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« Du gouvernement représentatif en Belgique (1831-1848) », par E. VANDENPEEREBOOM

Bruxelles, Librairie polytechnique d’Aug. Decq, 1856, 2 tomes

 

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TOME 1

 

QUATRIEME SESSION (1833-1834) (gouvernement Lebeau)

 

1. Le début de la session parlementaire : l’adresse au Roi, la mention honorable à la garde civique et la … volière aux oiseaux

 

(page 183) Ouverte le 12 novembre 1833 et close le 12 août 1834, la quatrième session dura neuf mois. Le discours du Trône annonçait la naissance d'un prince royal, gage de durée pour (page 184) la dynastie, motif d'espoir pour la nation. Mais Dieu, qui nous l'avait donné, vint bientôt nous le reprendre (Le prince Louis Philippe Léopold Victor Ernest, né à Laeken, le 24 juillet 1833, mourut le 16 mai 1834. Moniteur de 1834, n°143-145, détails sur ses funérailles et l'adresse de la Chambre).

 Comme pour constater son droit et sa volonté de se conformer à la prescription de l'art. 17 de la Constitution, le Gouvernement nomma, par son arrêté du 18 novembre 1833, une commission, chargée de la rédaction d'un projet de loi relatif à l'instruction publique, donnée aux frais de l'Etat  (Les membres de la commission étaient MM. E. C. de Gerlache ; le chevalier de Theux ; Paul Devaux ; le comte J.-B. d'Hane ; Ernst aîné, professeur à l'université de Liège ; de Behr, président à la cour d'appel de Liège ; L. A. Warnkœnig, professeur à l'université de Gand. Voir le projet de loi sur l'instruction publique, présenté par M. Rogier, le 30 juillet 1834).

La discussion de l'Adresse - rare événement - ne dura qu'un jour. En revanche, les débats sur le budget des voies et moyens absorbèrent douze séances. Il est vrai qu'à ces discussions financières se mêlèrent celles de la convention militaire, dite de Zonhoven  (Moniteur, supplément du n°233. 3 Moniteur de 1833, texte, n°333 ; discussions, n°338 à 346), et de la transaction faite entre le Gouvernement et la Société Générale pour favoriser l'industrie, du chef du versement au Trésor, à titre de provision et sauf caution, du solde (fr. 12,990,437-25), que possédait cette banque, comme caissier de l'État  (Moniteur de 1833, documents relatifs à la transaction et discussions, n°338, 340 à 363)

 Il faut se reporter aux préoccupations de cette époque, à laquelle tous les actes de la diplomatie excitaient les soupçons de l'opinion publique et des Chambres, pour comprendre la violence des attaques contre la convention de Zonhoven, qui, au fond, résultait de la convention du 20 mai 1833.

La transaction avec la Société Générale mettait à la disposition du trésor public une somme annuelle d'environ (page 185) 700,000 francs, qui, jusque-là, était resté entre les mains de cette banque. Le résultat principal était donc évidemment avantageux et de nature à faire passer sur les défauts de forme et de détail. Et, après tout, il fallait opter entre cet arrangement et une action judiciaire. Or, plaider ne vaut guère mieux pour les gouvernements que pour les particuliers.

Toutes ces discussions avaient été si vives contre le pouvoir, que M. le comte F. de Mérode, Ministre d'État, crut devoir les repousser par la boutade suivante : « A entendre les censures impitoyables, sans cesse à l'ordre du jour dans cette enceinte, on pourrait faussement se la figurer sous l'apparence d'une volière (on rit), qui contiendrait des aigles et des oies. (Nouveaux rires.) Les oies, bien entendu, représenteraient les individus qui ont appartenu ou appartiennent encore au Gouvernement (hilarité) ; les aigles, certains membres qui constituent la fulminante opposition.

 « Cependant la volière (explosion d'hilarité), qui me sert ici d'image, n'est certainement point occupée par deux catégories d'oiseaux si divers. (Rire général.)

« M. A. Rodenbach : La Chambre n'est pas une ménagerie.

« M. F. de Mérode : Tous, plus ou moins parfaits, ils diffèrent entre eux particulièrement par ce fait, que les uns reçoivent force gros et lourds coups de bec (nouvelle hilarité), que les autres distribuent avec un bizarre acharnement. D'ailleurs, on n'aperçoit, parmi les seconds, ni un plumage plus beau, ni des ailes plus vigoureuses, ni des yeux plus capables de fixer en plein midi le disque du soleil ; leur supériorité, si toutefois la chose mérite ce nom, consiste dans un gosier dont les ondulations sont plus intenses et pénètrent les oreilles, quelle que soit leur défectuosité !...» (Moniteur de 1833, n°343, supplément).

(page 186) Ce langage, évidemment trop figuré, n'était cependant pas sans un fond de vérité.

Un incident se présenta lors de la discussion du budget de la guerre. Nous ne croyons pas devoir omettre de mentionner une décision législative, honorable pour notre ville natale et pour nos anciens compagnons d'armes, par ce seul motif que nous y avons eu notre part. Dans la séance du 21 décembre 1833, M. le Ministre de la Guerre s'exprima ainsi : « J'ajouterai que le major Bischoff, commandant de la garde civique de Courtrai, et tous les officiers, dès qu'ils apprirent que le Gouvernement avait l'intention de les renvoyer en demi-solde, s'empressèrent de m'envoyer une lettre, par laquelle ils déclarèrent tous, indistinctement, qu'ils renonçaient à la demi-solde à laquelle ils avaient droit. Ils assuraient qu'ils croyaient donner une nouvelle preuve de leur dévouement et de leur patriotisme (ils avaient été mobilisés pendant deux ans), en assurant que, quoiqu'ils refusassent la demi-solde, ils seront toujours prêts à se rendre sous les drapeaux, si les circonstances l'exigeaient. »

M. Fleussu proposa que leurs noms et ceux des officiers des autres bataillons, qui avaient suivi cet exemple, fussent insérés au Moniteur. La Chambre adopta cette proposition, par acclamation. En conséquence, le Moniteur du 29 décembre 1833 contenait, dans sa partie officielle, ce qui suit :

« MINISTÈRE DE LA GUERRE.

« Sur le compte rendu à la Chambre des Représentants, dans la séance du 21 de ce mois, que tous les officiers du 3ème bataillon de la garde civique de la Flandre occidentale, commandé par le major Bischoff, avaient exprimé le désir, lors du renvoi des sous-officiers et soldats de ce bataillon en congé illimité dans leurs foyers, de ne toucher aucun traitement pendant ces congés et jusqu'à ce qu'ils fussent rappelés au service, si les événements viennent à l'exiger, (page 187) la Chambre a décidé que les noms de ces officiers seront honorablement mentionnés dans le Moniteur, ainsi que les noms des officiers des autres légions et bataillons des gardes civiques, qui ont suivi ce noble exemple de délicatesse et de véritable patriotisme.

« Le Ministre-directeur de la Guerre a, en conséquence transmis l'état nominatif ci-après, pour être inséré dans le Journal officiel. »

Suit l'état, en tête duquel se trouvent les noms des officiers du bataillon de Courtrai (Moniteur de 1833, n°363).

Le cabinet, déjà fortement menacé, se vit encore affaibli par la retraite d'un de ses membres. M. Goblet, Ministre des Affaires étrangères, donna sa démission, qui fut acceptée, le 27 décembre 1833. L'intérim de ce département fut confié à M. le comte Félix de Mérode, toujours sans ambition, mais toujours dévoué.

Le règlement de la Chambre dispose : « Art. 1er. A l'ouverture des sessions, le doyen d'âge occupe le fauteuil. » - « Art. 5. La Chambre, après la vérification des pouvoirs, procède à l'élection d'un président et de deux vice-présidents...» Le 14 janvier aucun de ces titulaires n'étant présent, pour la seconde fois, le doyen d'âge, M. Pirson, pour ne pas faire chômer la Chambre, occupa le fauteuil, du consentement de l'assemblée. Le lendemain, M. Verdussen voulut, à cause de cette circonstance, faire supprimer le procès-verbal et regarder cette séance comme non avenue. L'ordre du jour sur cette proposition fut prononcé à une très grande majorité et, depuis lors, cette marche a été constamment suivie, sans opposition. Ainsi s'est trouvée comblée une lacune du règlement (Moniteur de 1834, n°16).

 

2. L’affaire Dejaer et les élections communales de Liège

 

Une pétition donna lieu à de longues et vives discussions : (page 188) elle était relative à des actes émanés de la régence de Liège. Animé du désir de se conformer à l'esprit de nos institutions nouvelles, le conseil communal de cette ville avait décidé que ses séances seraient publiques. M. Dejaer-Bourdon, échevin, ayant été convoqué - le billet mentionnant la publicité de la séance, - répondit qu'il ne pourrait assister à de pareilles réunions, la résolution prise à cet égard lui paraissant illégale. Le conseil communal regarda cette lettre comme une démission et, malgré la protestation de M. Dejaer, résolut que les électeurs seraient convoqués pour pourvoir à l'élection de deux échevins manquants et de l'échevin prétendu démissionnaire. Le conseil communal, effrayé de sa propre témérité, suspendit l'exécution de cette résolution, jusqu'à ce qu'il eût été statué par l'autorité supérieure. Malgré cela, le collège des bourgmestre et échevins marcha en avant; les élections eurent lieu. Le Sénat avait renvoyé purement et simplement la pétition au Ministre de l'Intérieur. La Chambre discuta longuement et confusément la question de savoir si des explications seraient demandées au Gouvernement. Le Ministre de l'Intérieur avait dit que l'autorité compétente interviendrait. Le renvoi pur et simple fut admis à l'unanimité (Moniteur de 1834, n°18 a 22). De nouvelles discussions firent connaître que les états-députés avaient suspendu l'élection, sans être obéis; que le gouverneur avait annulé cette opération, par un arrêté, et que néanmoins les échevins avaient été installés. A la Chambre, quelques membres soutenaient qu'il fallait casser ces actes illégaux ; c'eût été compromettre l'autorité royale, si on n'obtenait pas un résultat meilleur : d'autres membres voulaient faire intervenir l'autorité judiciaire (Moniteur de 1834, n°42 et 43), moyen extrême, qui aurait élevé au rang de martyrs des membres d'un collège échevinal, qui employaient des moyens violents pour arriver (page 189) au progrès. Ce qu'il fallait, pensons-nous, c'était un petit bout de loi, présenté et adopté d'urgence et mettant un terme à un conflit administratif, plus bruyant que sérieux (Dans la séance de la Chambre du 24 février 1834, M. le Ministre de l'Intérieur déposa un projet de loi pour déterminer les droits du pouvoir royal et ceux de l'autorité provinciale, en cette matière. Ce projet n'eut pas de suite. Voir, le texte et le rapport au Roi au Moniteur de 1834, n°57).

 Cependant, à la veille de la discussion de la loi communale, de pareils actes, suivis de pareils débats, pouvaient amener deux résultats. Le premier, c'eût été d'empêcher le retour de tels excès de pouvoir par un luxe de mesures préventives; résultat funeste, car il ne faut pas corriger un abus isolé et passager par des restrictions générales et permanentes. Le second, c'eût été de soumettre certains actes des autorités communales au contrôle de certaines autorités hiérarchiquement supérieures, ou à l'approbation du Gouvernement lui-même; résultat bienfaisant, car il est de principe que, dans les gouvernements représentatifs, toute autorité grande ou petite doit avoir son contrepoids. Heureusement, ce fut cette dernière éventualité qui se réalisa. La loi communale disposa : « Art. 57. La démission des fonctions de conseiller sera donnée par écrit au conseil communal. » Elle règle, en outre, par ses art. 86 et 87, le mode de suspension et d'annulation des actes des autorités communales qui sortent de leurs attributions, qui sont contraires aux lois ou qui blessent l'intérêt général.

Dans sa séance du 14 décembre 1833, la Chambre avait rétabli le droit de 2 p. c. pour la vente des bois sur pied et des récoltes pendant par racines. Ce droit, fixé par la loi de frimaire an VII, avait été réduit à 1/2 p. c. par la loi du 31 mai 1824. La réforme de cette dernière loi n'était pas complète, puisqu'elle avait réduit aussi les droits sur la vente des fonds publics, et que la loi votée par la Chambre ne parlait  (page 190) pas de ces valeurs. La propriété foncière était donc seule atteinte. Admise à la Chambre par 53 voix contre 17, cette loi fut rejetée à l'unanimité par le Sénat (Moniteur de 1834, n°1-4) Ce fut la première, mais pas la seule fois que cette assemblée donna à ses décisions une apparence intéressée. Le rejet de la loi de succession devait mettre encore plus en relief ce sentiment de préoccupation personnelle, peu digne des mandataires de la nation ; cet oubli momentané des exemples nombreux donnés par les lords anglais, plus prompts à faire le sacrifice de leurs intérêts matériels que de leurs préjugés aristocratiques.

 

3. Le chemin de fer de l’Etat

 

Une de nos lois les plus populaires et les plus fécondes en utiles résultats, fut, sans contredit, celle du 1er mai 1834, décrétant les premières lignes de nos chemins de fer. Il fallait un ministre bien convaincu des besoins de notre jeune nationalité, pour oser, malgré les difficultés des circonstances et le vide du Trésor, proposer à la Législature une entreprise, que la puissante Angleterre venait seulement d'essayer (« L'inauguration du chemin de fer de Manchester à Liverpool est du mois de septembre 1830 (la loi qui l'autorisait est du mois de mai 1826). Les lois qui autorisent les autres chemins de fer anglais ne datent, à peu près toutes, que de 1833, au plus tôt. »  MICHEL CHEVALIER, au mot Chemin de fer du Dictionnaire de l'économie politique de Ch. COQUELIN) et que nul gouvernement du continent n'avait eu encore le courage de tenter sur une aussi grande échelle. M. Rogier, Ministre de l'Intérieur, eut cet insigne honneur; mais il n'obtint le succès qu'après une lutte opiniâtre.

Les opposants se divisaient en trois catégories. Les uns ne voulaient de chemin de fer à aucun prix : il serait cruel de citer leurs noms, aujourd'hui que la locomotive, parcourant toutes les parties du globe,

Verse des torrents de lumière

Sur ses obscurs blasphémateurs.

(page 191) - D'autres ne l'admettaient qu'autant qu'il fût mis en concession : ces calculateurs existent encore; ce sont ceux qui cherchent à faire adjuger notre voie ferrée à l'encan, afin de l'acheter eux-mêmes et de la revendre, en actions, gardant pour eux les primes. -  Plusieurs le repoussaient parce qu'il ne passait pas par leurs localités : les embranchements qui se sont greffés les uns sur les autres, ont anéanti, tout au moins décimé les rangs de ces impatients. Parmi ces derniers, les députés du Hainaut obtinrent une ligne vers la France et, en outre, un abaissement de péages sur leurs canaux, à dater de l'ouverture du chemin de fer de Liège à Anvers. Les assemblées nombreuses offrent ce mauvais côté, qu'il faut, parfois, pour y obtenir une majorité, accorder au-delà de ce qui est juste. C'est un inconvénient qui se manifeste spécialement dans chaque discussion de loi, établissant un certain nombre de travaux publics. Si ces exigences des intérêts locaux n'ont pour objet que des travaux utiles, c'est après tout la coalition la plus innocente et la moins dangereuse, dans un pays industriel et commerçant.

Le ministère soutint son projet avec une grande énergie, tout en faisant d'habiles concessions. Après dix-sept jours de vives discussions, il obtint le principe que le chemin de fer serait construit et exploité par l'Etat, à la majorité de 55 voix contre 35. Au vote sur l'ensemble, il y eut de nombreux opposants (Loi du 1er mai 1834, adoptée, à la Chambre, par cinquante-six voix contre vingt-huit ; au Sénat, par trente-deux voix contre huit. Moniteur de 1834, n°71 à 88, 119 à 122)

 Cette loi était comme une nouvelle assurance donnée au monde que nous voulions et que nous pouvions vivre comme nation. Les événements qui suivirent ce vote vinrent prouver combien notre position était, néanmoins, encore menacée et précaire.

 

4. L’incident Hanno

 

(page 192) L'histoire des révolutions nous enseigne que, à toutes les époques, les régimes nouveaux sont exposés pendant longtemps à des attaques, soit directes de la part des pouvoirs déchus, soit indirectes de la part de leurs partisans. Ce retour uniforme des mêmes faits s'explique logiquement. Les pouvoirs déchus apprennent, toujours trop tard, qu'il leur eût été facile de se maintenir avec la moitié des efforts qu'ils prodiguent en vain pour arriver à une restauration. Pour leurs partisans, avoués ou secrets, c'est une nécessité et, en même temps, une cause de ruine complète de devoir racheter, par le nombre et l'extravagance de leurs tentatives, l'inanité de leurs chances de succès. La Belgique ne pouvait échapper à cette fatale position. Plus de trois ans après son émancipation, elle en eut deux nouvelles preuves. Malgré les objections du gouverneur militaire de la forteresse de Luxembourg, le Gouvernement belge avait fait acte d'énergie, en faisant procéder à la vente des coupes ordinaires de la forêt de Grunenwald et au tirage de la milice de 1834, dans la partie allemande de cette province (Moniteur de 1834, n°19, motion d'ordre de M. d'Huart). Cette dernière mesure fut le prétexte d'une brutale violation des traités. Dans la nuit du 15 au 16 février 1834, un détachement de troupes de la Confédération, en garnison dans la forteresse, s'était porté à Bettenbourg (à trois quarts de lieue du rayon stratégique déterminé par la convention du 20 mai 1831), résidence du commissaire du district du Luxembourg belge, et avait enlevé ce fonctionnaire. Des adresses furent présentées au Roi par la Chambre et le Sénat. Elles protestaient énergiquement contre la violation du territoire et contre l'atteinte portée à l'honneur national : elles donnaient au Gouvernement l'assurance du ferme appui de la Législature pour toutes les mesures qui seraient prises dans le but d'obtenir une juste réparation. Le 28 du même mois, à l'intervention (page 193) de la Conférence de Londres et sur l'ordre de la Diète germanique, M. Hanno fut mis en liberté (Moniteur de 1834, n°50 à 68). Dans toutes ces circonstances difficiles, la Belgique put s'applaudir du choix qu'elle avait fait de la forme monarchique de gouvernement et du Prince auquel elle avait confié ses destinées. Le Roi, par le nombre de ses relations anciennes et par la force de son alliance récente, nous rendit favorables les puissances, qui eussent été nos adversaires, si nous avions opté pour la république, ou nommé un autre chef de l'État.

 

5. Les provocations orangistes et les pillages d’avril 1834

 

C'est peu d'avoir à souffrir de l'injustice de ses ennemis, quand on n'a pas à rougir de ses propres fautes. Le parti orangiste existait toujours parmi nous : il se composait d'éléments divers. Les uns s'y maintenaient par loyal dévouement au Gouvernement déchu ; les autres y étaient entrés, parce qu'ils avaient vu leurs positions anciennes détruites, ou leur industrie ruinée, sans compensation; plusieurs singeaient aristocratiquement le légitimisme français; un grand nombre redoutaient le retour de la puissance politique et temporelle du clergé. Les républicains et les mécontents de toute espèce soutenaient ce parti, non pas qu'ils désirassent la restauration des Nassau, mais parce qu'ils comptaient sur une nouvelle révolution, pour voir se réaliser leurs folles et coupables espérances; -toute fermentation engendre une lie. L'administration des biens séquestrés de la maison d'Orange, pour faire face à ses dépenses, avait résolu de vendre certains objets d'un entretien coûteux. La vente du haras de Tervueren eut lieu le 20 mars 1834. Quatre chevaux furent rachetés pour être offerts en hommage au prince d'Orange, au moyen d'une souscription dite nationale, ouverte à Bruxelles, à Liège, à Gand, à Anvers, et dans quelques autres localités. Les journaux du parti orangiste et du parti républicain firent entendre que-cette souscription était un vœu de retour, un appel (page 194) à la restauration. Les noms des souscripteurs furent publiés; l'aristocratie avait fourni un large contingent (Les noms furent publiés dans le journal le Lynx d'avril 1834). Dès les premiers jours d'avril, une certaine fermentation s'était manifestée dans les lieux publics de Bruxelles. Dans la nuit du 5 au 6 avril et dans la journée du 6  on se livra aux excès les plus déplorables contre les propriétés. Dix-sept hôtels et maisons furent pillés et saccagés, aux cris de : Vive le Roi! A bas les orangistes ! (Rapport de M. le Ministre de l'Intérieur, Moniteur de 1834, n°114). La répression fut tardive et molle, le Gouvernement dut en faire l'aveu. Sur le conseil de ses ministres, le Roi lui-même parut au milieu du peuple en furie, pour le rappeler à la modération : comme il s'était mis, à Louvain, à la tête de son armée, pour lui inspirer du courage. - Débuts agités d'une royauté, qui devait devenir si paisible ; tristes épreuves pour un Roi, honnête homme et brave soldat (Ce n'était pas la première fois que les orangistes s'abandonnaient à de pareilles manœuvres antipatriotiques. Au mois de janvier 1833, ils avaient ouvert des souscriptions pour les soldats hollandais, ayant fait partie de la garnison de la citadelle d'Anvers et prisonniers en France. Indépendant et Gazette d'Augsbourg, du 9 janvier et 18 février 1833).

Dans la séance du 22 avril, M. le Ministre de l'Intérieur fit un rapport sur ces coupables désordres; M. le Ministre de la Justice rendit compte de l'expulsion de quelques étrangers. Ce rapport et ces arrêtés furent discutés pendant cinq séances (Moniteur de 1834, n°115 à 120. Sur la liste des étrangers, ayant reçu l'ordre de quitter la Belgique (Moniteur de 1834, n°113), se trouvait le savant, l'illustre proscrit Joachim Lelewel. Heureusement pour l'honneur du pays, on lit en note ; « Exécution suspendue, le sieur Lelewel étant, en ce moment, occupé à rassembler les matériaux d'un ouvrage scientifique. » Bonne et douce science, tu sauves ou tu consoles tous les proscrits !). La légalité des arrêtés d'expulsion fut surtout contestée. M. Charles Vilain XIIII soutint le Ministère sur ce point. Nous plaçons ici un extrait de son discours, non que nous (page 195) partagions son avis, mais pour donner un échantillon de la hardiesse d'opinion et de la forme de style (ce discours était écrit) de l'honorable membre. « La légalité est un vieux manteau que je ne saurais respecter; endossé et rejeté tour à tour par tous les partis, porté, usé par tout le monde, composé de mille pièces, de mille couleurs, il est troué par les uns, raccommodé par les autres; il porte les souillures de tous ses maîtres ; la féodalité s'est assise dessus et lui a laissé une odeur de bête fauve que nos codes respirent encore; la royauté l'a foulé aux pieds et traîné dans la fange; la république l'a tout maculé de sang, car la guillotine fonctionnait légalement, en 93. Napoléon l'a déchiré partout, avec la pointe de son sabre et le talon de sa botte, et voilà ces lambeaux qu'on élève, aujourd'hui que tout tombe en poussière, religion, mœurs, patrie, famille, que tout tombe en dissolution; voilà ces lambeaux qui doivent sauver le monde. L'ordre légal est le dernier mot de la civilisation... (Sensation.) Ah! c'est une amère dérision! Oui, le mensonge, la fraude, le vol, la spoliation, l'injustice, ont besoin de la légalité, pour s'introduire chez une nation et s'y faire obéir matériellement; mais la vérité et la justice peuvent aller toutes nues, elles sauront toujours se faire respecter par tous les peuples. »

MM. Ernst et Dubus proposèrent la formule d'une adresse au Roi : elle devait contenir, quant aux pillages, un blâme direct contre le ministère, pour n'avoir pas pris les mesures capables de les prévenir ou de les arrêter; quant aux expulsions, un blâme indirect, en promettant de prendre en considération les mesures légales qui seraient présentées sur cet objet. Le premier paragraphe fut rejeté par 51 voix contre 27; le second, par 51 contre 31.

Il est difficile après de tels désordres, comme il l'est après un naufrage, de savoir si ministres ou pilotes ont fait tout leur devoir. En ne consultant que les faits matériels, on serait (page 196) tenté de croire que les agents du Gouvernement, peu fâchés de voir les auteurs des coupables menées révolutionnaires menacés par la colère du peuple, se seraient aperçus trop tard que cette intervention populaire dépassait leur attente. Il y a quelque analogie entre les désordres de cette époque et les troubles religieux de 1579, dans les provinces belgiques (Pillages des calvinistes et du peuple, à Bruxelles les 6 et 15 juin 1579. Voir DE POTTER, FOPPENS, SANDERUS, Chorographia, etc., t. I, p. 55. - Acta Sanctorum, junii, t. I, p. 418), et de 1780, en Angleterre (Les lois rigoureuses portées contre les catholiques avaient été un peu adoucies par un acte de 1778. Les protestants exaltés murmurèrent et il se forma, sur tous les points du royaume, des associations pour demander le rappel de cet acte. Georges Gordon, fils puîné du duc de Gordon, député au Parlement pour le bourg de Ludgarshall, se mit à la tête de l'association de Londres. II exalta le fanatisme du peuple à ce point qu'une émeute formidable éclata, le 29 janvier 1780. Ces troubles prirent, et ont conservé dans l'histoire, le nom de Gordon-griots, émeutes Gordon. Ils durèrent plusieurs jours, au cri de : No popery ! (plus de papisme !) La prison de Newgate fut forcée et incendiée ; des centaines da prisonniers furent relâchés. Le pillage et l'incendie s'étendirent sur plusieurs quartiers de Londres). Quand le peuple est surexcité jusqu'au paroxysme de la bigoterie ou du patriotisme, il devient une bête féroce; et si bonne que soit la cause qu'il croit défendre, il la compromet par des actes d'une incroyable sauvagerie.

Dans ce qu'on est convenu d'appeler les pillages orangistes, que de leçons aussi sur la fragilité du cœur humain et la mobilité de l'opinion publique ! A la tête de la liste de souscription, qui voit-on ? Des hommes, dont les ancêtres se sont illustrés dans nos vieilles luttes patriotiques et qui eux-mêmes, après avoir, dans un moment d'égarement, donné à un prince proscrit un gage d'attachement, deviennent de fidèles serviteurs de leur souverain légitime : des hommes, qui après avoir vu leur hôtel mis à sac et à pillage, pour suspicion de conspiration antinationale, sont portés, par les suffrages populaires, au sein du Parlement!... Qui pourrait, en pensant à de tels revirements, désespérer de soi-même, ou de l'avenir : qui pourrait se laisser affaisser sous le poids d'une faute commise, ou se courber sous le coup d'une injustice subie ?

(page 197) Pour éviter le retour de semblables provocations des partisans du pouvoir déchu et des vengeances populaires qui en étaient les déplorables suites, le Gouvernement proposa une loi  (Loi du 25 juillet 1834, adoptée, à la Chambre, par 64 voix contre 4, et 2 abstentions ; au Sénat, par 32 voix contre 3), ayant un caractère provisoire, contre les démonstrations orangistes et le port public des signes distinctifs d'une nation étrangère  (Moniteur de 1834, n°156 à 203).

 

6. Le vote, par le sénat, d’un conseil d’Etat

 

Dans le cours de cette session, le Sénat, usant de son droit d'initiative, avait voté une loi instituant un conseil d'Etat (La proposition faite par M. de Gorge-Le Grand fut reprise, après son décès, par M. Duval de Beaulieu. Moniteur de 1834, texte, n°49; discussions, n°94 à 126; loi adoptée, n°136) : elle tomba par suite de la dissolution de la Chambre. De son côté, la Chambre adopta, après vingt-six séances de discussions, la loi provinciale  (Moniteur de 1834, n°127 à 168) : mais le Sénat décida qu'il ne s'occuperait de l'organisation de la province qu'après celle de la commune. Quelques chapitres de la loi communale avaient aussi été adoptés par la Chambre, lorsque la clôture de la session vint interrompre cette discussion. Nous nous livrerons à l'examen de toutes ces importantes questions, au moment où elles recevront une solution définitive. Mais, puisque nous ne devons plus rencontrer la question soulevée et résolue par le Sénat, disons-en un mot, en passant.

Le conseil d'État, proprement dit, établi en France, depuis le 22 frimaire an VIII, n'a cessé de donner les meilleurs résultats (En France, le conseil d'État date de l'origine de la monarchie, sous le nom de Conseil du Roi : durant cette période, ses attributions furent plus ou moins étendues. Fortement amoindri en 1789 et 1790, il fut supprimé en 1791. Sous Napoléon - puissant et prompt dans toutes ses œuvres - il fut rétabli par la Constitution du 22 frimaire an VIII ; puis, investi de la connaissance des appels comme d'abus, par la loi du 18 germinal an X. Il ne fit que grandir, sous le Consulat et surtout sous l'Empire (1806), pour les affaires contentieuses, sans cependant être investi d'une juridiction propre, comme il l'est aujourd'hui. La Charte de 1814 n'en parle pas ; toutefois, la même année, ce conseil fut réorganisé, dénaturé, pour mieux dire. Durant les Cent Jours, Napoléon lui rendit quelques-unes de ses anciennes attributions. La nécessité força la Restauration à lui être moins défavorable (1815, 1824, 1828) ; ce qui lui valut de nouveaux ennemis à la tribune et dans la presse. La monarchie de 1830 lui fut très sympathique ; mais ce ne fut qu'après de nombreux échecs, et en 1845 seulement, que ce Gouvernement obtint la loi d'organisation. Après la Révolution de 1848, il fut maintenu, tout en perdant de son importance, par la loi de réorganisation de 1849. Depuis 1850, il s'est élevé, en compétence, plus haut que jamais, puisqu'il a acquis des attributions tout à la fois politiques, administratives et judiciaires. « Il concourt à la confection des lois ; il prépare et rédige les règlements d'administration publique ; enfin, il prononce, comme juridiction propre, en sa qualité de tribunal supérieur du contentieux. » Depuis son origine, c'est la première fois qu'il est investi de cette haute attribution : toujours, ses rapports ou avis, étaient soumis à la sanction du chef de l'Etat. En donnant cette analyse, nous n'avons voulu prouver qu'une chose, l'utilité du conseil d'Etat, puisque cette grande institution n'a échoué qu'une fois, pour se relever bientôt, au milieu des furieuses tempêtes dont la France a été battues si souvent. Aujourd'hui, il est devenu, on peut le dire, le premier corps de ce grand pays. Nous ne pensons pas que, sous le régime représentatif pur, il puisse conserver la dernière attribution, suivant nous exorbitante, qui lui a été confiée. Voir les détails les plus complets elles plus intéressants qui se trouvent au mot Conseil d'État, dans le Répertoire de Législation, t. XII, de DALLOZ). En présence de certaines dispositions de notre (page 198) Constitution, et notamment de celles que prescrit le chap. III, Du pouvoir judiciaire, il est douteux qu'il puisse être question de donner, chez nous, à un conseil d'État, une juridiction quelconque sur le contentieux, comme cela existe chez nos voisins. Mais cette institution, n'eût-elle d'autre mission que celle de rédiger les lois nouvelles et de les défendre devant les Chambres, serait encore d'une utilité très grande. Ce qui (page 199) manque généralement aux dispositifs de nos lois, c'est qu'ils ne sont pas toujours en harmonie avec d'autres prescriptions légales qui restent en vigueur; ce qui manque à leur discussion, c'est que les ministres, préoccupés d'autres soins, ne sont pas constamment assez attentifs ou assez habiles pour en écarter des amendements qui détruisent toute l'économie des lois elles-mêmes. Souvent inspirés par l'esprit d'opposition ou l'intérêt de parti, ces amendements n'auraient pas les mêmes motifs de se produire ou d'être maintenus devant une loi qui ne serait pas l'œuvre d'un ministre. Mais, d'un autre côté, quelles difficultés pour trouver un personnel digne de former cette institution nouvelle! Il faudrait rencontrer des hommes, réunissant de vastes connaissances théoriques et pratiques, rompus au maniement des affaires administratives, initiés aux intérêts multiples qui se croisent dans notre riche patrie, ayant la parole assez sûre et la réplique assez prompte, pour soutenir, au besoin, une discussion devant les Chambres. Indiquer la nécessité de la réunion de toutes ces qualités, c'est avouer aussi que ceux qui les possèdent sont rares, et plus rares encore ceux qui, les possédant, voudraient, pour le conseil d'Etat, quitter des carrières plus lucratives. Mais évidemment, une telle création serait éminemment utile, nous allions presque dire nécessaire. Car, les seuls dangers qui menacent notre régime représentatif, ce sont les lois imparfaites qui n'inspirent pas de respect pour le législateur; c'est aussi l'excessive longueur de nos sessions. Le public intelligent murmure et se lasse de ce qu'elles soient si souvent remplies de discussions oiseuses et traînantes, si vides de lois utiles et n'ayant pas besoin d'être fréquemment remaniées. Ce conseil serait un remède à toutes ces misères, à toutes ces infirmités parlementaires : mais il faudrait qu'il fût bien composé; là git la difficulté. La dépense n'est rien, car, en abrégeant ses sessions, le Parlement trouverait de l'argent de reste dans son propre budget, tout en gagnant en dignité, et, par conséquent, en (page 200) estime publique. Les ministres, de leur côté, n'auraient plus qu'à s'occuper de la bonne administration ; ils ne seraient plus à la merci de leurs bureaux ou des commissions pour la confection des lois, et quelques-uns d'entre eux -heureusement peu nombreux - n'offriraient plus ce triste spectacle d'hommes d'État insuffisants pour défendre une loi, par le motif qu'ils sont incapables de la comprendre dans toutes ses parties. Le cas échéant, il conviendrait, pensons-nous, d'adjoindre au conseil d'État le conseil des mines : ce dernier collège formerait une section de l'institution tout entière. On pourrait le changer aussi du contentieux administratif. Aujourd’hui, les ministres ont le droit exorbitant de décider, en dernier ressort, bien des questions. Une précaution à prendre, en instituant un conseil d'État, serait de stipuler, pour ses membres, la cessation des fonctions à un âge pas trop avancé, afin de maintenir, dans ce corps, l'énergie et l'amour du travail. Si un conseil d'Etat paraissait possible en 1834, il devrait exister en 1856; la graine des jeunes conseillers doit avoir levé et mûri depuis cette époque. En résumé, il faudrait recourir à cette institution, puisque l'exemple de la France et d'autres pays nous prouve qu'elle est éminemment utile pour la confection des bonnes lois. Or, faire une bonne loi n'est pas chose facile, s'il est vrai, comme le dit le grand Bacon, que : « Pour qu'une loi soit réputée bonne, il faut qu'il y ait certitude dans ce qu'elle exprime, justice dans ce qu'elle prescrit, facilité dans son exécution, harmonie entre elle et les institutions politiques, enfin, tendance constante à faire naître la vertu dans les sujets » (BACON, Aphorismes sur les lois).

 

7. Les modifications au tarif des douanes et le régime des enfants trouvés

 

MM. de Foere, A. Rodenbach et E. Desmet avaient proposé de modifier les lois de douane sur les lins, les fils et les toiles. Les deux premières parties furent écartées; et le tarif ne fut modifié qu'en ce qui concerne les toiles de lin, de (page 201) chanvre et d'étoupes (Loi du 31 juillet 1834, adoptée, à la Chambre, par 48 voix contre 15 ; au Sénat, par 24 voix contre 8. Moniteur de 1834, n°170 à 173,184 à 189, 203 à 205). MM. Lardinois et Biolley, représentant et sénateur de Verviers, qui se connaissaient en industrie, s'y opposèrent. Ils prouvèrent que c'était par la transformation et non par la protection qu'il fallait venir en aide à cette industrie souffrante. Dans la pensée de beaucoup de membres, ces mesures protectionnistes devaient relever l'ancienne industrie linière et retarder la venue de la nouvelle, et cependant elles n'ont point empêché la première de décliner sans cesse, la seconde de marcher à pas de géant. Les lois ne peuvent, heureusement, pas toujours arrêter le progrès.

Le ministère tout en intervenant fermement dans les discussions politiques et dans celles que soulevait l'initiative des membres des deux Chambres, ne négligeait pas non plus l'œuvre des lois d'organisation, suspendue jusqu'alors par d'autres préoccupations. Il avait présenté un projet relatif à l'entretien des enfants trouvés et abandonnés. Cette difficile question fut profondément débattue dans les deux enceintes.

Dans les temps et d'après le droit primitifs, les enfants trouvés étaient esclaves. L'empereur Justinien déclara les bâtards hommes libres  (Il fit établir (530) des hospices pour ces enfants ; ces établissements portèrent le nom de Brephotrophia). ; heureuse influence du christianisme sur les destinées humaines ! Les dépenses de leur entretien furent depuis mises à la charge de l'Église, à cette époque, unique refuge et seul soutien de toutes les infortunes  (En Italie les hospices d'enfants trouvés sont fort anciens ; en France, le premier fut établi, en 1638, par saint Vincent de Paul). Sous le régime féodal, en France et en partie en Belgique, ce furent les seigneurs hauts justiciers, jouissant du droit de déshérence, qui eurent à supporter cette dépense. L'abolition des privilèges de la noblesse amena aussi l'abolition de ses charges ; (page 202) des lois de 1789 et 1790 détruisirent cette obligation; elle fut reportée, par la loi de l'an V, sur la république. On appelait alors ces malheureux délaissés les enfants de la patrie. C'était comme une prime d'encouragement, un appât jeté aux sentiments dénaturés des filles-mères. A partir de l'an X, les départements furent tenus à cet entretien, l'État n'intervenant que par des subsides et les bureaux de bienfaisance par des secours. En ce pays, la législation a, depuis, souvent varié sur ce point. Sous le gouvernement des Pays- Bas, des arrêtés avaient mis cette catégorie de frais exclusivement à la charge des communes.

Cette fois, la Législature saisie de la question avait à résoudre des points pratiques fort importants : sur qui pèsera le fardeau de ces secours; faut-il maintenir les tours d'exposition ? (L'institution légale de tours date, en France, d'un décret de 1811). Quant à la première question, la section centrale proposait, contrairement au projet du Gouvernement, de charger l'État des frais d'entretien. Ce système ne prévalut pas, et l'on commença par distinguer deux catégories. Les frais d'entretien des enfants trouvés, nés de père et de mère inconnus, sont supportés, par moitié, par les communes sur le territoire desquelles ils auront été exposés, sans préjudice du concours des établissements de bienfaisance; et pour l'autre moitié, par les provinces auxquelles ces communes appartiennent. Cet amendement, proposé par M. de Theux, fut admis par 29 voix contre 26. C'était imposer la dépense à ceux qui étaient supposés l'avoir créée. Les frais d'entretien des enfants abandonnés, nés de père et de mère connus, seront supportés par les hospices et bureaux de bienfaisance du lieu du domicile de secours, sans préjudice du concours des communes. C'était les assimiler aux indigents ordinaires; et, ici encore, la mesure paraît équitable. L'État intervient dans les dépenses d'entretien des enfants trouvés, (page 203) par un subside annuel à répartir entre les provinces. D'après l'art. 5, « il n'est rien dérogé au régime légal actuel sur le placement, l'éducation et la tutelle des enfants trouvés et abandonnés. » Ceci touchait à la question, si controversée, des tours d'exposition. Le projet du Gouvernement portait : « Dans chaque province, un hospice, au moins, sera désigné pour recevoir les enfants trouvés ; - un tour sera placé à la porte de l'hospice qui recevra cette destination. » La section centrale proposait : « Un tour, au moins, sera établi, dans chaque province, pour recevoir les enfants trouvés. » Une discussion s'établit sur ce point : cette question appréciée si différemment par les économistes, fut, pour ainsi dire, tenue en suspens, puisque ces propositions ne furent pas admises et qu'on maintint le statu quo. Or, l'expérience, ici et ailleurs, est venue se prononcer contre l'utilité des tours d'exposition (Voir GOUROFF, Recherches sur les enfants trouvés, 1834. On y lit (pp. 448-452) : « Londres, dont la population est de 1,250,000 « habitants (et où il n'y a pas de tours d'exposition), n'a eu dans l'espace de cinq ans, depuis 1819 jusqu'en 1823, que 151 enfants exposés... et le nombre des enfants illégitimes, reçus dans les 44 maisons de travail (Workhouses), ne s'est élevé, dans le même espace de temps, qu'à 4,668 ; ce qui fait, année commune, 933. Par un contraste frappant, Paris, qui n'a que deux tiers de la population de Londres, a compté, dans les mêmes cinq années, 25,277 enfants trouvés... L'Angleterre ne s'occupa des soins à donner à cette catégorie de malheureux qu'en 1739. ») : ils ont été reconnus comme une excitation à l'oubli des soins et des devoirs maternels. En 1830, il existait des tours à Anvers, Malines, Bruxelles, Louvain, Gand, Mons, Tournai et Namur. Trois de ces établissements, ceux de Malines, de Namur et de Tournai, ont été supprimés depuis. La divergence d'opinion sur tous ces points neufs et délicats explique comment, au vote d'ensemble sur cette loi, se manifesta une forte opposition (Loi du 30 juillet 1834, adoptée, à la Chambre, par 36 voix contre 21 ; au Sénat, par 24 voix contre 8. Moniteur de 1834, n°66-124, 204-211).

(page 204) La statistique nous donne, cette fois avec des éléments positifs, de curieux détails sur cette partie de l'indigence publique (Exposé de la situation du royaume, 1841-1850, t. III, pp. 289-291). Nous avons, par province et par année, le nombre des malheureux enfants trouvés et abandonnés. Ces chiffres descendent d'un maximum de 3,265, pour le Brabant, au minimum de 0, pour le Luxembourg. Cette dernière province se distingue par une moyenne généralement fort basse sur ce que l'on pourrait appeler l'échelle du thermomètre de la moralité publique. Ses habitants ont conservé quelque chose de la pureté des races allemandes et des races agricoles. « Felices nimium sua si bona norint Agricolae ! »

Les frais d'entretien des enfants trouvés des deux catégories varient de 65 à 117 francs; la moyenne annuelle est de fr. 77-48. Le chiffre le plus élevé est celui du Luxembourg : cette population si morale a le bonheur de manquer d'expérience, en cette matière. Une question, que nous livrons à l'étude de ceux qui, à la Chambre, maudissent secrètement le chemin de fer et ouvertement ses trains de plaisir, est celle-ci : Le Luxembourg demeurera-t-il aussi moral, quand il sera relié au reste du pays, par la voie ferrée? Ce qui peut faire croire à la négative, c'est que, sur le tableau indiquant, pour vingt ans, le nombre des enfants abandonnés et trouvés, les chiffres ont beaucoup varié dans cette province : de 1831 à 1836, période de l'occupation militaire. le minimum était de 270 et le maximum de 339; tandis que de 1837 à 1850, époque où cette province a été laissée à elle-même, les chiffres ont flotté entre un maximum de 18 et un minimum de 0, se reproduisant deux fois (1843 et 1845). Les statisticiens nous donneront la clef de ce mystère.

 

8. La question des céréales

 

 La question des céréales revint encore une fois devant le (page 205) Parlement. La loi fut provoquée par une proposition de M. Éloy de Burdinne. Elle avait pour but la protection des intérêts agricoles et reposait sur le système de l'échelle mobile des droits d'entrée, de sortie et de transit, selon le prix moyen du froment et du seigle, d'après des mercuriales à former, chaque semaine, sur les ventes opérées dans 10 marchés régulateurs. Voici ce tarif :

La loi fut admise après de longues discussions (Loi du 31 juillet 1834, adoptée, à la Chambre, par 41 voix contre 19 ; au Sénat, par 27 voix contre 2. Moniteur de 1834. n°189 à 208). C'était un pas de plus fait dans la voie protectionniste, et l'expérience a prouvé, à satiété, que la spéculation amenait, à son gré et sans  (page 206) grands sacrifies, les changements dans les prix officiels qu'elle croyait favorables à ses intérêts du moment. Il ne fallait pour cela qu'opérer sur quelques marchés régulateurs. Nouvelle preuve de l'inefficacité des moyens réglementaires en cette matière.

Les deux lois douanières des toiles et des céréales ne reçurent pas l’appui du cabinet. Au vote sur la loi relative aux toiles, M. de Mérode vota pour; MM. Rogier et Lebeau étaient absents. Au vote sur la loi des céréales, M. Rogier vota contre, MM. Lebeau et de Mérode étaient absents. Certes, ce ne fut pas là la cause efficiente, mais ce pouvait être le précurseur de la dislocation prochaine du ministère.

 

9. La dislocation du ministère Rogier-Lebeau

 

Dans la séance du 1er août 1834, MM. Lebeau et Rogier vinrent annoncer leur retraite du cabinet, déclarant qu'elle n'était occasionnée ni par la situation des affaires extérieures, ni par des motifs parlementaires. A ne consulter que les documents officiels, rien de plus obscur que la cause réelle de cette chute ministérielle. Mais de l'ensemble de la polémique soulevée par la presse et de la tradition, on peut conclure qu'elle a eu lieu à la suite d'une démission, plutôt reçue que donnée. Il ne faut pas perdre de vue que, à cette époque, on exploitait habilement, contre le parti libéral, cette accusation peu fondée, qu'il n'était pas gouvernemental. Malheureusement, les troubles, survenus sous ce ministère, avaient donné quelque poids à ce grief, moins juste qu'intéressé, plus personnel que patriotique. On prétendit même que la diplomatie étrangère joignit, en cette occasion, ses efforts à ceux de l'opposition intérieure. Le procédé des opposants ayant réussi, on le répéta : nous indiquons, dès à présent, et nous établirons plus tard, la filiation entre la crise de 1834 et celle de 1841. Il a fallu la longue et utile présence des libéraux aux affaires, avant, pendant et après les événements de 1848, autrement graves que ceux de la présente époque, pour prouver que le parti catholique avait tort, en ce moment, de s'adjuger (page 207) à lui seul l'habilité au pouvoir et, par conséquent, son monopole.

La durée de ce ministère fut courte et sa position agitée. Un moment composé de deux titulaires seulement et de trois intérimaires, deux fois démissionnaire, mal soutenu malgré une dissolution de la Chambre, sans cesse aux prises avec les plus grandes difficultés venant du dehors et de l'intérieur, il tomba, comme épuisé par cette lutte incessante. A cette époque orageuse, une année de ministère valait une campagne; elle aurait pu compter pour deux, comme dans l'armée. Ce passage aux affaires ne fut ni sans honneur pour les hommes qui le composaient, ni sans utilité pour le pays. Il donna une direction habile et heureuse à nos négociations diplomatiques; il soutint avec talent de grandes discussions; il présenta un projet de loi sur l'enseignement donné aux frais de l'Etat (Séance du 1er juillet 1834) ; et, par-dessus tout, il obtint de la Législature la loi du chemin de fer, dotant ainsi la Belgique, avant tous les autres États du continent, de ce puissant instrument de civilisation et de progrès matériels. Et malgré tous ces mérites, il fut très peu populaire, à cette époque. La principale cause en était, qu'ayant tenté vainement et de bonne foi sans doute de se retirer, il avait été forcé, pour se maintenir, d'en arriver à une dissolution. Aux élections de mai 1833, il fit combattre, à outrance, et avec succès contre quelques-uns, beaucoup de ses anciens amis et compagnons de lutte au Congrès, hommes de talent et de probité politique, avec lesquels il ne différait d'opinion que pour le moment et sur la seule question extérieure. Jamais on n'a pardonné entièrement ces éliminations à MM. Lebeau et Rogier, présumés d'en avoir été les principaux auteurs. Nous aurions aussi une réserve à faire à l'égard de ces deux membres du cabinet, c'est qu'ils acceptèrent une position élevée de la part de leurs successeurs, (page 208) parmi lesquels se trouvaient deux de leurs ardents adversaires. A notre sens, on ne doit pas recevoir de faveurs politiques de telles mains. Du reste, ils finirent par s'apercevoir eux-mêmes de cette fausse position et par s'en débarrasser, un peu tard, pensons-nous (Arrêtés royaux du 5 avril 1840, acceptant la démission de gouverneurs de MM. Lebeau et Rogier.)

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