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Albert Ier chez Guillaume II (Posdam, novembre 1913)
BEYENS Eugène - 1930

BEYENS Eugène Albert Ier chez Guillaume II (Posdam, novembre 1913)

(Paru dans la « Revue des Deux mondes », centième année, juin 1930)

(page 819) Quelques-uns de nos jeunes officiers, excellents cavaliers, avaient figuré avec succès dans des concours hippiques en Allemagne, comme leurs puînés s'en vont aujourd'hui jusqu'à Rome disputer les trophées des belles réunions sportives qui ont lieu dans le décor classique de la villa Borghèse. Il en était résulté entre eux et leurs concurrents allemands des relations amicales qui s'affirmèrent, au mois d'octobre de 1913, par une invitation à aller courir un cross-country dans les environs de Didenhofen (Thionville). Dès que j'en fus informé, j'écrivis à Bruxelles pour déconseiller d'accepter. A mon avis, nos officiers pouvaient se montrer partout en Allemagne, sauf en Alsace-Lorraine, où leur présence serait loin de passer inaperçue. La presse allemande se chargerait de l'annoncer à tous les échos. Que les Français eussent renoncé à entamer une lutte mortelle pour reconquérir les provinces dont leur patrie avait été cruellement amputée, j'en étais convaincu. Mais ce n'était pas à nous de réveiller dans leurs cœurs d'anciennes blessures, de raviver leurs regrets et de provoquer des polémiques irritantes, en allant parader sur ce terrain brûlant à côté des Allemands. Mon conseil fut écouté et l'invitation déclinée par nos officiers qui alléguèrent les exigences du service.

(page 820) Autant il importait de ne pas froisser nos amis Français, autant il était nécessaire de cultiver les bons rapports qui s'étaient raffermis entre la Belgique et l’Allemagne depuis l'avènement du roi Albert. N'était-ce pas, du reste, la tâche que j'avais assumée, lorsque j'avais été choisi pour représenter le gouvernement belge à Berlin ? Situé entre deux grands voisins, notre pays devait ménager également ce double voisinage. Une occasion s'offrait précisément de satisfaire la susceptibilité toujours en éveil de Guillaume II et de lui montrer le cas que notre Roi faisait de sa nomination de chef du 2ème régiment de dragons. D'autres souverains, à qui pareil honneur était échu, ne s'étaient pas contentés de faire don, suivant l'usage, de leur portrait et d'une pièce d'argenterie au mess de leur régiment allemand ; ils étaient allés l'inspecter et s'asseoir à la table des officiers. La saison s'y prêtant, le roi Albert s'était décidé suivre dès maintenant leur exemple.

Je fus chargé en conséquence d'annoncer sa prochaine visite à Lunebourg, d'où il se proposait de se rendre Potsdam pour y saluer l'Empereur et l’Impératrice.

Cette nouvelle causa une vive satisfaction à la cour impériale. Je télégraphiai à Bruxelles, le 25 octobre : Régiment de dragons sera prêt à être inspecté par le Roi à Lunebourg, le 5 novembre. L'Empereur recevra avec grand plaisir la visite du Roi à Potsdam, le 5 ou le 6 novembre, comme il conviendra à Sa Majesté. »

Il restait arrêter le protocole très simple de cette visite Le Roi ne serait pas accompagné de la Reine et désirait conserver à cette nouvelle entrevue un caractère d'intimité. De Potsdam, il voulait aller incognito dans la capitale allemande et y passer une journée. Comme ma femme se trouvait encore l'étranger auprès de sa mère, sa présence fut jugée inutile à Berlin, vu l'absence de la Reine. Par une tiède journée de Toussaint, je me rendis à Potsdam, afin de convenir avec le comte d'Euleburg, grand-maréchal de la cour et grand-maître des cérémonies, des détails à régler. Quoique la visite du Roi fût en quelque sorte privée, une distribution de décorations des fonctionnaires de la cour et des ministères impériaux devait être prévue, les Allemands étant en général très friands de cette manne officielle. Le département des Affaires étrangères m'envoya, pour m'aider à faire ces largesses et modérer au besoin mon (page 821) penchant à la libéralité, le directeur des ordres et de la noblesse, M. de Ridder, qui était fort de mes amis.

Le roi Albert à Postdam

Avant Lunebourg, le roi Albert, accompagné d'un aide de camp, le major comte de Jonghe d'Ardoye, et d'un officier d'ordonnance, le capitaine commandant du Roy de Blicquy, s'était arrêté à Hambourg. Passionné de questions maritimes, très entendu en navigation, il avait tenu à visiter un des grands transatlantiques récemment lancés par la célèbre Compagnie Hamburg Amerika Linie. Il eut ensuite un entretien avec le directeur de cette société, M. Ballin. Ce personnage, le plus en vue de tous les créateurs de la commerciale allemande, admis dans l'intimité de Guillaume II, parce qu'il secondait par son génie entreprenant les vues du souverain sur l'empire des mers à disputer aux Anglais, prévint le Roi qu'il trouverait l'Empereur changé au moral et au physique et d'une excessive nervosité.

Après avoir visité Lunebourg les casernes du 2ème dragons, passé en revue le régiment et présidé au repas des officiers, le Roi arriva, le 5 novembre, six heures, à la gare de Wildpark à Potsdam, où l'attendait l'Empereur. Le même soir eut lieu, au « Neues Palais », un dîner de famille, auquel ne prirent part, en dehors des Majestés et des dignitaires de service, que le chancelier de l'Empire, le ministre et l'attaché militaire de Belgique. Une des singularités de la cour de Berlin était la préférence qu'elle manifestait en faveur des attachés militaires sur le personnel civil des ambassades et légations étrangères et les invitations dont ils étaient honorés à l'exclusion de leurs collègues.

Pendant le diner, j'étais placé à la droite de l'Empereur, rare bonne fortune pour un simple ministre plénipotentiaire ; elle m'était dévolue par suite de l'absence de ma femme. J'eus donc tout le loisir d'observer Sa Majesté, de voir qu'elle se servait très adroitement avec sa main droite d'une fourchette spéciale doublée d'un couteau, sa main gauche restant inerte à son côté, et qu'elle ne méprisait pas le champagne français. La table n'était qu'un parterre de violettes. Il me parut que l'Empereur et l'Impératrice avaient un réel plaisir à accueillir notre souverain dans l'intimité, après la visite (page 822) officielle de 1910. Mon auguste voisin de table voulut bien me gratifier d'une conversation particulière sur le souvenir qu'il avait conservé de sa visite à Bruxelles, trois ans auparavant. Il me surprit par sa mémoire des noms et des lieux, par l'impression artistique que lui avaient laissée les vieux monuments de notre capitale et l'exposition de tableaux anciens de l'Ecole flamande réunis au palais du Cinquantenaire. Le tout débité sur un ton de grande cordialité.

Un véritable été de la Saint-Martin, dont la douceur était précieuse à Berlin, favorisait le séjour du Roi. Il en profita le lendemain pour voir dans la matinée, sous la conduite de l'Empereur, Sans Souci et le vieux château, qu'il connaissait de longue date, ainsi que les nouvelles serres du parc. L'après-midi, visite aux fils et belles-filles du couple impérial résidant Potsdam. Pas de revue de la garnison ; aucun intermède militaire. A huit heures, dîner de 55 couverts en son honneur dans la salle de jaspe, ce qui dépassait notablement les limites d'une stricte intimité. Au nombre des convives, le prince Eitel Fritz, le prince et la princesse August Wilhelm, les princes Oscar et Joachim, les principaux dignitaires de la cour, la secrétaire d'Etat au département de la Marine, amiral von Tirpitz, le ministre de la Guerre, général von Falkenhayn, le chef de l'état-major général, comte de Moltke, le sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, M. Zimmermann, remplaçant M. de Jagow absent, le chef de la maison militaire de l'Empereur, général von Lyncker, et le personnel mâle, au complet cette fois, de la légation de Belgique ; tout le monde en uniforme. L'Empereur portait la grande tenue des hussards de sa garde et le cordon de l'ordre de Léopold, le Roi l'uniforme plus sévère de son régiment de dragons avec l'Aigle Noir.

Au fur et à mesure qu'arrivaient les invités, on leur remettait, dans le vestibule du château, les décorations belges qui leur étaient attribuées. Ils se hâtaient de s'en parer, afin de se présenter au Roi porteurs de ses dons. Je ne jurerais pas que tous fussent satisfaits, malgré le travail de répartition très compliqué auquel nous nous étions livrés.

Comme la veille, j'étais placé à la droite de Guillaume qui s'entretint avec moi pendant tout le dîner, sans faire aucune incursion dans la politique. Sachant que je (page 823) m'intéressais aux questions d'art, il me fit subir un interrogatoire en règle sur les principaux musées de l'Allemagne et les trésors artistiques des vieilles villes du Rhin, que je connaissais assez bien, de sorte que je pus sans difficulté lui donner la réplique. J'eus l'impression que le sujet de cette conversation avait été choisi et préparé par le souverain qui eut soin de ne pas s'en écarter.

Tout en l'écoutant discourir, j'observais le Roi, assis entre l'Impératrice et la princesse August Wilhelm. Habitué à lire sur cette physionomie si franche et si ouverte, je fus frappé de son expression sérieuse. La sérénité, la gaieté même, qui l'éclairaient la veille, avaient disparu. Qu'est-ce que l'Empereur avait bien pu lui dire pendant toute cette journée de causerie intime pour qu'un nuage obscurcit ainsi son front ? Le Roi s'entretenait en allemand avec l'Impératrice, très souriante, et avec la Princesse, si ignorante de notre pays qu'elle s'imaginait que les membres de notre famille royale ne se servaient entre eux que de cette langue. Qu'auraient pensé de cela nos Wallons et nos Flamands ?

Après le dîner, je le vis en conversation prolongée avec le général de Moltke, dont la figure dure et indéchiffrable s'animait à mesure qu'il parlait, tandis que celle du Roi s'assombrissait davantage. Pendant ce temps, l'Empereur, joyeux, plaisantant et parlant haut, daignait me montrer les plans de l'Opéra, qu'il projetait de faire construire à Berlin sur le Kœnigsplatz en face du palais du Reichstag, en remplacement du théâtre bâti sous Frédéric IL J'eus quelque peine à écouter attentivement ses explications, car mon regard ne quittait guère le Roi et je cherchais à deviner ce qui le rendait si soucieux.

Vers onze heures, il prit congé de la famille impériale pour aller passer la nuit à Berlin, où je lui avais retenu un appartement à l'hôtel Adlon. Je lui avais offert mon automobile, espérant pouvoir m'entretenir avec lui pendant le trajet. Mais l'Empereur avait mis à sa disposition celles de la cour.

« - Venez demain matin à neuf heures à l'hôtel, me dit Sa Majesté. J'ai à vous parler. »

Le roi Albert à Berlin

(page 824) Avant neuf heures j'arrive à l'hôtel Adlon. Le portier m'apprend que le comte de Réthy, - c'est le nom que lu Roi a pris d'une de ses terres pour garder l'incognito - est sorti dès huit heures. « Avec ses officiers ? » « - Non, seul, Excellence. » J'en augure que Sa Majesté a mal dormi sous le poids d'une préoccupation que je brûle de connaitre. Mais presque aussitôt le Roi rentre de sa promenade matinale, ponctuel comme toujours. « Allons au Thiergarten, me dit-il. Nous y serons plus l'aise pour causer. » Et nous voilà traversant à pied, suivis de mon automobile, le Parizerplatz et la porte de Brandebourg. Dans l'allée centrale du Thiergarten, embrumée d'un léger brouillard d'automne, il n'y a que quelques piétons se hâtant vers le centre de la ville et de rares cavaliers. Là, pendant plus d'une heure, le Roi marche avec moi et me confie la cause de son souci.

L'Empereur lui a parlé longuement de la situation politique en Europe. Il la juge si mauvaise, par la faute de la France. qu'il considère une guerre avec cette Puissance comme inévitable et prochaine. Sur quoi fonde-t-il cet effrayant pronostic ? Sur l'attitude irréconciliable du gouvernement dc la République, qui est resté sourd aux propositions d'entente pacifique du gouvernement impérial, chaque fois que l'offre lui en a été faite, sur le langage de la presse française de plus en plus hostile à l'Allemagne et sur l'esprit de revanche du peuple français de plus en plus agressif, depuis que le service militaire de trois ans a été voté par les Chambres. Tels sont ses principaux griefs.

Le Roi s'est efforcé de détruire cette funeste erreur de jugement. Il connait bien les Français, il les connait mieux Guillaume Il, car il ne s'est pas passé d'année après son avènement qu’il n'ait traversé la France et fait de courts arrêts dans sa capitale. Il a eu ainsi mainte occasion de causer avec ses ministres et ses hommes d'Etat. Il a constaté qu'ils sont. comme leur nation, animés de sentiments très pacifiques, pénétrés d'un ardent désir de paix. L'image d'une France belliqueuse, qui hante l'esprit de l'Empereur, n'existe que dans son imagination et il en est de même des provocations dont il se plaint.

Peine perdue ! L'Empereur a persisté dans son (page 825) entêtement à déclarer un conflit en affirmant qu'il ne doute pas de la supériorité écrasante de l'armée allemande. Bien plus, après le dîner de la cour, le chef de l'état-major général a repris devant le Roi, comme un écho fidèle, le thème développé par son souverain. Le comte de Moltke, lui aussi, croit une guerre prochaine et il a renchéri sur la certitude d'une victoire allemande. La guerre avec la France excitera, selon lui, en Allemagne un enthousiasme universel. Rien ne résistera au furor teutonicus, une fois qu'il sera déchainé.

« - L'Empereur, demandai-je, n'a-t-il parlé au Roi que de la France ? »

« - De la Russie aussi et de l'Angleterre, mais en termes très différents, empreints d'une certaine sympathie. C'est à la France qu'il en veut. C'est elle qu'il accuse de se dresser partout contre l'Allemagne et de contrecarrer son action. Et maintenant que vous êtes au courant de cette confidence qui me tourmente l'esprit depuis hier, que me conseillez-vous de faire ? »

Pendant le récit du Roi, j'ai partagé la stupeur, à laquelle il été en proie, en voyant apparaître tout à coup un Guillaume II qu'il ne soupçonnait pas, tout autre que celui qui s'était offert jusqu'à présent aux yeux du monde sous l'aspect d'un empereur théâtral, agité, inconsidéré en paroles, mais foncièrement pacifique. La paix du continent, l'existence de la France comme grande Puissance, la sécurité de la Belgique, le sort d'autres nations ignorantes de l'ouragan qui se prépare à fondre sur l'Europe, tout cela serait donc sacrifié de gaieté de cœur à une fausse appréciation, volontaire ou imaginaire, du caractère français ! Quels peuvent être les mobiles qui ont poussé le Kaiser à dévoiler ainsi ses ténébreux desseins ?... Mais je devais tout d'abord chercher à soulager mon cher Maitre du poids qui semblait l'oppresser.

« -Que le Roi veuille bien m'autoriser, lui dis-je, à rapporter à l'ambassadeur de France les entretiens qu'il a eus avec l'Empereur et le chef du grand état-major. Je lui recommanderai instamment de ne pas révéler d'où lui est venue une aussi sérieuse information. Les relations de mutuelle amitié que j'entretiens avec M. Cambon ne me font pas douter de sa discrétion. »

(page 826) Et j'expose les raisons qui m'inspirent cette proposition. Si les desseins belliqueux de l'Empereur ne reposent que sur une insupportable impression produite par des polémiques de presse et sur une interprétation erronée de la ligne de conduite tracée à la diplomatie française, il importe que le gouvernement de la République en soit informé au plus tôt, pour tacher de modérer le ton des journaux à l'égard de l'Allemagne et pour réviser, s'il le juge nécessaire, ses instructions à ses représentants à l'étranger. Si la catastrophe d'une guerre ne peut être conjurée par suite de la volonté arrêtée chez l'Empereur et chez les chefs de son armée de la provoquer, il faut à plus forte raison que la France en soit avertie et se tienne sur ses gardes. qu'elle prenne les précautions que commande un tel changement dans les dispositions pacifiques prêtées à Guillaume II. C'est une obligation pour nous d'éclairer nos amis, une obligation non seulement envers la France, mais aussi envers la Belgique, qu'une guerre franco-allemande mettrait en péril, une obligation enfin envers l'humanité, à qui des torrents de sang doivent par tous les moyens possibles être épargnés.

Le Roi, après avoir réfléchi, acquiesce à ma proposition. Je vois se détendre ses traits contractés par les pensées qui l'obsèdent. L'heure de l'ouverture des musées ayant sonné, il consent que je le conduise d'abord au Friedrich-Museum, aux salles où sont exposés les tableaux anciens de cette belle collection, puis au Musée des arts décoratifs, un des plus riches de l'Allemagne. Je m'efforce d'attirer son attention sur les pièces capitales, sans parvenir à le distraire complètement de ses lourdes préoccupations.

A une heure, il me fait l'honneur de présider, dans l'hôtel de la Légation, un déjeuner, auquel je n'ai invité, sur son désir, aucun personnage officiel. Les convives sont d'abord l'ancien consul général de Belgique, M. Franz von Mendelssohn, et le nouveau, M. Ravené. Le premier, nommé par l'Empereur membre de la Chambre des seigneurs de Prusse, mandat incompatible avec une charge consulaire, a dû résigner des fonctions qu'il remplissait à la parfaite satisfaction du gouvernement belge. Le second, grand industriel berlinois, a noué des relations en Belgique du temps qu'il était un des commissaires de la section allemande h l'exposition de Bruxelles de 1910. Il descend, comme son nom français l'indique, et il en (page 827) tire vanité, d'une de ces familles de calvinistes, réfugiées, après la révocation de l'édit de Nantes, dans les Etats du Grand Electeur, où elles ont apporté à un peuple de paysans leurs qualités industrieuses, en même temps que leur haine du gouvernement de Louis XIV. J'ai invité également, outre les officiers du Roi, tous mes collaborateurs à la Légation, M. de Ridder, le vice-consul, le président de notre société de bienfaisance et mon jeune ami, le comte Edouard d'Ursel, qui accomplit en ce moment un stage d'ingénieur électricien dans la grande maison Siemens et Schuckert.

Après s'être entretenu aimablement avec chacun des convives, et plus particulièrement avec l'attaché militaire, le Roi a voulu visiter le nouveau stade aménagé sur le champ de courses du Grunewald en vue des jeux olympiques qui auront lieu à Berlin l'été prochain. De là, je l'accompagne chez M. von Mendelssohn, où il prend le thé avec la famille de notre ancien consul général.

A neuf heures, même soir, Sa Majesté quitte Berlin par l'express de Cologne, emportant de son rapide voyage le souvenir des amabilités du couple impérial, sur lesquelles planent, comme un orage menaçant, les sombres avertissements de l'Empereur.

De la fenêtre de son wagon le Roi penche la tête pour me dire adieu et ajouter : « - Ne manquez pas d'aller voir M. Cambon ! »

Entretien avec M. Cambom

J'étais certain de rencontrer l'ambassadeur de France le dimanche suivant la messe de onze heures, dans la tribune réservée au corps diplomatique de l'église de Sainte-Hedwige. En sortant, il me dit, sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant :

« -Eh ! bien, le roi des Belges est allé voir l'Empereur à (page 828) Postdam. Je gage qu'il a été question entre eux du Congo. »

La presse allemande avait en effet répandu le bruit, presque aussitôt démenti, que le voyage du Roi avait pour objet de négocier avec l'Allemagne une entente relative à notre colonie.

« - Du Congo, répliquai-je, en aucune façon, mais de sujets beaucoup plus graves, dont j'ai ordre de vous entretenir. »

« - Ah ! dans ce cas, comme l'endroit n'est pas propice ici à un entretien de ce genre, venez me voir demain matin à l'ambassade. »

Le lendemain, M. Cambon m'attendait dans son cabinet, assez intrigué, j'imagine, de ce que j'avais à lui dire, mais assez loin d'en soupçonner l'extrême gravité.

Je lui rappelle d'abord le motif de la visite du Roi Potsdam, visite de courtoisie et de caractère privé, qui est d'usage pour un prince étranger après l'inspection du régiment dont il est le chef honoraire. L'Empereur a paru au Roi singulièrement changé, nerveux et irritable. Je rapporte ses dangereuses paroles : « La guerre avec la France est inévitable et prochaine. », les raisons qu'il a invoquées à l'appui de cette effroyable prévision et la discussion qui s'en est suivie, le Roi réfutant les accusations précisées contre la nation française et ses gouvernants, l'Empereur entêté, s'obstinant dans son injuste réquisitoire ; puis la conversation très suggestive avec le général de Moltke qui a répété la leçon, convenue vraisemblablement avec son maître, et prophétisé la victoire allemande.

« - Le Roi a voulu, ajoutai-je, que ces entretiens fussent portés confidentiellement à votre connaissance pour que vous puissiez en informer votre gouvernement. Mais il vous prie de ne pas révéler de quelle source vous les tenez et, de mon côté, je demande que mon nom ne soit pas prononcé. »

Les premiers mots de M. Cambon, qui m'a silencieusement écouté, sont imprégnés d'une profonde tristesse .

« - J'espérais bien que mon ambassade s'achèverait sans qu'une aussi horrible guerre soit déchaînée. »

Comme je devine et comprends sa pensée ! Tant d'efforts pour éviter un conflit avec l'Allemagne dans les différends qui se renouvelaient sans cesse en Europe ou en Afrique, tant d'habileté dépensée à aplanir d'irritants incidents et à ouvrir la voie à une entente durable entre la République et l'Empire allemand ! Voilà le succès et l'exemple que ce grand patriote (page 829) a rêvé de léguer à son successeur. Et cette œuvre inlassablement poursuivie, laquelle il a consacré toutes les ressources de sa diplomatie, toute l'acuité de sa pénétrante intelligence, est menacée d'être anéantie par le brusque changement survenu dans l'humeur de l'Empereur qui est fatigué d'être le partisan apparent de la paix et va jusqu'à prédire une guerre prochaine !

L'ambassadeur me prie de remercier chaleureusement le Roi qui a agi en sincère ami de la France. Il me promet une discrétion absolue. Il se demande comment il fera usage de l’information, - d'une importance capitale - que je viens de lui confier. Ira-t-il à Paris pour la communiquer de vive voix au Président de la République ? S'il ne peut s'absenter de Berlin en ce moment, écrira-t-il une lettre personnelle à M. Poincaré ? Il doit y réfléchir avant de prendre une décision.

Le résultat de ses réflexions a été, comme on sait, l'envoi du mémorable rapport adressé au ministre des Affaires étrangères, le 22 novembre 1913, et qui figure dans le Livre jaune publié en 1914 par le gouvernement français sous le titre de La guerre européenne.

Quelle a été l'intention secrète de Guillaume II en annonçant au roi Albert que la guerre était inévitable et prochaine ? Cette question, que je me suis posée dès le premier moment, m'a poursuivi depuis lors. Voulait-il simplement justifier à ses yeux une guerre contre la France, coupable, comme il voulait le faire croire, de méditer une guerre de revanche contre l'Allemagne ? Avait-il déjà le souci, commun depuis 1914 à la majorité des Allemands et qui a survécu chez eux là a débâcle des Hohenzollern, de répudier la responsabilité du sang versé et de la rejeter sur ses adversaires ? La duplicité de ce calcul est bien dans son caractère, dans son double jeu machiavélique, que des publications diverses ont mis en pleine lumière. Qu'on lise, pour achever de s'en convaincre, la récente biographie d'Edouard VII par sir Sidney Lee, où des documents irréfutables exposent la politique perfide du Kaiser à l'égard de l'Angleterre et de la Russie.

N'espérait-il pas en même temps impressionner le jeune souverain de la petite Belgique, étouffer les sympathies françaises qu'il pouvait nourrir et l'amener, malgré la neutralité de son pays, à prendre parti pour l'Allemagne, à se jeter dans (page 830) ses bras, la crainte de l'Allemagne étant le commencement de la sagesse ?

La véritable explication des entretiens de Potsdam, on doit la chercher dans l'ultimatum signifié, le 2 août 1914, au gouvernement belge. Une clarté complète sur l'arrière-pensée de Guillaume II a jailli brusquement de cet acte inattendu. Le plan d'invasion conçu contre la France nécessitait le passage de l'armée allemande sur notre territoire. Il fallait préparer le roi Albert à livrer docilement les clefs de son pays et à favoriser par cette félonie la victoire, dont Guillaume et son chef d'état-major se proclamaient par avance assurés. Ils voulaient déposer dans son esprit le germe d'une trahison, que la peur de l'Allemagne ferait mûrir. Mais l'Empereur et le général de Moltke n'avaient prévu ni la loyauté inébranlable de leur interlocuteur, ni l'abnégation du peuple belge à la vue de l'abime entr'ouvert tout à coup devant lui.

Somme toute, la menace de Guillaume II s'est réalisée an bout de peu de mois, comme il l'avait dit, sitôt qu'un prétexte propice - l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand - s'est présenté et a été immédiatement saisi par le souverain allemand. Là est l'intérêt indiscutable que les entretiens de Potsdam doivent avoir pour les historiens des préliminaires de la guerre. Comment nier, ainsi qu'on ose le faire dans des publications d'outre-Rhin, toute préméditation chez le Kaiser et chez ses généraux ? Peu importe qu'il ait paru hésiter, tergiverser, certains moments, vers la fin des négociations tragiques qui ont précédé l'ouverture des hostilités. Il n'en reste pas moins que l'idée de détruire la France était ancrée dans son cerveau depuis un temps plus ou moins long, et, coup sûr, à l'époque de la visite du roi Albert.

A-t-on, d'autre part, assez tenu compte à Paris de l'avertissement donné par ce fidèle ami ? Poincaré lui a consacré plusieurs pages émouvantes dans son livre sur les événements de l'année 1913. Mais, quelques mois plus tard. le souvenir de la menace semble s'être affaibli dans la mémoire du gouvernement français. M. Poincaré reconnait dans le volume suivant, l'Invasion, que la préparation militaire de la France était inférieure à celle de l'Allemagne, que l'armée (page 831) manquait notamment d'artillerie lourde, parce que la fabrication en avait ralentie, faute de crédits. Une preuve de plus que le gouvernement de la République ne préméditait aucune agression, mais une preuve aussi de la surprise que t'attaque allemande lui a causée, parce qu'il ne la croyait pas aussi prochaine.

Les propos du général de Moltke

J'avais offert au Roi de faire de son entretien avec l'Empereur le sujet d'un rapport confidentiel que j'aurais adressé au gouvernement. Il n'accepta pas ma suggestion. se réservant de répéter lui-même nu chef du Cabinet, M. de Broqueville, ce que Guillaume Il lui avait dit. Mon compte rendu de la visite royale a manqué par la de son principal intérêt. J'eus soin de rapporter, puisque j'en avais été le témoin, les prévenances dont Sa Majesté avait été comblée par la famille impériale. « Ce qui m'a semblé caractériser, écrivais-je, la réception faite Postdam à notre auguste Souverain, c'est l'extrême cordialité que lui ont montrée l'Empereur et l'Impératrice... Si, durant ces dernières années, des sentiments de défiance se sont manifestés parfois dans la presse germanique envers la Belgique, l'Empereur a tenu au contraire à témoigner au souverain, qui est aux yeux de l'étranger l'éminente personnification de la nationalité belge, la même sincère amitié, dont il lui avait donné des gages au début de son règne Rien en effet dans la conduite de Guillaume II ne me permettait de douter de la véracité de ses sentiments à l'égard du roi Albert et de la Belgique.

Quelques jours plus tard, une occasion imprévue s'est présentée à moi de revenir indirectement sur le séjour de Sa Majesté à Potsdam dans ma correspondance avec notre ministre des Affaires étrangères et, sans trahir la confidence que m'avait faite le Roi, de prévenir le gouvernement belge des dispositions hostiles de l'armée allemande envers la France, à défaut de celles de son chef suprême, que je devais taire. Notre attaché militaire, le chevalier de Melotte, m'apporta un rapport destiné au ministre de la Guerre, en me priant de l'insérer (page 832) dans mon courrier. Je m'attendais à n'y lire, comme d'habitude, que des renseignements techniques et des considérations purement militaires. Mais tout à coup mes yeux se fixèrent sur le compte rendu d'une conversation très importante qu'il avait eue à la table impériale, pendant le dîner donné en l'honneur du Roi, avec le chef de l'état-major général, et de propos tenus sur l'Allemagne et sur la Russie par le général russe Tatichtchew, attaché à la personne de Guillaume Il.

« - Comment se fait-il, mon cher major, demandai-je tout surpris, que vous ne m'ayez rien dit de votre conversation avec le général de Moltke, dont vous auriez dû m'informer le premier, à cause de son caractère politique, au lieu de la réserver pour votre rapport ? Mais au moins en avez-vous parlé au Roi ? »

« - Sa Majesté, me répondit-il, en causant avec moi après le déjeuner de la Légation, a pris pour sujet de ses questions l'armée allemande et je n'ai pas cru pouvoir m'en écarter. »

« - Eh bien, à l'avenir, faites-moi l'amitié de me rapporter tout ce que vous apprendrez de la bouche des officiers allemands et de vos collègues étrangers. Un attaché militaire à Berlin a parfois le moyen de se renseigner sur des sujets touchant à la politique et d'aider ainsi le chef de mission à compléter ses investigations. Le chevalier de Melotte s'est scrupuleusement conformé par la suite à mon désir, et mes relations avec lui ont toujours été très confiantes et très cordiales. Il écrivait ses rapports d'un style facile et naturel. On en jugera par le récit de sa conversation avec le chef du grand état-major allemand, d'un ton très vivant, qui donne l'illusion de la réalité. Le voici reproduit en entier (Rapport du major de Melotte au ministre de la Guerre, annexé à la dépêche du baron Beyens du 25 novembre) :

« J’étais assis à un dîner de cour (dîner du roi des Belges) à la gauche du général de Moltke.

« -Votre Excellence doit être surchargée de besogne.

« - Pas tant. Il suffit de ne pas laisser la machine se rouiller, d'y mettre de l'huile. Toutefois, depuis deux ans, depuis Agadir, nous eûmes relativement plus d'ouvrage. Nous avons été constamment sur le qui-vive. On ne savait au juste ce qui sortirait de la guerre des Balkans. Mème quand on est prêt, quand (page 833) on est archi-prêt, comme nous le sommes, il faut prendre des précautions pour n'être pas surpris par les événements.

« - Les choses semblent s'arranger là-bas, Excellence, et nous allons avoir une longue période de paix.

« - Ne vous faites pas d'illusions. La guerre avec la France est inévitable et beaucoup plus rapprochée que vous ne le croyez. Nous ne la désirons pas. Nous n'avons rien gagner de ce côté. Mais nous en avons assez de ces alertes continuelles qui nuisent à notre développement. Il faut absolument que la France cesse de nous nuire et de nous provoquer ; sinon, nous aurons une explication. Le plus tôt sera le mieux. Ne prenons pas les grosses questions. Prenons les petites. Voyez quel accueil nos aviateurs reçoivent en France. Comparez à cela la façon dont M. Pégoud a été reçu à Berlin... et l'attaché militaire français ) Il n'y a pas de politesse que nous ne lui fassions. Il est reçu partout, comme les autres, souvent mieux que les autres. Croiriez-vous qu'on s'est donné le mot et que les salons sont fermés à notre attaché militaire à Paris ? Ne fût-ce que par galanterie, on devrait nous rendre la monnaie de notre pièce.

« Je le répète, nous ne désirons pas la guerre. Nous la ferons pour en finir. Nous sommes sûrs de vaincre. Certes, nous subirons des échecs. Nous perdrons même des batailles. Mais finalement, nous triompherons. Notre force est dans l'esprit qui anime notre peuple.

« - Et, que faites-vous des puissances de la Triple Entente, Excellence ?

« - Les intérêts de la Russie et les nôtres ne sont pas opposés. au contraire. Quant à l'Angleterre !... Croyez-vous que nous ayons construit des bateaux, beaucoup de bateaux, vous pouvez les compter, pour qu'en cas de guerre notre flotte reste l'abri dans nos ports ? En cas de guerre, notre flotte recevrait l'ordre de courir sus la flotte britannique. Elle sera battue, c'est très possible, même très probable, car les Anglais ont la supériorité du nombre. Mais quand le dernier de nos navires sera détruit, que restera-t-il, dites-moi, de la flotte anglaise ? Nous, nous perdrions nos bateaux ; l'Angleterre y perdrait la maîtrise de la mer qui passerait pour toujours à l'Amérique. C'est l'Amérique qui finalement recueillerait tout le profit d'une conflagration européenne. Outre la maîtrise de la mer, elle (page 834) prendrait au point de vue économique une telle avance qu'il serait impossible à l'Europe de la rattraper. Voilà pourquoi l'Angleterre est pacifique.

« Mais à mon tour de vous poser une question. Dites-moi donc quelle serait exactement l'attitude de la Belgique, en cas d'un conflit entre la France et l'Allemagne. Vous comprenez que cette question nous intéresse.

« - La Belgique est neutre, Excellence. Son attitude serait donc tout indiquée.

« - Je sais. Qu'entendez-vous par neutralité ?

« - En temps de paix, nous n'avons pas d'autre ambition que d'entretenir avec nos voisins les rapports les plus amicaux.

« - Oui, oui. Mais en cas de guerre?

« - En cas de guerre, si nos intérêts vitaux ne sont pas en jeu, ce gui nous obligerait sans doute prendre un parti, la Belgique restera neutre, absolument neutre, en donnant au mot neutre le sens le plus étendu.

« - Et qu'entendez-vous par là?

« - Que nous nous opposerions de toutes nos forces à ce que l'une ou l'autre des Puissances belligérantes violât nos frontières ou à ce qu'une tierce puissance intéressée débarquât chez nous des troupes et se servît de notre territoire comme d'une base d'opérations.

« - Ah !... Il est évident qu'il ne vous suffit pas d'avoir les meilleures intentions, il faut aussi que votre armée soli à même de remplir les devoirs que la neutralité lui impose. »

« Le dîner touchait à sa fin. Le général de Moltke parla de choses et d'autres. »

N'est-on pas frappé, après ce récit, de la concordance du langage tenu, le même soir, par le général de Moltke au roi des Belges et l'attaché militaire de Belgique ? La perspective d'une guerre prochaine franco-allemande. qu'il dévoilait au major de Melotte, n'était pas pour tomber dans l'oreille d'un sourd. Il l'a aggravée en s'enquérant de l'attitude éventuelle de la Belgique, et il faut admirer la netteté de la réponse de l'officier belge qui n'a pas craint d'affirmer au chef imposant du grand état-major allemand que nous défendrions contre qui que ce fût la neutralité de notre pays. A noter aussi les prévisions du général quant à la façon dont la guerre serait menée par l'Allemagne, si l'Angleterre s'avisait d'y participer, et ce (page 835) qui adviendrait en ce cas. Autant il a été mauvais prophète dans le rôle qu'il assignait la flotte allemande, autant il a vu juste sur le profit que l'Amérique serait seule à retirer d'une conflagration européenne. Nous en subissons aujourd'hui toutes les conséquences.

Je me suis servi d'une occasion sûre, - le retour à Bruxelles d'un compatriote soigné dans une clinique de Berlin, - pour transmettre à mon gouvernement le rapport du major de Melotte et l'accompagner de commentaires destinés à l'éclairer sur la probabilité, à brève échéance, d'un conflit entre la France et l'Allemagne.

« Le général de Moltke, disais-je dans ma dépêche (à M. Davignon du 25 novembre), n'est pas tellement absorbé par son travail qu'on ne le rencontre assez souvent dans le monde. Mais vis-à-vis des chefs des missions étrangères il se montre d'ordinaire très réservé. Il s'est déboutonné en causant avec un militaire. Peut-être voulait-il lui donner un avertissement qui ne doit pas être négligé.

« Il ne faut pas faire grand cas des considérations politiques échappées au général. Il n'est nullement certain que l'Angleterre prenne fait et cause pour la France en cas d'une lutte de celle-ci avec l'Allemagne. La coopération de la flotte et de l'armée britanniques eût été plus que probable en 1911, si l'incident d'Agadir avait abouti à un conflit ; elle le serait beaucoup moins aujourd'hui que les relations anglo-allemandes sont véritablement améliorées. Mais l'Angleterre ne serait certainement pas contenue par la peur de voir la maîtrise de la mer passer aux Etats-Unis et le commerce américain prendre une avance irréparable...

« Ce que nous devons retenir des propos de M. de Moltke, c'est que le haut-commandement de l'armée allemande juge une guerre avec la France inévitable et prochaine ou plutôt qu'il la désire (contrairement aux assertions du général). Comme l'Empereur est entouré de généraux qui ont sans doute reçu le mot d'ordre de lui tenir le même langage que le chef de l'état-major, Sa Majesté doit être convertie, malgré son esprit pacifique, à la nécessité de cette guerre et convaincue que c'est la France qui veut la provoquer.

« Les vrais motifs de cette attitude des chef de l'armée, le (page 836) général de Moltke ne les a pas dits à notre attaché militaire, mais nous les connaissons bien. Les généraux sont las, comme beaucoup de leurs compatriotes, de voir la France tenir tête à l'Allemagne, dans les plus graves questions politiques, la contrecarrer continuellement, la mettre en échec, s'opposer à l'hégémonie ou à l'influence prépondérante de l'Empire allemand en Europe, ainsi qu'à son expansion coloniale, augmenter désespérément son armée pour maintenir un équilibre de forces qui n'existe plus depuis longtemps (pensent-ils) dans la réalité.

« Les petits griefs invoqués par le général de Moltke sont misérables. Le boycottage des salons parisiens appliqués au colonel de Winterfeld est exact ; sa mère, la comtesse d'Alvens leben, s'en est plainte devant moi au printemps dernier. Mais depuis lors, les Français ont réparé ce manque d'urbanité par les attentions et les marques d'intérêt sympathique prodiguées au colonel, lorsqu'il a été blessé. Le général de Moltke parle de provocations françaises ! Que dire alors de l'incident de Saverne qui est loin d'être terminé ? Si un officier français avait tenu le langage, dont s'est rendu coupable le lieutenant von Forstner, et s'il n'avait pas été immédiatement l'objet d'une punition exemplaire, quelle explosion d'indignation n'aurions-nous pas assisté en Allemagne, et quelles satisfactions le gouvernement impérial n'eût-il pas exigées de celui de la République ? Cela les aurait conduits tout droit à la guerre.

« Malheureusement, il est fort à craindre qu'elle n'éclate un jour ou l'autre à l'occasion d'un incident du même genre qui s'envenimera, malgré les efforts des ministres français, et qui sera exploité ici par le parti pangermaniste et militaire. Des imprudences ont été commises en France dans les polémiques de presse. Des provocations, ce serait trop dire ; car, à part quelques têtes chaudes, aucun Français ne désire une guerre où il sait que se jouerait l'existence môme de son pays. »

... Et ceux du général Tatichtchew

Les propos du général Tatichtchew ne manquaient pas non plus de saveur et d'intérêt. Le major de Melotte les a retracés d'une plume alerte, sans y ajouter aucune réflexion :

(page 837) « Je me rendais à Potsdam. Je voyageais avec S. E. le général russe Tatichtchew, attaché depuis plus huit ans à la personne de l'empereur d'Allemagne. L'attaché militaire américain et celui de la République Argentine avaient pris place dans le même compartiment que nous.

« Le général Tatichtchew est un homme charmant, très au courant, très distingué, très fin et généralement très réservé. Je ne sais dans quel dessein il est sorti de cette réserve pour nous parler longuement de son pays.

« S'adressant en particulier à l'attaché militaire américain qui nous arrivé il y a quelques semaines :

« - Comment trouvez-vous l'Allemagne ? Elle marche à pas de géant. Elle se développe d'une façon prodigieuse. La Russie aussi. Elle n'est plus à reconnaître. Elle a fait des progrès incroyables depuis 1905, économiquement et militairement parlant. Ce qu'il y a d'intéressant à constater pour vous étranger, c'est ce que l'Allemagne et la Russie se montrent l'une pour l'autre. Notre commerce avec l'Allemagne a pris des proportions qu'on ne pouvait pas prévoir il y a cinq ou six ans. Grice au développement de notre agriculture, nous fournissons à l'Allemagne les produits qui lui manquent. Elle les consomme et nous en rend de fabriqués. Bref, des intérêts communs ont resserré à tel point les liens qui depuis tout temps nous unissaient qu'une guerre entre l'Allemagne et la Russie ne serait aujourd'hui plus possible. Avec l'Autriche, c'est différent. Il est même craindre qu'elle n'éclate d'ici peu d’années.

« S'adressant à moi :

« -Vous souriez là-bas dans votre coin.

« - A peine, Excellence.

« - Et pourquoi riez-vous?

« - Je pense à la France, la pauvre France, qui, à vous entendre, n'en a pas pour son argent.

« - Mais pas du tout. Nous sommes très bien avec la France. Vous interprétez mal mes paroles. Il n'est nullement question d'une alliance entre la Russie et l'Allemagne actuellement, comme vous semblez le déduire de notre conversation. Pas du tout question pour le moment. C'est encore trop tôt. Plus tard peut être. »

Le général Tatichtchew, militaire de cour et de salon, vivant dans l'ambiance de l'empereur Guillaume, comblé par lui (page 838) d'attentions, était gagné à la propagande allemande, à l'admiration de l'Allemagne, à l'idée d'une alliance de la Russie avec sa puissante voisine. Il reflétait, comme un miroir inconscient, le sentiment intime qui régnait dans une partie de l'entourage du Tsar et de la haute société pétersbourgeoise, bien plus attirés vers l'Allemagne monarchique et son Empereur autocrate que vers la France républicaine. L'empreinte germanique de sa pensée était facile à débrouiller à travers les réticences de son langage.

Mais qu'auraient dit le général Tatichtchew et les partisans à Saint-Pétersbourg d'une entente étroite avec l'Empire allemand, s'ils avaient pu deviner l'avenir qui est le secret de la Providence? Quel ironique renversement de leurs calculs et de leurs préférences ! Quel sanglant démenti de leurs prévisions! Car c'est la cause de la sainte Russie, de la Russie dressée contre l'Autriche, que la France a été bientôt appelée à défendre contre le Kaiser, objet de leur prédilection, dans le conflit annoncé par Guillaume II et le chef du grand état-major au roi Albert de Belgique.