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Une ambassade de famille sous la monarchie de Juillet
HUISMAN Michel - 1926

Michel HUISMAN, Une ambassade de famille sous la monarchie de Juillet (1926)

(Extrait de Mélanges d'histoire offerts à Henri Pirenne par ses anciens élèves, paru en 1926 à Bruxelles, chez Vromant et Cie)

(page 231) Au mois de juin 1919, le gouvernement français prenait l'initiative d'élever au rang d'ambassade sa légation de Bruxelles. L'exposé des motifs du projet de loi ouvrant les crédits nécessaires à cette transformation, la justifiait par des considérations tant d'ordre moral que politique :

« Les relations intimes qui unissaient déjà avant 1914 les deux nations voisines ont été scellées par le sang versé en commun et les souffrances endurées pour une même cause. La France et la Belgique, victimes toutes deux de la plus odieuse agression, après avoir témoigné de la même constance et triomphé côte à côte par l'héroïsme de leurs armées, ne pourront plus oublier le sentiment de la solidarité qui les unit dans la défense de leur territoire et de leur existence nationale.

« Ce passé, glorieux et douloureux à la fois, leur enseigne, en outre, la nécessité d'orienter davantage l'une vers l'autre, désormais, leur activité économique. La situation nouvelle qui résulte, à cet égard, de la guerre, permet d'affirmer que les relations commerciales entre la France et la Belgique, déjà si intenses en 1914, vont prendre un essor nouveau et jouer un rôle important dans le développement de notre commerce extérieur.

Les rapports généraux de tout ordre, favorisés par les affinités de culture et par les souvenirs communs, ne pourront que croître en importance.

Dépouillée de l'entrave que la neutralité perpétuelle lui apportait au développement de sa personnalité politique, la Belgique aura, dans l'avenir, une tâche capitale à remplir au profit de la paix générale. La France est particulièrement intéressée à collaborer avec elle à cet effet, en vue de cimenter les conséquences de la paix qui doit mettre fin aux tentatives d'hégémonie et aux coups de force.

« Pour ces motifs, il paraît désirable de donner au représentant de la République à Bruxelles l'autorité morale que confère le titre d'ambassadeur. Cette transformation, qui atteste l'importance que la France attache au développement de ses relations avec la Belgique, est en même temps un hommage rendu (page 232) au vaillant peuple voisin, champion plusieurs fois séculaire de la liberté, et au souverain qui a si fidèlement et si héroïquement mené, à la tête de ses troupes, la lutte pour la victoire commune aux côtés de ses alliés.

« La France se doit à elle-même de donner la première à la noble Belgique ce témoignage d'amitié et d'estime. » (Documents parlementaires, Chambre des Députés, France, 1919, p. 1770 (5 juin 1919).

Peu de temps après, le gouvernement belge répondait à cette manifestation de sympathie par une mesure similaire qu'adoptaient à leur tour la plupart des puissances alliées et associées pendant la guerre.

Au geste de la France, doublement gracieux parce que spontané, on trouve dans nos annales contemporaines un précédent qui, sans offrir avec lui analogie d'origine ou de caractère, présente certain intérêt au point de vue historique.

La France, dont les interventions jalonnent toute la décade initiale de notre vie autonome, avait été la première parmi les puissances à nouer des relations officielles avec le jeune Etat. Lorsque, en 1839, notre statut international eut été définitivement consacré, Louis-Philippe songea à accroître le prestige de sa représentation en Belgique. Encore fallait-il rencontrer le moment favorable pour réaliser ce dessein.

A l'approche de l'été 1840, un important mouvement auquel se rattachaient des considérations de politique intérieure, se préparait dans la « carrière ». M. Thiers, le chef du nouveau cabinet, avait à acquitter envers certains membres de la gauche une de ces dettes contractées pendant la coalition qui avait amené aux affaires le ministère du 1er mars. C'est ainsi que l'ambassade de Madrid était attribuée au comte Mathieu de la Redorte ; mais, par là même, le marquis Gueulluy de Rumigny, qui occupait ce poste, devait recevoir une autre destination, sans que son déplacement parût une disgrâce. Louis-Philippe saisit l'occasion qu'il recherchait (page 233) d'ériger à Bruxelles une ambassade de famille. Il s'en ouvrit directement à Léopold Ier qui marqua son agrément. Le 17 juin, le Moniteur universel annonçait que, par ordonnance royale, le marquis de Rumigny était nommé « ambassadeur près de S. M. le Roi des Belges. »

Joseph Lebeau avait la direction de nos relations extérieures. Gardien jaloux des principes de neutralité, préoccupé de consolider la situation internationale du pays, il s'attachait à combattre l'opinion qui considérait la Belgique comme une pupille placée vis-à-vis de sa voisine du Midi dans une véritable dépendance politique et morale.

Informé de cette mesure concertée entre les deux souverains, le ministre, qui n'avait pas été pressenti, en aperçut aussitôt les côtés délicats. N'y avait-il pas à craindre de fâcheuses interprétations de la part des cabinets de Londres, de Berlin et de Vienne, déjà trop portés à se défier de notre inclination apparente pour la France ? Fallait-il user de réciprocité envers la Cour des Tuileries et quelle attitude adopter vis-à-vis du gouvernement britannique dont nous avions intérêt à ménager la susceptibilité ? Lebeau prit langue à Londres; il chargea Sylvain Van de Weyer d'y recueillir impressions et intentions.

« Je serai bien aise, lui écrivait-il le 19 juin, de recevoir le plus tôt possible quelques détails sur l'effet que cet acte aura produit en Angleterre. J'ai lieu de penser que la Cour de Saint-James ne voudra pas laisser à la Cour des Tuileries le caractère de prépondérance que va lui donner le nouveau lustre qu'il donne à la mission de France à Bruxelles. L'Angleterre est d'ailleurs, sous les rapports de parenté, dans des conditions analogues à celles qui permettent à la France d'avoir en Belgique une ambassade de famille. »

Quelques jours après, Lebeau recevait la réponse de notre représentant à Londres et y lisait :

« Cette nomination ne sera pas vue sans quelque jalousie par le public anglais, qui accuse toujours la France de chercher à exercer à Bruxelles une influence plus grande que l'Angleterre, et de la vouloir réduire en quelque sorte à un rôle secondaire...

« Lord Palmerston eût préféré que ce changement n'eût pas eu lieu. Dans la conversation que j'eus avec lui à ce sujet, il s'exprima à peu près en ces termes : « La Belgique n'est point responsable de ce changement; elle ne l'a pas demandé ; nous sommes même convaincus qu'elle ne le désirait point ; mais il n'en donnera pas moins lieu à ces vagues accusations de tendance française, qu'il est toujours si difficile et si désagréable de repousser. Vous connaissez les réformes qui, en 1830, ont été introduites dans le corps diplomatique anglais : (page 234) nous avons, à cette époque, supprimé plusieurs ambassades, entre autres celle des Pays-Bas et celle d'Espagne. Ces réformes, adoptées en même temps que la liste civile, ont en quelque sorte aujourd'hui force de loi ; et nous ne pourrions y apporter aucune modification sans un vote du parlement. Quant à l'idée de donner à notre ministre le titre et le rang d'ambassadeur, sans lui donner en même temps les appointements, elle nous semble tout à la fois peu juste et peu pratique : c'est imposer à un ministre des devoirs d'une représentation coûteuse et exiger de lui des services que sa fortune ne lui permet pas toujours de faire ; c'est créer, en faveur de ceux qui ont de la fortune, un injuste privilège. » (Dépêche du 25 juin 1840).

Ainsi éclairé sur les sentiments des milieux britanniques, Lebeau jugea opportun de ne pas pousser l'affaire plus à fond. L'horizon politique s'obscurcissait des nuages qui s'amoncelaient du côté de l'Orient. Le différend turco-égyptien s'élargissait en un conflit anglo-français et menaçait de déchaîner une guerre européenne ; à Bruxelles, on sentait tous les dangers d'une conflagration générale. L'action médiatrice du Roi, la fermeté du gouvernement résolu à maintenir une « neutralité sincère, loyale et forte », firent impression. L'arrivée de l'ambassadeur de France à Bruxelles le 29 août - on était à un moment aigu de la crise - ne provoqua aucun commentaire. Les esprits étaient sollicités par de plus graves préoccupations.

Mais, dès que l'on entra dans une phase d'apaisement, le comte Le Hon, notre envoyé à la Cour des Tuileries, exposa à Lebeau les raisons qui justifiaient l'érection en ambassade de la légation belge à Paris. Louis-Philippe avait marqué son étonnement que la résolution n'en eût pas encore été prise. « Tenez-le pour certain, » lui avait dit le Roi, ce n'est pas seulement un ambassadeur que j'ai nommé, c'est une ambassade que j'ai créée et instituée à Bruxelles. Désormais, la France n'accréditera plus que des ambassadeurs en Belgique. Je ne crois pas avoir besoin d'expliquer mes intentions à votre gouvernement pour que, suivant les usages reçus, il élève au rang d'ambassade la mission belge à Paris. Je ne puis et ne dois pas supposer que le gouvernement de mon gendre manque envers moi aux convenances établies entre tous les États monarchiques et rigoureusement observées entre les souverains. La réception d'un ambassadeur français par le Roi des Belges commande par réciprocité l'envoi d'un ambassadeur belge près du Roi des Français.

(page 235) « Permettez-moi, ” écrivait Le Hon à Lebeau dans cette même dépêche du 25 novembre 1840, de vous offrir sur ce sujet quelques idées, faible tribut d'un peu d'expérience. Je parlerai de la chose même sans me préoccuper de la question de personne. Après avoir mis, depuis neuf ans et demi, sept cent mille francs de ma fortune privée au service de mes fonctions diplomatiques, je crois pouvoir vous exprimer une opinion sincère, sans craindre le soupçon de céder à des vues intéressées.

« Sous le rapport des convenances reçues, le devoir de la réciprocité envers la France ne me semble pas douteux. Au point de vue de l'utilité pratique, je n'hésite pas à dire que l'influence d'une mission de premier rang servira plus l'intérêt belge en France que l'intérêt français en Belgique.

« D'abord un État faible a pour lui-même, comme pour les autres, la mesure de sa force relative et de sa valeur politique dans la considération qu'on lui porte, c'est-à-dire, qu'on lui témoigne ; le plus éclatant de ces témoignages est assurément le caractère élevé des agents diplomatiques qu'on accrédite chez lui. S'il est un pays où il est essentiel que cette haute considération du gouvernement se manifeste et donne à l'opinion publique des habitudes de respect et de foi pour la nationalité belge, c'est assurément la France. La présence d'un ambassadeur de Belgique à Paris agit avec plus de force sur le sentiment général : ce titre, par son application habituelle aux grands États, emporte avec lui quelque chose d'inviolable, de définitif, de puissant qu'il est bon d'associer, dans l'esprit de l'étranger, à l'existence d'une nationalité nouvelle.

» La Sardaigne, représentée par un ambassadeur à Paris, tire de ce rang élevé de son représentant une importance relative, je dirai même, une consistance réelle que l'opinion publique admet et respecte sans examen : pourtant le peuple sarde, comme nous, confine à la France et a été en partie soumis à la domination française.

« La Belgique, en la supposant placée comme la Sardaigne, par une ambassade à Paris, au rang des États de premier ordre, agira promptement de la même manière sur l'imagination du peuple. Loin de lui rappeler sans cesse alors d'anciens départements français ou une agglomération de provinces sans unité, elle s'offrira chaque jour aux yeux de la France nouvelle comme une monarchie étrangère honorée à l'égal des plus puissantes, et elle l'habituera surtout, par le spectacle de ce haut rang diplomatique, à se ressouvenir que la nationalité belge a toute l'importance politique d'une œuvre garantie et défendue par l'Europe.

« Ensuite, en ce qui touche les affaires et les intérêts du pays, la position d'un ambassadeur dans une capitale comme Paris, lui donne sur les hommes du gouvernement et de l'administration dans tous les degrés de la hiérarchie, une influence supérieure à toute autre.

« La mission d'un diplomate belge à Paris ou à Londres embrasse non seulement les rapports de la France ou de l’Angleterre avec la Belgique, mais encore la surveillance de tous les faits extérieurs qui peuvent affecter les relations des autres nations entre elles et par suite les intérêts immédiats ou prochains de notre indépendance : or nul mieux qu'un ambassadeur n'est en position (page 236) de s'initier aux secrets de la politique générale et du gouvernement intérieur ; l'ascendant de son caractère agit à son insu et aplanit les obstacles. Chacun, sans se rendre bien compte de cette impression, le considère davantage et s'empresse plus à le servir et à l'obliger, peut-être parce que sa prééminence emporte l'idée de plus d'influence et de crédit. Cette situation est surtout favorable et utile au représentant d'un pays qui a des rapports si multiples avec la France, au diplomate belge qui a besoin des bonnes dispositions de tant de monde pour connaître exactement les faits les plus cachés, expédier tant d'affaires et protéger tant d'intérêts.

« Vous avez pu vérifier dans le cours des derniers événements, combien il était nécessaire d'avoir ici une haute et influente position pour être toujours en état de vous fournir les informations les plus exactes et les plus promptes. Grâce à des relations établies et cultivées par de longs sacrifices, j'ai pu, presque jour par jour, vous initier aux délibérations du Cabinet, vous expliquer ses mesures et vous prévenir de ses desseins ; j'ai pu sur les faits importants vous fournir un contrôle régulier de vos nouvelles de Londres, de Vienne et de Berlin, d'après les rapports des agents français à leur gouvernement.

« Cette expérience suffit entre mille pour convaincre les plus incrédules que la véritable force des petits États contre les dangers extérieurs est principalement dans leur diplomatie, c'est-à-dire dans la bonne organisation des moyens de tout connaître au dehors et de tout prévenir.

« Il ne faudrait pas conclure de l'exemple que je viens de vous citer que la position de ministre plénipotentiaire a suffi pour assurer au gouvernement du Roi tous les effets qu'il attend d'une mission diplomatique en France. L'étendue et l'activité de mes relations sont le résultat d'une situation spéciale et toute personnelle dont je vous ai dit les causes. La position d'ambassadeur emporte avec elle un ascendant qui lui est propre et qui, habilement exercé, doublerait l'efficacité des mêmes moyens.

« Pour traiter ce sujet au point de vue de nos relations avec l'Europe, j'ajouterai qu'une mission de même rang devrait être instituée à Londres et réciproquement, dans le but de placer en Belgique, au même degré de considération et d'influence, les représentants de la France et de la Grande-Bretagne et de témoigner par la présence d'un ambassadeur belge à Londres, comme à Paris, de l'importance égale que nous attachons à l'appui des deux puissances.

« Cette parité de situation dans nos rapports diplomatiques avec l'Angleterre et la France ferait une favorable impression sur l'Allemagne, en même temps que la distinction attachée au caractère d'ambassade rehausserait la monarchie belge près des États de la Confédération germanique. La Prusse de son côté n'en prendrait aucun ombrage, puisque nous accréditons à Berlin un agent diplomatique de l'ordre le plus élevé que la Cour de Prusse ait adopté pour elle-même et d'un rang égal à celui des envoyés de France et d'Angleterre. »

En conclusion Le Hon demandait une solution rapide, car un ajournement pourrait laisser croire, à l'étranger comme dans le (page 137) pays, que l'opinion du gouvernement belge à cet égard restait suspendue par des considérations de personne.

Ce plaidoyer laissait percer les ambitions du diplomate, qui correspondaient apparemment à celles de la comtesse Le Hon, fort répandue dans le monde parisien, et dont le salon réunissait les personnalités de la politique, de la finance et du dandisme orléanistes.

Quoi qu'il en soit, les considérations présentées par l'aspirant ambassadeur méritaient l'attention. Lebeau s'appliqua à calmer son impatience : s'il pouvait être utile, pour la Belgique, d'avoir une ambassade à Paris, il serait également dans ses intérêts d'établir à Londres une mission du même rang. Une inégalité exciterait des ombrages qui tourneraient à notre détriment. Or, la Belgique ne pouvait accréditer un ambassadeur à Londres avant d'être assurée de la réciprocité. Sans doute, le cabinet des Tuileries avait envoyé le marquis de Rumigny sans avoir pris cette précaution. Mais, c'est là, mandait Lebeau, une irrégularité, et cette omission suffirait peut-être pour nous justifier, si nous refusions d'entrer dans la même voie. (Dépêche du 30 novembre 1840).

Le ministre touchait à un point délicat, que Le Hon releva tout aussitôt dans une dépêche qu'il adressa à Lebeau.

« Vous me faites l'honneur de me dire que le cabinet des Tuileries a envoyé un ambassadeur à Bruxelles avant de s'être assuré de la réciprocité. Le Roi des Français est d'une opinion contraire à la vôtre. Dans les usages internationaux, la puissance qui veut accréditer un agent diplomatique près d'une cour étrangère fait connaître ses intentions à cette cour et lui indique le titre et le rang qu'elle se propose d'attribuer à la mission. Si la cour consultée agrée la proposition, cela comporte, pour conséquence nécessaire, son consentement à envoyer par réciprocité un agent de même rang et de même titre. Ce mode de procéder a toute l'autorité d'une règle générale en diplomatie.

« A raison des relations intimes des deux cours, le Roi des Français a écrit directement au Roi des Belges pour demander son agrément à la nomination d'un ambassadeur français à Bruxelles et au choix de M. le marquis de Rumigny : dès qu'il l'a obtenu, il n'a pas douté un moment qu'une mesure de réciprocité allait en être la conséquence. Cela est si vrai que, me donnant une audience officielle peu de jours après, Sa Majesté m'annonça l'assentiment qu'Elle avait eu du Roi Léopold et me dit qu'Elle espérait me recevoir bientôt dans une qualité digne de la confiance que m’accordait mon souverain. La conséquence ne parut pas plus douteuse au corps diplomatique dont beaucoup de membres me parlèrent dans le même sens. Je m'abstins de vous rapporter ces circonstances, parce que je ne crus pas qu'il m'appartenait de prendre une initiative à ce sujet, jusqu'au moment où la réunion des Chambres et la prévoyance des explications qu'elle pouvait amener m'en feraient pour ainsi dire un devoir.

(page 238) « Le Roi Louis-Philippe a donc la ferme persuasion d'avoir procédé comme il convenait pour assurer la réciprocité de la mesure qu'il a proposée et accomplie.

« Veuillez remarquer d'ailleurs, ajoutait Le Hon, qu'elle est justifiée par des précédents qui sont pour nous d'une grande autorité. La Sardaigne confine à la Lombardie autant qu'à la France : mais à Paris sont les liens de famille et les dangers politiques. C'est à Paris que réside l'unique ambassade instituée par le gouvernement sarde, et l'ambassadeur de France est le seul diplomate de premier rang accrédité près la Cour de Turin.

« Pendant l'existence du royaume des Pays-Bas (de 1815 à 1830), le Roi Guillaume entretint constamment une ambassade à Londres et par réciprocité Sa Majesté britannique eut un ambassadeur à La Haye. Assurément la protection de l'Angleterre comme celle de l'Allemagne était acquise à la combinaison européenne du royaume des Pays-Bas : mais comme puissance coloniale surtout, la Hollande avait de grands intérêts à surveiller et des conflits délicats à prévenir près du cabinet de Londres et elle confia ce soin à l'influence d'un ambassadeur.

« Il importe d'observer aussi que le fait qui pourrait être principalement de nature à porter ombrage à l'Angleterre, c'est la présence d'un ambassadeur français à Bruxelles et non celle d'un ambassadeur belge à Paris ; dès que la concession du principe n'a pas offusqué le cabinet de Londres, le danger ne paraît pas à craindre pour sa conséquence naturelle et prévue.

« Je vous l'ai déjà dit avec sincérité : je pense qu'il serait également utile à la Belgique d'avoir une ambassade à Londres ; je suis de cet avis, non parce que j'applique à l'Angleterre toutes les raisons que j'ai exposées dans mon rapport : en effet dans ce pays, la direction des affaires extérieures appartient trop exclusivement à un seul homme pour que l'action diplomatique ait besoin de s'étendre et de se multiplier, mais par cette haute considération politique que notre plus sûre garantie contre les dangers de l'extérieur sera toujours dans une sorte d'équilibre des puissances protectrices qui ait l'effet de neutraliser les mauvais desseins des unes, s'il en advenait, par le contrepoids de l'intérêt et de la résistance de toutes les autres, et l'un des moyens de concourir au maintien de cet équilibre est sans contredit la bonne harmonie de nos relations avec chacune d'elles.

« La présence de deux ambassadeurs, l'un du Roi des Français, l'autre de Sa Majesté britannique à Bruxelles, serait, quant aux personnes, le symbole officiel du contrepoids que nous désirons voir dans les choses. » (Dépêche du 2 décembre 1840)

Soutenir que l'agréation d'un agent diplomatique d'une certaine classe emporte nécessairement, pour la puissance consultée, l'envoi, par réciprocité, d'un agent du même rang, c'était là une thèse infirmée par la doctrine et les usages. Plutôt que de s'y arrêter, Lebeau s'attacha à l'irrégularité qui aurait accompagné la désignation de M. de Rumigny. La communication directe et préalable du Roi des Français au Roi des Belges n'était point connue du ministère (page 239) et il y a toujours lieu de regretter, fit-il remarquer à notre agent à Paris, qu’une notification de gouvernement à gouvernement n'ait pas été faite dans les formes ordinaires, ou du moins ne se soit produite que lorsque tout était consommé. (Dépêche du 9 décembre 1840. Thiers avait annoncé à Le Hon la désignation de Rumigny le 17 juin, le jour même où la nomination paraissait au Moniteur français.)

Mais le comte Le Hon, tenace dans la discussion, n’abdiqua point ; étayant sa thèse de nouveaux arguments, il reprit la plume :

« La réception de M. le marquis de Rumigny à Bruxelles, comme ambassadeur, est un fait authentique, officiel du gouvernement belge, qui présuppose incontestablement le consentement du ministère comme celui du Roi. A moins de prétendre que le Roi Léopold aurait agi en souverain absolu et que ses ministres auraient subi sa volonté sans partager son opinion - langage inconstitutionnel que nul ne peut tenir et auquel on refuserait de croire - le ministère est forcé de reconnaître qu'il a consenti à recevoir un ambassadeur français en remplacement d'un ministre plénipotentiaire de France. C'est ce fait tout entier, sans restriction aucune, qui apparaît aux deux pays comme aux gouvernements étrangers. Qu'il y ait ou non notification préalable par telle voie plutôt que par telle autre, il demeure constant pour tous les esprits que le fait de la nomination de l'ambassadeur a dû être précédé de l'assentiment du gouvernement belge dans son acceptation constitutionnelle, puisqu'il a été suivi de la réception officielle réservée au premier rang diplomatique, avec le concours régulier du ministre des affaires étrangères.

« Ces faits étant bien établis, continuait Le Hon, la Belgique s'est placée aux yeux de l'Europe dans cette inévitable alternative ou d'avoir subi, malgré elle, un ambassadeur qu'il a plu à la France de lui imposer sans respect d'aucunes formes, ou d'avoir accepté librement et selon les usages reçus l'échange entre les deux pays d'agents diplomatiques d'un rang plus élevé.

« Dans le premier cas, le ministère français a fait acte de prépondérance en Belgique et le ministère belge acte de soumission à la France : ce serait là une atteinte grave à notre esprit national comme à l'avenir de notre neutralité.

« Dans le second cas, les gouvernements se sont entendus pour donner à leurs relations officielles un caractère plus élevé, en harmonie avec les liens de famille des deux cours et les rapports d'intérêt des deux États. C'est une situation régulière, habituelle entre les nations qui ont, soit une grande influence à représenter, soit de grands intérêts à surveiller et protéger de haut.

« Le défaut de réciprocité autorise des suppositions qui ne manquent pas d'analogie avec la première hypothèse, car la présence d'un ambassadeur français à Bruxelles, quand il ne doit pas exister d'ambassadeur belge à Paris, ne s'explique par aucune raison d'utilité réciproque ; elle fait soupçonner au contraire dans le pays et à l'étranger, de la part de la France, des vues de suprématie diplomatique qui portent ombrage aux autres gouvernements et peuvent altérer leur foi dans notre esprit d'indépendance.

(page 240) « La réciprocité a des effets tout différents ; seule, elle suffit à expliquer et justifier le fait pour les hommes les plus prévenus. On comprend que le ministère belge, pesant les avantages et les inconvénients de la création des deux ambassades, ait jugé qu'une mission de haut rang à Paris mettrait au service de la Belgique des moyens d'influence plus efficaces et plus complets, qu'elle entourerait notre jeune monarchie de plus de considération et de respect, là où il importe le plus de populariser ces sentiments. Cette parité de relations entre des Etats d'inégale puissance a pour elle l'autorité des précédents et les règles d'usage. » (Dépêche du 11 décembre 1840).

En terminant, notre ministre à Paris invitait Lebeau à ne pas se laisser impressionner par les objections éternelles de ceux « qui, sans sortir jamais de leur pays, décident souverainement que les intérêts près des gouvernements à l'étranger doivent être confiés à de simples chargés d'affaires ». Allusion aux critiques - sujettes à caution d'ailleurs - qui venaient d'être formulées à la Chambre des Représentants pendant la discussion du budget des Affaires étrangères. Sur certains bancs, on avait réclamé la réduction des dépenses, sur d'autres, une meilleure adaptation de nos services extérieurs aux besoins économiques du pays.

« La petite Belgique, pays industriel et quelque peu bourgeois, déclarait M. Delfosse, serait mieux représentée à l'étranger par des chargés d'affaires laborieux et instruits, que par des ministres plénipotentiaires, la plupart grands seigneurs ou qui affectent de l'être et qui dépensent en frais de représentation un argent dont le pays pourrait faire un meilleur emploi. »

MM. Eloy de Burdinne et de Foere avaient été plus acerbes ; le dernier, tour à tour ironique et sévère, lançait ces paroles : « Pensez-vous sérieusement qu'en maintenant ce luxe diplomatique, vous marcherez en première ligne ? Je le comprendrais pour les dîners diplomatiques ; mais pour l'influence que vous pourrez exercer sur vos propres affaires, il y aurait plus que de la simplicité à le croire... Nous ne sommes pas tenus à une parfaite réciprocité. D'ailleurs si nous n'avions à Paris et à Londres que des chargés d'affaires, la France et l'Angleterre pourraient, de leur côté, ne nous envoyer que agents de même rang. Je ne sais pas si ce serait un mal ; je suis plutôt disposé à croire que si le gouvernement français et le gouvernement anglais n'avaient chez nous que de simples chargés d'affaires, nous ne subirions pas tant leur influence ! »

Lebeau avait rencontré les objections et fait écarter, par la Chambre, un amendement qui tendait à réduire le rang de plusieurs postes diplomatiques.

(page 241) La discussion qui venait de se produire confirma le ministre dans sa manière de voir. Il s'adressa de nouveau à Van de Weyer et l'invita à vérifier si, depuis sa dernière enquête, les sentiments des milieux britanniques s'étaient modifiés. Lui-même ne cacha pas qu'il voyait de graves inconvénients à déférer au vœu exprimé par le Roi des Français : les efforts déployés par la Belgique, pendant la dernière crise, pour faire prévaloir les idées d'impartialité politique, lui avaient fait faire un grand pas dans l'opinion européenne; tout ce qui pouvait porter atteinte à ce résultat satisfaisant serait donc regrettable. D'autre part, était-ce au moment où les ministres, en raison de la stricte économie exigée dans les dépenses, renonçaient à réclamer des Chambres une augmentation de leurs traitements si insuffisants, qu'il convenait d'ouvrir un nouveau crédit que l'opinion regarderait comme inutile ?

Van de Weyer eut avec lord Palmerston un long entretien. Les sentiments du chef du Foreign Office n'avaient pas varié : il regretterait beaucoup de voir le gouvernement belge, dans les circonstances actuelles surtout (les difficultés orientales n'étaient pas entièrement aplanies), accorder à la France une distinction exceptionnelle. L'Angleterre, si la Cour de Bruxelles accréditait à Londres un ambassadeur, ne pourrait lui garantir la réciprocité, liée, comme elle l'était, par des règles sévères. « La position de nos agents diplomatiques, répéta Palmerston, est fixée en même temps que la liste civile de la Reine ; nous évitons d'y apporter des changements, afin de ne point donner à la Chambre des Communes (page 242) l'exemple d'un précédent qu'elle pourrait tourner contre nous ». En conclusion notre ministre à Londres exprima cet avis :

« Avant de prendre une décision aussi importante et qui, dans l'état où se trouve l’Europe, paraîtrait si significative, il importe que le gouvernement consulte bien sa position vis-à-vis des Chambres et qu'il prévoie toutes les conséquences de ce premier pas dans la hiérarchie diplomatique. Est-il probable que nos représentants verront d'un bon œil ériger en ambassade notre légation à Paris, et ensuite celle de Londres, quand, de toutes parts, on réclame contre l'énormité des charges qui pèsent sur le Trésor public, et que, récemment encore, on a sérieusement proposé, au sein de la Chambre, de réduire tous les plénipotentiaires belges au rang de simples chargés d'affaires ? Une pareille mesure éveillerait à l'instant de nouvelles craintes et provoquerait infailliblement une réaction, un revirement très fâcheux pour le gouvernement du Roi. » (Dépêche du 19 décembre 1840).

Ainsi qu'au mois de juin, Lebeau laissa l'affaire en suspens ; il expliqua à Le Hon que l'idée même de créer un titre purement honorifique produirait sur l'opinion une impression fâcheuse, qu'on y verrait une sorte de défi, de réponse dédaigneuse à l'esprit exagéré d'économie qui s'était emparé des représentants. (Dépêche du 19 décembre 1840).

Cependant ni Louis-Philippe, ni Léopold 1er ne devaient renoncer à leur projet.

Quelque temps après que le comte de Briey eut pris possession du portefeuille des Affaires étrangères, le poste de Paris devint vacant. Allait-on y nommer un ministre ou un ambassadeur ? Le comte de Briey proposa au Roi de conserver le rang à la mission; il obéissait aux mêmes considérations que Lebeau : crainte d'éveiller au dehors des susceptibilités, difficulté d'obtenir du Parlement tout nouveau crédit.

« Je sais bien, exposait le comte de Briey, que l'on pourrait à la rigueur créer le rang d'ambassadeur sans y attacher d'autre traitement que celui de ministre ; mais il y a de grands inconvénients dans les combinaisons de ce genre ; elles restreignent les choix de la couronne et font, en quelque sorte, du gouvernement l'obligé de ses agents. D'ailleurs, elles ouvrent un champ vaste aux prétentions individuelles. Ainsi, dans le cas où le successeur de M. le comte Le Hon serait promu au grade honorifique d'ambassadeur, il est à prévoir que d'autres membres de notre corps diplomatique, parmi les plus anciens, ne tarderaient pas à réclamer le même privilège. » (Rapport au Roi, 7 juin 1842.)

(page 243) Le Roi préféra ajourner la décision. Cependant, se rendant compte que seule la désignation d'une personnalité de premier plan pourrait écarter certaines objections, Léopold Ier songeait à faire appel au prince de Ligne, qu'il avait déjà désigné en 1838 pour le représenter avec le titre d'ambassadeur extraordinaire au couronnement de la reine Victoria.

Par sa grande fortune, par la haute considération dont il jouissait, le prince Eugène de Ligne occupait une place éminente parmi les principaux personnages du pays. N'était-ce pas naturel qu'en confiant le poste de Paris à un membre d'une famille illustre, dont le nom figure avec éclat à toutes les pages de son histoire, la Belgique lui conférât le rang d'ambassadeur que la France accordait à son représentant de Bruxelles ?

Avisé de la sympathie que ce choix rencontrerait aux Tuileries, ayant d'autre part plaidé la cause en Angleterre, notre souverain décida le cabinet à ratifier la mesure. Le 22 novembre 1842, S. A. le prince de Ligne recevait les lettres qui l'accréditaient en qualité d'ambassadeur extraordinaire près S. M. le Roi des Français.

Les relations diplomatiques franco-belges étaient ainsi cimentées par une double ambassade de famille/

La nomination du prince de Ligne, en qualité d'ambassadeur à Paris, provoqua le retour, devant la Chambre des Représentants, des critiques relatives à l'entretien d'une « diplomatie de luxe. » La Belgique, en vertu de la neutralité, est sans action dans la politique internationale, déclarèrent MM. Osy, Lys et Devaux ; elle ne peut traiter avec les puissances étrangères que des questions de douanes, que des questions de commerce ; elle ne doit donc pas chercher à imiter les grands États dans le luxe des ambassades ou des missions à l'étranger. Le comte de Briey et M. Nothomb répondirent : Un pays qui veut exister a toujours une diplomatie politique, parce qu'il a toujours une politique. « L'existence de la Belgique, déclara M. Nothomb, ne se rattache-t-elle pas aux plus grandes questions politiques ? Ne se rattache-t-elle pas au statu quo territorial de l'Europe ? Ne faut-il pas que son gouvernement soit toujours vigilant, qu'il sache ce qui se passe, qu'il sache ce qui se prépare ?... En admettant même que nous n'ayons plus à traiter que des questions de douanes et de commerce, encore faudrait-il une diplomatie influente pour traiter convenablement ces questions qui tendent à devenir l'objet de toute la diplomatie européenne ».

Au sujet du titre d'ambassadeur, donné à notre représentant à Paris, le comte de Briey expliqua : « Dans le cas qui nous occupe, il y a une différence, dont il faut tenir compte, entre le titulaire actuel de la légation de Paris et les autres ministres : c'est que le premier était déjà en possession du titre d'ambassadeur; on ne pouvait sans le faire déchoir lui en offrir un autre; on ne le lui a donc pas offert. (Séances des 9 et 10 décembre 1842. Chambre des Représentants.)

Ce régime, qui n'avait pas été instauré sans difficultés, ne survécut pas aux événements révolutionnaires de 1848.

(page 244) Le 24 février, Louis-Philippe abdiquait. La nouvelle République, lente à s'organiser et à obtenir la reconnaissance des États monarchiques, cessa d'accréditer près du gouvernement du Roi Léopold un agent de l'ordre le plus élevé. Après une période assez longue de relations « officieuses », elle désigna comme représentant à Bruxelles un envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire. La Belgique n'avait pas de motifs de maintenir une ambassade à Paris. Soucieuse toutefois de ménager les susceptibilités, elle eut recours, pour la transmission des pouvoirs, à une combinaison transitoire.

Le prince de Ligne avait accepté, quoiqu'il en coûtât à ses convictions, de demeurer à son poste d'observateur et de continuer à gérer les intérêts du pays. Les épisodes de Quiévrain, de Mouscron et de Risquons-Tout, les menées des clubs révolutionnaires, ne prirent pas au dépourvu sa vigilance patriotique.

Très sensible à tout ce qui touchait sa dignité personnelle, le prince n'aurait pu consentir à passer du rang d'ambassadeur, vice-doyen du corps diplomatique sous la monarchie de juillet, au rang de ministre plénipotentiaire près de la République. D'accord avec le cabinet de Bruxelles, il fut convenu qu'il remettrait à la commission du pouvoir exécutif, les lettres de créance qui le chargaient d'une « mission spéciale comme ambassadeur extraordinaire », mais qu'il notifierait en même temps que la légation du Roi était destinée à M. Firmin Rogier, qui recevrait le titre d'envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire.

La combinaison ne manquait ni d'élégance, ni de subtilité. Elle pouvait invoquer le principe de la réciprocité, et, conciliant en l'occurrence les nécessités de la politique et du protocole, donner satisfaction aux intérêts publics et privés.