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Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830
VAN KALKEN Frans - 1910

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Frans VAN KALKEN, Histoire du royaume des Pays-Bas et de la révolution belge de 1830

(Paru à Bruxelles en 1910, chez J. Lebègue et Compagnie)

Chapitre IX. Des quatre journées au bombardement d’Anvers (21 septembre – 27 octobre). Le gouvernement provisoire

Plan des Hollandais en marche sur Bruxelles. La panique. La ville à la veille de l'attaque. Les Quatre Journées (23-26 septembre). Le Gouvernement provisoire (26 septembre). Soulèvement de toute la Belgique. Organisation du nouveau pouvoir exécutif. Proclamation de l'indépendance de la Belgique (4 octobre)

Dernières tentatives en faveur de la séparation administrative : séjour du prince d'Orange à Anvers (4-26 octobre)

Marche des volontaires sur Anvers : opérations de Niellon et de Mellinet. Bombardement d'Anvers (27 octobre)

(page 160) Ayant, dans la nuit du 20 au 21, été chargé de la mission de marcher sur Bruxelles, le prince Frédéric avait, à une heure du matin, adressé aux habitants de la capitale une proclamation, dans laquelle il déclarait venir, au nom des lois et sur la prière des citoyens d'élite, pour « rétablir l'ordre légal », troublé par une poignée de meneurs, au moment où son père s'occupait du sort des Belges, en collaboration avec les membres des États généraux. Il représentait son entrée à Bruxelles comme une simple mesure de police et, pour rassurer d'avance les esprits, promettait une amnistie dont seuls seraient exclus les auteurs d' « actes trop criminels » et les agitateurs étrangers. Bien qu'il fût à la tête de quatorze mille hommes environ, pourvus de vingt-six pièces d'artillerie (BUFFIN, Documents inédits, p. 172. L'auteur dresse le tableau complet des effectifs de l'armée mobile du prince Frédéric, d'après un document communiqué par le ministère de la Guerre hollandais, le 28 septembre 1909). Il (page 160) songeait si peu à une véritable opération stratégique qu'il annonça solennellement son arrivée pour le 23, s'attendant à être reçu en sauveur par la garde bourgeoise et à n'avoir qu'à « envoyer en avant les fourriers pour chercher à l'hôtel de ville les billets de logement. ». (FRIS, t. II, p. 170).

La nouvelle de l'approche des troupes néerlandaises provoqua néanmoins dans Bruxelles une profonde émotion. Les orangistes, un grand nombre de modérés, la plupart des anciennes familles, les négociants dont les affaires souffraient de la crise, se réjouirent en secret. Les uns se proposaient d'attendre, cachés chez eux, la fin du conflit, les autres se retirèrent momentanément en province. En apprenant que c'était le ministre de la Guerre et non le prince d'Orange qui était chargé de la répression des troubles - détermination du roi qui avait d'ailleurs provoqué de l'opposition de la part de ses ministres - ceux qui se sentaient compromis furent saisis de panique. La direction du mouvement leur ayant échappé, ils ne pouvaient croire à la possibilité d'une résistance. Gendebien, dès le 19, Van de Weyer et Rouppe, le 20, après leur expulsion de l'hôtel de ville par la populace, étaient partis pour Valenciennes. « Persuadé qu'il n'existait plus de moyen actuel d'agir pour l'indépendance belge, » Félix de Mérode s'était, « le 22, décidé à chercher un refuge dans le château de sa mère, à Rixensart, » puis à Solre-sur-Sambre (DISCAILLES, Ch. Rogier, t. II, pp. 4 et 5, cite une lettre de F. de Mérode au Courrier des Pays-Bas, du 15 octobre 1830). Arrivé à Valenciennes, le 22, De Potter y trouvait réunis à la table d'hôte de l'Hôtel du Grand Canard, les chefs de l'état-major de la garde bourgeoise : Van der Smissen et Van der Meere, les avancés de (page 161) l'ex-commission de sûreté, les ultras de la Réunion centrale et nombre de réfugiés français, partis de Bruxelles les uns après les autres. « Tous, sans exception, étaient au découragement, à l'abandon, à la débandade, » écrit-il dans ses Souvenirs (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, p. 125). Charles Rogier enfin quitta la ville le 23, à l'aube, par la porte de Hal, au moment où les premières salves retentissaient à la porte de Schaerbeek, et s'en alla, dans son irrésolution, errer dans la forêt de Soignes, restant à proximité du champ de bataille (JOSSON, Onthullingen, pp. 144 et 145).

Cependant, tous les leaders du mouvement séparatiste n'avaient point désespéré de la cause belge. Le baron Emmanuel Vanderlinden d'Hoogvorst, après la dissolution de la garde bourgeoise, s'était fait nommer « chef civil de la garde » et siégeait seul à l'hôtel de ville ; son lieutenant, Charles Pletinckx, cet ancien officier de cavalerie devenu propriétaire d'hôtel, rassemblait des volontaires dans le Brabant wallon ; l'avocat Plaisant et Lesbroussart, professeur érudit, lettré délicat, dont les circonstances avaient fait un soldat intrépide, parcouraient à cheval, sans relâche, le Hainaut, de Jemappes à Charleroi, de Seneffe à La Hestre-Morlanwelz ; Adolphe Roussel était accouru de Louvain, le 22, avec deux cents compagnons armés ; Ducpétiaux était prêt à combattre également, mais, s'étant à la fin de ce même jour rendu aux avant-postes en parlementaire, il fut fait prisonnier par les Hollandais et conduit à Anvers ; quelques Français aussi étaient restés, bien que se sachant exclus de l'amnistie : Grégoire, l'ex-général de brigade Mellinet, Parent, ancien sous-officier, neveu du maréchal Gérard, Engelspach, dit Larivière, (page 162) Bruxellois, fils d'un acteur alsacien, le burgrave de Culhat, au passé obscur, etc.

Le prince Frédéric ayant négligé de s'avancer à marches forcées sur Bruxelles, afin de s'en emparer par surprise, la population passa la journée du 22 en préparatifs de défense. Elle raillait les « messieurs de l'hôtel de ville avec leurs casaques noires », ces verdoemde kapoenen qui l'avaient abandonnée au dernier moment parce qu'ils n'osaient compter sur elle (JOSSON, Onthullingen, p. 145, d'après KESSELS, Précis des opérations militaires pendant les quatre journées mémorables de Septembre et dans la campagne qui s'ensuivit, p. 6). Cette population, composée des habitants des quartiers les plus pauvres (Note de bas de page : En dressant la liste des décorés de la Croix de fer, DE BAVAY, dans son Histoire de la Révolution belge, pp. 160 et suiv., a fort judicieusement établi que les premiers défenseurs de Bruxelles, le 23 septembre, appartenaient presque tous aux classes inférieures de la société), de paysans en sarrau, venus de Molenbeek, d'Ixelles, de Boitsfort, d'Over-Yssche, de Hal, de Louvain ou du Brabant wallon, de braconniers, de volontaires étrangers, hennuyers ou liégeois, ces derniers montrant un « zèle et une activité incroyables », selon Cartwright - complétait allègrement le réseau de ses barricades et braquait quelques canons aux portes de la ville (Lire les détails sur cette dernière journée de préparatifs dans WHITE, La Révolution belge, t. II, chap. III, passim). Le tocsin sonnait ; ceux qui voulaient se défendre se groupaient aux carrefours, derrière les tambours battant la générale ; les poltrons fermaient portes et fenêtres ou se préparaient des abris dans leurs caves. Ce jour-là, comme (page 183) la veille, des bandes téméraires allèrent tirailler à Zellick et à Dieghem-Evere, où l'on signalait des éclaireurs ennemis. Tout cela se faisait au hasard, sans ordres.

A l'hôtel de ville, d'Hoogvorst et quelques citoyens refusaient d'afficher la proclamation du prince Frédéric et, le soir, expulsaient quelques notables préconisant de renoncer à toute résistance. Les dernières heures furent angoissantes : une sorte de découragement parut brusquement avoir gagné les Bruxellois. Au théâtre de la Monnaie, où, comme à l'ordinaire, avait lieu une représentation, se produisit une petite manifestation orangiste ; ailleurs, des notables adressèrent subrepticement, au nombre d'une quarantaine, une pétition au prince Frédéric, le priant de se hâter. « Dans la nuit du 22 au 23, » rappelle Renard, un témoin oculaire, « il n'y avait pas quarante hommes armés qui veillassent. Nous n'étions peut-être pas trois cents disposés à la résistance, et disséminés sur une longue étendue. Il n'y avait ni chefs, ni pouvoir, ni plan arrêté, ni direction. » (DISCAILLES, Ch. Rogier, t. II, p. 5).

Nous ne décrirons pas ici dans tous leurs détails, après tant d'autres historiens, les péripéties des quatre héroïques journées de combat d'où naquit notre indépendance nationale (Sur les quatre journées, voir notamment : JUSTE, La Révolution belge, t. II, pp. 119 et suiv. ; DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 159-182 ; COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 179 et suiv., d'après les lettres de Cartwright ; FRIS, t. II, pp. 170-175). Soit qu'il ne disposât pas d'assez de troupes, soit qu'il considérât l'opération comme superflue, le prince Frédéric n'avait point suivi le conseil de ceux qui l'engageaient à cerner la ville. Il partagea son armée en quatre colonnes qui marchèrent simultanément sur Bruxelles, le 23 septembre, au matin.

Comme nous l'avons dit plus haut, il s'attendait à ce que ses régiments entrassent dans la (page 164) capitale sans difficultés. Les soldats de la IXe division, sous les ordres du général-major Schuurman, attaquèrent la porte de Schaerbeek, aux accents martiaux de la marche de la Muette de Portici (DU CHASTEL, 1830, p. 95). Ils furent accueillis à coups de canon ! Après un violent combat pendant lequel Schuurman et le général de Constant Rebecque, chef d'état-major, furent blessés, les grenadiers hollandais enlevèrent d'assaut les premières barricades, longèrent la rue Royale, au pas de course, sous le feu des insurgés, et occupèrent le Parc et les palais royaux. Cette opération, valeureusement conduite, leur avait coûté de grosses pertes.

Simultanément, une seconde colonne, commandée par le général-major Post, pénétrait à l'intérieur de la cité par la porte de Louvain et occupait le segment s'étendant de la rue Ducale à la porte de Namur. Moins heureux furent les régiments chargés de forcer l'accès de la ville basse. Les recrues de la petite colonne du général-major de Favauge, accueillies par un feu nourri de mousqueterie à la porte Guillaume (ou porte d'Anvers), rétrogradèrent, dans la soirée, vers le pont de Laeken ; quant aux escadrons du colonel van Balveren, ils tombèrent dans une embuscade, rue de Flandre, y laissèrent quarante morts, trente prisonniers, et durent, sous une pluie de pannes, de chaux vive, d'eau bouillante, de vitriol et de cendres brûlantes, fuir en une déroute restée légendaire.

Le plan de jonction des troupes hollandaises au centre de Bruxelles ayant échoué, le nœud de la résistance se trouva bientôt localisé place Royale, où les efforts de la première colonne venaient se briser contre la célèbre barricade élevée entre l'Hôtel de Belle-Vue et le Café de l'Amitié. Derrière ce solide (page 165) rempart, les séparant du Parc, se trouvaient des centaines de volontaires, tournaisiens et namurois pour la plupart. Là aussi le Liégeois Charlier, « la Jambe de bois », pointait avec habileté un des rares canons de la défense.

Malgré l'héroïsme du major d'artillerie hollandais Krahmer de Bichin, mortellement blessé en écouvillonnant lui-même une pièce, malgré la valeur de sa batterie qui perdit treize hommes sur dix-huit et tous ses chevaux d'attelage, malgré les efforts du major Nepveu pour tourner les Belges par les souterrains du palais royal et le Borgendael, les volontaires ne purent être délogés de leur position. A la nuit tombante, les Hollandais, épuisés après dix ou douze heures de combats incessants, se retirèrent dans le Parc et sur les boulevards extérieurs.

Le 23 septembre 1830 fut une journée décisive. Les insurgés, évalués à six mille hommes au plus, n'ayant ni chefs ni mots d'ordre, agissant « par petits pelotons », sans autre stimulant que leur antipathie naturelle pour les Hollandais, étaient parvenus, grâce à leur ténacité, à tenir en échec dix mille hommes de troupes régulières. Devant ce résultat, le prince Frédéric resta atterré. Lui qui, douze heures auparavant, croyait entrer en sauveur dans une cité livrée à l'anarchie, constatait qu'il allait devoir s'en emparer door bestorming of verwoesting (par l'assaut ou par la destruction) ! Perspectives également pénibles : l'assaut serait une opération sanglante et très aléatoire, comme le prouvait la défaite récente du maréchal Marmont dans les rues de Paris ; d'autre part, le prince ne pouvait songer à détruire la seconde capitale du pays, dont un certain nombre d'habitants - cachés à ce moment il est vrai - étaient pourtant restés fidèles à la maison d'Orange. Il fit deux fois, pendant la nuit du 23 au 24, preuve de grande faiblesse : d'abord en envoyant aux rebelles des parlementaires que la foule (page 166) reçut fort mal, et plus encore en cédant partiellement aux instances d'Emmanuel d'Hoogvorst, venu le trouver à son quartier général pour le prier d'évacuer la ville. N'osant s'y résoudre sans instructions du roi, il choisit une solution moyenne, inconséquente et bizarre: il consentit à limiter le champ des opérations militaires et promit de conserver une attitude exclusivement défensive. Par là il plaçait son armée dans la plus illogique des situations, la condamnait à une lutte sans gloire dont elle ne pouvait sortir que vaincue ; par là il avouait ses hésitations, son manque de compréhension de la situation, son impuissance.

Combien différente eût été sa tactique s'il avait pu se douter qu'à ce moment les barricades étaient désertes, les insurgés les ayant ingénument abandonnées pour aller, dans les cabarets voisins, raconter leurs prouesses, ou pour rentrer chez eux se reposer de leurs fatigues ! Mais le lendemain, dès l'aube, ils se trouvaient à leur poste et la lutte reprenait dans des conditions beaucoup plus favorables. La veille, la porte de Hal avait été laissée en dehors du champ des opérations par les Hollandais, « pour permettre à ceux qui se sentaient trop compromis de gagner les champs » (DU CHASTEL, 1830, p. 98). Raisonnement par trop ingénieux : ce fut par là que précisément des renforts affluèrent en un flot ininterrompu de la banlieue du Brabant wallon et du Hainaut.

Le 23, Emmanuel d'Hoogvorst avait été seul à l'hôtel de ville pour présider à la distribution des vivres et des munitions ; le 24, un noyau de pouvoir central révolutionnaire se constitua pour la formation d'une « Commission administrative », comprenant D'Hoogvorst, un ex-officier du génie nommé Jolly, et Charles Rogier, rentré dans la nuit en apprenant les succès de la défense. Cette commission conféra à un Espagnol d'origine (page 167) flamande, le lieutenant-colonel don Juan van Halen, militaire au passé romanesque, le titre de commandant en chef des patriotes, et confia à plusieurs étrangers : Grégoire, Engelspach, Chazal, Niellon, revenu précipitamment, Mellinet, Parent, De Culhat, des commandements subalternes. Sous la direction de ces chefs improvisés, la lutte s'orienta suivant un plan arrêté : envelopper les Hollandais dans le Parc. Les volontaires consacrèrent cette journée à se glisser par la rue du Coude, dans les souterrains et aux étages des principaux hôtels de la rue Royale, d'où ils purent tirailler à couvert avec leurs adversaires. Vers 4 heures, le prince Frédéric fit lancer sur la ville basse quelques obus qui mirent le feu à un manège. Cette menace n'intimida pas le peuple mais apeura la bourgeoisie aisée, et comme la Commission administrative avait intentionnellement répandu le bruit que les Hollandais se proposaient d'incendier et de piller Bruxelles, il (page 168) n'en fallut pas davantage pour rallier à la cause de l'insurrection, la classe moyenne, déjà ébranlée par les succès des rebelles. Le 25, les patriotes occupèrent le passage de la Bibliothèque et la ligne d'hôtels s'étendant jusqu'au coin de la rue de la Loi. Leurs progrès les ayant enhardis, ils refusèrent l'offre du prince Frédéric de créer une « administration provisoire ».

Electrisés par les encouragements de la Commission ainsi que par sa proclamation décrétant l'érection d'un monument national, à la place Saint-Michel (future place des Martyrs), en l'honneur des citoyens morts pour la cause de l'indépendance, ils faisaient preuve d'une intrépidité croissante, mais aussi d'une incorrigible imprévoyance, évacuant chaque nuit leurs positions malgré les exhortations désespérées de leurs chefs.

Le dimanche 26 septembre, enfin, se joua la partie finale. Entourés de légions de volontaires ayant quitté leurs foyers à l'appel des proclamations enthousiastes qu'ils distribuaient sur leur passage, les chefs politiques étaient rentrés dans la capitale. Par la sûreté de leur coup d'œil et par leur énergie, ils rachetèrent amplement leur faiblesse des jours précédents. Un gouvernement provisoire se forma, comprenant le baron Emmanuel Vanderlinden d'Hoogvorst, collaborateur au mouvement insurrectionnel dès la première heure ; ses deux auxiliaires Charles Rogier et André Jolly, puis les chefs de l'ex-commission de sûreté publique : le comte Félix de Mérode, Alexandre Gendebien et Sylvain van de Weyer. J. Vanderlinden en fut nommé trésorier, le baron de Coppin et Nicolaï, secrétaires. Le premier acte du nouveau pouvoir exécutif révolutionnaire - lequel prend désormais sa physionomie définitive - fut de délier les soldats de nationalité belge de leur serment de fidélité envers Guillaume Ier.

Le 26, la bataille fut plus vive que jamais. Les Hollandais, après trois attaques successives, vers la place Royale, durent évacuer les palais royaux et le palais des Etats généraux. Ils étaient entourés d'une zone de feu ; ils se réfugièrent dans les bas-fonds du Parc et, de là, dirigèrent une fusillade nourrie contre les révolutionnaires qui, par excès de bravoure, entraient par petits groupes dans le jardin public, soit pour y planter un drapeau, soit pour y accomplir quelque autre prouesse inutile. Dans l'après-midi, Niellon, avec trois cents hommes, faisant preuve d'une audace sans pareille, alla attaquer les Hollandais, vers Saint-Josse-ten-Noode et Schaerbeek.

Désespérant de l'issue de leur entreprise, le prince Frédéric et son entourage ne savaient à quel parti s'arrêter. Sauf De Constant-Rebecque qui ne songeait qu'à « écraser la canaille », les généraux hollandais étaient d'avis de battre en retraite, dans l'espoir d'attirer les insurgés en rase campagne et d'y remporter sur eux une facile victoire (DU CHASTEL, 1830, p. 106). Au général von Gagern, venant lui exposer ses inquiétudes en présence du soulèvement imminent de la Flandre orientale, le fils de Guillaume répondait, avec un sourire douloureux : « Vous demandez un bon général pour Gand ; c'est ici qu'il en faudrait un ! » Enfin, dans la nuit du 26 au 27, Frédéric donna à ses troupes le signal de la retraite. Vers 2 heures du matin le Parc était évacué.

Surpris eux-mêmes, à (page 170) l'aube du 27, en constatant l'issue favorable de la lutte qu'ils menaient avec tant d'héroïsme contre les régiments de Guillaume Ier, issue plus soudaine qu'ils n'avaient osé l'espérer, les Bruxellois consacrèrent ce jour à célébrer leur victoire. Par un temps radieux, ils se portèrent au-devant de De Potter, nommé également membre du Gouvernement provisoire, et le reçurent en triomphateur. Vingt mille personnes escortèrent la voiture traînée à bras de celui en qui elles voyaient toujours leur héros favori, l'irréductible adversaire des impôts sur la mouture et l'abatage, la victime des rancunes du roi, de Van Maanen et de Libry (DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, p. 36). Ainsi furent couronnées, par une apothéose, les journées de Septembre.

Nous ne discuterons pas ici qui, de Van Halen ou de Mellinet, contribua pour la plus grande part à leur succès. Le grand vainqueur, en somme, fut le peuple. Il avait détruit la révolution « bourgeoise », renversé toute autorité, défié le souverain, ses généraux, ses armées. Abandonné à son sort par les classes moyennes, il n'avait pas perdu courage. Sans doute, ce fut heureux que les chefs de l'Union revinssent aussitôt pour prendre la direction d'un mouvement qui, sinon, serait nécessairement devenu anarchique, mais déjà avant leur retour, dès le 23, le peuple, livré à ses propres forces, avait donné à la révolution une impulsion victorieuse.

Ce résultat avait malheureusement coûté aux patriotes des pertes plus sensibles qu'on ne le croit généralement. De part et d'autre, les combattants avaient déployé un courage admirable. Les troupes néerlandaises, comprenant de nombreux bataillons belges, qui tous accomplirent loyalement leur devoir envers leur souverain, perdirent, en morts et blessés, environ deux mille sept cents hommes. Quant aux Belges, ils eurent (page 171) à déplorer la perte de quatre à cinq cents tués et d'un millier de blessés (BLOK, Geschiedenis, p. 450. Par contre, M. BUFFIN, dans ses Documents inédits, p. 192, déclare que, selon des pièces officielles, les pertes hollandaises n'auraient été que de neuf cent et un officiers, sous-officiers et soldats tués, blessés ou faits prisonniers.). Ce n'était pas cependant payer trop cher un succès qui allait encore avoir pour effet moral de réunir définitivement la bourgeoisie, tant modérée qu'avancée, et le peuple, en une même volonté de conquérir l'indépendance.

La victoire des insurgés à Bruxelles produisit sur-le-champ, dans tout le pays, une exaltation intense (FRIS, II, p. 176). Déjà le 23, le général Cort-Heyligers et son armée, harcelés par des milliers de paysans, n'osaient forcer les portes de Louvain et se laissaient - à ce que l'on raconte - duper par la bourgeoisie tirlemontoise qui avait hissé sur les remparts de grands pots à beurre, en grès, ressemblant de loin à des pièces d'artillerie (DU CHASTEL, 1830, p. 134). Perdant un temps précieux, ils errèrent aux environs de Wavre jusqu'au 27, date à laquelle ils rallièrent le gros des forces néerlandaises. Partout, en Flandre comme en Wallonie, les campagnards, munis de fusils ou de piques, se mettaient en route pour la capitale, après avoir reçu la bénédiction de leur curé. Le clergé exultait de la défaite du roi hérétique et prêchait en chaire l'avènement des temps nouveaux. Cette agitation rurale, à tendances très cléricales, se transmettait jusque dans les villages les plus éloignés du Brabant septentrional, jusqu'aux bords de la Meuse et même du Waal (BLOK, Geschiedenis, p. 450). Les villes capitulaient les unes après les autres : Ath le 27, Mons le 29, Tournai le 30 septembre, Namur le 2, Philippeville le 3, Mariembourg le 4, Charleroi le 5, la citadelle de Liége le 6 octobre.

L'appel du nouveau pouvoir (page 172) aux soldats de nationalité belge, le 26, avait disloqué l'armée néerlandaise (WHITE, La Révolution belge, t. II, chap. IV; DU CHASTEL, 1830, p. 105.). Les troupes d'infanterie, étant depuis 1816 généralement en garnison dans leurs districts d'enrôlement, ne possédaient pas cette insouciance qui avait caractérisé les militaires du Premier Empire. Séjournant en grande majorité parmi leurs compatriotes, les soldats étaient attachés à nos populations par les mille liens de la foi, de la famille, des traditions et des habitudes. Des bataillons entiers se débandèrent. En moins de dix jours, tous les Belges, sauf les bourgeois d'Anvers, de Gand, de Saint-Nicolas et de Termonde restés fidèles aux Nassau, reconnurent l'autorité du Gouvernement provisoire.

Entre-temps, celui-ci s'était mis à l'œuvre avec la plus grande énergie. Ses membres étaient jeunes et manquaient d'expérience dans l'art de gouverner, ils n'avaient eu jusqu'à présent qu'à faire de l'opposition, à critiquer, à détruire. Mais grâce à leurs talents, à leur ardent patriotisme et à leur foi audacieuse dans l'avenir, ils surent accomplir, avec une promptitude extraordinaire, la plus difficile des missions : celle de fonder un État sur des bases solides et durables (BUFFIN, Documents inédits, pp. 248 et 249).

Leur collège étant judicieusement composé de représentants des deux grands partis politiques, l'on ne pouvait pas plus accuser la révolution de n'être qu'une manifestation radicale que la représenter comme une insurrection catholique. « Qu'il vous suffise de remarquer », écrivait à ce propos Rogier au député français Mauguin, « que cette soi-disant révolution de sacristie a aujourd'hui à la tête de son gouvernement tous jeunes hommes libéraux n'allant pas à l'église. M. De Mérode et un autre font seuls exception. » (DISCAILLES, Ch. Rogier, pp. 87 et 88).

(page 173) Plus d'une fois des conflits éclatèrent entre les membres du pouvoir, conflits résultant surtout de rivalités entre De Mérode et Gendebien ou entre ce dernier et De Potter. Mais ces querelles, inévitables entre personnalités fortement accusées, n'exercèrent jamais d'influence néfaste sur leur action collective (Sur ces querelles, cf. passim : DE POTTER, Souvenirs personnels, t. Ier, chap. XIX et XX).

Le 28 septembre, le Gouvernement provisoire créa une commission plus spécialement chargée du pouvoir exécutif : le Comité central, dans lequel entrèrent ses membres les plus déterminés, De Mérode, Van de Weyer, Rogier, De Potter et Gendebien. Ils se mirent à l'œuvre, ayant en caisse 10,36 florins! Le 4 octobre, ils décrétaient que les provinces belges, séparées violemment de la Hollande, formeraient un État indépendant, régi par une Constitution que devrait élaborer une assemblée élective, représentative et délibérante : le Congrès national (FRIS, II, p. 178).


Tandis que la révolution progressait par bonds gigantesques, le roi de Hollande s'efforçait inutilement de la maîtriser encore, par des mesures insuffisantes et des concessions trop tardives. Le 23 septembre, les deux Chambres s'étaient prononcées en faveur de la séparation administrative (COLENBRANDER, De Belgische omwenteling, pp. 187 et 188). Le 1er octobre, Guillaume nomma une commission pour examiner les modifications qu'il convenait d'apporter à la Loi fondamentale, en vue de la scission ; en attendant, il chargea, par arrêté du 4, le prince d'Orange d'aller provisoirement gouverner, en son nom, les parties de (page 174) la Belgique restées fidèles à sa Maison. Avec les ministres La Coste, Van Gobbelschroy et le duc d'Ursel, sept conseillers d'Etat, - parmi lesquels Reyphins, quelques référendaires et une dizaine de députés aux Etats généraux, tous de nationalité belge, le prince devait tenter un dernier effort de réconciliation entre les deux parties de la monarchie.

Aussitôt arrivé, il accorda aux Belges, par proclamation, une administration distincte, le libre emploi des langues, la liberté de l'enseignement, l'accès aux emplois publics en une large mesure ; bref, il satisfit aux exigences de l'Union des oppositions, telles qu'elles avaient été formulées six semaines auparavant. Mais on sait combien, depuis, les aspirations du Midi s'étaient transformées ! Se rendant compte que ses concessions venaient trop tard, le prince promit encore la responsabilité ministérielle et le jury ; le 6, il nomma une commission consultative de députés ; il entra en négociations secrètes avec le Gouvernement provisoire (FRIS, II, p. 179), intrigua auprès des gouvernements étrangers, bref, fit tous ses efforts pour obtenir la vice-royauté de la Belgique, seule solution qui lui parut, étant donnée la situation, offrir quelques chances de succès. Il était soutenu par plusieurs députés : MM. D'Aerschot, De Gerlache, Surlet de Chokier, De Celles, Lehon, De Brouckère, les uns restés fidèles au principe de la séparation, les autres souhaitant avoir le prince comme souverain d'un Etat belge tout à fait indépendant de la Hollande (BUFFIN, Documents inédits, p. 255. Cartwright à Lord Aberdeen, Anvers, 10 octobre 1830

Malheureusement pour lui, il ne fut pas appuyé dans sa tâche par son propre père qui, aigri par la défaite et craignant que le prince ne travaillât plus en (page 175) faveur de ses intérêts personnels que des siens, s'en défiait, le laissait sans instructions, sans pouvoirs, le contrecarrait sur tous les points. Malgré les échecs subis en septembre, Guillaume Ier n'avait pas renoncé à l'espoir de reconquérir le Midi. Au début d'octobre, il réclama l'intervention armée de la diplomatie étrangère et, le 6, appela son peuple sous les armes. De sorte que, tandis que le prince d'Orange et son entourage s'efforçaient de gagner les Belges par la bienveillance, il montrait ouvertement ses désirs de revanche et faisait rentrer Van Maanen au ministère de la Justice !

Le 10 octobre, le prince avait demandé au souverain l'autorisation de suivre les conseils des députés l'engageant à se laisser couronner roi des Belges. Guillaume fit mine d'y consentir, mais posa des conditions telles, qu'elles enlevaient toute valeur à son adhésion (BLOK, Geschiedenis, p. 456 ; BUFFIN, Documents inédits, p. 257. Cartwright à Lord Aberdeen, Anvers, 16 octobre 1830). Le prince d'Orange, par suite, se trouva dans une position de plus en plus fausse.

En Hollande, l'enthousiasme patriotique était au comble. Armateurs et gros négociants versaient des milliers de florins aux listes de souscription nationale ; bourgeois, étudiants, ouvriers s'enrôlaient, animés d'un esprit martial. Le prince savait que, parmi ses compatriotes exaltés, on blâmait ses efforts pacificateurs ; il avait appris que des chansonnettes satiriques l'accusaient d'avoir een echt Belgisch hart (un vrai cœur belge). Il ne pouvait se résoudre à rompre ouvertement en visière avec son père. D'autre part, un désordre extrême régnait à Anvers. Dans l'entourage du prince, « il se passait toutes espèces de scènes déplorables : des réconciliations, des récriminations, des brouilles. Il y eut des allées et venues à toute heure du jour et de la nuit. Le palais était une fourmilière ; on proposait, on élaborait (page 176) des plans. Force projets furent tour à tour adoptés, puis rejetés ; ce furent, pour la troupe, des ordres et des contre-ordres continuels. On ne vit jamais pareille confusion. Le vieux et brave général Chassé écoutait patiemment, mais n'exécutait pour sa part les ordres des princes que s'ils s'accordaient avec les instructions générales qu'il avait reçues de La Haye » (DU CHASTEL, 1830, p. 107).

Les Belges partisans du prince d'Orange auraient voulu qu'il montrât plus d'initiative, un esprit plus indépendant. Comme il restait hésitant, les députés et hauts fonctionnaires le quittèrent, ainsi que plusieurs officiers supérieurs qui lui avaient en vain proposé de le placer à la tête de l'armée et de marcher sur Bruxelles pour l’y couronner roi (DU CHASTEL, pp. 107 et 108)). Abandonné, au moment où les volontaires s'apprêtaient à marcher sur Anvers et où, dans cette ville même, éclataient des troubles, encore peu importants mais symptomatiques, le prince brûla ses vaisseaux : le 16 octobre, il lança, sans consulter le roi, une proclamation au peuple belge, dans laquelle, reconnaissant la situation créée par la révolte, il lui accordait le droit de choisir, en toute indépendance, ses députés au Congrès national et déclarait se mettre à la tête du mouvement énergique qui devait le conduire à la nationalité politique. Cette dernière tentative, faite quelques jours trop tard, constitua une faute irréparable : le 18, le Gouvernement provisoire déniait au prince d'Orange le droit de parler, comme il l'avait fait, de provinces ne lui appartenant pas ; le peuple, définitivement séparé des Nassau, restait impassible devant des promesses bien minimes en regard des actes audacieux que posait le nouveau pouvoir exécutif ; de leur côté, les Hollandais approuvèrent Guillaume Ier de retirer (page 177) aussitôt à son fils les pouvoirs qu'il lui avait conférés le 4, et de blâmer sévèrement sa désobéissance, le 20 octobre, en séance plénière des Etats-généraux. Vaincu, humilié, discrédité, le prince d'Orange adressa alors aux Belges, pour lesquels il nourrissait une affection sincère, une proclamation d'adieux et de vœux de prospérité, puis il se retira vers le Moerdijk, et, après quelques jours d'hésitation, finit par se rendre à Londres, au début de novembre, dans l'espoir de se faire pardonner, par une action diplomatique assidue, l'erreur pour laquelle il venait de tomber en disgrâce (BLOK, Geschiedenis, p. 456). Son départ rompit le dernier lien pacifique entre Belges et Hollandais ; désormais, les premiers, à de rares exceptions près, eurent tous pour programme : l'indépendance ; les autres, pour mot d'ordre : la revanche.


L'appel aux armes de Guillaume Ier, daté du 6 octobre, avait eu pour contre-coup direct de provoquer une exacerbation de l'esprit belliqueux en Belgique. Le Gouvernement provisoire élaborait un plan de campagne ne visant à rien moins qu'à l'expulsion complète des troupes hollandaises de notre territoire. Pour se débarrasser des bandes indisciplinées d'étrangers : légions des Amis du peuple, belgo-parisienne, belgo-anglaise, etc., qui s'étaient multipliées pendant les dernières semaines, le pouvoir exécutif commença par en envoyer une partie en Flandre, sous les ordres du burgrave de Pontécoulant, homme aventureux, plus déterminé que scrupuleux. Ces troupes improvisées appuyèrent, à Gand, le soulèvement fomenté par la « Société patriotique », y désarmèrent la vieille (page 178) garde civique orangiste et bombardèrent la citadelle où s'étaient réfugiés, vers le 15 octobre, les soldats du colonel hollandais baron des Tombes. Ces derniers ayant capitulé, les volontaires allèrent réprimer un soulèvement orangiste à Bruges, pénétrèrent en Flandre zélandaise, mais un échec, subi à Oostburg, le 1er novembre, mit un terme aux exploits trop souvent accompagnés de pillages de ces révolutionnaires cosmopolites (FRIS, II, p. 182).

Les opérations principales eurent un caractère plus discipliné, mais tout aussi hasardeux. Souvent comiques dans le détail, elles furent d'inspiration presque épique et conduites avec un réel héroïsme (Détails, cf. DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 191-214). Vingt-cinq à trente mille Hollandais, commandés par le prince Frédéric, le duc Charles-Bernard de Saxe-Weimar et le général Cort-Heyligers, couvraient Anvers, le long du Rupel et de la Nethe, de Boom à Lierre. Démoralisés par les désertions, ils constituaient cependant une force imposante, bien pourvue de canons et de cavalerie. D'accord avec le général Nypels, commandant en chef des forces mobiles belges, Niellon, nommé commandant en chef du Ier corps franc par le Gouvernement provisoire, (page 179) entreprit d'attaquer l'ennemi avec deux mille volontaires. Aux cinq ou six régiments de hussards et dragons des Hollandais, il ne pouvait opposer que deux cuirassiers, deux lanciers et un hussard, déserteurs portant la blouse bleue par-dessus leur uniforme ; son artillerie comprenait deux canons et un obusier ! (Pour les détails et autres particularités pittoresques, voir CH. NIELLON, Histoire des événements militaires et des conspirations orangistes de 1830 à 1833 (Bruxelles, 1868). On n'utilisera cependant ce livre tendancieux et partial qu'avec beaucoup de prudence) Elle était commandée par Herman Kessels, né en 1794, ancien marin de la flotte batave de l'amiral Verhuell, devenu lieutenant d'artillerie de milice en 1814-1815. Ce Kessels avait, sous le régime hollandais, végété dans les rangs subalternes de l'administration des finances ; peu avant la révolution, on le retrouve successivement dans différentes capitales de l'Europe, y exhibant une carcasse de baleine échouée à Ostende ; le Gouvernement provisoire le nomma commandant de l'artillerie mobile, le 28 septembre.

Disposant de forces restreintes, Niellon ne pouvait songer à vaincre ses adversaires par une attaque de front. Le 15 octobre, il passa le Démer à Aerschot, trompa habilement l'ennemi par une marche feinte sur Malines et entreprit un mouvement tournant vers Lierre. Le 16, il fut rejoint, à Heyst-op-den-Berg, par le comte Frédéric de Mérode, frère du membre du Gouvernement provisoire, et par l'acteur lyonnais Dechet, dit Jenneval, auteur de la Brabançonne. Il nomma sur-le-champ l'un commandant des volontaires de la Campine, l'autre chef d'état-major. Ce même jour, il attaquait inopinément Lierre, occupait la ville, évacuée par le colonel comte de Lens, à 2 heures de l'après-midi, s'y retranchait, le 17, et y résistait victorieusement à deux vigoureuses contre-attaques, le 18 - jour où Jenneval fut emporté par un (page 180) boulet - et le 19.

A la suite de cet exploit, l'armée du prince Frédéric, menacée sur son flanc gauche, se retira tout entière sous la place d'Anvers. Aussitôt Mellinet, à la tête d'une seconde colonne, composée en majorité de Bruxellois et de Luxembourgeois, se mit en route, occupa Malines le 20, enleva le pont de Waelhem sur la Nėthe le 21, et opéra sa jonction avec Niellon, à Vieux-Dieu, le 24. Ce même jour, les forces révolutionnaires réunies attaquaient Berchem et Borgerhout - faubourg où le comte Frédéric de Mérode tomba mortellement blessé - et, le lendemain, occupaient ces positions bravement défendues.

La nouvelle des succès éclatants remportés par les volontaires avait enhardi le petit peuple anversois, aussi patriote que la haute bourgeoisie commerçante était orangiste. Bien que le baron Chassé, lieutenant général, commandant de la forteresse d'Anvers, eût mis la place en état de siège, la foule se souleva, le 26 octobre, guidée par un ancien commis à cheval des douanes, François van den Herreweghe, délégué du Gouvernement provisoire pour la province d'Anvers, pilla un bateau contenant des armes et attaqua, par derrière, les soldats de service aux remparts et aux portes de la ville. Le lendemain, 27, de très bonne heure, une députation alla prier le général Chassé de consentir à un armistice. Celui-ci accepta, ordonna à ses troupes de se retirer dans l'arsenal et dans la citadelle, - ce qu'elles firent tout en essuyant le feu des insurgés, et livra à Van den Herreweghe les clefs des dix portes de la ville, à 9 heures du matin. C'est alors que les volontaires, grisés par la victoire, (page 181) commirent une incorrection dont les conséquences devaient être terribles pour notre métropole commerciale (Détails exacts et minutieux sur la rupture de l'armistice dans DE BAVAY, Histoire de la Révolution belge, pp. 198 et suiv. Voir aussi BUFFIN, Documents inédits, pp. 421 et suiv. Relation du bombardement de la ville d'Anvers, d'après les souvenirs inédits du lieutenant général baron Chazal).

A peine entrés dans la ville, Niellon, Mellinet et Kessels refusèrent de reconnaître la validité de l'acte passé, quelques heures auparavant, entre Van den Herreweghe, « fonctionnaire civil incompétent », et le commandant de la forteresse. En conséquence, ils sommèrent Chassé, vers midi, de leur livrer, avant 4 heures, la citadelle, l'arsenal, la flotte de guerre, tout son matériel et ses armes. Chassé s'y refusa, avec d'autant plus d'indignation que Van den Herreweghe, reniant ses engagements du matin, s'était rangé à l'avis des chefs des insurgés. Sur ces entrefaites, des volontaires ivres entrèrent en conflit avec des soldats réfugiés dans la citadelle et des marins des vaisseaux en rade. Des coups de feu furent échangés. Kessels, après avoir d'abord tenté d'apaiser la querelle, perdit brusquement patience et fit sauter à coups de canon la porte d'enceinte de l'arsenal, sans attendre l'heure où prenait fin la trêve accordée au chef de la place par les insurgés. Alors Chassé, encouragé à la résistance par le duc de Saxe-Weimar et d'ailleurs poussé à bout, prit une résolution extrême. De 3 heures et demie à 7 heures et demie du soir, il fit diriger, par son artillerie de forteresse et par les grosses pièces de la flotte du contre-amiral Koopman, une pluie de boulets rouges, de grenades et d'obus sur la ville dont, bientôt, des quartiers entiers furent en flammes. Mais il ne poussa pas plus loin les représailles et consentit, dans la soirée, à conclure un nouvel armistice, transformé, le 30, en un arrangement (page 182) suivant lequel les volontaires évacueraient la ville, Saxe-Weimar s'embarquerait pour la Hollande avec une partie de ses troupes, tandis que Chassé resterait en garnison dans la citadelle.

Le bombardement d'Anvers, acte accompli dans des conditions parfaitement légitimes au point de vue militaire, eut, au point de vue moral, un effet désastreux. Les Belges de cette époque en cherchèrent erronément les motifs dans des sentiments de basse jalousie commerciale de la part de leurs adversaires. Toutes les provinces furent profondément émues et la cause des Nassau reçut la plus mortelle atteinte, « Un fleuve de feu et de sang » séparait désormais la Belgique de la maison d'Orange et de la Hollande.

Cette catastrophe mit fin à l'extraordinaire campagne d'octobre 1830. En moins d'un mois, le sol de la Belgique avait été complètement délivré par une poignée de volontaires ; le prince Frédéric repassait la frontière et, le 28, établissait son quartier général à Breda. Déjà même, dans le Limbourg, le commandant militaire provincial Daine, démissionnaire, passait à l'offensive et occupait Roermond et Venlo, à la tête d'un détachement de volontaires belges, le 7 et le 14 novembre (BLOK, Geschiedenis, p. 450). Surpris lui-même de son facile triomphe, le Gouvernement provisoire n'avait plus qu'à récompenser les artisans de ses succès : il nomma Niellon général-major le 29 octobre, Kessels major d'artillerie le 1er, Mellinet général-major le 3 novembre.

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