujours ; c'est vouloir qu'on punisse toutes les coalitions. » (Annales parl., 17 mai 1866). M. Guillery avait un argument, que je me reprocherais de ne pas reproduire : « Le taux des salaires dépend du rapport entre l'offre et la demande. Aucun moyen, quel qu'il soit, aucun Gouvernement, quelque puissant qu'il soit, ne saurait changer cette loi. Les ouvriers auraient beau se coaliser pour faire hausser les salaires, ils n'obtiendront aucun résultat si le rapport de l'offre et de la demande n'est pas favorable à leurs prétentions. Les patrons auraient beau prendre toutes les mesures possibles pour faire baisser les salaires, si l'offre est inférieure à la demande ils ne baisseront pas... Mais si les patrons voulaient par des mesures arbitraires, par des mesures machiavéliques, faire diminuer les salaires, et si les ouvriers en état de légitime défense, disaient : « Nous lutterons, nous formerons une association, et pour que l'association soit efficace, il y aura des amendes, il y aura des interdictions » ; pourquoi voulez-vous les en empêcher... Je persiste donc, dans mon opinion de 1860 ; je considère comme inutiles les dispositions qui nous sont soumises. Elles sont impuissantes pour porter remède en quoi que ce soit aux maux dont on se plaint. » (Annales parlem., 18 mai 1866.)

A tout cela, Pirmez répondait : « Admettons la liberté de se coaliser ; mais laissons aussi la liberté de ne pas se coaliser. Si vous permettez les interdictions, les amendes ; si vous autorisez la mise à l'index, par des prescriptions quelconques, des ouvriers qui ne subiront pas le joug d'une coalition, vous anéantissez la liberté de ne pas se coaliser. » (Annales parlem., 17 mai 1866). Sur ce point Pirmez triompha, l'article 348 fut adopté.

Le rejet de l'article 347 et le vote de l'article 348, constituent la loi de 1806 sur les coalitions.

(page 157) Cette loi a passé dans le Code pénal révisé ; elle y forme l'article 310 (Cf. Nypels. Code pénal interprété, 1872, t. 1, p. 801).

La liberté de coalition ainsi comprise est la liberté pour l'ouvrier de défendre ses intérêts, notamment par la grève concertée. La loi de 1806 procède du même courant que celle de 1804 en France. C'est la liberté de coalition, avec la sanction de la liberté du travail ; mais l'idée de grève présidait trop à ce débat, l'idée d'une organisation forte mais pacifique, tendant au groupement professionnel, était encore loin. On semblait ne vouloir donner que le droit de grève et certes c'était là une mesure nécessaire dans les conditions sociales où l'on se trouvait, mais il y avait bien plus à faire ; la conception sociale de 1860 était bien imparfaite et bien nsuffisante.

On a prétendu parfois que les ouvriers belges devaient au parti libéral la liberté de se coaliser. La vérité, c'est qu'en 1860, la liberté des coalitions, admise avec les restrictions que l'on sait, fut votée par 57 voix contre 28. En 1866 l'article 347, déjà repoussé par le Sénat, fut rejeté à la Chambre par 66 voix contre 6, c'était à peu près, on le voit, l'unanimité des suffrages. C'est donc grâce à l'union des partis, que la classe ouvrière jouit depuis 40 ans de cette liberté. C'est une loi qui procède des idées de self-help, des théories de liberté économique ; idées répandues dans tous les partis d'alors, au point de vue des rapports entre patrons et ouvriers. On a pu juger combien cette idée des lois économiques, et de leur libre jeu, domine le débat ; la loi, redisons-le, était dans son idée générale, nécessaire vu l'état social dans lequel on se trouvait, mais combien il est visible dans tout le débat que l'idée de la coalition n'y a pas sa vraie portée sociale ; malgré ses imperfections, et les considérations dont on l'a enguirlandée, elle fut néanmoins une (page 158) œuvre juste : elle atténuait l'impuissance trop évidente dont souffrait l'ouvrier dans le régime individualiste.

La loi de 1866 contient d'autres dispositions encore que celles que nous venons de longuement analyser ; dispositions qui forment, depuis, le chapitre VIII du titre V du livre II du Code pénal : « Infractions relatives à l'industrie, au commerce et aux enchères publiques. »

Si ce chapitre fut révisé par une loi spéciale, en dehors du travail général de révision du Code pénal, ce fut, comme le disait le rapport fait sur cette proposition, « afin d'assurer immédiatement aux maîtres et aux ouvriers une égalité et une liberté que réclament la justice et de légitimes intérêts ». (Docum. parl., 27 février 1866). Nous indiquerons brièvement l'objet des articles de la loi du 31 mai.

L'article premier punit celui qui aura méchamment ou frauduleusement communiqué des secrets de la fabrique dans laquelle il a été ou est encore employé.

L'article 2 est l'article 348 dont nous avons parlé jusqu'à présent.

L'article 3 est intéressant, en ce sens qu'il modifie le Code de 1810. C’est un point important, encore vivement discuté en France. L'ancien article 4 punissait tous ceux qui, par des faits faux ou calomnieux semés à dessein dansle public, par des sur-offres faites aux prix que demandaient les vendeurs eux-mêmes, par réunions ou par coalitions, entre les principaux détenteurs d'une même marchandise ou denrée, tendant à ne la pas vendre ou à ne la vendre qu'à un certain prix, ou qui par des voies ou moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou des marchandises ou des papiers ou effets publics au-dessus ou au-dessous des prix qu'aurait déterminés la concurrence naturelle et libre du commerce, etc..

(page 159) L'article révisé indique une toute autre tendance. Tous ceux, y est-il dit, qui, par des moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises, ou des papiers et effets publics, seront punis de...

E. Pirmez dans son rapport (loc. cit.) caractérise la portée de l'article ainsi révisé : si d'une part il frappe l’emploi des moyens frauduleux, il applique au commerce les principes de liberté déjà admis pour le travail, en un mot, il déclare licites les monopoles. L'argument d'Eudore Pirmez est typique, en voici les parties saillantes : « Quand on porte son attention sur un horizon plus large, on acquiert bientôt la conviction que l'accaparement est le salut de ceux-là mêmes qui s'en croient les victimes ; si des négociants ayant du grain dans leurs magasins, veulent le conserver malgré le prix qu'on leur offre, c'est certainement pour le vendre plus cher dans l'avenir ; mais s'ils réalisent leur espoir, c’est que les besoins auront encore augmenté ; la hausse du prix ne peut, en effet, provenir que de ce que le grain sera plus demandé lors de la vente que précédemment. On voit donc que l'accaparement consiste simplement à conserver des choses pour ne les verser sur le marché qu'au moment où elles seront le plus nécessaires... La facilité des moyens de transport rend de plus en plus impossible des monopoles quelque peu redoutables. Que les principaux détenteurs d'une marchandise se coalisent aujourd'hui pour en élever le prix, ce fait sera à peine produit que cette marchandise, attirée par le prix anormal auquel elle se paye, affluera dans le lieu de la coalition et, au grand détriment de ses auteurs, y rétablira le prix normal, si même un prix plus bas ne résulte pas de cette concurrence exceptionnelle provoquée par le monopole même. »

page 160) Nous n'allons pas ici critiquer la valeur des arguments de Pirmez ; la Chambre adopta la liberté des monopoles, c'est assez montrer l'esprit qui présida à la confection de la loi.

L'article 4 s'applique uniquement à certains fonctionnaires.

L'article 5, étranger au Code Pénal, mais introduit dans notre législation en 1830, par un décret du Gouvernement provisoire, punit les violences commises dans les marchés dans un but de pillage ou de baisse forcée de marchandises.

L’article 6 reproduit presque textuellement le paragraphe premier de l'article 412 du Code de 1810, introduit à cette époque dans la législation pour protéger la vente des biens nationaux, le deuxième paragraphe est supprimé : « La même peine aura lieu contre ceux qui, par dons ou promesses, auront écarté les enchérisseurs ».

Enfin l'article 7 abroge les articles 412 à 420 du Code pénal de 1810.

Telle est l'économie de la loi du 31 mai 1866. Importante surtout par la liberté des coalitions qu'elle proclame, sauf respect dû à la liberté des tiers ; importante aussi par la liberté des monopoles qu'elle consacre ; importante enfin par les discussions qu'elle suscita, discussions instructives au point de vue de l'histoire des idées économiques, parce qu'elles nous peignent sur le vif certaines théories dominantes à cette époque, certains arguments très à prioristes, qui avaient pourtant le talent de convaincre ; tout cela nous fait revivre le milieu législatif de 1860-1866, nous fait comprendre la mentalité des chefs de l'opinion, c'est pourquoi c'est souverainement intéressant et très suggestif.

Nous devons sauter quinze années pour trouver une nouvelle loi sur les relations entre patrons et ouvriers.

III. Loi du 10 juillet 1883 concernant les livrets et portant abrogation de l’article 1781 du Code civil

Cette loi avait pour but de réparer une triple inégalité sociale consacrée par la révolution française.

(page 161) 1° En vertu de la loi du 22 germinal an XI, d'un arrêté des consuls du frimaire an XII et du décret du 3 janvier 1813, nul ne pouvait, sous certaines peines, recevoir un ouvrier s'il n'était porteur d'un livret portant le certificat d'acquit de ses engagements, délivré par celui de chez qui il sortait. (Rapport au nom de la section centrale par A. Demeur. Pasinomie, 10 juillet 1883 et Exposé des motifs, Docum parl., 29 janvier 1869.)

2° Deux décrets impériaux des 3 octobre 1810 et 6 novembre 1813 disposaient : que tous les individus de l'un ou de l'autre sexe qui veulent se mettre en service à l'année, au mois, même au jour, devront se faire inscrire, dans les bureaux désignés par le préfet de police, sous peine de... Le bulletin d'inscription doit être remis au maître.

3° Enfin l'article 1781 du Code civil établissait : « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le payement du salaire de l'aimée échue, et pour les acomptes donnés pour l'année courante ».

Il est inutile d'insister bien longuement pour prouver que cette triple disposition constituait une charge pour la classe laborieuse, et pouvait donner lieu à de sérieux abus. « Certes, disait M. Demeur, remplir ses engagements, payer ses dettes, ce sont là des obligations naturelles, c'est un devoir non moins sacré pour l'ouvrier que pour le maître. Alors même que des engagements sont onéreux, nul ne peut se soustraire à leur exécution. Quoi de plus légitime que d'y contraindre l'ouvrier comme tout autre ? Tout cela est vrai : mais la légitimité du but ne justifie pas tous les moyens employés pour l'atteindre...Toutes les dispositions légales portées en vue d'assurer, au moyen du livret, l'exécution des engagements des ouvriers envers leurs maîtres, dérogent au droit commun ; ce sont des mesures prises à l'égard d'une classe de citoyens, au profit (page 162) d'une autre. Elles ne peuvent se concilier avec le principe d'égalité qui domine nos institutions. » (loc. cit..)

Le rapport tout entier de M. Demeur est remarquable. Il envisage la question sous tous ses aspects. Nous ne pouvons qu'y renvoyer, il est instructif et limpide. Constatons d'ailleurs que la triple législation, que nous venons d'indiquer, ne reçut en Belgique qu'une application relative. Les tribunaux, auxquels les maîtres ont demandé d'appliquer la disposition de l'article 1781, l'ont considérée comme tellement contraire à notre Constitution qu'ils l'ont déclarée abrogée par son article 138. Malgré les arrêtés royaux du 30 décembre 1840 et du 10 novembre 1845, dont le but était de remettre en vigueur la législation sur les livrets tombée en désuétude, celle-ci ne fut pas mieux appliquée que par le passé, au contraire. Dès le 20 janvier 1846, la légalité des arrêtés royaux fut mise en question au sein de la Chambre des représentants par MM. Castiau, Dumortier et Verhaegen, et, dès 1847, la Cour d'appel de Bruxelles et la Cour de cassation refusèrent leur application pour illégalité. Enfin, quant aux livrets des domestiques, ce fut en vain qu'en 1841 les villes de Bruxelles et de Liège voulurent les remettre en vigueur avec les pénalités que comportaient les décrets impériaux sur la matière. (Ces détails historiques sont empruntés au rapport de M. Demeur.)

Déjà, le 26 novembre 1866, un projet de loi fut soumis aux Chambres, portant : « L'article 1781 du Code Civil est abrogé. » L'exposé des motifs constatait que l'article 1781déroge au droit commun, assure au maître une position privilégiée en justice, et blesse ainsi le principe d'égalité consacré par l'article 6 de la Constitution. La Chambre des représentants vota le projet, mais il fut repoussé au Sénat. Repris le 29 janvier 1869, il compléta le projet de loi, présenté par le gouvernement, sur les livrets. Par suite de

(page 163) la dissolution des Chambres en 1870 le projet tomba, il fut repris en 1873 par M. Anspach, et envoyé aux sections. M. Demeur présenta son rapport le 8 juillet 1879. Ce ne fut que le 25 mai 1885 que la Chambre vota définitivement la loi. La discussion générale roula presque exclusivement sur des amendements, qui du reste furent rejetés par la Chambre.

L'article premier de la loi abroge toute la législation antérieure sur les livrets d'ouvriers, les livrets de domestiques, et l'article 1781 du Code Civil.

L'article 2 déclare le livret facultatif pour toute personne qui engage ses services. Ce qui répugnait en effet dans l'ancien régime, ce n'était pas tant le fait d'avoir un livret, que son obligation, qui pouvait donner lieu à des abus regrettables, et les pénalités qui étaient attachées au fait de n'en pas avoir. Rendre le livret facultatif, c'était laisser subsister les avantages que l'ouvrier et que le domestique pouvaient y trouver tout en rendant les abus impossibles à l'avenir.

L'article 5 souleva une longue discussion sur les mentions que peut contenir le livret. Il serait fastidieux d'y insister. L'article tel qu'il fut voté ne reconnaît au patron que la faculté d'inscrire sur le livret la date de l'entrée à son service et la date de la sortie du titulaire, cette seconde doit être notée quand la première est mentionnée.

Enfin l'article 7 dispose que le livret doit rester entre les mains du titulaire, corrigeant ainsi la législation antérieure qui laissait le livret en la possession du patron ou du maître.

Ce sont les dispositions essentielles de la loi de 1883.


Nous ne pourrions mieux faire, pour résumer l'œuvre du législateur de cette période dans le domaine des questions ouvrières, œuvre dont nous avons esquissé les grands traits dans le chapitre III et dans les pages précédentes, que de (page 164) rappeler la discussion qui surgit en 1896 au Sénat entre M. Bara et M. Nyssens. M. Bara fit, à cette occasion, l'apologie de l'œuvre sociale du parti libéral, les paroles de l'ancien ministre de la Justice sont à citer, sous plus d'un rapport elles sont intéressantes.

« Messieurs, dit-il, dans la séance d'hier on vous a dit que rarement, sous le régime qui a précédé celui-ci, on s'était préoccupé des intérêts populaires. Je dois protester contre ces paroles. Tous les partis qui se sont succédés au pouvoir ont eu comme grande préoccupation de veiller à l'intérêt du peuple, et de satisfaire aux besoins de son élévation morale et intellectuelle. Depuis deux ans, messieurs, nous sommes sous un régime nouveau et l'on peut comparer. Je me permettrai de rappeler ce qui a été fait sous le régime qui l'a précédé. Hier on était obligé de rendre justice à cette grande réforme qui a proclamé la liberté des coalitions, qui a accordé aux ouvriers le droit indiscuté et indiscutable de défendre leurs intérêts même par les grèves... C'est nous les premiers, avant la France, qui avons proposé de supprimer l'article 1781 du Code Civil, qui mettait l'ouvrier dans des conditions d'infériorité et d'humiliation vis-à-vis du patron, et qui faisait prévaloir le témoignage du patron sur la parole de l'ouvrier : ils ont été devant la justice placés sur un pied absolu d'égalité. C'est le ministère libéral censitaire qui a présenté la loi sur les coopératives, et cette loi a donné aux classes ouvrières un moyen puissant de s'organiser et d'obtenir les subsistances au meilleur marché possible. J’oppose donc à vos lois les mesures qui sont les armes les plus puissantes que les ouvriers aient en mains, la liberté de coalition et la loi sur les coopératives, grâce auxquelles ils ont pignon sur rue, peuvent défendre leurs intérêts matériels et se procurer des marchandises à bas prix. » (Annales parl., sénat, 5 juin 1866.)

Dans la séance du 10 juin, M. Nyssens répondit au (page 165) discours précédent de M. Bara. Certaines choses sont à transcrire : « Je ne nie pas, dit M. Nyssens, que le parti libéral ait fait des choses utiles aux ouvriers, je suis prêt à lui rendre pleinement justice. J'applaudis à l'abolition des octrois, une œuvre considérable, j'applaudis à la création de la Caisse d'épargne, je rends hommage au vote de la loi sur les sociétés de secours mutuels, cette œuvre si hautement humanitaire, qui a trouvé, vous le savez, parmi les membres du Sénat, des propagateurs et des soutiens aussi persévérants que dévoués... Mais je regrette de devoir le constater, depuis l'époque de l'entrée de M. Bara au ministère jusqu'en 1886 sous le ministère de M. Beernaert, les questions sociales et les lois ouvrières n'ont plus guère fixé l'attention du Gouvernement. Il est vrai qu'il y a à l’actif du ministère, dans lequel siégeait M. Bara, la loi sur les coalitions. Mais je n'apprendrai rien à personne en rappelant qu'en cette matière nous avons légiféré après Napoléon III... J'ajouterai, que ce n'est pas le projet du Gouvernement libéral de l'époque qui a fourni la solution large qui finalement a prévalu, mais bien le Sénat et l'initiative des hommes des deux partis qui le composaient et spécialement du rapporteur M. le baron d'Anethan... S'il y a aujourd'hui une loi sur les sociétés coopératives, elle n'est pas due à la seule action du parti libéral, mais bien à celle des deux opinions et spécialement au parti catholique qui l'a traduite en loi en 1873... Dans la question de l'article 1781, comme dans celle des livrets d'ouvrier et des livrets de domestique, la proposition de loi ne fit que consacrer légalement ce qui de fait était déjà admis... » (Annales parl., sénat, 10 juin 1886.)

A ces paroles de M. Nyssens, nous souscrivons pleinement. Avec lui nous reconnaissons qu'avant 1886, on a fait pour (page 166) l'ouvrier des choses utiles, bonnes, justes. Mais qu'il me soit permis de dire ici toute ma pensée ; si le parti libéral, pendant les longues années qu'il occupa le pouvoir a introduit certaines réformes dont nous le louons, il faut le reconnaître, c'est à Charles Rogier que la classe laborieuse doit en grande partie ces réformes : « C'était un homme celui-là, dit encore M. Nyssens dans le discours déjà cité, c'était un homme celui-là au point de vue des réformes sociales ; il avait de bonne heure, c'est son honneur ! compris qu'il y avait de grandes réformes à introduire en cette matière ».

Elle est de Ch. Rogier la déclaration ministérielle de 1847 que nous avons reproduite dans notre chapitre premier. Dans les lois sur la Caisse de retraite et sur les mutualités son influence est visible et prépondérante. Elle est encore de Rogier la loi de 1859 sur les conseils de prud'hommes, et, nous le verrons, le projet de 1860 sur le travail des femmes et des enfants et sur les règlements d'atelier est du à son initiative. La loi de 1865 sur la Caisse d'épargne ne fit que réaliser l'idée que Rogier avait émise en 1849 ; enfin, dans un autre domaine, c'est sous sa présidence que le congrès de bienfaisance tint ses assises à Bruxelles en 1856. Hors de là, que reste-t-il au parti libéral ? La loi sur les livrets de 1883, c'est tout, car la loi sur les coalitions, nous l’avons dit, ne fut pas une œuvre de parti, bien au contraire ; et encore, cette loi de 1883 ne fit-elle que reconnaître une situation acquise, un fait général. De plus, ne l'oublions pas, la plupart des mesures législatives, que nous venons d'énumérer rencontrèrent au sein même du parti libéral, des oppositions violentes et tranchées.

Et que penser, maintenant, de cette période prise dans son ensemble ? D'un côté, nous constatons l'application d'une conception très large, de l'intervention gouvernementale, guidant et soutenant l'initiative privée ; cette tendance se manifeste dans les lois de prévoyance, dans la loi sur les coopératives, (page 167) dans la loi sur les conseils de prud'hommes, c'est en grande partie l'œuvre de Ch. Rogier. D'autre part, dans les lois de 1866 et 1883, c'est l'idée de liberté qui domine, ce sont les principes absolus de la science économique orthodoxe (comme on la nommait alors) qui fournissent au législateur les arguments décisifs. Il semblait qu'on eût tout fait en donnant des armes à l'ouvrier, à lui de s'en servir. On ne songeait pas à corriger les abus, à jeter les bases d'une organisation proprement dite de la masse ouvrière, non, ils suffisait de fournir des armes à l'initiative individuelle.

Cependant, il faut le reconnaître, ces lois de 1866 et de 1883 furent aussi des mesures réparatrices, elles corrigèrent, bien qu'imparfaitement, l'œuvre de la révolution française. C'est pourquoi, prises en bloc, on ne peut ni déprécier ces mesures, ni en exagérer la portée sociale, ce fut une œuvre incomplète.

Pour confirmer la conclusion que nous venons de formuler il nous reste à donner un dernier argument ; dans l'historique de la question du travail des femmes et des enfants ce sont les mêmes tendances que nous allons retrouver.

4. 2. Le travail des femmes et des enfants

Historique de la question : dans le pays, devant les Chambres

Ce n'est pas sans un serrement de cœur qu'on entreprendra triste histoire des tentatives faites, en Belgique, pour protéger légalement cette portion si intéressante de la classe ouvrière. C'est ici surtout qu'il faut tâcher d'être objectif dans le récit des faits, parce que, sous le chiffre des enquêtes, sous les paroles des discours parlementaires, sous les promesses des gouvernements, on sent la souffrance humaine, l'exploitation, les abus de tous genres, et que, malgré la froideur des documents et la poussière qui les couvre, on découvre la réalité de cette plaie sociale : le travail exagéré, abusif, de la femme et de l'enfant, dans la grande industrie (page 168) que les bornes d'une prudente législation ne maintiennent pas dans de sages limites.

La première fois que la question vint solliciter l'attention du Gouvernement, ce fut en 1842. En ouvrant la session 1842-1843, le Roi annonça le dépôt d'un projet de loi ; J.-B. Nothomb recula devant la réclamation des fabricants. (Th. Juste, Le baron Nothomb, t. 1, p. 112). En 1848, après l'enquête de 1845 qu'avait instituée ce ministre, un projet .de loi fut élaboré, nous l'avons dit (voir chapitre I, p. 21 et suivants). Devant l'opposition des Chambres de commerce, il ne fut pas présenté à la législature.

Au Congrès d'hygiène en 1852, le travail des femmes et des enfants fut à l'ordre du jour. Visschers fut le rapporteur de la question, le Congrès émit un vœu en faveur de la réglementation.

Il en lut de même au Congrès de Bienfaisance en 1856. Le Congrès formula des vœux, demandant : 1° la limitation de la durée du travail des femmes et des enfants ; 2° la fixation d'un âge d'admission pour les enfants, de manière à ménager leurs forces, à préserver leur santé et à leur assurer le bienfait de l'instruction élémentaire ; 3° l'interdiction du travail de nuit et du dimanche jusqu'à un certain âge ; 4° l'exclusion des femmes des travaux souterrains dans les mines. (Voir les résolutions dans les Actes de ces congrès.)

En 1852, plusieurs exploitants des mines du couchant de Mons, le Conseil provincial du Hainaut, et en 1855 les industriels gantois, envoyèrent aux chambres des pétitions demandant l'intervention de l'État, « ils vinrent supplier le Gouvernement, écrit P. Limbourg non sans ironie, de se mêler de leurs affaires et de daigner rétablir l'ordre chez eux. » (Revue l’Economie chrétienne, 1872.)

Les Gantois revinrent à la charge en 1851, le Cercle (page 169) commercial et industriel de Gand, et peu après la chambre de commerce de cette ville, adressèrent à la législature de nouvelles pétitions.

La première fit l'objet d'un rapport aux Chambres, le 11 mai 1859, par M. de Boe. « Nous croyons, dit-il, que la haute tutelle dont sa mission protectrice investit le Gouvernement sur les personnes que leur faiblesse empêche de se protéger et de se défendre elles-mêmes, l'investit aussi du droit et lui impose le devoir d'empêcher que, par de stravaux au-dessus de leurs forces, on ne cause indirectement à leur santé un tort aussi préjudiciable que le feraient les sévices spécialement réprimés par nos lois pénales. » (Annales parl., 11 mai 1859.)

La Chambre vota le renvoi de la question au ministre de l'Intérieur.

Charles Rogier répondit par un rapport présenté aux Chambres le 13 janvier 1860. « S'il existe encore des préventions contre l'intervention du législateur dans le domaine de l'industrie, on est cependant en général convaincu que cette intervention peut avoir des effets salutaires et que, restreinte dans certaines limites, elle ne doit exercer aucune influence nuisible sur l'économie intérieure de nos établissements industriels ». (Docum. parl., 13 janvier 1860. Ce rapport était suivi d'une enquête sur les conditions du travail des femmes et des enfants dans les manufactures faite par les chambres de Commerce et les députations permanentes. Docum. parl. 1859-1860.)

Le projet de 1848 avait échoué parce qu'il était trop général, et surtout parce qu'il proposait un maximum d'heures de travail pour les adultes. Ch. Rogier voulut éviter ces objections : « Il faut simplifier le problème autant que possible, disait-il, en écartant tout ce qui ne touche pas directement au travail des enfants et des femmes dans les manufactures, et combiner les dispositions de la loi nouvelle de telle sorte que dans tous les cas elles puissent se plier aux nécessités de l'industrie, de manière que (page 170) toujours et partout l’exécution en soit possible sans compromettre aucun intérêt sérieux ».

En conséquence, le ministre rédigea un projet : 12 ans, minimum d'âge d'admission, - jusqu'à 18 ans et pour les femmes 12 heures de travail maximum, interdiction du travail de nuit et repos dominical, - nécessité de l'inspection etc.

L'article 4 établit que sur avis des chambres de commerce et des députations permanentes, des arrêtés royaux pourront permettre les exceptions jugées nécessaires.

L'article 5 déclare : Les chefs des établissements industriels soumis au régime de la présente loi, arrêteront un règlement d'ordre intérieur, qui sera affiché dans les ateliers et communiqué à l'administration communale, établissant les conditions d'admission et de sortie des ouvriers, les règles de sûreté, de salubrité, de discipline, de décence etc.. les rapports entre contremaîtres et ouvriers, le mode et le jour de payement des salaires, les pénalités etc..

L'article 5 constitue le premier projet de dispositions législatives sur les règlements d'atelier qu'on rencontre dans notre histoire parlementaire.

Ch. Rogier soumit son projet de loi aux conseils provinciaux, aux chambres de commerce etc. .. Les autorités consultées tout en adoptant en principe la convenance de régler par la loi le travail des enfants dans les manufactures, ont émis, quant à la nature et à la portée des dispositions à prendre dans ce but, les vues les plus diverses et parfois les plus contradictoires. Ce fut surtout la question de savoir s'il fallait régler la situation par une loi générale ou par des lois particulières à certaines industries, qui partagea les avis. On aurait dû comprendre cependant que l'article 4 du projet laissait une porte ouverte à tous les accommodements. Bref, pour arriver à une conciliation, le Gouvernement consulta le Conseil supérieur de l'industrie et du commerce.

(Note de bas de page : Le Conseil supérieur du Commerce et de l'Industrie fut créé le 27 mars 1859. Il s'occupa dans ses diverses sessions :1° des coalitions ; 2° des marques de fabrique ; 3° des livrets d'ouvriers ; 4° du contrat d'apprentissage ; 5° du travail des femmes et enfants ; 6° des vœux des Chambres de commerce. Par suite de la suppression des Chambres de commerce, le 11 juin 1875, le Conseil fut supprimé de fait.)

(page 171) Sa réponse ne fui guère explicite, en tout cas il rejeta l'idée d'une inspection du travail. C’était prendre une voie détournée pour enterrer le projet ; devant cette attitude le ministre ne le présenta pas aux Chambres.

L'opinion publique ne se considéra pas comme battue ; le 20 juillet 1860, le Conseil provincial du Brabant émit le vœu de voir bientôt le législateur intervenir pour la réglementation du travail des enfants, et au mois de novembre 1862 la commune de Marchienne-au-Pont envoyait aux Chambres une pétition dans le même sens. Van Humbeeck en fit un long rapport (Docum. parl., 13 novembre 1862). Il traite très copieusement l'historique de la question, mais ne la trouve pas encore assez mûre : il y a trop de divergences d'opinions, et puis à quoi bon défendre le travail avant un certain âge si l'instruction n'est pas obligatoire ? Il termine en faisant le vœu que dans un temps rapproché le Gouvernement trouve un système acceptable.

Malgré tout, la Chambre vota le renvoi au ministre de l'Intérieur. Dans sa réponse, M. Vandenpeereboom tire à la même corde que Van Humbeeck : « On ne peut contester, dit-il, qu'aucune des questions que soulève le règlement du travail des enfants n'a jusqu'ici été résolue d'une manière complète... On ne voit d'ailleurs pas pourquoi il faudrait précipiter la solution de cette question, au risque de faire une loi inefficace et d'imposer au Gouvernement des attributions nouvelles, d'autant plus fâcheuses qu'il serait ou incapable de les remplir utilement, ou exposé à soulever de vives répugnances s'il les remplissait contre le gré des intéressés. La liberté du travail est l'une des plus belles conquêtes des (page 172) temps modernes. Si ailleurs elle a eu des résultats qu'il a fallu réprimer en la limitant, chez nous elle a, grâce à Dieu, produit jusqu'ici beaucoup plus de bien que de mal, et nous montrerions ce semble un empressement peu habile si, pour échapper à quelques abus, nous nous hâtions de répudier ses bienfaits... Le Gouvernement, du reste, ne perdra pas de vue cette grande question, dès qu'il pourra la résoudre d'une manière efficace, sans froisser trop fortement les intérêts qui y sont engagés, il s'empressera de réclamer le concours de la législature. » (Docum. parl., 28 novembre 1862.)

On ne peut pas mettre plus d'optimisme, plus de calme, plus de laissez-faire, en un mot, dans l'examen d'un si grave problème.

La réponse du ministre provoqua aux Chambres d'assez longues discussions. Discussions de parade peut-on dire, puisqu'il n'y avait aucun projet de loi présenté. La majorité du reste, soutenait le ministère ; dans la séance du 12 décembre, M. Sabatier exprime bien les idées alors dominantes :« Mieux que par la loi, dit-il, le progrès industriel stimulé par la concurrence aidera à la solution de ce difficile problème du travail combiné avec l'instruction. Je pense que fixer, par exemple, à 12 heures le travail des jeunes gens de 12 à18 ans ne réaliserait pas un progrès social, et ne résolverait nullement la question de l'instruction, inséparable de celle du travail. Que les industriels qui reconnaissent que des abus se commettent quant au nombre d'heures de travail en rapport avec l'âge des enfants, aient le courage de les réprimer... Les progrès en industrie amèneront spontanément la limitation des heures de travail, Ces progrès déjà sont beaucoup plus avancés que ceux de l'instruction. Les autorités que la chose concerne sont donc en retard ; développons sans relâche l'instruction ; rendons-la possible (page 173) d'abord, attrayante ensuite et si ces deux conditions ne suffisent pas, nous verrons s'il y a lieu plus tard de la rendre obligatoire. » (Annales parl., 2 décembre 1862.)

M. Hymans ne put s'empêcher de répondre à M. Sabatier :« Je vous l'avoue franchement, je ne compte plus sur la libre concurrence pour assurer le bien-être et la moralité des classes ouvrières. » (Annales parl., 3 décembre 1862.)

Nous avons entendu M. Sabatier unir la question du travail à celle de l'instruction, ce fut fâcheux ; toute une partie de la Chambre, à laquelle répugnait l'instruction obligatoire, se laissa guider par cette répugnance pour se déclarer adversaire d’une loi sur le travail, qu'elle considérait à tort comme un premier pas vers l'instruction obligatoire. La suite de ce récit le montrera abondamment. Quoiqu'il en soit des discussions de 1862, elles furent toutes platoniques, ne se rapportant à aucun projet déterminé.

Jusqu'en 1869 la Chambre ne s'occupa plus de la question d'une manière précise ; mais l'initiative privée ne se montra pas inactive.

Dès 1869, la revue - libérale cependant – l’Économiste belge commença une campagne active. L'abus de l'enfance, à son avis, est poussé à un point véritablement honteux, elle affirme avoir vu des enfants de 8 à 9 ans travailler 12 heures par jour, et même, dans des ateliers d'apprentissage, des enfants de 5 ans accablés de besogne.

En 1864, le Congrès des catholiques à Malines (voir chapitre V) reçut d'un homme compétent des révélations vraiment affligeantes et de nature à faire réfléchir les plus optimistes : « Je puis, disait M. Casier, parler de cette question avec quelque expérience... Quand une industrie prospère on maintient les machines jours et nuits en activité et, en l'absence d'une loi (page 174) qui le défende, on fait travailler les enfants jusqu'à 16 heures par jour. » (Actes des Assemblées des catholiques à Malines, 1864, Section II.)

Cependant le Congrès de 1864, comme celui de 1867, s'abstinrent de formuler un vœu exprès en faveur de la réglementation. Nous en reparlerons.

En 1868, le Conseil communal de Gand envoya une pétition aux Chambres demandant de prohiber l'admission des enfants âgés de moins de 10 ans dans les fabriques de coton, de lin, de dentelles, de soieries. Il demanda de fixer à 6 heures par jour le travail des enfants de 10 à 14 ans, à 12 heures de 14 à 18 ans.

Le 14 décembre 1868 le Conseil communal de Bruxelles proposa, dans une pétition, de réduire le travail des enfants de 12 à 14 ans à 6 heures.

L'Académie de médecine, divers autres conseils provinciaux et communaux prirent une initiative semblable.

Le 15 avril 1869 se fonda une Association pour la réforme du travail des enfants (1) : « Considérant, dit la circulaire annonçant la fondation de l'Association, qu'une loi réglant le travail des enfants est très difficile à faire, à cause des exigences si diverses de l'industrie ; et que si l'on en pouvait créer une bonne il serait impossible de bien l'appliquer, parce que, avec l'aide même d'un grand nombre de fonctionnaires, on ne saurait s'enquérir exactement dans tous les ateliers de l'âge des enfants ni de la durée de leur travail ; que cette loi serait une grave atteinte à l'autorité du père de famille ; que la surveillance du Gouvernement si elle était active gênerait considérablement les industriels... Les soussignés proposent d'établir dans le centre industriel de Verviers une Association pour la réforme du travail des enfants sur les bases suivantes :

(page 175) « 1° L'Association a pour but de persuader les patrons et les chefs de famille ouvrière de ne pas abuser des forces de l'enfance par un travail prématuré ou trop pénible.

« 2° Les industriels membres de l'Association s'engagent à ne pas employer d'enfants en dessous de l'âge de 12 ans pour un travail effectif de 12 heures par jour.

« 3° A titre exceptionnel ils peuvent employer pendant 6 heures par jour des enfants de famille indigente âgés de 10 à 12 ans.

« 4° L'Association prend sous sa protection spéciale les enfants qui travaillent par demi-journée et elle tâche de leur procurer des moyens d'instruction ».

Parmi les signataires du manifeste, nous relevons les noms de J. et E. de Biolley, -I. et E. de Grand Ry, A. et J. Simonis, L. Biolley, P. Limbourg, etc., etc.. Cette initiative des industriels verviétois est des plus louables et l'on ne peut regretter qu'une chose, c'est qu'ils n'eurent pas plus d'imitateurs. Peu de temps après, une ligue semblable se fonda à Saint-Nicolas. (Tous ces détails historiques sont pris dans le rapport sur la question à la commission du travail de 1886. dans les différents rapports aux Chambres et dans les deux revues : l’Economie chrétienne et l’Economiste belge.)

De la même époque date l'enquête ouverte par les officiers du corps des mines, sur la situation des ouvriers dans les mines et les usines métallurgiques de la Belgique (11 vol., 1869), commandée par circulaire du 5 novembre 1868 du ministre des Travaux publics, Jamar.

L'introduction, à la publication de l'enquête, est du ministre lui-même. On y trouve des déclarations si inattendues, des idées qui dénotent si bien l'état des esprits, qu'il est nécessaire d'en citer l'un ou l'autre extrait.

Par exemple : « La révolution politique qui s'est accomplie à la fin du siècle dernier, écrit M. Jamar (2) ouvrit à l'activité (page 176) humaine un vaste ensemble de voies dont l'accès avait été fermé jusque-là par les abus et les folies du système réglementaire. En dotant les peuples de la liberté, en leur apportant l'égalité, elle fit disparaître l'idée d'infériorité et de servitude attachée à l'exercice du travail et qui domina si longtemps dans l'organisation sociale comme dans les mœurs... La grande industrie, cette organisation du travail, une des plus belles créations des temps modernes, installa de toutes parts les agents qui devaient, en augmentant la faculté productive de l'homme, multiplier la richesse et propager le bien-être au sein des classes les moins favorisées de la société. » (Résultats de l'enquête ouverte par les officiers du corps des mines sur la situation des ouvriers dans les mines et les usines métallurgiques de la Belgique, Introduction, Bruxelles, 1869, 1 vol.)

Plus loin, le ministre énumère les mesures de protection prises en faveur de la classe ouvrière, il cite : la construction de routes (!), de chemins de fer, postes et télégraphes (!), la diffusion de l'enseignement, l'abolition des octrois, etc. Cependant, malgré tout cela, M. Jamar reconnaît qu’au point de vue philanthropique, il existe encore beaucoup de malheureux, mais il croit que « l'intervention, dans la détermination des salaires, du Gouvernement ou de toute autre influence étrangère à la libre compétition de l'offre et de la demande est une conception dont il est à peine besoin de signaler le caractère utopique. Quelque pénible que puisse être une situation créée par l'abaissement de la rémunération du travail, on ne peut que la subir ». Le ministre se borne à indiquer comme remède le développement des institutions de prévoyance, grâce à l'initiative privée. Quant à l'État, « il ne doit chercher qu'à seconder le mouvement, à le généraliser et à y apporter dans les bornes de son influence légitime sa part d'impulsion... Mais son intervention dans l'espèce, est nécessairement assez restreinte, on ne peut songer à recourir à la contrainte, lorsqu'il s'agit de propager des institutions qui sont essentiellement du domaine de l'initiative privée ».

Cette introduction indique bien la tendance générale de l'enquête.

(page 177) Le travail est divisé en six chapitres : 1° nombre d'ouvriers, salaires, organisation du travail ; 2° maisons ouvrières ; 3° alimentation ; 4° hygiène ; 5° institutions de prévoyance ; 6° état moral et instruction des classes ouvrières.

A propos du chapitre premier l'enquête a porté indirectement sur le travail des femmes et des enfants. Relevons quelques chiffres :

Sur 1000 ouvriers on compte 150 femmes ainsi réparties :

A l'intérieur des mines 25 de moins de 14 ans, 20 de 14 à 16, 51 de plus de 16 ; à l'extérieur des mines 13 de moins de 14 ans, 11 de 14 à 10, 32 de plus de 10.

Sur 1000 ouvriers hommes :

A l'intérieur 50 de moins de 14 ans, 55 de 14 à 16, 364 de plus de 16 ; à l'extérieur 13 de moins de 14 ans, 9 de 14 à 16, 161 de plus de 16.

Sur 1000 enfants de moins de 16 ans, il y a 675 garçons et 325 filles{l).

Sur l'opportunité d'une intervention gouvernementale, les ingénieurs se divisèrent en trois opinions :

1° Il n'y a pas de motifs d'intervenir, une interdiction quelconque serait désastreuse, ce fut la première opinion ;

2° La seconde catégorie comprenait ceux qui trouvaient (page 178) qu'il y avait quelque chose à faire mais qui avaient foi en l'initiative privée ;

3° Enfin, ceux qui réclamaient une loi.

On le voit, par ce court aperçu, toutes les opinions pouvaient trouver dans l'enquête de 1868 des arguments, on ne manqua du reste pas de s'en servir.

La question fut reprise aux Chambres le 15 janvier 1869 par M. Funck, à propos de la discussion du budget de l'intérieur.

La discussion de 1862, nous l'avons vu, avait consisté à affirmer la vive sympathie que la Chambre éprouvait envers la classe ouvrière, mais à ne rien proposer de bien positif. En 1868, Funck interpella une première fois Pirmez. Le ministre de l'Intérieur annonça qu'il allait étudier la question. Telle était la situation en 1869 quand Funck mit le feu aux poudres. Cette discussion fut des plus intéressantes, nous ne pouvons malheureusement songer à la résumer, même dans ses grandes lignes, bornons-nous à extraire des Annales parlementaires quelques citations typiques.

« On se demande, disait Funck, comment il est possible que dans un pays essentiellement industriel comme la Belgique, dans un pays où l'industrie a pris dans ces dernières années un essor tellement considérable que nous pouvons pour beaucoup de produits lutter avec les grandes nations qui nous entourent ; on se demande comment il se fait que dans un tel pays, on n'ait encore rien fait pour nos jeunes ouvriers ?... Du moment qu'il est établi que l'ouvrier, livré à un âge trop tendre à un travail excessif, compromet sa santé et même sa vie, dès ce moment nous devons prendre les mesures nécessaires pour empêcher un aussi regrettable abus. L'autorité du père de famille doit céder devant ce grand intérêt social. » (Annales parl., 13 janvier 1869).

A ces paroles si justes, Pirmez (page 179) répondit un peu pour, beaucoup contre, et finit par ne conclure ni tout à fait contre, ni moins encore pour. Pouvons-nous intervenir ? demandait le ministre de l’Intérieur. Pour les majeurs hommes et femmes, non. « Je crois que l'État n'a pas le droit de dire à un majeur : Vous travaillerez peu ou beaucoup, à telle besogne ou à telle autre. Je crois qu'il n'a pas même le droit de dire cela à la femme majeure. » (Annales parl., 15 janvier 1869). Pour les mineurs ? Oui, si c'est indispensable et efficace. Mais il trouvait que dans l'état actuel des choses ce n'était ni l'un ni l'autre.

Frère-Orban, ministre des Finances, fut plus catégorique :« L'État doit avant tout, disait-il, - et plus la société est malade, plus les idées s'égarent à la recherche des remèdes, plus son devoir est impérieux, - l'État doit avant tout assurer la liberté individuelle... La liberté du travail, messieurs, c'est comme l'a dit Turgot, comme il l'a inscrit dans le préambule du célèbre édit de 1776, c'est la propriété la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes... Une loi sur le travail des enfants, c'est autre chose, messieurs, que cette loi relative aux livrets dont les ouvriers se plaignent comme d'une humiliation ; c'est bien autre chose que cet article 1781 du Code civil que l'on rappelait tout à l'heure... Qu’est-ce donc ? C'est une loi qui destitue en masse de la tutelle naturelle et légitime de leurs enfants les pères de famille des classes laborieuses ; c'est une loi qui déclare qu'ils sont à la fois indignes et incapables d'exercer convenablement cette tutelle, c'est une loi qui proclame qu'au sein des classes laborieuses les pères sont sans cœur et les mères sans entrailles, c'est une loi qui nous ferait dire : Nous législateurs, gens sensibles, nous plaçons sous une sorte de surveillance de police, non pas ceux qui ont failli, mais toute une classe de la société. Je demande, messieurs, si ce n'est (page 180) pas un danger en croyant faire quelque bien que de laisser pareilles idées se développer peut-être au sein des masses populaires. » (Annales parl., 19 janv. 1869.)

Ces paroles sont à souligner ; elles peignent un état d'esprit. La Chambre resta indécise ; pour en finir, elle demanda de nouveaux éclaircissements et renvoya la question au ministre de l'Intérieur.

Le 2 juillet 1870, Pirmez quittait le Ministère pour faire place à Kervyn de Lettenhove qui dès le 15 septembre de la même année envoyait une circulaire ministérielle aux présidents et membres des chambres de commerce, les chargeant d'une enquête sur le travail des enfants dans les mines et manufactures (1 vol., 1871).

Les questions posées étaient les suivantes :

I. a) Quel est l'âge d'admission des enfants ? b) Quelle est la durée de leur travail ?

II. L'affiliation des enfants à certains travaux d'ateliers réputés dangereux est-elle subordonnée à certaines conditions d'âge ou d'état de santé ?

III. Le travail de nuit ?

IV. Le travail du dimanche ?

V. L'instruction ?

L'enquête est divisée en quatre parties.

La première rend compte des enquêtes, des tentatives législatives faites en Belgique.

La seconde examine les législations étrangères.

La troisième résume l'état actuel de la question en Belgique.

La quatrième contient les annexes.

Citons quelques chiffres : On relève en Belgique 400 à 500 enfants de moins de 8 ans employés dans les mines et

I volume 1871.

(page 181) manufactures ; peu de 8 à 10 ans ; de 10 à 12 admission générale ; peu d'enfants sont employés dans des travaux dangereux, de nuit, de dimanche, beaucoup ont quelque notion d'instruction primaire.

Le 23 janvier 1872, Vleminckx déposa une proposition de loi, très concrète cette fois, mais très timide. Un décret de 1813 (3 janvier) défendait « de laisser descendre ou travailler dans les mines et minières les enfants en dessous de 10 ans ». Ce décret concernait uniquement les jeunes ouvriers, à cette époque en effet les femmes n'étaient point encore employées aux travaux souterrains. Vleminckx proposait de modifier le décret en déterminant 11 ans pour les garçons, 15 ans pour les filles. Il se basait surtout pour demander cette réforme sur une étude remarquable du docteur Kuborn : « Du travail des femmes et des enfants dans les mines de houille », parue dans les bulletins de l'Académie royale de médecine. Vleminckx présenta très habilement son projet aux Chambres : « Il nous faut faire observer, disait-il, que notre projet n'est pas ce qu'on appelle généralement une réglementation du travail. Un décret ayant fixé un âge pour la descente et le travail dans les mines, nous nous bornons à en fixer un autre, rien de plus, rien de moins. Ce n'est pas là, ce qu'on peut appeler une réglementation, mais à notre avis, c'est peut-être le seul point qu'il convienne de réglementer pour l'industrie des mines. » (Annales parl., 23 janvier 1872.)

La proposition fut appuyée, prise en considération et renvoyée à l'examen des sections. Guillery en fit rapport le 16 mars 1872. Vleminckx fit revivre la proposition à chaque session, mais toujours des obstacles, souvent peu sérieux, furent opposés à la discussion. Enfin, le 8 février 1878, sur une (page 182) proposition de A. Couvreur, s'ouvrit un débat sérieux, approfondi, qui aboutit cette fois à un vote positif de la Chambre. C'est ce grand débat de 1878 qu'il nous faut examiner encore.

L'appréciation par Couvreur de la discussion de 1869 est intéressante : « En 1869, dit-il, les adversaires de la réglementation ne l'ont pas attaquée de front. Ils ont salué le principe, ils n'en ont contesté que l'application. Ils ont formulé leurs doutes, leurs réserves ; ils ont soutenu qu'ils avaient plus de confiance dans les effets du laissez-faire, dans le progrès naturel des mœurs, dans les transformations de l'industrie, mais ils n'ont pas contesté le droit du législateur d'intervenir dans les contrats de l'industrie où est engagée l'hygiène publique ou la moralité publique. Ils acceptaient l'intervention pourvu qu'il leur fut démontré qu'elle était nécessaire et efficace. » (Annales parl., 8 février 1872.)

Le principal argument d'A. Couvreur est d'ordre économique : « la limitation du travail établira une plus juste répartition des salaires, suivant la proportion de labeur qu'il appartient à chaque membre de la famille de donner, d'après son âge, son sexe, ses devoirs, ses charges naturelles. » (Annales parl., 8 février 1872.).

Enfin sa péroraison ne manque pas d'éloquence : « Nous vivons à une époque, messieurs, où les classes ouvrières prises dans leurs éléments les plus intelligents, et j'ose le dire les meilleurs, malgré quelques excès de parole, se préoccupent beaucoup de leurs intérêts. Les travailleurs s'associent, ils discutent, ils s'agitent, ils se plaignent d'être opprimés, exploités, ils déclarent même dans leurs manifestes la guerre au capital, ils veulent le réduire à merci... J'adjure la Chambre de poursuivre l'étude à laquelle nous avait conviés notre regretté collègue M. Vleminckx. Elle arrivera à la conviction qui me domine, c'est que, dans l'intérêt de nos classes populeuses, de notre industrie, de notre avenir (page 183) comme nation, nous devons imiter la libre Angleterre, nous devons rendre l'enfant à l'école et la femme au foyer domestique. » (Annales parl., 8 février 1872.) Kervyn de Lettenhove développa les mêmes idées : « Vous vous trouvez en présence de deux systèmes, disait-il : d'une part, la liberté absolue du travail, le législateur s'en remettant avec une confiance complète à l'initiative privée et au progrès, dans cette persuasion que le spectacle du mal suffit pour conduire au bien ; et, d'autre part, la légitime et impérieuse préoccupation du devoir du Gouvernement d'intervenir en présence d'une situation grave dont les abus sont constatés, surtout lorsqu'il s'agit de ceux qui, par la faiblesse de l'âge ou du sexe, ont besoin de la protection des pouvoirs publics... Pour moi, je ne puis croire que, lorsque des abus graves sont constatés, le législateur puisse se reposer, avec une froide indifférence, sur la liberté de l'industrie... Dans l’intérêt de l'ouvrier comme dans celui de l'industrie, il faut relever la dignité de l'ouvrier, et pour cela il faut évidemment commencer par relever la dignité de la jeune fille et de la femme qui sera ou qui est déjà mère de famille, et qui transmettra à ses enfants les bons enseignements dont elle a été pénétrée. » (Annales parl., 8 février 1872.)

Kervyn de Lettenhove demandait : « d'interdire complètement l'accès des travaux intérieurs aux enfants âgés de moins de 14 ans, ainsi qu'aux filles mineures, sauf à adopter dans l'application des tempéraments. » Jottrand et Janson réclamaient une intervention énergique et complète, malheureusement ils unirent la question à celle de l'enseignement obligatoire, ce qui détacha du projet de loi plusieurs membres de la droite.Voir notamment dans l’Economie chrétienne, les articles de de Jaer, L'enquête de 1868, 1871 ; de P. Limbourg, Le travail des enfants, 1872 ; de E. Claes, Le travail des enfants, 1874.Voir aussi les Congrès tenus par la Fédération des œuvres ouvrières où fut discutée la question de l’intervention et dont nous parlerons au chapitre suivant.)

(page 184) E. Pirmez défendit la liberté avec des arguments inattendus : « M. Kervyn de Lettenhove dit qu'il est déplorable de voir des jeunes filles des districts houillers dépouiller prématurément les vêtements et la retenue de leur sexe. Mais les vêtements des houilleuses vous scandalisent-ils plus que ceux des scènes théâtrales ?... Vous parlez de moralité ! Oseriez-vous dire qu'elle est moindre dans les charbonnages que dans les coulisses ? Allez-vous fermer les théâtres ?...Vous dites à une femme : « Tu ne travailleras pas dans les charbonnages, quels que soient les besoins de ton existence » ; mais vous ne lui dites pas : « Tu ne te prostitueras pas ». Celte dernière alternative répugne donc moins à la loi! Car enfin la porte du charbonnage vous la fermez, et celle du lieu infâme, vous la laissez ouverte. » (Annales parl., 20 février 1878. Voir aussi E. Pirmez, par A. Nyssens). Aux arguments de l'Académie de médecine, Pirmez répondait : « Sans doute il y a des maladies spéciales, des altérations corporelles, qui peuvent dériver du travail minier. Mais ce travail entraine un salaire, un salaire élevé, et permet de se procurer la subsistance, le vêtement, l'habitation, le chauffage ; or toutes ces choses non seulement permettent d'écarter cette innombrable cohorte de maladies qui naissent des privations, mais elles sont la cause même de la conservation de la vie. » (Annales parl., 20 février 1878.)

M. Beernaert, ministre des travaux publics, rallia enfin une majorité sur un texte limitant l'admission des garçons à 12 ans, celles des filles à 13. Il faut noter comme une date importante ce succès laborieux. La proposition Beernaert triompha par 33 voix contre 27. Il est intéressant de relever certains noms, ils prouvent que les partis étaient très divisés sur la question. Parmi les oui, nous notons : Beernaert, Bara, (page 185) Anspach, Couvreur, Defuisseaux, De Haerne, de Lantsheere, Janson, Kervyn de Lettenhove, Jottrand, Le Hardy de Beaulieu, Nothomb, Rogier, Thonissen, Tack, etc. Parmi les non : Frère-Orban, Woeste, Pirmez, Jacobs, etc..

Cette loi, pourtant si anodine, ne portant que 12 ans pour les garçons et 13 ans pour les filles, fut rejetée au Sénat. Son heure n'était point encore venue, c'est un signe des temps. En 1884 cependant, un arrêté royal du 18 avril, de légalité douteuse, interdit l'accès des travaux souterrains aux garçons âgés de moins de 12 ans et aux filles au-dessous de 14.

Ainsi finit l'histoire, pour l'époque qui nous occupe, de la question du travail des femmes et des enfants. On pourrait la résumer en quelques idées : d'une part, l'initiative privée fit preuve, nous le disons à son honneur, d'une très grande activité. Elle n'épargna ni pétitions, ni démarches, ni même quelques réformes pratiques et désintéressées. Malheureusement sans une loi, elle ne pouvait triompher, la concurrence était là, vive, acharnée, étouffant la liberté du bien.

Le Gouvernement de son côté ne se fit pas faute, c'est une justice à lui rendre, de faire enquêtes sur enquêtes, mais -peut-être cette nécessité sans cesse renaissante de s'enquérir, servit-elle parfois de prétexte à un dolce farniente :« Attendez, on fait des enquêtes », c'est un peu l'éternelle réponse du Gouvernement après le projet dans lequel s'était montrée la bonne volonté de Ch. Rogier.

En 1878 ce fut un effort colossal, unanime, de tous les partisans de la réglementation, sur un petit point, un seul, le travail des enfants dans les mines ; la défaite n'en fut que plus sensible. Et les causes ? Elles sont multiples, d'abord, les théories : le laissez-faire, etc.. ensuite l'habileté de certains, à tirer des enquêtes mêmes le pour et le contre, c'est aussi la grande période de prospérité après 1850 et 1870, c'est enfin l'absence dans notre pays de ces abus par (page 186) trop criants, qui avaient entraîné ailleurs l'opinion et les Gouvernements (Casier, Discours au Sénat, Annales parl., 3 mai 1878).

D'ailleurs, les plus pessimistes avaient des heures où il leur semblait que la situation n'était pas si mauvaise. Il est de Ducpétiaux, ce tableau, qui nous dépeint la situation légale de l'ouvrier en 1860, bien avant, par conséquent, les lois de 1866, de 1875 et de 1883, Nous terminerons par cette page :

« Dans notre pays, la législation n'oppose aux associations ouvrières, nul obstacle ; la Constitution qui proclame de la manière la plus large le droit d'association, existe pour l'ouvrier comme pour le chef d'industrie ; les dispositions pénales relatives aux coalitions qui pouvaient à certains égards porter ombrage, sont à la veille d'être réformées et remplacées par la simple défense de recourir aux moyens d'intimidation, de contrainte et de violence, et d'enfreindre la loi des contrats ; la liberté du travail est reconnue et garantie ; le Gouvernement et la législature ne se font pas faute de favoriser le mouvement d'émancipation et d'élévation auquel la classe ouvrière ne peut manquer de participer dans la mesure de ses forces et du développement de son instruction et de sa moralité.

« L'ouvrier qui s'est constitué une épargne, qu'il peut augmenter peu à peu, n'est plus un simple prolétaire ; s'il participe à une société de secours mutuels et s'il parvient à faire un premier dépôt à la caisse de retraite, il jette la première assise de son indépendance ; les diverses combinaisons qui peuvent lui être offertes pour acquérir son habitation tendent à l'élever à l'état de propriétaire. Les voies de l'association lui sont ouvertes, et l'appel qu'il ferait à l'appui et au concours des chefs d'industrie et des particuliers pour en réaliser les combinaisons possibles, ne pourrait manquer d'être entendu... » (Ducpétiaux, L'Association dans ses rapports avec l'amélioration du sort de la classe ouvrière, 1 vol. 1860.)

(page 187) Et cependant, Ducpétiaux n'était ni un optimiste ni un théoricien libéral ! Il a peint ailleurs les souffrances des ouvriers en termes que nous avons notés. Il ne faut donc pas trop s'étonner des illusions d'un grand nombre.

4. 3. La crise d’Eudore Pirmez (1884)

1886 n'appartient plus à la période que nous traitons dans ce travail. Nous ne pouvons terminer cependant, sans annoncer au moins, l'aurore sinistre de l'année terrible, et comment on y était préparé. E. Pirmez nous a laissé, dans un discours prononcé le 20 mars 1884, à la Société d'économie politique de Bruxelles, un échantillon de l'état d'âme de la fraction la plus libertaire des économistes de l'époque. (Ce discours amplifié fut publié depuis en brochure, il porte le titre : La Crise. Troisième édition, 1894.)

« Il y a quelques mois, écrit-il dans l'introduction de La Crise, à une réunion de la société d'économie politique qui recevait deux hommes éminents, MM. Léon Say et Frédéric Passy, j'ai présenté, tout à l'improviste, quelques observations qui ont eu l'honneur d'être fort discutées et le malheur d'être considérées par beaucoup, sinon comme monstrueuses, du moins comme paradoxales. J'aurais dit qu'il n'y a point de crise ! Le fait est que j'ai dit exactement le contraire. Une crise, ai-je dit en substance, est, en économie politique comme en toute autre matière, cette situation pénible produite par un changement qui se prépare ou s'effectue.

Le changement auquel nous assistons dans l'économie sociale est d'une haute gravité. C'est une révolution qui s'accomplit. Une révolution ne se fait pas sans de profondes secousses, sans des désastres particuliers, mais celle qui s'opère et qui est accompagnée de toutes ces conséquences (page 188) douloureuses, est-elle une calamité publique, compromet-elle la richesse nationale ? Je ne le crois pas ; les faits abondent pour montrer que sous tous les aspects, le changement qui se produit est socialement avantageux. Il y a trouble, il n'y a pas ruine. Tel est en deux mots le résumé de l'opinion que j'ai émise ».

Cette thèse provoqua des discussions animées. (E. Pirmez, par A. Nyssen.) On cria au paradoxe, c'est alors que fut trouvé le mot, qui fit fortune : « Crise d'abondance ! »

En substance, Pirmez soutenait que la perturbation économique qui répandait tant de craintes, tant de ruines, était tout simplement un déplacement de richesses. Pour apprécier ce mouvement il fallait résoudre d'après lui deux questions : « La première est celle-ci : Sommes-nous en présence d'une diminution ou seulement d'un changement dans la répartition de la richesse publique ? La seconde est celle-ci : Si c'est seulement la distribution de la richesse qui se modifie dans quel sens se modifie-t-elle ? »

Pirmez établissait d'abord que la richesse publique ne faisait que s'accroître, et par richesse publique, il entendait :« Tout ce qui satisfait à nos besoins, qu'ils soient de nécessité ou de luxe, matériels ou moraux, soit par culture, fabrication ou échange. » Or toutes ces richesses ont augmenté. En 1850 les chevaux-vapeur étaient 54.500 ; en 1882, 724.817.

Notre production de houille, fonte, fer, acier, zinc, verre, était en 1850 de 87 millions et en 1882 de 115 millions.

Notre commerce général qui montait en 1860 à 1.801 millions, s'élevait en 1882 à 5 milliards 416 millions etc., etc.

De tout cela, Pirmez concluait que « la masse générale des choses dont les habitants peuvent disposer est supérieure à ce qu'elle a jamais été, et que par conséquent le bien-être général doit être, si un vice capital n'est survenu dans la (page 189) répartition de la richesse, plus grand que dans un autre temps ».

Or le seul vice qui détruirait au préjudice de la masse ce bienfait d'une augmentation de la richesse publique, serait la concentration en un petit nombre de mains de cette richesse à côté de situations plus misérables, en un mot une plus grande inégalité sociale. « Mais déjà, continue Pirmez, on voit que la solution ne fait aucun doute. C'est la situation des propriétaires et des capitalistes qui est moins bonne, ce sont eux qui souffrent. Nulle plainte du côté du travail. S'il en est ainsi, il est clair que le changement qui s'opère est un rapprochement des conditions sociales. »

Et, s'appuyant sur des chiffres, l'auteur s'applique à démontrer que les baux, l'intérêt, etc.. étaient en baisse, tandis que le salaire grandissait.

« Si donc, continue-t-il, la répartition de la richesse, plus favorable pour les classes laborieuses, a réduit le revenu foncier, si elle a réduit le revenu d'un même capital, il est cependant indubitable que la somme de ces revenus, grâce à l'énorme accumulation de capitaux qui se fait chaque jour, a plutôt augmenté que diminué... La situation meilleure des classes laborieuses ne s'est donc pas faite aux dépens des autres classes prises dans leur ensemble. Ce qu'elles ont en plus n'égale pas l'excédent de richesse dont nous jouissons... La valeur et le revenu des choses fléchissent. La valeur et le gain de l'homme augmentent. » Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes.

D'une part la richesse augmente - le capital rapporte davantage, le travail est plus rémunérateur, cependant les capitalistes, pris en particulier, jouissent d'un revenu moindre parce qu'ils sont devenus plus nombreux - et cela, dit Pirmez, on ne peut le regretter. « Je n'ai aucune prétention à passer pour démocrate, écrit-il..., mais je ne puis m'empêcher de croire qu'une attribution plus grande du produit (page 190) industriel au travail constitue un progrès, parce qu'elle augmente la somme de bien-être existant dans la nation... Ce qu'on appelle la crise, c'est la révolution qui s’opère dans les rapports de la propriété et du capital d'une part et du travail de l'autre. Cette révolution a ses victimes. Ce sont ceux surtout qui, dépensant leurs revenus au jour le jour, ont vécu dans des loisirs trop confiants. Il tant les plaindre, mais surtout tirer une leçon de ce qui leur arrive. Le travail est devenu de plus en plus la vraie source de la richesse. Malheur aux familles qui ne le comprendront pas ».

Et tout cela, c'était, pour Eudore Pirmez. le résultat de la liberté : « Ne voit-on pas (c'est l'hymne final) comment la plus grave des questions, la plus digne d'être l'objet des méditations des penseurs, la question sociale, se résout par le jeu libre des forces économiques ? On avait redouté que les inégalités de classes s'aggravassent, qu’il y eût plus d'opulence à côté de plus de misère, que le capital opprimât le travail, que le sort fatal des classes inférieures fût de vivre sous la loi d'airain, avec le strict nécessaire pour subsister. Cette sombre perspective a disparu. Le résultat contraire à celui qui était annoncé s'est produit avec tant d'énergie, que le déplacement des revenus qu’il a entraîné a semblé une calamité, et l'on a cru à une ruine ou il n'y a que répartition nouvelle d'une richesse plus grande. La liberté résout ainsi, mieux que toutes les combinaisons des utopistes, le grand problème des inégalités sociales ».

1886 se chargea d'opposer à la philosophie optimiste d'Eudore Pirmez une réfutation sanglante. Le 26 mars, deux ans après le discours sur la crise, brûlaient les verreries Baudoux.

Pirmez aurait-il dit alors : Nulle plainte du côté du travail ?

A cette attitude de l'extrême libéralisme économique avant la crise, il serait intéressant d'opposer la position prise parmi les catholiques, par le jeune groupe social ; (page 191) nous en parlerons dans un chapitre suivant. Qu'il nous suffise de relever ici un petit fait, assez généralement ignoré, qui me paraît typique.

Le 6 décembre 1884. M. Charles Lagasse de Locht écrivait dans un petit journal populaire de Nivelles, un article qui est précisément la contrepartie du discours de Pirmez. Il nous semble intéressant d’y cueillir quelques citations : « Il est peu de personnes, lit-on dans Le travailleur du 6 décembre, qui ne se plaignent de la situation des affaires. La plupart estiment que uous traversons une crise importante et même dangereuse pour l'avenir de notre agriculture et de notre industrie. »

L'article renferme l'idée d'une enquête et d'un office du travail : « Une enquête est nécessaire. Pour être utile et complète, elle ne devrait point se borner à recueillir et à coordonner des résultats de statistique générale. Des types bien choisis, parmi les ateliers qui prospèrent et parmi ceux qui végètent, aussi bien dans le groupe des familles ouvrières en progrès et dans celui des familles en décadence, devraient être étudiés avec tous les détails d'analyse que comporte la méthode monographique... Il serait très simple d'avoir un bureau ouvert soit à Bruxelles, les jours de Bourse, soit à Anvers, pendant l'exposition prochaine, où chacun, après avoir décliné ses noms et qualités, serait admis à consigner par écrit et, à certains moments, de vive voix, les remarques diverses que lui suggère l'état de son usine, de son commerce, de son exploitation agricole. Ainsi fonctionnent à peu près, et avec grand succès, le bureau de statistique du travail institué en 1869 à Boston par l'État du Massachussets et des institutions semblables établies de 1872 à 1883 dans d'autres Etats de l'Amérique du Nord. »

E. de Laveleye, le représentant en Belgique du socialisme de la chaire, ne partageait pas non plus l'optimisme d'E. Pirmez : « M. Pirmez est optimiste, et je l'en félicite ; (page 192) mais l’est-il encore autant aujourd'hui qu'il y a deux ans ? Un homme tombe d'une tour. C'est charmant, dit-il, pourvu que cela dure ; mais quand il touche terre, il se casse le cou. Quand M. Pirmez a écrit son étude, on était au début de la crise. Depuis lors, elle s'est singulièrement aggravée et tout fait craindre qu'elle s'aggravera encore... M. Pirmez a raison de dire que le bon marché est en réalité chose indifférente. Qu'importe que nos revenus à tous soient diminués de moitié, si le prix de toute chose baisse dans la même proportion ? Mais ce que M. Pirmez ne semble pas avoir bien vu, ce sont les effets désastreux de la baisse des prix, pendant qu'elle se produit...» (E. de Laveleye, La crise et ses remèdes, Verviers 1886.)

On le voit, par ces quelques citations, tous ceux qui s'occupaient de questions sociales étaient loin de partager l'heureuse quiétude d'E. Pirmez.

Étudier la crise en elle-même, sort des limites de cette étude. Elle se lève à l'horizon, certains la prévoient, la pressentent, cherchent des remèdes, d'autres la nient ou la trouvent insignifiante ou même heureuse... Nous nous arrêtons. Après 1886, la question sociale va apparaître sous un jour nouveau. Un parti, qui n'avait guère encore joué de rôle dans notre pays, va bientôt s'affirmer, entrer en scène par un coup de théâtre dramatique. Avant 1886, le parti socialiste belge croissait à l'ombre, ignoré presque de tous. Son réveil va faire tomber bien des illusions, révéler bien des dangers insoupçonnés ; le vieux parti de l’économie libérale dominant jusque-là dans les sphères officielles, ira diminuant sans cesse, ne trouvant plus autour de lui que quelques fidèles espérant contre toute espérance. Nous ne pouvons nier que son œuvre historique fut, sous certains rapports, bienfaisante à l'ouvrier, mais son insuffisance à résoudre les gros problèmes de l'ordre économique et social (page 193 était manifeste. Les questions relatives au contrat de travail, aux devoirs des parties, la notion même de ces devoirs, n'apparaissaient guère dans les dissertations économiques ou juridiques. L'avenir va reprendre l'œuvre, avec des réflexions, des études, des expériences, et aussi des responsabilités nouvelles. Dès avant cette époque cependant, un courant s'était formé, et si parmi les catholiques, beaucoup sacrifiaient trop aux idées absolues de la liberté économique, ils la corrigeaient par la force supérieure de la justice, de la charité chrétienne et du patronage volontaire ; quelques-uns aussi comprenaient la nécessité d'une action coercitive ou impulsive des pouvoirs publics. C'est du groupe social catholique qu'il importe encore de parler plus longuement ; nous l'avons, à bon droit, réservé pour une étude spéciale.

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