Accueil Séances Plénières Tables des matières Biographies Livres numérisés Note d’intention

Etudes sur les théories économiques qui dominèrent en Belgique de 1830 à 1886 (partim)
MICHOTTE Paul - 1904

Retour à la table des matières

Epilogue

(page 453) Nous voici arrivé au terme de cette étude ; 1886 est la date que nous ne voulons point dépasser, elle marque le début de la période que nous vivons. L'histoire des théories économiques en Belgique, pendant le demi-siècle que nous avons parcouru, peut se résumer en deux mots : les luttes, puis la prépondérance de l'économie libérale. Ce retour vers un passé, qui n'est cependant que d'hier, nous jette dans un milieu profondément différent de celui où nous sommes aujourd'hui. On s'y trouve parfois dépaysé, on y respire difficilement, l'atmosphère est si autre, la tournure des esprits nous est si étrangère. C'est que le monde a marché depuis l'époque où la note dominante de l'économie sociale était le libéralisme. Trusts et cartels, syndicats, unions professionnelles et assurances ouvrières, législation du travail nationale et internationale, tels sont les éléments de l'économie contemporaine. De 1886 date en Belgique l'orientation définitive de ce mouvement.

Le réveil fut brusque, le libéralisme économique, dans toute la splendeur apparente de son triomphe, se laissait bercer par son optimisme naturel : Nulle plainte du côté du travail. Il était si habitué depuis 1850 à voir les choses marcher toutes seules.

(page 454) Nous l'avons dit cependant, tous ne partageaient pas ces illusions ; nous avons signalé et les leçons des économistes catholiques, et l'action populaire chrétienne.

A la veille de graves événements, une voix illustre était venue apporter, à Louvain même, les exhortations vibrantes de sa vaillante éloquence. Le 12 février 1885, le comte Albert de Mun faisait, à la Société Générale des Étudiants de Louvain, un discours retentissant dont le souvenir doit avoir sa place ici : « La liberté de l'Église, disait M. de Mun, et l'éducation chrétienne sont au fond de toutes les questions sociales et notre premier devoir est de les défendre sans trêve et sans défaillance. Mais c'est l'occasion de répéter ici les paroles que prononçait récemment, à l'assemblée tenue par les catholiques allemands, à Amberg, le chef illustre du centre parlementaire, M. Windhorst : « A côté de notre grande lutte pour la liberté de l'Église éclate la lutte sociale. Elle durera bien au-delà de la lutte religieuse, et ce seront les menaces des tempêtes sociales suspendues sur nos têtes qui mettront fin à la lutte religieuse ». C'est ma conviction. Nous marchons vers un temps où l'explosion des haines sociales, favorisée par la coupable inertie des classes élevées, par l'aveuglement ou la complicité des gouvernements et par le mépris légal de la loi divine, éclatera sur les nations imprévoyantes dans un long et tragique bouleversement. Ce jour-là, la guerre religieuse, si longtemps jetée en pâture aux passions populaires pour essayer de les contenir, ne suffira plus à leur emportement ; c'est à la société elle-même qu'elles s'attaqueront, et ceux qui ont applaudi au renversement des barrières élevées par le Christianisme, parce qu'en tombant elles laissaient un libre cours à leur ambition du pouvoir ou des richesses, ceux qui les ont vues s'écrouler avec indifférence, parce qu'il eût fallu, pour les soutenir, (page 455) s'arracher à leur mollesse ou à leur frivolité, les gouvernements qui les ont démolies par intérêt, et ceux qui les ont laissé tomber par faiblesse, tous ceux-là appelleront vainement à leur aide le secours des forces morales qu'ils auront méprisées, de la religion, de l'autorité, de la conscience, du respect des droits et des propriétés. Il sera trop tard ! L'heure de la révolte sociale sonnera par la faute et pour le châtiment de tous !

« Est-ce que je dis trop, messieurs ? Est-ce que je vois le péril trop grave et trop effrayant ? Mais écoutez donc ces terribles menaces qui s'élèvent de toutes les contrées de l'Europe et qui se traduisent, à certains jours, par des attentats sauvages dont frémit le monde civilisé ! »... (Comte A. de Mun, La question sociale, Louvain 1885.)

Un an à peine après ces prophétiques paroles, la Belgique était secouée par la tempête de la crise sociale qui allait marquer le début d'une période nouvelle.

La période que nous avons étudiée dans ce travail se divise elle-même en deux parties ; avant 1850, période d'intervention modérée, après, règne de plus en plus prononcé des principes économiques libéraux. Le régime douanier protecteur qui, en 1844, l'année où fut votée la loi sur les droits différentiels, attint son apogée ; l'exploitation des chemins de fer par l'Etat ; l'enquête linière de 1840 et les mesures protectrices qu'elle provoqua; la grande enquête de 1843 et le projet de loi sur le travail des femmes et des enfants, si complet et si catégorique ; les actes législatifs et gouvernementaux intervenant dans le domaine du travail à propos des crises linière et alimentaire, indiquent que la dominante de ces vingt premières années n'était pas encore celle du libéralisme économique, bien au contraire.

Les théories aussi, celles de Ducpétiaux, du comte de Coux et d'autres étaient loin d'être libérales et les courants sociaux de 1830 et 1848 secouaient le monde des idées. Charles Rogier qui ne fut pas un libéral à ce point de(page 456) vue, en subissait les influences. Puis nous avons vu s'ébaucher le système si particulier, en fait d'assurance et de patronage social, de la liberté subsidiée, encouragée et complétée par la création de la Caisse de retraite de 1850, par la loi sur les mutualités de 1851 et, en 1865, par la constitution de la Caisse d'épargne. En cette matière de prévoyance sociale, le pays suit toujours le même système dans ses caractères essentiels.

La réaction qui suivit les agitations troublantes de 1848 ouvrit l'ère de triomphe de l'économie libérale. Son premier acte fut pourtant chez nous, chose curieuse, un aveu d'impuissance. L'établissement de la Banque nationale par Frère Orban, mettant fin au régime de liberté antérieur, fut le premier pas du libéralisme économique à l'œuvre, ce fut une dérogation à ses principes nécessitée par la gravité des circonstances, il n'est pas sans intérêt de le constater.

Toute l'activité législative du libéralisme se tourna ensuite vers la solution de la question douanière. Ce fut certes son triomphe le plus éclatant et le plus décisif. La campagne libre échangiste fut, on peut le dire, brillante. Nous avons, d'une manière spéciale, mis en relief les noms des chefs de ce mouvement : G. de Molinari, Ch. Le Hardy de Beaulieu et Ch. de Brouckere. Comme théoriciens, on relève dans leurs œuvres des différences profondes, différences de tendance surtout, nous les avons notées ; cependant, sur le terrain pratique de la propagande antiprotectionniste on les trouve unis, combattant côte à côte avec brio et avec ardeur, jusqu'au jour de la victoire, en 1861.

(Note de bas de page : Au moment où nous corrigeons la dernière épreuve, nous arrive le 15 juin 1904 de la Revue économique, d'Anvers, relatant la fête célébrée par la Ligue nationale pour la liberté commerciale, à l'occasion du centenaire de la naissance de Richard Cobden. Des lettres inédites et des souvenirs peu connus ont été produits, notamment par M. de Cocquiel, un des lutteurs d'autrefois, par M. de Vergnies, gendre de Corr-Van Der Maeren avec qui Cobden entretint une correspondance, puis par M. Servais, exécuteur testamentaire d'A Joftroy, membre actif de la Chambre du commerce d'Anvers, à qui Cobden adressait en 1861 une lettre de félicitations et d'encouragement pour la campagne des libre échangistes belges Le célèbre agitateur anglais a donc pris, par ses relations et ses lettres, une part effective au mouvement belge.)

Après le régime douanier, les (page 457) questions financières préoccupèrent surtout les chefs du pouvoir, dans l'ordre des questions économiques. Sur le taux de l'intérêt, sur le régime des bourses et des sociétés anonymes, les principes de l'économie orthodoxe trouvèrent une application très large et bien suggestive. Faut-il rappeler son œuvre dans le domaine des questions ouvrières ? La loi de 1866 sur les coalitions, résultat de l'accord des deux partis dans les chambres, celle de 1883 sur les livrets et sur l'article 1781, corrigeant certains abus, je le veux bien, mais ne renfermant aucune idée d'organisation du travail, pas plus du reste que la loi de 1873 sur les coopératives ; ne dénotent-elles pas toutes trois, avec cette triste histoire des vaines tentatives de réglementation du travail de nos ouvrières et de nos petits ouvriers de 8 et de \0 ans, que le libéralisme économique était arrivé à se faire accepter presque unanimement dans le pays et au sein de nos deux partis nationaux. Il n'y a de réserve, et encore, que dans le vote de la loi sur la Caisse d'épargne qui procède d'une inspiration plus ancienne. Cependant, dans l'ordre de l'initiative privée, le bien de l'ouvrier préoccupait plus d'un esprit éminent, ses souffrances et ses misères émouvaient plus d'un cœur.

(Note de bas de page : Nous ne pouvons ici citer des exemples. Il nous coûterait cependant de ne pas remémorer, entre autres, les convictions généreuses, les initiatives charitables et chrétiennes d'un grand industriel et financier, le comte Ferdinand de Meeus, gouverneur de la Société générale, promoteur de caisses d'épargne et de prévoyance, d'œuvres de charité, en même temps que de fondations industrielles. J. Thonissen, « Vie du Comte Ferdinand de Meeus », Louvain 1863.)

Nous avons signalé dans ce domaine, l'action libre dans la prévoyance, dans les congrès, dans les premiers essais de coopératives et de banques populaires, dans les Assemblées des catholiques (page 158) à Malines où le concept du patronage chrétien fut exprimé avec tant d'éloquence par Charles Périn. Et ce nom nous rappelle ceux des économistes catholiques : de Coux, Périn et Ducpétiaux.

Les deux premiers, que l’ on peut considérer à bon droit comme les fondateurs en Belgique d’une économie sociale-chrétienne, profondément différente de l'économie orthodoxe par l’idée de la charité chrétienne inspiratrice des grands devoirs sociaux.

A côté d'eux c'est le nom de Ducpétiaux qui brille d’un vif éclat. Ducpétiaux. ce grand dévoué à la guérison des misères sociales, dont l'évolution de la pensée est si intéressante à étudier, mais dont l'amour du pauvre et de l'ouvrier fut toujours semblable à lui-même. Ducpétiaux, auquel le pays doit le monument statistique, resté célèbre : Les budgets économiques des classes ouvrières en Belgique.

Et puis, c'est cette vaillante phalange de la Fédération des œuvres ouvrières, si oubliée aujourd'hui, avec Clément Bivort ce pratiquant de l'Economie chrétienne, avec C. de Jaer l'auteur du programme social de 1871, avec Struyf, Limbourg. Onclair. avec tous ceux que nous avons cités.

Voilà l'école catholique qui, quoiqu'on en dise, se dressait vigoureuse et forte en face de l'école libérale, et plus tard, en face du socialisme renaissant. Certes, il y avait au sein même du groupe catholique des divergences sérieuses : Périn ne concevait pas l'action sociale de la même manière que certains membres de la Fédération ; Ducpétiaux. qui exagérait même parfois le rôle interventionniste du pouvoir, ne pouvait sur ce point s'entendre avec ceux qui plaçaient presque tout leur espoir de réforme dans l'initiative privée : mais, sur le terrain d'action de la charité chrétienne, sur la nécessité de relever les classes souffrantes et laborieuses, leurs noms et leurs cœurs se trouvaient unis dans une même pensée de dévouement et de travail.

(page 459) Hors de l’école catholique, se place, dans la critique du libéralisme, l'école philosophico-historique dont les représentants les plus connus turent en Belgique Huet et de Laveleye. L’œuvre négative, de ce dernier surtout, montra, avec justesse souvent mais non sans exagérations, l'erreur essentielle de l'Économie libérale. Le côté positif de leurs doctrines se ressentent malheureusement trop de conceptions morales et philosophiques, incomplètes et inexactes.

Tel est en raccourci l'histoire des idées économiques pendant les 50 premières années de notre indépendance nationale. (Dans ce résumé, nous ne parlons plus de Quetelet. Statisticien et philosophe, sa personnalité ne se range dans aucune école combattive)

On le voit, le libéralisme décidément vainqueur depuis 1850. a rencontré, dans l’ordre de l'Economie sociale des adversaires et des contradicteurs : Des adversaires par le fait, et parmi eux, je range tous ceux, catholiques ou non, qui sentaient que les principes absolus de la science orthodoxe étaient impuissants à résoudre tous les problèmes économiques et qui, par des œuvres et par des tentatives de législation, tâchèrent de remédier à ce que le libre jeu des lois naturelles aurait eu de trop douloureux : des adversaires par la méthode et par la pensée : nous les trouvons dans l'école catholique et dans l'école philosophico-historique. Il faut y joindre les théories, chaque jour plus actives et plus propagées, du marxisme collectiviste qui, depuis 1869, triomphait dans le groupe socialiste et prenait corps dans l'Internationale.

Cependant, de 1850 à 1886, la note dominante de l'Economie politique en Belgique fut et resta libérale. Ce n'est pas à dire, nous le répétons, que, pendant cette période, il n y eut aucune action sociale quelconque ; 1886 a sans doute réveillé plus d'un endormi, donné en un certain sens une orientation plus pratique et plus concrète à certains dévouements, mis au jour des situations douloureuses, des abus insoupçonnés et des faiblesses.(page 460) coupables, mais, avant 1886 déjà, on trouve, avec la thèse du devoir social, la pratique du dévouement et l'action chrétienne populaire.

L'histoire du libéralisme, à côté d'indifférences révoltantes, nous a fourni de cette assertion des exemples louables, quoique souvent timides ; l'histoire du groupe social catholique surtout nous a montré que la foi chrétienne savait toujours inspirer une charité active et une conscience des devoirs sociaux, dignes des plus beaux éloges.


Il ne nous appartient pas d'entreprendre ici l'étude de la crise elle-même ni de ses conséquences ; il nous faut signaler cependant, avant de clore ces pages, les deux directions dans lesquelles, en dehors de la poussée socialiste, l'orientation nouvelle de la pensée économique va produire ses effets ; il suffira, pour les marquer, de dire à quelles tendances répondaient la Commission royale du Travail et le premier Congrès des œuvres sociales de Liège, en 1886.

« Le sort des ouvriers, lit-on dans le rapport au Roi relatif à l'institution d'une Commission du Travail industriel, doit faire plus particulièrement l'objet de la sollicitude des pouvoirs publics. C'est surtout des faibles qu'il faut se préoccuper. La Belgique n'a pas manqué à ce devoir. Les sociétés de secours mutuels, organisées par une loi qui remonte à plus de trente ans, ont pris un grand développement et le Gouvernement accorde la personnification civile à celles qui se font reconnaître. Les Caisses de prévoyance en faveur des ouvriers mineurs jouissent du même avantage et étendent leur bienfait à près de 110.000 ouvriers. La loi sur l'entretien des enfants trouvés et abandonnés, l'amélioration du régime des monts-de-piété, l'institution de sociétés pour la construction des maisons d'ouvriers (mesure à laquelle Votre (page 461) Majesté s'est toujours particulièrement intéressée), l'établissement de la Caisse générale d'épargne et de retraite, l'organisation de conseils de prud'hommes ont produit, dans des ordres d'idées divers, des effets excellents. En même temps, les lois restrictives dont les ouvriers pouvaient se plaindre ont été supprimées : l'article 1781 du Code civil a été aboli, et les travailleurs peuvent se coaliser pourvu que ce soit pacifiquement. Ainsi, le capital et le travail occupent théoriquement le même rang dans la production de la richesse et c'est librement qu'ils règlent leurs rapports.

« L'initiative privée a, d'autre part, provoqué la création d'associations, de syndicats, de corporations et de patronages qui ont pour but l'augmentation du bien-être moral et matériel des classes laborieuses, et un grand nombre d'établissements industriels ont créé, au profit de ceux qu'ils emploient, des institutions spéciales de prévoyance et de charité.

« Il s'en faut cependant que tout soit fait, et le problème de l'amélioration du sort de l'ouvrier s'impose, au contraire, plus que jamais à l'attention de tous. L'évolution économique à laquelle nous assistons, le développement de la production dans tous les pays du monde et la baisse des prix, qui en est la conséquence, les effets de la libre concurrence dans certains pays et de l'adoption de tarifs protecteurs dans d'autres ont amené des difficultés imprévues et créé entre le capital et le travail un antagonisme plus apparent que réel.

« Le moment semble donc venu d'étudier avec ensemble et méthode l'état de nos populations ouvrières et des industries qui les emploient, et d'examiner quelles sont les institutions à créer ou les mesures à prendre en vue d'améliorer la situation. Dans ces derniers temps, les sciences sociales ont été l'objet de travaux considérables, des idées nouvelles se sont fait jour et des législations étrangères ont tracé des précédents qui sont dignes d'une étude attentive.

(page 162) « Ce travail, Sire, sera ardu el il soulèvera de nombreuses difficultés ; mais, plus il y a d'intérêts en jeu, plus il importe de chercher sans retard à les concilier et à les harmoniser. Nous savons, Sire, que nous répondons aux sentiments de Votre Majesté en soumettant à son approbation un projet d'arrêté royal instituant un comité d'étude composé de membres du Parlement, d'économistes et de publicistes. Il aura pour mission de s'enquérir de la situation du travail industriel dans le royaume et d'étudier toutes les mesures qui pourraient l'améliorer. L'attention constante que Votre Majesté apporte aux grands intérêts sociaux et la sollicitude qu'Elle a toujours montrée pour tout ce qui peut développer l'activité nationale et agrandir ses horizons, nous sont un sûr garant de la bienveillance avec laquelle Elle accueillera notre projet.

« Nous sommes, avec le plus profond respect,

« Sire,

« De Votre Majesté,

« Les très humbles et très fidèles serviteurs,

« Le Ministre des Finances.(Signé) A. Beernaert

« Le Ministre de l'Agriculture, de l’Industrie et des Travaux Publics (Signé) Chevalier de Moreau. » (Commission du Travail. Comptes rendus des séances plénières. Vol. IV, Bruxelles 1888.)

Dans la séance d'ouverture de la Commission du travail, M. le chevalier de Moreau détermina le plan d'ensemble des travaux de la Commission. (M. de Moreau, qui ouvrit les travaux de la Commission du travail, s'occupait depuis longtemps des questions sociales ; il était, depuis 1881, le premier président de la Société d'Économie sociale, dont nous avons noté plus haut la fondation, (p. 230)).

Certains extraits de son discours sont à citer, ils indiquent l'orientation que devait suivre l'enquête, l'esprit avec lequel elle devait être commencée.

(page 465) Le ministre proposait de diviser le sujet en trois groupes de questions :

1° Les unes concernant le régime du travail lui-même, son organisation au sein de l'atelier ;

2° D'autres ayant trait aux rapports existant entre patrons et ouvriers, rapports trop souvent empreints de défiance et qu'il importerait de pouvoir faciliter ;

3° Enfin une troisième catégorie se rapportant aux institutions de tout genre, destinées à améliorer le sort de l'ouvrier.

Dans le premier ordre d'idées, le Ministre résumait sa pensée en ces termes : « Travail des femmes, travail des enfants, repos hebdomadaire, mesures de précaution en matière d'hygiène et d'accidents, voilà les points concernant le régime du travail qui s'imposent à l'examen de la commission. Celle-ci pourra s'inspirer des législations étrangères, mais en tenant compte des faits existants en Belgique et de l'opportunité locale des mesures qu'elle proposera. » (Commission du Travail, vol. IV, séance du 28 avril 1886.)

Comme mesures propres à améliorer les rapports entre patrons et ouvriers, le chevalier de Moreau proposait la création de conseils de conciliation et d'arbitrage ; enfin, parmi les institutions destinées à améliorer le sort de l'ouvrier, il citait en toute première ligne les coopératives. « Les coopératives, disait-il, non pas celles de production, qui n'ont réussi que rarement, mais celles de consommation et de crédit, peuvent rendre de grands services. Tout récemment, M. Hubert Valleroux, un économiste français, en retraçait l'histoire ; et un écrivain belge exposait le régime du crédit du travail dans un mémoire qui fut couronné : je veux parler de M. l'ingénieur Hiernaux.

« En Belgique, le crédit populaire existe, et l'honorable (page 464) M. Léon d'Andrimont peut en revendiquer sa part d'honneur; mais, certes, il pourrait être plus répandu et plus populaire. D'autre part, les sociétés de consommation sont extrêmement rares dans notre pays, et leur nombre n'est rien en présence de l'extension qu'elles ont prises en France et surtout en Angleterre...

« Pourquoi ne pas marcher dans cette voie ? Mais ici le législateur n'a pas à intervenir ; c'est à l'initiative privée à agir ; la loi de 1873 sur les sociétés coopératives est là...

« La loi de 1851 sur les sociétés de secours mutuels a été conçue dans un esprit large, qui permet les plus utiles et les phis fécondes applications...

« Vous tiendrez compte aussi, messieurs, j'en suis convaincu, de l'influence prépondérante qu'exercent les idées morales et religieuses sur la nature des rapports existant entre les hommes. Quand chacun est pénétré des devoirs que la loi morale lui impose, bien des conflits sont étouffes dans le germe. Le malheureux - car il y en aura toujours - ne se sent pas isolé au milieu de ses semblables et sa misère, adoucie par la compassion qu'elle éveille, lui devient plus supportable. L'homme plus fortuné est récompensé par le respect qu'inspire sa conduite et par le sentiment d'un grand devoir social accompli.

Telle est la grande œuvre à la réalisation de laquelle le Gouvernement vous a conviés. »


Au mois de mars 1886, la grève s'était déclarée ; rapidement elle était devenue le pillage, l'incendie, l'émeute. Ces faits constituaient un avertissement. Le Gouvernement avait compris qu'après avoir réprimé l'émeute, il restait à en prévenir le retour. Il fallait aller aux ouvriers et écouter leurs plaintes, faire appel à tous les témoignages pour démêler dans leurs griefs le faux et le vrai ; il fallait reconnaître franchement les abus et rechercher de même les moyens propres à les (page 465) détruire ; ce fut l'œuvre de la Commission du Travail et de la grande enquête de 1886. Elle fut le point de départ de cette législation du travail qui se construit jour par jour, que tout homme sincère doit admirer déjà (Le R. V. Vermeersch. Manuel social, 2ème édition 1904, consacre à l'étude de notre législation sociale la première partie de sa belle œuvre. Nous ne pouvons qu'y renvoyer.) Ce fut une des voies dans lesquelles s'engagea le monde économique après 1886, il en est une seconde.

Peu de temps après le soulèvement révolutionnaire du mois de mars, l’Union nationale pour le redressement des griefs lança dans le public la circulaire suivante :

« Monsieur,

« Nous avons l'honneur de vous inviter à prendre part au Congrès d'œuvres sociales qui se tiendra à Liège les 26, 27, 28 et 29 septembre prochain, sous la présidence de Sa Grandeur Monseigneur l'évêque de Liège...

« La question sociale se dresse aujourd'hui devant toutes les nations civilisées comme le problème le plus redoutable de ce siècle. Une révolution terrible menace les peuples ; des faits récents montrent que la Belgique elle-même n'est pas à l'abri de ce danger. Il est donc inutile d'insister sur l'importance et l'actualité de la réunion projetée.

« Comme le disait, en 1884, le prince de Bismarck : « La question économique prendra de plus en plus le dessus sur une politique démodée. C'est là le courant de l'époque. vous brisera si vous lui résistez ».

« Au principe chrétien de la solidarité de toutes les classes de la société, la Révolution a substitué le régime de l'individualisme, sous lequel nous vivons depuis près d'un siècle. Éblouis par les grands mots d'égalité et de liberté, les hommes ont oublié la parole divine que tous les siècles (page 466) confirment : Vous aurez toujours des pauvres parmi vous ; ils ont oublié l’application chrétienne du précepte de Notre Seigneur Jésus-Christ : Aimez-vous les uns les autres ! Voilà pourquoi les nations souffrent ; voilà pourquoi elles seront ébranlées jusque dans leurs fondements, tant qu'elles n'auront pas restauré dans leurs mœurs et dans leurs lois les pratiques et les préceptes évangéliques.

« Le Gouvernement belge a mis à l'étude les questions économiques en se plaçant surtout au point de vue des lois qu'il pourrait avoir à proposer ou à modifier. Sans négliger cet objectif très important, le Congrès des œuvres sociales s'attachera principalement aux œuvres d'initiative privée, soit religieuses, soit économiques ; il aura à cœur de mettre en lumière les solutions chrétiennes des questions sociales.

« Notre appel s'adresse indistinctement à tous les catholiques, prêtres et laïques, hommes d'œuvres et hommes de loi, industriels et ouvriers ; tous nous les invitons à apporter au Congrès l'appui de leur expérience, le récit des œuvres qu'ils ont entreprises, l'autorité de leur nom... Le Congrès des œuvres sociales puisera sa force dans la valeur et le nombre de ses adhérents, dans leur union, dans leur sagesse.

« Veuillez agréer...

« Le Président, Léon Collinet, avocat à Liège.

« Les Secrétaires, Arthur Verhaegen, à Gand, Franz Schollaert, avocat à Louvain. »

Cet appel trouva dans le public un écho retentissant. Les Congrès de Liège, présidés par Mgr Doutreloux, furent le point de départ d'une action vigoureuse dans le domaine des œuvres sociales, d'un travail d'étude, sérieux et persévérant, dans l'ordre des problèmes économiques. Législation, études, œuvres, telles furent les voies, considérablement élargies, dans lesquelles entrèrent résolument (page 467) le Gouvernement, les classes dirigeantes, les ouvriers eux-mêmes. C’était une aurore nouvelle qui se levait. Un code nouveau allait s'élaborer loi par loi ; des écoles sociales allaient, sous une forme plus vivante, raisonner et discuter la question ouvrière ; un réseau d'œuvres allait jeter, parmi les travailleurs, les fondements d'une organisation du travail féconde, en un mot, la nation tout entière, émue des misères et des abus constatés, allait concourir à la grande œuvre du relèvement et de l'amélioration des classes ouvrières. La Commission du travail et le Congrès de Liège de 1886 marquent les débuts de celte période ; nous ne pouvons ici, en terminant, qu'en saluer l'aurore.

Retour à la table des matières