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La fin de l'unionisme en Belgique
VAN KALKEN Frans - 1926

Frans Van KALKEN, La fin de l'unionisme en Belgique (1926)

(Extrait de Mélanges d'histoire offerts à Henri Pirenne par ses anciens élèves, paru en 1926 à Bruxelles, chez Vromant et Cie)

(page 611) L’unionisme, politique de coopération gouvernementale catholico-libérale, en faveur chez nous dans la première moitié du XIXème, eut ses origines directes dans l'Union des oppositions de 1828. Amenée, par la poussée des circonstances, d'un simple programme de « redressement des griefs » et d'un schéma de régime parlementaire à la direction d'une révolution, l'Union n'avait cependant jamais perdu de vue ses préoccupations premières. Dans la Constitution de 1831, son œuvre, se trouvent cristallisés les desiderata encore incertains à l'époque des pétitionnements de 1828-1829 : les quatre (six) libertés sociales, la responsabilité ministérielle, l'équilibre des pouvoirs, le jury. Elevant sa tactique de concorde nationale et d'association de toutes les forces vitales du pays au niveau des circonstances exceptionnelles que l'on traversait, l'Union osa résister à l'Europe sur le thème des XVIII Articles, fut sur le point de réussir dans la création d'une plus grande Belgique, assit sur des bases solides le fonctionnement de nos institutions et choisit pour souverain Léopold de Saxe-Cobourg. Somme toute, on peut dire qu'elle mérita bien de la patrie.

Le régime unioniste s'est prolongé au-delà de la fondation de notre indépendance. Selon les uns, il n'a pas dépassé en fait les années 1833-1834 et s'est depuis lamentablement survécu ; d'autres lui assignent pour fin des dates précises : les années 1839, 1840 ou 1846 ; d'autres encore considèrent que virtuellement il s'est maintenu jusqu'aux approches de 1860. C'est à l'éclaircissement de cette question que je me propose de consacrer les lignes qui suivent.

Tout d'abord, essayons de définir l'unionisme et ses manifestations. Si, comme Charles de Brouckère, dégoûté de la vie politique (page 612) par l'accomplissement de tâches ministérielles particulièrement ingrates, nous le considérons comme une « coalition de circonstances », une tactique passagère destinée à établir une trêve entre les partis aussi longtemps que durent les difficultés extérieures, nous devons en chercher la fin dans la seconde moitié de l'année 1839. La longue crise, consécutive à l'acceptation, par Guillaume Ier, des XXIV Articles, vient d'être résolue au cours des âpres débats de mars, à la Chambre belge. Les « mûrs » ou « pourris » gouvernementaux ont triomphe de l'ardeur belliqueuse des Gendebien, après une apostrophe restée fameuse, a quitté, d'une manière dramatique, l'enceinte parlementaire. L'Europe est satisfaite; le « péril hollandais » s'est évanoui. Le dernier complot orangiste, celui des « paniers percés », de 1841, ne sera qu'une mauvaise plaisanterie. D'autre part, c'est en 1839 aussi que les deux membres libéraux du cabinet de Theux, MM. Ernst et d'Huart, abandonnent leurs fonctions. Si l'on assigne à M. Nothomb, ministre depuis 1837, la place particulière qui le caractérise, on peut dire que, pour la première fois depuis 1831, le ministère est catholique homogène.

Mais pour beaucoup de leaders de ce temps, l'Union est encore, en 1839, un idéal élevé. Nothomb en est l'apôtre ; il y voit « un principe, un acte de bonne foi, un progrès social. » Van de Weyer en parle comme d'un « progrès immense de la civilisation. » Et, dans ces paroles, il n'y a rien de forcé ni d'arbitraire. Entre le catholique libéral de 1830, nourri des doctrines de Lamennais, et le libéral de ce temps, pratiquant ou, tout au moins, reconnaissant l'utilité sociale du culte, la nuance est bien faible. « On répugnait à s'appeler catholique ou libéral, » dit Hymans dans son Frère-Orban. « L'un avait accepté toutes les libertés sociales et la préséance du mariage civil ; l'autre avait admis la liberté de l'enseignement et la situation indépendante, quoique rétribuée, faite au clergé titre d'hommage à la religion. »

D'autre part, le fait de voir au pouvoir un cabinet d'orientation homogène n’exclut en rien l'idée unioniste. Dès le début, celle-ci ne se manifesta pas exclusivement sous la forme du gouvernement mixte. Il ne fut pas question d'un dosage méthodique répartissant en deux fractions, égales par le nombre et par la valeur, l'élément catholique et l'élément libéral. Dans le Gouvernement provisoire, les libéraux eurent une situation prépondérante. Le premier cabinet du Régent, celui du général Goblet, assisté de MM. Van de Weyer, Gendebien, Tielemans et Charles de Brouckère, fut exclusivement libéral. Le second fut entièrement dominé par les fortes personnalités de Joseph Lebeau et de Paul Devaux.

En effet, qu'importe la composition du gouvernement, mixte ou homogène, si celui-ci, d'expression centriste, modérée, constitutionnelle, se donne volontairement pour tâche, en face des difficultés que traverse la patrie, d'être « neutre entre les partis », d’éviter que « toutes les forces du pouvoir soient absorbées dans un combat à outrance entre l'opinion au pouvoir et l'opposition ? » Elle n'est pas si risible, cette conception alors en vogue que « les programmes sont un germe d'impossibilité d'administration pour un gouvernement. » Les politiques unionistes entendaient que les intérêts particuliers, inscrits dans les programmes des partis, ne détournassent pas le pouvoir de sa mission essentielle, qui est d'administrer le pays dans l'intérêt de tous. Si l'on se reporte aux premières années du jeune Etat belgique, si l'on évoque la crise politique, économique et sociale dans laquelle il se débattait, cette formule prend une haute signification morale.

L'unionisme étant ainsi défini, voyons les raisons pour lesquelles il fut appelé à disparaître et recherchons le moment où cette disparition fut réelle. Il va de soi que, dès le début, il y eut dans les deux camps, si hostiles sous Guillaume Ier, un certain nombre de sceptiques. Defacqz, dans l'Indépendant, déclara sans ambages la « société religieuse envahissante par essence » et « dangereuse pour la société civile. « D'autre part, un certain nombre de catholiques, à l'exemple du fougueux député de Tournai, Dumortier, craignaient à l'extrême l'action incontrôlable des Loges et les progrès du « système rationaliste. ».

On sait combien, déjà en 1834, la lutte sur ce terrain fut vive et quelle influence elle eut sur la création des universités de Louvain et de Bruxelles. Cependant, ce ne fut pas l'opinion publique qui porta le premier coup à l'unionisme ; il partit du gouvernement lui-même. Le premier cabinet du roi, où figuraient MM. de Theux, De Muelenaere et Ch. de Brouckère, avait dû porter toute son attention sur les conséquences désastreuses de la Campagne de Dix jours et du traité des XXIV Articles. Le second ministère, celui de MM. Goblet, Lebeau, Rogier et Félix de Mérode avait été nommé en octobre 1832 pour brusquer l'intervention franco-anglaise à Anvers. Mais après le règlement de cette angoissante affaire, l'ancien Premier, de Theux, commença une sourde campagne contre Lebeau. Chose plus grave : le roi (page 614) Léopold et son entourage doutaient des aptitudes gouvernementales des leaders libéraux. Partisan déclaré du principe d'autorité en matière de lois organiques et administratives, Léopold Ier, à la veille de la mise sur pied de la double loi communale et provinciale, ne cachait pas son désir de les voir présentées par un nouveau cabinet de Theux. Il eut avec cet homme d'Etat plusieurs entretiens confidentiels. Et lorsque, lassés de cette situation, Lebeau et Rogier eurent soudainement donné leur démission (1er août 1834), le nouveau cabinet, malgré la présence bénévole de MM. Ernst et d'Huart, malgré l'adjonction, en 1837, de Jean-Baptiste Nothomb, ne fut exclusivement que le ministère du chevalier de Theux. A vrai dire, ce politique exclusif ne fit pas de réel sectarisme et il conduisit intelligemment le pays à travers la profonde crise politique et psychologique de 1838-1839. Mais sa rigidité dogmatique, sa faveur en Cour, affirmée avec trop de morgue, son action batailleuse à la tête des hobereaux flamands et surtout limbourgeois, mirent en sérieux péril le principe de l'unionisme.

Le 18 avril 1840, le roi fit un essai de gouvernement libéral homogène centriste avec MM. Lebeau, Rogier et Liedts. Ces leaders étaient pleins de bon vouloir. Après mûre délibération, ils ne s'étaient pas adjoint de collègues catholiques pour l'unique raison que, parmi les « ministrables » de Droite, les uns étaient inféodés au groupe de Theux, les autres étaient encore trop jeunes. La combinaison Lebeau-Liedts n'en fut pas moins l'objet d'attaques à ce point passionnées de la part de M. de Theux et des grands propriétaires du Sénat, qu'en mars 1841 déjà elle dut renoncer à sa tâche.

Une seconde cause d'affaiblissement de l'unionisme résida dans les progrès des libéraux et dans l'accentuation de leur esprit de combativité. L'attitude intransigeante du groupe des gentilshommes avait profondément irrité une notable partie de la Gauche. Elle s'était notamment indignée de ce que l'opposition avait à peine tenu compte des difficultés du cabinet, en présence de la crise provoquée en Europe par le conflit entre Méhémet-Ali et le sultan Abdul-Medjid, de ce qu'elle n'avait en apparence su aucun gré à Joseph Lebeau d'avoir si habilement guidé notre politique extérieure à travers cette passe dangereuse. De même, l'opposition était restée indifférente aux embarras du ministère devant la crise industrielle, née de l'emploi croissant de la filature mécanique et du tissage à la machine. D'où la tendance de beaucoup de libéraux à ne plus ménager l'adversaire ; d'où, à la Chambre, des (page 615) attitudes nouvelles qui mettent en joie les éléments les plus combatifs de Gauche et de Droite, les Théodore Verhaegen et les Barthélemy Dumortier. Les termes « libéraux » et « cléricaux » s'emploient sans détours. Dans le tumulte des interpellations, on échange des propos amers sur l’« arrogance sacerdotale » de Mgr Van Bommel, la « restauration de la dime », l’« intervention intolérable » du clergé dans les élections, l'« action sinistre des Loges », le « jacobinisme éhonté » des libéraux « révolutionnaires » ! Devant cette logomachie, les ministres sont désolés, autant par la vivacité de leurs fidèles que par l'acrimonie de leurs adversaires. « Tant que cette hostilité régnera dans cette assemblée, aucun projet de loi ne sera plus examiné en lui-même, aucune affaire ne sera plus traitée par des considérations tirées de sa nature propre, » s'écrie avec douleur le ministre de la Justice Leclercq.

Et, dans l'entre-temps, Paul Devaux, en désaccord pour la première fois avec son fidèle ami Lebeau, pousse son parti à la bataille, dans la Revue Nationale de Belgique : « L'avenir appartient au libéralisme », écrit-il dans un élan d'enthousiasme qui, chez ce froid dialecticien, prouve une certitude absolue. Dès ce moment, en effet, chaque scrutin constitua un succès pour la Gauche et refroidit proportionnellement son zèle pour l'unionisme. D'autre part, suivant une réaction bien compréhensible, ce fut dès lors la Droite qui montra une sympathie particulière pour un régime qui lui permettait de maintenir ses positions.

J.-B. Nothomb, l’unioniste par excellence, eut beau « sacrifier tous ses amis à ses principes » en consentant à barrer la route au libéralisme triomphant et à faire, de 1841 à 1845, un nouvel essai de politique de juste milieu, à la tête d'une combinaison « à peu près mixte. » Déjà sa politique ne s'inspire plus réellement des principes de neutralité de l'Union. Si la loi scolaire de 1842 correspond, elle encore, aux vœux de la grande majorité d'une Chambre convaincue de l'utilité de la religion, « base de la morale du peuple » (P. Devaux), si la réforme de la loi communale dans un esprit de centralisation repose sur le bon sens, en revanche, la loi du fractionnement est franchement « réactionnaire » et faite pour plaire à l'Extrême Droite. La volonté, marquée à plusieurs reprises par Léopold Ier, de ne pas permettre au chef de cabinet de dissoudre les Chambres (le roi y voyait une atteinte aux droits de la Couronne), empêchait les leaders libéraux d'accepter le pouvoir. Il y eut donc encore, après que la présence de Nothomb à la tête (page 616) des affaires fut devenue une impossibilité, quelques tentatives d'arrêter le cours normal des événements par le maintien d'une survivance.

Le fidèle Sylvain Van de Weyer, répondant à l'appel du souverain, abandonna non sans regret ses fonctions diplomatiques à Londres pour tenter, le 30 juillet 1845, un dernier et loyal essai, avec d'Hoffschmidt, Dechamps et Malou. Dès l'année suivante, il jetait le manche après la cognée ! Rogier persistant dans le maintien de ses conditions préalables à toute acceptation de portefeuille, on vit alors l'unionisme sombrer dans la combinaison de Theux-Malou, dite des « six Malou », combinaison qui offrait de maintenir la politique de modération en vigueur depuis 1830, mais qui n'en fut pas moins qualifiée par Pierre De Decker d' « anachronisme et de défi » !

L'unionisme avait vécu en tant que système permanent de gouvernement. Il conserva néanmoins les sympathies affirmées ou déguisées de presque toute la génération des hommes de 1830 et il n'entra dans l'esprit de personne de s'éloigner par trop du thème politique du centre modérateur. Les libéraux, vainqueurs en 1847, prirent évidemment envers l'Eglise l'attitude qu'ils avaient toujours carrément affirmée, attitude visant à « empêcher par tous les moyens légaux que le pouvoir temporel ne tombe dans la dépendance du pouvoir spirituel. » Mais ni Rogier, l'homme de la vieille école, ni Frère-Orban, l'espoir de la génération de 1848, ne se départirent du programme constitutionnel qui était celui des libéraux de ce temps. Même le bouillant Théodore Verhaegen - le « révolutionnaire » de l'époque ! - mit une véritable coquetterie à défendre cette thèse : « l'opinion libérale, tout en voulant les réformes que réclament les besoins du siècle » est « beaucoup plus conservatrice que l'opinion cléricale »!

Aussi, lors de la révolution de février 1848, un rapprochement catholique-libéral se fit-il spontanément et fut-il plus sincère qu'à l'époque des efforts conciliateurs de Lebeau-Liedts ou de Nothomb. Adelson Castiau, suivant en pensée la progression des idées égalitaires de la Révolution française autour du monde, fut un isolé ; Delfosse, évoquant le vieil amour collectif des Belges pour leurs libertés traditionnelles, fit crouler la Chambre sous les applaudissements. Et l'on vit, le 4 mars 1848, Verhaegen sonner, avec son énergie coutumière, le ralliement de tous les députés aux principes de la Constitution et reconstituer de fait l'Union des oppositions sur les bases du programme de 1828-1831.

(page 617) Entre ces doctrinaires, faisant de la « conservation par le progrès, » et ces cléricaux, faisant du « progrès par la conservation, » il fut encore plusieurs fois possible d'établir des trêves, des régimes de coopération momentanée, lorsque le Second Empire fit peser sur notre pays des menaces d'autant plus angoissantes qu'elles restaient enveloppées de mystère.

Le cabinet libéral centriste de Henri de Brouckère fit, de 1852 à 1855, un consciencieux effort, accueilli avec complaisance, pour être « invariable dans ses principes, mais disposé à toute conciliation raisonnable. » Et même le cabinet De Decker-Vilain XIIII, du 30 mars 1855, curieuse combinaison où figuraient deux libéraux transfuges, Mercier et Dumon, fut dans une certaine mesure une tout dernière tentative de combinaison « à peu près mixte. » N'oublions pas qu'avant le dépôt du projet de loi concernant les fondations particulières, avant la lutte pour ou contre la « loi des couvents », « la mainmorte monacale, » De Decker avait courageusement résisté à l'offensive des évêques contre l'indépendance d'expression des professeurs d'Université et avait refusé de révoquer MM. Brasseur et Laurent (1855-1856).

L'année 1857 marqua le crépuscule de l'idée unioniste. De plus en plus la lutte entre les partis va désormais devenir haineuse et générale. Très vive auparavant, marquée de joutes oratoires et de bagarres électorales fréquentes, elle était cependant restée localisée sur un terrain restreint et avait été menée par des combattants censitaires-capacitaires en nombre peu considérable.

Mais, voici que Pie IX va diriger son offensive, autrement dangereuse que celle de Grégoire XXI, contre le naturalisme, le rationalisme et les « monstrueuses opinions qui dominent de notre temps tristissime. » Napoléon III va coopérer à la résurrection de l'ordre divin. D'autre part, on ne dira plus, comme Lebeau en 1841, que « pour le maintien de l'ordre, un curé de village vaut mieux que cent gendarmes, » mais, comme Bergé, que « partout où la catholicité a passé on a constaté la ruine et la honte. » Il y aura le « grand ministère Frère » et le « grand ministère Malou, » les lois Van Humbeek, Jacobs, Schollaert ! En peu d'années aura disparu ce vieil esprit de ralliement patriotique, legs d'une époque d'exaltation heureuse, qui permettait aux antagonistes de se souvenir à temps qu'ils étaient avant tout des Belges fidèles à l'esprit et à la lettre de leur charte fondamentale. La participation croissante des masses aux affaires publiques, les progrès du socialisme, du (page 618) radicalisme, du christianisme démocratique, répandront forcément cette soif de combat parmi toutes les couches sociales. Pendant cinquante ans environ, la jeunesse belge vivra dans la fièvre des luttes politiques intérieures et s'imaginera qu'il en a toujours été ainsi. Ce sera finalement la Grande Guerre qui viendra lui rappeler qu'un même souci du « bien commun » peut, du jour au lendemain, rapprocher le prêtre, le bourgeois et le prolétaire.