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Causeries sur l'histoire du libéralisme belge
HYMANS Paul - 1921

Paul HYMANS, Causeries sur l’histoire du libéralisme belge (1921)

(faites sous les auspices de l’Union des femmes libérales de l’arrondissement de Bruxelles) (18 mars, 8 et 15 avril 1921), Bruxelles, 1921, chez Louis Vogels.

I. les origines (1830-1847)

(page 3) Mesdames,

Je n'ai pas l'intention de vous faire un discours politique ni de développer devant vous un programme électoral ; je n'ai pas davantage le désir de vous donner un cours, de vous faire une leçon, ce qui ne manquerait pas de pédantisme, je me bornerai à une causerie, ayant en vue d'aider l'éducation politique des femmes.

Les femmes ont été appelées, par une loi récente, à participer à la vie publique. Beaucoup sont venues au parti libéral, soit par un choix réfléchi, soit par une inclination naturelle ou par des traditions de famille, et je voudrais leur faire comprendre ce qu'est en réalité le parti auquel elles apportent leur concours, ce qu'il signifie, non pas au moyen de développements théoriques ou par le commentaire d'un programme qui n'est jamais qu'une expression pratique, actuelle et temporaire d'un idéal constant. mais en résumant l'histoire du parti libéral, en montrant la part qu'il a prise à la construction du pays, de l'Etat et de la nation, le rôle qu'il a joué dans notre histoire générale et celui des hommes représentatifs de l'idée libérale, et vous donner ainsi une sorte d'orgueil de famille, le sentiment d'appartenir (page 4) à une grande famille, qui a un très illustre passé, des ancêtres glorieux et qui trouve, dans ce passé même, des raisons continues d'agir et de vivre.

Je sais. Mesdames, que beaucoup de femmes répugnent à s'embrigader dans un parti. Elles se méfient des partis. Elles ont une tendance à considérer les partis comme des coteries. comme des sortes d'officines de cuisine électorale, ou l'on brasse des listes de candidats.

Mais c'est précisément pour éviter les coteries, les clans qui ne servent que des ambitions personnelles ou des intérêts particuliers, qu'il faut dans un pays comme le nôtre, et c'est une condition de vie publique saine et régulière, de grands partis ayant un idéal, des traditions, une histoire, une conception de la vie collective et des intérêts généraux de la nation.

Le danger et l'abus, c'est ce qu'on appelle l'esprit de parti : l'esprit de parti qui pousse à sacrifier l'intérêt général, une mesure utile, une mesure juste à l'intérêt de parti, par exemple par peur de l'impopularité, ou - dans la collation des emplois publics - à écarter un homme capable, intelligent. Méritant, pour favoriser un homme de son parti qui le serait moins. Voilà les exagérations, voilà l'excès, voilà la dégénérescence ou l'excroissance.

Mais les partis, les grands partis, ne sont pas des combinaisons arbitraires et artificielles ; ce sont des phénomènes naturels, inévitables, psychologiques de la vie politique. Ils répondent à de grands courants d'idées, à des tendances d'esprit, à des traditions.

On dit souvent : Pourquoi se diviser en partis ? Ne serait-il pas beaucoup plus simple de s'entendre entre braves gens sur toutes les grandes questions ?

Ah ! Mesdames, c'est bien facile à dire. Et tenez, les braves gens d'abord ! Qu'est-ce que c'est que les braves gens ? On incline à ne considérer comme de braves gens que ceux qui pensent comme vous !

L'unanimité de l'opinion est un phénomène extrêmement rare et qui ne se rencontre que dans certains temps de crise où il faut faire face à des périls communs, on en a eu un exemple magnifique pendant la guerre. Nous avons vu les Belges de toutes les opinions ne faire, pendant l'occupation, qu'un seul corps, qu'une seule âme.

On avait trouvé un mot pour caractériser cette union, cette unanimité nécessaire : on l'avait appelée l'Union Sacrée.

Après la guerre il y avait cependant de grandes tâches à remplir, il y avait d'immenses devoirs qui nous attendaient, il fallait restaurer le pays. Eh bien voyez les difficultés qu'on a rencontrées dès qu'on a tenté de prolonger l'Union Sacrée, de toutes parts se révèlent des tendances (page 5) opposées, les partis s'accusent et se dessinent, les traditions et tout le passé qui sommeille en nous se réveillent.

Dans toute société humaine on remarque des catégories de mentalités et de tempéraments, des types génériques, qu'on retrouve d'ailleurs en un très grand nombre d'exemplaires et qui se caractérisent par une certaine tournure d'esprit, par une manière particulière de penser, et se différencient les uns des autres par des conceptions diverses de l'État, du gouvernement et des rapports des citoyens entre eux. Il y a des esprits craintifs, traditionnalistes, qui se rattachent instinctivement au passé, qui ont peur du changement et de la discussion et qui généralement aiment le pouvoir fort. Il y a des esprits hardis, qui cherchent le mieux, qui ont une tendance à se dégager des préjugés. Il y a des esprits ardents, impulsifs, qui se pressent et veulent aller très vite au bout de leurs idées. Il y a des opportunistes, qui se guident d'après les circonstances et qui marchent d'un pas mesuré. Il y a des dogmatiques, esprits absolus, qui ont adopté un système fixe, rigide, invariable, qu'ils prétendent imposer. Il y a des esprits conciliants, qui sont plutôt enclins aux transactions ; il y a enfin les imaginatifs, qui dédaignent les réalités et qui suivent leur rêve.

Eh bien ! les gens d'un même tempérament, les gens d'une même psychologie se rapprochent, se groupent, s'organisent, et c'est ainsi que naissent les partis politiques, dans tous les pays du monde, sous des étiquettes diverses, sous des formes et des modalités appropriées, il y a des partis conservateurs, des partis libéraux, des partis radicaux, des partis socialistes, des partis confessionnels, des partis révolutionnaires.

Quels sont la tournure d'esprit, le penchant et la mentalité du parti libéral ?

Je vais essayer de les décrire.

Il me semble qu'avant tout le libéral a soif de liberté ; il veut être libre de penser à sa façon et comme il veut, de défendre ses opinions et de discuter celles des autres. Il met au-dessus de tout sa conscience et sa raison. Il déteste d'instinct toutes les tyrannies ; il est l'ennemi des privilèges de caste, de secte ou de classe et, réclamant pour lui la pleine liberté de la pensée et de la discussion, il doit la reconnaitre aux autres, et par conséquent il est et doit être tolérant. S'il ne l'est pas. il se renie.

Il veut le progrès par le perfectionnement moral et intellectuel de l'individu, par le développement du sens de la responsabilité et de l'esprit d'initiative et par conséquent, par l'éducation et donc par l'école.

Le libéral a toujours été et sera toujours un « homme d'école ». Il cherchera à instruire, à moraliser le peuple et à relever sa condition matérielle, afin de lui donner une plus grande et plus vraie liberté, et il (page 6) poursuivra ainsi le progrès par étapes, graduellement, non par bonds et par secousses violentes. Il conçoit l'Etat comme l'organe de la communauté ayant pour mission de faire prédominer l'intérêt général, c'est-à-dire l'intérêt du plus grand nombre sur les intérêts particuliers ; de garantir à tous un égal traitement et une égale liberté ; d'organiser à tous les degrés un enseignement éclairé, tolérant, affranchi de toutes influences dogmatiques ou confessionnelles, et ainsi accessible à tous et respectueux de toutes les consciences et de toutes les croyances.

Le libéral n'admettra pas que l'Etat, organe de tous, institue des privilèges au profit de telle ou telle catégorie de citoyens. soit à raison de leur naissance ou de leur profession, ou à raison de leur condition sociale ou des religions ou opinions qu'ils professent ou qu'ils ne professent pas. Voilà. semble-t-il, l'esquisse qu'on peut faire d'un esprit libéral. et je voudrais qu'elle fût ressemblante.

Lorsque les hommes ayant cette mentalité et cette tournure d'esprit, cette orientation psychologique. se furent groupés en Belgique et eurent constitué un parti, à peu près vers 1840, comment essayèrent-ils d'extérioriser, de matérialiser leur mentalité, leurs tendances morales dans un programme de gouvernement, dans des réformes politiques et positives ?

Sans doute, Mesdames, les formules ont varié tout naturellement avec les époques et les situations et des adversaires ont surgi ; des programmes nouveaux ont apparu, et l'esprit lentement change et se modifie sans que les principes essentiels disparaissent. Et puis, à mesure qu'on avance on découvre des régions inexplorées. Il faut fixer l'itinéraire. établir des stations d'étape, on ne fait pas de politique sans le concours de l'opinion publique, puissance mobile, ondoyante, diffuse, au fond de laquelle il y a un grand dépôt de bon sens, mais qu'on ne commande pas à son gré ; et il s'ensuit qu'en faisant l'histoire du parti libéral, je rappellerai nécessairement certaines anciennes formules qui sont démodées, qui sont usées, qui sont en quelque sorte vidées parce que leur substance a été incorporée dans l'organisme national. Nécessairement aussi, je toucherai à des questions dont quelques-unes sont des questions mortes, dont d'autres sont des questions résolues, dont d'autres encore sont des questions endormies et qu'il vaut mieux peut-être ne pas réveiller pour l'instant. Il faudra bien que je vous en parle cependant. Ce n'est pas de la polémique que je veux faire ; ce n'est pas, pour me servir du mot à la mode, de l'électoralisme, c'est de l'histoire.

D'autre part, vous verrez les luttes que le libéralisme a dû affronter pour faire triompher des idées et des institutions qui ont fini par entrer dans notre existence, dans l'atmosphère où nous vivons. Vous (page 7) verrez aussi les grandes tâches accomplies, et j'espère que vous en conclurez que le libéralisme a été en Belgique, depuis qu'elle existe comme Etat indépendant, un puissant facteur de progrès et de développement, et qu'il reste et restera toujours un élément nécessaire et indispensable de l'évolution politique et sociale de notre pays.

C'est, Mesdames. ainsi que je l'ai dit en passant. vers 1840 que le libéralisme apparait comme un parti et qu'il se constitue, Mais avant qu'il y eût en Belgique un parti libéral, il y eut jusque dans un passé très lointain, des libéraux, des tendances et une action libérales.

Dans le mouvement qui déchaina la Révolution brabançonne de 1789 contre les réformes étatistes de Joseph II, qui frappa à la fois le clergé et nos institutions provinciales et communales, on distingue deux groupes : l'un, plutôt catholique, qu'on peut appeler catholique, et qui était dirigé par Van der Noot, poursuivant plus spécialement la restitution à l'Eglise de ses privilèges et le retour à l'ancien régime, et l'autre, que l'on peut appeler libéral, qui avait pour chef un avocat nommé Vonck - on l'appelait Vonckiste - qui se recrutait parmi les commerçants, les avocats, les médecins, le monde bourgeois de cette époque ; il subissait l'influence du courant philosophique français ; on le qualifiait de voltairien ; il réclamait une représentation élue de la nation et une part du gouvernement pour le tiers état, c'est-à-dire pour la bourgeoisie.

Dans le dernier volume de son Histoire de Belgique qu'a publiée M. Pirenne, il y a quelques jours, vous trouverez le développement de cette phase intéressante et mouvementée, et M. Pirenne y révèle ce fait assez curieux et qu'il n'explique pas, c'est que les Vonckistes avaient pris comme couleur, au XVIIIème siècle, celle que nous avons adoptée, le bleu.

Sous le régime hollandais, de 1815 à 1830, on voit apparaitre la même division, les libéraux réclament des réformes politiques ; ils protestent contre la prédominance du pouvoir exécutif, du pouvoir royal ; ils demandent la responsabilité ministérielle, le vote annuel des budgets, l'extension des pouvoirs des Chambres ; ils protestent contre le régime arbitraire de la presse, ils réclament l'institution du jury.

D'un autre côté. il y a les catholiques. Dès le début, ils avaient manifesté à l'égard du régime hollandais une violente hostilité. Ils s'étaient insurgés contre la Loi fondamentale. Le gouvernement hollandais voulait donner au nouveau royaume qu'avaient constitué les accords internationaux de 1815. une charte proclamant la liberté des cultes et l'admissibilité des citoyens aux emplois publics sans distinction de croyances. L'épiscopat la flétrit: il déclara la liberté des cultes « un principe funeste et qualifia la tolérance d'« indifférentisme », fruit d'un atroce philosophisme.

(page 8) La Loi fondamentale ayant été promulguée, les catholiques s'apaisèrent. Mais vers la fin de son règne, le roi Guillaume inaugura, à l'égard de l'Eglise, une politique agressive qui l'atteignit dans ses œuvres vives. Il réglementa sévèrement l'enseignement des congrégations, il organisa fortement l'enseignement public de l'Etat, il institua à Louvain le Collège philosophique pour la formation du jeune clergé sous la surveillance de l'Etat. De là, nécessairement, une vive irritation. D'autre part, les catholiques de l'époque subissent l'influence des doctrines libérales qui sont prêchées avec éloquence en France par l'abbé de Lamennais et le comte de Montalembert, et se rapprochent ainsi des libéraux. Les libéraux les rejoignent. Libéraux et catholiques confondent leurs griefs, et de cette concentration sort, en 1828, l'union, qu'on a appelée l'Union de 1828 et qu'on pourrait appeler plutôt l'Union de 1830, qui, en fait, se prolongera jusqu'en 1840.

L'Union de 1828 organise dans tout le pays un vaste pétitionnement et fomente une agitation contre le régime hollandais, d'où sortent la révolution de 1830 et l'indépendance de la Belgique.

Dans les tendances distinctes, opposées et rivales, qui se marquaient pendant la révolution brabançonne et sous le régime hollandaise ,on trouve le germe de nos deux grands partis historiques qui se disputèrent le pouvoir et l'occupèrent alternativement jusqu'à la fin du XIXème siècle, jusqu'à la période démocratique.

J'ajoute une réflexion, qui vous sera venue à l'esprit en m'entendant, c'est que la division fit échouer la révolution brabançonne et que l'union fit réussir la révolution de 1830.

Sous le souffle de l'Union de 1830. au lendemain de la Révolution. un petit corps électoral, tout petit, de 46,000 citoyens, qui se porte fort pour une population de plus de quatre millions d'âmes, élit une assemblée, qui s'appelle le Congrès National.

Ce parlement improvisé gouverne, légifère, administre, négocie avec Londres et Paris et, au milieu des émotions que lui donnent l'incertitude du lendemain, l'hostilité de la Hollande et la méfiance de l'Europe, il a le temps et le sang-froid de préparer, de rédiger, de discuter, de voter en deux mois une constitution admirable, exemplaire, où l'Europe a vu longtemps un modèle, et qui après quatre-vingt-dix ans d'expérience ne trahit aucun symptôme de vétusté.

On n'y a touché que deux fois ; et quand on y a touché, ce fut à une partie tout à fait fragile, la plus friable, la plus mobile. c'est la partie qui touche au droit électoral. Le droit électoral est essentiellement variable d'après les développements politiques et intellectuels d'un peuple.

On y a touché une première fois en 1894 pour instaurer le régime du (page 9) suffrage généralisé, pour adapter le régime électoral au degré de développement moral et d'éducation qu'avait atteint le pays, aux besoins nouveaux de la démocratie, et enfin, tout récemment, pour achever l'évolution démocratique en réalisant le suffrage universel pur et simple.

Mais les principes de la Constitution, les principes organiques de notre vie politique, sont restés intacts,

Quand en 1880 les Chambres reçurent solennellement les survivants du Congrès National, l'un d'eux, un grand magistrat, au visage ascétique, Mathieu Leclercq, qu'ils avaient chargé de parler en leur nom. prononça solennellement cette phrase qui arracha des larmes à Paul Janson : « Les temps changent et avec eux les idées, mais les principes fondamentaux proclamés par le Congrès National ne changent pas. Ils sont la vérité. et la vérité est immuable... »

Ces principes, tout le monde, aujourd'hui comme au début, comme il y a près de cent ans, tous les partis : les libéraux, les catholiques, les socialistes, les invoquent, s'en couvrent, s'en réclament ; ils les considèrent comme la garantie, la protection commune, on en a le culte, presque la superstition.

Chaque fois qu'un projet de réforme apparait, la première question que l'on pose est celle-ci : Est-ce constitutionnel ?

Ce respect de la pensée, de la volonté des hommes qui ont fait la Belgique, cet attachement presque instinctif au contrat initial est un des traits fondamentaux de notre psychologie politique.

Comment s'explique-t-il ?

C'est que notre Constitution n'est pas une œuvre de rationalisme abstrait. Elle est dépourvue de toute rhétorique. Elle a été faite - et je vous engage, Mesdames, à la lire, si vous en avez le temps. elle se comprend facilement - elle a été faite pour un peuple et à sa mesure, pour un peuple d'esprit individualiste et particulariste, passionnément amoureux de liberté et d'ordre, fidèle à ses traditions, redoutant les changements brusques et les aventures.

Elle assure l'autonomie de la vie locale et la séparation des pouvoirs ; elle proclame en style lapidaire les libertés que réclame le développement de l'individu ; elle proclame et met à l'abri de l'arbitraire les libertés politiques les plus larges : liberté des opinions et des cultes, de la presse, de l'enseignement ; le droit de réunion, la liberté d'association. Ces libertés sont devenues chez nous une réalité vivante et presque banale que nous coudoyons tous les jours et dont tous usent naturellement et comme sans y penser.

(page 10) Pendant qu'il fait la Constitution, le Congrès, en attendant un roi, nomme un régent ; il négocie avec l'Europe, fait des traités qui réglementent notre position internationale

Il est contraint dès ce moment d'accepter le régime de la neutralité que les grandes puissances lui imposent et qu'elles garantissent, d'ailleurs, dans leur intérêt assurément beaucoup plus que dans celui de la Belgique. Mais enfin il assure l'indépendance nationale ; il appelle au trône Léopold de Saxe-Cobourg et fonde la dynastie.

Pour accomplir cette œuvre, toute une génération de jeunes hommes a surgi, inconnus la veille. Ils avaient de 20 à 30 ans ils s'improvisent diplomates, juristes, administrateurs, magistrats. Ils créent en quelques mois un État.

Pendant assez longtemps, en Belgique, on a délaissé leur mémoire, on y revient maintenant, on commence à les connaitre ; on commence à les étudier, à les comprendre. Ce sont les Lebeau, les Devaux, les Van de Weyer, les Nothomb, les Rogier, les de Theux. Presque tous sont des libéraux. Nous les revendiquons comme des ancêtres. Ce sont les fondateurs de la Belgique indépendante.

Après l'inauguration du roi, le Congrès se sépare ; les premières Chambres sont élues et la Belgique commence une vie constitutionnelle et régulière.

Mais avant de poursuivre. il faut que je vous fasse un tableau général, montrant la succession des gouvernements et les grandes périodes de notre histoire politique intérieure.

Tout d'abord, l'union, que j'ai appelée l'Union de 1830, se prolonge pendant dix ans. Pendant la période de 1830 à 1840. il y a des libéraux, il y a des catholiques, il n'y a pas de partis ; le gouvernement est exercé par des ministères mixtes, où se rencontrent des hommes appartenant à des opinions diverses.

Vers 1840, les partis se dégagent et l'on fait, en 1840, la première expérience d'un ministère homogène, représentant exclusivement une opinion. C'est un ministère libéral, dont les chefs sont Lebeau et Rogier. C'est une courte expérience, d'ailleurs. Elle ne dure qu'un an et, comme effrayé d'avoir été si loin, on en revient au ministère mixte. Nous avons donc de nouveau des ministères mixtes de 1841 à 1846. En 1846, on tente une nouvelle expérience de ministère homogène. Cette fois ce sera un ministère catholique dirigé par de Theux, avec Malou et Dechamps, lui aussi n'a qu'une brève existence et tombe au bout d'un an. Mais alors les partis se sont coagulés ; le parti libéral a ramassé ses forces, s'est constitué, et en 1847 il s'empare du pouvoir.

(page 11) Nous voyons apparaître te ministère Rogier Frère-Orban, qui se retire en 1852 pour faire place à un ministère libéral de nuance plus effacée, plus tempérée, dirigé par Henri de Brouckère. En 1855 il y a un court interrègne catholique, de Decker arrive au pouvoir ; il succombe dès 1857. En 1857, Rogier et Frère-Orban reprennent le gouvernail et le gardent jusqu'en 1870.

Ainsi la période de 1847 à 1870, qui n'est coupée que par un brusque sursaut catholique, de 1855 à 1857, peut être caractérisée comme la période de la prépondérance du parti libéral, et c'est une période magnifique qui dure plus de vingt ans, d'une activité continue, créatrice et réformatrice, pendant laquelle la forte personnalité de Frère-Orban remplit la scène.

En 1870, le parti libéral est renversé, les catholiques prennent le gouvernement jusqu'en 1878. En 1878 les libéraux leur succèdent et restent au pouvoir jusqu'en 1884. C'est le dernier ministère libéral, le ministère Frère-Orban. Bara, Graux, Rolin-Jacquemyns. C'est un temps de luttes ardentes. Passionnées, entre le parti libéral et le parti catholique.

Dans les dernières années on voit s'annoncer la fin d'un régime.

Pendant cinquante ans, jusque vers 1880, la Belgique politique a été une Belgique bourgeoise. Il y avait un tout petit corps électoral d'une centaine de mille citoyens. Pour être électeur, vous le savez, on devait payer un cens, une certaine quotité d'impôts : 20 florins ou fr. 42.32.

Qui gouverne ? La bourgeoisie. La classe ouvrière est éloignée de la vie politique. Elle est ignorante d'ailleurs et ne fait pas entendre de protestation. Vers la fin de la période elle prend peu à peu conscience d'elle-même ; elle s'organise, elle s'excite, mais pendant longtemps elle est restée inerte et muette.

La bourgeoisie règne sans partage ; c'est d'ailleurs une bourgeoisie intègre, pénétrée de ses devoirs vis-à-vis de la nation, d'esprit indépendant et libéral, non antireligieux, mais laïc, et qui veille jalousement aux droits de l'Etat et repousse l'intervention des gens d'église dans les choses temporelles.

Mais pendant la période de 1880 à 1884 des tendances radicales se dessinent dans le parti libéral. Une forte poussée démocratique se produit. Paul Janson et Emile Feron sont les personnifications les plus puissantes des idées nouvelles, le parti libéral se divise et en 1884 s'effondre.

Alors les catholiques se saisissent du pouvoir et le conservent jusqu'en 1914, jusqu'à la guerre.

Mais le mouvement d'opinion les a contraints à réviser la Constitution pour élargir et démocratiser le corps électoral et la révision de 1893 (page 12) marque une coupure dans notre évolution politique. C'est une fin et c'est un point de départ. Elle a abouti au suffrage généralisé, tempéré par le vote plural. mais qui était le suffrage universel tout de même.

En ce .moment. une ère nouvelle commence, une ère de démocratie.

A côté des grands partis historiques, le libéral et le catholique, un parti nouveau se déploie, le parti ouvrier, le parti socialiste.

Voilà le tableau général que je voulais faire devant vous de l'ensemble de notre évolution parlementaire et politique.

Je reviens maintenant à la période unioniste de 1830 à 1840. Elle est absorbée par les soins de la défense de l'Etat et de l'organisation. Nous avons une guerre malheureuse avec la Hollande. Nous négocions avec l'Europe, nous élaborons les lois fondamentales ; la nation consacre toutes ses facultés à cette tâche essentielle, les divisions de partis ne seraient qu'un luxe et une faiblesse. Il n'y a pas de luttes de partis. Il y a, je le répète, des catholiques, il y a des libéraux, il n'y a pas de partis.

La nation concentre ses forces pour défendre l'indépendance du pays, pour la faire reconnaitre par l'Europe, pour établir les bases de la construction politique et administrative.

Pendant cette période, trois ministères mixtes se succèdent, composés de libéraux et de catholiques ; le dosage n'est pas toujours le même, dans l'un prédomine l'élément catholique, de 1831 à 1832 ; le second, où prédomine l'élément libéral, est dirigé par Lebeau et Rogier ; il dure deux ans, de 1832 à 1834 ; dans le troisième les catholiques sont majorité ; il a pour chef M, de Theux. Il dure jusqu'à la fin de la période unioniste, jusqu'en 1840.

L'œuvre législative de cette époque est considérable. Elle s'accomplit au milieu de grandes difficultés et de tous les soucis que donne la situation extérieure du pays, on fait en 1835 notre première loi sur l'enseignement supérieur, on crée deux universités d'Etat, à Liége et à Gand, on fait la loi sur l'organisation judiciaire, la loi communale et la loi provinciale ; on crée l'Ecole militaire et le Conseil des mines. Le ministère Lebeau-Rogier a l'honneur de décréter en 1834 la construction de nos premiers chemins de fer, qui non seulement furent les premiers chemins de fer belges, mais les premiers chemins de fer du continent.

Pendant cette période la dynastie se consolide. Le roi Léopold épouse la fille de Louis-Philippe, Louise-Marie d'Orléans, de ce mariage naissent plusieurs enfants.

La situation internationale du pays est enfin réglée, dans des conditions d'ailleurs difficiles et douloureuses.

Les traités de 1839 consacrent, comme vous le savez, le traité des 24 articles, que la Conférence de Londres nous avait imposé après la (page 13)) défaite que nous avait infligée la Hollande. Vous savez aussi qu'ils mutilent notre territoire et nous enlèvent la moitié du Limbourg et la moitié du Luxembourg.

L'approbation de ces traité donna lieu à des débats émouvants, passionnés. Vous vous rappeliez le mot de Gendebien votant « trois cent quatre-vingt mille fois non pour trois cent quatre-vingt mille Belges sacrifiés à la peur ».

Le ministère fut l'objet d'attaques violentes. Barthélémy Dumortier. apostrophant le cabinet. s'écria : « Ministres pervers. hommes d'Etat misérables... »

Mais la résistance cependant était impossible. Il fallait assurer la vie nationale, l'indépendance du pays. Rogier, Lebeau, Nothomb, bravant l'impopularité, apportèrent leur concours à de Theux, qui finit par faire adopter les traités, mais ne survécut pas à l'effort.

C'est pendant que le Gouvernement et le Parlement sont absorbés par ces vastes problèmes que les luttes de partis commencent, hors du Parlement, dans l'opinion et dans la presse. Les polémiques de presse les annoncent. On y voit apparaitre des aspirations de plus en plus adverses. Plusieurs journaux conduisent l'opinion : du côté catholique : L'Emancipation, qui, en 1841, devient le Journal de Bruxelles ; du côté libéral : L'Indépendant, qu'inspire Defacqz, et Le Mémorial belge, qu'inspire Paul Devaux et qui fusionnent en 1843 et donnent naissance à L'Indépendance, aux côtés de laquelle combat L'Observateur. Puis on fonde des revues. Dechamps crée, en 1837, la Revue de Bruxelles, qui est catholique. Devaux, véritable organisateur et créateur du parti libéral, publie, en 1839, la Revue Nationale.

Pour vous donner une idée du langage des journaux, et pour vous montrer les hostilités qui naissent. voici, par exemple, dans l'Indépendance, de 1832, une lettre de Charles de Brouckere, devenu bourgmestre de Bruxelles et dont vous connaissez le rôle, on y lit : « L'Union n'est plus qu'une superfluité et une duperie ». de Brouckere appelle le parti catholique « un parti dont la fourberie et les ambitions sont évidentes. » Vous voyez qu'on commence déjà à hausser le ton.

Dans un autre article, on lit : « La société religieuse et catholique parait envahissante et dangereuse par essence ». Ces journaux et ces revues ont une très grande influence. Ils n'ont évidemment qu'un tout petit public. mais un public très vigilant, très actif, très passionné pour la chose publique ; et comme ils sont peu nombreux, le journal est, à proprement parler, le directeur de conscience de son lecteur. Aujourd'hui. il serait difficile d'en dire autant : on lit à doses égales la presse de tous les partis et il serait assez difficile d'y trouver une direction fixe !

(page 14) C'est sur le terrain de l’enseignement que les partis vont se classer. Le gouvernement néerlandais avait dans ce domaine accompli une œuvre considérable. Il avait solidement établi le service public de l'enseignement. On comptait. en 1830, 4.046 écoles primaires dirigées par des maitres compétents et bien formés.

La proclamation par la Constitution du principe salutaire et essentiel de la liberté d'enseignement eut un premier résultat fâcheux. Un très grand nombre de communes fermèrent leurs écoles et se dispensèrent de continuer à faire les dépenses d'un service scolaire.

Nous étions, à cet égara. peu après la Révolution, dans une véritable anarchie. Rogier et les libéraux de l'époque auraient voulu organiser un enseignement public à tous les degrés par une législation d'ensemble sur l'enseignement supérieur, sur l'enseignement moyen et sur l'enseignement primaire, mais de vives résistances se manifestèrent du coté catholique, et l'on ne put faire à ce moment que la loi de 1835 sur l'enseignement supérieur qui instituait les universités de Gand et de Liége. C'est en 1835, lors du travail préparatoire de la loi sur renseignement supérieur, que Dechamps, catholique notable et de beaucoup de talent, et qui a joué un rôle important dans nos luttes politiques, formula un principe qui fut longtemps l'arme favorite des catholiques, c'est que l'Etat est incompétent pour enseigner, d'où il suit que l'Etat doit abandonner l'enseignement à l'initiative privée, et par conséquent, en fait, dans un pays catholique, aux congrégations.

Ce fut la source de longues disputes sur la question scolaire, dont est remplie une grande partie de notre histoire politique.

Les prétentions du monde catholique, en ce qui concerne l'enseignement, s'affirment à cette époque d'une manière saisissante dans une publication qui émane d'un évêque. C'est une brochure de Mgr Van Bommel. évêque de Liége, qui est intitulée : Exposé des vrais principes sur l'Instruction publique. L'enseignement doit reposer sur l'association de l'Eglise et de l'Etat. La préparation des maitres doit appartenir à l'Eglise. Il faut au clergé une part dans la nomination des maitres. Dans cette conception vous sentez que s'il y a un enseignement public de l'Etat, il sera soumis à la direction suprême de l'Eglise. En ce moment, d'ailleurs, l'enseignement public a presque disparu, la dernière école normale de l'Etat se ferme en 1840, et en 1842 1'épiscopat possède sept écoles florissantes.

Enfin, je dois attirer votre attention sur un événement remarquable qui révèle des courants très opposés, de profondes divergences d'idées, et qui va avoir sur la formation de la mentalité belge une lointaine et profonde répercussion.

(page 15) En 1834 les évêques fondent à Malines l'Université catholique, qui se transporta à Louvain peu après. Aussitôt un mouvement de réaction se produit parmi les libéraux de la capitale et le 20 novembre 1834 on inaugure à l'hôtel de ville de Bruxelles notre Université libre.

L'Université épiscopale, devenue l'Université de Louvain règle son enseignement sur les doctrines émanant du Saint-Siège, l'autre tend séparer la foi et la science et donne pour base à son enseignement le libre examen.

Il n'y a que quelques professeurs, les locaux sont restreints. il n'y a qu'un petit groupe d'élèves.

Aujourd'hui, l'Université de Bruxelles est devenue l'un des premiers foyers scientifiques du pays, un grand laboratoire d'idées, l'une des sources les plus riches et les plus abondantes de la pensée et de l'intellectualité belges.

Voilà les premiers symptômes de la division des partis.

Un phénomène plus grave se manifeste en 1839. Une élection a lieu dans l'arrondissement de Liége. Un libéral se présente. M, Delfosse, qui devient président de la Chambre, un homme éminemment respectable. L'évêché aussitôt lance une circulaire au clergé, lui prescrivant de voir et d'exhorter les électeurs. car les élections sont pour les catholiques « une affaire d'honneur et d'un intérêt immense ». Le fait fut immédiatement signalé à la tribune parlementaire et contribua à exciter les passions. Vous voyez que te fossé se creuse. et il s'approfondira pendant la période de 1840 à 1847, jusqu'à la victoire du libéralisme.

Les libéraux vont se grouper pour créer un enseignement public ouvert à tous, respectueux de la croyance catholique et de toutes les croyances, affranchi de la tutelle du clergé et placé sous la direction exclusive des autorités civiles en vue de dégager l'Etat de toute influence confessionnelle, d'assurer le principe qu'on a appelé et qui est resté longtemps la devise du parti libéral : l'indépendance du pouvoir civil.

Et voici que l'Union de 1830 est défaite et dissoute, que les ministères mixtes ne répondent plus à l'état de l'opinion. C'est alors qu'en 1840 on fait la première expérience de gouvernement homogène dont je vous parlais tout à l'heure, et que l'on constitue un ministère libéra. Lebeau dirige. A peine au pouvoir, l'élément conservateur fait d'immenses efforts contre lui. et le Sénat vote une adresse au Roi demandant le retour au régime de l'Union. Le Roi fait appel à Nothomb, qui forme un ministère mixte ; celui-ci dure jusqu'en 1845. Nothomb alors est remplacé par Van de Weyer, l'un des grands hommes de 1830, alors ministre de Belgique à Londres, et qui, sauf un court passage au pouvoir, est resté (page 16) jusqu'à la fin de sa carrière notre représentant à la Cour d'Angleterre, où il a rendu d'inappréciables services au pays.

Van de Weyer vient à Bruxelles et assume la gestion des affaires, mais il y renonce au bout de quelques mois.

Une grande loi marque l'administration de l'époque, c'est notre première loi sur l'enseignement primaire, la loi de 1842. Elle a été le pivot de controverses fiévreuses. Elle ne fut abrogée qu'en 1879 par le dernier gouvernement libéral, je dois vous en dire un mot. Son abrogation a suscité de violentes disputes. Cette loi imposait l'obligation à chaque commune d'avoir une école primaire. Elle dispensait les communes d'établir une école primaire s'il était pourvu à l'enseignement par des écoles privées. Elle donnait à la commune la faculté d'adopter une école privée réunissant les conditions légales, l'instruction gratuite était offerte aux enfants pauvres. Quant au programme, j'en marquerai quelques points pour montrer l'esprit de la loi.

On y inscrit un cours de religion et de morale. L'enseignement de la religion et celui de la morale se donnent sous la direction du ministre du culte pratiqué par la majorité des élèves, l'inspection de cet enseignement est exercée par des délégués du chef du culte. Les livres servant à l’enseignement de la religion et de la morale sont soumis à l'approbation du chef du culte. Les livres qui servent à l'enseignement mixte sont soumis à celle du chef du culte et du gouvernement. La discussion fut tempérée, les libéraux, tout en redoutant la prépondérance du clergé, ne craignaient pas moins, d'autre part, de voir le prêtre, exclu de l'école, paralyser l'enseignement, et leur vote impliqua de larges concessions à la mentalité modérée de l'époque. La loi fut adoptée à l'unanimité sauf trois voix, celles de MM. Delfosse, Verhaegen et Savart.

Sans doute la loi donnait au clergé une part très importante dans la direction des écoles. mais elle réalisait un progrès considérable. Nous n'avions aucune législation scolaire, nous étions dans l'anarchie, la loi crée l'enseignement public, chaque commune ouvre gratuitement une école aux enfants pauvres. C'était un progrès évident.

Un trait caractéristique du temps, c'est que l'inscription au programme du cours de religion et l'association même de l'enseignement de la morale à celui de la religion ne rencontrèrent guère d'opposition, les libéraux ne firent pas la guerre à l'enseignement religieux ; ils luttèrent contre la prépondérance de l'autorité ecclésiastique et pour la prépondérance de l'autorité civile. La loi de 1842, appliquée dans un esprit large avec le souci d'éviter les abus. pouvait être tolérée. Elle le fut pendant longtemps.

(page 17) Mais elle pouvait devenir, par la faculté donnée aux communes d'adopter des écoles privées, par la censure des livres et par le recrutement du personnel enseignant, un instrument formidable d'oppression.

L'application que lui donna le gouvernement catholique de 1870 à 1878 rallia tous les libéraux à la révision d'un régime devenu purement confessionnel et provoqua la loi de 1879.

De 1841 à 1845, sous les ministères Nothomb et Van de Weyer, les élections marquèrent un mouvement sensible à gauche. Les libéraux se plaignent d'une politique sans caractère, sans couleur, sans orientation ; d'une politique invertébrée, endormie. La présence, dans le cabinet Van de Weyer, de M. Malou, jeune catholique qui venait de paraître dans l'enceinte parlementaire, le frère de l'évêque de Bruges, plein de talent. et qui paraissait incarner l'esprit catholique le plus agressif, irritait les libéraux.

M. de Tornaco, libéral très modéré, s'adressant à Nothomb, à la Chambre, dépeint ainsi le cabinet : « Il est réactionnaire par l'un de ses membres, constitutionnel ou libéral par un second. catholique et rétrograde par un troisième. Pris dans son ensemble, il n'est autre chose que l'expression de l'indifférence en matière politique, une négation de principes et, si j'ose m'exprimer ainsi, un éteignoir de convictions ».

L'abbé de Foere critique un ministère « sans principes et sans unité ».

M. Henri de Brouckère dit à M. Van de Weyer : « J'estime chaque ministre, mais je ne saurais accorder ma confiance à un ministère de six Malou ». Ce à quoi celui-ci s'empresse de répondre : « Je combattrais moi-même un ministère des six Malou ». - ce qui n'empêcha pas M, de Theux, quelques mois plus tard, de tenter cette expérience redoutée de tous.

En 1845. Nothomb, fatigué, abandonne la partie et quitte le pouvoir. Il entre dans la diplomatie ; il va nous représenter à Berlin, et on sait le rôle éminent qu'il a joué dans la conduite de nos affaires extérieures. C'est alors qu'on fait venir de Londres M. Van de Weyer, qui retourne un an après rejoindre son poste.

Enfin, en 1846. à la surprise de l'opinion et malgré une série d'élections favorables aux libéraux, c'est le parti catholique que le Roi appelle au pouvoir. De Theux constitue enfin le ministère des six Malou. Son apparition soulève à la Chambre une véritable tempête parlementaire, les débats durent neuf jours. Ernest Van den Peereboom, qui est un historien sincère et grave, nous dit que ce débat fut d'une violence inouïe.

Des paroles ardentes furent prononcées dans la fièvre et acclamées par les tribunes.

(page 18) De Decker s'écrie : « Le Ministère est un anachronisme ou un défi. »

D'Elhoungne, l'une des grandes figures de nos anciennes Chambres, magnifique orateur, que j'ai entendu quand il était vieux et déjà fatigué, lança vers le Trône cet avertissement qui impressionna vivement l'opinion :

« Ce qui sépare le parti libéral du pouvoir, c'est cette influence néfaste qui pèse sur la Couronne ; cette influence qui entrave, qui circonvient, qui obsède la Couronne ; cette influence qui, s'étayant des souvenirs de deux révolutions, menace encore, alors qu'elle se proclame dans cette enceinte la gardienne des prérogatives de la Royauté. »

Malgré la désaffection générale, le ministère de 1846 se maintient au pouvoir jusqu'aux élections de 1847.

Peu avant les élections, les libéraux se réunissent en un Congrès, afin de mettre fin à des divisions précoces, le parti n'était pas constitué ; déjà cependant des groupes rivaux se livraient bataille. Il importe de donner au parti une organisation permanente et régulière, d'arrêter un programme concret et précis.

Les préparatifs du Congrès provoquèrent de l'émotion en certains milieux conservateurs. Louis-Philippe, beau-père du Roi, lui écrivit une lettre dans laquelle, invoquant sa vieille expérience, il l'engageait à chercher un moyen d'empêcher cette assemblée de libéraux, qu'il dénonçait comme une convention nationale révolutionnaire incompatible avec l'existence d'un gouvernement légal et constitutionnel.

Cependant le Congrès se réunit le 14 juin 1846 à l'hôtel de ville, sous la présidence de M. Defacqz, grand magistrat, juriste fameux, l'un des auteurs de notre pacte fondamental.

Dans ce Congrès, encore une fois, se manifestèrent entre libéraux des dissentiments graves sur une question qui pendant très longtemps fut la source de difficultés et de conflits. c'est la question de la réforme électorale. Mais finalement, après un appel pathétique, la concorde fut scellée.

Je vais vous lire, si vous le permettez, d'après le texte officiel du compte rendu, la description de l'épisode final.

C'était entre Liégeois que sévissait la discorde. « Liégeois, s'écria pathétiquement Roussel, je vois en vous un grand talent, un ardent amour pour la patrie, je ne vois pas en vous de cause réelle de désunion. Vous êtes enfants d'une même mère, d'une mère glorieuse. Vous servez tous la même bannière, la liberté n'a qu'une couleur, votre drapeau n'en a qu'une. »

Ici les applaudissements éclatent de toutes parts, les délégués de Liége s'abstiennent seuls de participer à cette manifestation, tous les membres (page 19) de l'assemblée se lèvent et invitent, par leurs acclamations incessantes, les deux députations de Liége à se réconcilier. Après une certaine hésitation, quelques membres isolés des deux sociétés liégeoises s'approchent, s'embrassent, et les applaudissements redoublent.

Forgeur alors se leva et affirma qu'il maintenait son opinion ; mais, ajouta-t-il, « si je puis conserver mon indépendance, alors je souscris de tout cœur à la réconciliation, qui est le plus cher de mes vœux, et je me jette dans les bras de mes frères ».

Et, ajoute le compte-rendu, pendant que l'orateur prononce ces paroles, tous les délégués de Liége se lèvent au milieu des plus vives acclamations de l'assemblée, les membres des deux députations liégeoises se confondent, se serrent la main, s'embrassent et se donnent tous les témoignages d'une réconciliation complète.

Ce Congrès, qui se poursuit, comme vous le voyez, dans une atmosphère de profonde sincérité, de grand enthousiasme, qui réunit des hommes de bonne foi, ce Congrès vote les statuts du parti libéral et crée une organisation politique qui durera plus de cinquante ans. Il adopte un programme qui se résume ainsi :

Indépendance réelle du pouvoir civil ;

Réforme électorale par l'abaissement du cens au minimum constitutionnel, c'est-à-dire 20 florins ou fr. 42.32, (le cens était différentiel et d'un taux généralement plus élevé) ;

Organisation de l'enseignement public à tous les degrés, sous la direction exclusive de l'autorité civile ;

Et enfin les réformes que réclamait impérieusement la condition des classes ouvrières et indigentes.

Voici le parti libéral constitué ; il a des principes, un programme, des chefs. Il triomphe aux élections de 1847. Rogier monte au pouvoir. Il y amène Frère-Orban. Et je m'arrête ici, ayant en somme fait devant vous l'histoire des origines. J'ai pensé que ce n'était pas sans intérêt, en un temps où l'on est assez disposé à considérer les partis. selon l'expression dont je me servais au début, comme des combinaisons artificielles, des clans constitués pour soutenir des candidatures et défendre des ambitions personnelles, j'ai voulu montrer les racines historiques du parti libéral, j'ai voulu faire uniquement de l'histoire, non de la polémique, et je crois être resté fidèle à ma parole.

II. Le régime libéral (1847-1870)

(page 20) Vous vous rappelez, probablement, que ma première causerie a été consacrée aux origines du libéralisme, j'entre aujourd'hui dans le plein de mon sujet.

La période de 1830 à 1847, dont je vous ai entretenues il y a quinze jours. est, dans l'histoire de notre pays, la période de fondation. Les bases politiques et administratives de l'Etat sont fixées, les opinions se classent et la vie parlementaire commence.

Une nouvelle période S'ouvre maintenant. celle de 1847 à 1870. Elle est, comme je vous l'ai dit, marquée par la prépondérance du parti libéral. C'est une période de consolidation et d'organisation qui prépare la Belgique contemporaine, la nationalité s'affermit, les fonctions de l'Etat se fortifient, la vie économique se constitue, la vie politique s'échauffe, et je suis presque tenté de m'excuser au début de cette causerie d'aujourd'hui parce que la période dont je vais parler est très touffue et tourmentée et qu'il m'est rarement arrivé de parler de choses aussi sévères à des dames. (Sourires.)

Cette époque comprend deux phases principales : la première s'étend de 1847 à 1852. Rogier et Frère-Orban dirigent. C'est un régime d'action constructive et réformatrice très énergique, hardie et progressive.

A cet effort intense succède une détente, une accalmie : un ministère libéral d'esprit plus tiède, constitué par Henri de Brouckère, administre de 1852 à 1855 ; et puis, un ressaut ramène les catholiques au pouvoir. Le cabinet De Decker n'y reste que deux ans et sombre en 1857 dans la tourmente déchainée par la loi qu'on a appelée « la loi des couvents ». Ensuite commence la seconde phase du régime libéral, qui s'étend de 1857 à 1870. Le cours libéral, interrompu en 1852, reprend ; Rogier et Frère-Orban poursuivent l'œuvre commencée en 1847.

Quand le gouvernement libéral prend possession du pouvoir en 1847, il trouve le pays dans un état lamentable et se voit confronté avec de grands périls qui viennent du dehors. Une crise alimentaire et agricole, la disette des pommes de terre. ravage les Flandres ; une crise industrielle a arrêté le travail des usines et jeté les ouvriers dans le chômage, les finances de l'Etat sont délabrées. Enfin, en février 1848, la révolution fait explosion à Paris, Louis-Philippe abdique et la République est proclamée.

(page 21) Il faut maintenir l'ordre et sauver les institutions. Elles sont jeunes : elles ne datent que de dix-huit ans. Résisteront-elles au souffle révolutionnaire, qui de France se répand sur l'Europe et allume partout des incendies ?

Le 25 février 1848, un ami de Rogier, Victor Considérant, lui adresse cet avertissement : « Il y aura demain cent mille hommes enivrés d'un enthousiasme électrique, criant : Vive la République dans les rues de Bruxelles ». Le peuple ne bougea pas. L'opinion belge fit preuve d'un magnifique sang-froid. Des démonstrations patriotiques se produisirent à la Chambre, où Delfosse s'écria : « Pour faire le tour du monde, les idées de la Révolution française n'ont plus besoin de passer par la Belgique. »

Dans la rue l'ordre n'est pas troublé et les bourgeois vont s'inscrire sur les registres de la garde civique, s'équipent et demandent des armes.

Un petit mouvement républicain, localisé, se prolongea quelques mois : on organisa des banquets et l'on but à la République. Le parquet poursuivit quelques conspirateurs et il s'ensuivit quelques condamnations politiques. Mais ce fut tout et, en somme. peu de chose.

Le Gouvernement estima devoir donner immédiatement satisfaction à l'esprit de réforme, afin de supprimer tout prétexte d'agitation, et il commença par l'extension du régime électoral. II abaissa au minimum constitutionnel. 20 florins, ou fr. 42,32, le cens électoral, c'est-à- dire le montant de l'impôt qu'il fallait payer pour être électeur ; il doubla ainsi le corps électoral des villes et tripla celui des campagnes. Il étendit la mesure à l'électorat provincial et communal ; il prononça la dissolution des Chambres et des conseils provinciaux et communaux pour donner la parole à la Nation. Puis, par une loi très stricte, peut-être trop stricte, sur les incompatibilités, il élimina des Chambres tous les fonctionnaires qui pouvaient être suspects de docilité à l'égard du pouvoir dont ils dépendaient, afin de garantir la pleine liberté de la représentation nationale.

Ainsi tout péril fut conjuré : la Belgique, la Dynastie, la Constitution sortent plus fortes de la crise, l'énergie du Gouvernement et la sagesse de l'opinion publique nous valent l'estime de l'Europe.

Au sein du parti libéral cependant, dans quelques groupes avancés, des tendances républicaines s'accusèrent. Déjà au lendemain même du Congrès libéral de 1846, convoqué pour constituer l'unité du parti, des disputes avaient surgi à Bruxelles, à l'Alliance libérale, qui fut notre première société politique, entre les avancés, dont l'organe était Le Débat Social et fut, plus tard, La Nation;, dirigée par Labarre, et les constitutionnels, les modérés, en somme, qui polémiquaient dans le journal L'Observateur.

(page 22) Verhaegen, pour se désolidariser des tendances républicaines qui se manifestaient, quitta l'Alliance et fonda, en novembre 1846, l'Association libérale de Bruxelles.

A la suite du départ de Verhaegen, l'Alliance s'orienta plus directement vers les idées républicaines, et alors Defacqz, à son tour, qui avait présidé le Congrès libéral, la quitta et fonda l'Union constitutionnelle,. L'Association libérale et l'Union constitutionnelle fusionnèrent en 1848, et c'est ainsi que prit définitivement corps l'Association libérale et constitutionnelle de Bruxelles, dont la vie, à travers beaucoup de scissions et de difficultés, s'est prolongée jusqu'à nos jours, puisqu'elle n'a disparu qu'hier dans la Fédération libérale que nous venons d'inaugurer et qui englobe toutes les forces du parti.

L'Alliance lutta aux élections de 1848, elle s'effondra et disparut.

Le Gouvernement, maintenant, doit faire face à la crise financière et industrielle. Il lève deux emprunts forcés qui rapportent - songez aux chiffres d'aujourd'hui - 37 millions! (Rires.) Il fait voter des crédits pour les travaux publics, un crédit de 2 millions pour aider au maintien du travail industriel ; un crédit de 7 millions pour les chemins de fer, afin de venir en aide aux industries et aux ouvriers sans travail - sommes qui paraissaient énormes pour l'époque et que Frère-Orban n'arracha au Parlement qu'à coups d'éloquence.

Le Gouvernement décrète le cours forcé des billets de banque et, enfin, peu à peu, la crise s'atténue, la guérison vient et la vie économique reprend son cours paisible.

C'est alors que l'œuvre constructive commence, l'heure des expédients est passée ; il s'agit d'assurer l'avenir, de donner aux finances des bases stables. un rendement régulier. Il y a des dettes à payer ; il faut faire de grandes dépenses pour l'instruction publique, pour l'assainissement des quartiers ouvriers ; il faut exécuter des entreprises, destinées. selon le langage du Gouvernement, accroitre le capital de la Nation et à multiplier les instruments du travail.

Le crédit commercial est à l'état inorganique ; les deux grandes banques de l'époque sont la Société Générale, fondée en 1822, et la Banque de Belgique, qui a sombré, il y a quelque quarante ans, dans un désastre financier. Elles émettent toutes deux des billets de banque ; mais elles font en même temps des opérations d'escompte et d'émission, et des opérations industrielles qui immobilisent leurs capitaux, si bien qu'en temps de crise elles ont les plus grandes difficultés à rembourser les billets au public qui se presse à leurs guichets. C'est ainsi qu'en 1848, l'État dut intervenir, décréter le cours forcé pour les billets de ces deux banques et en garantir le remboursement.

(page 23) La vie est très chère et les hauts prix pèsent sur l'alimentation des classes populaires, le blé est soumis au système de l'échelle mobile : c'est le nom que porte un système consistant dans le jeu d'un double droit à l'entrée et à la sortie et qui est destiné à assurer à l'agriculture, aux producteurs. un prix rémunérateur.

Le commerce extérieur est entravé par un protectionnisme rigoureux ; le régime douanier est une combinaison compliquée de taxes multiples qu'on appelle le système des droits différentiels. Il a été institué en 1844, sur l'initiative de l'abbé de Foere. Les droits diffèrent d'après l'origine de la marchandise, le port d'où elle est importée, le pavillon du navire qui l'a transportée, le transport direct ou le transport avec relâche. Il y a des produits qui payent jusque sept droits différents et certaines marchandises sont soumises à des taxes presque prohibitives, puisqu'elles atteignent jusqu'à 80 pour cent de leur valeur.

Voilà donc la situation économique et commerciale de l'Etat. Frère-Orban, qui est ministre des Finances, bâtit alors un vaste plan de réformes dont l'esprit est libéral et démocratique. En l'exposant, il dit : « Je suis profondément convaincu qu'il faut s'occuper avec le plus grand soin, avec une attention constante, avec cœur et âme, des classes malheureuses de la société. »

Il commence dans le domaine fiscal par réviser les patentes : c'est le droit qui pèse sur l'exercice des professions commerciales. Il dégrève 60.000 artisans ou petits patrons et augmente la taxe des catégories les plus hautes, ainsi que la patente des sociétés anonymes. Il demande des sacrifices aux classes supérieures et s'efforce de taxer la richesse.

Mais il se heurte aux préjugés. à un esprit conservateur obstiné et très puissant, et il ne parvient pas à faire adopter un projet qui remanie le système des contributions personnelles, qui supprime la taxe sur les foyers et qui exempte 400.000 maisons de loyer minime.

Il veut, enfin. établir l'impôt sur les successions en ligne directe et supprimer la fraude dans les déclarations de succession. Pour faire aboutir ce projet, il mène une lutte passionnée. il se dépense sans compter, le cabinet démissionne. Il reprend le pouvoir, dissout le Sénat : il échoue, malgré tout : on accuse le Gouvernement de vouloir détruire l'héritage et la famille, de saper la propriété. En réalité, la politique du Gouvernement devance son temps.

Cinquante ans après, l'idée fut reprise successivement par Hector Denis et par Paul Janson. et elle vient seulement d'être réalisée par M. Delacroix sous la pression d'une crise aiguë.

Frère-Orban, en même temps. s'emploie à organiser le crédit. Je ne puis naturellement pas entrer dans tous les détails techniques ; je (page 24) dirai seulement qu'il fonde la Banque Nationale et réalise l'unité d'émission.

Ce type d'institution de crédit excita l'admiration de l'étranger et fut copié dans beaucoup de pays. En Belgique, pour vous donner une idée de la mentalité régnante, l'initiative de Frère-Orban souleva les plus vives appréhensions. et il fallut faire des démarches personnelles pressantes pour déterminer des hommes sérieux à accepter les fonctions de directeur de la Banque Nationale. (Rires.)

La Banque Nationale a résisté aux épreuves du temps ; comme vous le savez, son privilège a été renouvelé deux fois : en 1872 et en 1899. Elle a résisté aux bourrasques de la guerre et demeure aujourd'hui une des assises du crédit national.

Frère-Orban s'efforça ensuite d'organiser le crédit foncier et de faciliter ainsi les emprunts hypothécaires : mais il se heurta à une formidable opposition. Le projet fut condamné d'avance ; on proclama qu'il menait au « communisme légal » et c'est alors que Frère-Orban fut amené à répondre à la droite, qui le traitait de « socialiste » en 1851 : « Je ne prends plus cette épithète au sérieux, on nous l'a adressée trop souvent » (Rires.)

Le projet ressuscita après un demi-siècle. Hector Denis encore l'exhuma des cartons de la Chambre et le représenta au Parlement. Ce ne fut qu'une très brève résurrection, mais quel hommage rendu à l'initiative du Gouvernement libéral de 1850 !

Passons maintenant à la politique commerciale. Frère-Orban adopte résolument les doctrines libre-échangistes qui viennent de naitre en Angleterre et qui sont prêchées avec éloquence par Cobden et John Bright ; il donne un coup de barre qui nous mènera au régime de la pleine liberté du commerce. Il abolit l'échelle mobile des céréales, il dégrève le blé, il négocie des traités avec l'Angleterre et la Hollande, et porte la cognée dans le système touffu des droits différentiels.

Aveuglément, le parti catholique résiste et proteste, et l'un des membres de la droite s'écrie, bon prophète, comme vous allez le voir : « La main qui signera ces traités aura signé la déchéance et l'abdication commerciale du pays ».

Enfin, disons, pour achever le tableau, que le Gouvernement libéral crée la caisse de retraite et que Rogier fait voter notre première loi sur les sociétés de secours mutuels.

C'est dans l'ensemble. en cinq ans. une œuvre considérable d'inspiration démocratique et libérale, qui tend à stimuler les affaires, à faciliter le crédit et le commerce, à diminuer le prix de la vie, à alléger les charges qui pèsent sur le peuple.

(page 25) Plusieurs de ces initiatives soutenues avec vigueur et ténacité se brisent contre les résistances conservatrices et dépassent manifestement le niveau de l'époque.

Toutes, indistinctement, furent combattues systématiquement par le parti catholique, qui organisa une opposition permanente et tenace et dénonça les tendances subversives du cabinet.

C'est lors de la discussion de la loi sur l'enseignement moyen que cette opposition se manifesta avec le plus d'intransigeance et révéla le plus clairement le fond de la pensée catholique du temps.

Rogier, en 1850, proposa et fit voter notre première loi sur l'enseignement moyen. Je vais la résumer en quelques mots : elle instituait dix athénées et cinquante écoles moyennes, l'enseignement de la religion était inscrit au programme et le clergé fut invité à le donner, on ne peut donc imaginer un régime plus tolérant. Mais le clergé redoutait la concurrence de l'enseignement public pour ses collèges et pour ses œuvres scolaires ; aussi, une campagne exaspérée s'ouvrit contre la loi et contre le Gouvernement, conduite par la droite parlementaire, par la presse catholique et par l'épiscopat. On annonça que l'on ouvrait le chemin aux barbares, que l'Etat enseignerait l'impiété et l'immoralité, qu'on allait fermer les églises et chasser les prêtres !

Tel est l'esprit qui imprégnait à cette époque le parti catholique. Celui-ci combat sans merci toutes réformes d'ordre économique ou financier proposée par le Gouvernement ; il dispute l'Etat le droit d'enseigner et il va maintenant tenter un suprême effort pour renverser le cabinet de 1847.

Frère-Orban, en 1851, négocie avec la France un traité de commerce. Il y a des obstacles nombreux et la situation est particulièrement difficile. Le coup d'Etat bonapartiste du 2 décembre 1851 a galvanisé les passions réactionnaires, les catholiques belges y voient l'aurore d'une politique de régénération, on croit le moment favorable pour détruire le Gouvernement libéral qui conduit à la démagogie.

Le gouvernement du Prince-Président qui, un an plus tard, sera l'empereur Napoléon III, s'irrite de voir aux portes de la France un régime de large liberté politique. Une cohorte de proscrits français, d'hommes politiques et d'écrivains, vient chercher refuge dans notre pays, on leur ouvre les bras, on leur donne asile ; ils parlent, écrivent, inaugurent, en Belgique, le règne de la conférence ; on les applaudit et l'on acclame parmi eux Emile Deschanel, qui épousa une Belge, à Bruxelles, où naquit son fils.

Le mécontentement du gouvernement bonapartiste s'accroit en raison de l'accueil fait ici aux proscrits, du succès qu'ils y remportent, de la (page 26 tribune qu'ils y trouvent. La presse napoléonienne et cléricale de France ouvre le feu contre le Gouvernement libéral, qui ne veut pas céder dans les négociations commerciales. L'Univers attaque la Constitution belge et nos libertés publiques et la presse catholique belge lui fait écho.

M. de Gerlache, personnage considérable, ancien président du Congrès et premier président de la Cour de Cassation, lance une brochure où il condamne le libéralisme comme « une forme de l'opposition qui a existé de tous les temps contre l'Eglise ». « Le régime du libre examen, écrit-il, en religion. c'est l'hérésie ; en politique, c'est l'anarchie. »

Cette campagne furieuse ébranle la majorité libérale qui, en 1852, perd plusieurs sièges. Devant cet insuccès, le cabinet de 1847 se retire. Il passe alors le pouvoir à un ministère de trêve, dirigé par le libéral Henri de Brouckère, et composé des libéraux Piercot et Charles Faider, ce dernier, avocat général à la Cour de cassation. Ce ministère mène pendant trois ans une existence terne et paisible. En 1855, il glisse sur une pelure d'orange et le Roi appelle au gouvernement M. de Decker, qui prend comme collaborateur principal M. Alphonse Nothomb. C'est l'interrègne catholique de 1855 à 1857.

Le cabinet De Decker, voulant satisfaire les aspirations du parti catholique et du clergé et réaliser ce que le parti catholique appelait la liberté de la charité, dépose un projet de loi - ceci. c'est du droit. mais j'espère tout de même que je me ferai comprendre - un projet qui donnait aux particuliers, aux personnes privées, le droit de créer des fondations perpétuelles de bienfaisance et d'enseignement ayant une vie juridique propre et dont les fondateurs régleraient à perpétuité la destination et l'administration.

Le parti libéral voit dans ces mesures une tentative de doter les congrégations religieuses de ressources considérables et de puissants instruments d'influence politique et temporelle. De là, le nom qu'il donna à la loi : la loi des couvents.

Il y eut d'ardentes discussions à la Chambre ; l'opinion publique s'enflamma ; on cria dans la rue : « A bas les couvents » ; il y eut des manifestations, on cassa des vitres, on alla huer sous les fenêtres des hommes marquants du parti catholique.

Ce furent des émeutes bourgeoises, ce fut une émotion cérébrale, mais on ne versa pas une goutte de sang. Cependant, devant l'excitation de l'opinion, le Gouvernement catholique céda et ajourna la discussion de la loi. L'ajournement équivalait au retrait.

Des élections communales eurent lieu en octobre 1857 ; elles se firent sur la question politique du jour, c'est-à-dire sur la loi qui venait d'être (page 27) retirée par le Gouvernement, et les catholiques subirent une écrasante défaite.

Le Roi alors confie le pouvoir aux libéraux. Rogier dissout les Chambres et retrouve une majorité considérable. Nous entrons dans la seconde phase, celle de 1857 à 1870.

Le cabinet de 1857 eut pour chef Charles Rogier, dont la haute expérience et le noble caractère étaient une garantie de fermeté et de sagesse. A côté de lui, Frère-Orban, jeune encore, mûri dans le pouvoir, appuyé sur la popularité conquise dans la lutte contre la loi sur la charité. et dominant la Chambre par une éloquence qui avait atteint la maitrise.

Autour de ces deux personnalités puissantes gravite une pléiade d'hommes de talent, on voit successivement. aux Affaires étrangères, le baron de Vrière, et Rogier lui-même pendant un certain temps ; la Justice, Tesch, juriste solide, de raisonnement pratique, de langage concis, et puis plus tard, Jules Bara, élu 27 ans député de Tournai, et qui se signale immédiatement par sa verve oratoire et ses dons juridiques. Il fut ministre à trente ans.

Au Département de la guerre, Chazal, d'origine française, admirable orateur militaire, et à l'Intérieur. Alphonse Vandenpeereboom. charmant homme, plein de tact, de tolérance et d'érudition, et, après lui, l'une des figures les plus séduisantes et les plus originales de notre galerie parlementaire d'autrefois, Eudore Pirmez, qui était à la fois orateur, économiste, juriste et savant.

Voilà le personnel, on le qualifiait de doctrinaire ; on appelait le régime : doctrinaire ; on appelait doctrinaires les hommes qui le défendaient.

Il est assez difficile de préciser la signification exacte de cette dénomination, car elle est d'origine française et très lointaine. Elle remonte en réalité au début de la Restauration, on l'appliquait vers 1816 à un petit groupe de théoriciens dont les figures saillantes étaient Royer Collard, Guizot, le duc de Broglie, le philosophe Victor Cousin ; on disait que le doctrine tenait sur un canapé, on ne voit aucun rapport entre le rôle que ces hommes jouèrent au début de la Restauration et la politique du libéralisme belge telle qu'elle se dessina depuis 1847.

Mais, en politique, les épithètes que l'on donne aux partis sont essentiellement conventionnelles ; et peut-être est-ce la tenue un peu austère, un peu autoritaire, peut-être est-ce le ton dogmatique et l'allure de grands bourgeois de quelques-uns des hommes les plus marquants de notre ancien parti libéral qui firent adopter l'expression en Belgique.

(page 28) Ce sont, d'ailleurs, les catholiques qui la leur appliquèrent et, probablement, pour caractériser leur conception très ferme et très rigide de l'État laïc, du pouvoir civil, indépendant et neutre. Toujours est-il que l'épithète fit fortune, qu'elle entra dons le vocabulaire politique, qu'elle y resta longtemps, maintenue par l'usage, et servit, jusqu'en des temps assez récents, à distinguer ceux qu'on appelait les libéraux modérés de ceux qu'on appelait les avancés du parti.

Pendant cette période, cette dernière phase de 1857 à 1870 - la phase la plus longue la lutte entre les partis politiques devient ardente et aiguë.

Le parti catholique, ulcéré par la défaite de 1857, appelle le cabinet libéral le ministère de l'émeute. Le clergé se mêle activement aux luttes électorales, les aspirations du parti catholique s'affirment nettement théocratiques et tendent à créer à l'Eglise un pouvoir prépondérant dans l'Etat.

Les libéraux défendent pied à pied leur thèse fondamentale de l'indépendance du pouvoir civil et de la laïcité de l'Etat. Au dehors de l'enceinte parlementaire, les journaux des deux partis se livrent bataille. C'est, à droite, le Journal de Bruxelles et le Bien Public. La presse de gauche se multiplie : à coté de l’Indépendance nait l'Echo du Parlement, qui pendant trente ans demeure l'organe attitré du libéralisme gouvernemental ; l'Etoile belge, fondée en 1850, acquiert de l'autorité. La Gazette et la Chronique donnent une note piquante et frondeuse. Il n'y avait, en 1840, que soixante-dix journaux dans tout le pays, on en compte quatre cents en 1870.

A l'extérieur, la situation donne de graves soucis, les guerres se suc-cèdent, la politique du Second Empire et la question italienne inquiètent l'Europe. Puis se dessine, à l'Est, le grand mouvement germanique unitaire, qui aboutira, en 1871, à la création de l'Empire allemand sous l'hégémonie prussienne. Bismarck procède par le fer et le feu ; il déchaine la guerre des duchés, puis la guerre de Bohême, et menace la prédominance française. La Belgique organise sa défense et maintient sa neutralité, non pas une neutralité timide et effacée, mais une neutralité digne et fière, appuyée d'ailleurs sur les sympathies de l'Europe. Telle est, à grands traits, la physionomie de l'époque. Voyons maintenant l'œuvre accomplie.

Frère-Orban reprend et poursuit l'exécution de son programme économique, interrompue en 1852, et, en 1860. il réalise la grande réforme qui rendit son nom populaire en Belgique et illustre à l'étranger ; il abolit les octrois.

(page 29) Les octrois étaient des cordons de douanes intérieures fixés autour des villes, qui frappaient de taxes les objets de première nécessité, les denrées alimentaires, d'où des entraves au commerce des vivres, à la circulation des marchandises, et de très lourdes charges pesant sur l'alimentation du peuple.

A Bruxelles, des bureaux d'octroi étaient établis à l'entrée de toutes les grandes voies d'accès. Il y avait, par exemple, à la Porte de Namur, des pavillons d'octroi, qui, depuis, ont été transportés l'entrée du Bois de la Cambre, où ils se trouvent encore aujourd'hui. Le jour où les grilles des octrois tombèrent, après le vote de la loi, fut marqué par de grandes réjouissances populaires.

On abolit aussi les derniers vestiges des droits différentiels, on décrète la liberté du transit, on abolit l'impôt sur le sel, on réduit les taxes postales, et, en 1861, le Gouvernement signe un traité de commerce avec la France qui vient d'abandonner le protectionnisme auquel elle était restée fidèle jusque-là. Puis, des traités analogues sont conclus avec d'autres pays sur les bases les plus libérales et l'on arrête, en 1865, des tarifs modérés qui établissent définitivement en Belgique le régime du libre échange, la libre concurrence commerciale.

Enfin, vers la même époque, en 1863. Charles Rogier, avec l'aide du diplomate illustre qui pendant de longues années dirigea nos affaires extérieures, Lambermont, et de Van de Weyer, notre ministre à Londres, négocie le rachat des péages dont les Pays-Bas frappaient ta navigation sur l'Escaut. Un monument élevé à Anvers symbolise ce grand acte diplomatique et commémore « l'affranchissement de l'Escaut ».

La liberté commerciale et la liberté de la navigation sur l'Escaut ont été pour la Belgique les sources d'un magnifique développement industriel et commercial. Elles marquent une ère nouvelle et sont l'origine de la prospérité du pays.

En 1865 s'achève le cycle des réformes. Frère-Orban crée la Caisse d'Epargne pour recevoir et gérer les économies de la classe ouvrière et il réorganise la Caisse de Retraite. La Caisse d'Epargne n'a cessé de prospérer.

En 1910, les versements reçus par la Caisse dépassaient un milliard et demi de francs. Le nombre des livrets ne dépassant pas mille francs représentent, par rapport au chiffre total, une proportion de plus de 80 p. c.

Le Gouvernement libéral entreprit l'organisation de la défense du pays. Il lui donna pour pivot une grande place forte, constituée par une enceinte de siège enveloppant Anvers et ses installations maritimes et (page 30) protégée elle-même par une ligne de forts avancés. Anvers devait devenir, en cas d'invasion, le refuge des pouvoirs publics, le réduit de la défense nationale, le point d'appui et l'arsenal de l'armée.

Ce projet fut voté, en 1859, après de longs débats et des péripéties mouvementées où Chazal développa ses magnifiques dons oratoires. C'était le fils d'un conventionnel français, devenu baron de l'Empire, qui, proscrit en 1814, avait émigré en Belgique, le jeune Chazal avait pris une part notable à la Révolution de 1830. La loi de 1859 créa le système défensif de la Belgique.

Cette question des fortifications d'Anvers émut beaucoup l'opinion publique et eut des conséquences politiques malheureuses pour le parti libéral et pour le pays. Il se forma à Anvers un parti d'intérêts matériels, qui exploita les griefs engendrés par les servitudes militaires. Bientôt les catholiques en firent un instrument politique ; ce fut ce qu'on appela le parti du Meeting anversois. Celui-ci envoya bientôt à la Chambre un jeune avocat brillant : Victor Jacobs ; puis les deux premiers chefs flamingants que l'on vit au Parlement : Jan De Laet et Coremans.

Vers la fin du régime, en 1869, le Gouvernement décide de renforcer le contingent de l'armée ; de 10,000 hommes, la levée annuelle est portée à 12,000 hommes. La Droite combat cette mesure avec passion et fait de l'accroissement des charges militaires qui en résulte un des thèmes principaux de la campagne électorale de 1870. C'était quelques semaines avant la guerre franco-allemande. Après la guerre, d'ailleurs, le ministère catholique qui vint au pouvoir n'eut garde de réduire le contingent qu'il avait dénoncé comme inutile et excessif.

Les années qui précèdent la guerre franco-allemande furent difficiles, la situation internationale était devenue inquiétante. Elle le devint particulièrement dès la guerre de Bohême en 1866. La victoire de la Prusse à Sadowa fut pour Napoléon III une surprise et un avertissement. L'empereur cherche alors des compensations et. un instant, il oriente ses visées vers la Belgique, les intrigues de son ambassadeur, Benedetti, furent révélées en 1870 ; mais l'empereur échoue et se tourne vers le Grand-Duché.

Il négocie sans succès avec le roi de Hollande la cession du Luxembourg et l'Autriche suggère alors comme solution du problème le transfert du Luxembourg à la Belgique moyennant rétrocession à la France de Philippeville et Mariembourg, de manière à rendre à la France sa frontière de 1814. Mais le Gouvernement belge, ne pouvant renoncer à une parcelle du territoire national, repoussa cette formule et Rogier conçut l'idée d'obtenir le Luxembourg, au besoin à prix d'argent.

(page 31) Le Gouvernement ne voulut pas prendre d'initiative. Il sentait venir la grande crise qui se déchaina en 1870. Il craignit de froisser la France et la Hollande. Il voulut qu'au moment où le conflit, que tout le monde sentait prochain, éclaterait, aucun grief, aucune animosité ne pût se dresser contre la Belgique et affaiblir sa position. Le sort du Grand-Duché fut réglé par la Conférence de Londres ; le traité de 1867 fit du Grand- Duché un État neutre, désarmé, sous la garantie collective des grandes puissances.

Le dernier péril auquel la Belgique fut exposée se manifesta sous la forme d'une tentative de pénétration économique.

En 1869, la Compagnie de l'Est Français racheta à des compagnies belges un réseau de chemins de fer comprenant les lignes de Luxembourg à Liége et vers la Hollande, et d'Arlon à Namur. L'opération se faisait sous la garantie de l'État français, le Gouvernement intervint sur- le-champ et fit voter en vingt-quatre heures une loi interdisant la cession de chemins de fer sans son autorisation, et donnant éventuellement à l'État le droit de mettre la main sur l'exploitation.

Cette affaire donna lieu à des négociations délicates avec le Gouvernement impérial. Frère-Orban alla les diriger lui-même à Paris. Il y fit preuve de dignité, de tact et d'énergie, et obtint une solution amicale qui garantit les intérêts nationaux.

Pendant toute cette période de 1857 à 1870, le parti catholique a, comme vous l'avez vu, intensifié son opposition sur tous les terrains. Elle devient systématique et continue.

En 1863, le parti catholique tient à Malines un congrès où se révèle un jeune orateur qui donne de grandes promesses. C'est M. Charles Woeste. Ce congrès adopte un programme dont l'article premier précise les tendances du parti et sa politique scolaire. En voici la substance : il subordonne l'enseignement public à l'insuffisance des établissements libres, et ne l'admet qu'à titre de concurrence et à la condition pour l'Etat de suspendre son action dès qu'elle devient superflue.

L'année suivante, le pape Pie IX, dans une Encyclique solennelle, donne aux catholiques des directions suprêmes, l'Encyclique Quanta cura de 1864 renouvelle, confirme et complète les condamnations formulées en 1832 par l'Encyclique du pape Grégoire XVI contre la liberté de conscience et des cultes et contre la liberté de la presse. A cette encyclique le Souverain Pontife ajoute un Syllabus, qui est une sorte de catalogue des erreurs du siècle, et parmi lesquelles il inscrit tous les principes fondamentaux de la société civile moderne.

Ainsi stimulé, le parti catholique s'exalte. Après avoir livré, en 1864, une grande bataille parlementaire qui faillit entrainer la chute du (page 32) cabinet libéral et qui obligea celui-ci à une dissolution dont il sortit d'ailleurs victorieux, il fit une opposition ardente à la loi sur les bourses d'études, défendue par Bara avec autant de science que de verve juridique, et qui attribuait aux pouvoirs publics les fondations d'enseignement, lesquelles, en fait, étaient absorbées par les établissements religieux.

Une question qui donna lieu à de brûlants combats et dont, heureuse- ment, on ne parle plus aujourd'hui, ce fut la question des cimetières. Les catholiques, le clergé, évoquant un vieux décret impérial sur les sépultures, du 23 prairial an XII, prétendaient pouvoir diviser les cimetières communaux en deux parties distinctes : une partie bénite pour les croyants, une partie profane pour ceux qui mouraient hors de la religion. On appelait cette partie profane le coin des réprouvés et, vulgairement, le trou aux chiens. (Sourires.)

Pendant longtemps, ce conflit fit rage. En 1879, un arrêt de la Cour de cassation lui donna une solution juridique, et en 1891, l'épiscopat admit le système de la bénédiction par fosse. On peut dire aujourd'hui que la question des cimetières est enterrée. (Rires.) Mais elle est symptomatique de la politique d'il y a un demi-siècle.

Le long et persévérant effort du parti catholique lui donna la victoire en 1870 ; mais l'une des causes de la chute du Gouvernement libéral de 1857 se retrouve dans les difficultés et les divisions qui naquirent au sein du libéralisme lui-même pendant les dernières années.

Des tendances nouvelles se font jour, et déjà en 1859 une scission éclate à Bruxelles entre modérés et avancés et un mouvement se dessine au sein de la jeunesse en faveur de la révision de la loi scolaire de 1842, qui donnait au clergé une part importante dans la direction des écoles. On réclame en même temps la neutralité scolaire et l'instruction obligatoire. Successivement Louis de Fré, plus connu sous son pseudonyme littéraire Louis Boniface - c'était un pamphlétaire qui eut de la verve -, le comte Louis Goblet d'Alviella, le père de notre ami, Jules Guillery et Van Humbeeck, qui arborent ce programme, sont élus à Bruxelles.

En 1864, MM. Charles Buls, Henri Bergé et Emile Féron fondent la Ligue de l'Enseignement, qui poursuit l'instruction obligatoire et la laïcité de l'école publique. Parallèlement, le jeune libéralisme revendique l'élargissement de l'électorat en vue de donner une représentation à la classe ouvrière.

En 1865, un groupe de jeunes avocats, de flamme et d'éloquence, crée un journal pour défendre la politique libérale démocratique, et l'on voit apparaitre des noms qui fleuriront dans la suite : Charles Graux. Edmond Picard. Paul Janson, Xavier Olin, Eugène Robert.

(page 33) Jules Guillery dépose à la Chambre un projet de réforme électorale, très modéré, et qui consiste à abaisser le cens électoral, pour la commune et la province, à 15 francs, et à appeler au scrutin les citoyens sachant lire et écrire.

Le Gouvernement résista. Il ne voulut pas aller aussi loin. Il craignait un corps électoral manquant d'indépendance et d'éducation politique. Il se borna à réduire de moitié, pour la commune et la province, le cens électoral des citoyens ayant suivi pendant trois ans un cours d'enseignement moyen ou d'adultes. (Loi du 30 mars 1870.) D'autre part, le Gouvernement et la majorité parlementaire étaient hostiles à toute réglementation des conditions de travail. Ils étaient étroitement attachés à la doctrine de la liberté intégrale, du « laisser faire et laisser passer ». La bourgeoisie de l'époque était à la fois autoritaire et timorée, effrayée d'ailleurs par la fondation de l'Association Internationale des Travailleurs, qui venait de se créer en Angleterre et dont une section s'établit à Bruxelles sous l'initiative de César De Paepe : ce fut l'embryon du parti socialiste.

En 1859, Rogier avait vainement tenté de réglementer le travail des femmes et des enfants ; en 1868, l'idée fut reprise à la Chambre par Funck, député libéral de Bruxelles, et d'Elhoungne l'appuya dans un discours de haute inspiration. Elle fut repoussée cependant. On tenait alors toute réglementation légale pour une atteinte au droit de l'individu. Il fallait, disait-on, attendre les progrès de l'évolution naturelle, du jeu de la liberté : c'est le dogme qui domine la bourgeoisie belge d'alors.

Le Gouvernement, cependant, accomplit des réformes notables. Il abroge l'article du Code pénal qui punissait les coalitions d'ouvriers. Ce fut assurément une grande réforme qui favorisa l'émancipation des classes laborieuses. D'autre part il s'efforce, mais vainement, de faire abroger l'article 1781 du Code civil, qui donnait aux patrons, dans leurs contestations avec leurs ouvriers, le privilège exorbitant d'être crus sur leur affirmation. Les préjugés conservateurs du Sénat ne cèdent pas devant l'action pressante du cabinet libéral. Et c'est un symptôme encore de l'esprit du temps.

En 1870, le mécontentement de tous les éléments jeunes et nouveaux du parti s'accentue. MM. Graux, Buis, Vanderkindere et Picard se présentent à Bruxelles sur une liste distincte de la liste libérale. Ils réclament la révision de l'article 47 de la Constitution, afin de préparer la voie au suffrage universel. Ils n'obtiennent que 700 voix sur 15.000 suffrages ; et ce chiffre révèle la mentalité du moment.

Les divisions étaient devenues si aigues et les colères contre le Gouvernement doctrinaire montaient, dans les milieux avancés, à un tel diapason, qu'on s'y désintéressait du péril de droite. On imaginait le (page 34) parti catholique définitivement perdu, et, à la veille des élections de 1870, l'Indépendance imprimait : « Le cléricalisme est mort ; les libéraux doctrinaires essayeraient vainement de ressusciter ce cadavre ; il faut renoncer à l'espoir de faire servir son fantôme à la continuation de leur politique d'ajournement ! »

Dans les milieux avancés aussi bien que dans les rangs catholiques, le résultat du scrutin qui culbutait le Gouvernement fut salué comme un « soulagement universel ».

Ainsi, vous le voyez, dans les dernières années du régime se produit un remous profond. Une vague monte qui ébranle le parti, qui effraie ou déconcerte l'opinion bourgeoise. Il est vrai que la politique nouvelle qui s'annonce trouble l'unité du parti et que, devançant l'esprit de l'époque, elle doit provoquer le recul et la défaite. Néanmoins, c'est un honneur encore pour le parti libéral de constater que le mouvement, naturel, après tout, et inévitable, de réformes qui se dessine, a pour initiateurs et pour chefs des libéraux qui, jeunes encore et au début de leur carrière, préparent l'évolution démocratique du libéralisme et qui deviendront, dans leur âge mûr, des chefs populaires et respectés dont l'œuvre et la renommée accroitront notre patrimoine commun.

Et maintenant, pour terminer, dégageons-nous du nuage qui a pesé sur la fin du régime ; Si nous envisageons d'un coup d'œil d'ensemble le règne libéral de 1847 à 1870, nous pouvons dire que pendant cette longue période on accomplit un immense mouvement de réformes et de progrès, qu'on construisit la Belgique, qu'on l'outilla, qu'on la pourvut de grandes institutions qui devinrent les bases de sa vie économique, qu'on lui donna la liberté commerciale. La Belgique est prospère, la vie y est aisée et à bon marché, les salaires ont augmenté ; le port d'Anvers, le commerce d'exportation et d'importation, se sont merveilleusement développés, la Belgique a échappé à la révolution et à la guerre. Elle a grandi dans l'ordre, dans la paix, dans la liberté ; elle est entourée de l'estime de l'Europe.

III. La lutte extrême des partis, le dernier ministère libéral (1878-1884)

Mesdames,

Je vais faire l'effort nécessaire - et je vous le demande de votre côté - pour terminer aujourd'hui, selon le programme convenu.

La période de la prépondérance libérale prend fin en 1870. De 1870 à 1884, se déroule une ère qu'un historien catholique a appelée justement celle de la lutte extrême des partis.

A la suite des élections de juin 1870 qui détruisirent la majorité libérale, le Roi confia le gouvernement au parti catholique et M. d'Anethan devint le chef de la combinaison ministérielle, où il fit entrer Victor Jacobs, le jeune député anversois élu par le Meeting.

D'Anethan commença par dissoudre les Chambres.

Une tentative de rapprochement entre les doctrinaires et les progressistes en vue des élections nouvelles échoua et divers hommes politiques du parti libéral renoncèrent à se représenter, notamment Paul Devaux, l'un des fondateurs, le fondateur du Parti, et à Bruxelles, Louis Hymans.

Le scrutin du mois d'août 1870 donna une forte majorité au parti catholique. Les débuts du nouveau régime furent facilités par une trêve qu'imposèrent les événements extérieurs. Les disputes se taisent sous l'émotion de la guerre franco-allemande qui se déchaine à nos frontières, l'Angleterre menace de jeter son épée dans la balance si l'un des états belligérants viole la neutralité belge. Sous le commandement du général Chazal, l'armée garde les frontières ; le sol est respecté et notre nationalité demeure sauve.

Mais dès que le péril du dehors fut passé, la bataille des partis reprit.

En 1871, éclata un scandale financier, l'affaire Langrand-Dumonceau. M, de Decker avait accepté les fonctions d'administrateur dans une société compromise dans cette aventure et le cabinet catholique le nomma gouverneur de la province de Limbourg. Jules Bara interpella à la Chambre au nom de la moralité publique, des manifestations éclatèrent à Bruxelles et le Roi redemanda aux ministres leurs portefeuilles.

(page 36) Le pouvoir passa à Malou, qui appela autour de lui Delcour, à qui échut le département de l'Intérieur ; De Lantsheere, un avocat réputé, qui alla à la Justice ; et puis, en 1873, Beernaert, resté jusque-là étranger aux luttes politiques et qui occupait une grande position au barreau ; il passait alors pour un libéral de couleur très atténuée.

Le cabinet Malou, qui régna jusque 187,. n'eut qu'une médiocre activité législative ; Malou, qui était homme d'esprit, en fit l'aveu vers la fin, en ces termes modestes : « Nous avons vécu. »

Cependant, deux réformes électorales sont à noter : L'une fut réalisée en 1871 ; elle abaisse le cens électoral pour la province à 20 francs et le cens électoral pour la commune à 10 francs. Cette extension du corps électoral fut désastreuse pour le parti libéral. En Flandre, toutes les petites villes tombèrent aux mains du parti catholique et ce résultat fortifia les craintes qu'inspirait aux libéraux modérés de l'époque l'élargissement de l'électorat.

En 1877, à la suite d'un mouvement organisé par la Fédération libérale pour remédier aux fraudes électorales et la pression du clergé sur les électeurs, le cabinet fit adopter une loi assurant le secret du vote ; cette loi établissait le système, que nous continuons à pratiquer, du vote dans l'isoloir par bulletins officiels, au moyen d'une croix apposée d'un coup de crayon à côté du nom des candidats ou en tête de la liste. Cette mesure ne fut pas sans contribuer au succès que les libéraux remportèrent en 1878.

Mais si, pendant cette période de 1870 à 1878, l'initiative gouvernementale ne fut que d'un médiocre intérêt, la lutte des partis offre le spectacle le plus mouvementé et se développe dans une atmosphère d'irritation croissante. La proclamation, en 1870, du dogme de l'infaillibilité du Pape par le Concile du Vatican avait vivement remué le monde religieux. D'autre part, à la suite de la guerre franco-allemande, le Pape est dépossédé de sa souveraineté temporelle et cesse de régner à Rome, qui devient la capitale du royaume unifié d'Italie. La loi des garanties le reconnait souverain indépendant, maître dans son palais du Vatican. Mais Pie IX se proclame moralement prisonnier, s'interdit de sortir de son domaine et refuse de reconnaitre le gouvernement italien.

La piété des fidèles, surexcitée, se déploya en pèlerinages à Rome et en manifestations religieuses et politiques dans le pays, au cours desquelles on prononça des paroles agressives et imprudentes.

A Verviers, en 1874, le nonce du Pape assiste à une démonstration en faveur du rétablissement du pouvoir temporel et on l'accueille au cri de « Vive le Pape-Roi ! »

(page 37) En 1875, des pél »rins manifestent à Oostacker et sont frappés par une foule hostile, et dispersés. En 1875, des pèlerins belges qui vont à Rome sont reçus par le Pape et l'entendent exprimer le vœu que le mariage religieux précède le mariage civil. Revenus en Belgique. ils adressent une pétition au Roi demandant la suppression de la disposition constitutionnelle qui ordonne l'antériorité du mariage civil. L'évêque de Liége voulant organiser des processions, le bourgmestre Piercot craint des désordres et les interdit. Son arrêté est dénoncé comme arbitraire, mais la Cour de cassation le déclare légal.

Un incident plus grave surgit : Bismarck poursuit, à ce moment, en Allemagne, contre le clergé catholique, une campagne connue sous le nom de Kulturkampf. Les évêques belges publient des mandements qui condamnent, en termes violents, la politique du gouvernement allemand, et, de là, un incident diplomatique. Le cabinet catholique se voit obligé de désavouer l'épiscopat en pleine Chambre. C'est cette attitude. inspirée par les événements d'Italie, par la politique du Saint-Siège, par une politique « d'outre les monts » qui va donner au mouvement catholique l'appellation d'ultramontanisme.

Le clergé, d'autre part, redouble d'activité et d'intransigeance,.Les évêques jettent l'interdit sur des établissements d'enseignement qui font concurrence aux collèges religieux. Un professeur de l'Université, de Louvain, Charles Perin, développe dans son enseignement cette thèse qu'il importe de réformer la Constitution pour y substituer les véritables lois de la société chrétienne, et le Bien Public, journal inspiré par l'épiscopat de Gand, fait écho à cette doctrine et publie, en 1877, un article resté fameux en raison de son accent grossier et provocateur, qui indique bien le ton qu'atteint la polémique. En voici un extrait : « Nous sommes sincèrement attachés à nos libertés constitutionnelles, comme un cheval est attaché à une charrette, et nous trainons, dans ce tombereau, à coté de droits précieux, bien des ordures légales et sociales qui répandent une affreuse infection et dont le contact n'est guère favorable à la partie vraiment utile et saine du chargement. »

Les libéraux, ainsi provoqués et menacés, réagissent et ripostent. La passion monte et un phénomène nouveau se produit qui doit être mis en relief. Jusque-là, la lutte a été dirigée contre la politique de l'Eglise. Elle change d'orientation ; on s'insurge contre l'ultramontanisme ; des esprits ardents attaquent l'Eglise sur le terrain religieux, on s'en prend aux doctrines et à la croyance et une sorte de sectarisme anticatholique sévit dans certains rangs du parti libéral. Cette campagne est conduite, avec vigueur et talent, par un nouveau journal qui parait à Gand, La Flandre Libérale.

(page 38) Emile de Laveleye, un grand esprit, économiste et écrivain éminent, qui a fait honneur aux lettres et à la science belges, constate que les doctrines ultramontaines sont devenues très puissantes dans le catholicisme belge. Autrefois, dit-il, les libéraux s'efforçaient de ne pas mêler les questions religieuses aux questions politiques ; à présent cette distinction est devenue presque impossible.

Dans des articles de la Revue de Belgique on soutient que par la volonté même de l'Eglise on ne peut être à la fois libéral et catholique, et un mouvement se dessine, assez restreint, d'ailleurs, et inspiré par E. de Laveleye, en faveur du protestantisme libéral ; certaines familles se convertissent.

Ces tendances inquiétèrent Frère-Orban. Il craignit qu'on ne représentât le parti libéral comme cessant d'être un parti politique pour devenir un parti religieux et il s'en expliqua, peu avant les élections de 1878, dans un discours dont voici un extrait assez saisissant. J'oublie de vous dire, en passant, que parmi les familles qui s'étaient converties au protestantisme se trouvait celle de son fils Georges.

« Le libéralisme se suiciderait, disait Frère-Orban. et renierait son essence et sa raison d'être, s'il descendait sur le terrain religieux.

« Que les personnes - et je parle ici de ma chair et de mon sang, - suivant les inspirations de leur conscience, tout ce qu'il y a de plus respectable au monde, et surtout en matière religieuse, adoptent telle ou telle religion qui parait le mieux répondre aux besoins de leur âme, je les loue, je les admire, je m'incline devant ces convictions qui ne redoutent, pour se manifester, ni de compromettre leurs intérêts mondains, ni d'affronter les injures du plus grossier fanatisme.

« On dénonce leur apostasie en oubliant que les douze apôtres furent les premiers apostats et qu'après eux saint Paul, ce second fondateur du Christianisme, fut aussi un grand et sublime apostat. Mais que ceux que le paganisme moderne révolte retournent à la religion primitive du Christ, que d'autres restent attachés aux traditions d'un culte qu'ils épurent dans leur cœur ; que d'autres encore, indifférents, demeurent nominalement dans la religion où ils sont nés ; que d'autres enfin restent des adeptes fervents du culte qu'ils ont adopté, la politique, et surtout la politique libérale, n'a pas à s'en occuper, la politique, et surtout la politique libérale, leur doit une égale liberté, une égale tolérance. une égale protection.

« L'arène est ouverte aux disputes religieuses, aux luttes de l'esprit, aux propagandes en faveur des idées que ceux qui les professent croient être la vérité. Là il s'agira d'arracher ou de conserver des âmes à l'Eglise ; (page 39) mais ces luttes doivent avoir lieu dans le vaste champ de la liberté, avec les armes de la liberté seulement, et nul ne peut prétendre mettre au service de ses idées religieuses le pouvoir politique du pays, donc le parti libéral n'est pas et ne peut pas être un parti religieux. »

Dans l'entretemps, les éléments du parti qui réclament une action énergique et plus démocratique se fortifient ; l'esprit confessionnel qui imprègne l'application donnée au régime scolaire par le gouvernement de Malou et de Delcour rallie l'immense majorité du parti libéral à la révision de la loi scolaire de 1842.

On fonde. en 1872, le Denier des écoles. On recueille un million pour relever les écoles moyennes qui ont été supprimées par les administrations communales catholiques. On réclame l'instruction obligatoire.

La cause de l'extension du système électoral fait des progrès.

En 1871. Adolphe Demeur, député de Bruxelles, avait proposé la Chambre la révision des articles de la Constitution relatifs à l'électorat. Sa proposition avait été rejetée, mais l'idée gagne du terrain ; les jeunes conquièrent de l'autorité : Paul Janson, soutenu par une popularité que lui valent son entrainante éloquence, une voix puissante qui électrise les foules et un magnifique tempérament de tribun, est élu, en 1877, député de Bruxelles.

Dès son entrée à la Chambre, il s'attaque au régime clérical et son début fut un tournoi retentissant avec Charles Woeste.

L'élection de juin 1878 renversa la majorité catholique et nous abordons l'histoire du dernier gouvernement libéral de 1878 à 1884, la victoire de 1878 fut saluée avec enthousiasme par l'opinion libérale. Nos amis avaient dix voix de majorité à la Chambre et six au Sénat. Frère-Orban, appelé à constituer le cabinet, fit immédiatement appel à son ancien collaborateur, jules Bara. Il songea ensuite à assurer dans le gouvernement une représentation aux éléments avancés du parti : il donna le portefeuille des finances à Charles Graux, dont on se rappelle la candidature et la campagne électorale de 1870, et celui de l'Instruction publique Van Humbeeck. Rolin-Jacquemyns, connu pour ses travaux juridiques, fut nommé ministre de l'intérieur, tandis que Sainctetette - et après lui Olin - dirigea les travaux publics. Le portefeuille de la guerre passa successivement du général Renard au général Liagre, qui fut un de nos grands savants militaires. et enfin au général Gratry.

Trois questions - la question scolaire, la question électorale, la question financière - remplirent la carrière du dernier cabinet libéral. La tâche primordiale, voulue par l'unanimité du parti, était de réorganiser l'enseignement primaire. On institue le ministère de l'Instruction publique, dont la direction est confiée à Van Humbeeck ; on entreprend la sécularisation de l'enseignement, la généralisation de l'instruction primaire par l'obligation scolaire et l'on s'efforce ensuite de développer l'enseignement moyen de l'État. Telle est, vue d'ensemble, la politique scolaire du gouvernement ; elle répond aux vœux du libéralisme.

La loi du juillet 1879 est une loi de laïcisation. Elle crée l'école neutre ; elle supprime la faculté qu'avaient les communes d'adopter des écoles libres. L'enseignement de la religion, qui était partie obligatoire du programme, disparait de celui-ci, mais la loi laisse l'enseignement de la religion - ce sont ses termes mêmes - aux familles et au clergé. La faculté est donnée au clergé d'enseigner la religion à l'école ; un local est mis à la disposition des ministres du culte pour l'enseignement de la religion avant et après les heures de classe et l'instituteur a pour devoir de s'abstenir de toute attaque contre les croyances des familles dont les enfants lui sont confiés.

Enfin, on réorganise l'enseignement normal de l'Etat et la loi décide que les instituteurs seront choisis parmi les élèves diplômés des établissements publics.

Si l'on veut bien y songer, la formule de.la loi de 1879 est logique et tolérante ; elle est logique, car l'Etat c'est tout le monde : les écoles publiques sont faites pour tous, on y doit respecter la conscience de tous. Elles seront donc neutres. placées sous l'autorité exclusive du pouvoir civil, et par conséquent laïques. La loi est tolérante, parce que l'école est ouverte au clergé, qui est libre d'y enseigner la religion aux enfants de toutes les familles qui le demandent. Si le clergé avait accepté de venir à l'école publique, le problème était résolu ; mais le clergé voulait des subsides pour ses propres écoles et dans l'école publique il voulait l'autorité ou une part d'autorité et de direction : en somme, la prépondérance

La Chambre vota la loi à une assez forte majorité ; mais un membre de la gauche s 'abstint : c'était Pirmez. Il redoutait un conflit violent et, au fond, d'ailleurs, beaucoup d'esprits clairvoyants du parti libéral prévoyaient ce conflit. Orts, notamment, et Frère-Orban lui-même, qui disait à Graux que l'on se lançait dans une entreprise redoutable. Elle était redoutable, mais nécessaire : l'opinion libérale la voulait.

Au Sénat, les résistances furent plus fortes ; il n'y eut qu'une majorité de deux voix, dont l'une apportée par un mourant, M. Boyaval, qui se fit transporter dans l'enceinte sénatoriale pour émettre son vote et qui mourut le lendemain. Le prince de Ligne, qui était président du Sénat et qui jusque-là était compté dans les rangs du parti libéral, donna sa (page 41) démission. Les évêques, soutenus par la Papauté, prêchèrent la résistance, la droite hésita, mais l'épiscopat décida. Une campagne d'insurrection s'ouvrit ; on fit réciter dans les églises la prière fameuse : « Des écoles sans Dieu et des maîtres sans foi. préservez-nous, Seigneur ! »

La pression du clergé s'exerça sur les familles, notamment par le refus des sacrements. Les communes catholiques refusèrent l'obéissance à la loi et ne votèrent pas les crédits nécessaires ; il fallut leur envoyer des commissaires spéciaux et les catholiques crièrent à la suppression de l'autonomie communale. Ils organisèrent une immense propagande. Ils ouvrirent une souscription publique en vue de créer des écoles religieuses. Il faut reconnaitre que les catholiques firent un merveilleux effort, s'imposèrent des sacrifices énormes. Des écoles libres s'ouvrirent partout ; on incita les instituteurs communaux à déserter leur poste et l'on s'efforça de vider les écoles publiques. C'est ce qui amena la Chambre à décider en 1880 une enquête, dite enquête scolaire, pour faire la lumière sur les moyens mis en usage par le clergé pour dépeupler les écoles officielles.

Frère-Orban rompit les relations diplomatiques avec le Vatican qu'il accusait de jouer double jeu et, enfin, en 1880, les évêques refusèrent de participer à la grande cérémonie patriotique pour la célébration du cinquantième anniversaire de l'indépendance nationale.

Tout ces faits montrent le ton, le diapason que les passions avaient atteint.

Le cabinet libéral poursuit l'exécution de son programme en déposant un projet de loi établissant l'instruction obligatoire. mais il tombe avant d'avoir pu le faire voter.

En 1881, il fait une loi sur l'enseignement moyen, d'après laquelle il y aura au moins deux athénées par province et trois dans le Hainaut, et au moins cent écoles moyennes pour garçons et cinquante écoles moyennes pour filles dans le pays.

A la fin du régime libéral de 1878, l'effort catholique paraissait s'épuiser. Si l'on avait pu tenir et prolonger l'application du régime, la bataille était gagnée et nous aurions aujourd'hui une démocratie instruite ; nous aurions gagné un demi-siècle.

La question de la réforme électorale est l'arène où se heurtèrent violemment le Gouvernement, qu'appuyait la majorité de la gauche. et la fraction radicale. La lutte fut parfois dramatique et elle eut sur l'avenir du libéralisme et du pays une répercussion profonde.

Un groupe s'était constitué, à la Chambre, sous la direction de Paul Janson. Il comprenait les anciens : Adolphe Demeur, Jules Guillery, (page 42) Antoine Dansaert, et les nouveaux venus : Emile Feron d'abord, qui touche de près Paul Janson et souvent l'inspire, esprit ardent et dogmatique et qu'on a appelé quelquefois le huguenot de la démocratie libérale: puis Eugène Robert, caustique et d'esprit fin ; et, enfin, Victor Arnould, orateur pesant, mais écrivain remarquable, qui publia pendant quelques années un journal intitulé La Nation, où il inséra des articles d'un beau style. C'était le plus attaqué du groupe ; les modérés ne lui pardonnaient pas d'avoir, dans le journal La Liberté, sous sa seconde forme, celle qu'il avait prise après la retraite de Charles Graux, prôné la Commune de Paris. Tous étaient députés de Bruxelles, soutenus par un mouvement d'opinion bruyant et impatient.

En 1883, ils déposent une proposition de révision des articles 47 et 56, qui règlent l'électorat. en vue de faire sauter ce qu'on appelait « la pierre vermoulue » c'est-à-dire le cens électoral. Ils poursuivent. sinon le suffrage universel pur et simple, tout au moins un régime électoral très large, basé sur la capacité, sur la condition, pour être électeur, de savoir lire et écrire. Ils nient que le payement du cens, de cette petite somme d'impôt de 42 fr. 32, soit une garantie. comme le soutiennent ses partisans, d'intelligence, d'instruction et de moralité. Ils condamnent le régime en vigueur, un régime qui donne le pouvoir à une infime fraction de la nation (120,000 électeurs), qu'on appelait le pays légal.

Ils veulent ouvrir le chemin de la démocratie. Ils ont subi les influences des idées de 1848, qui ont été répandues en Belgique par les proscrits du Second Empire. Il y a, entre eux et les hommes du Gouvernement, non seulement une différence d'opinion qu'on aurait pu réduire, mais une foncière opposition de tempérament. Il y avait aussi des préventions personnelles, je dirai même, de part et d'autre, certains préjugés qu'expliquent les circonstances, et notamment les débuts de quelques-uns des hommes de l'extrême gauche.

La discussion commença en juillet 1883. Frère-Orban s'opposa à la prise en considération de la proposition de révision. Il fut appuyé par Graux qui. en 1870, avec Vanderkindere et Janson, avait fait campagne pour la révision. Il craignait une crise qui aurait effrayé l'opinion. ébranlé le régime libéral et fait avorter l'œuvre scolaire, vitale pour le parti et le pays. Il redoutait. selon sa propre expression, le nombre, l'ignorance, le fanatisme, en d'autres termes, le cléricalisme dans les campagnes et le socialisme dans les villes.

Il était dominé par le souvenir du plébiscite sous le Second Empire, qui avait montré la multitude prête à s'asservir au pouvoir personnel, facile à corrompre et séduire, et aussi par le souvenir de la Commune et des violences de la démagogie.

(page 43) Ce furent des débats mémorables, d'émouvantes joutes d'éloquence que l'opinion suivit avec une fiévreuse attention. Le vote montra que la cause de la révision ne réunissait, en somme, dans la Chambre, qu'une très petite minorité. Onze membres se prononcèrent pour la prise en considération et six membres, d'opinion progressiste, notamment Buls, Vanderkindere et Goblet d'Alviella, s'abstinrent pour éviter une crise grave et par esprit politique.

Cependant Frère Orban voulut faire une concession, un pas en avant. et il accomplit une réforme électorale communale et provinciale par la loi du 24 août 1883. Il donna au droit électoral une base nouvelle : la capacité, établie par des diplômes ou par l'exercice de certaines professions, ou prouvée par la fréquentation d'un cours complet d'enseignement primaire et par un examen sur l'ensemble du programme de l'enseignement primaire.

Les citoyens qui réunissaient ces conditions étaient appelés à l'électorat sans condition de cens. Cette loi donna une grande impulsion à l'enseignement, puisque c'est par l'enseignement, par la fréquentation de certains cours et par l'examen que l'on accédait à l'électorat.

Des cours se créèrent dans toutes les communes ; de jeunes avocats s'improvisèrent professeurs. Le corps électoral s'éleva progressivement et doubla à peu près, en peu de temps. Les premières expériences de ce régime donnèrent des résultats favorables à l'opinion libérale.

Enfin, j'aborde la troisième question dont le Gouvernement eut à se préoccuper : la question financière.

Le Gouvernement libéral de l'époque eut vraiment la fortune contre lui. Après une période de prospérité exceptionnelle qui avait suivi la guerre de 1870, une crise se déchaina vers 1876. En 1877, le déficit budgétaire était de 4 millions et tout le monde s'en alarma. 4 millions ! (Rires.) En 1878, le déficit avait atteint le chiffre effrayant de 5.500,000 francs. En 1881, le déficit des chemins de fer, pour l'année entière, était de 5 millions et l'on tenait la situation pour inquiétante et difficile. Il y avait des dépenses scolaires considérables à faire, des écoles moyennes et normales à construire. On commit d'ailleurs certaines maladresses, on déploya dans les constructions d'écoles un luxe excessif.

Quoi qu'il en soit, Charles Graux se décida suivre une politique financière loyale. Il proclama qu'il faut faire payer par les générations vivantes les dépenses nécessaires et il recourut à un ensemble d'impôts directs et indirects. D'abord, il proposa une réforme de la contribution personnelle taxant le luxe, les chevaux , les livrées et supprimant la taxe sur les loyers ; puis il proposa un impôt sur les valeurs mobilières et enfin (page 44) des taxes frappant les tabacs, le cacao, le vinaigre, l'eau-de-vie. Ces projets rencontrèrent l'opposition de la droite et même celle de l'extrême gauche, qui contesta l'étendue du déficit et combattit notamment l'impôt sur les valeurs mobilières et l'impôt sur l'alcool, l'impôt sur les valeurs mobilières et les taxes sur le cacao et le vinaigre furent rejetés, les autres furent adoptés et rapportèrent l'énorme somme de 14 millions par an ! (On rit.) C'est ce qu'on appela par un jeu de mots : « les Graux impôts ».

Les catholiques eurent d'ailleurs soin de les conserver après 1884 et ils s'en servirent pour rétablir l'équilibre budgétaire.

Au milieu de toutes ces émotions et des soucis donnés par les luttes politiques, le ministère libéral de 1878 eut quelques initiatives économiques et sociales. Il abrogea l'article 1781 du Code civil, celui qui déclarait que les patrons étaient crus sur parole dans leurs contestations avec les ouvriers ; il abolit aussi le livret obligatoire des ouvriers.

Graux fit une loi sur les prêts agricoles et créa la Société Nationale des Chemins de fer vicinaux. L'institution était nouvelle, la formule heureuse et pratique : c'est l'origine de notre magnifique réseau vicinal et le nom de Graux restera attaché à cette œuvre.

Enfin, le Gouvernement. en vue d'acheminer lentement le pays, qui était antimilitariste, vers le service militaire personnel, proposa la formation d'une réserve de l'armée qui serait composée des jeunes gens ayant tiré au sort un bon numéro et de ceux qui se seraient fait remplacer. La réserve devait être astreinte, dans les camps. à des périodes successives d'instruction militaire.

Le Gouvernement n'eut pas le temps de réaliser la réforme et il disparut avant de l'avoir accomplie. Il fut renversé aux élections de juin 1884. Ce fut un écrasement. A Bruxelles, toute la liste libérale fut éliminée par une liste qualifiée « liste des Indépendants » où figuraient des personnalités d'opinion neutre et très modérée et des catholiques qui n'osaient pas arborer franchement leurs couleurs. La période électorale avait d'ailleurs été l'occasion de rencontres frénétiques où les libéraux gouvernementaux et radicaux s'étaient entre-déchirés. Le parti catholique avait exploité « les gros impôts », les divisions du libéralisme et la répugnance qu'inspirait la politique de l'extrême gauche aux éléments conservateurs.

Il est difficile de porter, à une distance si minime. un jugement tout à fait impartial sur le gouvernement libéral de 1878 à 1884. On peut s'y essayer cependant. A coup sûr, on reconnaitra qu'il fit un immense effort pour organiser, développer et asseoir définitivement l'enseignement (page 47) public, et même, dans le domaine électoral, on ne méconnaitra pas l'importance de la loi de 1883 qui introduisit dans notre régime le principe du capacitariat.

Peut-être le cabinet aurait-il pu ne pas restreindre l'application de ce principe à la province et à la commune, en faire la base d'une réforme de l'électorat législatif et se mettre d'accord avec l'extrême gauche pour réviser la Constitution en vue d'instaurer ce régime et de faire ainsi une première étape. Mais il eut fallu, pour aboutir, des rapprochements personnels et une confiance réciproque qui n'existait pas entre les dirigeants des deux groupes ; il n'est pas certain, d'ailleurs, que l'opinion publique, dans son ensemble. n'eût pas reculé devant la perspective d'une atteinte à la Constitution.

La politique radicale et l'âpreté des divisions éloignèrent du libéralisme la masse bourgeoise et rurale ; la scission était profonde ; elle se prolongea et s'aigrit longtemps encore après la chute du cabinet. Elle provoqua l'écroulement de l'œuvre scolaire, qui était sur le point de s'accomplir, et des hommes perspicaces du parti libéral prévirent la catastrophe. Orts, notamment, et Pirmez, qui annoncèrent que le parti libéral resterait éloigné du pouvoir pendant trente ans au moins. L'événement leur a donné raison.

Voilà donc terminée cette période de 1870 à 1884, qui a été appelée l'ère des discussions extrêmes des deux partis historiques.

A partir de 1884, de la chute du dernier cabinet libéral, nous entrons dans l'histoire de la période essentiellement contemporaine ; je me bornerai à l'esquisser à grands traits et à indiquer le rôle et l'influence du libéralisme, réduit à l'état de minorité et d'opposition, et je ferai défiler d'abord la série des ministères qui se sont succédé depuis 1884 jusqu'à la guerre ; il y en a beaucoup. (Rires.)

IV. Le régime catholique, la révision de la Constitution et la reconstitution du parti libéral (1884-1914)

(page 46) Après l'élection de 1884, Malou constitue le premier ministère catholique avec la collaboration de Beernaert, Jacobs et Woeste et, sans perdre un instant, il fait voter une loi scolaire qui détruit l'édifice libéral. Beaucoup d'écoles communales disparaissent, des centaines d'instituteurs sont mis en disponibilité avec de misérables traitements d'attente ; l'Etat ferme des athénées et des écoles moyennes et il agrée des écoles normales religieuses. Mais, en octobre 1884, les élections montrent que la bourgeoisie libérale des villes s'est ressaisie. Le Roi tient le scrutin pour une sorte de protestation et il renvoie Jacobs et Woeste ; c'était la seconde fois que l'aventure arrivait à Jacobs (Rires.) Malou les suivit et Beernaert prit alors la direction des affaires.

Il réalise, en 1892 et 1893, la révision de la Constitution. Après la révision, il tente d'établir la représentation proportionnelle ; mais, n'ayant pas réussi, il se retire.

En 1894, de Burlet prend le gouvernail, puis, après lui, Vandenpeere boom, qui tombe. en 1899, dans l'agitation créée par un projet de représentation proportionnelle qui irrite les grandes villes, et de Smet de Naeyer arrive au pouvoir. Celui-ci fait voter la représentation proportionnelle ; sa chute, en 1907, est déterminée par un accident parlementaire habilement préparé par ses amis. (Sourires.)

Après lui, de Trooz devient chef de cabinet et propose la reprise du Congo ; mais sa santé fléchit et il meurt brusquement en janvier 1908.

Schollaert, qui lui succède, obtient le vote de l'annexion du Congo et fait voter la loi militaire de 1909 qui abolit le remplacement ; mais il veut, en 1911, imposer une loi scolaire qui réalise pleinement la pensée catholique en assurant un égal traitement à l'enseignement libre et à l'enseignement public. L'opinion s'enflamme et le Roi retire sa confiance au cabinet. Schollaert tombe et c'est alors qu'apparait M, de Broqueville. chef du dernier cabinet catholique homogène.

(page 47) Une grande date clôt la première phase du régime catholique et annonce la transformation de la physionomie politique du pays : c'est celle de la révision des articles 47 et 56 de la Constitution qui règlent l'électorat pour la Chambre et le Sénat.

En 1892, les Chambres commencent l'examen du problème. En 1893, la révision est faite, et en 1894, le nouveau régime électoral fonctionne pour la première fois, la Belgique change : elle était bourgeoise ; elle devient démocratique.

Un parti nouveau, qui a lentement élaboré ses forces dans les profondeurs des masses ouvrières, apparait, drapeau déployé, dans l'enceinte parlementaire : c'est le parti ouvrier, le parti socialiste.

Jusque-là, de 1884 à 1892, le parti libéral se débat dans un tumulte de colères et de ressentiments engendrés par les luttes qui ont amené la chute du cabinet libéral de 1878. A Bruxelles, nombre de libéraux notables quittent l'Association libérale et se groupent à la Ligue libérale : c'est Graux, Buls, Vanderkindere, Couvreur, Goblet d'Alviella, Bergé, Louis Huysmans, Emile de Mot.

Les avancés, de leur côté, fondent la Fédération Progressiste et tiennent. en 1887, un premier congrès. Les modérés. à leur tourn convoquent un congrès en 1894, la suite de la révision constitutionnelle et à la veille de la première élection du régime nouveau.

Un rapprochement s'était, il est vrai, produit, en 1892. en vue des élections pour les Chambres constituantes ; mais, dans les délibérations de celles-ci, les divisions avaient reparu.

Frère-Orban s'efforce de faire inscrire dans la Constitution le système du capacitariat, qu'il avait établi en 1883 dans le domaine communal et provincial. Graux va plus loin et cherche à faire prévaloir la condition du savoir lire et écrire,. Janson et Féron luttent pour le suffrage universel pur et simple. Beernaert, chef du cabinet, préconise au début un système inspiré du régime anglais et basé sur l'occupation d’un immeuble, d'un appartement ou d'un logement, d'un loyer déterminé.

Successivement, toutes ces formules sont abattues et rejetées tandis que dans la rue grondent les manifestations populaires. et l'entente s'établit à là Chambre, au dernier moment, entre le Gouvernement, la majeure partie de la droite et ta gauche avancée, sur une formule, présentée par M. Nyssens, établissant le suffrage généralisé, tempéré par le vote plural ; tout citoyen de vingt-cinq ans votera. mais des votes supplémentaires sont accordés jusqu'au maximum de trois, - il ne peut y en avoir davantage - à ceux qui réunissent certaines conditions d'âge, de cens ou de capacité.

(page 48) Pour le Sénat, on réduit le cens d'éligibilité. On exige l'âge de quarante ans pour être élu, et celui de trente ans pour être électeur, alors que pour la Chambre l'âge de l'électorat n'est que de vingt-cinq ans.

Ensuite, on crée une catégorie nouvelle de sénateurs qui sont élus sans conditions de cens par les conseils provinciaux. C'est le régime encore actuellement en vigueur, mais que le Parlement s'occupe de réformer.

Enfin, on institue le vote obligatoire et Beernaert essaie de faire adopter la représentation proportionnelle. Celle-ci est repoussée par les sections de la Chambre et Beernaert se retire avant le débat public, parce qu'il considère la représentation proportionnelle comme un tempérament nécessaire du suffrage populaire et comme une partie intégrante de la réforme constitutionnelle qu'il vient d'opérer.

Le système nouveau fut fatal aux libéraux, dont les forces se recrutaient parmi les éléments éclairés et instruits du pays. Les régions flamandes et rurales n'élurent que des catholiques ; les régions industrielles et wallonnes élurent en bloc les listes socialistes. A Liège, Frère-Orban fut éliminé par Célestin Demblon (sourires). et, à Bruxelles, Janson et Féron furent reniés par la démocratie socialiste et ouvrière qui leur devait son émancipation politique, et succombèrent. Il ne restait à la Chambre qu'une poignée de libéraux dont Georges Lorand, Magnette, Fléchet et Anspach-Puissant.

Le parti socialiste entre à la Chambre, à grand tapage, enivré de son succès. Il a des chefs jeunes et éloquents : Vandervelde, Anseele, Destrée, et un vétéran, Léon De Fuisseaux. Son programme comporte le collectivisme marxiste, la réglementation du travail, la république. Sa brusque et bruyante apparition provoque, et j'en fus témoin, un véritable mouvement d'effroi qui fut l'origine de la loi électorale communale beaucoup plus restrictive que le régime électoral législatif : elle exigea l'âge de trente ans pour l'exercice du droit de vote et créa une quatrième voix supplémentaire.

Cependant la démocratie nouvelle est une démocratie cléricale, les catholiques ont dans la Chambre une énorme majorité et ils en profitent aussitôt pour voter une nouvelle loi scolaire qui les rapproche de leur idéal.

Ici il faut que je vous résume en deux mots la loi scolaire de 1884, votée par les catholiques au lendemain de la chute du cabinet libéral. Cette loi avait établi le régime que voici. Elle avait rendu aux communes le droit d'adopter des écoles libres en remplacement d'écoles communales, à moins que vingt pères de famille ne demandassent le maintien de l'école publique. Elle avait donné la faculté aux communes d'inscrire ou de ne pas inscrire au programme l'enseignement de la religion. Là où (page 49) l'enseignement de la religion était donné, si vingt pères de famille demandaient la dispense pour leur enfants, le Gouvernement pouvait obliger la commune à organiser des classes spéciales pour ces enfants. D'autre part, si, malgré la demande de vingt pères de famille, la commune se refusait à inscrire la religion au programme, le Gouvernement pouvait adopter une école libre. C'était une loi relativement libérale, permettant un exercice assez large des droits des pères de famille.

La loi de 1895 proclame l'obligation de l'enseignement de la religion, avec dispense pour les enfants dont les parents le demandent ; elle supprime le droit des vingt pères de famille ; elle établit, enfin, le principe des subsides de l'Etat au profit des écoles libres adoptables, c'est-à-dire des écoles libres n'ayant pas été adoptées par les communes, mais qui réunissent les conditions légales nécessaires pour l'être. C'est une loi nettement confessionnelle et un pas vers le régime rêvé par les catholiques de l'école libre, de l'école religieuse, confessionnelle, entretenue au même titre que l'école publique par les subsides de l'Etat, des communes, des provinces. C'est la deuxième étape, on attendra jusqu'en 1911 pour faire la troisième.

La transformation opérée par la généralisation du suffrage donne une impulsion plus forte au mouvement de la législation sociale. Les débuts de ce mouvement remontent à 1887. A ce moment. une agitation très violente avait soulevé la classe ouvrière et ému le Gouvernement. On avait brûlé des usines dans le Hainaut. Il avait fallu recourir à l'armée. sous le commandement du général Vandersmissen. pour rétablir l'ordre. Le calme revenu, le Gouvernement avait décrété une vaste enquête sur le travail et immédiatement accompli quelques réformes urgentes. Le parti catholique comprend la nécessité de se rapprocher des ouvriers. C'est en 1891 que le pape Léon XIII lance l'Encyclique Rerum Novarum. Un groupe de démocrates chrétiens se fonde au sein du parti catholique sous la direction de MM. Renkin, Carton de Wiart et De Lantsheere, tandis que chez les libéraux, restés en grande majorité jusque-là attachés à la stricte doctrine de l'individualisme et de la liberté économique et hostiles toute intervention légale dans les conditions du travail, on se détache peu à peu de cette conception rigide, on commence à comprendre la légitimité, la nécessité de l'action de l'Etat dans le domaine social et économique en vue de remédier aux abus dont souffrent les plus faibles, de faciliter aux moins forts les conditions de la vie, de donner des bases humaines et juridiques à l'organisation du travail, en vue de garantir les ouvriers contre les accidents, les risques de la vieillesse et de la maladie, et de favoriser les associations professionnelles qui groupent les ouvriers pour la défense de leurs intérêts.

(page 50) En réalité, cette action tutélaire, loin de détruire la liberté, contribue à protéger et à fortifier la liberté de ceux qui possèdent la moindre et à donner en somme de la liberté à ceux qui n'en ont pas. L'idée de solidarité naît et grandit à côté de la notion du droit de l'individu : nul ne vit de soi, nul ne peut vivre pour soi.

Tels sont les caractères principaux de la grande transformation politique, morale et sociale du pays dans les dernières années du siècle passé. Cependant, le libéralisme est frappé d'impuissance ; écrasé entre les forces extrêmes, il manque à la vie régulière et saine du pays ; il constitue un facteur d'équilibre qui ne peut fonctionner.

Le roi Léopold Il, avec sa grande perspicacité, voit le mal et veut y remédier ; il en confère avec Bara et Vandenpeereboom. Une réforme électorale est nécessaire pour rendre, à la bourgeoisie intelligente et pondérée des villes, la représentation à laquelle elle a droit, et c'est de ce besoin, reconnu par tous, que sort, en 1900, la représentation proportionnelle. Je la salue, je suis son enfant. (Applaudissements.)

Les libéraux retrouvent à la Chambre une représentation adéquate à leurs forces actuelles, le parti socialiste conserve ses positions, la majorité catholique est réduite. A Bruxelles, il y a encore deux listes libérales : l'une présentée par l'Association, l'autre par la Ligue. Sur la première sont élus Louis Huysmans, Léon Lepage et moi-même ; sur la seconde, Paul Janson et Emile Feron.

Nous voici en 1900. Nous sortons de l'histoire, du passé historique. Ce qui reste du passé est incorporé en quelque sorte dans la vie présente, et je me contenterai donc, pour finir, de tracer quelques lignes rapides et schématiques.

Dès que les libéraux de nuances diverses se retrouvent au Parlement. après les élections de 1900, un sentiment intense d'union éclate et les rapproche. On constitue presque aussitôt les gauches libérales qui, le 21 décembre 1900, formulent une déclaration commune devenue le programme général du Parti, J'en possède le manuscrit dans mes papiers. il est de ma plume, et j'en tire quelque vanité, on y lit :

« L'instruction obligatoire est une nécessité politique et sociale d'ailleurs indispensable au développement de la production et de la richesse nationales.

« L'Enseignement public à tous les degrés doit être affranchi de toute influence confessionnelle.

« Nul ne peut se faire dispenser, à prix d'argent, du devoir civique de concourir à la défense nationale.

(page 51) « La réforme de nos institutions militaires doit tendre à l'organisation d'une armée apte à assurer la défense du pays et recrutée d'après le principe de justice dans toutes les classes de la société.

« Les gauches libérales estiment qu'il y a lieu de poursuivre simultanément la réalisation du principe de l'égalité politique par la suppression du vote plural et la réalisation du principe de la représentation proportionnelle à tous les degrés de l'électorat, dans la Constitution et les lois électorales.

« Enfin, l'amélioration morale et matérielle du sort des travailleurs a toujours été un des buts essentiels de la politique libérale et doit être aujourd'hui, plus que jamais, l'objet de ses efforts.

« Le libéralisme poursuit par le développement de l'instruction et de l'éducation dans toutes leurs formes, et par la législation sociale la plus propre à relever la condition économique des travailleurs, l'union des classes et l'organisation d'une démocratie pacifique, progressive et éclairée. » (Applaudissements.)

L'unité libérale se constitue ainsi lentement. A Bruxelles, la Ligue et l'Association établissent des liens entre elles et, vous vous en souvenez, à l'approche de chaque élection, elles négocient un programme et présentent une liste commune de candidats.

A la Chambre, sous la direction de Paul Janson et de Neujean, les deux présidents conjoints de la gauche libérale, nous menons un combat infatigable contre le régime confessionnel, qui monopolise le pouvoir et les fonctions publiques aux mains d'un parti et d'une secte, qui fait planer sur la vie politique l'autorité du clergé, qui soutient ses œuvres et ses ambitions temporelles. Nous luttons contre la législation scolaire, contre le remplacement militaire et le tirage au sort ; nous réclamons l'égalité politique, l'instruction obligatoire, une organisation nationale solide et démocratique de la défense du pays.

Sur ce terrain-là, nous eûmes à livrer d'incessantes batailles, le parti catholique était dominé par un groupé antimilitariste qui affirmait sa confiance absolue dans la neutralité et dans la garantie des Puissances (sourires), qui entretenait ainsi le pays dans une fausse sécurité, et qui repoussait toute aggravation des charges militaires.

En 1902, à la suite des délibérations d'une commission mixte qui s'était prononcée pour le service personnel et pour l'augmentation des effectifs, la majorité catholique vota une loi qui constitue, à mon sens, un véritable crime contre le pays. Elle instituait le volontariat, et elle eut le résultat, que nous avions annoncé, de réduire considérablement nos effectifs de (page 52) paix et de guerre, si bien qu'en 1909, à la suite des révélations du général Hellebaut, M. Schollaert, avec le concours de la gauche libérale et sous sa pression, et malgré l'opposition de la majorité de la droite, abolit le remplacement et établit le service personnel d'après la formule de « un fils par famille ».

En 1913. enfin, M, de Broqueville, averti des périls qui menaçaient le pays. se décida à réaliser, trop tard malheureusement, le service général, laissez-moi vous lire ici, immodestement (sourires), un court extrait d'un discours que je prononçai dans la discussion de cette loi, car les événements ont donné à mes paroles un caractère presque prophétique. Voici ce que je disais à la Chambre, le 27 février 1913 : « Nous n'avons jamais éprouvé, et c'est une fortune sans exemple, la sensation du péril, le mot « patrie » en Belgique, ne suscite pas les mêmes émotions que chez les autres peuples. Il nous a toujours manqué. selon le vers de Verhaeren, « l'angoisse nécessaire aux races qui sont fortes ». En Belgique, le mot patrie ne retentit qu'au bruit des orchestres de fête et dans les réjouissances publiques.

« Que serait le réveil, que serait-il si quelque matin le clairon de guerre sonnait à la frontière ? Qu'on y songe ! On n'y songe jamais, en Belgique.

« On pense que le lendemain sera ce qu'était la veille, on regarde passer le temps, on n'interroge pas l'avenir, que l'on s'imagine, en un rêve affreux, ce que serait l'invasion, l'occupation, ne fût-ce que pendant quelques jours, quelques heures, du sol belge par des troupes étrangères et, après les horreurs de la bataille perdue, les corvées, les réquisitions, les humiliations et la honte. » (Applaudissements.)

Dans les dernières années du régime, avant la guerre, la question de l’enseignement déchaina subitement une crise aiguë.

En 1911, M. Schollaert, auteur de la loi de 1895, que j'ai résumée tout à l'heure, voulut faire ce que j'appelais tantôt la troisième étape. Il voulut aller jusqu'au bout de la politique scolaire de son parti. Il proposa une réforme tendant à mettre à la charge de l'Etat et des communes les frais de l'enseignement libre et à substituer ainsi, progressivement, l'enseignement des congrégations à l'enseignement public. Chaque père de famille recevrait un bon scolaire qu'il remettrait à l'école de son choix et qu'acquitteraient, en somme, les pouvoirs publics.

L'alarme causée par cette entreprise rapprocha les libéraux et les socialistes qui firent ensemble une campagne fiévreuse de propagande dans le pays. La vigueur de l'opposition impressionna le Roi qui consulta les ministres d'Etat. M. Schollaert se retira et M, de Broqueville prit sa place.

(page 53) Du rapprochement que l'opposition au bon scolaire avait créé entre libéraux et socialistes sortit le cartel de 1912, les deux partis se coalisèrent. Ils adoptèrent un programme commun restreint à trois points : le suffrage universel pur et simple à 25 ans, l'instruction obligatoire, le service militaire général. Socialistes et libéraux s'efforcent, par la coopération de leurs forces, de renverser un régime qui dure depuis vingt-huit ans et qui ne repose plus en ce moment que sur une minime majorité parlementaire que l'on espère renverser.

Les élections de 1912 montrent la répugnance d'une partie du corps électoral à l'égard d'une coalition où le caractère propre et la personnalité du libéralisme s'effacent. Ce fut un échec.

Aux élections de 1914, les libéraux ne voulurent plus d'un contact qui pouvait diminuer ou faire paraitre diminuer leur autonomie. Ils luttèrent seuls et regagnèrent une partie du terrain perdu.

M. de Broqueville alors profita de l'accroissement de la majorité que lui avait donné le scrutin de 1912 pour introduire une loi scolaire qui différait, par les procédés, de la réforme qu'avait proposée avant lui Schollaert, mais qui tendait aux mêmes fins. Par l'intervention directe de l'Etat, des provinces et des communes. cette loi assurait de larges subsides aux écoles libres et favorisait puissamment la concurrence que l'enseignement libre faisait l'enseignement public. Elle réalisait malgré tout un progrès en proclamant l'instruction obligatoire et en prescrivant l'organisation de l'enseignement du quatrième degré.

Au moment où l'orage va fondre sur la Belgique, le pays se trouve donc profondément divisé par les luttes de parti. Cependant la Belgique pendant ces vingt dernières années s'est prodigieusement développée, toutes les ressources de la nation se sont déployées. Léopold II, Roi patriote et Roi d'affaires, a été l'agent et le propulseur d'un magnifique mouvement d'expansion économique. Il a orienté les efforts vers les marchés lointains. Il a créé un empire en Afrique et l'a donné à son pays, et en même temps que s'épanouit la Belgique laborieuse, industrielle et commerciale, la Belgique intellectuelle fleurit. et l'on voit se lever une brillante moisson littéraire.

Voilà mon tableau achevé et je conclus, l'histoire du parti libéral, vous l'avez vu, est pleine de vie et de mouvement. Il a eu une part prépondérante dans la fondation de nos institutions, dans l'œuvre d'organisation et d'outillage du pays.

Il a, dans un passé déjà lointain, établi les bases de notre existence économique. Il a consacré d'incessants efforts à l'affermissement. à l'application loyale de nos libertés politiques et à la défense de la libre conscience humaine.

(page 54) Pendant qu'il occupait le pouvoir, il a infatigablement poursuivi le développement de l'enseignement public et de l'éducation. C'est d'elle qu'il a toujours attendu le progrès durable et régulier.

Aux époques de conservatisme et d'oppression, il fut un instrument actif, énergique d'innovation et d'émancipation.

Dans l'opposition et pendant la dernière phase. après avoir surmonté la crise pénible qui l'avait frappé, il a lentement reconstitué son unité. il s'est adapté aux nécessités de l'évolution sociale. Il a déployé toutes ses forces au service de grandes causes d'intérêt national et moral, qui aujourd'hui ont toutes triomphé.

Enfin, depuis 1830, c'est le parti libéral qui administre toutes les grandes villes du pays, et l'on peut dire qu'il les a faites belles et saines et y a créé un enseignement exemplaire.

Le parti libéral a devant lui, aujourd'hui, un parti catholique vaincu, divisé. gangrené par l'activisme, un parti socialiste qui poursuit la chimère collectiviste et qui, en réclamant le service militaire de six mois, menace de réduire la défense nationale à un simulacre.

J'ai la confiance que le bon sens et les forces irrésistibles de la vérité ramèneront l'opinion tourmentée, désorbitée, oscillant entre les deux pôles extrêmes, à notre politique de tolérance, de liberté, de solidarité, d'évolution, orientée vers le progrès, tendant à un régime de démocratie équilibrée et rationnelle.

Avant de finir, je salue, Mesdames, les grandes ombres que j'ai évoquées, tous ceux que j'ai cités, presque tous les hommes du passé, presque tous ceux que j'ai connus, ont disparu. Gardons leur souvenir, c'est notre blason !

Les anciens aujourd'hui. c'est nous ; c'est un honneur. c'est une tristesse, c'est une responsabilité. Mais nous comptons sur les générations de demain, et nous avons tout de même gardé le cœur assez jeune pour oser affronter des luttes nouvelles et pour croire à l'avenir, à l'immortalité des idées qui nous sont chères, que nous tenons pour justes et vraies, et à défaut desquelles il nous semble que l'atmosphère nous vivons cesserait d'être respirable. (Applaudissements prolongés.)